Thomas Chapelon, Ce vivant parmi les cendres

Dans la collection Dialogue, aux Editions L'Arachnoïde, Ce vivant parmi les cendres, un très beau livre d'art de Thomas Chapelon magnifiquement illustré par Thomas Pesle.

 

Vivant oui vivant mais parmi les cendres, celles d'un monde et d'un « temps détruit ».
Les mots flottent parmi les cendres, ceux du poète lancés à la verticale à travers la page, celles du peintre en regard des textes, traces improbables distillées en éclats de lumière.
Traces effacées, souffle vaincu, structures fragiles, des cieux noircis, des sols embourbés, pollution et matières, cendre pure masse difforme éclatée « de l'outre monde ».
Des cendres seulement des cendres, « pas de fumée », « pas de lumières », une apocalypse de mots tombés dans le vent, soufflés, éperdus, entre le geste et le dire où seul l'instinct de vivre,

  ce qui n'est advenu et adviendra 

 

Thomas Chapelon, Ce vivant parmi les cendres, encres de encres, Editions L'Arachnoïde, juin 2016

Thomas Chapelon, Ce vivant parmi les cendres, encres de encres, Editions L'Arachnoïde, juin 2016

Quand ce qui advient avec l'écriture, en équilibre sur ce monde défait, est fait d'ombres, cinétique de l'absence, archéologie des tréfonds, des cavernes, un « chef-d'oeuvre d'abstraction » où la folie collabore avec la douleur, où les gémissements imprègnent tout à la recherche de l'Homme nouveau.

Dans le mouvement incessant du non-être se débat l'être, une danse archaïque frappée du sceau de la finitude. L'artiste avance à la recherche d'un sens authentique, dans les aspérités du temps, dans les cendres noires, dans les mines à charbon, dans les guerres, dans l'ombre des charniers, dans les traces du troupeau...

Le récit poème est un chant de détresse. On reste à la surface entre ciel et terre comme suspendu, comme à chaque fois dans la poésie de Thomas Chapelon, entre violence et fragilité.
On est parmi les cendres conjurant le sort fait aux mots qui démultiplient l'appel, de la couleur, celle même des cendres, en condensation d'un vouloir infini, terres rouges, ocres, rouges encore...Mais il n'y a pas que les cendres qui sont rouges, rouge le sang, rouge l'émeute,

les mots se réservent
la sentence d'exécution 

Les variations dans les encres épousent les textes. On passe des cendres noires sur fond or, dispersées, à des plages blanches tapissées de taches bleutées, l'or de la terre, le noir du ciel, tumultes au milieu, destruction de matière, retombées imaginaires, visions spectrales d'un reste d'humanité, lumières évanescentes dans le brouillard, éclatements et flammes mordorées jusqu'au rouge incandescent des trois dernières toiles, aveuglantes.

 

 

 




MARC KOBER, L’OURS DES MERS

D’UN MONDE L’AUTRE

Le livre est mince et il tient à l’aise dans la poche. Il n’en est pas moins grand, il contient le monde sous « une nuit piquetée de points lumineux. » Bref, il tient sa place et son rang.
Le poète l’a divisé en six « sections », elles paraîtront ici et chacune à son tour.

L’OURS DES MERS n’a pas volé son nom, il aime à se baigner : nous assistons à « son premier bain / au plus profond du nu ».  On le devine blanc, car il porte des lunettes noires, selon celui qui le dessina avec finesse et élégance, Vincent Rougier. Il paraît dans son costume naturel, sous ses poils, tout comme un homme c’est probable, tout comme le « dieu nu dans les flots » de l’épigraphe, sous « la constellation du Grand Ours. » On le devine aussi peu rassuré que le lecteur ou que l’homme moyen « sans combine ». Ses pensées ne sont pourtant pas des plus pures (on y rencontre Dédé-la-saumure) et c’est le chaud mois de juin, tout cela est bizarre... pour un ours ! Les environs semblent peuplés de nudistes et d’étranges individus, qui vont « Sous l’œil unique de Ganymède au naturel  / La matraque en berne  / La double lune à l’air ».  Voilà qui semblera plus belge que nature au lecteur averti. L’animal est à deux têtes, tel Janus ici, là il fait le singe dans l’eau tandis que s’érigent phares et arbres au « royaume des hommes nus ...  [...]  tous soumis à l’acupuncture solaire ». Rarement mots et images se seront accordés à ce point. Des femmes passent « inaccessibles », lui s’apprête à « entrer dans le sexe liquide la mer. »  Cette fable, cette allégorie ne sont-elles pas étranges et néanmoins d’une limpide clarté ? La poésie ne doit-elle pas, dans ses tâches premières, nourrir l’imagination ? 

Marc Kober : L’ours des mers, Rougier V.

MARC KOBER, L’OURS DES MERS, Dessins et Gravures de Vincent Rougier, Rougier V, 2017, 50 pp., 13 €

Les MÉDUSES POÉTIQUES sont « d’eau douce », se goûtent en sorbets, se croquent avec du « sel neige ».. Ce monde grandit dans des proportions inavouables, il ne ressemble à aucun monde connu, peut-être relève-t-il d’une désorganisation singulière ou d’une organisation surréelle, pour ne pas dire surréaliste. « Taquiner la méduse... »  N’en rêvez pas trop. Peut-être est-ce impossible. Dans un coin du tableau, vous verrez un amandier bander. C’est étrange aussi, un amandier qui bande. Merci au poète et à son illustrateur qui voyagent ensemble avec tant de bonheur. J’ai connu des personnes qui n’admettaient pas l’humour dans la poésie, encore moins le sourire et l’ironie portée sur les choses : ces personnes étaient plutôt malheureuses ! Lecteur, meurs en paix, car « Les Grecs mettaient des petits cailloux sur les morts » et tu auras, en prime, « un œuf qui te parle de la naissance de la mer », avec « l’odeur violente des narcisses blancs ». Autrement dit, prosaïquement dit, philosophiquement dit : qu’est-ce que la mort ?

