Daniele Beghè, Manuel de l’abandon (extraits)

Textes traduits par Marilyne Bertoncini

Déroulement 

Voilà ce que je voudrais voir dès le premier
vers : une porte de verre 
surmontée de l'invitation
à entrer. En confiance.
Passé le seuil, trotter
à mon rythme, sautant d'une ligne à
une pelote, riant ou tordant le nez entre
pensées parasites et puits noirs.
Puis trouver parmi les pièces tant de chemins
de fuite : une fissure, une lucarne 
sur le ciel bleu, un  sordide tuyau 
d'écoulement. Glisser ou voler
parfois dans une impasse.

 

 

 

Svolgimento

Ecco cosa vorrei vedere al primo 
verso: una porta di vetro
con una scritta in alto che invita ad
entrare. Fiducioso.

Passata la soglia trotterellare
col mio ritmo, saltando tra un rigo
ed un gomitolo, ridendo o tirando su col naso, tra
esuli pensieri e pozzi neri.

E poi trovare tra le stanze tante vie di
fuga: una crepa, un abbaino sul cielo
azzurro, un lurido tubo 
di scarico. Sgattaiolando o volando, a
volte in un vicolo cieco.

 

 

*  *  *

 

Devoir à la maison

déchirer la toile avec la langue,
avec le crayon, avec les plumes de la colère
pour passer outre la couverture
du trompe-l'oeil adhésif 
nous séparant de la trame criminelle
que le Capital, avec une précision
de fil à plomb, a tendu. 

 

*  *  *

 

Compiti a casa

Squarciare la tela con la lingua,
col pennello, con le penne arrabbiate per
andare oltre la coltre del trompe-l’œil
adesivo
che ci separa dalla criminale sinopia che il
capitale, con la precisione del filo a
piombo, ha sotteso.

 

*  *  *

 

À un vieil ami commun 

Maintenant que tu es loin j'ai envie de t'écrire 
ce qui se passe ici
où nous sommes nés
d'où tu t'es enfui pour te construire un avenir décent. Tu te rappelles
ce champ de bataille où nous jouions aux durs,
plein de déchets de verre brisé et de ce qu'on cachait sous 
les bancs renversés. C'était au milieu des maisons HLM
la ligne Milan-Bologne
et le mur gris de l'usine abandonnée, où pour nous la terre
étranglait déjà le ciel.
Dans ce champ avec Gio, Giuseppe et Marta, tu te rappelles
la frisée qui te plaisait,
et les autres "Easy Rider en Garelli",
Nous avons fertilisé le sol qui – en vérité - 
n'était prêt nulle part, arrosé le jardin des complices,
semé des fleurs, planté des arbres fruitiers et des essences
odorantes. Maintenant sur le mur gris de l'usine grimpe
un lierre. Jusqu'au ciel.
J'espère que tu t'en es sorti, nous, on essaie.
On t'attend.

 

*  *  *

 

ad un vecchio amico comune

Oggi che sei lontano mi viene voglia di scriverti [ cosa
                                                                        sta succedendo qui
dove siamo nati,
      da dove sei scappato per costruirti un futuro decente. Ricordi
                     quel campo di battaglia dove giocavamo a fare [ i duri,

             pieno di rifiuti e vetri rotti e la roba nascosta sotto [ le
                                                                                                       panchine
           divelte. Stava in mezzo tra le case popolari, [ la
                                                             linea Milano-Bologna
e il muro grigio della fabbrica abbandonata, dove per noi la terra
già serrava il cielo.
        In quel campo con Gió, Giuseppe, la Marta, ti ricordi
                                                           [                                                            qu
                                                                   ella riccia che ti piaceva,
e gli altri “Easy Rider in Garelli”
abbiamo ammendato il terreno, che – in realtà –
                                                                    [ in nessun luogo
si trova già pronto, annaffiato l’orto dei complici,
seminato fiori, piantato alberi da frutto ed essenze
odorose. Ora sul muro grigio della fabbrica s’arrampica
un’edera. In cielo.

Spero che tu ce l’abbia fatta, noi ci stiamo provando.
Ti aspettiamo.

 

 

*  *  *

 

Golfe de Baratti
(look-see méditerranéen)

Si tu voyages lentement, poussé par le vent, au 
plus près, à l'horizon t'éblouit, dans le grande
puzzle des cheminées d'usine, des puanteurs et du
ciment,
un dessin muséal incongru.
Artistiquement insérés des fragments anciens répertoriés, crèches
vivantes inscrites dans des catalogues patinés,
quelques grammes du poids du monde. D'autrefois.

*  *  *

 

Golfo di Baratti
(Mediterranean look-see)

Se viaggi lento, sospinto dal vento, di
bolina, all’orizzonte ti balena, nel grande
puzzle delle ciminiere, delle puzze e del
cemento,
un incongruo disegno museale.

Ad arte inseriti tasselli repertati, presepi
viventi elencati in cataloghi patinati,
grammi pesati di mondo. Com’era.

*  *  *

 

Le Cirque magique

La frontière entre la sainteté et la maladie
mentale est extrêmement floue.
Mes complices et moi connaissons quelqu'un qui
parle avec les mégots et les cendriers, pour lui ils
sont vivants, mais les médecins, méfiants et endoctrinés,
pensent que ces objets ne l'écoutent
pas.
Un soir, on était là, à la Fattoria,
on l'a entendu proposer avec passion
à une cigarette EMMESSE sans filtre, écrasée
dans le cendrier, de nommer Président toute
la famille Orfei, au complet,
avec plumes et sequins, eux qui parlent tous les jours
aux bêtes féroces du haut élyséen des trapèzes.

 

 

 

*  *  *

 

Il circo magico

Il limes fra la santità e la malattia
mentale è estremamente labile.
I miei complici ed io conosciamo uno che
parla con le cicche e i posacenere, che per lui
sono vivi, ma i medici, cauti e indottrinati,
presuppongono che quegli oggetti no lo
ascoltino.

Una sera, eravamo lì alla Fattoria,
l’abbiamo udito proporre infervorato
ad una EMMESSE senza filtro, schiacciata nel
portacicche, di elevare a Presidente tutta
la famiglia Orfei, al completodi piume e lustrini, che giornalmente parli
alle belve feroci dal colle dei trapezi.

 

 

 

*  *  *

 

Epopée du lait versé
(Vermeer)

Je voudrais vivre immergé dans le calme de
cette cuisine pleine de lumière, dans l'éternel
geste de verser
le lait changeant, la chaleur des mains 
bronzées et silencieuses de la servante. La voix
des pigments chante le passage du 
quotidien sur le mur immuable du temps.

