Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir 

Sur l'originale couverture des éditions La Lette volée – un fond rouge dont seul le liséré encadre la page de garde d'un livre ouvert (au dos de laquelle se devinent, comme un palimpseste, les caractères inversés du premier poème), en lettres rouges; le titre : et la promesse au lecteur d'une intenable posture !

Quel enfer, d'où chacun souhaiterait s'enfuir, se prépare-t-il à visiter en ouvrant le recueil, au dos duquel, en écho, il découvre l'ironique imprécation déclinée en prière à la Prévert :

Ce matin aussi, Dieu, Grande
Mère ou qui d'autre, Lapin
écorché, je vous supplie
de nous oublier – négligeables
et las de subir, de contempler
l'inutile beauté, d'avoir
mal, n'avez-vous pas mieux
à faire ? –
entre vous dans la cour du ciel ?

Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir

Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir,  La lettre volée | La rivière échappée, Collection « Poiesis », 2016.

L'humour, mêlé au désespoir de vivre ici et maintenant, irrigue les cinq parties d'un recueil, où les variations sur des formes fixes traditionnelles (sonnets, quatrains, quintils...) sont bousculées par une grande modernité, dans la syntaxe, la métrique, et le traitement des thèmes.

Au fil de la lecture, outre les nombreux poètes cités dont les vers sont intégrés au propos (Celan, Pasolini, Dante, Villon, Baudelaire, ou Laforgue... ) et ceux à qui certains poèmes sont dédiés, le lecteur rencontre - et ce n'est pas le moindre plaisir de ce parcours - des échos – clins d'oeils, semi-citations - qu'on peut débusquer / deviner, telle, j'imagine, devenue ici "Cette fois sûrement la dernière qui / ne revient sûrement pas; (...) ", l'"Artémis" de Nerval, dont "La Treizième revient... C'est encor la première ; / Et c'est toujours la Seule"...

Quel fil suivre dans ce recueil foisonnant, presque labyrinthique, dont la lecture n'épuise pas la richesse des échos qu'il suscite? Pour ma part, je me propose, en seconde lecture, d'accepter l'invitation faite dans le premier des "Sonnets pour ne pas pleurer" :

On peut commencer par là si vous voulez,
à mi-page comme pour un poème
qui va et qui vient dans le temps du sommeil
compté pourtant et ne sachant décevoir

Le poète inlassablement questionne la conscience altérée du demi-sommeil ou du rêve. On l'imagine prédestiné peut-être par son nom italien, cette forme verbale désignant le "veilleur" – celui qui accompagne la nuit, ou la mort, qui l'arpente, physiquement ou en méditatif chercheur de mystère. En sa compagnie, dans cet enfer de la mémoire, comme Dante avec Virgile peut-être, le lecteur voyage dans des souvenirs à demi-celés, composant une réflexion sur le temps qui passe.

Tout dans cet ouvrage rappelle – au sens premier du terme - l'absence, et la perte: ainsi ce vers en mémoire d'un amour disparu dans les "Quintils d'un adversaire" : "j'ai sur les lèvre le vide où tu étais". Au long de promenades somnambules, dans des paysages urbains suscitant des notations sensorielles vives et d'une grande beauté, se constitue une sorte de Memento Mori résumé par la magnifique image visuelle et sonore qui clôt le poème, p. 51, avec cette évocation : "Des mouches bleues obsèdent l'après-midi".

C'est pourtant apparemment la recherche d'un temps circulaire que propose cette écriture vouée au sommeil qui rêve en marchant, et qu'on est tenté de lire par boucles récurrentes : ainsi le "Déjà encore une fois début d'hiver" et le "petit arbre d'antipodes" de "La Marche à nouveau" (p.25) – suite d'instantanés liés à la déambulation - où l'incipit des poèmes (p. 43 et 44) soulignant le lien entre rêve et retour du temps et des disparus... :

Quand je rêve au moins je me dis que je dors
Je marche dans la chaleur blanche du goudron (...)

Encore le long (du noir)
Je crois que je dors et que, tout en dormant
j'essaie de te rejoindre, là où tu es (...)

Les poèmes de Jean-Charles Vegliante hantent la mémoire de qui les lit, comme des compagnons d'un rêve venu de loin, à travers d'autres lectures, d'autres rêves, d'autres souvenirs. Et l'on espère que ces mots du "jeune Yeménite" s'appliquent aussi à ce parcours :

(Si tu l'as pensé c'est que tu as bien lu :
Merci pour l'accueil, d'où que ce soit venu)

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Vegliante enseigne à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, où il dirige le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges

Traducteur de Dante (prix Halpérine-Kaminsky 2008) et des baroques, il a publié en 1977 une anthologie française de la poésie italienne de la fin du XXe siècle : Le Printemps italien, (bilingue) et traduit Leopardi, D'Annunzio, Pascoli, Montale, Sereni, Fortini, Raboni, A. Rosselli, M. Benedetti et d’autres poètes italiens. Il a édité les textes italo-français de De Chirico, Ungaretti, A. Rosselli, Magnelli.

Il est l'auteur de D'écrire la traduction, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nouveau recueil, Le Bateau Fantôme, L’étrangère, Almanacco dello Specchio) et sur le net (Recours au Poème, formafluens, Le parole e le cose) ; parmi les titres publiés en volume : Rien commun (Belin), Nel lutto della luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Einaudi 2004), Itinerario Nord (Vérone, 2008), Urbanités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Bruxelles, 2016).

Il a édité une nouvelle version de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la collection Poésie chez Gallimard.

Autres lectures

Amont dévers — une anthologie poétique (5)

Or la poésie ne fait pas toujours bon ménage avec un vague dit « poétique » et préfère parfois, au sein de sa langue (toujours souveraine), avoir affaire principalement avec les processus multiples du « penser » : [...]

Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir 

L’audace aussi bien formelle que thématique est au coeur de ce nouveau livre de Jean-Charles Vegliante. Ce recueil se pose d’emblée comme lieu inhabitable. Un essai de haler le bâtiment après le naufrage, [...]

Amont dévers — une anthologie poétique (7)

Quelle qu’en soit l’occasion, fût-elle dissimulée en amour platonique de l’idée la plus haute (Leopardi, Aspasie), l’expression de l’éros, c’est-à-dire de la vie, est peut-être la seule constante de la poésie, son universel [...]

Lecture de Amont dévers de Jean-Charles Vegliante

L’anthologie poétique intitulée Amont dévers de Jean-Charles Vegliante, en 13 épisodes, a été régulièrement publiée sur le site Recours au poème, de 2016 à 2019 1. Facile d’accès, grâce à la mise en [...]




Xavier Bordes : la conjuration du mensonge

Cet article a d’abord été publié sur Causeur le 25 février 2018. Proposé dans la version que vous avez sous les yeux, et accepté sans qu’il soit demandé à l’auteur de le retravailler. Les parties en gras et italiques ne figurent pas dans la publication de Causeur.fr. Les journalistes appellent cela « des coupes ». L’auteur, qui n’est pas journaliste, a été mis devant un fait accompli, celui de ce qu’il faut bien appeler une censure. En rétablissant cette partie, Recours au Poème rend la dimension initiale au propos quant au rapport entre le mensonge et la vérité. Cette censure tend à accréditer la justesse des arguments supprimés.

Dans les dîners en ville, d’après ce qu’on murmure en off, il n’y en a plus que pour les fake news. Fake news ? Fuck news ? Défèque niouze,  me souffle un ami ? Fausses informations, quoi ! Visiblement, l’heure est grave. Nos démocraties en seraient menacées. Traduisons : nos places et notre pouvoir, à nous qui devisons si doctement entre nous à travers les ondes autorisées, sont remis en cause. Faudrait quand même voir à pas se laisser piquer nos privilèges et notre vision du monde. Alors on commande vite fait un petit sondage sur les théories du complot. Verdict ? 80 % des français croient au moins à l’une des théories. CQFD ? La population se fait bourrer le mou par des médias alternatifs, donc non agrémentés, des pure players et autres utilisateurs de réseaux sociaux. On ne peut donc laisser faire ça. Le Web est beaucoup trop dangereux pour être laissé sans contrôle à l’usage de tous. Légiférons. Encadrons. Il est interdit d’interdire d’interdire.

Le mensonge à échelle de masse

C’est dans ce contexte de la vérité qu’il est permis aujourd’hui d’orienter le regard vers l’acte qu’accomplit quotidiennement le poète Xavier Bordes en publiant sur son blog un à plusieurs poèmes. Contexte de vérité ? Naturellement puisqu’en parlant de fake news, le gouvernement et ses journalistes fonctionnaires, pardon, subventionnés, établit un rapport entre le mensonge et la vérité. La vérité ici revendiquée par les pourfendeurs des fausses nouvelles ne relevant que du politico-social qui organise et informe notre manière de vivre. Les fake news, c’est l’empreinte laissée par le viol de la vérité perpétré par le monde du spectacle, la conséquence d’un système aux ordres ayant pour but de nous informer, c’est-à-dire de nous former de l’intérieur, autrement dit de manipuler la population pour ses intérêts propres. Les fake news, c’est l’ombre portée du mensonge organisé. (Souvenons-nous : les charniers de Timisoara, les armes de destructions massives de Saddam Hussein.)

Ces mensonges-là, proférés à échelle de masse, que servent-ils ?

Ils servent les intérêts financiers des seigneurs de l’argent et de l’idéologie progressiste qu’ils planifient. Revenons à la notion de théorie du complot. Dans un article publié dans 20 minutes, nous apprenons que « Selon le rapport d’Oxfam, 3,7 milliards de personnes, soit 50 % de la population mondiale, n’ont pas touché le moindre bénéfice de la croissance mondiale l’an dernier, alors que les 1 % le plus riches en ont empoché 82 %. » Autrement dit, ces 1 % n’ont nullement besoin de comploter : il leur suffit de décider et en même temps de faire passer la pilule par une argumentation humaniste duplice.

Cette argumentation procède du publicitaire puisque tout ce que nous produisons est destiné à nous être vendu. Le Publicitaire, c’est ainsi l’art de l’économie appliquée d’aujourd’hui, et dans ce monde où le vrai est un moment du faux (Debord), toute argumentation politique, toute stratégie sociale, toute décision économique, toute littérature, tout divertissement sont validés par le quitus de la réalité publicitaire. Les romans actuels sont écrits à l’encre du publicitaire et Frédéric Beigbeder en est le blason.

Xavier Bordes, Comme un bruit de sources, Gallimard, 1998, 184 pages, 18.60 euros.

Xavier Bordes, Comme un bruit de sources, Gallimard, 1998, 184 pages, 18.60 euros.