Les POÈMES  DE  L’OUEST  PARISIEN sont deux,  presque orphelins. Question subséquente : qu’est-ce que l’est parisien ? Qu’y a-t-il vers l’est parisien ? En apparence (c’est le cas de le dire), on y trouve  « les poètes de Louveciennes », de vains gesticulateurs, et les chevaux du roi Soleil au carrefour de Marly : une illusion et un hologramme. Disons-le, notre monde est carrément autre et le poème nous l’aura changé. C’était d’ailleurs « l’hommage d’une caméra de surveillance »  du temps où il y en avait ue à chaque carrefour.

Les HAÏKUS  DE  BANLIEUE ont ceci de singulier qu’allant par trios tranquilles (ils sont donc fort peu japonais), ils traversent une contrée où « les prostituées sont à Genève »  (entendons : elles ne sont pas où on les cherche), où les voitures n’ont nul besoin de plaques d’immatriculation et où, pour une jeune fille, avoir de grands pieds n’est pas un vice de forme. Inconvénients et avantages. Chaque lieu a les siens. Un ours est présent, il a les oreilles roses comme les fleurs des jardins. Toute cette douceur est peut-être trompeuse. Les mots nous piègeraient-ils, surtout s’ils ne cachent aucun piège. 

DIEU EST UNE FEMME COMME UNE AUTRE. Dans l’envers des choses d’ici-bas ou d’ailleurs, une genèse toute nouvelle nous attend. Elle est l’œuvre d’un Dieu assis sur son coussin de nuages, dieu personnel donc. Son ventre s’arrondit au point qu’il fut dans l’impossibilité de « [voir] sa divine » !  Ô mon Dieu ! Il accoucha de lui-même, soit de « sa plus belle création ». Cela nous a un petit air spinoziste bien réjouissant. Ensuite il n’accoucha plus que d’un modeste vent, fit pipi sur l’aile d’un ange ce qui ne fut probablement pas facile, des seins lui poussèrent, il fut femme enfin et « connut la joie, l’insulte et le crachat. »

Le recueil se clôt sur un carnet de recettes culinaires de l’autre monde : on y cuisine le crabe chinois, la soupe confucéenne, le tartare coréen dont on se fournit à Paris, entre les avenues d’Ivry et de Choisy, et on y boit des alcools asiatiques dont certains, plus légers, sont aisément tolérés par les jeunes filles. On y mange aussi à la pointe des baguettes. Si une demoiselle se sent mal, on lui masse les orteils. L’esprit ayant été nourri, Marc Kober entend nourrir les corps de mets qui seraient exotiques s’ils n’appartenaient à cet ailleurs où il nous emmena en visite. Non pas dans l’inepte souhait touristique, mais dans l’aventure de la rencontre et de l’expérience exploratrice. Les questions sont : quel est ce monde aux contours parfois asiatiques, mais assez mélangé ? Est-il d’hier, d’aujourd’hui, de demain ? On reconnaît ici la rigidité de nos catégories. C’est un monde du rire, parfois de la dérision, souvent de l’ironie. Il est bon d’avoir entrepris le voyage. Si l’on veut bien y réfléchir, un monde infiniment plus sérieux que celui dans lequel nous marinons depuis plus de 5000 ans comme des crabes « à la carapace molle ».

Présentation de l’auteur




Thésée, Calvaire

Là, dans cette pièce du Musée d’Art Contemporain de Krimsiaky, que je venais de découvrir, le temps semblait n’avoir plus grande importance. Une heure peut-être… Mais l’heure a-t-elle une durée pour qui ne la regarde pas ? J’étais figé. En face de moi, sur un mur immaculé, une œuvre de Viktor Karitonov.

Je m’étais approché et distinguais nettement, au lieu de traces de peinture, sur une plaque épaisse de bois, des fils minuscules tissés ou collés, des fibres de bois, des copeaux de métal, des pièces de tissus divers, des fragments de pierres, de perles, des poussières, des graviers, des coulures de peinture, des traces de craie, des plaques molles de goudron… puis une foule de détails logés dans les matériaux, rognés, découpés, vernis, décorés, modelés, déchiquetés, poncés. Puis encore, soumise à de multiples redécoupages recollages, une fragmentation semblable aux assemblages de mosaïques, disposés sur une surface rectangulaire. Chaque carreau de cette étrange mosaïque représentait une surface peinte, une scène secrète, un personnage, une reproduction de scène du quotidien, une œuvre à elle seule, avec sa personnalité, sa particularité, qu’on aurait aimé isoler pour une meilleure compréhension. 

Ainsi le regard se déplaçait dans le tableau en suivant des lignes bizarres conduites par des associations subtiles de plages de couleurs. Dans mon idée, cette œuvre reflétait avant tout, l’espace intérieur d’un être chaviré, partagé dans ses désirs, enivré par ses lectures, sa culture, car chaque scène pouvait faire référence à un événement connu, une anecdote, une scène d’un film, une citation d’écrivain, un tableau de peintre, une sculpture, un drame personnel, une scène d’enfance. Sans doute l’auteur du tableau avait-t-il voulu reprendre ici l’idée d’une mémoire, dans toute sa complexité. C’est du moins ce qui me vint à l’esprit lorsque je m’appropriais en synthèse, l’espace de cette toile, espace solitaire, isolé sur l’espace alentour, une toile de 126 cm de haut sur 84 cm de large, disposée seule au centre de ce mur blanc.

