Entretien avec Radu Bata, par Cristina Hermeziu

« Nous sommes tous mots : ils nous disent, nous habillent, nous font rater l’amour ou nous portent au ciel. » Interview avec le poète Radu Bata, l’invité de la soirée littéraire On vous sert un vers, Palais de Béhague, Paris, juin 2017. On vous sert un vers  est une série de rencontres littéraires dédiées aux poètes à double culture, française et roumaine, organisées par l’Institut Culturel Roumain de Paris, d’après une idée de Cristina Hermeziu, journaliste littéraire. 

 

"En terrain hostile,/ le poète se fait dévorer/ par les vers." Facétieux, poète surprenant, pétillant de fraîcheur et d’intelligence, Radu Bata appelle ses créations « des poésettes = poèmes sans prise de tête », pour signifier leur contour frêle, sans prétention, néanmoins bien rempli de clins d’œil intertextuels, de références étymologiques ou de clichés recyclés. Ses textes en général courts, légers et denses comme allure, impertinents et épicuriens comme esprit, ont un effet de chouquettes sous la langue : on en redemande juste une petite, avant de passer encore à une autre…

Roumain et français, installé en France dans les années 1990 (il a été professeur de français et de journalisme et donne toujours des cours de créative writing à Grenoble), Radu Bata a publié plusieurs recueils de poésettes, écrites dans une langue française à accents jazzy qui rappelle le style d’un Jacques Prévert ou d’un Boris Vian.

 

En français, il est notamment l’auteur de : « Mine de petits riens sur un lit à baldaquin » et « Le philtre des nuages et autres ivresses », aux éditions Galimatias. Radu Bata a signé aussi un conte uchronique - « Le rêve d’étain », nominé parmi les 100 plus beaux contes de tous les temps par les lecteurs de la FNAC Grenoble, à côté du Petit Prince ou d’Alice au pays des merveilles. En roumain, Radu Bata a publié « Cod galben cu pestisori rosii » (Tracus Arte, 2015) et « Descheiat la vise » (Brumar, 2016).

Le succès auprès des lecteurs a été immédiat, grâce à sa marque de fabrique : ses petits formats parlent d’amour, de la société moderne et de la génération zapping, dans un style insolite, fait de lyrisme ludique, rusé et érudit, frivole et profond à la fois. Son recueil « Le philtre des nuages et autres ivresses» a reçu le Prix du Cœur au Salon du livre des Balkans, en 2015. Le poète prépare un nouveau recueil dont le titre enjoué, - « Survivre malgré le bonheur » - sonne comme une véritable profession de foi poétique qu’il évoque en détail dans une interview réalisée lors de son passage dans « On vous sert un vers », en juin 2017, à Paris.

 

Cristina Hermeziu : Pourquoi appelez-vous vos poèmes des poésettes ? 

Radu Bata : Les poésettes sont «des poèmes sans prise de tête». On pourrait dire que les poésettes sont de la poésie de proximité pour les gens d’aujourd’hui : proximité d’expression, d’époque, de cœur. Des textes plutôt courts, un tantinet iconoclastes et impondérables, à la marge de la très sérieuse poésie publiée par les «grandes» maisons d’édition qui se meurt dans l’indifférence. Légères et ambivalentes — on ne sait pas si c’est de l’art ou du cochon — les poésettes rêvent de réconcilier le grand public avec la poésie. On recycle bien les morts ou, au moins, on essaie de les ressusciter avec un bouche-à-bouche lexical dans l’air du temps. 

On peut aussi dire que les poésettes sont un accident professionnel : mes étudiants ayant rejeté en bloc la séquence «poésie» telle qu’ils l’avaient subie à partir des manuels et des pratiques, j’ai dû bricoler cette espèce hybride, plus ludique et proche d’eux, dans laquelle ils se sont reconnus. Les intégristes de la poésie pure et dure qui sent la naphtaline académique diront que les poésettes sont de la soupe populaire mais ils devraient peut-être la boire entre les lignes avant de lancer des anathèmes.

Quel (bon) rapport entre les poésettes et les réseaux sociaux aujourd’hui? D’où vient-il ce copinage/ ce voisinage entre Facebook et inspiration poétique ?

 Les réseaux sociaux sont symptomatiques des temps, ils donnent le ton des refrains qui hantent les contemporains. C’est un miroir grossissant, un  peu truqué, gondolé, de qui nous sommes, donc un terrain immédiat d’inspiration pour les poésettes et, dans la foulée, de tests éloquents. Le mur Facebook est la place publique d’autrefois (où on lisait les communiqués et on pendait les criminels) à l’échelle planétaire, une possibilité de faire apparaître les anges et les démons de ton salon dans le village global.

 

Professeur de français, vous animez des ateliers d’écriture à Grenoble, vous avez été le rédacteur en chef de plusieurs journaux et publications réalisés par des jeunes, primés maintes fois. Quelle était la relation de ces jeunes journalistes, de ces écrivains en herbe avec la poésie ? En quoi le travail sur la langue réveille le goût de la poésie ?

Nous sommes tous mots ; ils nous disent, nous habillent, nous font rater l’amour ou nous portent au ciel. Dans la forêt, tout le monde parle la langue de bois ; les jeunes qui venaient aux Ateliers d’écriture journalistique ou littéraire y étaient déjà sensibles et ça rendait nos travaux langagiers lumineux. Plus leur rapport à l’écrit devenait intense, plus ils devenaient conscients de la force de la rhétorique. Il y en a qui ont basculé ainsi vers le monde mirobolant de la poésie.

Pourquoi « prof de français » ? Quelle(s) rencontre(s) pendant vos années de formation ou quel héritage familial vous ont fait cadeau de cet amour pour la langue et la littérature française ?

Je suis devenu professeur de français à la suite d’un problème d’histoire : j’envisageais plutôt faire des études de médecine mais j’ai raté l’examen du baccalauréat à cause du français — j’ai ri avec l’insolence de la jeunesse au nez du prof examinateur qui disait que Voltaire avait vécu au XVII-ème siècle et ça m’a coûté cher ; à l’époque, on cumulait les résultats du bac et ceux obtenus à l’examen d’admission à la fac pour en faire une moyenne. Ainsi, médecine ce n’était plus possible, on y entrait avec des 9,50 sur 10 ; j’ai alors changé le fusil d’épaule pour me marier professionnellement avec la langue française.

Le fait que mes parents parlaient en français quand j’étais petit pour qu’on ne comprenne pas a sans doute joué un rôle psychologique. Plus étrange, autres signes du destin : ma première poésie apprise par cœur a été française et «Le Petit Prince» a été traduit en roumain par Ben Corlaciu, un bon ami de la famille, dans notre maison de Buzau, avec moi entre les jambes (je devais avoir 3-4 ans et je n’arrêtais pas d’embêter Ben, mais sa traduction n’en a pas souffert, elle a traversé le siècle) !

 

 

Un écrivain/ un poète français dont vous récitiez des bribes dans votre adolescence pour épater l’entourage ? 😊

J’étais trop étourdi pour vouloir épater qui que ce soit mais je me rappelle avoir fait un flop avec Ronsard. J’ai essayé, probablement pour des raisons mi-hormonales mi-romantiques, «Mignonne, allons voir si la rose» ou le leitmotiv «Vivez si m’en croyez, n’attendez à demain» avec une collègue, mais ça n’a pas marché, elle m’a envoyé planter des choux.

 

 Vous écrivez en français et en roumain, vous traduisez du français et du roumain, vous vivez entre les deux langues, avec les deux langues en même temps. Quelle vérité surgit-elle de cette cohabitation au quotidien ? Le français est la langue que vous utilisez pour exprimer quoi, en priorité ? Le roumain est un idiome que vous employez pour  quel contenu, quelle expressivité ?

Un jour, c’est le français qui est Président et le roumain Premier Ministre, le lendemain, c’est l’inverse, la cohabitation est équitable. À l’échelle de mon tout petit appartement, c’est pareil : dans une pièce, il y a des livres français, dans l’autre, des livres roumains. Je passe ainsi en seulement 2-3 pas de la France à la Roumanie ou viceversa. Même en rêve, je passe d’une langue à l’autre dans un battement de cils. C’est dire comment on navigue entre les 2 langues qui nous habitent, nous autres franco-roumains. Être bilingue c’est avoir une double vie de son vivant.

