André Velter, N’importe où

Etre ou devenir poète ? Telle a été la question – peut-être absurde - que je me suis d’abord posée en ouvrant ce recueil de poèmes d’André Velter, mais ensuite - et surtout - en consultant ce qui est hors du champ poétique (les humains avides, les propos d’une rationalité outrancière, etc.).

 

Comment ces non-poètes et leur non-poésie peuvent-ils cotoyer ou secréter des mots ou des esprits… poétiques. D’où émerge la fragile capacité d’élaborer un univers distinct ? Est-ce un « voyage » de l’esprit qui s’élabore peu à peu, tout en engendrant ou en s’enrichissant de « résonances » diverses avec le monde et les autres, comme le suggère l’auteur? Et ma vraie question, la poésie précède-t-elle ces mots pour la dire ? Se trouve-t-elle déjà dans la nature (l’élan de cimes d’Himalaya) ou la conjonction nature-culture (puissance des fresques de la grotte Cosquer)? Ces derniers jours de neige ont engendré tant de photos émues de ville ou de paysage magnifié par le blanc… Etait-ce une démarche poétique? pré-poétique ? Bref, serions-nous tous poètes, attendant seulement l’heure de le manifester, de le devenir ? Je poiêsis, tu poiêsis, il….

André Velter, N’importe où, Livre-récital + CD avec Jean-Luc Debattice et Philippe Leygnac, dessins Ernest Pignon-Ernest, Le castor astral, 118 pages, 18 euros, 2017

André Velter, N’importe où, Livre-récital + CD avec Jean-Luc Debattice et Philippe Leygnac, dessins Ernest Pignon-Ernest, Le castor astral, 118 pages, 18 euros, 2017

De certains êtres, il est dit qu’« ils sont poètes ». Certains l’affirment eux-mêmes : « Je suis poète ». Une telle assurance impressionne. Etre ou ne pas être poète ? Qu’est-ce à dire ? Comment avouer son âme poétique ? André Velter propose – une nouvelle fois - dans cette publication de croiser les mots et les sons (musique et lecture par des comédiens-musiciens, Jean-Luc Debattice et Philippe Leygnac), tout en y adjoignant les esquisses amies d’Ernest Pignon-Ernest((L’une propose une version sublime de L’origine du Monde de Courbet.)). Telle est sa façon de vivre la poésie, mêlant le sens (au sens de signification) de ses propres mots aux délices des sens (au sens de sensations) auditifs (diction, chant et musique) et visuels (dessins). Corps et esprit entremêlés donc, cherchant en toute amitié ici des correspondances, là un dialogue, partout des échos. Comme si son propre pouvoir de création - vraiment créatif - cessant d’être individuel, s’élaborait désormais à plusieurs, en une indistinction originelle. La poésie nait-elle de cet ensemble artistique ou devient-elle l’œuvre impulsée par le poète Velter? Une poésie chantée, rythmée, modulée, sculptée sur la musique et accompagnée de dessins (visages et corps). Une poésie autre, mobile, « à voix haute », une sorte de lente caravane – en devenir - sur la route d’une soie poétique. Peut-être. En recherche. Faut-il inscrire dans le choix métrique cette légère préférence du poète pour des quatrains, dont le refrain – on sent qu’il a été lu et relu mille fois à voix haute - cadence certains poèmes. Il est un leitmotiv qui sonne parfois comme un point d’orgue de son discours ou de sa sensibilité. De même, la rareté des ponctuations révèle sans doute la puissance primordiale d’un souffle inspirateur.

Le titre du présent opuscule N’importe où s’inscrit dans le vertige de Rimbaud : « Au revoir, ici, n’importe où (….) En avant, route. » (Démocratie, Illuminations). Un tel salut a-t-il été emprunté subrepticement à Baudelaire (« N’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde », Le spleen de Paris) ? Qui sait ? Tant et si bien que la démarche de Velter s’inscrit cahin-caha dans une généalogie secrète de la pensée poétique Baudelaire-Rimbaud-Velter: une sorte de cheminement qui mène n’importe où (c'est-à-dire quelque part !) au risque de mener nulle part (un quelque part dissout en quelque sorte). Le poète, quant à lui, estime s’être « délivré d’Arthur » par la compagnie de Guillaume Apollinaire. Pourquoi pas ? C’est sans doute celle de l’Apollinaire du poème Mai (Alcools).

Comment se déploie le voyage en ses écrits ? A-t-il un commencement conduisant vers une fin ? Le départ du poète est autonome : « encore naître de son propre élan ». Il est emporté par un mouvement : « changer en griffes les marques du vent ». Le promeneur passe à l’acte en grande liberté : « j’ai appris en marche la mappemonde ». Pour découvrir cet « univers-là », il lui suffit de « tourner le coin de la rue » et de « partir soleil en tête ». Il se laisse conduire pour aller « où que ce soit ». Il circule sur la « main road » où tracteurs et bétonnières progressent « au pas des dromadaires », une vraie « coulisse de l’enfer ». Il parcourt les villes d’un « Cities blues » (Aden, Zanzibar, Samarkand, Tombouctou, etc.) qui « chantent dans nos mémoires ». Il approche l’Atlantique réel, là « où Tanger marque la fêlure du grand océan » en proie « au ressac incessant des vagues et des songes ». Il frôle des lieux mythiques et progresse en «  galère pour Cythère », un galère qui « a pris l’eau/on ne va pas toucher la terre de si tôt ». Ainsi est vécu ce « galop tonique de mots et d’échos » (4e de couv.). Et pourtant « il ne suffit pas de reprendre la route », répète le poète ensorcelé. Qu’advient-il ?

Une telle excursion dans l’espace n’est pas celle d’un solitaire, mais celle d’un allié des arts (chant, musique, etc. ): « à l’oreille, il faut courir le monde ». Les chants de femmes entendus y sont frangés de tristesse : d’abord celui de Georgina Smolen, chantant Le saule((Georgina, dont Musset dit qu’elle est « un jeune rossignol pleurant au fond des bois »)). Puis celui de Billie Holiday, « Lady Day affligée » ou « Bad Billy perdue », qui avance seule lors de son « ténébreux » et « impossible voyage ». Le seul homme, Louis Amstrong, chante un hôpital, Saint James, en une « marche immobile ». Le son du «piano-bar » remplace ensuite les complaintes, pour dire que « la vie n’est plus que le frisson d’un doux désastre ». De l’instrument, le poète passe aux danses. Au swing d’abord, cette danse « aux chevilles folles » : « encore un swing/poussé au blues/au bas du ring » qui est l’équivalent musical du spleen. (Ce poème semble un écho de La mort des amants de Baudelaire avec ses miroirs/ange/tombeau ?). Au tango ensuite, ce tango d’amour qui se danse avec « une robe calcinée » sur des « cuisses de feu » (réminiscence de Lorca, La femme infidèle ?).

Au terme de cette errance, se trouve la mort : « l’amour à mort/en avalanche ». On entend le « cri du Minotaure » : « ici le cœur sonne/au corps à corps de nos défis ». Il y a ce cri ultime de celui qui a entendu l’écho de la voix aimée et a touché ses songes : « Tournons, veux-tu/au coin de cet univers-là : qui avec du sol, des mélodies, et des cendres/a fait de l’infini le dernier rendez-vous ». On découvre Nada cette « femme du néant », car nada est le rien en espagnol (mais nahda est aussi la renaissance en arabe, pourquoi le lecteur ne ferait-il pas aussi voyager le son?). On écoute alors cette prière pour le repos des morts « requiem express », lors d’une cinquième saison « hors calendrier » «  pour finir en beauté ». Nous, on ne peut plus que se taire à voix haute aussi, oublier même la présence attentive à d’autres morts du 61 rue de Richelieu((où Stendhal écrivit ses Promenades dans Rome)) ou de toute autre rue parisienne.

n.b. Une question : qu’est le « fuel incomburé » (p. 66) tributaire « du pas des dromadaires » ?