Je me retournais. En vis à vis, sur le mur parallèle, quatorze bas-reliefs alignés sur une longue étagère. Sortes de boîtes sculptées, dorées comme de petits tabernacles, contenant les différents matériaux utilisés pour les découpages du tableau, étiquetés, avec en cartel, les indications des lieux de récupération, les dates et la nature de chacun d’eux... Des résidus de poubelles, de rejets humanisés soumis aux regards, telles les malformations humaines conservées dans du formol, enfermées et mises en spectacle dans des flacons numérotés, dans les Cabinets de curiosités d’autrefois. Curieuse collection de restes rendus opaques à la lumière par une vitre bleutée, mais visibles, présents, et présentés comme une hypothèse d’immortalité devant le spectateur. C’était, à ne pas s’y tromper, la sainte nourriture de l’œuvre consacrée.

Après avoir passé en revue ces quatorze scènes qui symbolisaient la route de l’effort, je me retournais à nouveau vers le tableau. Le désordre intérieur qui m’avait semblé envahir le tableau et qui n’avait pas suffi à captiver mon attention lorsque je m’étais trouvé à proximité, était, avec le recul, à ma grande surprise, compensé par un ordre méticuleux des lignes et des figures, donnant à l’ensemble une apparence organisée dont le réalisme se superposait à celui de l’intériorité. Le tout représentait une station du Chemin de Croix, la station où le Christ accepte l’aide de Simon de Cyrène avec, très reconnaissables, l’empreinte du chemin, le calvaire, les personnages, le visage du Christ. Comment avais-je pu rester si longtemps devant cette œuvre sans remarquer l’intégralité de la scène ? Cette pièce aurait pu tout aussi bien se placer dans le paysage intérieur d’une cathédrale si ce n’était son interprétation déroutante, chaotique, voire païenne. Cependant, le chemin était devenu, ici, route miraculeuse. Une lumière, une douceur émanait de chaque visage, de chaque pierre, de chaque aspérité du chemin. Et voilà donc le sens insoutenable qui surgissait de l’œuvre dans sa globalité, masquant la complexité de sa réalisation, l’idée originale de la représentation, le concept particulier, la qualité d’exécution, ou même l’invraisemblance de la médiocrité des matériaux utilisés, oui, ce qui surgissait était un sentiment profond propre à désarmer toute justification, toute comparaison, toute association d’idée avec l’idée même du calvaire. Il ressortait de cette somme de matériaux de misère, comme une juste destinée de la souffrance humaine et des sombres détritus de l’âme, une lumière non décrite, une impression de paix, une illusion de vie, une mort radieuse appelant la prière.

Des questions fusaient dans ma tête, auxquelles je n’aurai sans doute jamais de réponses. Ce tableau faisait-il parti d’un ensemble dont les autres éléments auraient été exposés dans d’autres lieux ? Les lieux choisis pour la récupération des matériaux faisaient-ils partie d’une collection récoltée sur une route particulière ? Ce calvaire était-il lui-même une citation d’une œuvre inconnue de moi bien qu’il me fasse penser déjà à des œuvres connues.

Mais tout à coup, une question très matérielle se présenta à mon esprit : était-il à vendre et si oui, quel en était son prix ?

Et c’est là, précisément, à cet instant, que je m’éveillais et que, dans le demi-sommeil qui précédait l’éveil, je vis s’écrire sur le mur blanc, en lettres d’or, effaçant toute trace du tableau : « Quel est le prix de la beauté de notre calvaire ? »

 




Radu Bata, poèmes

 

1

étirant les heures

————————

sur la corde

——————

l’ombre de l’amour
s’allonge comme
un rideau
de fer

 

je suis une trace
dans le sable
qui attend
la mer

 

 

2

encore un ciel à zigzaguer

—————————————

pour être dans le vent
il vaut mieux être nuage

encore une pluie
à réciter
encore un rêve
à tricoter
encore un jour
à démembrer

j’ai rayé
tant de ciels
sur le mur
de ma prison lexicale
que les galaxies
ne respectent plus
le sens giratoire

ni les nébuleuses
l’amour consenti
ni les minutes
la clepsydre
avec laquelle je couche
tous les soirs
sans protection

pour qu’elle accouche
d’un petit batteur
d'un bébé phoque
ou d'une poésette
qui ressemble
à une bacchante

 

 

3

se payer la tête du pôle monétaire

————————————————

il est encore temps
de tout prendre en dérision
les hommes et les gouttes de pluie
les femmes et les flocons de neige

il est sain de rire des étoiles du marché
des plans à trois des astres du Top 50
des solos de guitare de la lune
des plans d’épargne de l’arc-en-ciel

on peut même prendre en ballon le globe
les ambitions du soleil
et les sourires niais de l’univers
tant qu’on y est

mais il ne faut jamais
se moquer des nuages
des nuages
qui nous habitent

 

 

4

un os dans la noce

—————————

il y a du soleil
pour tout le monde
mais certains n'ont droit
qu'au lever 

le tiers-monde
rêve d’être accepté
pour quelques instants
dans le deuxième

il ne s’agit même pas d’imaginer
de porter les plats au premier
ce serait un crime
de lèse-majesté

et ces mondes parallèles
tournent sans pudeur
comme dieu
chez les naturistes

(ta morphologie
maître
est parfois plus triste
que l’agonie
d’une fiancée)