Xavier Bordes, La Pierre Amour, collection Poésie/Gallimard

Xavier Bordes, La Pierre Amour, collection Poésie/Gallimard

L’acte d’un poète est poème

Dans ce contexte de mensonge architectural, l’un des plus importants poètes de langue française actuel pose chaque jour sur le web un acte fondateur : il donne à lire à qui le veut ses poèmes. À l’heure où j’écris ces lignes, m’étant inscrit aux posts de son blog, je reçois dans ma boite aux lettres électronique, à domicile donc, ou sur mon téléphone portable, son dernier poème posté : Le langage des siècles :

Depuis le couronnement de notre ami Bob
dit « l’Âne » par les poètes jaloux de n’être pas people,
serait-ce un combat ridicule et perdu que celui 
de lutter aujourd’hui pour tamiser
des siècles de langage afin d’en récolter
la plus fine semence de Beauté ?

Et ces strophes que tu t’obstines à former 
selon quelques secrètes scansions imprimées
à la prose par la Tradition
qu’offrent-elles hormis la fluide solidité,
le ferme flux du Temps ?
Ah quelle liberté d’être hors des modes
De n’être ni chanteur ni slameur ni rappeur
Quelle liberté d’être vieux et démodé
Quelle liberté d’être un misérable scribouillard
addict au vers, discrètement stupide
et sans autre talent
que celui de tamiser le langage des siècles...

Qui est Xavier Bordes ? Né en 1944, il est l’auteur, chez Gallimard, de trois recueils parus en blanche, dont l’un, Comme un bruit de source, reçut le Prix Max Jacob en 1999. L’auteur aussi de la merveilleuse Pierre Amour, œuvre-monde récemment réédité au format poche dans la collection poésie/Gallimard. Il est également un traducteur important puisqu’il a permis au lecteur français de comprendre et d’accéder au poète grec Odysseus Elytis en son Axion Esti.

Xavier Bordes, où la transgression

Avons-nous d’autres exemples d’un poète d’envergure livrant au net ses compositions ?

En soi, sa démarche est acte poétique. Car on peut estimer l’importance d’un poète à l’autorité des lieux de ses publications (et Gallimard se pose là, comme un diplôme, une marque de reconnaissance) ou à la beauté de son inspiration. On peut aussi estimer sa parole à l’aune de ses choix silencieux qui sont d’éminents indicateurs. Pour l’ensemble des lettrés de France, publier sur la toile est largement dépréciatif. Ce qui est donné à lire ne peut pas être bon.

Or Xavier Bordes donne ainsi son œuvre. La conscience du poète Bordes n’étant pas celle d’un naïf, il est à chercher, dans cet acte transgressif, ce qu’il veut nous dire, au-delà de son inspiration poétique.

Comme le nom de Bordes n'est pas populaire comme celui de Bob Dylan, imaginerait-on le prix Nobel de littérature postant gratuitement ses chansons sur le net, avec téléchargement gratuit pour usage illimité ? Ou, disons, Michel Houellebecq publiant sur un blog chaque jour quelques paragraphes de son nouveau roman en temps réel comme un feuilleton ?

Ils auraient trop à y perdre. Pourtant Bordes, dont l’œuvre n’est pas moins ambitieuse que celle de Dylan, nous dit quelque chose de la poésie et de son rôle par cet acte de blogueur qui en réalité est acte de poète.

Il nous dit que poésie et littérature n’ont strictement rien à voir. Il nous dit que la poésie, sans valeur monétaire, est la conjuration du monde de l’avoir. Il nous dit que la posture ne va pas au poète. Il nous dit l’urgence d’ensemencer le monde par sa forme actuelle, la toile, avec les trésors de l’imaginaire et de la langue portés au plus haut pour le bénéfice de la communauté humaine. Il nous dit que la technologie, bras armé de la modernité, ne peut qu’accueillir son virus/contrepoison en disséminant la parole poétique dans tout le réseau. Parole cachée dans la soie des fils connectiques. Il nous dit, enfin, puisque pour les seigneurs de l’argent le poème ne vaut rien, que le Poème relève de l’Etre.

Ce qu’il se joue, par la conscience du poète Bordes et par l’action poétique qu’il mène sur la toile, est l’image du retournement de la parole vers la vérité, celle abandonnée aux principes relativistes.

Nous ne pouvons qu’inviter le lecteur assoiffé de beauté à fréquenter la poésie de Xavier Bordes. Elle est à portée de clic. Nous ne pouvons qu’encourager tout individu épuisé par l’économie de croissance à aiguiser sa résistance à la vérité de l’acte poétique de Xavier Bordes, dont chacun peut être compagnon. Cet acte là, en tant que celui du Poème même, est acte de salut. Public

Présentation de l’auteur

Xavier Bordes

Xavier Bordes, né le 4 juillet 1944, dans le village des Arcs en Provence (Var).

Études musicales et classiques.
Organiste. Étude de composition, théorie atonale et orchestration avec Julien Falk. Thèse de doctorat sur Joë Bousquet, sous la direction de Jean-Pierre Richard.
Musicologie (instruments et musique des Aymara en Amérique du Sud).
Quitte Paris pour une mission de musicologie au Maroc et Sahara.
S'installe à Oued-Zem, puis à Mohammedia en 1973. 
Enseignement et journalisme (Rédacteur en chef de la Revue Automobile Africaine, conférences nombreuses, notamment dans les Centres Culturels).

Traductions de poètes Grecs : Elytis, prix Nobel de Littérature, puis Cavafy, Solomos, Anagnostakis, Davvetas, Zakythinos principalement.

Commence une œuvre poétique en 1979.

Retour en France (Paris) fin 84. Travaille dans l'édition musicale (direction artistique). Lecteur de grec pour les ED. Gallimard.
Membre du comité de la revue PO&SIE (Rédacteur en chef, Michel Deguy) avec Jacques Roubaud, Michel Chaillou, Robert Davreu, Alain Duault, Pierre Oster notamment.
En 1989 en collaboration avec l'entreprise DBE, X.B. expose un poème de 300 m² sur une façade du 6 avenue de Friedland à Paris, associé à une conférence et un exposé théorique à la Maison des Écrivains.

Xavier Bordes

L'université de Poitiers, du 16 au 21 novembre 1992, X.B. entreprend, avec les Ed. Mille et une nuits, la publication en volumes à 10frs d’œuvres philosophiques gréco-latines liées à l'univers contemporains : Epicure, Ovide, Sénèque, Théophraste, etc... Le public démontre par son intérêt que la culture antique reste d'actualité, Épicure notamment parvient à un tirage de plus de 250000 exemplaires.

Parmi diverses manifestations, les poèmes de Xavier Bordes ont fait l'objet de plusieurs émissions sur France-Culture et d'autres radios pour sa poésie et ses traductions d’Épicure et de Sénèque.

Du 12 au 18 février 1996, les poèmes du poète grec Odysseas Elytis traduits par X. Bordes (en collaboration avec R. Longueville) ont fait l'objet de lectures quotidiennes à France-Culture.

Prix Max Jacob 1999 pour «Comme un bruit de source».
Poursuit depuis une œuvre de poète et de traducteur, en grande partie publiée directement sur internet (Calameo – Word presse – Overblog).

Son blog : xavier.bordes.over-blog.com

En 2011, au cours de l'année anniversaire de la naissance d'Odysseas Elytis, X.B. fait don de ses archives Elytis à la Bibliothèque Gennadios à Athènes (Fond Bordes).
Participe aux destinées de la revue belge Traversées couronnée récemment d'un prix de la Revue Poétique 2011.

X. Bordes vit et travaille actuellement à Paris.

Poésie

  • Le Sans-Père à Plume avec une préface de Michel Deguy  (Ed. de Loess)  1982
  • L'Argyronef (Ed. Belin, revue PO&SIE) 1984
  • Syrinx (Ed. Belin, revue PO&SIE) 1985
  • Ma Venise (Ed. Eyras - Madrid) 1985 Version F. et Espagnole  (trad. Micheline          Durand).
  • Alphabets (Ed. Belin, revue PO&SIE) 1986
  • La Pierre Amour, poèmes 1972-1985 (Ed. Gallimard.  Distingué par l'Académie Française.) 1987
  • Elégie de Sannois (NRF juillet-Août 88)
  • Notes pour des chasses rêvées (Ed. d'Art D. Martin 1988)
  • Onze poèmes tirés d'une conque (Recueil - Champ Vallon) 1988
  • Le masque d'Or  (Ed. de Loess,  St Martin de Cormières.) 1988
  • Poèmes Carrés (Ed. Belin, revue PO&SIE) 1988
  • La chambre aux Oiseaux (Edition d'art J.C. Michel  - Nancy) 1989
  • Sonnets  (Ecbolade
  • Aphrodite (Ed. Gnôsis & Enrico Navarra - avec Michel Deguy, D. Davvetas, Jean Luc Nancy, M. Abramovicz, etc...) 1990
  • Rêve profond réel (Recueil - Champ Vallon) 1991
  • Impérissables passements de lumière - Rougemont  (Ed. galerie P. Gabert, Paris) 1992
  • Levées d'ombre et de lumière, (avec le peintre Rougemont.) (Paris - Cercle des 101 femmes          Bibliophiles) 1992
  • Le grand Cirque Argos (ED. Robert et Lydie Dutrou) 1993
  • Je parle d'un pays inconnu (ED. Le Cri & Jacques Darras, Bruxelles) 1995
  • Comme un bruit de source (Ed. Gallimard, Paris) 1999
  • L’étrange clarté de nos rêves (Ed. Associatives Clàpas, Millau) 1999
  • A jamais la lumière (Ed.Gallimard, Paris) 2001
  • Quand le poète montre la lune... (Ed; De Corlevour, Paris) 2003

 

A cela il faut ajouter plusieurs volumes publiés sur le Net, à l'adresse :

 Principales traductions

  • D' Odysseas Elytis (grec, prix Nobel 1979, traduit en coll. avec R. Longueville) :
  • Marie des Brumes (Ed. La Découverte) 1984 (réed. en 86)
  • To Axion Esti (Ed. Gallimard) 1987
  • Avant Tout (Cahiers de l'Egaré - Le Revest) 1988
  • Elytis - un méditerranéen universel  (Traductions et études en Catalogue Paris - Exposition au Centre Pompidou.) 1988
  • Surréalistes Grecs (Traductions et études en Catalogue Paris - Exposition au Centre Pompidou.) 1991
  • Le Monogramme (NRF - Ed. Gallimard - juillet-août 1996)
  • Axion Esti suivi de L'Arbre Lucide et du Journal d'un invisible Avril. (Ed. Gallimard - Paris) 1996
  • D’Épicure : Lettre sur le bonheur (Ed. Mille et une nuits) 1993
  • D'Ovide : Remèdes à l'Amour (Ed. Mille et une nuits) 1993
  • De Sénèque : De la brièveté de la vie (Ed. Mille et une nuits) 1993
  • De Cicéron : Lélius ou l'amitié (Ed. Mille et une nuits) 1995  
  • De Théophraste : Les Caractères (Ed. Mille et une nuits) 1996 
  • De D. Davvetas : Soleil Immatériel (Ed. Galilée) 1989
  • La Chanson de Pénélope (Ed. Galilée) 1989
  • Poèmes (Revue PO&SIE, Belin) 1989
  • Le manteau de Laocoon (Ed. Galilée) 1990
  • D'Alexis Zakythinos : Les noyés du grand large (Ed. J.C. Valin  - Hautécritures) 1989
  • De Manolis Anagnostakis : Les Poèmes,    (Ed. Le Cri et J. Darras, Bruxelles)  1994 
  •  (avec la coll. de Démosthènes Davvetas.)