Dominique Bergougnoux, En bas dans le square…

En bas dans le square on entend
Des pétards
Des brisures
De voix et de verre blanc
Une flasque se brise
Les baisers ont roulé sous un banc sale
Canettes de bière tas de mégots 
La fête est finie

Dans l'écorce impassible
Un cœur brut
S'écorche

Sous le couteau rouillé
Des amours anonymes

 

 

* * *

 

 

Avant la cendre
Il y aura eu la pesée des bûches dans l’âtre
Le tango nu des flammes à talons ardents
L’ondoiement vif du rouge entre les plis
Des crépitements tendres
Des feulements souples
Et l’abandon hypnotique du bois
A sa chute moelleuse…
Destin de fumées, de poussière et d’écorces
Douceur du gris
Des cendres
Tout
Consumé

 

 

* * *

 

 

Oh ! être un oiseau bleu
Se blottir dans l’or fauve des feuilles
La tête dans le doux et la tiédeur des plumes
Fermer les paupières du jour

Oublier le froid qui mord
Le vent qui ploie
L’arbre et le nid

Etre
Un reposoir d’ailes à déployer
Un rêve d’ailleurs d’îles sous le vent
Une boule de vie duveteuse
Un atome léger et dense
L’esquisse d’un destin migrateur
Tracé dans la fulgurance du ciel

Un envol en suspens
Entre deux mondes…

 

 

* * *

 

 

flèche d’un vert cru
fend le matin morne et gris
– l’envol des perruches

 

 

* * *

 

 

Là, sous mon pied
Au clair de la lune improbable
Et d’un réverbère jaune
Dans un carré de vert urbain
Rencontre insolite
Métaphoriquement assortie
Un hérisson tout apeuré
Et mon chagrin en boule
Bardé de piquants.

Présentation de l’auteur




Yves Mabin Chennevière, Errance à l’os

Le dernier poème de l’auteur, après quinze recueils, est un long récit de soi, étalé sur plus de soixante-dix pages, jusqu’au point final qui clôture cette longue phrase erratique.

Le poème, ici, sert peut-être de prétexte pour renouveler et la langue et la prosodie et cette fameuse rythmique de notre auteur, engagé à s’auto-portraiturer sur le long cours, dans une geste digne des « chansons de ».

Le procédé n’est procédé certes que dans la mesure où les vers s’enchaînent, les pages, les images, et le « je » rassemble, unifie une coulée continue où chacune, chacun pourra retrouver divers accents de poésie, divers tons, diverses écritures :

…je stérilise le sourire narquois qui structure son agressivité
morcèle son désir avarié de conquérant sédentaire

mes viscères mon sexe ma peau pensent
mes émotions mes sensations s’agglutinent s’agrègent se multiplient
forment un socle de rêves qui seront les convives de mes nuits à venir…

Yves Mabin Chennevière, Errance à l’os, Obsidiane, coll. le legs prosodique, 2014, 88p., 14€. Trois peintures de Ronan Barrot.

Yves Mabin Chennevière, Errance à l’os, Obsidiane, coll. le legs prosodique, 2014, 88p., 14€. Trois peintures de Ronan Barrot .

Le poète sensationniste énonce, énumère, catalogue, répertorie, classe, enjambe, dilue, disloque, émiette, rassemble tout un univers complexe d’êtres, de fonctions, d’états, d’émotions, d’instants de vie, de vies autres, de vies des autres :

…ma mémoire insécable
j’hésite un moment que j’abrège entre ce que je connais et
ce que je veux découvrir
choisis l’invention,
le silence envahit chaque espace innocent que la conquête n’a pas
touché…

L’histoire entre à grands ressorts dans cet album où « j’erre » (incipit) :

…elle efface en naissant l’histoire de celles qui l’ont précédée
dévoile la géologie de la terre
ses accidents ses blessures ses fractures ses crimes
ses merveilles…

Une volonté de tout contenir, d’évoquer le tout, les parties, de décrire le menu, l’éventuel, en lyrique mesuré, corseté par un désir quasi encyclopédique de l’écrire sur ce qui (res)senti, anime toutes ces pages, riches il va de soi comme de ferments d’imaginaire, tant les métaphores, tant le cousu-fil des vers enchâssés les uns aux autres, tant la musique de ces lignes, de ces pages, attisent un supplément d’intérêt et de lecture.

Ce poème-fleuve est un récit de soi et des autres, osons le mot, époustouflant de style et d’inventivité.

Un livre sans âge, universel…jusqu’à l’os. D’avoir tout dévidé. D’avoir consigné de soi et des autres le registre des temps (naissances, évolutions, monde en turbulence, femmes qui accouchent, morts qui se profilent etc.)




Roland Chopard, Sous la cendre 

Prendre voix... Faire silence... Pourquoi écrire ? Faut-il se taire ? Quels sont les enjeux et les risques de la parole ? En quoi le silence est-il plus nécessaire ? Ou, quand la nécessité se fait violente, pourquoi ce silence d'une langue qui remonte difficilement ?

La voix qui remonte dans ce long essai et qui parle pour l'auteur s'efforce de comprendre.

Il faut du temps pour laisser remonter les mots du fond du puits du silence, et aussi du temps pour qu'elle reprenne souffle. L'extirper de sa somnolence sans tomber dans les labyrinthes de ses pièges.

Lacunaire, hésitante, la langue se surveille sans cesse, ne cesse de redescendre et de remonter. Réflexe de survie ? Rempart contre l'oubli ? Elle oscille entre parler et se taire dans ce « mouvement de balancier habituel », le piège étant au bout du compte que dans cette valse-hésitation, la tentation de dire se réduise à une cacophonie.

Roland Chopard, Sous la cendre, 6 suites & variations pour voix seule(s), Roland Chopard, Postface de Claude Louis-Combet, Éditions Lettres vives, collection entre 4 yeux, 2016, 141 p., 20 €

Roland Chopard, Sous la cendre, 6 suites & variations pour voix seule(s), Roland Chopard, Postface de Claude Louis-Combet, Éditions Lettres vives, collection entre 4 yeux, 2016, 141 p., 20 €

 

Pourquoi certaines paroles s'écoulent-elles facilement quand d'autres plus anonymes n'atteignent jamais leur but ? Vouées au silence, les plus secrètes ne rejoignent jamais le tumulte des voix plus assurées. Entre les deux, il y en a pourtant une « intermédiaire, ni forte, ni faible ».

L'auteur questionne dans cet essai, l'énigmatique présence/absence de la parole au cœur de la vie de tout créateur. Dire ou taire, beaucoup d'écrivains se sont interrogés, certains souvent même ont fait œuvre de cette écriture du silence, on pense à Jabès, à Desforêts ou à Blanchot. Tous ont questionné ce mystère, cette nécessité de l'écriture. Pourquoi ce besoin impérieux mêlé à cet autre non moins impérieux tissé d'ombres, refusant la remontée à la lumière de la toute puissance du verbe ?

Quelle en serait la raison ?

Une peur peut-être de ne pas trouver les bons mots ? Autocensure, passivité, attentisme, refus de la facilité ou excès de prudence et quoi d'autre encore...

Ces mots discrets qui rechignent ou renoncent laissent la place à d'autres voix tapageuses.

 Se taire  quand parler demeure à égalité aussi nécessaire devient dans un empêchement redoublé, une difficulté à être, à exister dans et par cette parole qui ne demande qu'à se libérer. Cette voix sans voix refuse d'admettre « que c'est d'abord d'elle qu'elle est en quête »

Quel cet acharnement à dire que l'on ne peut dire ou que l'on doive taire ? Un « stratagème vicieux » pour « chercher à plaire » ? Pour donner à entendre une parole secrète silencieuse, ou pour « perturber ces autres voix ? » « les faire sortir de leurs arrogantes certitudes. »

 

Il y a souvent peu de distance entre l'émission et l'omission.

 

Alors. Taisons-nous.

Mais. N'y-at-il pas de l'arrogance voire du mépris à se tenir à l'écart, à refuser la parole ?

Les hésitations viennent parfois des chemins qu'empruntent la voix, chemins honteux, insolites, voire obscènes, celle-ci s'en retourne, épuise sa force de départ, il faut dépasser la peur, le doute, le « ça sert à rien ». Et « glisser de l'impassible silence au silence impossible. »

Un jour, il est temps de faire taire cette voix restrictive qui censure, raisonne, infléchit pour donner corps à celle qui veut exister.

La parole silencieuse, feu qui couve sous la cendre, flammèches jaillissantes, concrétions ou ébauches parfois éphémères qui exigent à venir au jour, en gésine ou aux aguets, prête à jaillir ou création toujours en gestation. Comment cerner cette parole mouvante ?

Peurs de ne pas répondre aux modes, voix censurante qui refuse la singularité, se compare, se déprécie, repoussant « le manque d'expérience de tous les marchandages littéraires », « les courtisaneries habituelles dans ce monde, utiles pour entretenir le rituel égocentrique ». De quoi se plaint-elle la voix ? « Elle n'a rien fait pour prouver son existence ». En demeurant dans l'ombre des autres voix, loin des stratégies littéraires, elle est demeurée libre d'aller sur les chemins qu'elle s'est choisis de prendre et dans cette liberté, elle retourne au vertige des grands espaces vierges où elle peut de nouveau se perdre. C'est une voix qui voulait s'exprimer du côté de la poésie, entrer dans cet espace intériorisé, ce lieu où rien ne viendra perturber, qui ne craindra pas de temps en temps les extinctions de voix, les ruptures.