 

 

5

aux environs des émotions

—————————————

le monde marche
sur des allumettes
prêtes à prendre feu

nous donnons
un paracétamol
à l’amour

nous arrosons
la pelouse
de l’intranquillité

nous collons
un sparadrap
sur le chagrin

et de temps en temps
nous appelons
les pompiers

pour qu’ils nous donnent
un verre
d’eau

 

 

6

métempsychose

————————

à partir d’un certain âge
le jour vient comme un adage

le temps te prend tout
— même la chair des rêves —
mais ne peut rien
contre ta grimace

elle seule
te survivra
comme un pied de nez
interplanétaire

quand les astres
seront suspendus
dans la palissade
du bonheur

 

 

7

le goût salé de la pluie

———————————

il y a des jours
où l’on serre les minutes dans la paume
pour pouvoir les traverser

il y a des nuits
où l’on fait des réserves de lune
pour les dépasser

il y a des amours
où l’on fait des provisions de pluie
pour pouvoir les panser

 

 

8

vanity fair

—————

autant de parvenus
que de secondes

ils achètent tout :
diplômes
amours de fonction
consciences
(qu’ils accrochent sur les murs du salon
comme des trophées de chasse)
jeunesse
(qu’ils entachent de graisse)
années et cercueils
dans un fauteuil

mais ils ont beau acheter
la dignité
des titres de noblesse :

seulement le ciel
a le sang
bleu

 

 

9

mon parcours professionnel
—————————————
dit avec des fleurs
—————————
candidature spontanée pour l’ailleurs

 

loin des casemates
des carpates
j’ai travaillé
comme acrobate
sur un poste
de coq en pâte

j’ai mis le holà
au tralala
du jeune âge
pour arracher
des stages
dans l’au-delà

j’ai recensé les mirages
et les nuages
rebelles
et je suis diplômé
d’un monde
parallèle

ma biographie
est grevée
de bonheurs
du bras de fleurs
au doigt
d’honneur

Présentation de l’auteur




Revue Traversées

Fondée en 1993, Traversées témoigne encore d'une belle verdeur : titulaire de plusieurs prix ((En 2012, le prix de la presse poétique parisienne, en 2015, le "Godefroid "Culture" de la Province du Luxembourg, ainsi que le prix Cassiopée du Cénacle européen à Paris)), la revue, qui a 25 ans, a sorti son 86ème numéro en décembre 2017, avec pas moins de 160 pages sur papier glacé au format 15x21, sous une belle couverture illustrée pleine page d'une photo en noir&blanc (de nombreuses photos intérieures ponctuent également la lecture).

On y découvre 32 auteurs, plus ou moins connus (aucune notice biographique ne permet de se repérer), et des textes variés : prose narrative, poèmes en prose, en vers libres ou rimés... L'édito, discrètement placé en fin de volume, ne guide pas le lecteur, livré à lui-même pour accomplir le rituel de la lecture, évoqué là par Patrice Breno comme une longue maladie dont la revue apaiserait les souffrances. Et pourquoi pas? Au plaisir de la découverte, j'ai fait le parcours logique en suivant l'ordre des pages, glanant au passage de belles surprises, et des moments de pur bonheur.

Le premier texte présenté est une nouvelle assez longue (elle s'étend sur 7 pages) d'Eve Vila, que connaissent les lecteurs du Cafard hérétique et de la revue Rue Saint-Ambroise. Je ne ferais pas de détestable "spoiler" de ce récit, intitulé "Paysages de la soif" – juste indiquer que le cadre en est ferroviaire, et met en scène une narratrice dont la fascination pour une silhouette entrevue l'amène à changer de route, et poursuivre ce double insaisissable, qui lui fait découvrir "la liberté que donne le désir nu".

traversées n. 86 déc 2017

Revue Traversées, n. 86, décembre 2017, 160 p. Abonnement 4 numéros : 30 euros,
Abonnement sur le site

La nouvelle suivante n'apparaîtra qu'après "Damages", longue suite de poèmes de Christian Viguier (pp.10 à 29) – série de questionnements méditatifs autour de la disparition d'un être cher, de son destin d'outre-monde et des liens qu'il conserve avec le monde des vivants :

Dans cent ans ou mille ans
où sera inscrite ta mort
à l'intérieur de quel nuage
à l'intérieur de quel corbeau
et de quelle nuit?

Le récit de François Teyssandier (pp. 30 à 44) évoque, dans une ambiance de réalisme poétique ou de fantastique social, qui m'a fait beaucoup penser à Dino Buzzati, les conséquences d'une chute constatée par un employé sur son lieu de travail : "Ce lundi, vers onze heures, Léonard G. vit brusquement passer devant la baie vitrée de son bureau qui surplombait une avenue la silhouette furtive d'un homme". Quant à la chute de la nouvelle, je vous la laisse découvrir – elle est bien là en abîme.

Suivent des sélections plus brèves de Nicolas Savignat, Mustapha Sala, J.P Pisetta et Jean-Pierre Parra, dont le cheminement spirituel et temporel m'a touchée :

tu poursuis
spirale du temps chevauché
la quête de la vie sourde
qui n'a pas de fin

&

(...)
tu parcours
mûri et fortifié par l'âge
la route allongée adoucie par l'esprit.