Les deux langues sont latines mais le français semble plus raisonnable, cartésien, pendant que le roumain a le sang plus chaud et l’Orient dans les gènes. Le sceau des mots germaniques intégrés par le français et la foule de mots slaves intégrés par le roumain donnent des couleurs différentes : de l’organisation alémanique jusqu’au fatalisme russe, le chemin est long.

Qu’est-ce que vous ne saviez pas sur le français, la France ou la littérature française avant de venir vivre ici mais vous l’avez découvert une fois en… immersion ? Qu’est-ce que vous ne saviez pas sur le roumain , la Roumanie ou la littérature roumaine et cela s’est révélé justement parce que vous êtes parti vivre au quotidien dans une autre culture ?  

J’ai été surpris en France de découvrir les jeunes lycéens blasés, voire découragés par l’école. Ils ironisaient la formule roumaine selon laquelle «on réussit dans la vie si on fait de longues études». Sur l’autre versant, j’ai été surpris par l’énorme envie de vivre des roumains, par leur dynamisme. Poussés par les politiciens corrompus qui ont truandé le pays depuis décembre 1989, 5 millions ont eu le terrible courage de partir vers d’autres horizons et ceux qui sont restés se battent encore, avec l’énergie du désespoir, pour une société plus juste, avec les mêmes politiciens filous ou avec leurs héritiers.

Quel poète, français ou roumain, vous tient à cœur et pourquoi ? Un projet, un rêve ?

Le poète roumain Paul Vinicius dont le recueil «L’imperceptible déclic du miroir» apparaîtra le printemps prochain, dans ma traduction. Parce qu’il rédige des vertiges pour tout le monde, sans fausses notes : il crée de belles images dans un langage à la fois simple et percutant.

Le projet : que mes poésettes touchent un public large, pour de bonnes raisons. Le rêve : que le monde tourne dans le bon sens, ce qui est une utopie vu qu’il a mis ses fesses à penser l’avenir.

Vous participez à des salons littéraires en France et en Roumanie. Y-a-t-il des différences entre la place que la poésie occupe dans l’imaginaire et dans la perception du public en France et en Roumanie aujourd’hui ? Dans quelle mesure la poésie (traduite en français, traduite en roumain) peut-elle être un passeport pour la francophonie ?

Je ne participe pas beaucoup aux Salons qui sont de moins en moins littéraires et de plus en plus des cirques commerciaux : les écrivains y figurent comme des bêtes de foire, devant leurs petites tables, dans un brouhaha assourdissant. J’y vais quand les gens qui m’invitent sont sympathiques et le lieu est attrayant.

La sentence «le roumain est né poète» a encore quelques beaux jours devant elle : en Roumanie, la Poésie demeure, malgré une mauvaise distribution-diffusion et des ventes discrètes, la Reine de toutes les écritures et tout un chacun s’exerce un jour ou l’autre à écrire un poème. Hélas, le système strictement marchand qui l’a rabaissée en France jusqu’à la faire parfois disparaître des rayons des librairies va la réduire en peau de chagrin partout où il sévit. La mécanique du marketing et des «produits culturels» qui rapportent n’épargne rien, ni même l’imaginaire.

Bien traduite, la poésie peut être un merveilleux passeport pour la francophonie. Malheureusement, les bonnes traductions ne sont pas légion. Beaucoup se font au kilo, mécaniquement, sans rendre dans la langue ciblée des vibrations comparables. Les franco-roumains qui lisent des poèmes roumains célèbres dans leur variante française éprouvent souvent d’atroces frustrations.

Votre nouveau recueil de poésettes est prêt, il s’appelle «Survivre malgré le bonheur» — un splendide oxymore. Livrez-nous les vers (les verres) qui sont, d’après vous, en mesure de nous enivrer…

Les poésettes sont distillées dans le sourire et la grimace, elles ne suivent pas l’équation poésie = vin, mais plutôt le logarithme du pied de nez. Ce ne sera pas un des meilleurs textes du recueil mais il remplit tant bien que mal le verre de la question :

baudelinaire

——————

on peut trouver l’extase
entre les lignes
d’une phrase

on peut boire l’univers
entre les jambes
d’un vers

Le nouveau volume de poésettes de Radu Bata, « Survivre malgré le bonheur », est paru fin janvier 2018 chez Jacques André Éditeur 

Propos recueillis par Cristina Hermeziu, journaliste littéraire

Présentation de l’auteur

Radu Bata

Radu Bata est l’inventeur des poésettes (poèmes sans prise de tête), espèce du genre lyrique bricolée pour réconcilier la jeunesse avec la poésie (car ses étudiants ne voulaient pas de «séquence poésie» telle qu’elle est pratiquée dans les manuels et observée dans les rayons des librairies). Cette nouvelle espèce a été saluée et reconnue par de grands spécialistes de la littérature comme Mircea Cartarescu (le plus traduit des écrivains roumains) et Jean-Pierre Longre (universitaire, auteur, fin observateur de la littérature roumaine. Il a beaucoup œuvré pour la francophonie : professeur de français en Roumanie jusqu’en 1990, il a été officiellement félicité par le lecteur français de Bucarest en 1986 «pour l’enthousiasme et l’ingéniosité déployés au service de la langue et la culture française», ce qui, à l’époque de Ceausescu, ne lui rendait pas service. À partir de 1990, Radu Bata a enseigné en France le français et le journalisme, et a été animateur d’Ateliers d’écriture, activités reconnues par plusieurs prix nationaux.

Radu Bata a publié des poèmes dans les revues Levure Littéraire (Allemagne-France), Paysages (France), Microbe (Belgique), Respiro (États-Unis), Seine et Danube (France-Roumanie), etc. Quelques-uns ont été traduits en espagnol, anglais, italien et japonais. Il a aussi fait beaucoup de traductions du roumain en français ; les plus récentes ont paru dans Le Persil, journal littéraire suisse et la dernière a été récompensée en mai 2017 par le Prix du Public au Salon du Livre des Balkans, à Paris.

Six livres figurent dans son compte littéraire (les 2 premiers édités sous pseudonyme) : aux éditions ProMots, un « hétéroman », et un conte uchronique, Le Rêve d’étain (nominé, par les lecteurs de la FNAC Grenoble, parmi les 100 plus beaux contes de tous les temps à côté du Petit Prince, d’Alice au pays des merveilles, etc.) ; aux éditions Galimatias, un puzzle travesti en journal, Mine de petits riens sur un lit à baldaquin, et un recueil de poésettes - Le Philtre des nuages et autres ivresses (éd. Galimatias) ; deux autres recueils ont suivi en roumain (Tracus Arte, Bucarest, 2015), et Descheiat la (paru fin 2016) aux éditions Brumar (Tracus Arte et Brumar sont des maisons d’édition de poésie renommées en Roumanie).

Les poésettes de Radu Bata ont déjà rencontré un certain succès : le recueil Le Philtre des nuages et autres ivresses est lauréat du prix du Salon du Livre des Balkans (Paris, 2015), tirage de 500 exemplaires épuisé, invitations dans les milieux étudiants, au mythique Club des Poètes et à «On vous sert un vers» à Paris.

Au printemps 2018, paraîtront deux volumes griffés Radu Bata : le recueil Survivre malgré le bonheur et L’imperceptible déclic du miroir, 78 poèmes qu’il a traduits du roumain, de Paul Vinicius. D’ici là, il apportera sa pierre à l’édifice d’une «Anthologie de poètes roumains» et à un livre d’art, «Impressions satiriques» de Doru Florian Crihana.

Fausse couche d’ozone (ProMots)

Le Rêve d’étain (ProMots)

Mine de petits riens sur un lit à baldaquin (Galimatias)

Le Philtre des nuages et autres ivresses (Galimatias)

Cod galben cu pestisori rosii (Tracus Arte)

Descheiat la vise (Brumar)

Survivre malgré le bonheur (Jacques André Éditeur)

French kiss (Creator)

Le Blues roumain 1 (Unicité)

Le Blues roumain 2 (Unicité)

Le Blues roumain 3 (Unicité)

Les Enfants des nuages (Libris)

Le Fou rire de la pluie (Unicité)

Et 2 autres sont en chemin…

Poèmes choisis

Par |2018-04-09T09:14:12+02:00 6 avril 2018|Catégories : Radu Bata, Rencontres|Commentaires fermés sur Entretien avec Radu Bata, par Cristina Hermeziu




Claude Ber, Titan-bonsaï et l’extrêmophile de la langue

Claude Ber aime à croiser les itinéraires et quand, en décembre 2015, il lui a été proposé de venir en résidence de création dans un laboratoire scientifique, elle n'a pas hésité. Elle rencontra alors Nathalie Carrasco, chimiste et professeure en chimie atmosphérique au laboratoire atmosphère, milieux, et observations spatiales (LATMOS) à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialisée dans l’étude de l’atmosphère de Titan, un des satellites de Saturne.