Mais l'exposition peut-être aussi un exutoire.

 

            Des circonstances ont précipité tous les balbutiements de cette voix dans une retenue provisoire et forcée, dans la disparition, dans un secret qu'il a fallu rompre      ensuite. 

 

L'incendie a réduit à néant toutes traces écrites, et celui qu'a vécu l'auteur, dans sa maison d'éditions devient métaphore cruelle ou dévoilement de cette voix qui survit et remonte sans crier gare.

Les mots des autres (ces autres écrivains dont les manuscrits ont disparu dans l'incendie) ont été réduits à néant, il fallait retrouver d'autres mots, faire remonter ceux qui s'étaient rangés sur le côté pour laisser place aux autres voix.

Il faut prendre parole enfin, faire surgir l'eau apaisante des mots pour éteindre l'incendie, la douleur creusée dans la perte et dans l'effondrement antérieur. Pourtant, le premier réflexe est de mutisme, inhérent à tout traumatisme et à une violence digne d'un autodafé. Une pause silencieuse est nécessaire, c'est un silence de disponibilité nouvelle. « Le silence est [alors] attente d'une circonstance plus favorable. »

Toute mort appelle une résurrection, une énergie nouvelle. Bien sûr, pas au moment de l'épreuve qui fige le corps et l'esprit dans l'effroi et la distance, mais après coup, en s'appropriant les résidus de combustion. Sous les cendres du feu dévorateur de paroles écrites couvait une autre parole jamais exprimée. Dès lors, une nouvelle expérience prend forme, convoque les souvenirs, les origines, l'enfance, la mort du père... La voix tente d'ordonner sensations et réminiscences avec pour épicentre une « scène primitive » reliée à la forêt de l'enfance.

Peindre avait été aussi le premier mouvement de la main et de l'oeil.

 

Peinture d'écrivain ? Même si quelques mots demeuraient, il n'y avait plus cet assujettissement à la langue. Et c'était bien la même excitation et la même concentration sur la page [...]

 

La voix de l'écriture et celle de la peinture pouvaient-elles se rejoindre ? La première était mystère, la seconde élan à vivre. « Partir d'un signe, d'une trace et tourner autour. »

La voix prend à nouveau la parole pour dire dans les variations centrales du texte, la puissance émotive qui l'a d'abord poussée vers la couleur, la peinture, la musique puis dans l'obsessionnelle quête d'une parole juste. Et « un jour, il faut que la parole s'extériorise », il faut obéir à ces mystérieuses pulsions.

Après une très longue méditation ou réflexion sur ce cri coincé dans la gorge, sur la nécessité de la parole et son impossibilité (entre le laisser trace et l'inexprimable), l'auteur s'interroge sur les dérives, les questionnements rendus par un ego qui veut tour à tour s'exprimer et se taire. Le regard des autres en quoi est-il si important pour l'auteur ? N'est-il pas cause de sa difficulté à s'exprimer ?

Saisir l'instantanéité de la parole, veiller à la parole vaniteuse. Songer avec Ponge à cette nécessité de l'épure et du mot juste. « Comment travaille la poésie et pourquoi rejette-t-elle certains mots ?

Pourquoi certains mots s'excluent-ils dans le poème ? « Chaque hirondelle écrit Ponge, inlassablement se précipite, infailliblement elle s'exerce – à la signature, selon son espèce des cieux. Plume acérée, elle s'écrit vite. »

A un moment donné, il n'y a plus de chemin de retour, on ne peut plus revenir en arrière, on doit avancer dans ce silence et cette nécessité, au risque de se perdre. Se taire en écrivant, disait Desforêts. Avec persévérance et endurance, chercher « encore et toujours son cheminement », « comme cette petite gouache persistante malgré la disparition » (allusion à la toute première gouache gardée comme un fétiche et perdue dans l'incendie).

 

C'est par rhizomes que les choses devraient se relier, se relire entre elles, plutôt qu'en arborescence »[...] Tout est apparemment dans la détermination d'un geste permettant une trace qui ne prend son sens que quand des recouvrements, des fulgurances, changements de directions, ont épuisé le geste et investi toute la surface. 

 

Son désir à la voix serait de creuser le sillon de la parole comme celui du père paysan quand il labourait sa terre. « C'était peut-être aussi cela la quête : un quelconque rapport avec la figure paternelle pour justifier toute tentative », avoue la voix, en toute fin de l'ouvrage.

 La dernière variation intitulé « Soliloque dans la forêt » tranche délibérément avec ce qui précède. C'est comme si, la parole enfin libérée, la voix avait trouvé sa légitimité et ce soliloque dans la forêt s'écrit comme un rêve, parce qu'enfin dépouillée de toute réticence, prise au prisme d'une métaphore quasi mythologique, la voix s'exprime enfin au plus près de son chant.

 

C'est un miroir tendu par l'eau dormante d'un étang. Elle se laisse impressionner, elle se laisse tisser par toutes les images, à la fois vagues et précises, elle les laisse l'envahir, elle regarde l'espace s'amplifier sous ses yeux, la cerner. Elle est dans ce réseau depuis si longtemps, elle ne sait pas tout ce qu'un miroir peut renvoyer. 

 

Faut-il avoir beaucoup vécu pour avoir des choses à dire ?

Il faut entrer dans la forêt (des mots?), pour le savoir.

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque Voltige ! 

Ce chant d’amour d’Isabelle Lévesque décrit la danse dans laquelle l’amour nous entraîne, cette sorte de ronde qui met l’amant en mouvement – ce mouvement qui lui échappe, qui échappe à la maîtrise qui a tant de prise dans nos vies.

Rien ne se voit qui tremble,
ici en nous 

Plus rien n’est certain lorsqu’on est sûr de son amour. Tout vibre, tout « tremble » (combien de fois apparaît ce mot ?). Les corps tremblent dans le jeu amoureux, les battements accélérés du cœur et les peurs. De même font, derrière les fenêtres, les flocons, les feuilles et les rafales.

Nous sommes liés par les jours
bleus comme les nuits.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige ! , peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige !, peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

La vie est précaire, et seule l’urgence de vivre révélée (rappelée) par l’expérience vive (l’amour, ici) transforme, alchimique, cette fragilité en expérience.

Rien ne fait pétale à revers. C’est
coquelicot la vie 

Les êtres les plus fragiles sont parfois les plus forts, comme ces coquelicots qu’Isabelle Lévesque affectionne tant, avatars des roseaux de la fable, qui dansent, fiers, dans la tourmente, éclatants comme le sang, sans perdre tous leurs pétales qu’on aurait cru perdus ; mieux : finalement, ils s’en accommodent fort bien. Ils gagnent du vent l’âme animale qui leur manquait.

Pour un temps (car elles aussi seront finalement réconciliées), les coquelicots destituent aux autres fleurs la charge d’orner le blason de gueules (rouge) du cœur. C’est un insigne que l’on « cherche », parfois « trop tard ». Car le cœur demande à être alimenté de sang chaud, sans mesure :

Tout ce qui tue renaît ?
Tue ce qui dévêt le cœur,
les marguerites en nombre 

Il est beau et bon pour l’homme que demeurent pour son existence des possibilités d’expériences qui échappent à sa maîtrise. Ce drôle de mouvement fou de l’amour déraisonne, lève l’ancre de la raison qui nous arraisonnait, abolit les mesures de contrôle qui s’amoncellent entre nous et le monde. Quelque chose d’essentiel, de vivant, de vibrant, d’unique, peut-être, semble approché. L’amour nous rapproche du lointain (Jaccottet), désigne la présence (Bonnefoy). Cette expérience intense nous enseigne comme est rare la vie vécue, la vie personnelle.

Sur mon âme le souffle d’or
étonne l’arbre
où tu files l’écorce parfaite
qui entoile le paysage. 

Il est remarquable de constater, que paradoxalement, la force centrifuge du tourbillon amoureux produit chez l’amoureux un effet centripète : ce dernier s’individualise, creuse son propre sillon, tend vers le pli trop souvent dissimulé dans le mystérieux nœud psychique – ce bouillonnement grégaire autant qu’original. L’amoureux renonce à l’identité comme cherche à le faire, laborieusement, le littéraire (Quignard).

