Amont dévers — une anthologie poétique (7)

Quelle qu’en soit l’occasion, fût-elle dissimulée en amour platonique de l’idée la plus haute (Leopardi, Aspasie), l’expression de l’éros, c’est-à-dire de la vie, est peut-être la seule constante de la poésie, son universel pourrait-on dire, et à coup sûr la matrice de ses glissements progressifs appelés à la fin images ou figures ou tropes.

Par-dessus, donc, toutes les différences linguistiques et culturelles : les rapprochements entre Ibn ’Arabi et Dante, pour ne prendre qu’un exemple, ont été faits depuis longtemps ; et il est assez banal de découvrir la volupté de certaines statues sulpiciennes, y compris funéraires, ou de voir une parenté entre l’érotisme ardent de Jean de la Croix et celui – plus terrien – de Francis Ponge. Notre millénaire a apprivoisé, cela dit, des formes bien diverses de ces jeux innocents ou cruels autrefois attribués à l’un des avatars d’Éros, Cupidon, sous l’égide finalement rassurante de sa mère Vénus – même si les flèches du galopin ailé frappaient parfois des êtres inattendus, voire de trop proche ou infiniment éloignée espèce (et groupe et genre) : de ce point de vue non plus, nil novi sub sole. Ce qui marque peut-être une entrée dans la modernité des sentiments, c’est le déplacement, de l’objet désiré à la force du désir elle-même, quand Augustin (vers le Ve siècle) se demande s’il n’aime pas surtout “aimer” (amare amabam), en une poursuite infinie qui porte en elle sa propre déception. Mais, reconnaissant l’énergie inhérente à cette quête, l’amour courtois (arabo-andalou, puis provençal, puis sicilien et toscan) allait poser pour longtemps les coordonnées essentielles de ce qui nous anime encore aujourd’hui, du moins si l’on croit encore – avec ou sans implication de foi religieuse – que l’amour « meut le soleil et les autres étoiles ».

 

Edme Bouchardon, L’Amour se faisant un arc dans la massue d’Hercule. Département des Sculptures, musée du Louvre © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre), Hervé Lewandowski

Edme Bouchardon, L’Amour se faisant un arc dans la massue d’Hercule. Département des Sculptures, musée du Louvre © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre), Hervé Lewandowski

Sonnet

Qui veut connaître, dames, mon seigneur,
voie un homme d'aimable et doux aspect,
jeune d'années, ancien par l'intellect,
figure de la gloire et de valeur ;
le poil blond, le teint de vive couleur,
grand de sa personne, vaste poitrine,
et en un mot parfait en chaque ligne,        
hormis (hélas) qu'un peu traître en amour.
Et qui veut me connaître, moi, contemple
une femme en l'effet et l'apparence
image de la mort et des souffrances,
une auberge de foi ferme et constante,
une qui n'a, brûlant et soupirant,
nulle pitié, de son cruel amant.

Gaspara Stampa, Rime (1554)      

*  *  *

L’amour les mots

(Sonnet)

Vous avez pu voir, quand je vous ai croisée,
paraître cet effrayant esprit d’amour,
lequel n’apparaît que lorsque l’homme meurt
et ne se laisse voir autrement jamais.

Il était venu si près que j’ai pensé
qu’il allait occire mon cœur douloureux :
alors s’est vêtue de la morte couleur
pour fort se lamenter mon âme affligée ;

mais elle cessa, dès qu’elle vit sortir
de vos yeux une lumière de pitié
qui porta au cœur une douceur nouvelle ;

et l’esprit subtil, par où la vue se fait,
secourut les autres, qui croyaient mourir,
affaiblis d’angoisse à nulle autre pareille.

(Guido Cavalcanti, Rime 22)

 

 * * *

 Belle esclave

Noire, oui, mais tu es belle, ô de nature
gracieux monstre d’amour entre les belles ;
près de toi l’aube est terne, pourpre et ivoire
vers ton ébène paraissent obscurs.

Quand donc et où le monde antique ou le nôtre
virent si vive, sentirent si pure
soit lueur jaillir d’une encre de ténèbres
soit d’un charbon éteint naître brûlure ?

Servant de ma servante, vois qu’alentour
je porte un cœur pris dans un noir lacet,
que blanche main jamais ne pourra défaire.

Où tu es plus vif, Soleil, pour t’abaisser
un soleil est né : qui, dans sa face fière,
porte la nuit, et dans ses yeux le jour.

G. B. Marino, Lira (1614)

  

 * * *

 

Un souvenir

Je ne dors pas. Je vois une route, un bosquet,
qui sur mon cœur pèse comme une angoisse :
on y allait, pour rester seuls et ensemble,
moi avec un autre petit garçon.

C'était la Pâque ; les rites longs, étranges
des vieux. Et s'il ne m'aimait pas
- pensais-je -, ne venait plus demain ?
Et le lendemain il ne vint pas. Une douleur,
des affres ce fut lorsque approcha le soir :
car amitié (je le sus ensuite) ce n'était pas,
c'était là de l'amour ;

le premier ; et quel vrai grand bonheur
j'en eus, entre collines et mer de Trieste.
Mais pourquoi ne pas dormir, aujourd'hui, avec
ces histoires d'il y a bien quinze ans, je crois ?

Umberto Saba (1913-14), Canzoniere

 

* * *

 

Envoi

J'ai mis un verre de violettes à ma fenêtre ;
                    de ton jardin tu dois les voir :
  pourquoi tu ne veux plus me regarder ?
  On voit poindre deux pousses nouvelles
               sous ta blouse je les vois respirer.
C'est pour ça que tu ne veux plus me regarder ?
                  Si tu ne te tournes plus
             si tu ne veux plus rien savoir,
         moi en revanche je peux t'atteindre :
c'est moi qui ai donné l'ordre au pommier
que toutes ses fleurs sur ta petite tête
                 il doit les secouer.

Piero Jahier, Ragazzo, 1919      

* * *

[langue minorée de Vénétie]

Parole scrite d’amor zogàe, vendùe,
Gavèsse ’vùo ’na dona un solo zorno
Che ve gavèsse par amor capìe,

No’ ’varìave, no’, scrite nè ditàe
Mie parole d’amor.

Donàe, donàe ve gavarìa
E perse volentiera.

 [1933]

Mots d’amour écrits joués, vendus,
Eussé-je eu une femme un seul jour
Qui vous eût compris par amour,

Je ne vous aurais jamais écrits ni dictés
Mes mots d’amour.

Donnés, donnés je vous aurais
Et perdus volontiers. 

Giacomo Noventa, Versi e poesie di Emilio Sarpi,
Milan 1963 (posthume)

 

  La rose blanche

Je cueillerai pour toi
la dernière rose du jardin,
la rose blanche qui fleurit
dans les premières brumes.
Les abeilles avides l'ont visitée
jusqu'à hier,
mais elle est encore si douce
qu'elle fait trembler.
C'est un portrait de toi à trente ans.
Un peu oublieuse, comme tu seras alors.

Attilio Bertolucci, Fuochi in novembre, 1934

 

 

* * *

 

Voici le signe ; il s’innerve
sur la paroi qui se dore :
un découpage de palme
brûlé par les lumières de l’aurore.

Les bruits de pas qui proviennent
de la serre si légers,
non feutrés par la neige, sont encore
ta vie, ton sang, un sang tien dans mes veines.

Eugenio Montale, Mottetti (1938)

 

 

* * *

 

Dès que tu es venue,
qu’avec un pas de danse tu es entrée
dans ma vie
comme un souffle de vent dans une pièce close –
pour te faire fête, bien tant attendu,
les mots font défaut et ma voix,
et rester en silence près de toi me suffit.

Le pépiement de même assourdit le bois
au point de l’aube et se tait
quand sur l’horizon bondit le soleil.

Mais c’est toi que cherchait mon impatience
lorsque jeune homme
dans la nuit je me mettais
à la fenêtre comme suffocant :
je ne savais quoi, m’étreignait le cœur.
Et sont tout à toi les paroles
qui, telle une eau sur le point de déborder,
venaient d’elles-mêmes à ma bouche,
dans les heures désertes, quand se tendaient
puérilement mes lèvres d’homme
toutes seules, par désir de baiser…

Camillo Sbarbaro, Versi a Dina, 1955  

 

 

Sans points d’exclamation

Ach, wo ist Juli
und das Sommerland

Comme est haute la douleur.
L’amour, comme il est bestial.
Quelle vacuité des mots
qui creusent dans le vide de vides
monuments de vide. Vide du
blé qui atteignit une fois
(au soleil) la hauteur du cœur.

  Giorgio Caproni, Il muro della terra, 1975   

 

 

(sonnet)

Femme infante mais aux trop forts désirs
ou femme de douleurs et de tourmentes,
toujours prise par tripailles et ventre,
je ne sais si au jour je dois sortir,

du vide creux de ma nuit de goudron,
entre dures gelées et coups de chaud,
bondir avec pauvres envies, et go !
en feignant calme et petits trucs bonbons,

pour les jours de guerre et bouillonnement
et pour piéger les proies pleines et vaines,
et voir comment sans èche ou boniment

tient peu lié l’amoureux ligament…
Oh mon cœur las ! Quelle chose qui tienne ?
Un néant nul. Et j’ai même la dent.