Anthologie

  • 27 Poètes grecs contemporains  (Ed. Revue In'Hui, Le Cri.) 1994 en collaboration avec Robert Longueville.

Principaux essais et préfaces

  • Mystique, de Joë Bousquet (Ed. Gallimard) 1972 
  • Imaginer la Tour Eiffel dans la brume...   (Revue In'Hui - 38 - Le Cri et J.D., Bruxelles.)
  • Sur la Saison en Enfer de Rimbaud (Ed. Mille et une nuits) 1993
  • Relire Aragon (Revue In'Hui - 1995 - Le Cri et J.D., Bruxelles.)
  • Fragments d'un Dieu-Michaux  (La Licorne, UFR Langues Littératures Poitiers - 1993)

 

Publications diverses dans :

  •  Po&sie (Ed. Belin), Europe, La Lettre Internationale, la NRF, In'Hui, Recueil, des revues universitaires, etc... Ainsi que des textes critiques sur de nombreux peintres et photographes (Rougemont, Le Cloarec, Tisserand, Four, Brandon, Leick, etc...)  

 

Autres lectures

Xavier Bordes, La Pierre Amour

Il en est des livres comme des pays : si l'on peut, seul, découvrir des merveilles au cours d'un voyage, le soutien éclairé d'un guide permet la connaissance des ressorts et des lieux [...]

Xavier Bordes : la conjuration du mensonge

Cet article a d’abord été publié sur Causeur le 25 février 2018. Proposé dans la version que vous avez sous les yeux, et accepté sans qu’il soit demandé à l’auteur de le retravailler. [...]




Gaëtan Sortet & Khalid EL Morabethi, Résurrection et autres textes

Résurrection

 

J’habite la caisse
La nuit du solstice d'été approche
Il y a une plante
Elle transforme l'air en or
Il y a une plante dans ma gorge
Je crois que c'est un ombilic de Vénus
J’ai la tête très pleine mais noire, j'ai la gorge noire
Mais j'ai la foi
Tant pis si je tombe
La pluie tombe aussi et on ne lui en veut pas
Ce n'est pas grave
Car l'âme aussi est vagabonde
J’ai vécu trop longtemps, ce n'est pas grave
La nuit du solstice d'été approche
Je trouve que je respire bien, mes poumons sont noirs mais je respire

 

 

 

Le serpent et la fleur

L'animal ne traverse pas
Semer des graines
Dans une armoire, il a attaqué quelqu'un
Sous le soleil, explique-moi la vie
Dans une armoire, il a mangé son cœur, l'animal
Remplace demain par aujourd'hui
Mettre le démon dans le système musculaire
La brume, toujours la brume mais je sais que le soleil brille
Dans le système respiratoire
Il y a cette lumière au bout du tunnel
Sur la tombe. L'animal appelle
Et les graines deviennent lieu sacré
Un serpent
Une fleur nue
Dans la bouche
Dans la lueur-fuite fantastique

 

 

 

Maintenant ou jamais

C'est dans un cimetière  qu'on boit de la bière
Et la bergère parle-triche tête à l'envers
Et ça pourrait être drôle la ruine
Et tout pourrait brûler-saigner
L'enfant est beau et la pluie
Rejoint la terre, rejoint la mer, rejoint mon âme
Dans la bouteille, c'est drôle l’existence, dans le cimetière
C’est drôle la mort-renaissance
Oui dans la tête, il y a un rideau
Oui, je suis un troubadour, et alors ?
Oui je respire
Oui, je m'éveille
Je respire par les yeux
Et j'interroge la pluie
C'est
Maintenant ou jamais

 

 

 

Ami, laisse dire

On ne respire pas toujours
Dans le journal, un fantôme s'est échappé
On ne mange pas toujours, on pense
Et le roi-pirate se prélasse
Omelette au fromage et la race
Et le philosophe se réjouit
Ça vient du ventre du cerveau et quand on dit oui
Le singe loyal et la fourmi dansent
Ça vient du corps
Ça appelle la luxure
Peut-être
Ami, laisse dire

 

 

Oncle

Mon oncle dans le coffre
Attend un saltimbanque barbu
Je montre le corps
Je lance un poème en l'air
Mon oncle est blanc
Le saltimbanque est neige en feu
Je fais une photo
Entre chien et loup ou heure dorée ?
On l’appelle le tigre
Il est rêve et espoir

 

 

Libre maintenant

Des œufs dans mon ventre
Une icône colorée dans une sépulture
Quand on l'a ouverte, on s'est rendu compte qu'il y avait un homme mort
Et sous la lumière, une licorne déjantée galopait dans la prairie
Des fleurs lourdes
Une truite terrible
Une ombre à coté
Un gryphon majestueux
À côté de la maison
Je libère mon enfant intérieur, va, joue au jeu de la vie
Le fantôme est libre maintenant

 

 

 

Le paradis

Une jeune fille superbe retrouve un moine aux abords d'un fleuve
Elle dit bonjour
Elle caresse une luciole
Et rentre dans sa tête
Le moine est timide et il siffle fiévreusement
Elle habitera sa tête
Elle habitera aussi la cabane dans les arbres
Elle s’habituera
Et le moine brûlera sa robe de moine
Elle s’habituera à traverser le feu dans sa tête
Et le moine sera heureux
Il n’y aura aucun problème
Ce sera le paradis.

Présentation des auteurs

Khalid EL Morabethi

vit, étudie, cultive son jardin au Maroc à Oujda,   écrit des textes, des sortes d'exercices. 
Son premier recueil  ( E.X.E.R.C.I.C.E.S ) publié par ( les éditions angineux ). 

https://atelierdelagneau.com/25-premier-livre-d-un-auteur/202-exercices-9782374280042.html
Blog personnel: https://secicrexe.tumblr.com

https://www.instagram.com/elgnairttriangle/

 




Pierre Andreani, Deux années sans mois d’août

 

Soudaine allée magique aux profonds bords de vase !
Avant-drame au soleil sous les vents maritimes !
La neige est lasse et lente, tout en rodomontades
et nous sur de grands arcs devisant sur nos peines,
nous adressons un signe au vieux page anobli,
qui nous répond, distrait, d'un sourire équivoque.

 

*

 

Déploiement virginal des longs, des bras des hommes,
entourant cent étoiles dans la nuit noire et grise
et profondément triste et totalement noire,
dans la main un ticket de loterie : froissé.
(Voiture remplie de protestataires alanguis)

Sur le pont d'un navire ceint de flammes,
l'évadé glisse et vole, se retient aux rambardes et
termine sa course dans le lit de l'épave.

 

*

 

La majeure île rouge et sa tour défaite,
l'obélisque
agencée sous les terrains de nacre
et le nid alangui d'une pie de passage.

Sur la table imagée, plus rien ne s'étale que
d'un vieux bord à l'autre, horizontalement,
et vif coup de bec,
et vifs éboulis,
et la vive brillance des couverts en argent.
Ce n'est pas un cauchemar, mais un rêve-nervosité.

Je me souviens souvent quand la terre a tourné
de ce son familier qui noircit les refrains.

 

*

 

La rétine est sauvage et nous crée des images qui s’impriment à l’envers.

Rapidité des conclusions qui commandent à l’exalté.
Cloches qui sonnent à l’extérieur du bâtiment.
Ça joue courbe autour des rythmes légers, sinueux,
extatique, en fissure, sur ce beau mur lézardé d’amour !
Ah ! Ce qu’on se dit seul, quand on prie, zélé !
Tant d’espérance dans ce tambour qui sonne juste !
Si seulement je le pouvais, de plaisir je vivrais,
toujours au trombone à déverser des cantiques.
Boum ! Un coup pour l’altitude, un autre pour la chaleur.
Bam ! On lève les drapeaux, on danse et sonne et claque !

 

*

 

J'ai apporté le pain, j'ai apporté le glaive.
J'ai fait semblant, je n'ai fait semblant de rien.
Il demanderont des comptes, ce sera l'heure enfin
de brûler ce qu'il reste de soi : le petit horizon toujours bien là
et qui mâchonne sérieusement les neurones.

 

*

 

Les appeaux de la gloire sifflotant dans l'abîme,
cette mélodie en rond et je n'existe plus.

À mes oreilles mortes se souvenant de vous,
je me dis « mais encore ! » et que « si j'avais su ! »,
un frottement de cuisse sur un canapé blanc.

 

*

 

On range les étals, le poisson invendu
négligemment jeté par dessus bord,
les mouettes hurlent et tournoient ;
l'homme s'approche d'un groupe de touristes,
il a le teint hâlé des wanderers,
il n'a pas mis d'eau sur son corps depuis des mois et sa barbe est roussie,
il porte également le béret.

 

*

 

Et sans haine, sans violence,
puisque le Prince est mort ce matin,
il se saisit des clés de la ville,
ancien étudiant en prédication,
par la parole il exhorte,
dans la nuit sous un réverbère,
déclare qu'aucune contrefaçon
ne lui plaît et qu'il s'ennuie,
qu'il n'attend rien en vérité de personne
et appelle au schisme sans hésiter.

 

*

 

« Le temps que je perds à m'alimenter,
à méditer, soleil qui fend la poupe et canot qui dessale...
autant de temps perdu pour faire le grand ménage
dans mon appartement...
J'ai laissé je crois la porte béante. »

 

*

 

Seulement soutenu par ses trois enfants
qui dépenaillés se mettent les doigts dans le nez
en remontant leur pantalon,
l'homme au regard d'acier, au béret noir
avec un bandeau attaché à l'avant-bras,
sent que son calme est profond devant l'insuccès.

 

*

 

Observer la sophistication du monde
d’un œil de vache, se laisser aller
au temps qu’il fait être celui qui s'enrhuma.
Un songe rythmique prend la place de l'élan furtif.

Je suis passé devant toi,
créature bicéphale, dont le col remonte.

 

*

 

« As-tu vu les rangs, les sursauts de la rue,
les valises éventrées, les cortèges appliqués
sur la route bloquée par les forces de l'ordre ? »

Deux années sans mois d’août et tout un temps de solitude,
passer par l’humeur, inattendu blasphème,
pour se faire remarquer et entendre...