On rencontre Damien Paisant, Béatrice Pailler, Dieudonné François Ndje Man, puis les "Chroniques de mon moulin" de Choupie Moysan, illustré de photos dont une de l'auteure (plasticienne et haïkuiste par ailleurs, ainsi qu'on le découvre sur son site), dont l'écriture presque pongienne n'est pas sans attrait – à titre d'exemple, ce final de Les Ronces :

Elles vampirisent de leurs filandres robustes un sol acquis à leur cause depuis des années et ne comptent pas laisser le terrain, tel un cancer, jamais en rémission, toujours en déplacement !

Les ronces pourpres
coriaces sous un gel vif
Les lèvres bleuies

Suivent les textes d'Arnaud Leconte, Michel Lamart, Vital Lahaye et Miloud Keddar : puis l'écriture baroque et précieuse de Nicolas Jaen, évoquant avec de belles images le couple dans une série de variations sur l'amour, Georges Jacquemin, avec de brefs poèmes-sensations méditant sur le "rien" ("Il faut bien que quelqu'un se dévoue / Aux œuvres du rien"), Leafar Izen, François Ibanez ; et encore Bie Hu, Sandrine Davin, Pietro Chiara, auteur italien dont la traduction d'une nouvelle, extraite de L'Uovo al cianuro, présente un monde qui semble aussi dystopique que Les Falaises de Marbre d'Ernst Junger.

Feuilletant dans l'ordre, je trouve Muriel Carrupt et Francesca Caroutch – et je découvre les magnifiques poèmes d'amour de Terze Caf, la seule, avec sa traductrice, Sandrine Traïda, à bénéficier d'une note biographique et de textes bilingues – kurde/français.

Depuis des dizaines d'années
Dans mes paumes
Je fais don d'amour
(...)
Je pleure pour ma mère... Seulement.
Cette mère lumineuse aux paumes remplies d'amour,
Elle est morte dans la solitude.

Après Alexis Buffet, et une série d'Alain Brissiaud – ode à la femme perdue – "Sois désireuse, ô ma protégée", d'autres poètes encore, évoquant la solitude, l'oiseau du poète, "Les choses qu'on ne dit pas", et une émouvante nouvelle de Laureline Amanieux "Le Chant de la mer". C'est à la fin du recueil que le lecteur rencontre la voix de Patrick Breno, qui dans son édito évoque "la longue maladie de lire" – on pourrait dire de re-lire, tant ce numéro tend des traverses qui font résonner les textes selon le point de départ qu'on choisit.

 




Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager

Depuis quelques années, les livres de Lambert Schlechter sont une suite de lamentations devant les catastrophes du réel, de plaintes devant les disparitions et les destructions (sa première femme est morte il y a longtemps, à 38 ans, apprend-on ; une récente amante l’a quitté pour un autre continent ; sa bibliothèque a brûlé (et ses carnets avec) ; sans parler des folies meurtrières du monde tel qu’il va (ou plutôt, ne va pas)). En cela, le poète procède comme David le psalmiste, il transforme ces plaintes en chant.

Qu’on se souvienne seulement du psaume 18:4 : « Les liens de la mort m'avaient environné, Et les torrents de la destruction m'avaient épouvanté. » Mais ici ce chant est entièrement matérialiste (« Avait fleuri début mai, puis de nouveau fin juillet ; vient de refleurir fin octobre […] Il n’y a pas d’autre éloge de la vie » (à propos de saintpaulia)), et farouchement antireligieux (jusqu’à l’obsession) :

Le débat avec la théologie n’aura pas lieu : on ne discute ni ne réfute une lallation.

À l’origine du chant épique était… la guerre (voir l’Illiade et l’Odyssée) : « Comprendre, mais on ne comprend pas : la guerre c’est tuer. Tuer le plus d’ennemis possible. » On ne le sait pas assez, mais « les poètes Tang, dont on apprécie la subtile & sereine sensibilité, vivaient à une époque de désastres, guerres civiles, massacres, faine, misère ». Il s’agit d’être obtus pour résister et finalement s’en foutre :

Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager (Le Murmure du monde), Phi, 136 p.

Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager (Le Murmure du monde),  Phi, 136 p.

Dans le monde où s’exerce & s’assouvit l’ignominie, vivent & œuvrent les Van der Weyden, et Vivaldi, et Paul Klee ; fleurissent les magnolias, les trémières et les crocus ; évoluent les hannetons, les grues cendrées etc. 

Chez Schlechter, le chant se fait non plus épique (l’époque ne s’y prête pas), encore moins héroïque, mais plus simplement épiphanique : « Traces ? Oui, comme celles de la mouche sur la vitre. » Contre les « grandes » idées (qui mènent souvent au meurtre — meurtre de « l’autre »), Lambert aligne ses murmures : « J’invente à ma mesure un genre nouveau, l’élégie en prose, je continue à vivre, et j’écris mes murmures en mi mineur. » Il préfèrera toujours un vieux moine qui tente de « fabriquer un miroir » à un jeune ambitieux qui tente de « devenir un bouddha ». Je murmure, donc je suis. Tel est l’unique crédo de notre poète. La poésie « poétique » en prend pour son grade : « Écrire de la poésie avec l’intention d’écrire de la poésie, ça ne donne pas de la poésie. » De jeunes poètes imprudents qui lui envoient parfois des liasses de feuillets manuscrits s’en trouvent fort dépourvus :

Je commence à lire et dès le premier vers constate que cela ne vaut rien, ça rime et ça rame, déception amoureuse, conjuration du sort, plainte existentielle, etc. 

Jeunes poètes, écoutez Lambert Schlechter ! « Monsieur, avant d’écrire de la poésie, il faut en lire. Commencez par Villon. » J’ajoute, moi, poursuivez avec Lautréamont, et vous saurez alors que « si vous êtes malheureux », vous feriez mieux de « garder cela pour vous ».