 

Patrizia Valduga, Altri medicamenta, 1982

 

 

Der Wind

La vie douce, Maria
Passe, Maria-la-Vie
Maria-la-Mort. Der Wind.

Quand je serai guérie
J’aurai 60 ans. Maria
La vie passe. La Vie
Est passée comme le vent
Passe sur le feuillage sec
Avec des cris stridents.

 

Nella Nobili, [posthume] dans Autres Passages,
“Gli italiani all’estero” 1990

 

 

 

L’illusion amoureuse

(Loin des yeux…)

   Hélas, ces yeux dont je suis si loin !
hélas, mémoire du temps passé !
hélas, douce foi de cette main !
hélas, grand vertu de sa valeur !
hélas, ma mort n’est pas arrivée !
hélas, y pensant, quelle douleur !
   Hélas, pleurez, ô mes yeux dolents,
puisque ne la voyez pas mourant !

Cecco d’Ascoli, Acerba etas, IV, 4

 

 

La pensée dominante  

      Très douce, très puissante
maîtresse des profondeurs de mon esprit ;
effrayante, mais chère
faveur du ciel ; compagne
de mes lugubres jours,
pensée, qui si souvent devant moi reviens.

      De ta nature obscure
qui ne raisonne ? Son pouvoir parmi nous
qui ne l’a senti ? Bien
qu’à dire ses effets
le sentiment pousse toute langue humaine,
ce qu’elle conte semble neuf à entendre.

Qu’il se trouve esseulé,
mon esprit d’autrefois,
du moment où tu en as fait ta demeure !
Aussitôt, tel l’éclair, mes autres pensées
partout autour de moi
se dispersèrent. Comme une tour dressée
sur un champ solitaire,
toi seule, géante, tu te tiens au centre.

Que sont devenues, en dehors de toi seule,
toutes choses terrestres,
toute la vie entière à mon point de vue !
Quel assommant ennui
loisirs et relations,
et la vaine espérance d’un vain plaisir,
au regard de la joie,
cette céleste joie qui de toi me vient !

      Comme, des rochers nus
du scabreux Apennin,   
sur des champs verdoyants qui au loin sourient
tourne ses yeux plein d’envie le pèlerin,
ainsi, du sec et âpre
bavardage mondain, moi, impatiemment,
je me réfugie dans ton jardin heureux
dont le séjour est presque un baume à mes sens.

      Il est presque incroyable
que la vie malheureuse et le monde idiot
je les aie supportés
aussi longtemps sans toi ;
je ne sais plus comprendre
que pour d’autres désirs,
hormis à toi semblables, d’autres soupirent.

      Jamais, depuis que pour la première fois
l’expérience m’apprit ce qu’est cette vie,
la crainte de la mort ne serra mon cœur.
Elle me semble un jeu
cette nécessité
que le monde inepte, la louant parfois,
redoute et hait toujours ;
et si un danger surgit, en souriant,
j’affronte sans me détourner ses menaces.  

      Toujours couards et cœurs  
non généreux, abjects,
je les ai méprisés. Or tout acte ignoble
blesse aussitôt mes sens ;
sitôt mon cœur s’indigne
des exemples de l’humaine vileté.
Cet âge altier, stupide,
qui de vaines espérances se nourrit,
d’un rien épris, de la vertu ennemi,
qui réclamant l’utile
ne voit pas que la vie
devient toujours de plus en plus inutile,
je me sens plus grand que lui. Des jugements
des gens, je ricane ; le peuple inconstant,
hostile au beau penser,
et ton digne contempteur, je le piétine.

      Quelle passion ne cède
à celle d’où tu nais ?
quelle autre passion même,
hormis celle-là, siège parmi les hommes ?
Avarice, orgueil, haine, dédain, désir
d’honneurs et de pouvoir,
sont-ils autres qu’envies 
auprès de celle-ci ? Une passion seule
règne parmi nous : elle,
souveraine absolue,
fut donnée aux cœurs par des lois éternelles.

      La vie n’a pas de valeur, n’a pas de sens
en dehors d’elle, qui est tout pour les hommes ; 
seule excuse au destin
qui nous pousse, mortels,
à tant souffrir, sur cette terre, sans fruit ;
parfois, par elle seule,
non pour les sots, mais pour les cœurs non vulgaires,
la vie est plus agréable que la mort.

      Pour cueillir les joies tiennes, douce pensée,
souffrir comme tout homme
et endurer longtemps
cette vie mortelle ne fut pas stérile ;
en être qui a traversé tous nos maux,
me mettre en chemin pour atteindre un tel but :
je ne fus pas si las
par ce désert mortel,
quand je venais à toi, pour que nos souffrances,
ne me semblât point les vaincre un bien si grand.

      Quel monde, quelle neuve
immensité, quel paradis que celui
où souvent ta magie extraordinaire
semble m’emporter ! où,
errant sous une lumière autre, inconnue,
j’abandonne à l’oubli
ma condition terrestre et tout le réel !
Tels sont, je crois, les songes
des immortels. Ah finalement un songe
qui embellit le réel en plus d’un point,
c’est toi, douce pensée,
songe, erreur évidente. Mais de nature,
sous les douces errances,
tu es divine ; et elle est si vive et forte,
qu’au réel elle résiste obstinément,
souvent s’égale à lui
et ne se perd que dans le sein de la mort.

      Et toi, c’est certain, ô ma pensée, toi seule
donnant vie à mes jours,
origine adorée d’infinis tourments,
en même temps que moi, t’éteindra la mort :
car des signes clairs disent dedans mon âme
qu’à jamais tu m’as été donnée en reine.
Face à l’aspect du vrai
d’autres charmes aimables
se ternissaient à mes yeux. Plus je reviens
voir encore la seule
par laquelle, parlant avec toi, je vis,
plus grandit ce délice,
plus grandit ce délire, où je prends mon souffle.
Angélique beauté !
Où que je regarde, chaque beau visage
telle une image feinte
semble le tien imiter. Toi seule, source
de toutes autres grâces,
sembles à mes yeux la seule vraie beauté.

      Du jour où je t’ai vue,
de quel sérieux souci ne devins-tu pas
l’ultime objet ? quelle heure du jour passa
sans une pensée tienne en moi ? dans mes rêves
ta souveraine image
manqua-t-elle jamais ? Belle comme un rêve,
angélique semblance,
dans le séjour terrestre,
dans les hautes voies de l’univers entier,
que chercher, qu’espérer
de plus désirable que de voir tes yeux ?
de plus doux présent que la pensée de toi ?

G. Leopardi, Canti, tr. CIRCE - Paris3 Sorbonne Nouvelle

 

 

L’absence

Un baiser. Et, loin. Disparaît
là-bas tout au fond, où se perd
la route du bois, qui paraît
un très long couloir dans le vert.

Je remonte ici, où avant
elle avait ses beaux habits gris :
je vois le crochet, les romans
et chaque vestige petit…

Je vais au balcon. J’abandonne
ma joue dessus la balustrade.
Et sans tristesse. Je claironne
mon calme : elle revient ce soir.

Alentour décline l’été.
Et sur une fleur vermillon,
vibrant de ses ailes caudées
atterrit un gros Papilio…

L’azur infini de ce jour
est comme une soie bien tendue ;
mais sur la sereine étendue
la lune pense à son retour.

L’étang étincelle. Se taisent
les grenouilles. Cette lueur
de claire émeraude, de braise
azurée : le martin pêcheur…

Je ne suis pas triste. Je suis
surpris en voyant le jardin…
surpris de quoi ? je ne me suis
jamais senti autant bambin…

Étonné de quoi ? Mais des choses.
Les fleurs me paraissent étranges :
c’est là pourtant toujours les roses,
c’est là les mêmes alkékenges…

Guido Gozzano, I colloqui, 1911  

 

 

Beautés

Le champ de blé n’est si beau
que parce qu’il y a dedans
ces fleurs de coquelicot et de vesce ;
et ton pâle visage
parce qu’il est un peu tiré en arrière
par le poids de ta longue tresse.

Corrado Govoni, Il Quaderno dei sogni e delle stelle, 1924

 

 

Au jardin de Suzanne

5.

Mais quand tu me rendais heureux je chantais
pour un rien : comme feuille de peuplier
le moindre souffle m’incitait au chant.
À présent qu’avec toi même la vie
me déchire, et doucement me laisse
à la musique rauque de la douleur intime,
je m’habitue à compter les paroles
depuis que déjà au-dedans je croupis
et goutte après goutte distille mon dire.

Betocchi, Un passo, un altro passo, 1967  

 

 

* * *

 

[lucanien ancien]

Mbàreche mi vó’

Mbàreche mi vó’
e già mi sònnese, ’a notte.
Ié pure,
accumminze a trimè nd’ ’a site,
e mi mpàure.
Mi iunnére dasupr’a tti,
e tutte quante t’i suchére, u sagne,
nda na vìppeta schitte e senza fiète,
com’a chi mbrièche ci s’ammùssete
a na vutte iacchète
e uèreta natè nd’u vine russe,
cchi ci murì.

Tu me cherchais ?