 

*

 

« Maîtresse aux yeux vairs,
Aphrodite élevée dans la haine et le froid,
en veux-tu, en voici, aux regrets éloquents :
des charrues délaissées,
et cascades de chèvres qui secouent en arrière
et moi en riant,
frappant un grand coup dans le dos de la bête, ivrogne ! »

 

(2017)

 

 

 

Présentation de l’auteur

Pierre Andreani

né à Ollioules (1983). Vit et travaille à Marseille.
Diplômé en Art Visuels à l'université Paul Valéry (Montpellier III) où il suit le séminaire d'Alain-Alcide Sudre sur le cinéma expérimental.
Il crée en 2010 la revue Milagro, diffusée à quelques dizaines d'exemplaires. Le cinquième et dernier numéro de la revue est consacré à la poésie de Roger-Gilbert Lecomte.
Il a publié des textes dans les revues Verso, Bleu d'encre, Traction-Brabant, Comme en poésie, Lichen ainsi que deux recueils de poèmes (Un tel bombardement, ed. milagro/Bodbooks, 2015; Les supplications du monde (celui qui entend), ed. Clapas coll. Franche Lippée, 2017) et un récit de voyage (Cahier d'Argentine, ed. du Port d'Attache, 2016).

 

Pierre Andreani




Louison Delomez, La distance et l’exil (extrait)

 Écrire le monde
Cela ressemble à une flamme peu sûre
Parmi le vent, la nuit, les rires.

On ne sait pas trop où l'on va,
Berger que les ronces enserrent jusqu'à presque le sang
Quand, à la lisière du champ
La brume se mêle âpre aux rêves,
Le froid fait plisser le front.

Peut-être est-ce inutile
Voire impudent, cette manière de retrait
Quand les hommes s'ébrèchent, se courbent.

Quand les hommes jouent,
Les questions écartées, avec la force
De s'inventer un destin friable,
Le fil et les ciseaux, et le visage des vieilles sorcières,
Moires captives derrière un écran sans lendemain,
Ou dans un livre si vite perdu.

Et puis
Il faudrait, à la rigueur,
S'intéresser à l'amour fou, qui enlace, tranchant,
Parce que le désir efface les souvenirs,
Disperse les heures.

Mais dire
Dire le monde, qui ne fait qu'envelopper,
Qu'être évident...

Qui n'a rien de tranchant comme l'amour,
-On dirait une respiration lente,
Un sommeil lointain
Infranchissable comme serait la mort.

Ou même rien,
Seulement un mirage que la pluie suffit à changer,
Que la chaleur trouble ou presque.

Presque : c'est ainsi que l'on s'élance et c'est ainsi que l'on trébuche
Au seuil de la maison d'enfance, ensoleillée.

*

On pourrait certes tenter de dire la pointe mystérieuse
Du regard, quand empli de désir,
On l'entend vibrer comme une mer impatiente.

Une espèce de Gabin, qu'étreignent la peine et la résolution,
Devant les verres vides et le cendrier,
Les yeux cernés par le rouge des baisers absents,
Chante la distance d'Amour :

"Et quand elle disait mon nom,
Mon beau nom Salomon,
C'était t'sais comme l'aveu d'une tendresse
Où je vivais en paix.
Nous nous aimions moi comme le lis de la vallée,
Elle
Comme une gazelle, un jeune faon.

" Oh pis tiens j'sais pas dire l'amour ;
Elle s'est débinée pis les mots moi j'sais pas !
Depuis où que j'aille..."

*

On pourrait dire l'enfant qui,
Devant les mille et une couleur de la féerie,
Les monstres, les forêts dessinées,
Les gestes qui racontent mieux la vie que la vie elle-même,

A les yeux grand ouverts, ronds à se briser dans une nuée d'images,
- Étoiles animées, violence simple, facile à apprivoiser...

Il regarde la télé
Où se meut le monde avec le sens
Jusqu'à ce que le corps s'affaisse, se creuse comme
On râcle, à la pelle, les graviers de l'âge.
Et les membres cessent d'obéïr aux rêves,
Les méchants et les bons se mêlent et le jour
A la nuit ; le savoir
Se disperse
Si lentement, lentement,
Qu'on finit par se demander où puiser la force
De mettre, à tout ça,
De l'ordre, rien qu'un peu...

C'est comme si
A vingt ans déjà, le regard s'écartelait
Entre désir et mort,
Au milieu d'un vent muet, de rires
Que briserait n'importe quelle ombre,
N'importe quel caprice (les jouets cassés,
L'étouffement, les portes qu'on secoue presque en vain...)

*

On pourrait dire comment, d'âge en âge,
De plaines en royaumes,
De brigants et de loups en supermarché...

Comment les pas ont creusé le sol ;
Des chemins s'y sont tracés ; puis
Les roues de tracteurs les ont pétris
Jusqu'aux microbes, pressés dans les ronces, les flaques !

Tracées, les autoroutes ; montés, les bâtiments ;
Tendus, les câbles ; diffus, d'oreille en oreille ce qui était bruit
Qui est devenu volume sonore ;
Morcellement, dispersion, absence
Faite de son envers : oh ce monde-Arlequin où
Je veux n'être qu'un Pierrot, dans la lune !

*

On pourrait dire...

Cette matière est vieille comme le monde moderne,
Qui accuse non pas la douleur mais, moins dicible au fond,
Ce qu'un poète, un jour, entrevit sous la fumée d'un houka,
Une destinée où les yeux s'exilent
En même temps que les mots, vidés, fragiles,

- Mince cloison d'indifférence,
Voix d'exil endormie...

*

L'exil est la terre des hommes.
Ce n'est pas grave, bien sûr !
Nous ne sommes pas comme les arbres, qui croissent
Tel que les branches et la lumière
S'élèvent en brindilles d'air, en feu bleu-ciel, ajouré.

Non les hommes
Poussent en se consumant dans l'espace
Comme une branche que lèche la flamme,
Un arbre tombé
Que le temps étreint jusqu'à la cendre.

Les hommes : un feu de branches mortes,
Un feu d'exil, qui troue la terre.

C'est un peu Ulysse quand il sort de la mer,
Ivre de vent, il brille d'une eau salée, tumultueuse,
Se couche et s'endort dans les ronces.

Les voitures fourmillent droites, brillantes,
Parmi les arbres du boulevard, le brouillard...
C'est un peu comme se retourner sans cesse, éperdu,
Les yeux creusés et leur lourde hâte
Dans les reflets des vitrines, puis en l'air !

Recoudre, tisser contre l'exil, faire marche arrière ;
C'est là la distance du marcheur,
Là le chemin où les orties, l'herbe haute,
Balancent entre les pierres silencieuses.

Là, aussi, où fuient les rues entre les toits et les fleurs ;
On y plonge un regard rapide, on passe
Comme le long de portes entrouvertes.

Il y luit de douces ombres,
Un chien dont le museau pointe plus loin que notre élan peut-être...

On s'immisce dans les trous d'oiseaux,
Le tranchant de l'air nous guide
Jusqu'à ramper avec les insectes, dans les coins d'araignées,
Sous les draps et les rêves reptiliens.

On ouvre les livres, les aventures,
On aime les histoires, les contes ;
On marche, on suit la transhumance en mots,
La trace laissée par le pas des héros.

On aura cherché, dans la poussière proche,
Comment se glisser, serpents, dans l'embrasure des choses mortes.

 

 

 

 Des pas, des mots en herbe

 

Les bergers

Comme une flûte dressée, le matin étincelle, calme.
Etre un berger qu’accompagne le vent dans les roseaux rustiques,
Le vent de Pan enroulant comme une flamme la cire de l’instrument,
On pourrait penser que c’est être à l’écoute d’un éveil sonore
Parmi les chênes prophétiques, la tombée de leurs feuilles brûlées d’air.

Un pré d’hiver ensommeille les troupeaux blancs…

Et tandis que la fumée traverse l’air
Le froid se mêle aux épines et les ronces n’ont, dirait-on, pas de sens.

Et rien d’ailleurs,
Et c’est cela qui fait taire les hommes quand, avec les mots
Sombrent au midi de l’obscur les mondes, les étoiles qui brillent toujours pareil,
Même à la surface de l’eau noire, la nuit.

Quand disparaît le sens
Ce n’est ni la peur ni le malheur qui montre sa gueule,
Mais comme une marée invisible dans l’étendue des jours qui se suivent,
L’ombre étrangement familière de tout ce dont on s’est lassé
Et tout au bout de quoi se tapirait comme en une brume épaisse,
La brûlure soudaine des fleurs sauvages, ou
Des insectes, des serpents…

Et moi je veux, quitte à ne faire que des images sans consistance,
Trouver des mots qui iraient en deça d’eux-mêmes, creusant
Ou presque dans le temps et cueillant une rose non l’absente ;
La rose sauvage, secrète comme Diane !

Forcer somme toute les pas d’un berger presque éteint
Pour ne pas perdre ces points chétifs qui semblent coudre l’espace :
L’herbe aux cimes les cimes au ciel, et le feu qui les love !
Peut-être est-ce beau ces mots ainsi jetés
Mais je dois admettre que ce ne sont certes pas ceux-là

Qui feraient plier les arbres, danser les bêtes et les pierres, qui descendraient
Jusqu’au fond des enfers en passant par le fronton ultime,
Perdu dans la forêt obscure : ah des mots
Qui auraient une puissance de feu, à résonner
Dans les lointains des hommes…

Etre un berger, avec un bâton de noisetier,
A l’appel de tout un monde proche…

Echapper au reste, à la science et aux certitudes ;
La vérité dans les astres, plus loin qu’eux même, et pourquoi
Ne serait-elle pas le nœud des métamorphoses, se dénouant au moment où
Dans la bouche avide, éclate, glisse enfin
Le sang des mûres, celui des arbres…

Beauté et vérité dans un même soleil,
Une lumière d’eau brève qui peut être
Simplement
Les bruits fragiles et les jolies couleurs
Comme une rue qui tourne et descend, l’alerte fauve d’un chevreuil ;

Remuent la boue de la mémoire et celle qui recouvre le bois mort
Et j’ai la sensation d’être un enfant dont les rires atteignent la cime des peupliers.

La Vérité, sur une urne de marbre,
Des astres à moi,
J’aimerais la dire comme si elle jaillissait en espérance brusque
Juste au devant du regard : telle
Vénus sculptée par les vagues du désir,
Qui tend la main, qui appelle !

Mais le berger sous le feuillage noir, le regard appesanti vers les ombres, le toit des fermes qui fument,
Déjà cesse de chanter le nom d’Amaryllis :
Des ailes rasent la terre comme une faux, et les oiseaux des ténèbres,
La chouette et l’orfraie,
Rappellent en leur vol déployé toute la pourriture, le sang versé après le passage des loups,
La mort qui assèche les membres et fait des trous par où passent les fourmis.

Etre un berger,
Ce serait ce regard dans l’énigme des jours
Au moment où la flûte se heurte, discrète,
A la brume et aux bêlements du monde.