 

*  *  *

 

epica del latte versato
(Vermeer)

Vorrei vivere immerso nella calma di
quella cucina colma di luce, nell’etern
gesto del versare
il latte cangiante, nel calore delle mani
abbronzate e silenti della servetta. La voce
dei pigmenti canta lo scorrere del
quotidiano sul muro immoto del tempo.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Michel COSEM, La folle avoine et la falaise

Michel Cosem nous invite par ses mots auprès du Lot, l’ayant observé assez pour en lire les paysages, en écrire les couleurs saisonnières, le silence, la solitude, les présences autochtones, passagères, ou disparues qui circulent encore par les rues pittoresques de villages ou sites parfois devenus touristiques (Rocamadour, Figeac, …).

L’immersion exige, comme à la lecture d’un poème, l’attention de notre regard, de notre écoute, un recueillement actif.

 

Le ciel est bleu hirondelle sans autre souci que de respirer l’instant. Il faut
 être là, à ce rendez-vous, dès le lever du jour pour savoir ce que deviendront
ces graines, ces vrilles, ces pétales et ces jeunes filles venues d’ailleurs

 

 

La folle avoine, éditions Encres Vives, Coll. Lieu, 2017, 16 p., 6,10 €

Ces poèmes, écrits entre 2013 et 2016, déclinent les saisons du Grand Sud de l’Occitanie. « La folle avoine » de nos existences fragiles, herbes folles vouées aux aléas du temps et de l’expérience qui rencontrent et bousculent son embarcation, vibre face à « la falaise », immuable…

 

La folle avoine est jeune au milieu des objets rouillés
Que de doigts que de savoirs sur ces surfaces rugueuses 

L’air à odeur de chêne et de buis remue les enseignes historiques,
les légendes religieuses et que du fond du canyon monte le chant
d’un rossignol, la falaise d’en face guette et l’on n’aperçoit qu’un
front hirsute, captivé par tant de beauté et d’insolite équilibre.

 

L’incursion de présences féériques ou fantasmagoriques au cœur d’un réel observé avec patience et bienveillance, accroît notre ressenti d’un univers insolite et familier qu’il nous suffirait de regarder et d’écouter pour en saisir la profondeur.  « Dans la forêt de Leyme / lutins et farfadets / ont des robes rousses et dansent avec les rayons du soleil » ; « La brume emplit la vallée et colle ses fantasmagories aux falaises. » ; « un courant d’air passe simple respiration de la rivière tout en bas, à moins que ce ne soit un revenant ». La bienveillance du poète le situe dans l’interligne solidaire des autres êtres et choses circulant dans le décor, effaçant son individualité pour se fondre dans un partage exprimé à fleur des mots d’un même espace, d’un même instant, d’une même allure dans la partition du monde. Si bien que les individualités s’interfèrent, s’enrichissent mutuellement, se tiennent debout vigilantes les unes envers les autres.

Nous passons dans un même poème parfois d’une individualité à l’autre par la soudure de simples pronoms personnels sans renommer davantage l’existence qu’ils désignent, comme si nous étions simultanément dans le regard du poète, en symbiose avec ses visions, dans le partage d’une même célébration synchrone ; comme si nous étions nous-mêmes avec lui ces existences remis au jour par le poème

 

Les roses trémières montent la garde dans les ruelles
intimes du village de pierre. Droites, immobiles, elles se
 frottent contre les murs et au pas des portes tout en
surveillant les habitants leurs amis. Elles se hissent à la
 fenêtre pour connaître les petits secrets. Passe un chat
blanc et noir enfermé dans son rêve de souris, passe une
 fillette aux joues claires et un papillon du matin. On les
 caresse du regard mais l’on ne sait rien d’elles et nul ne sait
si elles font alliance avec le regain

 

Le poète nous invite au voyage immobile d’un merveilleux quotidien, l’aventure est au rendez-vous au bout de la rue, au bout du poème (« On ajoute des mots aux phrases non dites et l’on crée l’aventure malgré la transparence. On dit du mal d’elle malgré les caresses, les attirances, et l’on hume au-delà l’odeur des sèves réelles »). Ainsi se parlent (toujours) le ciel et la terre((Ainsi se parlent le ciel et la terre, Michel Cosem, éditions L’Harmattan ; préface de Jean Joubert ; 2013)) dans l’œuvre de l’éditeur-conteur-anthologiste-romancier-poète Michel Cosem, l’univers tenu en son intégralité par chacun de ses brins d’herbe, chaque parcelle vivante. Le poème touche ses cordes sensibles par la grâce et la puissance de ses figures (comparaisons, images, personnifications, métonymies, tournures elliptiques, …) dans ce remarquable opus publié aux éditions Encres Vives, dans la collection Lieu (350e lieu : Le Lot) La folle avoine et la falaise, et si une âme-animale peut modifier le cours du monde (« un chevreuil est sorti de la forêt boire aux premières gouttes et a remis le monde à sa place »), d’une manière analogue nous voyons l’univers autrement par le pouvoir efficient de la parole poétique.

 

 

 

 

 

 




Perrine Le Querrec, Ruines

C'est une poésie noire, un drame poétique que nous propose Perrine Le Querrec, avec Ruines, publié aux éditions Tinbad. Une poésie dérangeante, fouillant le glauque, le sordide d'une vie de souffrance et de la relation de folie amoureuse et créatrice entre Unica Zürn et Hans Bellmer.

Unica Zürn était une artiste et écrivaine d'origine allemande, née en 1916 et proche des surréalistes français. A partir de 1953, elle entame à Paris une relation destructrice avec le plasticien Hans Bellmer. C'est cette relation, étudiée à partir de leur correspondance, que Perrine Le Querrec intitule Ruines.

Voici ce que dit l'auteure dans sa note d'intention : "J'écris par la voix d'Unica. Je pose des mots, les reprends, les soustraie au regard lorsqu'elle s'enfonce dans l'obscur de la psychose, lorsque les traitements oblitèrent son langage. J'écris concis, portée par la fragilité d'Unica, forcée par le respect de ces personnalités balayées par de trop grands vents." Il ne s'agit donc pas d'une biographie et dans sa postface Manuel Anceau résume très bien cette écriture : "Le Querrec écrit avec les ongles longs de qui laisse pousser au bout de ses doigts cet accent de vérité qu'on voudrait parfois limer, ne pas entendre, mais qu'intraitable notre écrivain fait si souvent crisser sur ce qui est moins une marge qu'un mur".

 

Perrine Le Querrec, Ruines, Tinbad poésie, 2017, 64p, 12€

Perrine Le Querrec, Ruines, Tinbad poésie, 2017, 64p, 12€

La mise en page de cet ouvrage colle parfaitement aux fragilités psychologiques d'Unica, mais aussi sans doute aussi à celle de Hans Bellmer faite de passion perverse et de violence morale. Mais il n'y a ici aucun jugement, juste la volonté d'explorer une folie créatrice entre deux artistes.
C'est le fait de fouiller dans le sordide de cette relation de passion destructrice qui dérange  "Les racines du mal qui / soulèvent Unica, la fendent, !a ruinent." Mais le poète est là aussi pour explorer les abîmes "Chacun a sa lisière, l'abîme au bord du cœur." Aimer à la folie, ce n'est pas qu'un pétale de marguerite, c'est aussi une pierre tombale au Père




Jacques Rancourt, Suite en rouge mineur

Toute nostalgie est absente du dernier recueil de Jacques Rancourt, Suite en rouge mineur, évocation discrète des rites de passage de l’enfance à l’âge adulte.