Claude Ber, Titan-bonsaï et l’extrêmophile de la langue, éditions Les Lieux Dits, 80p, 18€

Ce projet fut en fait une triple rencontre puisque la photographe Adrienne Arth s’est jointe à elles, pour ajouter son regard aux mots de l’écrivaine.

Cette rencontre entre une poète, une photographe et une scientifique se fit autour d'une planète recréée en laboratoire pour chercher l'origine de l'apparition de la forme la plus infime de la vie : les extrêmophiles. Un Titan minuscule (d'où le Titan-bonsaï du titre).

Claude Ber, dans ce laboratoire, se sent un peu perdue à la fois par l'immensité des distances de l'espace et l'immensité des savoirs de cette langue de science si loin de celle de poésie :

Elle écrit : [...] La propagation d'incertitude par simulation Monte Carlo permet de quantifier ces incertitudes pour des systèmes complexes, même présentant des non-linéarités.

Je ne comprend plus vraiment

- car ce n'est pas comprendre que vaguement comprendre-
Incertitude est à prendre à la lettre

Elle prend des fragments de note, elle écrit des poèmes, un conte même autour de ce Titan-Bonzaï et cet extrêmophile de la langue qu'est le poème. Avec en filigrane de nombreuses réflexions sur le monde actuel, si peu enclin à approfondir la réflexion (science et poésie contemporaine unis dans "le plaisir du pourquoi"), pour ne suivre que les péripéties de l'actualité et ses faits divers parfois dramatiques ("antidote de l'opinion que sont sciences et poésie").

Bien entendu, Claude Ber cherche aussi des similitudes entre ces deux disciplines :

Même rigueur à la science du poème et au récit de la science. Aux deux embouts on visse à la virgule et à la décimale, au chiffre et à la lettre. Dans la vigilance à ce que ramène le filet et à ce qui toujours s'en échappe.

Le poème aussi est réacteur, mais pas d'acier inoxydable.

Oxydé oxydant plutôt.

Et la science qu'est-elle à l'étalon du poème?

Science et poésie peuvent aussi donner naissance à un conte, où Claude Ber analyse le reproche d'hermétisme fait souvent à la fois à la science et à la poésie contemporaine :

Titan-bonzaï confie à l'Extrémophile rencontrer quelquefois les obstacles du préjugé ou de l'obscurantisme. Se voir de temps à autre, isolé au désert d'une raison froide, péremptoire et dénuée d'imaginaire. Être assailli par des incessants "Tu sers à quoi?" qui le feraient virer au rouge quitte à transgresser les lois physico-chimiques de son existence. [...] 

L'Extrémophile, de son côté, lui avoue être cycliquement relégué dans la cage des hurluberlus allumés, considéré comme un insignifiant rêveur cantonné à la babiole et à la niaiserie sentimentale ou, au contraire, accusé d'être hermétique.

S'il est évident que le point commun entre le poète et le scientifique est la tentative permanente d'expliquer l'inexplicable, de décrire le monde avec les outils de l'abstraction, Claude Ber et Nathalie Carrasco se jouent des doubles sens de leur spécialité, entremêlent leur curiosité dans un échange fécond entre l'ici du langage et le lointain sidéral. Le résultat est ce recueil de songes poézientiques qui explore une autre face de la poésie, plus exigeante et moins convenue, plus intéressante donc.

 

 

 

 

 

 




Ainsi parlait THOREAU…

Thierry Gillybœuf commence par une introduction intitulée Un libertaire à Harvard College (une vingtaine de pages) dans laquelle il oppose les deux qualificatifs libertaire et anarchiste : Thoreau serait plus libertaire qu’anarchiste… Sans doute H. D. Thoreau peut-il être considéré comme l’ancêtre des écologistes contemporains mais à la condition de bien voir ce qui le différencie de ces derniers à savoir, que pour tout problème moral, l’individu ne doit se référer qu’à sa conscience : l'individualisme n’est pas loin…

Si Thoreau est anti-collectiviste, on peut cependant s’interroger sur le rôle de la société dans la formation de la conscience dans un citoyen. Et en tout état de cause, Thoreau appelle à la désobéissance civile ; mais il faut y aller voir de plus près car c’est la notion même de progrès que Thoreau remet en cause : c’est ce à quoi Thierry Gillybœuf invite le lecteur de ce florilège…

Il y a à boire et à manger dans le choix de citations qu’opère Thierry Gillybœuf ; c’est la notion même de société et de système juridique qu’attaque H. D. Thoreau : « … les menus larcins et autres délits sont placés au même niveau que  le meurtre, le cambriolage et le reste, la loi semble vouée à l’échec la finalité qu’elle vise ». (p. 25). Ne croirait-on pas entendre une critique de la société contemporaine et de ses excès, de la préférence qu’elle accorde aux nantis et aux puissants ? Il est toujours difficile de juger de la valeur d’une œuvre par des choix isolés de leur contexte. Mais peut-on lire tout Thoreau ? Personnellement, je me méfie de son adhésion au transcendantalisme mais j’adhère à sa communion avec la nature, relativement… J’apprécie cependant le fait qu’il se soit aliéné le XIXe siècle qu’il juge positiviste et scientiste…

 

Par contre, parmi les points positifs que je relève dans sa pensée : sur la division du travail et  la place du poète (p. 107), sur le rôle du gouvernement (p. 115), sur l’injustice (p. 119), sur ce que le citoyen doit attendre de l’état (p. 121). Etc… Mais je trouve que la maxime de la page 129 (3e position) [« L’indigence d’une classe contrebalance le luxe d’une autre » ] est un peu vite expédiée… 

Sans doute y a-t-il trop d’âme pour que cette œuvre puisse être lisible aujourd’hui… Je reste donc sur une position mitigée à la lecture de ce choix de maximes  de vie mais peut-être devais-je lire Thoreau in extenso ?

Ainsi parlait H.D. Thoreau, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’américain par Thierry Gillybœuf, édition bilingue. Éditions Arfuyen, 184 pages, 14 euros.

Ainsi parlait H.D. Thoreau, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’américain par Thierry Gillybœuf, édition bilingue. Éditions Arfuyen, 184 pages, 14 euros. En librairie.




Claude-Raphaël SAMAMA , L’Attente

 

 L’attente

 

Attendre, attendre, 
A la clarté du jour ou ses déclins,
Au gré des insomnies rebelles
Ou  la touffeur moite de ces matins 
Qui n’auraient rien à dire encore.
Aménager à force une patience
Où toute parole est renoncée,
Reporter, à un futur sans voix, 
Ce qui déjà s’avorte ou te récuse,  
Au nom des importances inégales.                       
Laisser s’effilocher les nuages, 

Regarder décroître la lune pleine, 
Suivre le  ballet muet des  étoiles
Et leurs pupilles, veillant dans le noir
Les hauts murs de la ville séculaire.                       

N’être plus qu’un bruit d’horloge,
D’heures vainement promises 
A un amant que ta porte imagine, 
Ou celui, plus souvent renoncé,
En raison d’impitoyables anathèmes.

 

                        *                

 

Pourtant la terre allait sa ronde,
Et revenaient à leurs moments,
L’hirondelle ou le souffle du vent,
Lui, le plus fidèle à son office
De sable et de rêves emportés.
La tribu des tiennes, en rond assise,
N’avait elle droit qu’à l’oracle 
De ceux qui, à leur guise dressés, 
Faisaient parler un autre ciel
Ou fixaient un statut rétréci à la rose ?

 

                         *        

 

Innombrables, vous patientiez sans  trêve
Le long d’une berge de nuit désertée,
Et les eaux charriaient des branches mortes
Sans risque pour elles d’embrasement 
Ou l’idée même d’un cours qui s’inverse.
Le rite s’imposait, ténébreux et morne,  
Perpétuant des chronologies anciennes,  
Le soupçon inique d’une engeance, 
Ta relégation et tes sœurs de pitié,
Dans une insupportable éclipse.
Le chemin était sans détours, 
Tout de peines et d’absentement,
Et, à un même point, revenait
Ta marche muette à pas forcés
Excluant d’autres allures.

 

                          * 

 

Ton visage restait sans visage,
Et tes yeux, à force, indifférents, 
Reflétaient la destinée cruelle 
Des regards absents ou, tournés
Vers des chemins de ronces.                      