 

Pas à pas

Un nuage de branches, cet écheveau vert que, la porte ouverte
On s’obstine à tirer en nous, sur les chemins, le pas pressé.
Un fil dont on attend les épines en feu, et qui nous tient en équilibre,
Nous recentre, nous et l’espace avec, ses oiseaux, leur ciel, son silence inouï !

La flûte s’épointe en descendant, pierre à pierre, fleur à fleur,
Et les pas semblent pénétrer en une eau calme,
Nappes vertes, lampes d’ombre où se détache lentement,
Comme une écorce usée, le fantôme qui nous suit dans les jours sans consistance.

En nous, c’est comme une sorte de craquement inaudible, léger,
Au rythme des pas qui tournent vers leur centre ;
La rivière et les fougères résonnent contre, creusent un chemin
Où l’horizon s’ouvre pour de bon, montre ses lointains.

Les pas semblent descendre vers le haut, où le bruit des peupliers
Fait du ciel un ruisseau, de la terre une fumée tendre ; où
D’un arbre à l’autre, les cris d’oiseaux retendent le ciel,
Jusqu’à en tracer les déchirures invisibles, qui sont des lumières d’air…

Et les pas suivent un fil d’air qui nous tire, écarte les membres
Pour glisser, entre les fibres, une série d’évidences retrouvées ;
La première, bien sûr, est cette distance d’avec l’immense toile tendue
Après avoir franchi les barrières noires, où s’arrêtent les rêveries inutiles, les idées aux remparts de sable…

Je marche autour de l’étang ; personne qui puisse venir ici et
Par-delà les questions inutiles, c’est au milieu de moi-même que je m’enfonce ;
Le sang, comme dans les secousses d’une mâchoire canine, se purge pas à pas :
Pas à pas affolés, blessés, vers un point de lumière chétif…

Ils me mènent au gré des chemins, une fois parcourues les routes du vide,
Les chemins verts que le vent et les feuilles font résonner toujours plus bas ;
Un fil d’eau troue les barbelés ; en moi, il écarte les leurres,
Et les pas serpentent, comme cette eau des jours clairs, au travers des ombres.

Pas d’eau calme, parmi les feuilles de lumière, dans l’invisible…
Autour voltigent des papillons, comme de l’air qui prend feu ; ici
On dirait que l’ombre jaune des tournesols cache l’univers, d’où s’échappe
Vers les chemins d’air, un oiseau dont, sous la pluie, les ailes ont l’odeur du temps…

Ces pas d’été, c’est comme s’ils réveillaient en moi un vieux désir
Que le temps étiole peu à peu, mais qui demeure malgré tout ;
Comme si, pour quelques heures, un cocon d’air les protégeait,
Empêchait, de distance en distance, qu’ils ne trébuchent trop bas, trop haut !

 

 

 

Présentation de l’auteur

Louison Delomez

Je suis né dans le département de la Nièvre en 1989.  J'y ’ai vécu jusque l’âge de vingt ans, et j’écris de la poésie depuis mon adolescence (vers l’âge de quinze ans à peu près). 

 

Louison Delomez

Il m’importe de diffuser, préalablement, quelques poèmes d'un recueil à paraître, que je compte intituler Les lents chemins, par l’intermédiaire de revues avant de m’adresser à une maison d’édition. J’ai été publié il y a deux ans par la revue REVU, située à Nancy, où je vis depuis sept ans, je le suis depuis octobre dans la revue électronique Lichen, je viens de l’être dans la revue Comme en poésie et je le serai prochainement dans la revue Traversées : ces tentatives de publication ont tout juste commencé, à l'exception de la revue nancéïenne.

 




Samuel Martin-Boche, Autoportrait d’après nature et autres poèmes

AUTOPORTRAIT D’APRÈS NATURE

à la manière de Jean Tardieu (sauf les derniers)

 

 

Si j’étais peintre, je mettrais dans mon tableau :
ma signature, en bas à droite de la toile blanche, commençant
par la fin, puis au centre un arbre renversé, de telle sorte
qu’il retourne ses racines vers un ciel de tourmaline, avec ses doutes
irisés en suspension, auquel je fixerais quelques étoiles mortes
comme un feu pour attiser la nostalgie et mieux souligner le silence ;
sur le côté un indien en charge de la lune (hors du cadre),
guetteur stoïque, bras croisés, cerclés par le réel, témoin
muet de ma suffisance ; à sa gauche un livre ouvert à la page
du crime ou des réconciliations, issue ou échappatoire de l’esprit,
parce qu’il est la seule fenêtre peinte ;
plus loin sur sa droite, un miroir brisé dont les morceaux épars gisent
au sol (ou est-ce le ciel ?), au cas où il lui prendrait
cette envie barbare de déchirer l’espace pour s’arracher à l’ennui ;
et dans un dernier coup de pinceau, lorsqu’une fois lancé
le geste ne peut arrêter son élan d’oiseau qui l’emporte,
(comme ces bouquets de phalanges chez Garouste
si démultipliées qu’elles semblent s’échapper des mains),
– comment ne pas tordre les figures et noyer absolument le paysage ?

 

DÉAMBULATIONS

 en lisant Zéno Bianu

 

 

L’œil attentif
                                                                                          tu arpentes la rue
et tu penses à tout ce qui s’évade
                                                                                    échappe à ton regard
de passant relatif
                                                                          aux fenêtres qui se referment
aux rumeurs qui s’éteignent
                                                                                                                 gravies
                                                                                                 des marches
                                                                                  à proportion
aux origines qui te seront à jamais source
                                                                               d’inutiles spéculations
à la vie que tu traverses
                                                        sans pénétrer le mystère des choses
ni la singularité des êtres sans savoir
                                                       si le chat voisin la veille disparu –
si le restaurant fermé pour travaux –
                                                                            ou si l’ouvrier demain
du haut de son échafaudage –
                                                   ignorant l’affiche salie sur la façade
S’enchevêtrant comme des branches
                                                                 de chèvrefeuille ou comme
ce lierre dans l’absolu du ciel
                                                                           le quartier t’échappe
par toutes ses issues
                                                                           tes pas que les murs
répercutent vont
                                                                             bégayant ton nom
se perd
                                                                                      dans la ville

 

 

 

LA SOIF DU CONSUL

« La nuit circule dans mes veines. »
Cioran

En quête du secret de l’être aux heures des conclusions qui hurlent
à la lune te prennent à la gorge tu vas cherchant dans
chaque gorgée incandescente de ton verre une réponse ô
poursuite d’absolu dont chaque gorgée plus amère semble-t-il te
rapproche davantage du centre tandis que la suivante sur le bord rongé
de la volonté reconduit ta soif et son obstination portant plus loin
l’énigme l’interrogation sur l’axe aveugle du monde sa révélation plus
éloignée semble-t-il au moment trouble où cette autre viendra répéter la
promesse passagère d’un accueil pour abriter le volcan et son mystère
l’angoisse de l’existence parmi les tiens et la connaissance
imparfaite nécessairement mais c’est une vérité
de noyé que tu cueilles au fond de ton verre vide

 

 

 

VISAGE DE LA NOSTALGIE

Et je pense à lui Thomas de Quincey au rendez-vous
manqué d’Ann pour toujours (16 ans) – pour toujours ! –
rejointe dans l’opium plus tard ou parmi les vapeurs
du rêve ou de Londres – brouillard prémices du progrès déjà sale
comme suie – au détour de l’hallucination sur tel grabat sordide
soit à bord de quelque malle poste pour distancer sur une route
secouée de cahots les persécutions
du remords et faire son deuil
de l’amour perdu deuil de la mémoire défaite ou de l’art
garant indigent de l’oubli
deuil de la vérité sous ses masques d’emprunt
deuil de soi de l’enfance au génie égaré dans la course
deuil de la naissance de l’avenir sans nous enfin le deuil
en abyme
le regret chez lui une respiration

 

 

 

 

CIRCULATIONS

Traversant l’esplanade te nommant et l’asphalte
brûlant comme ta vie écourtée
ce nom de jeunesse signe ou étoile dans nos nuits
sur le panneau une date 1939 puis ta mort –
Un livre de toi au fond de mon sac fantassin
ou piéton de la ville qui manqua être ta dernière
étape je pense aux destins croisés aux rencontres
qui avortent ces rendez-vous sans poignées de mains
En quête des traces de celui qui fut toi et ton corps
jamais retrouvé ni ton manuscrit
plus important que ma vie disais-tu
consultant le dédale des ruelles les squares
pour mieux borner les hontes du plein jour
tandis qu’autour le trafic s’ajuste patiemment
l’air saturé de pollens en cercle ou dispersés
puis accélérant le pas dans ma hâte de rentrer
pour le poème
sur la table et par ces premiers mots
ton nom Walter Benjamin

 

 

 

 

SEMAILLES

Allongeant ta déambulation tu joues à égrener le nom
des plantes vertueuses aux syllabes que tes lèvres
détachent très délicatement pour leur mystère
ou le respect naturel qu’elles inspirent
(leur prononciation gage de fortune)
eucalyptus asphodèle épilobe ou
potentille pétales de mots un
par vœu sous la langue
chaque serment frais
cueilli suppléant
son devancier

 

 

 

 

LÀ O­Ù JE DOIS ÊTRE

Si vous me cherchez
là où je dois être
suivez les traces accrochées aux vents
flairez l’hésitation des confluents
puis derrière l’arbre aux fruits de soupçon
inspectez les parages
du regret retournez sur mes pas
habiterais-je le courant d’air ou l’éclaircie
frappez l’air de vos mains pour là où je dois être
prononcez mon nom à haute voix
empruntez les allées sans trajectoires car
la courbe conduit ma course là
où je dois être seulement
existe-t-il

 

 

 

 

 

DEMEURE DU POÈME

pour Yves Humann, en remerciement

À l’intérieur du poème prenant place
et c’est parfois comme si familièrement
l’hôte avait laissé la porte ouverte
le pain est sur la table
un lit confiant rémunère tes efforts à l’inverse
d’autres appellent l’effraction et
le carreau cassé ta main
à tâtons seul guide dans l’obscur
les tiroirs un à un retournés
puis tes pas éconduits de pièce
en pièce chaque marche un examen
pour enfin le trésor au fond de la cave
sous la clé dormante

Présentation de l’auteur

Samuel Martin-Boche

Poète, enseignant, né en 1977. Après des études de Lettres (Poitiers, Bordeaux), et une expérience d’assistant de langue (Irlande du Nord), vit et travaille aujourd’hui à Nevers. Deux recueils sont en cours de lecture : Rue du sombre et La Ballade de Ridgeway Street.

 

 

 

Samuel Martin-Boche

© Crédits photos (supprimer si inutile)




DIÉRÈSE n° 70 : Saluer la Beauté 

Comme d’habitude cette livraison de Diérèse est organisée en cahiers ; outre le cahier Poésies du monde, on en compte trois consacrés à la Poésie française d’ici et de maintenant, un aux Récits, un aux Libres Propos, et un aux Bonnes feuilles (c’est à dire aux notes de lecture).  Il est vrai que Diérèse porte en bandeau « Poésie et littérature ».