Tu me cherchais,
et déjà tu rêves de moi la nuit ?
Moi aussi,
je commence à trembler de soif,
et j’ai peur.
Je me jetterais sur toi,
et je te sucerais tout ton sang,
d’une seule gorgée sans reprendre souffle,
comme un ivrogne s’attache
à un fût crevé
et voudrait nager dans le vin rouge,
à y mourir.

Albino Pierro, Nu belle fatte, 1976    

Jouer, enfin

   Il touche l’Aimée de son ombre

Alors que d'elle, mon soleil adoré,
idolâtre je contemple le beau corps,
et que la méchante et désintéressée
de toutes ses beautés cache le trésor,

de ma personne, presque mourante au loin,
je vois par la grâce du grand astre errant
l'ombre heureuse, de l'arrogante au-devant,
usurper mon plaisir et mon repos plein.

Aussi suis-je obligé d'envier ce vain
simulacre de moi qui l'espace encombre,
alors que je vis en vrai, brûlant lointain.

Oh combien, Amour, de tes illusions montre
mon malheureux état ; que l'on voie donc bien
que toute joie d'amour consiste en une ombre !

 

Tommaso Gaudiosi, L’arpa poetica, VI (éd. 1671)    

 

 

 

* * *

 

reviens ma lune en alternatives de plénitude et d’exiguïté
ma lune au carrefour et langue de lune
chronomètre enfoui et Sinus Roris et psalmodie litanie ombre
fer à cheval et marguerite et mamelle malade et nausée
(je vois mes poissons mourir sur les rochers de tes cils)
et mésaventure et obstacle paso doble épidémie chorus et mois d’avril
apposition ventilée appel d’air d’inhibition et queue et instrument
exposition de tout ou même insecte ou rapprochement de jaune et de noir
donc feuille en champ
toi chauve-souris en poisson-lune toi tache en expansion lunae
(donc en champ jaune et noir) pinceau du songe parfois lieu commun
vor der Mondbrücke vor den Mondbrüchen
en un horizon hystérique de paille cochon empaillé avec des ailes de papillon
cryptographie masque poudre da sparo foie indemoniato rien

Edoardo Sanguineti, Laborintus, 1956  

 

Présentation de l’auteur




Revue Estuaire, N° 165

Avant lecture, Estuaire est à considérer comme un objet. C’est en effet une revue de haute tenue, qui propose sous un format imposant une alternance de feuilles colorées, noires pour les changements de chapitres, et d’un ton pastel variable pour la présentation des articles et auteurs.

Pour ce numéro-ci, le 165, cette symphonie de tonalités sobres et apaisantes qui reste une constante propre à chaque numéro, accompagne le numéro anniversaire. Chaque volume présente en effet une thématique particulière. Cette revue québécoise trimestrielle a été fondée en 1976 par Claude Fleury, Pauline Geoffrion, Jean-Pierre Guay, Pierre Morency et Jean Royer. Depuis, cet attachement à une esthétique qui porte sa signature graphique est mis en avant sur le site internet d’Estuaire :

Revue Estuaire, N° 165

Revue Estuaire, N° 165, C.P. 48774 Outremont (Québec), Canada.

Une évidence : le format livre, pour une revue, est mort. Une transition s’opère. Une part de l’institution nous est confiée ; notre action sera de la porter plus loin. Ce plus loin passe, entre autres, par le renouvellement de la facture graphique de la revue. Julie Espinasse, de l’atelier Mille Mille, avec le concours de l’équipe de rédaction, s’est chargée d’imaginer Estuaire autrement : format plus grand, page aérée permettant au poème de se déployer, couleur (!) ; finesse dans le détail – les typos, les titres courants, la disposition des textes –, qui rendra agréable et conviviale votre lecture. Chaque numéro de 2015 sera illustré par l’artiste montréalaise Annie Descôteaux. Naïves dans leur manière, éclairantes par leur propos, les œuvres de Descôteaux dialogueront avec les mots pour constituer un ensemble cohérent. Nous vous invitons à partager la poésie. La revue Estuaire telle que vous la connaissiez n’est plus.

Yannick Renaud 

Yannick Renaud, à la direction d’Estuaire désormais, place donc les publications actuelles sur la même ligne éditoriale que ses prédécesseurs. Il en suit également les traces en préservant les rubriques abordées annoncées au sommaires : « Liminaires », qui proposent un avant propos expliquant les choix qui ont motivés le numéro, des « Poèmes », dont les auteurs sont présentés discrètement par quelques lignes qui visent plus à en offrir une biographie qu’à soutenir une pensée critique sur leur œuvre, et des « Critiques » servies par des noms dont les domaines de prédilection sont tout à fait hétéroclites.

Le lecteur, déjà conquis par l‘esthétique élégante de ce volume, a donc tout à espérer de ce qu’il va y trouver. Et autant dire que la diversité de propos et des auteurs qui sont mis à l’honneur ne peuvent qu’éveiller sa curiosité et satisfaire son attente. Les poètes et leurs textes sont présentés de manière aérienne et sobre. Un nom et le titre des textes sur une page de couleur, puis les poèmes, qui se suivent, quelle que soit leur volume, d’une page à l’autre, ponctués par un espace scriptural laissé vierge. Et les noms proposés qui évoquent la multiplicité du paysage de la poésie québecoise francophone laissent rêveur : pour ce numéro-ci Nicole Brenard, Marie-Eve Comptois, Marie-Andrée Gill, Annie Lafleur, Catherine Lalonde, Tania Langlais, Dominique Robert, Hector Ruiz, Emmanuel Simard et Yolande Villemaire.

Suivent un appareil critique dont les thématiques abordées ne sont pas guidées par un fil directeur particulier, ce qui fait la richesse de ce panel de réflexions sur la littérature, ici servi par Catherine Cornier-Larose, Jean-Simon DesRochers et François Rioux.

Estuaire offre donc une diversité de thématiques et de voix, dans un écrin de papier. Le lecteur se laisse immerger dans ces pages dont l’esthétique rivalise avec la qualité éditoriale. De découverte en découverte, il peut se laisser happer par un panel de poèmes dont la mise en page n’alourdit en rien la présence. Puis il découvre un appareil critique d’une haute tenue, qui ouvre à de multiples questionnements sur la littérature. On ne peut donc que souhaiter qu’Estuaire poursuive sa route.




Thomas Demoulin, Livres en vie (3) : Bernard Hreglich

Bernard Hreglich, Proses, Jean-Jacques Sergent imprimeur, 1997

S’il est vrai qu’écrire est un essai d’émancipation de l’être intérieur autant qu’extérieur (de son âme et des conditions matérielles de son existence), Bernard Hreglich offre l’exemple d’un écrivain qui a failli rater. Il ne faut pas oublier qu’une maladie aussi dégradante que celle qui le frappa a vite fait de miner en profondeur toutes les bonnes intentions affichées glorieusement par un auteur.

 

Bernard Hreglich, Proses, Jean-Jacques Sergent imprimeur, 1997

 

Ceux qui, contrairement à moi, ont eu l’heur et l’âge de croiser Hreglich savent qu’il fut un poète discret, ne cherchant pas à paraître à tout prix malgré ses protecteurs de poids : dès 1974, Bosquet se veut son parrain, et il fut l’ami de Rousselot et Guillevic ; son beau-père était Serge Wellens, et nombreux sont les poètes qui, aujourd'hui encore, à l’instar de Kenneth White, se rappellent des lectures organisées rue Mercoeur ou, parfois, dans la crypte de La Madeleine, par Marguerite Ambrosini Wellens, sa mère libraire. Echappant à de si nombreuses sollicitations, au moment où Hreglich entre dans sa quarantième année, il n’a joué que deux coups : Droit d’absence en 1977, édité par Bosquet chez Belfond ; Maître Visage en 1986, aux éditions de la revue Sud. Deux livres célébrés, respectivement récompensés par les prix Max Jacob et Jean Malrieu.

 

Voilà où en est Bernard Hreglich en 1993, quand sa sclérose en plaques dégénère violemment, le paralysant de plus en plus complètement à un rythme aussi effréné qu’incontrôlable, le clouant dans un fauteuil. Impossible de s’en sortir seul. Le poète est coupé dans son élan alors que deux feux, les enfants de ses amis et la guerre serbo-croate, venaient de susciter les premiers textes, sublimes, de sa dernière manière(([i] [1] Max Alhau a trouvé pour eux les mots justes, à lire ici, dans Recours au poème. La 46ème livraison des Hommes sans épaules, qui sera présentée au prochain Salon de la revue, à Paris, consacrera tout un dossier à Hreglich, injustement resté méconnu.)). Il est terrassé ; qu’elle est loin, l’émancipation du poète, quand le moindre geste de la survie quotidienne est lui-même devenu un idéal souvent inaccessible…

 

Je ne sais pas ce qu’a pu lui dire son ami François de Boisseuil, mais c’est bien lui qui le remit au travail (nous sommes en septembre 1993). Enfin si, je sais surtout que ce n’est pas le genre d’ami à épiloguer longtemps sur le pourquoi du comment ; ne comptez pas sur lui non plus pour vous trouver des excuses ou pleurer sur votre sort. Il m’a raconté une histoire comme ça, où un peintre arrive un jour démoralisé chez Giacometti. Le sculpteur questionne et fait accoucher le malheureux : au fond, il pouvait encore travailler… L’histoire a de ces socratiques répétitions : Hreglich, armé de son nouveau secrétaire, parvient à retarder la visite de sa Faucheuse : deux livres absolument capitaux sont envoyés à Jacques Réda, qui dirige alors la NRF, et qui les accepte. Un Ciel élémentaire paraît en 1994 (obtenant le prix Mallarmé) et Autant dire jamais en septembre 1996, un mois après la mort de l’auteur.