 

Rien de trop appuyé dans ces scènes rétrospectives, présentées en français et en anglais et accompagnées des magnifiques tableaux de Wanda Mihuleac : ceux-ci forment un contrepoint visuel dont l’effet est de souligner le côté dramatique à peine suggéré par le texte. Plusieurs images défilent ainsi sous nos yeux, à la manière d’un lent traveling soutenu par la musique des mots. Ainsi l’éclat des images est-il constamment doublé, mis en sourdine, par le regard distancié du poète. Regard ironique ou tendre, rappelant les anecdotes de la vie courante, les premières amours ou l’éloignement des siens. Ici et là apparaissent les silhouettes de la mère et du père, celle du curé ou de la femme du maire. Jusqu’à la plongée en solitude qui se ponctue par ce constat : « Je n’étais plus que moi ». Expérience de la liberté qui se transforme en connaissance du monde. Cette suite joue avec brio des contrastes entre les propositions picturales et les tonalités plus douces du texte, ici décliné tel une envoûtante mélodie.

 

Jacques Rancourt, Suite en rouge mineur, poèmes, traduit par John F. Deane, peintures de Wanda Mihuleac, Éditions Transignum, 2017.

Jacques Rancourt, Suite en rouge mineur, poèmes, traduction de John F. Deane, peintures de Wanda Mihuleac, Éditions Transignum, 2017.




Patrice BÉGHAIN, Poètes à Lyon au 20e siècle

Patrice Béghain offre à lire une anthologie consacrée aux poètes ayant vécu et écrit à Lyon au cours du 20e siècle. Il faut s’arrêter aux critères retenus par Béghain pour définir son choix : 39 poètes aujourd’hui décédés pour « éviter de froisser toute susceptibilité », ce qui est légitime ou qui peut se comprendre (p 5). On doit souligner la richesse des notices qui évitent les quelques lignes sèches de biographie et la bibliographie des poètes disparus, l’origine diverse des heureux élus…L’ouvrage ne se contente pas de juxtaposer poèmes et notices, il est aussi augmenté de différentes annexes (une orientation bibliographique, quelques mots sur l’anthologiste, des crédits iconographiques, des remerciements, un index des patronymes et une table des matières). 

Patrice Béghain, Poètes à Lyon au 20e siècle, La Passe du Vent éditeur, 2017, 480 pages, 20 euros.

Patrice Béghain, Poètes à Lyon au 20e siècle, La Passe du Vent éditeur, 2017, 480 pages, 20 euros.

Aurais-je choisi les 39 poètes de Béghain ? Je ne sais pas trop car je ne suis pas lyonnais et n’ai exercé aucune responsabilité dans la cité des Gaules ! Sans doute aurais-je été plus moderne, plus national… Il faut remarquer la présence dans cet ordre chronologique des poètes ayant écrit et publié (souvent chez de petits éditeurs) dans les traditions baudelairienne, verlainienne, symboliste… Il faut attendre les notices consacrées à Claudius Laroussarie pour découvrir son inspiration sociale (qu’illustre parfaitement le poème reproduit « Au pays de l’effort » écrit sous le coup de la catastrophe de Courrières dans le Pas-de-Calais mais dont sont absentes toutes considérations sur le profit recherché par les compagnies minières !), à Tancrède de Visan pour découvrir le goût qu’avait Apollinaire pour ce dernier, à Joseph Billiet, ancien militant communiste et qui eut les honneurs de Ce Soir dirigé par Aragon, à Paul Aeschiman adepte d’Apollinaire, de Claudel et des surréalistes… Il serait vain de continuer ainsi ! Ce qui ressort des premiers poètes retenus par Patrice Béghain, c’est leur manque d’originalité et d’inventivité, leur adhésion à un milieu conventionnel faite de sociabilité littéraire, de réussite sociale, d’admiration parisienne surannée et de mysticisme quant il ne s’agit pas d’adhésion pure et simple aux grandes opinions politiques du moment… Reste que les poèmes traditionnels (écrits le plus souvent en alexandrins rimés) laissent peu de place aux vers libres, alors qu’Apollinaire révolutionnait au même moment l’écriture poétique, que les surréalistes allaient explorer l’inconscient… Etc…

Ça change avec Simone Chevalier (1907-1980) pour dire les choses vite. Ma préférence me porte vers des poètes comme François Dodat, Raoul Bécousse, Stanislas Rodanski, Louis Calaferte, Claude Seyve, Roger Kowalski ou Bernard Siméone (à ne pas confondre avec Jean-Pierre Siméon, l’auteur du fameux essai « La Poésie sauvera le monde » Le Passeur, 2015). J’ignore si ce sont les notices de Patrice Béghain dont il faut citer quelques fragments : « … il s’inscrit naturellement, après la guerre, dans la mouvance des chrétiens progressistes, proches du Parti communiste, engagé tant dans l’action politique que dans l’action syndicale » -à propos de Raoul Bécousse-, « Dans la grande constellation du surréalisme, elle se situe du côté d’une résurgence romantique, proche de Nerval… » -à propos de l’œuvre de Stanislas Rodanski-, « La poésie est pour lui une expérience intime, liée à la mort qui ne se partage pas… » -à propos de Louis Calaferte-) et j’aurai garde de ne pas oublier Roger Kowalski… ou pour les poèmes qui me parlent immédiatement !

En l’état, cette anthologie, malgré mes réserves, est irremplaçable car elle décrit bien le fourmillement poétique en vie à Lyon au XX ème siècle. Les annexes permettent de poursuivre la lecture, si tant est que les ouvrages signalés figurent encore dans les bibliothèques de prêt ou dans les catalogues des libraires d’occasion…




Marc DUGARDIN, Notes sur le chantier de vivre

Pour avoir suivi un peu l’auteur de ce « journal » de vivre depuis une bonne quinzaine d’années, les champs d’investigation propres au poète éclairent un parcours marqué au sceau de plusieurs filiations esthétiques et humaines : l’amour de la musique, la ferveur pour les amis, la quête incessante d’un peu de lumière au « soupirail » des enfances, le vœu d’une rigueur qui lui fasse éviter les romantismes courts ou la pose facile.