Il n’existe pas d’individu. Cependant, l’ego de l’amoureux connaît un supplément d’âme délivré par l’expérience d’une certaine forme de relation sublime à autrui (l’amour, donc). L’individu n’est qu’« individuation » (Gilbert Simondon).

[…]. Chacun devant,
retenant le passage étroit
de l’un à l’autre, nous sommes
le même socle la dérive et l’île réunis 

Ainsi, nous décentrant – par la force centrifuge –, la danse amoureuse écarte les parties les moins signifiantes de notre vie et les repousse vers les marges de notre existence ; simultanément, elle rassemble en notre cœur, en petit tas de sable – presque d’or –, de précieux grains d’humanité.

Double mouvement, chacun confus dans l’autre, identique et équivoque, grâce au dessin sphérique de la ronde, qui est aussi le mouvement voilant / dévoilant de la vérité :

Le vent soulève / ou cache.

De surcroît, aimant autrui, l’amoureux donne naissance non seulement à une forme élevée de relation avec lui-même, mais à son environnement. Émergeant ou prenant du relief autour de l’amant, le monde devient le complice de son amour. Faisant un don à autrui, l’ego reçoit, en retour identiquement gratuit, le cadeau d’un milieu qui lui sera encore plus propre que précédemment. Aimez autrui, vous recevrez un monde.

N’est-ce pas une merveilleuse dialectique ? Impression de renaître, comme « le ciel », si ce n’est de naître.

vers la mer     tout commence.

L’amant voit mieux par le regard de l’aimé que par le sien. C’est le monde qu’il lui offre, et qu’il s’offre, un peu, en retour, dans le mouvement ascendant de la dialectique amoureuse. Alors il est naturel que le monde et l’autre se mêlent, que les mouvements naturels semblent se confondre avec ceux de l’aimé et les siens. Isabelle Lévesque parle très bien de cela, des couleurs que l’autre (que l’amour !) peint dans notre œil. Par exemple :

[…] Tes bras,
me glissent des épis, les blés,
les cheveux. […]. 

Que confirme tellement le poème suivant :

Je pose à mi-chemin les images.
Tu dis la photo, unique. Instant saisi.
[…] Ta fièvre florale ravive les blés,
Nos mains frôlent sans toucher. 

Le sentiment amoureux, c’est aussi sentir que l’on peut poser une image – à mi-chemin comme une toile qu’on dispose entre nous et le fond de la scène –, dire une image (une photo), saisir vraiment l’instant.

Telle est l’érôs décrit par Platon dans le Banquet (et dès le Phèdre). Un enthousiasme, un sens divin qui s’agite en soi et nous élève vers le divin.

On est ainsi pris de folie, c’est une « danse folle », on se croît capable de tout, on a des désirs d’enfant tout-puissant, on ne désire plus se restreindre, car tout simplement l’on désire. Eh ! Les zestes n’ont qu’à être des gestes, la rumeur extérieure notre silence, les règles des dérèglements :

Je veux des gestes orange
de tige frêle. Toute une heure sise de silence.
Je veux. Tordre le cou des principes
Pour étreindre le corps lent du soir. 

On se tient la main. Ce n’est point régressif. C’est qu’on aime. Que le temps amoureux a lui aussi été embarqué dans la tourmente, que les minutes sont des heures, ou inversement, que la petite trotteuse marche en sens inverse.

 Jamais-toujours :
seule proposition. 

Deux vers parataxiques tout à fait héraclitéens. Les contraires sont réciproques.

Je le disais : on ne s’appartient plus tout à fait. On aime ça. On aime aimer. On aime d’aimer.

Hier a pris mon âme.

« Le vent ne peut rester debout », bien sûr : il tient par son propre mouvement, comme les humains à vélo. Que faire alors de mieux que rentrer dans la ronde, y demeurer le temps qu’elle dure (un jour, la partition est achevée, le silence se fait), continuer à voltiger quand bien même on pressent que la chute sera rude. « Voltige ! », lance, impérative, la voix du vent, et celle ou celui qui prétend aimer.

Le « désarroi » (la douleur du regret de l’absence) menace, toujours. Simplement, on avait premièrement la force de ne point y songer, on n’y avait pas le cœur, accaparé par la pulsation accélérée en direction de celui de l’aimé. Un jour nous auront à souffrir « les heures sans toi ». Le texte se fait élégiaque.

Qui de mieux que le mal-aimé / bien-aimant Apollinaire pouvait, avec des vers du poème Sanglots, introduire ce beau livre d’amour, presque courtois ? « Trois gouttes sur la neige », le « lai », etc. : quelques allusions nous indiquent que la fin’amor n’est pas loin, que le vers désire chanter.

Un jour, il y eut deux voix qui furent réunies, qui furent ce vers, cette strophe entière, grande (déjà une épitaphe ?) :

notre voix. 

L’écriture d’Isabelle Lévesque tente de suivre ce mouvement du tourbillon amoureux, d’y coller comme deux lèvres impalpables de différentes natures. Les lèvres sont disjointes comme le sont les hommes, étrangers. Elle lutte contre sa fragmentation pour suivre au plus près son régime, son rythme, ses aléas (car il n’est rien de mécanique). Et l’on se rend finalement compte que ce mouvement humain imite parfaitement, le temps de son temps, le mouvement naturel du vent. Nous ne sommes pas trop des monstres, puisque nous sommes encore capables d’amour. Aimant, nous recevons les miettes de la présence :

ici maintenant 

Les pétales du coquelicot se froissent comme des feuilles de papier de soie. Le coquelicot appartient au monde du codex, papier en feuille et fil noué. Il se lit, donne à lire et « recoud » les mots ensemble. Se froissant, il chuchote entre nos doigts des poèmes. Après mille autres livres, il a chuchoté à Isabelle Lévesque celui-ci, Voltige !, ce brasier incandescent et le digne spectacle de ses cendres qui furent braises.




Michèle Duclos, Un regard anglais sur le symbolisme français 

Cet intéressant, dense et savant essai de Michèle Duclos, sous-titré Arthur Symons, Le Mouvement symboliste en littérature (1899), généalogie, traduction, influence, nous offre la première traduction française complète de cet ouvrage du poète et essayiste anglais, adepte de la critique dite « impressionniste », Arthur Symons, né en 1865 – comme son ami Yeats à qui il l’a d’ailleurs dédié.

Ayant séjourné plusieurs mois à Paris, Symons y avait personnellement fréquenté les chefs du jeune symbolisme français, dont Verlaine. Mais Michèle Duclos nous offre aussi, en première partie, une pasionnante analyse de la genèse du livre d’un Symons d’abord influencé par Walter Pater, Browning et la philosophie platonicienne ; et, en troisième partie, une non moins passionnante « étude diachronique de l’influence considérable  » que le livre a exercée « sur trois générations des plus grands poètes, tant britanniques et irlandais qu’américains », citons par exemple Yeats, mais aussi James Joyce, Pound, Eliot ou David Gascoyne. Le dernier chapitre ouvre, quant à lui, sur une évolution d’Arthur Symons après sa publication de The Symbolist Movement in Literature, qui n’est pas sans présenter quelques contradictions, en particulier quand il se détourne du symbolisme, alors que sa conception d’un « art total » tel qu’il le reconnaît chez William Blake, relève aussi de ce mouvement. De même, si Arthur Symons, dans sa quête de la Beauté ontologique, « oppose “le cerveau elliptique du poète” au “cerveau lent, prudent et logique du romancier” », il reconnaît que Maeterlink atteint dans son théâtre en prose au véritable drame poétique.

Michèle Duclos, Un regard anglais sur le symbolisme français, (L’Harmattan, 2016, 265 pages, 27 €).

Michèle Duclos, Un regard anglais sur le symbolisme français, (L’Harmattan, 2016, 265 pages, 27 €).

Michèle Duclos – spécialiste, entre autres, de Kenneth White – a enseigné la poésie anglophone contemporaine, à l’université de Bordeaux Montaigne ; on voit donc bien, d’emblée, l’intérêt de ce nouvel essai pour tous les amateurs de littérature / poésie anglophone. Le travail de Michèle Duclos, en outre, attirera également les lecteurs moins versés en ce domaine mais tout simplement intéressés par la poésie en général et curieux, en particulier, de ce que le regard extérieur de l’étranger Arthur Symons, décalé par rapport à notre approche franco-française du symbolisme, peut apporter de nouveau à notre perception d’écrivains allant de Gérard de Nerval au Belge francophone Maurice Maeterlinck, en passant par Villiers de l’lsle-Adam, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Jules Laforgue, Stéphane Mallarmé et Huysmans (dans sa dernière période).