Or, le petit livre oblong(([i] In-12 oblong (12 × 18,5) de 24 ff.))que j’ai entre les mains vient me rappeler, contre toute tentative hagiographique, que la réalité fut simplement dure et tranchante.

 

Affirmer que l’écriture l’aurait remporté in extremis sur la mort semblerait en l’espèce quelque peu indécent, en plus d’être simpliste. Hreglich, en effet, alors même qu’il se mobilise pour venir à bout de ses deux livres majeurs, a accepté sa mort : si écrire est une force qu’il peut, « le temps d’un poème », opposer à la souffrance, le suicide en est une autre, qu’il envisage sérieusement. Les Proses sont le témoignage abrupt de cette lutte entre deux puissances d’une même volonté, la chronique d’un combat actif contre un effondrement passif, déchéance qui, d’ailleurs, avait été fatalement prédite par un amour de jeunesse ; il s’agissait de le démentir.

 

Vers la mi-janvier 1996, Hreglich se rate (pour la énième fois) et tombe dans le coma jusque mai. Les médecins amputent des phalanges à un pied, des doigts à une main. En juin, il se trouve dans une maison de repos, dans le Morvan. C’est là qu’il écrit la trentaine de sentences qui constitue ce livre. Aux yeux de tout le personnel médical, Bernard Hreglich est un patient qui collabore. Mais, dans le secret de son écriture minuscule et lente, il circule déjà d’un monde à l’autre. « Ce chemin me mène à la noirceur mais je désigne ce chemin ». Ces phrases, il les ramène de très loin, d’un domaine d’expérience dont il est rare de pouvoir témoigner. Elles tombent, dictées par le mystère à la fois trivial et vertigineux qui nous attend tous. Ce qu’elles nous communiquent avec la clarté d’une dépêche, c’est une proximité des plus extrêmes avec l’impensable néant que l’homme peut souhaiter devenir. La composition sobre en Garamond de corps 18 rend sensible ce passage au-delà du visible.

 

On le voit : dans « la douce moiteur de l’encre » l’écriture n’est pas contre la mort ; chacune a investi l’autre. Éblouissant ou aveuglant récit dont seule la poésie est capable : « Cet homme brisé porte les traces de son crime. Mille fusils pour étourdir celui que transporte un exil durable, ne sachant rien de cette zone brumeuse où vient la nuit comme un miracle ».

Avec ce livre de peu, si modeste en apparence, les humanistes François de Boisseuil et Jean-Jacques Sergent auront donné à cette nuit son éclat le plus juste. Sans doute ne furent-ils conduits que par l’amitié, par l’espèce d’urgence instinctive propre aux émotions ; mais le lecteur des Proses ne peut s’empêcher de songer qu’ils ont ainsi parachevé l’émancipation du poète :

Si la nuit te donne raison nous deviendrons des formes neuves sur les parois de ton exil. 

 




Denise Boucher, Boîte d’images : Dans le tourbillon de la vie, une fée déféodée en route vers la liberté

Avec Boîte d’images, Denise Boucher nous offre en cadeau une anthologie très personnelle. Elle nous invite à l’ouvrir et à piocher, au hasard, une carte postale, un poème - instantanés d’un moment/sensation/émotion. La poète ne nous facilite pas le travail : pas de date qui serve de repère ; textes anciens, récents et inédits mêlés. Mais n’en est-il pas de même des couches géologiques du temps ?

Se trouve ainsi accentué le sentiment d’une immersion dans un tourbillon de vie, une vie marquée par l’audace et l’expérimentation. L’époque s’y prêtait, il est vrai. Née dans une petite ville du Québec, Denise Boucher avait 20 ans et quelque au début des années 60, époque de la grande remise en cause par les baby-boomers du mode de vie de leurs parents, de leurs valeurs et de celles de la société de consommation.

Denise Boucher, Boîte d’images, l’Hexagone, 2016, 169 pages.

Denise Boucher, Boîte d’images, l’Hexagone, 2016, 169 pages.

Le Québec ne pouvait rester à l’écart du mouvement, d’autant que la société étouffait sous le poids d’un conservatisme renforcé par l’imbrication des pouvoirs politique et religieux((Le clergé, catholique et protestant, contrôlait le système d’enseignement . Et Jean Lesage, Premier ministre du Québec durant la « Révolution tranquille », commença par s’opposer à la création d’un Ministère de l’Education.)). Pour visionner l’invisible/nous naviguions à vue nous voulions/déboulonner les apparences. Entreprise hautement difficile :

Mais les coupes à blanc dans nos mots
nous avaient légué un marmonnage
proche du cent pieds sous terre…

Denise Boucher a non seulement participé à cette révolution culturelle, elle en a été actrice, accélératrice même. Sa pièce Les fées ont soif, créée pour la première fois en 1978, connut un succès foudroyant, à la mesure du scandale provoqué((L’auteure fut poursuivie en justice par les intégristes de l’époque qui réclamaient l’interdiction de la pièce pour cause de blasphème. Ils furent déboutés en appel. « Et la pièce, présentée à nouveau l’année suivante au TNP, entreprendra une tournée québécoise de six mois, à guichets fermés. Elle sera traduite en russe, espagnol, anglais, italien, catalan et sera jouée dans plusieurs théâtres d’Europe, d’Amérique et d’Australie. La traduction américaine sera publiée en 1993, aux Etats-Unis, dans la collection Women’s Theater from the French ». Marie-Nicole Pelletier, Ces femmes qui ont bâti Montréal, Editions du Remue-ménage, 1992, pp. 463-464.)). L’auteure y dénonçait les archétypes à travers lesquels la société patriarcale tente de soumettre les femmes et de les confiner à leur rôle traditionnel : mère, vierge, putain.

Il est difficile de sortir indemne d’un tel évènement. Denise Boucher continua à tracer sa voie comme auteure et comme poète, mue par la conviction du pouvoir des mots, royaume ouvert aux démunis qui réussissent à en franchir le seuil. A la question, Comment êtes-vous devenue écrivain, elle répond : En voulant explorer par moi-même la force des mots pour dire ce que l’on considère comme indicible((« Questionnaire d’auteur : Denise Boucher, Archive pour le mot-clef Denise Boucher », 12 mars 2012 par le Délivré. http://www.librairiemonet.com/blogue/tag/denise-boucher/)).

Indicible : ce qu’il est défendu de dire, ce qui ne peut être dit par le langage usuel. La poésie – lieu par excellence de l’émergence de l’indicible – sera donc pour cette amoureuse de l’amour et de la beauté, toujours révoltée, le terrain de jeu idéal. Le lieu où il est possible de chanter un chant qui rende la vie supportable. La citation, de William Carlos William, figure en exergue de Prélude, en début de l’anthologie.

Ouvrons donc cette Boîte d’images. L’auteure, Shéhérazade moderne, nous raconte dans une langue imagée, riche en trouvailles, souvent cocasse, les péripéties de son voyage au long cours. On y trouve :

La mère, mémoire du commencement, toujours présente

De grandes histoires d’amour, Nous n’avions rien/et n’avions besoin de rien/ nous avions mieux/et le cœur sauvage des choses/…/nous étions deux et nous le savions. D’autres, passagères, légères, Dans le guide des amours/vous portiez cinq étoiles/remplies de gages/d’un enfer supportable

Des batailles épiques, des défaites amoureuses, Je ne viens pas d’où je venais/le crime fut parfait…/Je suis une mémoire atteinte/la quintessence de la lâcheté 

Un érotisme joyeux, Je me taperai un de ces Tarzans/je mettrai ma robe en serpent…, des désirs nés d’un regard bleu par-dessus une écharpe rouge, des souvenirs, mot générique pouvant désigner tout aussi bien un hibou en plastique aux yeux jaunes, legs d’une histoire ancienne, un visage qui la hante ou encore une réminiscence surgissant dans un endroit inattendu (dépôt de l’Armée du Salut) 

Les amis bien sûr, célèbres (Gaston Miron, Marcelle Ferron…) et pas célèbres. Également, une vieille Arabe (assise au soleil, sourit et roule le soleil entre ses dents en or), Aïcha la marocaine, Llorona la mexicaine. Une Anne-Laure de onze ans qui porte un nom à faire des chansons. Le voisinage, un veuf au balcon, sentinelle du village qui ne comprend les paroles de sa femme que longtemps après le décès de celle-ci, un autre qui n’en peut plus d’attendre

Les deuils qui déchirent le cœur, l’âge vécu avec l’élégance de l’humour, la grande négation qui fait son chemin

Nous la suivons ainsi dans ses saisons, de la jeunesse à celle de maintenant où elle joue avec l’idée de retarder le temps, refusant viscéralement - à l’encontre de toute une tradition, orientale comme occidentale - de croire qu’on peut s’en aller bellement, doucement.