Les titres des derniers ouvrages (« Lettre en abyme », « Table simple », « D’écluse en écorce »,  « Dans l’oreille profonde », « Solitude du chœur », « Fragments du jour », « Soupirail d’enfance ») disent assez cette recherche d’une poésie essentielle, aussi éloignée que possible des poncifs et des lois du genre. Ecrire en poésie, c’est d’abord un choix dicté, rigoureux, et la volonté d’y inscrire l’éclairage d’une vie, tant il est possible de parler en vrai de soi.

Le titre choisi, qui doit autant au « métier » de vivre du grand Pavese qu’aux chantiers souchonesques de Caterpillar, bien moins anecdotiques qu’on le croirait, rameute les grands échos autour du travail d’un Henry Bauchau, dont la correspondance avec l’auteur des « Notes » illustre le grand âge, les limites du vivre et le travail de scribe autour d’ »Antigone ». Les ombres de Noullez et de Kinet valent aussi leur pesant d’âme dans ce « récit » de soi où s’allient connivences et fratries spirituelles.

Dans ce « journal », qui relève les activités du poète sur la période 2009-2013, je retrouve aiguë cette rigueur qui caractérise le poète et lui fait même écrire qu'il faut "nuancer" des propos un peu forcés du grand Bernard Noël à l'égard des dérives de notre siècle, et des manquements.

 

Marc DUGARDIN, Notes sur le chantier de vivre, Rougerie&Centrifuges, 2017, 196p., 13€.

Marc DUGARDIN, Notes sur le chantier de vivre, Rougerie&Centrifuges, 2017, 196p., 13€.

Surtout, ce qui me touche, dans ces "carnets" (ou "journaux"), c'est la subtile présence de personnes pourvoyeuses d'éclaircies au milieu du noir : cette "mammy" qui a, dans un lapsus étonnant, après écoute d'une belle musique, "joui"; ces infirmières qui trouvent bien "douce" la musique que le poète écoute "dans un monde de brutes"; ces moments partagés dont il n'y a rien d'autre à dire comme le dit Perros d'être là tout simplement ("table simple"?).

De 2009 à 2013, de brefs éclats des vies qui s'écoulent, des morceaux choisis dans les pages lues des autres. Les bonheurs. Les rêves parfois bien inquiétants (ou d'inquiétude).

Haydn, Brahms, Barthes (« mon énigme, c’est-à-dire ce qui de moi ne peut être vu que des autres »), les voyages au Rwanda (et le réseau subtil autour des poèmes et des gravures en grisé, pp.7 et 141, du témoin, poète et ami Nicolas Grégoire), l’ « entrain  irrésistible de Django Reinhardt », la pression constante et presque « réfléchie » du monde onirique pour « déblayer » le monde de soi, voilà le fretin intense d’un livre qui dit passionnément ses ferveurs, accordant parfois autant d’importance à ce que peut dire un Michaux ou un Griot, tout « le travail de la nuit » transpire ici (p.177) et ce « sentiment d’une menace » sur l’estomac – trace aussi d’une conscience aiguë de la maladie au travail (l’infarctus)…

Un livre d’une âpreté sourde, né d’une conscience haute d’écrire pour apporter un peu de lueur dans un lacis de contradictions, d’effervescentes questions sur le monde, toujours en reste, toujours en chantier, difficultueux domaine des hommes vigilants, et qui en souffrent.

Présentation de l'auteur




BAL(L)ADES EN IRLANDE

Poèmes d’aujourd’hui traduits par Jean Migrenne

 

 

 

 

 

 

DERRY O’SULLIVAN

 

Né à Bantry, Comté de Cork en 1944, fixé depuis longtemps à Paris où il enseigne, co-fondateur du Festival Franco-Anglais de Poésie, il écrit en gaélique. La traduction anglaise de ce poème, récompensée par le Prix Stephen Spender en 2012, a servi à établir la version française.

 

Marbhghin 1943: Glaoch ar Liombó (Stillborn 1943: Calling Limbo traduit en anglais par Kaarina Hollo)

Derry O’Sullivan

Mort-né, 1943 : Allo ! les Limbes !

 

à Nuala McCarthy

 

Tu es né mort,
membres bleus repliés
sur le catafalque vivant de ta mère
reliés que vous étiez par le cordon
comme celui d’un téléphone en panne.
Le curé a dit que c’était trop tard
pour l’eau bénite du baptême
puisée dans le Lough Bofinna,
qui rince du péché les élus de Bantry.
Alors on t’a retranché d’elle,
enveloppé sans te laver
dans un exemplaire du Southern Star,
titre sur la guerre en travers de la bouche.
Une caisse à oranges a servi de cercueil.
Pour tout requiem, ta mère a entendu
le marteau cogner dans le couloir,
l’infirmière lui dire
que tu irais aux Limbes sans problème.
Au sortir de l’Hôpital de la Pitié,
le jardinier t’a emporté sous son bras,
les chiens t’ont aboyé une oraison funèbre
jusqu’au carré couvert d’orties
qu’on appelle toujours petit cimetière.

 

Ta tombe est là,
sans croix ni prière,
trou sans profondeur,
anonyme entre mille, que ne fréquentent
que des chiens faméliques.
Aujourd’hui, quarante ans après,
je lis dans le Southern Star
que les hommes d’église ne croient plus
aux Limbes.
Laisse-moi te dire, petit frère
qui n’as jamais ouvert les yeux,
que c’est en eux que je ne crois plus.
Les Limbes sont bel et bien là, comme le Lough Bofinna :
Les Limbes, c’est là que ta mère est toujours,
que ses pensées fustigent comme autant d’orties,
Southern Star en guise de bréviaire non lu sur les genoux ;
là qu’elle essaie d’entendre l’appel d’enfants sans nom,
quand aboient les chiens, à longueur d’après-midi.

 

inédit

https://www.thetimes.co.uk/article/boulevard-of-broken-dreams-nj0j2n66mbv

 

SEAMUS HOGAN

Né en 1960, c’est un poète rare. Il produit peu. Il produit court. L’étiquette de poète paysan lui irait bien. Après avoir roulé sa bosse, de bonne heure, en France et notamment à Shakespeare and Company, et produit très tôt la majeure partie de son œuvre, il est rentré au pays, dans le comté de Cork, où il a longtemps élevé des porcs en liberté à Kanturk. Il résidait, jusqu’à ces deniers temps, à Ballydehob, la perle du comté, où il vient de s’illustrer par son travail de traduction (collective) de 30 poèmes de Rilke. Superbe. Voir ci-dessous :

https://youtu.be/ioGxlxE-mvQ?t=3

https://img.rasset.ie/000d081b-800.jpg

Sa production imprimée tient en deux recueils, Interweaving et New Poems, publiés à Paris en 1988 et 1993 par Johnny Granville, alors patron de pubs littéraires (Ty Johnny et Finnegan’s Wake). Les traductions que j’en ai faites (les seules) ont vu le jour en 1996 grâce à Max Pons : Choix de Poèmes, La Barbacane, Bonaguil.