L’éditorial d’Olivier Massé, qui revient sur la dévaluation de la parole poétique et sur le rôle joué par les revues poétiques qui refusent souvent de hiérarchiser ce qu’elles présentent, affirme cependant que la poésie reste indispensable : opinion que je partage car ce genre littéraire rigoureusement hors modes et qui fait preuve d’une belle liberté d’esprit est sans doute indispensable de nos jours. 

Diérèse n° 70 (Saluer la beauté) : 302 pages, 15 euros (+ 3,88 euros de port). Abonnement à 3 n° : 45 euros (règlement à l’ordre de Daniel Martinez ; 8 avenue Hoche. 77330 Ozoir-la-Ferrière).

DIÉRÈSE n° 70 : « Saluer la Beauté »

Le cahier Poésies du monde est en fait un essai sur la poésie péruvienne d’Amazonie, très intéressant car ça parle d’une poésie peu connue et à la recherche de son identité amazonienne qu’on peut définir comme une synthèse originale des mythes et  de la magie  de l’univers amazonien, de l’histoire de la région et d’une sensibilité écologique exacerbée en réaction à l’exploitation forcenée de la forêt… (p 22). Suit un choix de poèmes très significatifs. Philippe Monneveux est l’auteur de cet essai et le traducteur des poèmes retenus…

Que dire des Cahiers de poésie ? Je ne dirai rien des poètes dont j’ai rendu compte des recueils (Jean-Louis Bernard, Isabelle Lévesque, Jeanpyer Poëls…), comme je ne parlerai pas de certains car je lis trop de poètes ( ? ) et la place m’est comptée. Alors je signalerai ceux qui m’ont particulièrement plu. Patrice Repusseau donne à lire une suite de poèmes consacrés à la musique. Cette dernière est le symbole de l’Entier qui n’a ni début ni fin : énigmatique et réjouissant. J’apprécie Maurice Couquiaud pour la complexité du territoire poétique qu’il explore et pour les résultats que ses poèmes présentent… J’aime le poème-reportage ( ? ) sur Nantes de Jean-Paul Bota… Mais j’aurai garde de ne pas oublier ceux dont je ne parle pas ici… Le Cahier 3 consiste en un entretien entre Bruno Sourdin et Daniel Abel qui répond aux questions sur ses séjours à Saint-Cirq-Lapopie et, plus généralement sur le surréalisme et André Breton. Mais Abel parlant de Breton parle de lui et rejoint le surréalisme aujourd’hui et les raisons qui lui font apprécier René Daumal. De cet entretien ressort une personnalité attachante.

Côté récits, celui de Véronique Joyaux (que je partage totalement, mis à part mon « engagement » politique, j’avais pour camarade le fils d’un militant du PC qui fut fugitivement député : où va se nicher nos préférences ?) me fait penser à ma jeunesse et  surtout à la deuxième guerre mondiale dont on sortait à peine. J’avoue avoir été pris par l’étrangeté d’ « Autres » de Jean Bensimon : se connaît-on soi-même ? Dire de cet auteur (et de cet autre texte, « Le Portrait » ) que Bensimon semble être à la recherche de l’identité…

Étienne Ruhaud poursuit son exploration des cimetières parisiens pour repérer les tombes des poètes et autres célébrités. Même Georges Méliès a droit au statut de poète : « Les soirées s’achèvent par des projections de photographies, sur des plaques en verre, dans une ambiance poétique » (p 234). Gérard Le Gouic, dans le même cahier Libres Propos, signe un article dédié à Pierre Bergounioux qui a eu droit au dossier dans le n° 1057 d’Europe (mai 2017)… J’apprécie ce qu’écrit Le Gouic, même si je ne suis pas d’accord sur tout, c’est encore le cas ici…

Enfin, le cahier Bonnes feuilles ; je remarque immédiatement que trois auteurs présents dans les pages précédentes ont un recueil chroniqué. Et je ne dis rien de Bruno Sourdin qui voit son recueil de haïkus présenté par Hervé Martin, ni de l’éditorialiste (Olivier Massé) par Éric Barbier ; rien non plus de Jean-Louis Bernard qui donne deux notes. Il s’agit de Jean-Paul Bota par Michel Antoine Chappuis (à moins qu’il ne faille lire Michel André : cherchez l’erreur), de Michel Passelergue par Vincent Courtois et de Gérard Le Gouic par Pierre Tanguy… En une trentaine d’articles plus ou moins longs, ce cahier met en évidence la vivacité de la petite édition…

Je ne terminerai pas cette lecture sans signaler que Daniel Martinez intitule cette livraison « Saluer la beauté ». Beau titre rimbaldien qui annonce la couleur et met en lumière la diversité de l’expression poétique…




Lambert Schlechter, Les dépêches de Kliphuis

Manuscrit de Lambert Schlechter

Manuscrit de Lambert Schlechter

 

 

5. 
Sur les pentes bien pentues des collines qui entourent Walker Bay, j’ai envoyé à ton assaut quelque mille messagers, il y aura d’abord les collines, puis les montagnes, puis les plaines, puis de nouveau les collines et les montagnes, ils vont mettre des jours, des mois, peut-être des années, peut-être des siècles, mille scarabées en route vers ton pays, ils portent le message, plié en quatre, sous leurs ailes, je leur ai interdit de voler, ils marcheront, c’est pour ça qu’ils mettront si longtemps, à mi-chemin vers le nord, ils auront tout le Sahara à traverser, ils portent tous le même message, il est plausible, même évident, entomologiquement, qu’ils vont mourir par centaines, ils vont mourir presque tous d’ici quelques jours, quelques semaines, il est probable, très probable qu’aucun d’eux n’atteindra le bord du Sahara, et s’il y en a deux ou trois qui atteindront le bord du Sahara, ils ne vont sûrement pas le traverser, j’aurais peut-être dû leur permettre de voler, mais c’est trop tard, ils ne m’entendent plus, ils sont trop loin, ou morts, je commence peu à peu à me résigner que tu ne recevras pas mon message, c’était juste une petite page, à peine mille signes, comme on dit, pour te dire que… , comment dire, dire que…

 

6. Que ce sera monologue, je le déclare sans trop de conviction, et plutôt par paumerie, et que tout le temps les mots m’échappent, quand je veux en attraper un dont j’aurais besoin, il s’échappe, juste au moment où je pense mettre la main mentale dessus, il s’échappe, j’avais besoin, pour ma phrase, de frêne, mais pas moyen de l’attraper, ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard que frêne m’est revenu, mais j’avais déjà biffé la phrase où frêne aurait pris sa place et son sens, que ce sera monologue, c’est une sorte de déclaration, sans trop d’engagement, un temps de monologue ou seulement une page de monologue, c’est pas dit, je n’ai jamais su me résoudre à faire des contrats, ça vous mène au bord du gouffre, il y avait un vent violent qui faisait anxieusement frémir les frênes, ça me revient maintenant, ça devait être une sorte de monologue avec des frênes qui frémissent anxieusement dans le vent violent, alors que les frênes n’ont pas vraiment des sentiments, c’est peut-être pour ça que j’ai biffé la phrase, les frênes ont seulement des feuilles qui par milliers paniquent.

 

7.
 C’est entendu, on n’écrirait pas s’il n’y avait pas l’écriture de ceux qui écrivent, Monsieur Pinget saisit le râteau de cette façon-là pour traverser le potager de cette façon-là, personne n’écrit de cette façon-là, écriture en abyme d’écriture, démence des syllabes depuis Hésiode et Homère, et moi dans tout ça : amibe ventriloque trottinant pataudement depuis septante ans sur le boulevard de la Grande Aphasie, et du coup me verse encore un coup de « Black Tie », merlot / cabernet, soft & fragrant blend from Western Cape, tandis qu’une mite affolée virevolte autour de l’abat-jour, encore une nuit après toutes les autres nuits, je ne les ai pas comptées, il y en a tant, il y en a trop, il y en a assez, amibe mélancolique saturée de syllabes, je t’écrirai, promis, la 8862e lettre d’amour demain, la nuit prochaine, promis, parce qu’il y aura encore une nuit, assurément, c’est ce que me promettent les grillons affolés et les grenouilles affolées de cette nuit-ci, qui est encore une nuit où tu ne seras pas.

 

8. 
Hierher also, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ces mots, ou plutôt, ces mots ont surgi en moi quand je suis arrivé hier soir à cet endroit, sous cette tonnelle qui ploie sous un immense enchevêtrement de branches et de rameaux sans doute séculaires, pour la moitié flétris, desséchés et morts à l’intérieur, ce sont les premiers mots de la fameuse première phrase d’un fameux roman du début du XXe siècle, c’est un enchevêtrement proprement amazonien, c’est le mot qui m’est venu à cause de la sauvagerie incontrôlée du végétal, la poutre centrale ploie dangereusement, et le jour où elle sera suffisamment pourrie, toute la tonnelle s’effondrera, hierher also kommt man, écrivait Brigge, c’était l’année 1910, ce n’était pas un roman, je lisais ça adolescent, sans vraiment savoir ce que je lisais, mais déjà la mortifère mélancolie noircissait ma chimie, hierher also kommt man, um zu sterben, et il écrit son livre, compulsivement, dans la mortelle ville, écrit son livre, afin de moins mourir.

9.
 Au premier abord, et même avec une soudaineté étrangement abrupte, celle qu’on pointe dans un récit, mine de rien, en mettant dans la syntaxe le mot soudain, mot banal & commun, on a beau dire, mais qui a pour fonction de susciter, soudain justement, un surplus d’attention, soudain, donc, se manifeste ce contraste, en apparence anodin mais en réalité, soudain ahurissant, contraste entre la présence banale & familière de ces quelques objets sur la nappe, ce matin, de la table du petit-déjeuner sous la tonnelle, je veux dire : mes deux plumes, la sépia et la rouge, et un crayon Faber-Castell orange, objets-ustensiles qui toujours m’accompagnent où que j’aille, et que je pose sur chaque table où je m’installe, contraste donc entre la familière présence de ces objets, contraste avec tout le reste, moi y compris, contraste avec tout ce qui m’entoure, avec tout l’univers, c’est un abîme et un vertige, et du coup, soudain, tout se renverse, upside down, et c’est l’objective familiarité de ces objets, ces plumes et ce crayon, qui se fait étrangeté absolue, tout perd son sens et il n’y a plus de mots.