Et c’est ainsi que la jeune fille ardente, l’oiseau-moqueur qui voulait enchanter la vie, que Denise Boucher est toujours restée nous raconte sa traversée et son combat pour la liberté.

Ce que j’aimais le plus dans la liberté
ressemblait au temps où
personne n’aurait peur
de l’amour d’avoir peur
de la femme sans ombre…
de la femme sans jour…
de la fiction des contes
où les fées racontent l’envers de nos vies

Boîte d’images, la rencontre d’une grande poète avec son époque, qu’elle prend à bras le corps et dont elle évoque si bien les bonheurs et les maux, en miroir des siens. Une leçon de vie, poétique, qu’il faudrait offrir à toutes les filles et à tous les garçons.

Denise Boucher, Boîte d’images (extraits)

Comment s’en aller d’elle
comment quitter son lait
comment se défiler
sauter seule à la corde
derrière la maison
sans déchanter pour soi
j’ai une méchante mère
sans courir à la haine
comment rêver partir

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

⇒ Lien vers le bon de commande

Présentation de l’auteur

Denise Boucher

Ecrivaine, dramaturge – sa pièce Les fées ont soif, qui fit scandale lors de sa création en 1978, est jouée dans le monde entier - Denise Boucher est avant tout poète. Poète grandeur nature, ainsi la présente le Larousse qui l’a introduite dans son édition 2018. Grandeur nature, à l’image de ce Québec où elle a vu le jour en 1935, du temps où les élites et l’église imposaient leur carcan sur les corps et les esprits. Grandeur nature à l’image de la vie qu’elle étreint à plein bras et dont elle chante dans une langue savoureuse les grands et petits bonheurs, les pertes et les défaites. Poète, Denise Boucher a voulu l’être en toute conscience et lucidité sans jamais se départir de son sens de l’humour et de sa drôlerie. Elle n’a cessé de démonter/dénoncer les rouages de la société patriarcale et tous les conformismes. En 2017, elle a publié Boîte d’images, une anthologie personnelle qui a remporté le grand prix du Festival international de poésie de Trois-Rivières.

 

 

Autres lectures




Dip et ses dessins…

Dip vient de l’enfance. Il parle à l’enfant en chacun de nous. Non pas l’enfant idéal d’un monde bleu et or, mais l’enfant égratigné, celui d’Alice qui court après le lapin et rencontre le sourire du chat, l’enfant qui voit la lune rencontrer le soleil, et les morceaux épars se rassembler en un joyeux désordre.

Dessin, Dip

L’enfant qui entend une parole d’adulte éclaboussée de pluie et la capte pour en faire le miroir de son rêve.
L’enfant qui veut savoir et n’en a ni le droit ni les moyens, qui se heurte au discours des grands et le transforme pour le rendre acceptable entre chien et loup, entre père et mère, entre oiseau et sexe, entre plein et vide…qui cherche à découvrir pourquoi et comment. Pourquoi et comment la forme du ballon et celle du sein, pourquoi et comment le ventre des femmes et les crocs du chien, pourquoi l’impossible liaison du sentiment et de l’image, du mot et des sensations, pourquoi la solitude, et aussi le regard ébloui qui accroche un lambeau du temps, un débris d’histoire interrompue on ne sait comment, on ne saura jamais…

Dessin, Dip

Dip vient de l’enfance et questionne en laissant aller sa liberté, dans un geste de lâcher-prise, loin du cynisme de l’adulte revenu de tout, ou du moralisme de celui qui a oublié qu’il vient d’un ventre, qu’il vient du sperme, qu’il vient d’un non-lieu de mémoire.

Les dessins de Dip viennent de la mémoire du corps, du geste, du récit. Ils viennent de la rencontre.

Et Dip, avec ses dessins, nous invite à la rencontre d’un regard évanoui.

Son trait est une évidence étonnée. Lorsqu’il s’arrondit il semble sourire, lorsqu’il se brise il espère qu’un ballon le rattrapera. Si un nuage traverse la page, un corps s’absente partiellement comme s’absente la pensée lorsque vient l’extase, ou lorsque, soumis à l’effroi ou à l’indicible, l’enfant va puiser dans le geste pour réunir les éclats d’une situation ou les lambeaux d’une relation si instable qu’elle en devient prodigieuse.

Dessin, Dip

C’est avec un trait qui puise à la source de l’innocence contrariée que Dip semble faire bord à la question de l’étrangeté du monde. Alors l’image d’un sexe peut côtoyer la fleur, celle d’une mâchoire aux dents acérées rencontrer le regard ébloui d’un personnage qui pourtant, à une extrémité improbable, se fait dévorer. Alors un oiseau peut apparaitre dans le noir de l’encre qui se répand sur une feuille blanche.

Dip, avec sa liberté jaillissante, autorise l’enfant qui, en nous, désire, exulte et tremble.

 

Pour Renaud Allirand/ Dip. Avec mon amitié affectueuse

Dessin, Dip
Dessin, Dip

Présentation de l’auteur




Christophe Bregaint, A l’avant garde des ruines

Un recueil léger, aérien, de belle allure, avec un portrait de l’auteur en couverture. A l’avant garde des ruines dessine son petit volume sur fond blanc, accompagné de cet horizon d’attente, annoncé par le sous titrage qui classe in médias res les textes dans la catégorie « Poésie ».

Le lecteur ne sera pas déçu. Rares sont encore les poètes qui, en si peu de mots, déploient tant de puissance évocatoire, de landes aux horizons des terrains vagues, de paysages où se perdre devient suivre une errance qui sanctifie le passage du Styx.

 

Hors de la lueur

Le paysage s’ouvre
Sur
Un échantillon de mort

Se referme
Sur les lointains

L’enfer
Répète des oraisons

Tu renais
En lui 

Christophe Bregaint , A l’avant-garde des ruines, Editons du Pont de l’Europe, 2017, 65 pages, 10 €.

Christophe Bregaint , A l’avant-garde des ruines, Éditions du Pont de l’Europe, 2017, 65 pages, 10 €.

Agencées tel un espace scénique au décor minimaliste, les pages immaculées offrent aux quelques mots parsemés, justifiés à gauche, une étendue de silence. Pour être rares, les mots qui composent les vers de Christophe Brégaint n’en sont pas moins puissants…Le texte liminaire, comme les autres, sème quelques phrases qui trament avec l’espace scriptural de la page l’architecture totémique du poème :

 Aride
Au bout
De la route
L’imposture
Des feux
Dans
Sa gorge
Grise


Comme
D’autres

A contresens

De ta frêle nacelle
Tu y vas tomber 

Le ton est offert dès l’abord. Se regardant voir, le poète se dévoile sans pour autant céder aux facilités d’un lyrisme pesant. La mise à distance permise par le pronom personnel de la deuxième personne du singulier aide, certes, à porter cette réflexivité du regard. Mais ce dispositif est également soutenu par l’emploi d’un lexique riche, sans pour autant être précieux. Des mots percutants, des jeux avec les heurts des syllabes, la place de ces quelques substantifs déposés comme on appose des petits coups de ciseaux à un marbre. L’objet sculpté y est parfait, rien ne vient en ternir la puissance, et l’ensemble forme un univers où le cri n’a jamais été aussi mesuré, étouffé, tout en déployant autant de puissance.

Que vienne
Le dépit
Tu lui donneras
Quelques munitions
S’il n’en a plus
Suffisamment
Puisque
Tu ne comptes plus
Leur nombre
Tout au long
De tes jours et
De tes nuits
En sentinelle
Exposée
Au souffle
Du chaos

Confessions d’un être qui unit ses tentatives d’affronter l’indicible au groupe humain, en une fraternité énoncée par le pronom de troisième personne « on ». La promptitude ne brusque pas la mesure du texte, au contraire, elle en dévoile l’intensité, dans une avancée vers l’imparable chute. Car n’oublions pas l’engagement de Christophe Brégaint, militant de toujours, qui agit sans compter lorsqu’il s’agit de soutenir l’association Action Froid. Il est en effet l’initiateur, aux côtés d’Eléonore Jame, d’une anthologie qui réunit 107 auteurs, Dehors, recueil sans abri, dont le parrain est Xavier Emmanuelli. Alors, l’absurdité de la misère, toujours et encore si prégnante pour tant de nos frères en ce monde, il la côtoie, il la mesure, il la sent, palpe et jouxte. Cette problématique soutient l’architecture sémantique de nombre de ses textes.

 Le silence
Une chimère
Vous apporte
Toute l’horreur
Du monde

Celle-ci

Fleurira sur
Tous
Les bonheurs
Les sourires
Les amours
Les paix
Un passé

Devenu énigme

Un lexique sans dissimulation et pourtant dans sa ténuité, dans sa nudité, ce poème énonce la globalité de nos échecs, ce « passé devenu énigme », puisque tout perdure, la misère et les guerres. Comme un éclat pur de cristal, ici enclos, le cri, à nouveau, mais, celui-ci, transpersonnel, pour l’humain. Et puis, cet horizon clos, puisque tout perdure.