La seule pièce en prose que je connaisse de lui vous est livrée ici en traduction. Elle vous en dira plus sur l’homme que toute autre notice. La date exacte, récente, ne m’est pas connue. Il en va de même des vignettes jointes qui me sont parvenues au goutte à goutte ces dernières années.

J’ai pris sur moi de présenter la version originale (brute encore parfois) des poèmes.

 

 

 

Seamus Hogan

À la pêche

« Il en va de la pêche comme des fraises, comme le disait le Docteur Boteler : Pour sûr, Dieu aurait pu créer une meilleure fraise mais, pour sûr, Dieu ne l’a jamais fait. Et donc, pour autant que je puisse en juger, Dieu n’a jamais créé de divertissement plus calme, plus tranquille, plus innocent que la pêche à la ligne. »

Izaac Walton (The Compleat Angler, I, v, 1577).

 

Quand je suis né, mon père avait soixante ans. Ma mère avait vingt ans de moins que lui. Il est mort quand j’avais douze ans, et elle il n’y a pas longtemps. Elle disait souvent que c’était le plus bel homme qu’elle avait rencontré. Pendant ses longues années de veuvage, je doute fort qu’elle ait jamais regardé un autre homme.

Je crois que j’ai été plus proche d’elle que je ne le fus de mon père, Jack. Mais c’est à propos de lui que j’écris, pas de Maureen, ma mère. Je l’ai à peine connu. Sucrait-il son thé ? Préférait-il la tarte aux pommes à celle à la rhubarbe ? La couleur de ses yeux ? Je n’en sais rien. Le temps que je grandisse assez pour comprendre que tout n’est pas rose en tout jardin, il avait disparu.

Il avait deux frères, Steven et Bill, de vrais jumeaux qui habitaient la ferme d’à côté, petite, elle aussi. La route du village passait entre nous et eux. Lorsque je les ai interrogés, des années après, quand la roue avait commencé à tourner, ils m’ont dit qu’il n’était pas fait pour les enfants. Je dis « ils » parce qu’ils avaient tendance à partager la même phrase. Le fait est qu’ils se ressemblaient tellement que c’est seulement lorsque Steven est mort que j’ai pu dire « Comment ça va, Bill » en étant sûr de ne pas me tromper. Un photographe de l’Evening Press avait entendu parler de leur ressemblance et les avait pris en photo. Un an après Steve, Bill s’en est doucement allé. Ils avaient couché dans le même lit toute leur vie. Jimmy, c’est comme ça qu’ils m’appelaient toujours, Jimmy. En vérité, mon nom de baptême c’est James John, d’après mon grand-père maternel, mais tout le monde m’appelait Seamus.

Nous vivions dans une petite ferme, culture et élevage, en bordure du comté d’Offaly. Ma mère disait que la terre était si bonne qu’elle valait plus que la plupart des exploitations deux fois plus grandes. Mon père aimait le progrès. Nous sommes l’une des premières familles du pays à avoir produit notre propre électricité. Avec les jumeaux et quelques voisins, ils avaient détourné la rivière vers un canal qu’ils avaient creusé pour amener l’eau à un bief. Une roue à aubes donnait l’électricité. On la conservait dans des accus en verre et il en arrivait assez chez nous pour une ou deux ampoules et un poste de radio.

Gamin, tout cela me dépassait. Ce que j’aimais faire avec lui, c’était aller à la pêche dans cette rivière qui apportait chez nous la lumière et le son. Les cannes en bambou refendu étaient accrochées dans la cuisine, là où on pendait jadis le bacon. Peut-être bien que c’est ma mère qui avait mis les crochets pour donner à la maison un air plus vieux que son âge. Elle avait accepté de se marier à condition de s’installer dans une ferme neuve. Le mariage avait été arrangé. Je crois bien qu’en ce temps-là c’était toujours comme ça chez les paysans.

Les deux cannes avaient cette élégante et légère voussure typique de celles qui ont servi ; les moulinets ronronnaient plus qu’ils ne cliquetaient quand on prenait du fil pour le lancer. Je ne sais pas si je suis demeuré ou non, mais je suis capable de vous poser une paire de mouches à trente mètres, exactement où je veux. J’ai ça dans le poignet. Mon père avait ça aussi mais, en plus, il lui suffisait de jeter un coup d’œil au ciel pour dire : ce soir ça ne mordra pas. Une ou deux fois j’ai pris ma canne et je suis descendu à la rivière après l’avoir entendu dire ça : ça n’a pas mordu, ce n’était que du « trempage de mouche », comme on dit. Les poissons passaient au-dessus de la mouche sans y toucher.

Avec nous, les gosses, il n’avait jamais été du genre bavard et le filet de ses mots avait fini par se tarir. Quand on partait pêcher et alors qu’on se rapprochait de l’eau, il disait « Chut ! ils vont t’entendre. » Je ne comprenais pas comment des truites, dans une rivière, pouvaient entendre deux êtres humains ; un seul, en fait : moi. Je n’arrêtais pas de jacasser ou de me faire des messes basses quand j’étais gosse. Arrivé sur la berge, il choisissait son emplacement et me soufflait : « Va jusqu’au fossé de Dwan », à environ cent mètres plus haut. « C’est aussi un bon coin. » Je remontais silencieusement jusqu’à la limite et me mettais à pêcher. Un martin-pêcheur passait dans un bruissement d’ailes et, plus tard, des chauves-souris faisaient de la voltige. J’ai toujours eu peur d’accrocher une chauve-souris au lancer. Je ne sais pas pourquoi, mais ça n’est jamais arrivé.

Quand je dis « pas bavard », je veux dire qu’il avait quasiment cessé de parler aux gens pour de bon, pour autant qu’il m’en souvienne. Il « avait ses nerfs », comme disait ma mère. Ses nerfs. Ses nerfs allaient mal. Je ne voyais pas comment des nerfs pouvaient aller mal ou comment on pouvait les avoir, mais je voyais bien le résultat.

Nous pêchions le soir. Les petits exploitants ne pêchent pas le jour, pendant les heures de travail. Les Chenevix Trench, eux, pêchaient dans la journée. Mon père, du temps où il parlait, m’avait raconté comment le sien avait racheté nos terres aux Chenevix Trench en 1875. Des années plus tard, je suis allé à la pêche avec le vieux Chenevix Trench. Lorsque mon premier recueil de poèmes a paru, il en a commandé six exemplaires et m’a demandé de les lui signer. Là, je me suis senti dans la peau d’un auteur.

Les soirs où mon père et moi on allait à la pêche m’emplissaient d’une béatitude si douce et si intense que je nous revois toujours traverser les herbages de devant pour aller à la rivière en évitant les bouses de vache un peu comme à la marelle, dans toute cette herbe nouvelle. Ça sentait un mélange de tout ce que pouvait offrir un soir d’été. À part son « Chut ! ils vont t’entendre » mes oreilles ne captaient que les borborygmes des bovins qui ruminaient. Nos vaches avaient toutes un nom.