Michèle Duclos ne cache pas toutefois s’étonner de l’absence, dans l’ouvrage de Symons, d’un Émile Verhaeren qu’il a pourtant traduit, comme de sa présentation de Rimbaud en « poète immature confiné à un état de promesse verlainien » ou d’un Baudelaire « relégué dans l’Introduction dans la catégorie des ‘’Réalistes’’ ». Quelques réserves donc sur cet ouvrage de Symons, qui ne l’empêchèrent cependant pas d’avoir été accueilli en Irlande « comme une sorte de livre sacré pour une jeunesse fervente ». L’auteure, d’autre part, insiste sur ce point important que, si The Symbolist Movement in Literature a bien joué un rôle fondamental, ce ne fut pas toujours en bloc ni au même moment ; une intéressante particularité, que l’auteure explique par « la composition à la fois simple et multiple du volume ».

On la remerciera donc d’avoir ainsi attiré l’attention contemporaine française sur les conceptions originales et si fécondes poétiquement, de cet « initiateur du Symbolisme français en terres anglophones et messager d’un Symbolisme esthétique et ontologique ».




Les 101 Livres-ardoises de Wanda Mihuleac

Une épopée des rencontres heureuses des arts

Artiste inventive, Wanda Mihuleac s’est proposé de produire des livres-objets, livres d’artiste, livres-surprise, de manières diverses et inédites où la poésie, le visuel, le dessin ou les formes des objets se combinent afin de donner une autre perspective et une autre dynamique aux textes des écrivains. Mais Wanda Mihuleac n’est pas qu’une glaneuse de livres-objets, elle n’est pas seulement leur éditrice mais aussi leur co-créatrice par les thèmes proposés ou l’espace préfabriqué offert à l’écriture, par les réflexions sur le support graphique et la modalité grâce à laquelle celui-ci devient une source d’inspiration.

101 Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac rassemble divers livres-objets, livres-ardoises aux graffitis et graphismes variés, livres sur lesquels on écrit au marqueur blanc sur fond noir, de façons différentes.

Les ardoises, à leur tour, acquièrent des formes variées qui vont de la plus sage – celle de l’écolier – aux assemblages et constructions de toutes sortes, en forme de boite, de mur.

Aux livres-ardoises s’ajoutent les livres-rubans, ou boomerang, les livres- bouteilles de Werner Lambersy, les bâtonnets de mikado portant l’écriture du poète vietnamien Pham, la chaise longue minuscule où repose le texte de Jean-Marc Couvé, un rouleau cylindrique à picots pour piano mécanique offert par Wanda au musicien Jean-Yves Bosseur, un rouleau torsadé comme une bande Moebius, les cubes, les pièces de domino d’Alain Jouffroy…

Puisque 101 Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac est un véritable gros livre, une sorte de bibliothèque condensée dans une multitude de tablettes et autres formes diverses et insolites, comme il a été déjà mentionné, je vais m’arrêter, subjectivement, bien sûr,à ce qui m';a retenu l’œil.

Le livre comporte aussi un dossier de l’ardoisier comprenant des réflexions, des témoignages relatifs à l’expérience de l’écriture sur l’ardoise, évoquant l’enfance, ainsi que l’expérimentation des écritures en blanc sur noir, tout comme la contrainte de l’espace imposé, lequel, paradoxalement, s’avère innovatrice, créatrice. En 2016, Laurent Grison, poète, critique d’art et essayiste remarquait le fait que ces livres-ardoises sont plutôt des « livres-architectures », « architectures construites, déconstruites ensuite reconstruites », « une sorte de cité utopique ».

double page d'Alain Jouffroy, "Dominos"

Le livre musical de Jean-Yves Bosseur, réalisé sur un rouleau de piano mécanique (2011, 28,5 x 160 cm : deux exemplaires originaux) correspond à quelques mesures du Songe d’une nuit d’été de Felix Mendelssohn-Bartholdy. Sur le bord perforé, le musicien a écrit sa propre partition Songe nocturne… et rare, pour saxophone contrebasse, qui conduit vers plusieurs lectures possibles. La partition a été conçue pour être interprétée par Daniel Kientzy.

Un autre livre écrit sur un rouleau de piano mécanique est A mesure que je t’aime de Sarah Mostrel

(2015, livre-objet, 30 x 120 cm, dans une boite de 8 x 9 x 1 cm; deux exemplaires numérotés originaux, tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés et signés). Un poème d’amour intense, écrit comme une partition musicale.

Le livre sonore cartonné de Laure Cambeau, activé par deux piles électriques (26 x 21,8 x 1 cm, deux exemplaires signés) : La fille peinte en bleu attente est un livre instrument de musique comportant un clavier-solfège.

Non loin du hamac - haïkus de Dominique Chipot (2016, livre-objet, deux ardoises sur chevalet, 32 x 16 cm, et entourées par neuf autres tablettes de bois, 6 x 8,5 x 4 cm, deux exemplaires originaux, signés, non commercialisés), est un arrangement similaire à celui d’une photo de groupe.

Chaises hier de Jean –Marc Couvé (2012, livre-objet : une chaise longue en bois et toile, 41,5 x 15,5 x 15 cm, texte écrit sur les deux côtés du tissu ; deux exemplaires originaux signés) est une chaise longue en miniature qui invite à la rêverie, au voyage, à une autre manière de passer le temps que le terre à terre, selon les dires de l’artiste. C’est aussi « une madeleine-dirigeable », une espèce de machine à explorer le temps retrouvé de l’enfance.

Le livre-affiche de Jean-Luc Despax, Plus Street que Wall (265 x 54 cm; deux exemplaires originaux signés). Merveilleux texte en jeux de mots et couché sur l’ardoise comme des murs en briques nuances gris-cendre et gris-violet clair.

Les poèmes cubes / dés d’Evelyne Bennati Escarpin (2015, livre-objet à neuf cubes, 3,5 x 3,5 x 3,5 cm ; 2 feuilles, 10,5 x 10,5 cm, dans une boite de 12 x 12 x 4 cm ; deux exemplaires originaux, signés, non commercialisés), crées sur un thème suggéré par Wanda Mihuleac, rappelle à l’artiste le jeu oulipien mais aussi les contes, les chansonnettes et les proverbes. Il s’impose une lecture du regard qui parcourt des facettes multiples pour y découvrir des vers masqués, dissimulés, comme dans une partie de cache-cache. Une lecture que peut composer le spectateur, de plusieurs façons, en reconstruisant le texte aléatoire, en générant d’autres compositions en fonction des vers inscrits sur les cubes/dés.

double page de Serge Pey, "Hommage à Zénon d'Elée"

C’est bon de Dan Bouchery (2010, livre cartonné et découpé, 17 x13 x0,8 cm, 10 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) est un livre-objet, un assemblage surréaliste, dont l’intérieur en relief est pareil aux livres pour enfants. Un Bugs Bunny légèrement humanisé, sur lequel est écrit, comme une continuation du titre « À deux »... deux yeux, l’un parait féminin, l’autre masculin, des yeux yin & yang. Sur le côté de la figure, un D, comme une machine à écrire, sur lequel est inscrit le nom de l’artiste.

À la tombée de la nuit de Michel Butor (2011, livre cartonné, 20 x 26,5 x 1 cm, 14 pages, deux exemplaires numéroté et signés) a l’air des paysages à formes géométriques noir et blanc où le texte trouve sa place sur les diverses parties de la page, tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt sur le côté, ressemblant à des tableaux noirs qui se répondent par des fragments de texte.

Le livre de Magda Cârneci Roue, rubis, tourbillon (livre cartonné et découpé dont les carreaux mobiles cachent des chiffres de 1 à 10 ; 23 x 21 cm, 10 pages ; deux exemplaires originaux, numérotés et signés, tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés et signés) est une œuvre d’art graphique et poétique. « L’exercice scriptural » auquel s’est adonnée la poétesse suppose le retour à l’écriture au tableau noir de l’enfance mais aussi une relation nouvelle avec les outils linguistiques et graphiques. Dans ses réflexions sur ce livre, Magda Cârneci avoue avoir découvert « un nouveau rapport entre l’écriture et son support, entre la parole et le signe visuel (…) entre le dicible et l’indicible ». L’écriture à l’encre blanche dans les espaces réservés (chaque page ayant été conçue comme un art graphique, avec des structures abstraites ou géométriques-constructivistes, évoquant des collages cubistes) a représenté une véritable mise à l’épreuve car chaque page lui paraissait un « abîme sophistiqué ». Mais cela a été également une occasion de revivre les sentiments de l’enfance, une joie de voir émerger, du tréfonds de son être, l’écriture.