Christophe Brégaint parle le langage d’une humanité aboutie, puisque c’est «  Cet invisible serpentant Au milieu D’un ciel qui Craque » qu’il appelle, en si peu de traces écrites, sous l’impuissance de la parole. Politique avant d’être lyrique, ce cri n’est autre que celui de nos semblables. Ainsi offrons lui le privilège des dernières lignes de ces quelques propos qui, je l’espère, rendront hommage au recueil, aussi bien qu’au poète, discret et engagé :

Il y a une colonne d’ombres
Silencieuses
Dans l’écran plasma
De nos lumières

Leurs mains tracent
Des mystères
A même la terre
Couverte du sang des anciens

Sur la cordillère des Andes

Marchent les orphelins de Cusco
Ayant pour toute possession
Le creux des bras immenses
Du soleil

 

 

Présentation de l’auteur




Murielle Compère-Demarcy, Trois chevreuils noirs…

© Jacques Cauda

 © Jacques Cauda

 

 

 

Trois chevreuils noirs
 sortent du bois du sommeil
L'alouette rouge fuse
dans la plaine intérieure
L'espoir allume
sur ses miroirs de plume
les ailes de l’ailleurs

avant la brume
aux naseaux des aumailles
avant
l'endormissement
de la sève au bord du sevrage
hivernal

L'hiver amorphe rêvera-t-il ?

Qui fera feu de tout bois
dans l'âtre veilleur
couché comme un chien prêt de s'ébattre
sur le seuil aux abois

Quand,
l'affût
marquera-t-il l'arrêt ?
Quand ,
s'activera
l'instinct prédateur ?

La montée de sève débourre déjà
ses velours mauves éclos en écailles

Passée, l'hibernation automnale
Levé, le philtre des bois dormants
Réveillée, la respiration endormie
Le sommeil tente ses premiers pas
à la descente du nid

De quelles forces d'être
de quel rougeoiement d’altitude
le printemps explosera ?

Le chien bleu rieur, la chienne rouanne
mon épagneul picard,
flairent avant l'heure
les odeurs
printanières

À Balkis

La buse miaule
le chevreuil aboie
mon petit chat crève
Je feule, je crache, je meurs

de mon petit chat mort
comme une Bête
Tandis que l’aube lève

s’impatiente
sort les griffes
de ne trouver parole
 l’affût rêve
par l’ombre féline
un peu de lumière

Petit chat
mon petit chat mort
je te ressuscite, te hèle, et je te ronronne
te cheville
à cœur-caresse
Je te parle
Tu renais
dans ce qui respire
de ce qu’il me reste
de ce qui me traîne
Je hurle
derrière mes yeux de Bête
ton cri fauve de chat sauvage                                                                                                                                          

La nuit se dilate
upilles désailées
Je plante mes canines
peine sourde, cri des larmes
rentré,
dans les plumes de ton sommeil                                      

 

La vipère du désir s'active
 ensorcelle la broussaille du soir
 jusqu'à son nid d'étoiles             
où les oiseaux de l'aube
reviendront boire

 bientôt le jour
 les langues de venin
noueront le sang
suffoqué sous l’épiderme

 

 

La fatigue dégonde
une fenêtre dans le crâne

dormante sur l'épaule

Plein vent un pic-vert ricane
envol ondulé sous le velum
des idées qui s'écharpent
La volière des pensées est vide

La tenaille du soleil retire
une écharde
rire rouge flamboyant
entre les dents
de ta migraine qui cogne

Derrière le rideau qui gondole
un oiseau est rentré
dans le ciel éventé de ta tête
il tisonne l'alerte
dans le feu fané des décombres
où dorment fleurs de cendre
les arachnides du temps 
que la mort tisserande déchire
La cage est ouverte

Sous le manteau des coups de lames
feux sanglants de la veille
s'activent
esquivent dans le foyer décomposé
les gestes courts
les paroles torves paradoxales

celles qui font mal

Reposée la fatigue
déposera
sa mue dans l'âtre
jusqu'à
la prochaine attaque

de quelle nouvelle créature hybride
de quel nouveau monstre du Langage ?

© Jacques Cauda

 © Jacques Cauda

Présentation de l’auteur




Brisures de mots : la poésie de Françoise Hàn

Écrire de tout notre corps, et que tout soit présent ((F. Hàn, Profondeur du champ de vol, Nîmes , Cadex, 1994, p. 8))

La lecture de l’œuvre de Françoise Hàn nous entraîne vers les abîmes immémoriaux d’un temps et d’un espace revisités par l’écriture en une sorte de troisième lieu médian.

En cet espace poétique qui semble n’être que l’anagramme de l’inconnu, le mot épouse le corps à travers la perception d’un présent rendu unique par cette incarnation fugitive. Le langage n’est que l’écho d’une question, un fragment et parfois même un ossuaire pour toutes les voix perdues ou négligées de l’histoire qui semblent habiter la page : « Nos voix font effort pour se raccorder.

Françoise Hàn

Françoise Han

 Les paroles que nous prononçons tâtonnent pour se rejoindre. Beaucoup se perdent. Beaucoup sont mâchées par les poissons carnivores. Et celles qui survivent, nous ignorons où elles vont. Du commencement et de la fin des choses, nous ne savons rien. Le tracé s’interrompt, le dessin d’ensemble nous reste inconnu. Mais la fracture toute fraîche, l’arrachement, ou l’infime sillon de l’érosion, par nos cinq sens nous les percevons ((Ibid, p. 9)). »

La seule prétention du poème n’est peut-être que cette captation de l’instant qui parfois nous fait le don de l’oubli à travers ce pur accueil de la présence sensorielle : « Nous, qui de mémoire d’homme connaissons plusieurs écroulements, nous tentons cette gageure : dans le poème, saisie de l’instant, éclosion dans le présent, faire tenir la ruine, la désintégration, la chute vers les grands fonds de nos débris, sédiments futurs((Ibid, p. 9)). » Voués à la chute, il nous reste toutefois en partage ce sillon de la matière à creuser avec l’espérance d’une légèreté aussi ignorante que « le chant d’un oiseau, à l’aube au bord d’une fissure((Ibid, p. 9)) » et la saveur de« ces soirs d’été où nous avons cru être au monde. » Si cette grâce de l’inconscience propre au monde animal ou végétal nous est refusée, elle est toutefois le fondement même de notre liberté : « Nous sommes là où nous ne pourrons jamais nous atteindre. L’évolution a produit en nous l’inquiétude, comme chez d’autres la nageoire ou l’aile. Avec sa symétrique : toucher les fleurs, l’argile, les coquillages. Peindre, pétrir, chanter. Lancer une sonde sur la planète Mars. Crayonner la création sur les murs de Lascaux ou d’Altamira((Florilège paru dans la Revue d’Art et de Littérature, Musique n°77, novembre 2011, « L’évolution des paysages », p. 45, www.lechasseurabstrait.com/revue.)). » Cette douloureuse lucidité n’est en fait que le ferment de toute création dont il ne restera cependant en toute humilité que quelques « vocables dessouchés », quelques brisures. A la conscience de cette vie fuyante comme de l’eau s’oppose donc l’impermanence du rocher qui était là « bien avant le ruisseau » et qui surtout « ne se souvient plus d’avoir une histoire((F. Hàn, Ne pensant à rien, Remoulins, éditions J. Bremond, 2002, p. 23)). » Comme l’indique le titre du recueil d’où est tiré ce vers « Ne sachant rien », si l’arbre de la connaissance nous est refusé, peut-être pouvons nous apprendre un peu de cette quiétude ignorante d’elle-même. Car il y a au cœur de la roche un éclat retenu que les mots tentent de capter comme un fragment de quartz. La rivière en son creusement peut elle aussi « se charger de minéral, recréer là-dessous, dans le resserrement un chemin d’étoiles((Ibid, p. 25)). » En ce gai savoir de l’abîme, l’homme comme le texte qui le représente n’est qu’un fragment livré au manque et l’univers qui l’entoure est cette énigme inscrite sur la face d’un dé dont « Les faces visibles se nomment : Attente – Rencontre-Adieu – Longue Route – Barques perdues en mer – Mer de sérénité – Effacement. Sur la septième face, il n’y aurait pas de nom. [Puisqu’elle est l’ensemble de tous les noms, de ceux-là aussi qui ne sont pas prononcés.]((Profondeur du champ de vol, op. cit., p. 32))

La parole est donc une sorte d’éternelle première fois qui se réinvente à travers chaque homme qui n’est lui-même qu’une parcelle ou un éclat de cette vérité dont la totalité nous est refusée. Ce manque est toutefois la condition même de notre désir : « Chaque mot comme le premier mot qui fut prononcé, le premier mot, celui peut-être qui désigne l’eau pour la soif((Ne pensant à rien, op. cit., p. 15
)). » Ce pourrait être aussi un point ou encore cet intervalle qui permet à toutes choses d’exister à la fois «ensembles et séparées». C’est pourquoi dans un article consacré à l’idéogramme((Florilège paru dans la Revue d’Art et de Littérature, Musique n°77, novembre 2011, « Devant l’idéogramme », p. 16-17, p. 45, www.lechasseurabstrait.com/revue.)), Françoise Hàn nous décrit la représentation du mot « interroger » qui nous semble être en définitive le paradigme ou le fil conducteur de l’ensemble de ses écrits. Le caractère bouche est formé devant le caractère porte. Derrière la porte ne se trouve que la page blanche ou le vide où les énergies circulent. La bouche elle-même « encadre un vide plus petit », « comme une tentative de prononcer en une seule syllabe le fond de l’univers. » Mais cette tentative est vaine car un signe limité et circonscrit ne peut dire le Tout, la fermeture s’oppose à l’ouverture infinie que seule un trait ininterrompu pourrait peut-être représenter. En sa brisure même l’idéogramme toutefois épouse ce mouvement ou ce rythme de l’univers marqué par le sceau de la temporalité et donc de la coupure.