On prenait toujours quelque chose. Avant de partir, Jack avait choisi les mouches qui intéresseraient les poissons : des Greenwell’s Glory, une Red Spinner ou, peut être une Black Midge. En juillet, il choisissait plutôt une paire de Green Drakes. Il n’a jamais eu besoin d’ouvrir un poisson pour voir ce qu’il avait dans le ventre. Dans le noir, les truites ont tendance à gober la mouche et ça ne fait guère de pli. Même pas une éclaboussure. Rien que la ligne qui se tend.

Quand on rentrait, il ne devait pas être très tard parce que ma mère en mettait toujours quelques-unes à la poêle, sur le gaz, à revenir dans du beurre de sa fabrication. Une pincée de sel et une tranche de pain blanc au bicarbonate. Et encore du beurre.

Et puis, on n’est plus allés à la pêche. Pas à cause de la saison ; ça s’est arrêté d’un coup. Enfant, je ne m’étonnais pas que maintenant, le dimanche, on aille à Clonmel (ou Borrissoleigh, ou Thurles, ou Cashel), avec notre mère, dans un hôpital qui soignait les gens pour « les nerfs ». Je ne trouvais pas bizarre qu’on nous laisse dans la voiture tandis qu’elle allait le voir. Nous étions les trois plus jeunes de cinq. Les deux aînés, qui faisaient des études, avaient des boulots d’été et n’étaient pas si souvent que cela à la maison. Une fois, j’ai vu mes parents se promener dans le parc de l’hôpital et je me suis dit qu’il allait me reconnaître, à l’arrière, et qu’il allait venir me dire quelles étaient les meilleures mouches pour la saison. Il n’a jamais tourné la tête de notre côté.

Quand Jack est revenu chez lui, la saison touchait à sa fin. On nous avait dit de ne pas « l’embêter » car il n’était pas encore remis. Comme je maudissais ces « nerfs » ! Mais j’avais douze ans et je savais très bien que, pour « les nerfs », il n’y avait rien de mieux que d’aller à la pêche. C’était le remède infaillible. Un soir, après souper, je suis monté en douce jusqu’à la porte de la chambre de mes parents. Il ne quittait déjà plus son lit. Je lui ai dit à l’oreille que je ne voulais pas que maman sache que je l’embêtais à lui demander si c’était un bon soir pour décrocher les cannes. Décrocher les cannes, c’était notre façon de dire qu’on allait à la pêche. Comme il me tournait le dos, je n’ai jamais su s’il avait les yeux ouverts ou fermés. Il a dit « Non ». C’est le dernier mot qu’il m’ait jamais adressé.

 

inédit

***

 

Seamus resta très proche de sa mère (qui devint vite aveugle). Vous remarquerez que le poème de Rilke lu à Paris (Shakespeare and Company, 2016) est étroitement lié à celui qui suit, extrait de Choix de poèmes.

 

 

 

Damas

 

À Maureen Hogan

Mince consolation peut-être de savoir que les villageois
déroulent un tapis de voix basses quand on te mène à l’église le
dimanche. Que, risquant un regard de biais vers ton banc, c’est un
aperçu de leur vie qu’ils gagnent
dans ce vide qui fait l’effet d’un miroir.
Quand tu entends ces prières pour les malades
sous l’ogive des mains du prêtre, que vois-tu ?
Qu’entends-tu ? La glace sur le chemin de l’étable
l’hiver dernier ou la chute de quelque pomme
d’octobre. Qui jamais plus ne craquera, jamais plus
ne traversera ton regard.

Un jour, te croyant seule, tu as eu le frisson.
Puis, tels des fruits transparents, deux larmes
se sont détachées de ta branche de souffrance.
Un sanglot –déjà trop lourd pour tes mains– a brisé le silence qui s’est
vite fendu jusqu’aux rivages de ma vue,
y a dévoilé un torrent d’impuissance.
Parfois, aux prises avec un pois rebelle dans mon assiette vide, où à dire :
« cette fille est vraiment jolie »,
j’ai le sentiment d’ouvrir une lettre
qui ne m’est pas destinée.

Choix de poèmes, 1996.

 

***

 

Advice

When you are drunk
Write away-
As much as you want!
You’ll sober up.
But remember,
What you’ve written will not.

 

Conseil

Quand tu en tiens une bonne,
Noie-la dans l'encre
Jusqu'à plus soif !
Tu dessoûleras.
Pourtant sache bien
Que tes mots seront toujours pleins.

 

(variante, pour qui verrait double)

 

Quand t'as trop bu,
Mets-toi à écrire
Jusqu'à plus soif !
Ça rince eul’ cochon.
Mais rappelle-toi,
Les mots, ça n’dessoûle jamais.

 

***

 

Heron, West Cork

Near a pool
Surrounded by crashed clouds of rock,
Stands a heron.
In its beak
The X of a frog
About to make his final ‘plop!’

The heron collects itself,
Tip of the beak first,
Then all the way down
To the tips of its claws
And draws itself up, up into air.

 

Héron, Cork ouest

Au bord d’un étang
Au creux de nuages de rocs écrasés,
Un héron est planté.
Dans son bec,
Une grenouille en croix
Va faire son dernier ‘gloup !’
Le héron se concentre :
Ça lui part du bout du bec,
Ça lui descend
Jusqu’au bout des griffes,
Et, d’un coup, il décolle. 

 

***

 

 Untitled (Mai 2006)

 

In the orchard
Our dog Mr. Lynch
Rolls in his own happiness.

Framed by Marybrook pond,
A heron.
Still life
On the easel of himself.

Across the river
Sunshine butters Knocknanuss  
With furze blossom.

 

 

Sans Titre

 

Sous les pommiers
Mr. Lynch, notre chien,
Se vautre en plein bonheur.

L’étang de Marybrook entoile
Un héron.
Nature morte
Et chevalet d’échasses

Sur l’autre rive
Le soleil roussit Knockanuss
Au beurre d’ajoncs.

 

***

 

Mizen Sky

 

From the upside down saucer
Of an evening in this July sky
A nearly full moon laps cloud.

An invisible boat
With propellers of starlings
Heads west.

As silent as smoke
Bats waft from the barn
Into Sunday evening.

 

Sur le Cap Mizen

 

À la soucoupe retournée
D’un soir dans ce ciel de juillet,
Une lune boit, presque pleine, son nuage.

Une nef invisible
À pales d’étourneaux
Met cap à l’ouest.

La grange en silence exhale
Des bouffées de chauves-souris
Dans la fin du dimanche.

 

 

***

 

Territory

For Hannah

 

Before settling for the evening
A cock pheasant
Hammers in stakes of sound.

Then applauds himself.

After a pause
Smaller birds
Trellis the in-between spaces.

 

Terrain

Pour Hannah

Comme des pieux que l'on bat
Un faisan clappe
Sa fin de journée.