Géométrie(s) du chat de Francine Caron (2011, livre cartonné, 20,5 x 20,5 x 1,5 cm, 18 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 120 exemplaires numérotés). Ce sont des poèmes inspirés par un chat, des formes géométriques d’un chat noir surpris en diverses attitudes, debout sur ses pattes, le dos rond, en boule ou bien allongé paresseusement. Ces géométries félines-poétiques s’harmonisent très bien du point de vue visuel- textuel et génèrent même d’autres figures. Par exemple, le chat allongé paresseusement avec le poème écrit dessus peut être un sextant et le chat en boule une pleine lune.

Le livre Frou-frou (2010, livre-affiche, 52 x 223 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) de Guy Chaty est une espèce de tapis couvert de bulles renfermant des onomatopées qui rappelle la trame d’un textile noir et blanc mais aussi les bulles des BD genre Pif le chien ou Tintin. Un livre-affiche couvert d’onomatopées comme un poème d’amour, joué devant le public aux Halles St. Pierre à Paris, en mars 2012. Une sorte de danse amoureuse des bulles noires sur fond blanc, avec de brefs inserts de dessins rappelant des tapisseries, parsemés, de façon postmoderne, d’émoticons souriants.

Jeux de l’être de Daniel Daligand (2010, livre cartonné, avec 13 pièces mobiles, 22,5 x 22,5 x 0,6 cm, 8 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) est un livre avec des aimants qui se déplacent sur une plaque métallique noire démontrant l’attraction, l’attraction universelle. Une attraction entre les êtres, une attraction des mots entre eux, sous forme de poèmes. Ce sont des poèmes à multiples facettes, une sorte de poèmes-caléidoscopes sur l’attraction entre les amoureux et sur le ludique poétique.

Le livre-boomerang de Slobodan Despot, Keisaku boomerang (2015, livre-leporello, 18 pages, 41 x 120 cm, déplié, couverture en carton avec un boomerang en bois, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 10 exemplaires numérotés) est une sorte d’accordéon déplié où des poèmes sont écrits sur les formes de boomerang et sur les ardoises carrées, noires sur le fond blanc des pages. Noir sur blanc et blanc sur noir, c’est cela le jeu visuel boomerang.

Alphabet somnambule, livre de Renaud Ego (2016, livre cartonné, avec des lambeaux de voile et une montre, 26,5 x 21 x1,3 cm, 12 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) est une montre-globe voilée, autour de laquelle, comme dans un rêve surréaliste, les mots s’accumulent sur des bandelettes noires. On peut y voir aussi des flèches d’écritures pareilles aux aiguilles d’une montre visant le lecteur-spectateur. Ce sont des poèmes qui tournent autour du thème « l’extrême délicatesse de l’horlogerie de la vie » et du rêve consistant à rendre au langage un verbe plus créatif.

Dans l’air de Pascale Evrard (2012, livre-objet, palette de ping-pong en bois, 38 x 22,5 x 0,7, avec 47 trous remplis de rouleaux en papier noir couvert de textes ; deux exemplaires originaux, numérotés et signés, non commercialisés) rappelle les vieux papyrus mais aussi les petits mots oracle, petits mots surprise.

Le livre-puzzle de Mireille Fargier-Carouso, Ce serait un dédale (2011, livre cartonné avec de pièces de puzzle détachées, 16 x 16 x1,6 cm, 10 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) suppose un art poétique combinatoire et apporte le ludique enfantin du jeu d’assemblage. Les pages gardent l’écriture poétique blanc sur noir, en figures géométriques blanc et noir.

Le train de Françoise Favretto (2014, livre cartonné et découpé, Ø=11 cm, dernière couverture d’un cm d’épaisseur, 10 pages, deux exemplaires numérotés et signés) est un livre-objet qui représente un train-poème, avec le texte écrit sur les roues dentelées, roues portant des bandelettes noires ou des figures géométriques.

Puits ardésien de Şerban Foarţa (2011, livre cartonné, 20 x 16 cm, 10 pages, deux exemplaires numérotés et signés) est un puits des lettres espiègles, écrites, évidemment, toujours blanc sur noir, d’inspiration ludique, fournie par le support offert, « ardoise rare », d’une « modestie immémoriale ».

Un beau poème parlant de l’écriture, nous le trouvons dans le « Dossier de l’ardoisier ».

Um mapa de palavras de Nuno Judice (2017, 4 in-folio, un étui de carton, 22 x 16 x 0,6 cm, texte en portuguais, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés) contient des poèmes écrits à côté des cartes et sur l’espace d’une carte, espace toujours blanc et noir.

Jetunousvous de Werner Lambersy (livre-objet en forme de bouteille, dans une boite en carton noire, 31 x 9,3 x 7 cm, 12 pages, deux exemplaire originaux, numérotés et signés) est un poème-bouteille en l’honneur de François Rabelais. Ces « Dives bouteilles » sont en même temps destinées aux pliage et dépliage de ce Jetunousvous.

Intéressante la Mondrianisation de Jan H. Mysjkin (2012, livre cartonné avec des collages de papier coloré, 20,4 x 20,4 x 2 cm, 24 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés), jeu lexical partant du nom de Mondrian où les lettres changent de place entre elles, lettres peintes avec des collages rappelant la Composition With Red Blue and Yellow mais en d’autres nuances.

La fable à l’envers de Bernard Noël (livre-mobile composé de 10 disques de carton, collages, dans une boite en métal, Ø=9 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) est comme une danse tourbillonnante des disques blanc et noir et blanc et bleu essayant d’attraper le fil de cette fable à l’envers.

Journal en mikado de Minh-Triêt Pham (2015, livre-objet, 30 bâtonnets-crayons de mikado, 58 x Ø=0,6 cm, dans un tube de 63 cm x Ø= 0,7 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés, tirage facsimilé de 50 exemplaires numérotés et signés) est un véritable art du minimalisme mais aussi un jeu combinatoire-aléatoire inventif qui génère divers sens et formes géométriques.

Un assemblage tenant de la poésie et du matériel, Sans titre, d’après un texte de Laurence Vielle (2017, livre-assemblage : 20 flèches, une tête en verre, 35 x 25 x 25 cm, un exemplaire original) réunit des objet divers qui peuvent prendre des formes de flèches (des ciseaux entrouverts) ou mettre des fléchettes de texte sur un flacon de parfum Magie noire, or sur un révolver. C’est plutôt une installation poétique, un peu trop chargée.

Si tout a un commencement de Matei Vişniec (2012, livre cartonné, papier collant noir et jaune, 20 x 16 cm, dix pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) forme des poèmes-zigzag noir et jaune, entre lesquels se glissent des dessins blancs. Poèmes qui invitent à réfléchir sur le commencement, la fin, sur la parole et les langues étrangères.

D’autres livres-ardoises se dirigent vers l’abstraction géométrique, vers le constructivisme, le lettrisme, ou bien sont disposés de manière ludique dans un jeu labyrinthique. Le livre-objet parcourt plusieurs étapes : du matériau brut à l’objet préfabriqué, qui ne se contente pas d’attendre son texte mais devient un espace suggestif-créateur pour une écriture plastique, jusqu’à la combinaison visuelle et la perspective d’ensemble, jusqu’à son placement dans un contexte de lecture-visualisation.

Et il y aurait encore beaucoup à dire et à écrire sur ce livre-album riche, dense, surprenant qui réunit toutes sortes de livres-objets, livres-ardoises, livres-assemblages.
Bref, 101Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac peut être considéré une épopée des rencontres heureuses des arts, ainsi qu’une aventure réussie du jeu imaginatif avec le texte, les formes et les objets. Un livre spécial qui mérite toute l’attention.

Et il l’a déjà acquise car beaucoup de ces livres-objets sont parvenus dans l’exposition de Wanda Mihuleac « Contextualizări » (Musée National d’Art Contemporain, Bucarest, Roumanie, 23 novembre 2017 – premier avril 2018. Curatrices : Magda Cârneci, Mica Gherghescu ; Coordonnatrice MNAC : Malina Ionescu ; design de l’exposition : skaarchitects).

Une exposition des plus inventives comprenant trois axes thématiques : « le Mur », « le Miroir » et « l’Écriture », avec des mises en contexte et des remises en contexte ingénieuses visuellement et bien conçues, qui prouvent encore une fois qu’il existe des rencontres heureuses des arts, des créateurs, artistes plasticiens, écrivains, compositeurs de musique expérimentale, chorégraphes.