Voilée était ta figure souveraine,
Sous les parements de la pudeur,
Silencieux rendu, ton principe initial,
En gage ton désir, sa quintessence tue,    
Et bannis, les secrets insignes de ta chair.   

Quoi pourtant de tes enchantements,
Des grâces dont  ta nature dispose,
Qu’ils voulaient mettre en cage,
Toi, au goût certain des paradis 
Sacrés qu’anticipe ton ombre ?

 

                            *

 

Il faudrait n’être qu’à toi seule, 
Plus sûre  que mille épousailles
Scellées d’une omission cruelle,  
Telle loi fixée à des destins rompus,
Et alors, interdites les noces véritables.        

 

                          *

 

J’ai mémoire de ta silhouette assombrie,
D’où s’était éloigné à la longue, l’augure  
Du  baiser de vie à ton front ou tes lèvres,
Elles, aux mots n’espérant plus des hommes,
Du soleil lui-même et du corps aboli.

– Que dit  l’attente qui plus rien n’attend, 
Et qui attend quand même au bout du compte ?
Faut-il ainsi nommer le désespoir ?

 

Présentation de l’auteur

Claude-Raphaël Samama

Claude-Raphaël Samama est un universitaire qui, outre ses travaux d’études et de recherches en anthropologie culturelle et en philosophie, a publié très tôt – en parallèle à d’autres ouvrages – des livres de poésie. Au poème isolé, individuel, circonstanciel, il a souvent préféré de larges compositions poétiques au service d’une grande thématique ou d’une visée élargie.

  • Désarmer la nuit aux Editions Saint- Germain-Des-Près, fondées par Jean Orizet et Jean Breton, est son premier recueil.
  • Savoirs ou les jeux de l’Oir, sous-titré Quantiques chez Galilée (1980), fut un livre remarqué de déconstruction sémantique et phonologique de la langue, mais pour forcer sa poéticité.
  • Le Livre des lunes,   Intertextes (1992) est un ouvrage de chants poétiques – précédés de Haïku pour saluer la lune – qui font écho au foisonnement symbolique lié à l’astre lunaire  et ouvrent à ce qu’une lecture poétique peut engendrer sur le registre de l’imaginaire, à partir d’un tel analogon et au-delà de ses métaphores  traditionnelles.
  • Les poèmes du soi - Variations sur le thème de l’unité, La Présence et l’Exil - Proses poétiques et En regard des jours (2012), tous trois chez L’Harmattan, Collection Poètes des cinq continents, ont suivi. Plusieurs des textes de ces derniers recueils ont connu d’abord une publication dans la revue Phréatique, où Gérard Murail, Georges Sédir et Maurice Couquiaud ont, tout au long, été attentifs au travail poétique de l’auteur. Jacques Eladan, critique de poésie et auteur d’une Anthologie des poètes juifs de langue française, où il figure, Courcelles édition (2ème édition, 2010), a souvent soutenu aussi sa démarche et son inspiration.     
  • Around circles. Autour des cercles, Editions Caractères (2000), écrit directement en anglais puis traduit en français pour servir à l’expérience d’un contrepoint de langue et de « tonalité », constitue un « exercice spirituel » de dépaysement et de découplage de la réalité entre ses composantes familières et son essentialité poétique.
  • 105 essais de Miniatures spirituelles, Maisonneuve et Larose (2005) se compose d’une série de textes courts extrêmement condensés – l’idée ayant d’abord été de concevoir des poèmes sur les poètes (…) – où l’écriture poétique est mise cette fois au service d’un « méta-discours » dont le thème est une œuvre et son auteur, poète ou non. Ces derniers se voient alors rapportés autant aux « images » laissées à une postérité, qu’à une complicité révérente ou critique avec chacun. On y trouve Valéry, Gongora, Donne, Auden, Rimbaud, Daumal, Borges, Keats, Stendhal, Laforgue, Perse, Dickinson, Proust, Pessoa, Basho ou Ibn’Arabi… Ce livre original, hors des sentiers battus académiques, reste dans l’attente d’une réception à sa hauteur. A son propos, Julien Gracq a pu déclarer : « …et peut-être cet essai ouvrira-t-il un chemin. ». D’autres « miniatures » ont été écrites depuis et paraissent parfois en revue, lire par exemple, Goethe in L’Art du Comprendre n°14, Giordano Bruno, in Europe n° 937, Octave Mirbeau, dans Poésie /première n° 61.

 

 

 

La poétique de Claude-Raphaël Samama a pu être qualifiée de « poésie métaphysique » et sa manière comme alliant la « densité » du sens à une visée de l’être, approfondi à partir de son infini questionnement. Son écriture, à contre courant des poésies trop attachées à la première personne, des textes portés à mettre à mal les structures de la langue, observe plutôt le respect de celle-ci en travaillant à sa beauté sonore (Mallarmé, Apollinaire, Reverdy…), sa profondeur cachée (Valéry, Char, Hölderlin, Trakl…), au dépaysement de la pensée (Novalis, Nerval, Perse, Ungaretti, Cavafy, Seféris, Brodsky, Szymborska…). La poésie aurait pour fonction de créer un espace réflexif et révélateur, une demeure hospitalière et emplie d’échos. Le poème, s’il aboutit, ouvre alors un chemin pour pleinement y accéder.

  Outre des articles et des nouvelles parus ces trois dernières années, Claude-Raphaël Samama a donné en 2015, chez L'Harmattan, un travail de recherche et d’intentions intitulé Le spirituel et la psychanalyse. Il  doit faire paraître prochainement la traduction de plusieurs dizaines de poésies de William Butler Yeats dont certaines sont inédites en langue française.

Son prochain recueil poétique s'intitulera : Ce qui là se trouve, où le poème, pour mieux exister, s’essaye parfois à des formes nouvelles de saisie dans une langue toujours tenue. Le poème comme récit éphémère de ce qui « est », la poésie comme condensation du sens, les deux libérant des lourds appareils du "romanesque".

La musique n’est pas étrangère à la quête poétique et l’environnement créatif de l’auteur, qui compose aussi.

Site : www.claude-raphael-samama.org

Autres lectures




Davide Cortese, DARKANA

 

Je suis la seule gargouille que tu peux voir
De toute mon invisible cathédrale. p. 17

 

Après tout j’ai encore les mains.
Celles qui autrefois serraient un ourson,
simplement vieillies, désenchantées.
La droite court encore sur le papier
sans même que je la commande
tandis que l’autre, la plus mystérieuse,
reste immobile tandis que sa soeur écrit.
Patiente elle attend, dans un silence de main.
Mais quand je m’abandonne au sommeil
elle bouge les doigts imitant la droite
et dans l’obscurité de la nuit, en absence de moi,
elle écrit des histoires de jadis
et d’autres qui jamais n’arriveront.
Elle écrit des vers que jamais je ne pourrai lire
sur le blanc linceul de mes nuits.
Il n’y a rien que je sache
De ce qu’écrit ma gauche:
elle est la seule à dire la vérité.        p.73

Tu as regardé dans le hublot de mes yeux
Et tu as vu la mer dont je suis fait. p.43

Il existe ailleurs un visage de moi
qui émerge des eaux
et se fait île.
C’est la pointe d’un iceberg
enseveli dans l’abîme.
Il existe ailleurs une île secrète
qui n’est autre que mon visage
émergé
en un autre temps. p.25

Je suis un homme antique.
J’appartiens à une race
qui a besoin d’amour.
J’ai des peurs qui, comme des marionettes,
dorment les yeux écarquillés.
Je sais m’attarder entre des bras.