Puis il s'applaudit.

Un ange passe
Et de moindres volatiles
La palissent de trilles.

 

 

***

 

 

Starlings

 

From their control tower
The nest of chicks
Guide in their parents
On a runway of cries.

Following the briefest turnaround
Take off across the backyard
Is over a broken white line
Of birdshite.

 

Étourneaux

De sa tour de contrôle
La nichée d'étourneaux
Piaille pour les parents
Les balises d'une piste.

 

Virage au plus court et
L’envol derrière la maison
Suit le pointillé blanc
d'une ligne de fientes.

 

***

 

En arrêt

Our train has stopped
But the platform seems to move.
Your book is closed
And that poem moves me still!

 

Gare

Notre train est à l’arrêt
Pourtant le quai semble bouger.
Ton livre est fermé
Mais, là, ce poème me remue !

 

***

 

Whoosh

A murmuration
Billowing black.
For whose sake?
A whiteness of swans
Wedge into flight
Above the lake.
Tilted by the wind,
Billowed white.

 

Fchouff…

Une nuée noire joue
Les houles de nuit
Pour qui, je vous prie ?
Une candeur de cygnes
Pointe sa flèche
Au-dessus du lac.
La rafale en lève
La houle blanche.

 

***

 

 

Cloghroe

For Trish

We pass each other
Between the walled and pleasure garden.
Flick a glance, flick it back.
Incline a smile
Incline it back.
Beguile those who may be watching
As we wander, pondering

 

Cloghroe

À Trish

On se croiseAu jardin entre murs et massifs.
Étincelle d’œil à œil.
Un sourire va
Un sourire vient.
On se promène, les curieux éventuels
En sont pour leurs frais

 

inédits

 

 

 

 

 

 

 

 

LESLEY WHEELER

Originaire des U.S.A. (New York) où elle enseigne et écrit, Lesley Wheeler a publié ses premières œuvres en 2002. Elle ne vient pas d’Irlande, mais Liverpool l’en rapproche car c’est à là que, la plupart du temps et des siècles durant, un pied irlandais se posait pour la première fois sur le sol grand-breton.

Publications :

Le Burren : Radioland, Barrow Street Press, New York, NY, 2015.
Pièce forgée/Forged, Chant des terres/Inland Song : Heterotopia, Barrow Street Press, New York, NY, 2010

https://vimeo.com/91520685

Lesley Wheeler

Le Burren est un spectaculaire désert de rocaille situé dans le Comté de Clare.

 

LE BURREN

 

Il t’arrive d’avoir la douleur sur toi comme un porte-billets
aux drôles de couleurs, ou un mobile.
Pour le Burren ce sera un torticolis. Un causse de l’esprit,
rappel de calcaire à lapiaz. Un paysage
karstique à ton image : gris déchirés, lichen blanc,
ciel pâle de lassitude. Debout sur un bloc, fais-toi
invisible, sous parfait camouflage de douleur.

Pourtant aux diaclases humides naissent petites fleurs roses,
et frondes en attente d’anthèse. Des bourgeons se desserrent
dans le jour nébuleux, poings finalement épanouis.
Parfois meurent des gens : des pères, bons ; des pères,
blessés ; et tu traînes ça avec toi : eau de bouteille,
goût de plastique, forcée de boire : tu as soif.
Guide épais et lourd, prolixe sur la région
mais nul sur les détails. Il est des fardeaux qui peu

à peu s’allègent, perdus ou consumés, devenus cadeaux.
Certains, tu peux les poser à terre. L’endroit sied
à qui marche. Passer d’île en île requiert
toute ton attention : saute de pierre arrondie
en table plate sans écraser l’orchidée ni te fouler la cheville ;
mise d’un champ entier tel que celui-ci
entre toi, la terre ouverte et les tristes ossements.

 

***

 

Pièce forgée

 

Pour elle, le feu c’est dans la cheminée,
gueule béante, noire de suie. Liverpool,
est pour moi une ville irréelle, expurgée,
inodore comme un conte de fées

ou un décor de cinéma, pourrie, desquamée
comme un vieux meuble d’occasion. Femme,
on pourrait, sans dommage, grimper dans les flammes
vives, maintenant rincées et mythiques,

copies refroidies. Je suis bien incapable
de situer la narration : est-ce dans une cuisine
que je pourrais parsemer de signes
de travail et de conversation, d’une mère

et d’une fille en larmes sur des oignons, ou dans
une voiture qui roule. Trop de méli-mélo
dans mes souvenir de ses souvenirs à jeter
au feu, brisés, morceau par morceau.

Ici, du moisi va fleurir sur les murs humides.
Ici, des gros souliers traînent et cognent
contre un pied de table. Ici, des boules horrifiées
de légumes à l’eau, naguère roses,

jade et jaune carotte. Éclat d’une voix
de ténor, odeur de laine qui ne sèche jamais.
Cet univers bombardé, affamé, filet de fumée,
m’a inventée : ses ardents mensonges

sont mon héritage. Il y a du vrai dans l’histoire.
Même la mienne. Elle est venue au monde.
Le soleil était chaud et l’annonce s’en fit
dans le charbon du feu.

 

***

 

Chant des terres

 

Certaines demeures aimables ne ferment
pas vraiment leur porte. Chaque table
s’orne d’une coupe d’œufs, bois
ou agate, frais au toucher.

Quelle vie peut prendre en un tel œuf ?
Une journée se fait histoire se fait oiseau,
mouette égarée qui se rétracte à chaque
description. Regarde-la refermer

ses ailes filigranées, se faufiler dans
la coquille. Son chant ne valait guère,
qu’elle tente pourtant de ravaler,
capable qu’elle est de se recadrer

en virtuel à l’état ornemental.
C’est impossible, même quand,
sur la terre ferme, le village s’appelle
Barnacle. Contente-toi d’effleurer

les œufs du bout des doigts en partant,
d’en mémoriser la texture.
Les sentiers regorgent d’orties,
mais si ça pique, arrache

une poignée de patience et frotte.
Douleur et apaisement gagnent
et voisinent, dans quelques aimables
contrées. Demeure et aile.

 

inédits

 

MOIRA LINEHAN

 

Bostonienne, Moira Linehan n’a publié que deux recueils de poésie : If No Moon, en 2005 et Incarnate Grace en 2015 (Southern Illinois University Press). Elle se consacre à l’écriture et a élaboré toute une poésie de deuil en mémoire de son mari, dont voici un extrait, fruit d’un pèlerinage aux Îles d’Ar

Boston est la plus grande ville irlandaise des États-Unis

http://www.moiralinehan.com/

 

 

Moira Linehan

REFUGE

 

« Terre et population inhospitalières »

                     Guide des Îles d’Aran

 

J’y étais allée voir les veuves,
ou leur tradition de veuvage,
leur concentration sur cette île
qui envoyait les hommes pêcher dans l’Atlantique nord
en solitaire, parce que la terre n’offrait que cailloux
à empiler. Chacun dans son coracle, à la rame––
des jours entiers parfois–– tandis que les femmes
attendaient leur retour. Pour repartir.
Un coin à rendre folle.