 

10.
 Étonnantes performances de l’esprit, lorsqu’il tente, par exemple, de penser l’infini, la question des étoiles et des galaxies, la question tout élémentaire des nombres, de la suite des nombres, comment ils ont fait, au tout début, dans leur tête, en Mésopotamie ou dans la vallée du Nil, raisonner à partir de la trigonométrie d’un champ, après le reflux de la crue, essayer de construire le concept d’un champ qui n’aurait pas de bords, d’une province qui n’aurait pas de bornes, d’un pays qui n’aurait pas de frontières, parmi les médiévaux, plus tard, il y en avait qui disaient qu’on peut penser l’infini, dans la mesure où il est possible de penser qu’on peut compter sans jamais s’arrêter de compter, ce qui, évidemment n’est pas possible, puisqu’on meurt et donc s’arrête de compter, et du coup aussi de penser, mais si on ne mourait pas on ne s’arrêterait jamais de compter, et donc on pense cette pensée-là, la pensée de l’infini, et elle reste valable, même si on meurt, je ne me suis jamais lancé dans des spéculations de ce genre, j’admire Duns Scot, infiniment, mais ne le comprends pas, mon esprit est bien trop infantile & fantassin, moi ce qui me passionne, c’est les files de rouges fourmis, spiar le file di rosse formiche, qui vont sans cesse nulle part, avec une solennellité désarmante, si j’avais vécu en Mésopotamie, je n’aurais pas eu de prénom, mais vu ma mine, on m’aurait appelé le Minable du bord des champs.

 

11.
 La Méduse de céans m’avait pourtant averti, dans ce microcosme mimétiquement amazonien, ça grouille facilement, sur milliers de pattes ou par toutes sortes de rampements, beware of the snakes, fermer la porte de ma chambre, au moins le battant inférieur, les portes ici ont quatre charnières et deux battants, par le battant supérieur, ouvert, circule l’air de la nuit, par le battant inférieur, fermé, on empêche l’invasion des serpents, s’il y a l’un ou l’autre serpent chez La Fontaine, faudra examiner, j’ai toujours eu le souci de vérifier dans les livres, l’occurrence de certains mots dans certains livres, et pendant que je feuillette dans les Fables, j’entends soudain grande alerte des oiseaux, ils s’égosillent et battent bruyamment des ailes : dans l’arbre au-dessus de l’étang serpente un serpent de plus de deux mètres, des oiseaux de toutes sortes, des grands et des petits et de toutes les couleurs s’acharnent sur le reptile, s’accrochent à lui, le frappent de leurs becs, ils pépient de façon aiguë et croassent rageusement, une espèce de gros corbeau verdâtre a enfoncé ses griffes près de la tête et donne de puissants coups de bec, ça semble traverser les écailles, et le serpent se déroule et se laisse glisser rapidement le long du tronc de l’arbre et disparaît dans les épais fourrés, disparaît à jamais de notre vue, de notre vie, et sa progéniture prolifère, en bleu foncé, sur la tête de Méduse.

 

12. 
Cela aurait pu arriver au bord d’une rivière poissonneuse mais non identifiée, il aurait pu se noyer en essayant de pêcher le vairon, et on l’aurait trouvé huit jours plus tard coincé dans le barrage, c’est un biographème fantasmé, une anecdote funeste & fatale qu’il a notée telle 
quelle dans son petit clairefontaine bleu, pour titiller, comme il faisait souvent dans ses vieux jours, son hypochondrie et son angoisse des issues néfastes & funèbres, coquetteries inutiles & lassantes, quand je fais le relevé des dates de mes lecture de Monsieur Songe, ça nous fait une sorte d’exercice eschatologique : mai 2017, vignoble La Rasina sur la colline de Montalcino / juin 2017, Pension Tübli (ce qui signifie ‘petit pigeon’ en schwyzerdütsch) à Gersau, lac des Quatre Cantons / juillet 2017, chez moi dans le vignoble mosellan / nov. 2017, Hauptbahnhof Düsseldorf / nov. 2017, Café Waschsalon, Köln / janv. 2018, Kliphuis, à Riebeek Wes, Afrique du Sud où toutes les rivières, en cette saison, sont à sec, aucun vairon en vue, et je ne resterais coincé dans aucun barrage, puisque je ne me serais pas néfastement noyé --- et quand je pense, imaginez, que Monsieur Songe s’appelait Édouard…

 

13.
 Parfois, quand j’avais trop le trac au départ d’une page, soit à cause du sujet, soit à cause de l’absence de sujet, je commençais à écrire, non pas dans le cahier prévu, avec sa page prévue, mais sur un quelconque bloc à brouillons, à fatras, et le plus souvent, dans ces cas-là, ça foirait, après huit ou dix lignes, ça stagnait, et j’arrêtais d’écrire, parce que ça n’allait nulle part, c’était illisible, mais il arrivait aussi, plus rarement, qu’après ces premières lignes tâtonnantes ça se déclenche, que le non-texte devienne texte, grâce à tel mot, telle tournure, ça s’amorçait, et la vibration vaticinatrice, si infime soit-elle, dont tout texte a besoin pour surgir, commençait à fonctionner, et c’était gagné, encore une fois gagné, c’est une sorte de grâce gratuite, on ne sait pas vraiment d’où ça vient, mais ça vient, --- c’est vrai aussi que sans le trac de la contrainte ce ne serait probablement pas venu, l’aire de la page formatée, avec son tiers de marge et ses strictement vingt-cinq lignes manuscrites, cette aire aspire l’écriture, je n’écris pas sous la romantique inspiration, mais sous aspiration, strict contrat à remplir.

 

14.
 A l’intérieur, dans la tête, c’est un peu comme sur la table, c’est souvent encombré, il y a des choses qui traînent, c’est, comme disent les érudits : hétéroclite, je n’ai jamais eu la prétention d’être érudit, et d’ailleurs je ne le suis pas, on dira de quelqu’un qui a écrit 333 apostilles sur la cosmologie de saint Thomas que c’est un érudit, ou de quelqu’un qui lors d’un colloque à Toronto en 1931 a présenté une conférence comparative sur les tempéraments & les complexions des commentateurs montaigniens du dix-septième siècle tardif, j’aime bien les érudits, ils m’émeuvent, souvent ils m’instruisent, je n’ai jamais utilisé le terme d’érudit comme injure, et ça me plaît de dire que ma table est encombrée de choses hétéroclites, puis je dis pareil pour ma tête, au lieu de dire qu’il y a là tout un fouillis, un indescriptible capharnaüm, je dis concernant ma tête que dans ma tête c’est hétéroclite, et avant de me lancer dans une nouvelle étude que je considère comme indispensable, je dois d’abord désencombrer, ma table autant que ma tête, il y a là un strict parallélisme d’image et de souci, ce sera une étude historico-paléontologique où j’exposerai pour quelles multiples & irréfutables raisons les éléphants étaient sur terre longtemps, longtemps avant Dieu.

 

15.
 La carotide, évidemment, peut lâcher à tout moment, pourquoi le dire spécialement, explicitement, la sournoise permanente panique de sentir d’un moment à l’autre que la carotide va lâcher, on aurait juste le temps, peut-être une fraction de fraction de seconde pour sentir que la carotide va lâcher, puis quand elle lâche pour de bon, on n’est même plus là pour le sentir, et encore moins pour le dire, personne ne t’entendra dire putain ma carotide a lâché, on n’aura même pas le temps de le dire, je trouve ça rassurant de n’avoir pas à dire ces mots-là, de n’avoir pas à m’entendre dire ces mots-là, ce sont quand même des mots malsains et en quelque sorte néfastes, là, pour le moment je n’en suis qu’à la permanente sournoise panique d’avoir à dire ces mots-là, alors qu’en réalité tout va pour le mieux, quelques grappes de sauvignon se dandinent dans la brise, le serpent de l’autre jour n’est pas revenu, une invisible tourterelle quelque part dans les bougainvilliers fait sa mijaurée, et je me prélasse dans un vain & vaniteux mais légitime contentement parce que contre toute attente j’ai réussi ma quatorzième page, et la carotide pompe, pompe, comme elle toujours pompé.

 

 


Les dépêches de Kliphuis
à à paraître dans CAHIER NOIR HEMA
 (inédit)

 

Présentation de l’auteur

Lambert Schlechter

Lambert Schlechter, né en 1941 à Luxembourg, est un écrivain luxembourgeois de langue française qui a publié une trentaine de livres, à Luxembourg, en Belgique, au Québec et surtout en France. Son œuvre comprend des ouvrages de poésie, d’essais, de récits, de chroniques, de nouvelles. Il a contribué à de nombreuses revues et anthologies. Il a participé, en tant que poète, à une centaine de rencontres et festivals internationaux. Depuis 2006 il travaille sur le projet « Le Murmure du monde », une vaste collection de fragments littéraires, philosophiques et autobiographiques ; six volumes ont paru (voir bibliographie), d’autres sont annoncés.

 

Lambert Schlechter

LE MURMURE DU MONDE

Le Murmure du monde, Le Castor astral, 2006
La Trame des jours, Les Vanneaux, 2010
Le Fracas des nuages, Le Castor astral, 2013
Inévitables Bifurcations, Les Doigts dans la prose, 2016
Le Ressac du temps, Les Vanneaux, 2016
6 Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, phi, 2017
7 Une mite sous la semelle du Titien, proseries, Tinbad (à paraître en avril 2018)

PIEDS DE MOUCHE

Pieds de mouche, petites proses, Phi, 1990
Le Silence inutile, petites proses, Phi, 1991 / La Table ronde, 1996
Ruine de parole, roman schématique et sentimental, Phi / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1993

PROSE

Angle mort, récit, Phi, 1988 / L’Escampette, 2005
Partances, nouvelles, L’Escampette, 2003
Smoky, chroniques, Le Temps qu’il fait, 2003
Petits travaux dans la maison, Phi / Écrits des Forges, 2008
Pourquoi le merle de Breughel n’est peut-être qu’un corbeau, Estuaires, 2008
La Robe de nudité, petites proses, Vanneaux, coll. Amorosa, 2008
Lettres à Chen Fou, et autres proseries, L’Escampette, 2011
La pivoine de Cervantès, et autres proseries, La Part commune, 2011

POÉSIE

Das grosse Rasenstück, Lyrik, Guy Binsfeld, 1982
La Muse démuselée, Phi, 1982
Honda rouge et cent pigeons, Phi, coll. graphiti / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1994
Le Papillon de Solutré, quatrains, Phi, coll. graphiti, 2003
L’Envers de tous les endroits, Phi, coll. graphiti, 2010
Les Repentirs de Froberger, quatrains, La Part des anges, 2011
Piéton sur la voie lactée, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2012
Enculer la camarde, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2013
Je est un pronom sans conséquence, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2014
La Théorie de l’univers, distiques décasyllabiques, Phi, coll. graphiti, 2015
Milliards de manières de mourir, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2016

 




Du Cloître à la Place publique

Une anthologie de poètes médiévaux du Nord de la France (XIIe - XIIIe siècle) choisis, présentés et traduits par Jacques Darras.