 

Je sais que le premier souffle est celui d’un ange
et le dernier celui d’un démon.
Je sais que la terre
est le ciel des morts. p.69

 

 

                 Regard inconnu

 

L’instant de tes yeux dans les miens:
le coup de fouet de l’éclair
sur la peau azurée du ciel. p.53

Voici ma cicatrice.
Sens-la avec la langue,
avec la pointe des doigts.
C’est une entaille de vent.
Une flèche de soleil. p.50

Viens, ombre,
baigner mon visage.
Écume d’ombre,
oubli de crépuscule,
viens encore
bercer mon enfer. p.46

Chante-moi une berceuse.
Je veux l’entendre les yeux clos.
Chante.
Sois simplement la voix qui chante.  
Je serai le rameau qui cède au vent. p.45

Je fouille dans le miroir.
Là est resté
au fil du temps
tout ce qui s’y reflétait,
mon visage d’enfant,
mon chat orange désormais poussière orange,
des gens que je n’ai plus vu,
la lumière d’un jour oublié.
C’est un coffre ce miroir
dont je ne cesse de remuer
le fond sans fin.
Mais je n’y trouve pas un lambeau
De ce que je ne sais même pas
et dont je n’ai plus mémoire.
Bien que n’y trou­vant rien,
je sais que dans ce miroir
rien, rien n’est vraiment perdu. p.48

Porter les jours d’une rive à l’autre du temps.
Les porter enfants, visages de lumière,
Les débarquer vieillards, dévorés de ténébres. p.39  

 

Je vais, hiératique et fier,
perle noire de silence minéral.
La mante verte dans les cheveux.
La bouche comme une coupure sur le visage.
Le feu de l’enfer m’illumine.
La géhenne de mes yeux exulte.
Frétillante comme un serpent noir,
la route est le destrier de ma nudité.
Elle me porte sur son dos,
elle est le serpent noir que je chevauche.
J’entre,solennel, dans la nudité du mystère
le vent tremblant dans les cheveux.
Et la mante verte a mes yeux. p.22

 

Traduction de Jacques Michaut Paterno.

Présentation de l’auteur

Davide Cortese

Davide Cortese è nato nell' isola di Lipari nel 1974  e vive a Roma. Si è laureato in Lettere moderne all'Università degli Studi di Messina con una tesi sulle "Figure meravigliose nelle credenze popolari eoliane". Nel 1998 ha pubblicato la sua prima silloge poetica, titolata “ES” (Edizioni EDAS), alla quale sono seguite le sillogi:  "Babylon Guest House" (Libroitaliano) "Storie del bimbo ciliegia"(Autoproduzione), “ANUDA” (Edizioni LaRecherche.it), “OSSARIO”(Arduino Sacco Editore), “MADREPERLA”(LietoColle), “Lettere da Eldorado”(Progetto Cultura) e “DARKANA” (LietoColle). I suoi versi sono inclusi in numerose  antologie e riviste cartacee e on-line, tra cui “Poeti e Poesia” e “I fiori del male”. Le poesie di Davide Cortese  nel 2004 sono state protagoniste del "Poetry Arcade" di Post Alley, a Seattle. Il poeta eoliano, che nel 2015 ha ricevuto in Campidoglio il Premio Internazionale “Don Luigi Di Liegro” per la Poesia, è anche autore  di due  raccolte  di racconti: "Ikebana degli attimi", “NUOVA OZ”, del romanzo “Tattoo Motel” e di un cortometraggio, “Mahara”, che è stato premiato dal Maestro Ettore Scola alla prima edizione di EOLIE IN VIDEO nel 2004 e all’EscaMontage Film Festival nel 2013. 

David Cortese

Poèmes choisis




Écritures féminines : découvertes de Claire Dumay, Doina Ioanid, Marcelline Roux

Il est des « découvertes » de pays, de nature, d’animaux, de science, etc.. Il en est une - plus secrète - « en poésie » que propose Recours aux poèmes en m’adressant trois recueils de poétesses dont j’ignore tout. Question poétesses, je note que sont citées obsessionnellement (?) Tsvetaieva, Akhmatova,  Dickinson et parfois…Sapho. Sont-elles des exceptions ? Sont-elles des arbres qui cachent la forêt des créatrices ? Tout semble à découvrir. Une chance. Il y a ces Grandes découvertes d’un continent entier soudain révélées aux envahisseurs (les Amériques) ou ce Palais de la Découverte où se muséifie ce qui a été trouvé (des nids d’abeilles aux illusions d’optique). Mais en poésie par où commencer aujourd’hui ? La France ou la Roumanie ? Claire ou Marcelline ? Les éditions Rhubarbe ou de l’Agneau ? Le plus grand ou le plus petit opuscule? La couverture noire, blanche ou bise ? Au demeurant, les mots ont-ils jamais un commencement ? Ils n’ont probablement pas plus de fin que celle de nos articles…

Claire Dumay

Pour liquider le choix du premier écrit, l’un des ouvrages au titre prédestiné - Liquidation - attire par la position extrême qu’il semble soutenir. Claire Dumay y pratique une introspection salvatrice en explorant sa « propre inconstance » écartelée entre ces « états vésuviens » que sont aimer et désaimer, le oui et le non. La « croyance utopique » en un amour inaltérable est un « leurre », une « imposture ».

Elle se sent alors « appariée » à cet enfant au point d’ « entrer dans le corps » de sa mère. Dans son univers, seules les cartes postales (pour lesquelles j’ai une ferveur similaire) échappent à son ressentiment. Elles sont porteuses de « tendresse pour des lieux » ou de personnages qu’elle a envie de « rejoindre » en intégrant « l’image, cette incarnation réussie d’un non-lieu ».

La poétesse (en prose) est la proie d’une « respiration chaotique ». Elle veut « éradiquer » la famille de diverses manières. Tout d’abord la chambre parentale où se passent des « choses corporelles » à la fois fascinantes et repoussantes. Sur le tard, elle y retrouve le père malade en pleine « décrépitude », avec les « flancs comme des douves asséchées »… Elle hait d’évidence «  la famille idéale », ce mythe du couple: une « damnation douce » dont le « modèle » suscite tant d’« amertume » et conduit à « l’ornière du divorce ». Elle « congédiera » le mariage, le « tuera » faute de pouvoir l’ « assimiler » : « Je ne peux accoucher que de moi ». Lorsqu’elle consulte ses propres photos de mariage, elle se trouve même « méconnaissable en mariée » : sa pupille « est morte ». Tenir un nourrisson dans ses bras l’ « ébranle » et la « violente », tant elle est hantée par des « flashes d’horreur » (idées de meurtre). Chaque matin, elle observe un petit voisin mongolien adulé par sa mère. Tous deux – mère et enfant - la renvoient à une « secrète discorde » qui fait monter « l’insurrection et l’insoumission ». 

 

Claire Dumay, Liquidation, Ed. Henry, La main aux poètes, 8€

Claire Dumay, Liquidation, Ed. Henry, La main aux poètes, 8€

Son écriture fouaille et dissèque nombre d’instants de « ressentiment », explorant un mal-être avec une énergie telle qu’elle captive et ensorcelle. Rien ne lui échappe : « J’entre dans une intimité forte avec le monde mouvant qui me forge ». De tels instants de violence intime - ces bouts de vie réelle et/ou fictive - s’articuleraient aisément pour explorer la continuité de ce malaise (avec ses écrits antérieurs Arracher le tapis et Les étreintes bloquantes). Sans doute car la lectrice se laisse asphyxier- avec un certain délice - par ces écrits si attachants dans leur désespérance.

Doina Ioanid

Passer à un deuxième recueil est plus aisé, car celui de Doina Ioanid propose justement des Poèmes de passage dans Le collier de cailloux ! Il a en commun avec le précédent un net intérêt pour la famille (ici grand-père, grand-mère, mère, etc.), une entrée en écriture au nom du « je » d’une « femme mûre » (chez C. Dumay, c’est une « adulte vieillissante »), lequel se dévoile ici peu à peu en mini-récits classés en deux ensembles Intervalle et Lettres à Papy Dumitriu

Or ces ensembles s’ouvrent avec le fac-similé manuscrit par la poétesse de ses traductions en français. Son écriture soignée et attentive induit une lecture plutôt sereine.Les comparaisons révélant son univers intérieur sont cependant imprévues. La poétesse aimerait être « une boule de bowling » qui glisse et s’en va. Autour d’elle, on lui conseille d’éviter la fatigue pour ne pas ressembler à un « homard bouilli ». En proie à la tristesse dévergondée, elle la compare à un « millefeuille raté ». Les pleurs de sa mamie auraient pu être transformés en « gouttelettes de verre » par un maître-verrier. Là, elle voit une demoiselle (elle ? ) comme un « moineau sans plumes ». Elle porte enfin ses souvenirs en « pensées », comme autant de « boulettes de pain ». Au passage, elle évoque aussi les « cartes postales » : elle aime tant son papy défunt qu’elle rêve : l’ancien lui en envoie une de tous les endroits qu’il n’a pu visiter et « n’a jamais vus » (rien à voir avec les cartes postales de C. Dumay, encore moins celles de Derrida ! ). Quelle fonction Doina attribue-t-elle au langage ? Les mots étouffés, « avalés » après le deuil de l’ancêtre, lui sont une « échelle de Jacob du plus profond de  « moi »  jusqu’à la voûte de mon palais ».