Je n’ai pas parlé du titre ; au cours de notre lecture, on comprend que Schlechter lit L’Apocryphe de Robert Pinget ; affublant l’écrivain d’un bien prosaïque râteau, le poète le transforme en figure d’une estampe, d’une estampe chinoise — en quelques traits : « Sur quoi se fonde la règle ? La règle se fonde sur l'Unique Trait de Pinceau 1((Shi Tao, Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère.)). » Métempsychose infinie : l’âme de Pinget passe dans celle de Tao Yuanming : « Arrosoir noir, bel objet, je le regarde avec plaisir à côté du robinet. Et imagine Tao Yuanming le remplir pour arroser ses chrysanthèmes. » Et voilà !

 

 

Présentation de l’auteur




Vincent Motard-Avargues, Tant de silences…

Deux recueils, deux modalités de décliner le poème, qui se fait toujours aussi dense, grâce à une écriture qui dévoile toutes les potentialités de la langue…Des images superbes et ciselées avec si peu de mots qu’elle révèlent presque une magie, celle qui se déploie lorsque s’écrit la poésie.

Si peu, tout

Si peu, tout, recueil de 2012, est fidèle à l’annonce de la couverture : quelques lettres qui énoncent le nom de leur auteur, le titre et le nom de la maison d’édition. Un tout petit condensé de 52 pages dont le dispositif tutélaire est le reflet de ce qui s’y déroule. Un poème, unique et rare, dévoilé page à page, où s’égrainent quelques mots, qui se suivent, se superposent jouxtent les suivants, comme des clichés photographiques, un album de réminiscences, d’instantanés, que l’on pourrait feuilleter d’avant en arrière, d’arrière en avant. Mais il ne s’agit pas que de cela. Métaphore du travail de la mémoire, des ressacs de la pensée, ce poème qui se dévoile petit à petit comme le puzzle de nos couches d’inconscient et de réminiscences est une merveille de délicatesse, de sensibilité. L’énonciateur nous invite à le suivre, à regarder avec lui

   Ce qui
reste
quand  on
ferme les yeux

 

   La main
gantée
de silences
                     ocres

 

       La flèche
                         argentée
de l’amertume

 

     Le marteau
                           carmin
de la souvenance

 

     L’acide des
larmes
                           vertes

 

           (Clichés
                      si
   inéluctables)

 

Vincent Motard-Avargues, Si peu, tout, Eclats d’encre, Paris, 2012, 52 pages, 12 €

Ces quelques vers, trois par page, ouvrent le chemin d’une lente déambulation au gré des souvenirs et des états d’âme du poète. Sans jamais d’épanchement superfétatoire, il nous ouvre à un univers unique grâce à la lecture de ses interrogations, qui dépassent aisément le cercle de son parcours individuel pour s’ouvrir à un questionnement sur le sens de la vie. Et de conclure avec ces vers qui se suivent sur les deux dernières pages de Si peu, tout, superbement, en ouvrant sur un futur juste effleuré par cet emploi magistralement poétique de la langue :

 

Je sème
rose en terre

tu pousseras
au dehors de cette
absence

l’engrais
d’une jeunesse
avalée
par l’éternité

un cœur
à mille corps
éplorés

 

Recul du trait de côte

Vincent Motard-Avargues n’a pas renoncé à ce jeu avec l’espace scriptural, qui propose dans Recul du trait de côte, paru après Si peu tout, des textes qui, bien que plus étoffés, n’en conservent pas moins la ténuité et la puissance de son écriture poétique. Le mouvement de cette poésie, pareille au ressac des vagues sur le rivage, oscille entre passé et présent, et cherche à énoncer l’impossible, cette douleur à être au monde, et dans le même mouvement le désir d’exister. Le poème tente de rendre compte aussi parfois de sa propre existence, dans une écriture souvent réflexive, où l’emploi du pronom personnel de la deuxième personne du singulier met le sujet à distance. Tenter une définition de soi-même par la négative, métaphore du poète en quête d’identité, puis énoncer son existence dans l’immanence d’une transcendance salvatrice :

Tu n’es pas cette île
qui berce l’océan
de son pas éclatant et
vif malgré le rien
de ses heures

tu n’es pas ce voilier
qui s’oublie en pleine
tempête au beau
milieu du silence des
tremblements d’air

tu n’es pas ce poisson
qui perd ses eaux en
donnant un nom à
la mort aux plus intenses
heures de l’absence ivre

tu n’es pas ce fond
qui oblige à la distance
et où se repose le repos
d’avoir trop peu demandé
sans jamais de question

tu es le temps
tu es l’ailleurs
tu es l’à-peu-près
tu es le murmure
tu es.

 

Recul du trait de côte, Vincent Motard-Avargues, La crypte

Vincent Motard-Avargues, Recul du trait de côte, La Crypte, Hagetmau, 2014, 8 €

Au-delà du souvenir, des éléments anecdotiques de l’existence, Vincent Motard-Avargues tente aussi de rendre compte du sens du poème, et de ce que peut représenter l’acte d’écrire :

 

Les mêmes mots
les mêmes vers
lLes mêmes riens

je ressasse
je reviens
je retourne

la même eau
la même veine
la même vie

je m’écoule
je m’écroule
je m’étiole.