Le poème est donc cet « espace ouvert » où résonne indéfiniment l’écho d’une voix, sans que l’on sache vraiment d’où elle vient ni à qui elle appartient réellement, en ces paroles uniques et universelles à la fois qui peuplent la page : « Quelqu’un te demande si sa voix est la tienne, quelqu’un t’apporte son silence et s’en va, les uns déposent leur fardeau et s’effacent, d’autres se tiennent immobiles la pierre sur la tête, les plus exigeants sont les absents, ceux qui ne miment pas [...]((11 L’espace ouvert, Paris, Librairie Saint-Germain des prés, 1970, p. 29)) » Le mot détourné de son utilité, tend à atteindre ce quelque chose d’essentiel qui nous est toujours refusé et que seul le cosmos ou la nature semblent en définitive posséder : «plantes et planètes, lents mûrissements et révolutions sans phrases, le signe essentiel est ailleurs, toute la démesure, dans la main qui s’ouvre et se ferme, ici commence et ne s’achèvera jamais l’aventure. » Seuls les atomes disséminés de la langue poétique peuvent peut-être s’approcher de cette cosmologie atomisée de particules et d’étoiles. Cet amour de la question porte donc toute l’œuvre qui n’est sans doute que le reflet de ce ciel inversé que nous habitons à travers ce chemin de signes où brille un peu de l’éclat de cette lumière inconnu de la « matière incréé » : « Dans les flaques, la constellation des mots dessine sa Grande Ourse, pas exactement la même que celle là-haut. Quelques années-lumière de décalage, une libation à l’invisible. Avec nos doigts, dans la boue, nous traçons des questions. Elles bâtissent, friables, changeant, instable, un autre réel((12 Profondeur du champ de vol, op. cit., p. 7)). »

 

Présentation de l’auteur




Entretien avec Nohad Salameh

ENTRETIEN avec NOHAD SALAMEH autour de Marcheuses au bord du gouffre

Vous venez de faire paraître, chère Nohad, un bel essai aux éditions La Lettre volée, intitulé Marcheuses au bord du gouffre, onze figures tragiques des lettres féminines. Votre dernier recueil de poèmes, Le Livre de Lilith, paru à L’Atelier du Grand Tétras, est une célébration de la Femme à travers ses multiples empreintes. A l’heure d’un féminisme dénonciatif, de l’écriture inclusive et de ce que les journalistes nomment « la libération de la parole », que représentent vos Marcheuses et la figure de la Femme à la source de votre inspiration ?
Nohad SALAMEH, Marcheuses au bord du gouffre, La Lettre Volée, 2018, 216 pages, 22 €

Nohad SALAMEH, Marcheuses au bord du gouffre, La Lettre Volée, 2018, 216 pages, 22 €

 Mon essai procède, en premier lieu, d’une démarche intérieure, fruit d’une longue période de réflexion, de documentation, de questionnement, bref, d’une intense plongée en moi-même. Car, comme le formule quelque part une grande voix de ce siècle : « Ecrire exige de   mettre sa peau sur la table ». L’objectif de ma quête ne consiste pas à révéler des créatrices déjà largement consacrées, mais à raviver la lumière autour d’un ensemble de figures féminines liées entre elles par un parcours tumultueux, fatal, aboutissant à un destin brisé. Attiser la lumière, c’est-à-dire contribuer à leur fournir un supplément de visibilité et leur permettre de continuer d’exister. Par conséquent, ma tâche, d’ordre poétique autant que critique, se définirait plutôt comme un effort de participation. Car comment définir l’acte d’écrire sinon par une détermination farouche de franchir son propre seuil pour accéder à celui d’autrui avec toute la générosité que requiert un tel « dépassement » ?
Vous évoquez mon plus récent recueil, Le Livre de Lilith ; je reconnais que celui-ci bénéficie d’une parfaite harmonie avec Marcheuses au bord du gouffre : dans cet ensemble de poèmes, la célébration de la Femme à travers ses multiples profils ne s’inscrit nullement dans un contexte de militantisme féministe : il s’agit de mettre en relief les facettes identitaires, culturelles et humaines de l’être féminin à travers une vision poétique. Cette tentative atteint son apogée dans le dernier volet du recueil, « Dames blanches de l’oubli », dédié à Nadja, Camille Claudel et aux captives d’Alzheimer : « Vous avez élu lieu en vos propres épouvantes/au creux d’une Nuit pilleuse de mots/Vous vivez en couple avec ceux qui dorment à l’envers. »
 A l’heure où, comme vous le signalez, l’écriture inclusive soulève un débat acharné, mes Marcheuses au bord du gouffre font face à des problèmes existentiels d’une plus urgente gravité. Faut-il chercher l’égalité homme/femme au niveau du langage ? L’ajout du e, du tiret ou des parenthèses n’aurait modifié en rien le destin douloureux de mes personnages, ne leur conférant nullement un confort intérieur refusé au poète quel que soit son sexe.
 La liste de ces figures n’étant pas exhaustive, comment avez-vous procédé au choix de ces portraits ?
 Il est vrai que l’histoire de la littérature est jalonnée d’innombrables figures tragiques d’hommes et de femmes torturés par la grâce et la douleur d’écrire ; j’en ai évoqué quelques-unes dans la préface de l’essai, mais il reste tant de poètes « maudits » atteints par l’œil sorcier du feu: je pense à Jane Bowles, Carson McCullers, Ingrid Jonker, Virginia Woolf et j’en passe ; côté hommes, une liste exhaustive s’imposerait parmi poètes, artistes et philosophes : Nerval, Nietzsche, Kosovel, André de Richaud, Gérald Neveu, Antonin Artaud, Jean-Pierre-Duprey, René Crevel.. Et si je rallonge la liste, je serai amenée, avec Roger-Arnould Rivière à évoquer l’existence « comme une malédiction ». Partant de ce martyrologe où s’inscrivent en rouge les noms des créateurs brûlés par le laser de l’absolu, j’ai privilégié la femme poète, par solidarité, non par sectarisme. De plus, l’étude critique des écrits littéraires nés de la femme couvre un domaine à présent immense, presque inexploité, hélas. Le malentendu cependant ne semble pas en voie de se résoudre rapidement. Comme je citai à la première page de ma préface, la formule prophétique de Rimbaud : «… elle sera poète, elle aussi », le prote s’est empressé de corriger en ces termes : « … elle sera poétesse, elle aussi ». ..

 

Quels seraient les points communs à toutes ces femmes ?
Tous ces êtres d’exception sur lesquels se porte mon choix furent guettés par le déséquilibre et la mort : tous périrent deux fois - au cours et à la fin de leur brève existence. Certaines se hasardèrent à charmer le Malheur qui surgit sans se faire prier; d’autres lui fermèrent à moitié la porte et il s’introduisit par l’entrebâillement. Mais le dénominateur commun se situe au niveau de l’écriture, poésie et prose, toujours fulgurante, sans oublier que la quête de l’inatteignable était leur vrai recours : toutes ces femmes voulurent ouvrir les vannes du rêve et elles furent noyées.
Nohad SALAMEH, Le Livre de Lilith, L’Atelier du Grand Tétras, collection Glyphes, 2016, 80 pages, 13 €

Nohad SALAMEH, Le Livre de Lilith, L’Atelier du Grand Tétras, collection Glyphes, 2016, 80 pages, 13 €