Doina Ioanid, Le collier de cailloux, poèmes de passage, traduit du roumain par Jan h. Mysjkin, Ed. Atelier de l’agneau,17€

Doina Ioanid, Le collier de cailloux, poèmes de passage, traduit du roumain par Jan h. Mysjkin, Ed. Atelier de l’agneau,17€

Marcelline Roux

Les mots de Marcelline Roux, eux, sont moins parlés (cf. la voûte du palais de D. Ioanid) que vus et observés dans le recueil Celles qui regardent. Comme D. Ioanid, elle part à la recherche de sa pensée selon de courtes parcelles successives. Echappant à la solitude, cette auteure partage un projet avec la dessinatrice Francepol : dessiner et écrire les feuillets d’un Carnet de maisons afin de trouver une demeure pour y vivre ensemble. Toutes deux sont « maîtresses d’œuvres ». L’une esquisse d’insolites habitats (enroulés en escargot((Comme le logo-photo avec un escargot dodu de l’éditeur, la dessinatrice enroule parfois des méandres pour esquisser la coquille.) , emportés dans un tourbillon, superposés en coupe, imbriqués dans la nature) ; l’autre décrit son idée du domicile. Pour ce faire, le « Je » de M. Roux rencontre le « Elle » (celui de la dessinatrice) et croise aussi de mystérieux « ils » qui représentent « pudiquement » le couple traditionnel. Sa quête de poétesse l’incite à chercher jusqu’où investir pour « donner une âme à un lieu ». Comment « vouloir » une maison sans « risquer l’abandon » de la première demeure d’enfance ?

Il y a tant de maisons possibles. Les maisons littéraires (celle de M. Duras, Neauphle le Château où les gestes de propreté ou de courses se transmettent entre femmes) ou cinématographiques (celle de C. Akerman, Jeanne Dielmann avec des séances de repassage devant la télévision, mais aussi le plaisir de siroter une tasse de café) ou intérieures (auteur Mariusz Wilk qui est son propre refuge) ou celle de grand-mère aux volets verts ou celle d’enfance ou… Tant et tant de demeures prennent place dans ce cheminement que l’auteure « porte »sa maisonnette imaginaire sur son dos « comme les escargots » ? De chaque habitation dérive un certain monde.

Cependant la femme-peintre « disparaît sans faire de bruit » (décès), renvoyant la poétesse à sa solitude originelle. Ne pouvant poursuivre le projet, Marcelline « ferme les écoutilles ». Elle en transcrira la mémoire à sa façon : sur son carnet de bord  s’invente « un antre » qui se « métamorphose » en livre. Quelle consolation ultérieure ? L’achat « d’un nouveau carnet » dont elle n’ose anticiper la fonction. Ah, si elle retrouvait cette maison et ce jardin avec des bouleaux, des rosiers, des brindilles pour des boutures, des repas, des lectures, de la musique dans le salon. Bref, un « ermitage » auquel elle continuerait de rêver, malgré tout, malgré la mort…Une façon d’être humaine que tant d’êtres partagent.

Peut-on pour autant prétendre connaître ce que l’on croit avoir lu et découvert? Les poétesses Claire la rebelle inépuisable, Marcelline la sédentaire rêveuse et Doina marquée par l’esprit de famille (lignage, fratrie), devenues à travers ces textes amies en écriture, ont encore tant à dire. Au demeurant, ne lit-on pas les autres en se lisant soi-même ? ne se lit-on pas soi-même en lisant les autres ?

 

Marcelline Roux, Celles qui regardent, Carnet des maisons, Ed. Rhubarbe, 9€




Louise Dupré, La Main hantée

Poète, romancière et dramaturge québécoise, Louise Dupré a fait paraître une vingtaine de titres, qui lui ont mérité de nombreux prix et distinctions. Parmi ses dernières publications, mentionnons La main hantée (Éditions du Noroît, 2016), qui vient de recevoir le Prix de poésie du Gouverneur Général du Canada et que les Editions Bruno Doucey publieront en mai 2018. Parmi ses autres recueils, figurent : Plus haut que les flammes (Éditions du Noroît, 2010 et Éditions Bruno Doucey, 2015), ainsi que le récit L'album multicolore (Héliotrope, 2014). Louise Dupré est membre de l’Académie des lettres du Québec et de l'Ordre du Canada.

 

Louise Dupré, La main hantée, 3e trimestre 2016, Editions du Noroît, 113 pages

 Du je au nous, récit d’une nuit de l’âme et d’un apaisement

 

Livre d’une traversée de la douleur, associant vers libres et prose. A l’origine, un évènement traumatique : Louise Dupré se résout à euthanasier son vieux chat. Elle ne supporte plus sa souffrance, ses gémissements. Elle est présente à ses côtés jusqu’à la fin, le tient dans ses bras et s’effondre de retour à la maison. Reprenant ses droits, l’affect jette à terre avec une violence inouïe les digues de la rationalité.

Immense remords et sentiment de honte. Tu es capable de tuer même un être que tu aimes. Remontent à la surface les hurlements retenus dans les entrailles de la terre. Les hurlements des cohortes de femmes dominées, violentées et ceux des autres. Tous les autres, victimes comme assassins.

La voilà revenue au temps de la préhistoire, elle, descendante d’une longue lignée de chasseurs, de criminels, de pilleurs. Tu as sur les mains l’odeur millénaire du feu et du sang. La voilà dans « un enfer d’images qui dansent dans les flammes ». Peu à peu se fait jour et grandit le sentiment de culpabilité. Car tu n’es pas sans faute. Tu commences à le reconnaître. Tu vois ce jour où tu l’avoueras. Quand tu seras assez solide pour écrire ‘je’.

Et ce jour vient. Elle reconnaît n’avoir pas répondu aux hurlements. Elle admet avoir trahi. S’en suit une plongée dans une interminable nuit de l’âme.

Pas de consolation, les remèdes familiers sont inopérants. Fermant la fenêtre, tournant le dos au monde, la femme ravagée se réfugie dans sa chambre remplie des ombres des poètes/artistes partis trop tôt : Marina Tsvetaïeva, Sylvia Plath, Huguette Gaulin, Hubert Aquin, Claude Gavreau, Stephan Zweig…

Un mot seul survit au désastre, le mot Cœur qu’elle prononce comme d’autres disent ‘Dieu’ ouVérité’. La musique également - de la rue, de la lumière - qui peu à peu la touche à nouveau.

Elle se remet à écrire, la main hantée, comme elle l’a toujours fait car au départ, se souvient-elle, il y eut tous ces récits dont il avait fallu se débarrasser. Tu viens d’une enfance où les poètes finissaient à l’asile tel des orphelins, une enfance d’agneaux bêlant blonds sur des chars allégoriques… On te voulait vierge, mission, Afrique à genoux fleurissant les églises…

Une différence cependant aujourd’hui, et d’une portée incommensurable. Tu n’habites plus seule ta souffrance et tu le sais.

Du je au nous, récit d’une traversée, de la désolation provoquée par la mise à mort sous toutes ses formes jusqu’à l’apaisement. Traversée qui se clôt par un engagement et une interpellation. C’est debout que tu veux t’habiter, debout parmi les vivants. Tu veux apprendre à dire ‘nous’ comme tu lances appel à témoins

 

 

 

La main hantée

Louise Dupré

Montréal, Éditions du Noroît, 2016

 

 

 

Extrait 1 (p. 26-27)

 

…et tu pleures avec Nietzsche
devant ce vieux cheval
sous les coups de cravache

car la philosophie ne peut rien
contre la cruauté
des maîtres

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

⇒ Lien vers le bon de commande

 

 




Patrick Williamson, Une poignée de sable et autres poèmes

       Une traduction de Patrick Williamson par Marilyne Bertoncini  (français) et Guido Cupani (italien).