 

L’impossibilité de dire l’innommable, champ exploré de tout temps par la littérature, qui ne peut aborder de thématiques telles que la mort, l’amour, la souffrance, qu’en terme de détournement, pour créer cette émotion que crée l’art, sont dans cette poésie, au cœur de chaque vers. L'anaphore, figure souvent utilisée par le poète, rythme et structure nombre de textes, et dans ce ressac des mots, comme celui des vagues, s'inscrit l'éternel mouvement, celui du déploiement incessant des vagues sur le rivage, et celui de la mémoire.

Vincent Motard-Avargues est un poète discret. Il existe dans l’effacement, tout comme ses vers, qui mènent le lecteur vers une traversée de lui-même, où le vent balaie les souvenirs, pour laisser place non pas au renoncement, mais à la pureté d’une posture dépossédée de toute trace. Laissons lui ouvrir l’espace de la disparition de nos doutes :

J'ai marché là
en mes pas
sur mes pieds
qui ne sont plus

pourtant restent eux-mêmes

ai vécu ces rues
avenues commerces maisons
buttes et rives
cailloux et sable

que vis

ai aimé ce qu'aime
haï ce que hais
tout reste tout
rien demeure rien

mon image flotte ici.

 




Pierre Warrant, Confidences de l’eau

Tu es perdu
ce qui encombre
ne sert pas
il n’est de pur
que ce que tu es
ou pourrais être

écrivait Pierre Warrant dans Altitudes ((. Premier recueil du poète, aux éditions Tétras Lyre, 2013.)).  Humain perdu, voie ouverte, « l'heure est venue / de vivre ». 

Pierre Warrant, Confidences de l’eau, L’Arbre à paroles, 2016, 70 p., 12€.

Pierre Warrant, Confidences de l’eau, L’Arbre à paroles, 2016, 70 p., 12€.

Voici un second recueil où l’intime décantation se poursuit près des horizons marins, des canaux et des fontaines, et sous la pluie – « sur chaque goutte / le ciel de sa promesse ». Une cinquantaine de poèmes en trois mouvements : élan des bords de mer - reflux laissant la mer enfouie - quête d’un chemin d’eau.« De la mer // on ne peut rien dire » ; c’est elle qui « a tout à nous dire ». Une voix non localisable écoute, et fait glisser quelques mots simples. Éléments, sentiments, situations et paysages se répondent. Le temps déborde la succession des instants et les lieux sont poreux. Les secrets sont en attente, « tout est accessible / retenant sa réponse / depuis toujours », dans la circulation de volutes familières :

et toujours
ce léger tremblement
ce murmure du temps
qui inlassablement
nous relie à la courbe des vagues
((Sur le site de Pierre Warrant (http://www.pierrewarrant.be/), ce poème se termine sur un vers supplémentaire, après un espace : aux pulsations du cœur))

Confidences de l’eau ou rêves du poète ? La question amènera peut-être à pressentir que révélation et désir ne relèvent pas d’ordres fondamentalement différents : quand « on prend le risque de grandir », notre aspiration est déjà connaissance. 

Silence de l’eau
parcelle de l’univers

à l’insu de lui-même
un mot se prononce

être au monde

Comme le précédent, ce livre a inspiré un spectacle mêlant poésie, photographie et musique. Explorateur et passeur, Pierre Warrant nous invite dans l’espace des espaces, « là où respirent les naissances ».

 

 

 




Laura Domingo Aguero, poèmes

 

Poemas en Español y traducción al Francés y al Italiano

 

Laura Domingo Agüero

Traducción: Gianni Ruocco

 

De invocaciones y otros límites (2014)

Nota al pie

 

Vivo en un país de despedidas.

 

Di invocazioni e altri limiti (2014)

 

Nota a pié di pagina

 

Vivo in un paese di addii.

 

De invocations et d’autres limites (2014)

 

 

Note de bas de page

Je vis dans un pays d’adieux.

El ácido de las fugas (2016)

 

1

Que sea otoño.

 

Que las hojas confirmen el beneficio de la muerte.

 

Que haya frío y llueva. Mucho.

 

Que las voces del silencio

se derramen.

 

Que te quedes.

 

Porque es otoño.

 

Y que sea otoño cada vez.

 

Siempre.

 

 

L’ acido delle fughe (2016)

1

Che sia autunno.

 

Che le foglie confermino il beneficio della morte.

 

Che faccia freddo e piova. Molto.

 

Che le voci del silenzio

si spargano.

 

Che tu rimanga.

 

Perché è autunno.

 

E che sia autunno ogni volta.

 

Sempre.

 

 

L’acide des fuites (2016)

1

Qu’il soit l’automne.

Que les feuilles confirment le bénéfice de la morte.

Qu’il fasse froid et qu’il pleuve. Beaucoup.

Que les voix du silence

se déversent.

Que tu restes.

Parce c’est l’automne.

Et qu’il soit l’automne a chaque fois.

Pour toujours.

 

Qué es la distancia (2017)

1

Reparto físico como poemas,

eternidad,

eternidad,

en el calor de las cosas cercanas

que están siempre a la vista.

La muerte no enfriará este rostro

donde se tuercen las alas que han volado.

Eternidad,

en la herida blanca que dibujan los aviones

cuando un atardecer ha congelado en las nubes, la sangre.

Eternidad,

aquí doblo, en la misma esquina de las aves petrificadas,

sobre tus primeros ojos

en mi memoria. Eternidad

en la comunión del sol con los hilos de espuma,

en las tormentas de verano sobre los árboles

y el sexo.

Eternidad en la célula de las visiones.

En el llanto y la espera.

Eternidad en la espera

y en la desesperación.

 

 

Cos’è la distanza (2017)

1

Ripartizione fisica come poesie,

eternità,

eternità,

nel calore delle cose vicine

che sono sempre in vista.