Vous soulignez, me semble-t-il, dans tous vos portraits, la dimension du corps brûlant de s’élever vers le spirituel. La réalité alchimique est-elle fondamentale dans cette époque matérialiste ?
L’écriture du « dedans » porte en elle-même une charge substantielle de spiritualité. Sans doute le brasier verbal que nous injectons dans l’encre s’investit-il d’un pouvoir magique de transmutation destinée à réaliser le Grand Œuvre. L’écriture est un corps qui tend à exploser ses limites. Ces guerrières à la fois décodées et sublimées par la marche imminente à la mort, que j’ai côtoyées au long des pages, bénéficient d’une dimension initiatique qui les transfigure : elles revêtent un relief de « surfemme »  pour qui « la vraie vie est ailleurs » ou absente, d’où leur progression, consciente ou fantasmée, vers le Labyrinthe.
Une seule de ces figures n’est pas poétesse, c’est Milena Jesenskà. Elle ne laissa pas d’œuvre propre, hormis celle qui passa, par son inspiration, dans les écrits de Kafka. Sur cette base, vous pouviez faire le portrait de multiples autres femmes. Envisagez-vous d’autres portraits à publier dans l’avenir ?
Il existe des femmes hors normes qui furent poètes immatériellement par et à travers leurs quêtes et cheminements : orages et silences. Le Poème ne se réduit pas uniquement à une résidence dans le territoire du texte écrit : parmi les milliers de poètes/poétesses ayant existé, combien parvinrent à insuffler dans le mot l’intensité du flux mélodique ? Dans l’introduction à Marcheuses au bord du gouffre, je me suis expliquée quant à la présence de Milena Jesenskà aux côtés des autres « calcinées » ; elle existe par les lettres que lui adresse Kafka et son rôle comme inspiratrice inégalée d’une œuvre où s’inscrit la crucifixion de tout un siècle. Milena n’est pas là en tant que poète : elle est le poème de Kafka.
Lorsque vous évoquez la troublante Unica Zürn, épouse de l’artiste Hans Bellmer, vous écrivez : «  On ne vit pas impunément aux côtés d’un grand artiste : à son tour, Unica éprouve, elle aussi, le besoin de s’exprimer à travers dessins et anagrammes. » Cela m’évoque votre situation, vous-même partageant la vie du poète consacré Marc Alyn. Pouvez-vous parler de ce rapport créateur ? 
Unica Zürn fut à la fois la victime et le chef-d’oeuvre de son époux Hans Bellmer. Cette femme/enfant dénudée jusqu’à l’os, amputée d’elle-même dès l’enfance, prisonnière de ses extravagances cérébrales, se découvre créatrice à travers les tourments que lui fait subir l’ascèse érotique de Bellmer, dont elle est simultanément la poupée, la pute, la déesse. Le salut d’Unica, aux yeux de son créateur/destructeur, ne saurait surgir que de l’expression artistique : il l’initie, l’encourage à aller plus loin dans ses dessins et anagrammes, lui trouve des galeries d’art, sollicite ses amis les plus proches afin de lui apporter soutien et confort. L’enfer de cette marionnette déjà brisée dès sa prime jeunesse se situe au fond de son univers mental désarticulé.
 Personnellement, mon entrée en poésie remonte aux années 80 ; elle fut couronnée par le Prix Louise Labé en 86, bien avant mon mariage avec Marc Alyn. D’ailleurs, nos œuvres ne se confondent nullement, tant d’un point de vue thématique que stylistique. En ce qui concerne notre rapport créateur, il débouche depuis trente ans sur la voie de la sérénité. Chacun de nous met tout en œuvre afin de maintenir cet équilibre susceptible de donner relief et longévité à cette forme singulière d’extase créatrice. D’ailleurs, serait-il très impudique de révéler que partager la vie d’un écrivain d’envergure permet de devenir à la fois soi et l’autre, c’est-à-dire accepter parfois de se perdre pour mieux se trouver.
Avez-vous, dans cette liste des onze, une figure préférée ?  
Une voix irrépressible se dégage des onze cris que poussent mes chères naufragées. Une voix inextinguible, dévorante, prête à mordre ceux qui l’entendent : un appel au secours du langage pour s’épargner le supplice du silence. C’est cet appel, incarné par chacune des grandes blessées du cœur ici réunies, , que je retiens et privilégie ; car n’est-ce pas l’intensité orale de l’écrit qui habilite le texte d’Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath ou Marina Tsvetaieva à vivre durablement, malgré la mort ?
Dernière question : l’enjeu de la poésie, s’il existe, demeure-t-il inchangé en 2018 qu’aux époques où vécurent vos Marcheuses ou depuis la nuit des temps ? Et si non, à quoi doivent répondre les poètes et poétesses actuels ?
 Je pense qu’aux époques où vécurent mes Marcheuses, la poésie possédait davantage de repères, de visibilité et de viabilité ; d’abord, parce que l’extension du livre écrit n’était pas encore entravée ou doublée par le numérique. Aussi la lisibilité et la transparence marquaient-elles d’une griffe souveraine la structure du texte. Que nous propose-t-on de lire le plus souvent, en 2018 ? Des recueils à n’en plus finir publiés en nombre hallucinant, le plus souvent à compte d’auteur : collages de mots ou de phrases hirsutes grappillées  dans les livres des autres. D’où l’absence quasi-totale de pulsation intérieure et la sensation de froideur que nous ressentons à travers la lecture.

Présentation de l’auteur




Pascal Commère, Territoire du Coyote 

La syntaxe, syncopée, défaite parfois de ses liens usuellement tissés par les articles personnels et les particules, opère une coupe franche dans le fouillis d’un réel ici épuré, condensé dans ses lignes/traits essentiels.

Non qu’il fasse froid dans cette poésie de Pascal Commère, mais "un froid qui serre" investit le premier lieu du Territoire du Coyote et la langue élague, taille, coupe, brûle, casse, ce qui n’est pas sans approfondir le regard.

 

                                                      (…)
                                       quelque chose dur, et
                                           rien pour arrêter

                                            ce qui devant fait arc
                                       loin devant emplit le regard

                                                       la faille
                                                 une ombre surgie 
                                                      entre deux 

Pascal Commère, Territoire du Coyote, Tarabuste Editeur, collection DOUTE B.A.T, 156 p. – 15 €

Pascal Commère, Territoire du Coyote, Tarabuste Editeur, collection DOUTE B.A.T, 156 p. – 15 €

 

Il arrive qu’une simple énumération des éléments successifs d’un champ de vision forme le texte d’un poème. Car sans doute est-ce cela, aussi, l’hiver, une terre de dépouillement où l’observation- voire la contemplation- saisit les paysages de la saison, dans ses arêtes nues.

                                       La neige ses coulées et le gris des bardages
                                       une épave tôle jetée aux orties, le temps
                                       comme en suspens un rajout
                                       de ciment, transformateur poteaux en ligne
                                       des cabanes du gris à vau l’eau,
                                       (…) 

Alors que vibre le souffle du vent, que bruits et lumière rayent l’espace hivernal, le silence et la solitude, quelques entités du décor (« un timon bras au ciel, pylônes / un plein d’espace, des éoliennes dans l’air / qui tournent (…)) » creusent leur sillon au ciel, à terre (« Le vent souffle. Un arbre sur le versant / à l’ombre, épargné, tient tête -noyer qui en vit / tant dans l’hiver, bras au ciel. (…) »).

Le style, singularité d’une langue particulière dont la parole poétique résonne, marque de son empreinte le livre, tout au long. Transcendant les signes particuliers remarquables (mots d’un même champ lexical, comme celui récurrent d’un monde agricole ou rural : « bétaillères », « bardages », « bosquets », « champs », « compost », « marcottes », « frontières rupestres », « champs d’épandage », « paturons », « bestiau », « fourrage », « potager », « emblavures », … ; vocabulaire spécialisé emprunté à différents domaines, mots populaires, locutions adverbiales familières, … : « supination », « pognes », « loufiat », « fornique », « à toute blinde », …) ; au-delà de figures littéraires ; déterminant le langage propre à un auteur dont on reconnaît là l’expression. Nous ne parlerions pas ici d’utilisation de comparaisons, ni de personnifications stricto sensu ou d’allégories d’une nature qui serait symbolique d’un état des hommes dispersé, -du moins l’auteur de ces lignes et la lectrice de la poésie de Pascal Commère depuis quelques parutions ne le perçoit pas ainsi. Parce que la nature y est serrée au plus près de ses fibres et de sa sève basse ou montante. Les lignes d’écriture et des emblavures s’y croisent, sans que l’intervention de l’auteur jamais soit celle d’un regard spectateur. Le poète parle ici, maintenant, avec ses mots, d’outils et d’une terre de labeur dont il connait la texture, l’allure, l’épaisseur, les carcasses, la boue, l’odeur. Il ne saurait être question de faire de la littérature avec ce qui laisse son empreinte par sa simple et rude existence et imprègne vigoureusement/rigoureusement la mémoire dans la durée de ses traces. Ce style induit un lecteur exigeant, ce qui en même temps valorise la poésie qu’il encourt.

Du côté de la thématique de ce Territoire du Coyote se déclinent la vie quotidienne laborieuse, rurale, dans cette saison « qui serre » ; les ondes intrusives d’une actualité dans un monde qui vacille (« (…) aux infos / restrictions de budget, s’attendre à …, spasmes / d’une Europe en crise, (…) » ; la présence souveraine d’une nature marquant le rythme des hommes la traversant, l’exploitant ou l’affrontant. Hommes tels des « attelages / déhanchés de remorques brinqueballant », quelquefois "à la manque". Et cette présence (marquante et toujours pressentie dans l’œuvre de Pascal Commère), partout, des bêtes sur cette « terre, atterrée, peu causante », et qui demeurent et qui restent, …

 

 …                                                        qui sont partout les bêtes
                       jusqu’au profond des mots, replis de nos mémoires,
                       errant au bas du jour, et quand l’automne
                       siffle le rappel de la saison froidie, on en parle
                       on y vient, sans savoir ce qui d’elles
                       ou de nous restera du toujours vieux langage,
                       ô hoquet fatidique !