  Pocketful of sand

The roaring maws have no pity for
specks,
you flee the stench of fear, broken
voices, steps

tell me if the stone still listens to the
wind
if the sand keeps our home in a
burning memory

you shout to ungrateful valleys this
land my entrails
your echoes braving the storm between
lair and the sea

the dust horizons, fire weddings rage
in wild skies
march along monotonous banks to the
edge

tied in knots in the bed of bitter laurel
leaves
how do you say farewell to all you
hold dear

you cradle a child that has no jacket
you cling to sand that scatters across
the waves

Why, you ask, do I trust the sea

 

Une poignée de sable

Les gueules rugissantes n’ont pas pitié des grains,
tu fuis la pestilence de la peur, les voix brisées, les pas

dis-moi si la pierre écoute toujours le vent
si le sable retient notre demeure en sa mémoire ardente

tu hurles aux vallées ingrates cette terre mes entrailles
tes échos affrontent la tempête entre tanière et mer

les horizons de cendre, des mariages de feu embrasent
des ciels sauvages
tu marches sur le fil de rives monotones

ennoué dans le lit d’amères feuilles de laurier
comment dire adieu à tout ce qui t’est cher

tu berces un enfant sans gilet
tu t’accroches à du sable qu’éparpillent les vagues

Pourquoi, demandes-tu, fais-je confiance à la mer 

 

Una tasca di sabbia

Il ruggito delle fauci non ha pietà delle briciole,
tu fuggi il miasma del terrore, voci spezzate, passi

dimmi se la pietra ascolta ancora il vento
se la sabbia trattiene la casa in bruciante memoria

tu gridi a valli ingrate questa terra le mie viscere
la tua eco resiste alla tempesta fra la tana ed il mare

orizzonti di polvere, fuochi nuziali avvampano cieli ferini
procedi lungo sponde monotone fino all'orlo

annodato al letto di amare foglie d’alloro
tu gridi agli scafisti di portarti fino a riva

in che modo contrattare una barca che tenga l'acqua
in che modo dire addio a tutti quelli che tieni cari

tu culli un bimbo senza giacca
ti aggrappi alla sabbia dispersa fra le onde

Perché mai, mi chiedi, ho fiducia nel mare

 

I, Leviathan

each blazing cloud a leaden eye
molten behind iron slats

each blue flash a death cracked
I howl in towering steel

each stride a metal mass
falling, a weight in void

a gridlock for trapped air
a beginning, it was so

forge me in that image,
clumping slow and staid

blocking the sun this cold
gulf of man to machine

this logic that makes thought
blind buckled warped

savour each object, tread warily
the crunch on the drive may come

I am within enclosure
my wish to build from scrap

keeps me going
I wait, wire-tap me

you’re no longer free

 

Moi, Leviathan

Chaque éclair bleu(1) un craquement mortel
je hurle dans une carcasse d’acier écrasant

chaque pas est une masse de métal
qui tombe, un poids dans le vide

une impasse pour l'air piégé
un début, c'était ainsi

façonne-moi à cette image,
piétinant lent et lourd

cette logique qui fait cligner
la pensée aveugle, bornée, faussée

Je suis enclos, mon vœu
de bâtir avec de ferraille

me maintient, mets-moi sous écoute
tu n'es plus libre

(1) le poète parle d'un piège à insectes lumineux

 

 

One-way ticket

We are the brethren in unity
we are the walkers on water see
we are the workers of drudgery
cross out cross-over cross to
bear with me for this is a journey
that often makes little sense
trans-human cross the plain
trans-gender cross the divide
which door that is the question
we are the united rages of the world
recycled end-of-life spare parts
and what reused words are these
on your list to check us off
we stand at your door that
all use by George he’s smart
slipping past me climbing the fence
for the love of God he slipped
the wire under the wheel we are
the brethren of unity my word
they’re crossing shut them out
but it’s no use they keep coming
why not question all you can
I think nothing, just there's no return

 

Aller simple

Nous sommes la fraternité unie
nous sommes les marcheurs sur l'eau vois
nous sommes les travailleurs de peine
croix dessus croix dessous croix
à porter avec moi car ceci est un voyage
qui souvent n'a pas de sens
des transhumains traversent la plaine
des transgenres traversent les frontières
par quelle porte, telle est la question
nous sommes l'union des rages de ce monde
pièces détachées de fin de vies recyclées
et quels sont ces mots recyclés
pour nous rayer de votre liste
nous sommes à cette porte
par où tous passent sapristi quel malin
il se faufile devant moi gravit la grille
pour l'amour de dieu il a glissé
le fil sous la roue nous sommes
la fraternité unie ma parole
ils traversent bloquez-les dehors
en vain ils continuent d'arriver
pourquoi ne pas questionner
tout ce que vous voulez
je ne pense rien, c'est simplement sans retour.

 

Biglietto di sola andata

Siamo fratelli in unità
siamo i camminatori sull'acqua vedi
siamo la bassa manovalanza
croce sopra incrociando con la croce
sulle spalle tienimi questo viaggio
spesso ha poco senso
trans-umani attraverso la piana
trans-gender attraverso il confine
quale porta ecco la domanda
siamo l'unione delle rabbie del mondo
ricambi riciclati di recupero
riutilizzate pure le parole
sulla tua lista per spuntarci via
stiamo alla tua porta che
tutti usano perbacco è un tipo sveglio
mi passa via scala la recinzione
per l'amor di Dio è scivolato
il filo sotto le ruote siamo
fratelli in unità parola mia
stanno passando chiudeteli fuori
non c'è modo continuano a venire
metti tutto in discussione perché no
io non penso nulla, non c'è ritorno, punto

 

 

 

 

 

 

 

Find

You discovered the falseness of my existence.
That the enigmatic nature of my face
is only a hollow tomb of disused creativity.
Light has not penetrated for years.

I am buried by the rough winds of daily life.
Certainty, where is certainty?
The sands of time cannot hide
the lack of truth and my frantic searching.

Try to reflect and find that true image
amongst the fossils obscured by flickers.
These were once ideas, a journey,
a future, that I tried to grasp for you, here.

 

Trouvaille

Tu as découvert la fausseté de mon existence.
Que l'énigmatique nature de mon visage
n'est que la tombe vide d'une créativité sans usage.
La lumière depuis des années n'y a pas pénétré.

Je suis enseveli par les vents violents de la vie.
La certitude ? Où est la certitude ?
Les sables du temps ne peuvent cacher
l'absence de vérité et ma quête effrénée.

Essaie de réfléchir et trouve l'image vraie
parmi les fossiles qu'occultent les lueurs.
Ce furent des idées, un voyage,
un futur, que j'ai tenté d'atteindre pour toi, ici.

 

Trovare

Hai scoperto la falsità della mia esistenza.
Che l’enigmatica natura del mio viso
è solo tomba cava di creatività in disuso.
Sono anni che la luce non vi entra.

Sono sepolto dai venti rudi del quotidiano.
Certezza, dov’è la certezza?
Le sabbie del tempo non nascondono
che la verità manca e io la cerco ansioso.

Prova a riflettere e trovare l’immagine vera
fra i fossili oscurati dai barbagli.
Queste erano un tempo idee, un viaggio,
un futuro, che tentavo di carpire per te, qui.

 

 

Under the sun, our shadows

Believe me, that outcrop is hollow 
the water waves of light
the arch leads to open sea, why

does the mind not learn its lessons
when we go astray in the dark
looking for that glimpse of clarity

shrouds that sway in street shades
washing on the line a summer night

that disembodied window of a house
merely a facade framed by trees

the rock on the point of shattering
the core is stone and this a shimmer

what I do is not how I feel
what I think is not what I say

mere shadows under the sun blinding
all these truths I try so hard
to see, but just deceive, constantly.

 

Sous le soleil, notre ombre

Crois-moi, ce piton est creux
l'eau, ondes de lumière
l'arche mène au grand large, pourquoi

l'esprit ne tire-t-il pas les leçons
de notre errance dans le noir
en quête d'une lueur de clarté

de linceuls chancelants dans les ombres des rues
lessive sur le fil une nuit d'été

la fenêtre désincarnée de cette maison
juste une façade encadrée par des arbres

la roche prête à se briser
le cœur est pierre et c'est un éclat

ce n'est pas comme je le sens
ce que je pense n'est pas ce que je dis

de simples ombre sous le soleil aveuglant
toutes ces vérités que j'essaie si fort
de voir, mais que je trompe, constamment.

 

Sotto il sole, le nostre ombre

Fidati, quella roccia che affiora è cava
l’acqua è un’onde di luce
l’arco porta al mare aperto, perché

la mente non impara la lezione
quando divaghiamo nelle tenebre
cercando quel barlume di chiarezza

sudari sventolanti nelle ombre sulla strada
bucato sul filo una notte d’estate

quella finestra senza corpo di una casa
mera facciata contornata d’alberi

la roccia sul punto di sbriciolarsi
il nucleo è roccia e ciò un bagliore

quello che faccio non è ciò che sento
quello che penso non è ciò che dico

semplici ombre nel sole accecante
tutte le verità che cerco a tutti i costi
di vedere, e mistifico soltanto, senza posa.