La morte non raffredderà questo viso

dove si torcono le ali che han volato.

Eternità,

nella ferita bianca che disegnano gli aerei

quando un tramonto ha raggelato nelle nubi, il sangue.

Eternità,

qui giro, allo stesso angolo degli uccelli pietrificati,

sopra i tuoi primi occhi

nella mia memoria. Eternità,

nella comunione del sole con i fili di schiuma,

nelle tormente d’estate sopra gli alberi,

e il sesso.

Eternità nella cellula delle visioni.

Nel pianto e l’attesa.

Eternità nell’attesa

e nella disperazione.

 

Qu’est-ce que c’est la distance (2017)

1

Répartition physique comme des poèmes

éternité,

éternité,

dans la chaleur des choses voisines

que sont toujours devant moi.

La mort ne refroidira pas ce visage

où se tordent les ailes qui ont volé.

Éternité,

dans la blessure blanche que les avions dessinent

quand un crépuscule a gelé dans les nuages, le sang.

Éternité,

ici je tourne, dans le même coin des oiseaux pétrifiés,

sur ton premier regard

dans ma mémoire. Éternité,

dans la communion du soleil avec les fils d’écume,

dans les tempêtes d’été sur les arbres

et le sexe.

Éternité

dans la cellule des visions,

dans le pleurs et l’attente.

Éternité dans l’attente

et le désespoir.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Japon : « Poèmes et pensées en archipel »

Le Japon, matière poétique. Le numéro 17 de la revue « Etats provisoires du poème » est consacré au Pays du soleil levant. La revue poursuit ainsi son voyage par les textes. Après les Caraïbes et la Grèce, voici donc le Japon.
On trouve, dans ce numéro, différents angles d’attaque sur le sujet. Qu’il s’agisse de l’art des masques du Nô ou encore de la pratique de l’arc. Mais la plus large place est accordée à la poésie avec, notamment, des textes inédits d’Alain Jouffroy, Tanikawa Shuntarô et Ooka Makoto (traduit par Dominique Palmé)

C’est Zeno Bianu, familier des poétiques orientales et auteur de deux anthologies de haïkus avec Corinne Atlan qui ouvre la revue par des « variations sur quelques haïkus japonais contemporains ». Il cite ainsi ce poème d’hôpital de Sumitaku Kenshin : « Quand je me lève/il titube- / le ciel étoilé ». Et en fait le commentaire suivant : « Qui titube/le ciel tourneboulé/ou le poète/sens dessus/dessous/les étoiles dansent/comme des derviches ». Au haïku de Usami Gyamoku (« Midi d’automne - /dans la ruche/le bruit du pas des abeilles »), il ajoute son regard personnel : « Imaginez un peu/le pas d’une abeille/au bord du silence/sa résonance/dans l’infinitésimal/un monde/d’absolue perception ». Mais, posons-nous la question : les haïkus ont-ils vraiment besoin d’être commentés de cette manière? Autrement dit, fabriquer un poème à partir d’un haïku n’est-ce pas une bien drôle d’idée ?

La revue a opportunément fait appel au Brestois Alain Kervern, essayiste, poète, traducteur du Grand Almanach poétique japonais (éditions Folle Avoine), pour évoquer les problèmes liés à la traduction des haïkus japonais. Le Brestois en connaît un rayon sur le sujet étant lui-même japonisant.

Japon, poèmes et pensées en archipel, numéro 17 de la revue « Etats provisoires du poème », édition Théâtre National Populaire et Cheyne éditeur, 143 pages, 22 euros.

Beaucoup de ce qui fait le charme d’un poème japonais, écrit-il, disparaît dans une autre langue à cause notamment du changement de système d’écriture. L’on passe en effet d’une écriture où se combinent deux systèmes phonétiques (hiragana et katakana) et un ensemble d’idéogrammes (kanji) venus de Chine, à une écriture fonctionnelle mais décharnée, puisqu’il s’agit d’un simple système de transcription phonétique, l’alphabet latin ». Il ajoute, plus loin : « Traduire des haïkus japonais, c’est aussi transmettre dans une autre langue les allusions littéraires qui y sont cachées. Connues de tous au Japon, elles appartiennent à l’immense corpus culturel qui depuis plusieurs siècles constitue le référentiel obligé où puisent tous les poètes.

Prenant appui sur des traductions de haïkus de Bashô, Chôgo ou Saïgyô, Alain Kervern démontre bien la complexité de l’approche et conclut son analyse par ces mots :

Si le travail de traduction est peut-être ce que Valéry Larbaud appelait une « école de vertu », celui d’Armand Robin, en quête de vérité de langue en langue, n’était-il pas plutôt la recherche d’une délivrance ? 

Parmi les autres notables contributions de la revue, on retiendra l’analyse que fait le professeur Michel Lioure du regard de Paul Claudel sur la culture japonaise. Claudel fut ambassadeur à Tokyo et 1921 à 1927. Très sensible à l’expression poétique japonaise (et notamment au haïku), il est l’auteur de Cent phrases pour un éventail. Le grand écrivain français avait, en particulier, vu juste à propos du « surnaturel » au Japon qui n’était, à ses yeux, nullement autre chose que la nature. « Il est littéralement la surnature », estimait-il. Michel Lioure note que, pour Claudel, «gestes et rites expriment un respect envers la nature, arbre ou animal, et manifestent un sens du sacré pressenti jusque dans le profane et le familier ». Voilà des affirmations qui, en ces temps (écologiquement) difficiles, méritent d’être prises en considération.