 

Texte publié dans la revue roumaine Observator cultural nr.907 (649) 25-31 janvier 2018.
Traduction : Carmen Vlad

Marilyne Bertoncini, "AEencre de Chine"

Marilyne Bertoncini, Æncre de Chine




Richard Millet, Déchristianisation de la littérature 

Les mots de Richard Millet avancent, dans Déchristianisation de la littérature, pour y "voir clair" dans les impasses d’un monde fragilisé par ses propres leurres bornant son acheminement pour le moins déclinant.

« (…) je cherche à voir clair dans un paysage devenu incertain, spirituellement et culturellement naufragé, pour le reste entré dans l’apocalypse politico-écologique qui a suivi le slogan anti-christique de la « mort de Dieu ». Il s’agit donc de se repérer, par là de témoigner, d’en arriver parfois au paradoxe d’une présence littéraire, laquelle a la valeur d’un coup de fusil dans la nuit. J’écris devant l’horreur de la décroissance culturelle et spirituelle qui porte encore le nom de littérature, que je rebaptise post-littérature, soit une inversion de la valeur littéraire, et qui s’avance sous le signe de l’Après : le postmoderne, voire le post-postmoderne, le contemporain par défaut, le présent déifié dans le jeune, la tolérance voltairienne dans le cool, et la langue dans l’«authenticité » d’une « culture » devenue simple valeur horizontale…» ((Conversion, Romaric Sangars, Editions Léo Scheer ; 2018.))

Richard Millet, Déchristianisation de la littérature

Richard Millet, Déchristianisation de la littérature, éditions Léo Scheer ; janvier 2018, 228 p.– 16 €

Posture "injustifiable", tenue par Le rire triomphant des perdants((Le Rire triomphant des perdants, Cyril Huot, Éditions Tinbad ; 2016.)), vrillée à une inflexibilité existentielle,   à l’exigence intraitable   du   courage,   de   la marginalité, de la solitude – au nom d’une vocation irréductible de la littérature à fonder et éclairer les voies du Langage, à écrire l’Histoire, à en consolider et augmenter l’édification / les édifices par ses ramifications de sève et de sang, radicales. Originelles. « (…) la littérature telle qu’on l’entend est née avec la Bible », rappelle Richard Millet.

Posture injustifiable dont l’Écrivain viscéralement ne se départ, guetteur invétéré   d’une   aurore   possible,   habité   par   cette   injonction   de   "mort-survivant" :

Ne perds jamais de vue ce que dessinent les ombres dans le soir : ce sont les lueurs de la nouvelle aurore.

Car la mort est entrée sur la scène sociale, depuis que la littérature n'y est plus à sa juste hauteur, avec toute son envergure, représentée. Cette "petite mort", l'Écrivain la porte foncièrement, dans la difficulté d'être inhérente à la mise à mort de la littérature, cette façon d'être à elle seule, le Souffle entièrement. À bout, mise au rebut, elle atteint totalement, fondamentalement, celui qui la porte pour vivre, vit / se sent vivre de la porter.

Nous vivons dans une lumière d'étoile morte : tout est fini, la France, son histoire, sa langue, le monde qu'elle nommait. La littérature aussi. Nous ne faisons pas semblant d'écrire, voire d'être des écrivains, enregistrant jusqu'au bout le chant de l'étoile morte, sans être, nous, tout à fait morts.

L’auteur, entre autres, de L’Écrivain Sirieix, Le Dernier Écrivain, Désenchantement de la littérature, Arguments d'un désespoir contemporain, Le Sentiment de la Langue, Fatigue du Sens, part du postulat suivant lequel la littérature est entrée dans une agonie civilisationnelle et suggère que le déclin du langage et de la littérature auquel de nos jours nous assistons est sans doute lié à la fin du christianisme. Crise du langage positionnée dans une Ère littéraire exerçant son Verbe ailleurs, à un autre niveau, que celui de ce monde-ci « envers lequel nous devons être sans égards, puisqu’il a fait de la crise son mode d’existence parodique : crise financière, sociétale, morale, politique, culturelle, ethnique, sur fond d’attentats, d’ignorance, d’impolitesse, de mensonge, de fautes de goût, de guerre civile. La crise, me dira-t-on, est le mode d’existence de la littérature : sans doute, mais autrement, et à un autre niveau : l’ouverture, la béance, le possible, dans le refus de s’en laisser conter par les rhéteurs de l’aménagement langagier. » Après la « mort de Dieu », « le crépuscule des idoles », la « post-littérature » signe le moment d’un crépuscule. La déchristianisation de l’Occident, interroge Richard Millet, n’a-t-elle pas fini d’éteindre, après la genèse biblique, les pans de cette histoire du roman déjà abimés par les investigations de la psychanalyse, par les génocides et la toute-puissance de l’image ?

Dans Désenchantement de la littérature, en 2006, Richard Millet s’interrogeait sur la difficulté d’être d’un écrivain exigeant dans un monde (ce « monde-ci ») qui occulte, voire refuse, de plus en plus la littérature. En 2010, sa réflexion se focalisait sur L’enfer du roman vécu dans la post-littérature, à savoir une prédominance du genre romanesque, dévoyé, sans style et fabricant ses intrigues autour de sujets stéréotypés. Un formatage institutionnel, et institué, de la littérature telle que l’on ne l’entend pas. Dans Déchristianisation de la littérature, l’Ecrivain, par ailleurs rédacteur en chef de La Revue littéraire depuis 2015, constate que la post-littérature est un des signes de la fin de quelque chose et tente d’imaginer l’après : y a-t-il quelque chose après la littérature ? Cet essai nous interroge sur la posture à adopter face à cet abandon de la littérature : faut-il désespérer, alors qu’il reste « des gens capables de lire et d’écrire » ? En outre, des auteurs tutélaires tels que Homère, Pascal, Dostoïevski, Bataille (lequel se voulait sans égards vis-à-vis de ce « monde-ci »), Duras ne sont-ils pas ces vrais contemporains plus vivants que la plupart des écrivains actuels, « déjà dépassés avant d’avoir vécu » ?

Qu’est-ce que l’Après ? Après quoi ? Après moi le déluge ? Qualis artifex pereo ? Il y a eu une première littérature de l’Après : la poésie après Auschwitz -de l’ordure, selon Adorno ; et le roman, impossible et néanmoins bien là, Bataille, camus, Beckett, le Nouveau Roman, et aussi la belle génération poétique née dans les années 30… On ne mettra pas sur le même plan l’événement absolu qu’est Auschwitz et la coupure civilisationnelle que représente la mise à mort de la langue par « Mai 68 », via l’enseignement. Pourtant, dans le renoncement au paradigme littéraire, à l’histoire de la langue et à son sentiment esthétique et religieux, il y a plus qu’un fossé générationnel : une sorte de damnation volontaire, qui fait de l’Après une actualisation de la Chute, à tout le moins du vertige devant le gouffre au-dessus duquel beaucoup voudraient planer, tandis que les vrais écrivains s’efforcent de bondir par-dessus le temps. 

Chute de la littérature orchestrée par un nivellement culturel qui revoit la littérature "à la baisse", la perte d’une "plus-value" littéraire due à la possibilité contemporaine de publier à tout-va ce qui ne ressort pas justement à la littérature (le packaging consensuel international marqué du sceau de l’insipide), une popularisation de la scène littéraire où les imposteurs paraissent sans doute et pérorent plus nombreux dans le goût d’un public en attente de séductions artificielles (ndla)… Dans cet essai, la position de Richard Millet ne s’assoit ni dans le confortable, ni dans le consensus, ni dans le compromis, ce qui explique en partie les réactions parfois hostiles à sa réflexion, l’accueil de ses livres par le silence unanime de la pensée instituée, officielle, menée par les zélotes du pouvoir culturel.

Comment ne pas être emporté par la Chute qui nous entraîne vers le crépuscule, comme elle entraîne l’extinction de la littérature ? Des résistances ne pourront-elles pas allumer de nouveau le ciel, via de vraies voix d’outre-tombe, et redonner profondeur à l’horizon ? En d’autres termes, la littérature refera-t-elle sens, libérée de ses imposteurs ?

Mais, peut-être plus crucialement, « Quelle peut être la destinée de l'art dans une civilisation qui repose sur le mensonge ? ». Cette question, Walter Benjamin la posait déjà au début du 20e siècle - « son suicide », note Richard Millet, « donne en partie la réponse ». Comment continuer d'avancer à contre-courant ? Tout en ne se laissant pas déporter par la folie ou emporter par le suicide ? Comment vivre dans l'agonie -ou ce qui est peut-être déjà la mort- littéraire lorsqu'écrire s'exécute comme respiration ?