 

 

All roads lead here

We ride past rows of cypresses,
motes in the sunlight, climb
these tendrilled steps to clusters
of clock-towers with roof skirts,
lay our spice out, let us barter
we are offshoots of a vine
rays of sun scattered in the hills,
our banter livens the twilight
we are on the road to somewhere
as mountains curve the script
of each valley, route to the hubbub,
we are the hub, the radius, the halt
we are all roads but only the one

 

Toutes les routes mènent ici

 Nous roulons le long de rangées de cyprès,
particules dans le soleil, gravissons
des vrilles vers des grappes
de clochers aux toits en jupe,
étalons les épices, échangeons             
nous sommes les rejetons d'une vigne
des rayons de soleil répandus sur les collines,
nos blagues égaient le couchant
nous sommes en route pour quelque part
comme les montagnes incurvent l'écriture
des vallées, la route vers le tumulte,
nous sommes le moyeu, le rayon, la halte
nous sommes toutes les routes, mais seulement l'unique.      

 

Tutte le strade portano qui

Passiamo in corsa oltre file di cipressi,
polvere nel sole, ci arrampichiamo
come su liane a grappoli
di campanili con tetti come gonne
esponiamo le spezie, barattiamo
siamo tralci di vite
raggi di sole sulle colline,
i nostri scherzi avvivano il crepuscolo
siamo diretti in qualche luogo
mentre i monti piegano la grafia
di ogni valle, rotta verso il brusio,
siamo il perno, il raggio, il freno
siamo tutti strade ma solo un'unica

Présentation de l’auteur

Patrick Williamson

Patrick Williamson was born in Madrid and lives near Paris, France. He is a poet and a literary translator, and has published a dozen works. Latest collections Beneficato (English-Italian, Samuele Editore, 2015). Tiens ta langue/Hold your tongue (Harmattan, 2014), Gifted (Corrupt Press, 2014), and Nel Santuario (Samuele Editore, 2013; Special mention by the jury in the XVth Concorso Guido Gozzano, 2014). He is the editor and translator of The Parley Tree, An Anthology of Poets from French-speaking Africa and the Arab World (Arc Publications, 2012), and translated notably Tahar Bekri, Gilles Cyr, Guido Cupani and Erri de Luca. Forthcoming collection: Incroci (Samuele Editore).

Patrick Williamson est un poète et traducteur anglais né en 1960 à Madrid. Il a publié à ce jour une dizaine d’ouvrages. Derniers recueils : Bacon, Bits & Buriton (Corrupt Press, Grande-Bretagne, 2011), Nel Santuario, édition bilingue anglais-italien (Samuele Editore, Italie, 2013; Mention spéciale du jury du XVe Concours Guido Gozzano 2014), Gifted (Corrupt Press, Grande-Bretagne, 2014), Beneficato, édition bilingue anglais-italien (Samuele Editore, Italie, 2015). Parmi ses traductions, l’on peut notamment citer: The Parley Tree, Poets from French-speaking Africa and the Arab World (Arc Publications, Grande-Bretagne, 2012) et des poèmes de Tahar Bekri, Gilles Cyr, Guido Cupani et Erri de Luca. Prochain recueil : Incroci, Samuele Editore.

 




Chronique du veilleur (32) : Guillevic

Avec ce nouveau volume posthume de Guillevic, Ouvrir, Lucie Albertini nous offre un rassemblement de textes parus entre 1929 et 1996 à propos d’écrivains et de peintres, ainsi que de poèmes écrits pour des livres d’artistes, publiés à tirage limité. Beaucoup de belles surprises nous attendent là.

On découvrira l’allocution prononcée en 1994 à l’occasion d’un colloque sur Paul Valéry, où Guillevic dit son admiration pour l’auteur de Charmes, qui laissait « son esprit célébrer les noces avec les moindres choses. » Et l’on retiendra sa conclusion : « Pour moi, le poème valérien est la cérémonie d’un culte exaltant, célébrant le monde dans le pur envol de la joie que procure le verbe. »

 La générosité du poète s’allie à l’intelligence aiguë du critique. Ainsi, parlant de son ami Eluard : « Eluard pouvait être nuage, il pouvait être roc tant étaient profondes sa sensibilité, sa réceptivité. C’était un rêveur aux aguets, tout autant qu’un transformateur, un modeleur de ses rêves. »

Des suites de poèmes se succèdent, par exemple « Les chansons d’Antonin Blond » parues dans Poésie 50 de Seghers :

 

                    C’est sûr qu’on voulait être

                    Au milieu du repos

                    Et voir venir.

                    Mais il n’y en a pas,

                    De centre au repos.

 

                    Ou c’est le zéro,

                    Le zéro de rien.

Ouvrir. Poèmes et proses 1929-1996, Guillevic, Gallimard

Guillevic, Ouvrir, Gallimard, 25 euros

« Les chansons de Clarisse » des années 1967-1968, d’après Elsa Triolet, furent chantées par Jeanne Moreau. Le goût du chant fut toujours très vivace chez Guillevic. Il apporte aux chansons le même soin rigoureux qu’aux poèmes.

 

                             Je vais par des chemins

                             Qui n’arriveront pas.

 

                              Pour me faire arriver,

                              Il n’y aurait que toi,

 

                              Si tu étais un autre.

 

Des poèmes inédits restent à publier, tels ceux « choisis pour André Clerc » en préparation chez le graveur qui les illustrera et qui datent des années 80 :

 

                            Il n’y a pas

                           Tellement de moyens

 

                           D’approcher l’instant

                           Sur le point de venir.

 

                            Il faut savoir

                            Qu’il sera unique

 

                            Et le lui dire.

 

La proximité du poète avec les peintres nous apparaît dans ce livre très forte, très fructueuse aussi. Une longue liste de poèmes qui leur sont dédiés fait suivre les noms de Bonnard, Brancusi, Pol Bury, Mandeville, Manessier, Pignon, Dubuffet, Bazaine, Julius Baltazar, Fernand Léger, entre autres. Quelques poèmes en prose figurent aussi dans ce chapitre. Ainsi, celui de 1990 sur Baltazar :

 

 

Balthazar est toujours en partance, toujours sur le point de partir et d’arriver en même temps.

Où ? En pleine lumière, mais vers une lumière qui, par le sombre, le noir, le porte plus loin.

Evidemment, il ne sait où.

En passant parmi les choses il les foudroie et chante avec elles le temps de l’éclat.

 

Humilité, fidélité, exigence dans l’acte créateur relient Guillevic à tous ceux-là. « Ouvrir au-dehors et s’ouvrir en soi », quelle belle devise, donnée dans sa préface par Lucie Albertini, et qui fut mise en œuvre durant toute sa vie par ce grand poète !




Nicolas VARGAS, EMOVERE

Je ne connais pas Nicolas Vargas, je ne connais pas le Pascal Castets à qui le livre est dédié : je me sens d’autant plus à l’aise pour dire tout le bien que je pense de cette plaquette. Car c’est une poésie originale, comme j’aime…

Tout d’abord remarquer que le personnage principal (l’émotion) traverse de part en part ce poème-récit. Mais le corps est aussi associé comme si Nicolas Vargas voulait à tout prix insister sur le matérialisme qui entoure la naissance de l’émotion. Les détails réalistes ne manquent pas, et ce, dès la première page : coucher les échelles, nettoyer le matériel, dépoussiérer les bouquins… Peut-être l’origine de ce matérialisme (écrire le corps) se trouve-t-elle dans la rencontre avec Sabine Fournier, chorégraphe et danseuse, qui allie écrire le corps et danser l’image : les détails réalistes évoqués plus haut  sont comme un écho de la chorégraphie car l’étymologie nous l’apprend, le mot émotion viendrait de l’ancien français du XIIIe motion (c’est-à-dire mouvement), le cercle est ainsi bouclé… Mais le Littré affirme que le terme viendrait du latin emovere : d’où le titre du poème… Nicolas Vargas cherche la meilleure définition entre le poème et la chorégraphie. Les moyens de cette recherche sont multiples. L’humour n’est pas absent  : « on a pensé à du toutou dans le canapé / de la coccinelle sur la vitre / une carte postale de la région / un chat qui bisou… » La construction du poème est syncopée pour mieux rendre compte de la chorégraphie…

Nicolas Vargas, Emovere, La Boucherie littéraire éditions, collection « Sur le Billot ». Non paginé, 10 euros. En librairie

Nicolas Vargas, Emovere, La Boucherie littéraire éditions, collection « Sur le Billot ». Non paginé, 10 euros. En librairie