J’avais jusque maintenant dans ma bibliothèque « L’Introduction à l’Histoire de la littérature française » d’Edmond Jaloux, publiée en 1946 à Genève par les éditions Pierre Cailler. Je me reportais au tome I quand je voulais trouver des renseignements sur Adam de la Halle, Richard de Fournival, Conon de Béthune et Jean Bodel (pour ne citer que ceux-là qu’on trouve dans l’anthologie de Jacques Darras).

Et voilà que celui-ci donne une anthologie des poètes médiévaux du Nord de la France des XIIe et XIIIe siècles. Je connaissais les Fatrasies d’Arras car j’ai fait mes études secondaires  dans cette dernière ville avant de partir pour Lille et ses universités. Jacques Darras, qui présente dix poètes et une école anonyme, oppose dans sa préface, ces poètes médiévaux de langue d’oïl aux poètes de l’amour courtois de langue d’oc :

La littérature apparue dans la ville à ce stade [Arras] traite pour la première fois, des questions d’argent, de liberté et de santé. Et n’a plus rien à voir avec la poésie lyrique des petits seigneurs féodaux du Sud de la France, ces codificateurs de l’amour courtois. Non plus qu’avec la mystique royale bretonne issue des monastères anglo-normands… (p 7).

« Du Cloître à la Place publique » :Les poètes médiévaux du nord de la France (XIIᵉ-XIVᵉ siècle) Trad. de l'ancien français et préfacé par Jacques Darras Collection Poésie/Gallimard (n° 524), Gallimard

« Du Cloître à la Place publique » :Les poètes médiévaux du nord de la France (XIIᵉ-XIVᵉ siècle)
Trad. de l'ancien français et préfacé par Jacques Darras
Collection Poésie/Gallimard (n° 524), Gallimard

Si Jacques Darras s’attache à traduire les 273 douzains octosyllabiques du Miserere du Reclus de Molliens ou L’Art d’aimer et les Remèdes d’Amour de Jacques d’Amiens, il n’ignore pas cependant les célébrités locales comme Jean Bodel ou Adam de la Halle… Il faut lire avec attention sa préface courant sur 16 pages qui dresse un tableau convainquant du Nord de la France au XII - XIII ème siècle. Il est vrai que dans une précédente vie, il anima In’Hui qui, dans son n° 20 (publié en 1985 !) témoignait déjà d’une belle connaissance de la poésie du Reclus de Molliens puisque cette livraison était intitulée Dans la Nuit de l’Europe. Mais à trop vouloir déterminer ce qui fait l’originalité de la poésie picarde du Moyen Âge, Jacques Dardas en vient à oublier quelque peu l’autonomie de l’œuvre d’art. Quelque peu… Qu’on en juge : Arras « pratiquait aussi la banque, le commerce de l’argent, grâce aux chartes octroyées par les comtes des Flandres et, en 1194 par Philippe Auguste en personne » (p 6). À moins de supposer que cette part d’autonomie réside dans la forme versifiée adoptée par les poètes ici rassemblés comme Jacques Darras invite le lecteur à le faire ou dans le vocabulaire scatologique (le pet et la vesse tiennent une place très large dans les Fatrasies d’Arras) …

Mais là où je me sépare de Darras, c’est quand il oppose la poésie de langue d’oïl à celle de langue d’oc ; Edmond Jaloux n’écrit-il pas en son ouvrage que je citais dans la première phrase de cette étude : « Nous savons aujourd’hui que la poésie de langue d’oïl […] a subi  l’inspiration des pays de langue d’oc » (p 144). Voilà pour le lyrisme amoureux et l’amour courtois : Edmond Jaloux cite même Conon de Béthune  (p 145), ce qui n’empêche pas Jacques Darras de reproduire dans son anthologie des chansons de ce Conon de Béthune comme il le fait pour Philippe de Rémi… Où l’amour courtois apparaît clairement.  Edmond Jaloux ne note-t-il pas : « C’est sous la forme de chansons, de refrains que la poésie apparaît d’abord » (p 144). Une lecture nuancée de cette préface est donc nécessaire. Mais Jacques Darras a choisi parmi les poèmes représentatifs de Conon de Béthune, son Moult me convie l’amour à être en joie dans lequel ce dernier défend la langue d’oïl (pp 92-93)… Le même Conon mêle dans son Amour, hélas, quelle dure séparation ! amour courtois et départ pour la Croisade (pp 93-95)… Histoire et langue picarde définissent donc la poésie de langue d’oïl. D’autant plus qu’à l’amour courtois succède l’amour déloyal, d’autant plus que Conon de Béthune règle ses comptes, via le poème, avec ceux qui n’acceptent pas ses décisions (pp 100-104) quant à la femme recherchée ou désirée…

Richard de Fournival semble s’inscrire dans une lignée qui va des différentes branches du Roman de Renart au poète Jean de la Fontaine, pour l’usage qu’ils font des animaux. Mais Jacques Darras ne manque pas d’indiquer que l’amour « s’exerce dans le cadre d’un débat, voire d’un combat entre les sexes qui semble préfigurer les violents affrontements peints par […] Choderlos de Laclos, dont les Liaisons dangereuses, au XVIIIe siècle, camperont une société  en voie de dissolution religieuse quasi totale » (p.107)… En tout état de cause, Richard de Fournival se sert des animaux pour décrire les rapports entre l’homme et la femme dans les jeux de l’amour de son Bestiaire… Animaux présents dans la nature (comme le lion ou le loup) et animaux mythologiques (comme la sirène ou la caladre) se mêlent dans ces proses comme il sied à l’époque. Ultime pirouette, la dame répond aux remarques et explications de Richard de Fournival, ce qui ne va pas sans humour… Mais je ne vais pas ainsi continuer à passer en revue les auteurs présents dans cette anthologie sauf pour affirmer quelques vérités premières : que j’ai été sensible à la modernité de Hélinand de Froidmont qui, dans ses Vers de la Mort, revendique son athéisme (ou ses doutes ou son aspiration à plus d’égalité…) à une époque où simplement l’écrire pouvait le conduire au bûcher : « Les mieux vêtus les plus gras / Dépouillent désormais les pauvres en pain / Les pauvres en draps mais cela est preuve / Que Dieu sans faille ou bien n’existe pas / Ou bien… » (p 512), celle de Jacques d’Amiens qui, dans L’Art d’aimer », abonde en bons conseils que d’aucuns entendent toujours :

Si tu veux bien mon conseil croire, 
Tu dois donc peu manger peu boire,
Afin de bien garder le sens
(p 191).

Je ne dirais rien d’Adam de la Halle que Jacques Darras traduit admirablement, ni de Baude Fastoul dont Les Congés me ravissent, certes pour l’érudition sans failles de l’excellent picardisant qu’est Jacques Darras, mais pour l’originalité de la forme… Mais l’important n’est pas là : il réside dans cette anthologie de poèmes qui permet d’avoir les textes sous les yeux dans l’excellente traduction, faut-il le répéter, de Jacques Darras. Un ouvrage à précieusement conserver dans sa bibliothèque et ce n’est pas rien !




Jacques Sicard, Monochromes

Damnation de Béla Tar

Un homme à quatre pattes et un chien à demi sur son train tournent autour l'un de l'autre. Ils s'aboient férocement à la gueule. Au fond d'une excavation clapoteuse, dépression d'une terre depuis longtemps remblayée en grumeaux, hérissée de ferrailles, empuantie de déchets, sous un déluge identique au ciel. 

Leur ronde méchante en a construit avec le temps le décor. Leur danse matérielle a fait surgir cet ailleurs. Face aux crocs, le cou de l'homme épouse un angle d'invertébré, le chien couine et gémit un peu. Enfin ils se séparent, puis s'éloignent, que la battue de la pluie sur des gongs de soupe populaire accompagne, avec l'air, voussure dans les manières, d'avoir momentanément terrassé ce qui les assujettit à l'ici et maintenant (qui ne se résume pas à un régime communiste à l'agonie). Ils reviendront. C'est sans fin. Mais c'est le dessin intérieur de leur carte du trésor. Il y a deux cartes du trésor : la carte qui inscrit le trésor dans un espace et la carte qui s'inscrit dans l'espace du trésor. La première est un chemin qui conduit ; la seconde est un signe qui abstrait.

Jacques Rivette, Le Veilleur de Claire Denis

Fin de la nuit. Sur un toit-terrasse. Une table ronde et trois chaises. Claire Denis les a rejoints, ajoutant la présence de son corps à son image. Serge Daney se tait, tournant un briquet entre ses doigts. Jacques Rivette est plus disert qu’il ne l’a été tout au long de leur entretien nycthéméral. Il aura déplié devant eux la carte de ses disparitions, la dissémination sur un plan utopique de ses phrases dites jadis ou naguère selon la part que notre cœur lui réserve, le réseau des trajectoires de ses écrits, dont il renvoie à présent le trémail sonore dans le ciel où le jour point – pour le moineau averti du calibre de la maille… Aucun objet ne résiste à la matérialité de la langue. Confronté à la dureté de son grain, l’objet révèle combien sa masse est faible, faiblesse qui prête le flanc à l’esprit. Il n’est plus que pipi de chat contre les murs où l’on enterre près des saints. Possible que la chair se soit faite verbe (et non l’inverse) pour en finir avec sa complaisance à l’égard de la spiritualité. Le verbe soit la détruirait, soit lui donnerait une consistance de statue de sel… La pensée dans sa voix lui fait un son de velours, ongles effleurant les cordes d’une contrebasse.

 

Ars longa,
vita brevis,
occasio praeceps,
experimentum periculosum,
iudicium difficile.
Art long,
vitalité brève,
occasion précipitée,
expérimentation périlleuse,
jugement difficile. 
Hippocrate

Vita brevis de Thierry Knauff

La jeune fille est assise sur le banc de nage d’une barque, une larve d’éphémère accrochée à l’hameçon, qu’un poisson gobe dès que plongée dans l’eau épaisse comme l’huile.

Le seul rôle de l'éphémère dans la nature est de faire partie de la chaîne alimentaire des autres insectes et des oiseaux.

L’enfant semble se mouvoir devant un écran de transparence. Elle ne partage la précision de son modelé avec rien. Son relief n’est cependant pas d’ordre divin et ses gestes, leur cruauté attentive mêlée de soin parfois, s’accordent avec ce que l’on sait de l’humain.

Un avion à hélice pulvérise le plan d’eau. Les éphémères s’accouplent au fil de l’eau. Milliers d’accouplements qui sont chacun le bourdon de l’Inde, cette note unique autour de laquelle s’enroule la mélodie. Le biplan disparaît, les mannes meurent. La parenté des situations n’a pas que le bon aloi d’un jeu sonore, il s’agit quelle que soit l’échelle du même déterminisme d’effroi et d’a-foi.

La nature n’a de beauté que le regard porté sur elle.  Art bref / vie longue / occasions nombreuses / expériences inutiles / jugement aisé.