En écrivant cette « espèce de journal » sans doute Richard Millet résiste-t-il     déjà, se positionne dans la marge des pages, contre. Écrire, de plus, écrire dans l'éclat du fragmentaire, met à distance un présent tyrannique escorté de son arsenal de leurres et tartufferies. Écrire, exutoire, issue de secours permettant de sortir du marché de dupes. Aller dans la fraîcheur de la répétition, par le ressassement, au plus obscur de ce qu'il reste à connaître, à l'encontre des marques de l'époque légiférante, loin du bruit assourdissant de ce qui, corps et esprit creux, s'agite sans agir, dissone sans résonances. En termes hölderliens nous pourrions dire que l'Écrivain n'habite plus un monde dont la demeure du langage est devenue vide (Richard Millet évoque une « maison abandonnée »), s'est vidée au profit du divertissement interactif, « images, jeux vidéo, formes narratives brèves comme les hakaï narcissiques de Tweeter, et tout ce qui relève de la fruition échangiste du présent. » Nous sommes entourés par une société du Spectacle((La Société du Spectacle, Guy Debord (1967).)), « sommés d’adorer le veau d’or le divertissement général. » Guy Debord décrivait en 1967 l’emprise du capitalisme sur le monde à travers la marchandise ; Richard Millet montre comment via sa déchristianisation la littérature a perdu sa valeur, sa raison d’être, au profit du Spectacle nous distribuant (et nous conditionnant dans) ses accumulations d’images vidées de transcendance, détournées de l’Inventivité. Ce qui ne signifie guère que l'Écrivain s'en remet à la nostalgie, son regard et le ressassement de la notation n'exerçant pas de retour, de détour rétrograde ; la nostalgie constituant comme les simulacres sociétaux une illusion d'optique. Comment dès lors relie-t-il sa vie extérieure avec la quête de l'absolu poursuivie par l'écriture ? Quête, soit, par essence vouée à l'échec ainsi que l'a souligné Blanchot, mais l'expression du néant, ou du non-sens absolu, la montée aux enfers expérimentée par l'écrivain, exalte une ambiguïté inscrite dans la parole littéraire. Expérimentant une activité « injustifiable », l'écrivain ne cesse d’ « augmenter le crédit de l'humanité […] il donne à l'art des espérances et des richesses nouvelles […] il transforme en forces de consolation les ordres désespérés qu'il reçoit ; il sauve avec le néant. » ((Faux pas, Maurice Blanchot (1943).))

Richard Millet par cet essai sur la Déchristianisation de la littérature ne la sauve-t-il pas en la sortant des oubliettes et en la restituant dans ses splendeurs, ses aléas, ses droits ? Dans ses fondements judéo-gréco-latin, éclairant la concomitance de la fin de la littérature et de la déchristianisation de l’Occident. Ces considérations actuelles intempestives motivent une « Espérance », indubitablement, "révélée" ici par l’écriture fragmentaire.

D’outre-tombe, et ad aeternam, -au-delà d’une civilisation morte de sa littérature morte- de vrais auteurs comme l’Écrivain continueront d’écrire, sans se taire. Ayant recueilli seuls, dans leur paume, « l’écho de l’origine des langues », passant par leurs lecteurs éternels la frontière du temps.

 




La revue Cairns

De format A5, maniable, imprimée en larges caractères calibri et joliment présentée sous sa couverture crème (azur pour le numéro 21) illustrée d'une photo originale de cairns du Mercantour, par Patrick Joquel, la petite revue (50 à 60 pages) s'adresse en priorité aux classes et à leurs enseignants.

Une lettre de diffusion les tient informés à la fois des parutions, des notes de lecture "pour une bibliothèque idéale" de Patrick Joquel (qui dépassent largement le champ poétique et se retrouvent en fin de revue) ainsi que des appels à textes.

Qu'on n'imagine pas que le public visé implique une revue puérile, ou de la poésie au rabais : on y lit des poèmes d'Alain Freixe, Eric Jacquelin, Sophie Braganti, Eve de Laudec ou Jacqueline Held... mais l'intention pédagogique se lit au fait que la plupart des textes sont intelligemment accompagnés de propositions d'activité transdisciplinaires très variées à réaliser avec des enfants. Le rythme bi-annuel (rentrée de septembre, début d'année, correspondant au Printemps des poètes) en fait un précieux outil de transmission de la poésie contemporaine tout à fait adapté aux classes du primaire et au premier cycle du collège .

Le numéro sur l'Afrique permet de découvrir de jeunes plumes comme Ismaël Savadogo, (qui fut invité en résidence entre mars et avril 2017 à la Cité internationale des arts par le Printemps des Poètes, en partenariat avec la Maire de Paris) et de lire de très beaux textes de poètes qu'on aimerait connaître davantage (une liste des sites est fournie en fin de recueil, mais ne concerne que ceux qui utilisent ce média) . J'ai beaucoup aimé le Chant sacré d'Amadou Elimane Kane, par exemple :

Revue Cairns, numéro 20, janvier 2017 (Printemps des poètes 2017, Afrique(s)), 21, septembre 2017, (L’Etranger), 22, Printemps des Poètes 2018 (L’ardeur)

Revue Cairns
– N° 20, janvier 2017 (Printemps des poètes 2017, Afrique(s))
N° 21, septembre 2017, (L'Etranger)
22, Printemps des Poètes 2018 (L'ardeur),

Abonnement (2 numéros, 15 euros, au numéro 9 euros)
www.patrick-joquel.com

 

Avec le limon du Nil
Je voudrais de nouveau
Déplier le temps
Comme une mélodie rythmée
Par mon histoire l'histoire
Que je ne suis point (...)

Le numéro consacré au thème de l'étranger s'ouvre, avec l'humour qui caractérise Patrick Joquel, par une citation d'Agecanonix, dans la bande dessinée Le Cadeau de César : "- Moi, tu me connais, je n'ai rien contre les étrangers. Quelques-uns de mes meilleurs amis sont des étrangers. Mais ces étrangers-là ne sont pas de chez nous." Le thème, suffisamment ouvert, permet aux poètes de s'y exprimer librement. J'y relève le début de ce poème de Gilbert Casula :

L'autre, celui qui n'est pas invité au banquet,
celui que l'on ne salue pas quand on le croise,
celui qu'on ne remarque pas, un transparent,
insignifiante ombre qui passe, perçue à peine
jamais imaginé, jamais même nommé (...)

ou encore les vers bilingues (espagnol/français) d'Isabel Voisin, tirés d'Estaciones de los muertos / saison des morts, ou la fin de ce poème de Lydia Padellec inspiré d'un tableau de Matisse :

Et c'est le premier geste
La main tendue
L'offrande du pain
Le premier geste
Avant la caresse.

Le numéro consacré à l'ardeur présente une quinzaine d'auteurs, et j'y retiens la très belle série de textes de Patrick Joquel, extraits de Ephémères du passant, aux éditions de l'Atlantique : "Je t'écris d'un bivouac de fortune au pied d'une large forteresse de froid. Mon feu tremble" dit l'incipit. On y voyage de nuit, invité à "Allumer des mémoires... Des brasiers. (...) Des feux qui veillent leurs rêveurs". Invité à "caresser de la main les grains de toutes les peaux du monde. Absolument toutes. Y compris celles des pierres. Des nuages. Des homards et des hérissons (...)" On y voyage avec un poète "réfractaire à tout pas cadencé", on y élève avec lui des "restanques de joie" contre la mélancolie, on y tente, en suivant le fil de son écriture, d'allumer le jour, à l'Est – mais "comment est-ce possible quand on écrit d'Ouest en Est?" - et la rêverie le suit, dans les méandres de l'écriture, pour "Simplement / s'envoler".

La bibliothèque idéale, quant à elle, présente entre autres un album de Chantal Coliou, Le Temps en miette, chez Soc et Foc, les Maximes de nulle part pour personne, collaboration de Perrin Langda avec l'illutrateur Eric Demelis, chez Voix d'encre, D'Ici de Jacqueline Held, chez Gros Textes, accompagné d'un large extrait, puis Le Vertige des fumanbules aux éditions Calicot, ou encore un recueil de haïkus, De fleurs et d'écailles, aux éditions du Jasmin : une belle série de propositions argumentées pour les documentalistes ou les bibliothèques de classe.