                                 J’y étais allée
voir des stèles de péris en mer
dressées au bord des routes, histoire de veuves
gravée dans la pierre. Atavisme
de crainte ––hommes présents, puis non––
transmis de mère en fille. Ces femmes
qui tricotent sur le pas des portes. Maille à l’endroit,
maille à l’envers. Des points
aux noms de terroir : graine, mousse,
mûre. Les pulls prennent forme.

                                 J’y étais allée,
veuve, quand les femmes tricotaient encore,
mais seulement pour les touristes, ces mêmes motifs
différents de famille en famille. (Sinon comment
reconnaître le cadavre rejeté à la côte ?) Ces femmes
qui tenaient des aiguilles) à la façon de leur mère
––et de sa mère avant elle–– qui donnaient forme
à leurs prières, faisaient de chaque rang
un chapelet, une litanie du cadavre.

                                 J’y suis restée
une semaine, mais je ne parlais pas
comme elles. Dans le temps, on coupait
le bout de la langue à quiconque
se faisait prendre à parler gaélique.
Cette terreur ––qu’y a-t-il à perdre si
le cœur s’exprime–– transmissible, peut
réduire un peuple au silence, faire qu’une pierre
(moi, veuve) se sente chez elle.

 

***

 

 

Vol d’oiseaux

 

Quiconque a dit À vol d’oiseau

ignore que les freux derrière chez moi,

 

d’arbre en mur de pierre et toit de garage, croassent,

zigzaguent, repartent de mur en branche et caniveau, hachurent

 

l’air d’une frénésie de lignes. Essaye de les déchiffrer

pour comprendre le monde, le fardeau sur le cœur,

 

ce qui te maintient en vol, t’empêche

de revenir à ton point de départ. D’un champ

 

autour de moi, sous moi, cette maison où la mort

de mon mari m’a laissée des années déjà, ces pièces

 

où je vais toujours de long en large, monte quelque force

des profondeurs ou de moins loin peut-être :

 

son corps, enterré à deux rues d’ici, ou ces jaillissements,

de désirs discordants qui s’égaillaient tout au long des mois

 

de son agonie. Et quand je me dis qu’ils sont partis,

les revoici qui s’abattent en masse, toujours aussi criards.

 

***

 

Vœu de stabilité

 

1.

En chaire, il est dit qu’il sert à rappeler que plus verte
est l’herbe sous nos pieds, le vœu de ces moines
endormis dans leur bure pour qu’à leur réveil,
quelle que soit l’heure nocturne prescrite pour la prière,
peu importe le lieu, ils soient en prise
directe avec leur tâche ––travail et prière, même combat––
ces moines qui essaient d’aimer écritoire et basse-cour,
autel et champs, ratisser, nettoyer,
chanter et jeûner, demain, la semaine prochaine
et l’an prochain du pareil au même, si bien que le lieu
seul importe, flou partage des eaux entre
promesse et intention, vêpres et bouquet
de violettes en bocal, ces moines, appliqués à gommer,
aujourd’hui comme hier, la frontière entre ailleurs et ici.

2.

Notre couple finit dans la routine :
mon mari qui s’éteint et moi sur ses basques,
qui le mets dans la douche, lui lave le dos,
le sors de la douche, lui essuie le dos, le ramène
dans la chambre, l’aide à s’habiller, descendre
marche à marche, déjeuner, qui le cale avec des oreillers,
téléphone et télécommande à portée, qui rentre du travail
à midi, le nourris à la petite cuillère, de bribes
de nouvelles de son monde peau de chagrin,
de base-ball pour avoir au moins quelque chose à nous dire,
et le soir c’est l’inverse : tout à défaire, déshabiller
et donner les somnifères ––c’est mon rôle
d’épouse, santé ou pas–– linge, déchets,
factures à trier, fermer à clef.

 

inédits

 

 




Ping-pong : Hasan Erkek, poème trilingue

DENİZKIZI

 

Kaç kar-boran geçti üstümden
kaç kez dolu yedi yüreğim
çığlıklarım yankılandı dağlardan
gri bir göğe asılıp kaldı
Bir bir ölüyor hücrelerim
kahrından, öfkesinden
korkuyorum haramiler şehrinde yitip gitmekten
Denizkızı Eftelya
çık düşlerimin hapsinden
kılavuz et sesini yoluma
götür o masal ülkesine
yedi kat denizin dibindeki
buluşalım düşle gerçeğin eşiğinde
Yumuşaklığınla dokun yaralarıma
tuzlu sularda ruhumu yıka
gizini esirgeme
sağılt beni, hazırla
çünkü yeniden başlayacak fırtına

 

MERMAID

 

Countless snowstorms have passed over me
countless times hail has hit my heart
hills have echoed my cries
hanging on to a gray sky
my cells are dying one by one
because of grief and anger
I’m afraid of disappearing in the town of kharamees
Dear Mermaid Ephtalia
go out of the prison of my dreams
let your voice guide me
take me to that land of tales
which is seven storeys down beneath the sea
let’s meet on the brink of dream and reality
Touch my wounds with your tenderness
wash my soul in salty waters
do not refrain from sharing your secret
cure me, preparing
for the storm that is about to begin

 

English translation from Turkish: Tarık Günersel

 

SIRENE

 

Combien de tempêtes me sont passés dessus
combien de fois mon cœur a reçu de ta grêle
combien de fois mes cris en frappant les montagnes
sont restés suspendus à un ciel gris et bas
Et mes cellules périssent une à une
de ma colère et mon chagrin aussi
j’ai peur d’aller mourir dans la ville aux brigands
Sirène Ephtalia
sors donc de la prison où te tiennent mes rêves
guide-moi sur la voie faisant parler ta voix
amène-moi ainsi au pays enchanté
se trouvant à sept pieds au fond de la mer
et rencontrons le songe au seuil du réel
Employant ta douceur touche donc mes blessures
lave alors mes songes avec de l’eau salée
relâche ton secret
extrais mon miel, prépare-moi
car la tempête va, à nouveau, se lever

 

Traduit par Jean-Louis Mattei

CHALOUPE

Je regarde sans fin sur les bords du rivage
La nef presque coulée dans laquelle tu es
La mer fait des reflets
Des gouttes de lumière
Y vont chantant une chanson de glace
Le reflet tremblotant de ton visage au loin
Tes deux yeux augmentant la tristesse des flots
Lorsque ta voix se perd sans lancer d’S.O.S
De la mienne je fais descendre une chaloupe

Quelle chose étrange que de s’ouvrir au large
De se fermer aux fleurs de tournesol
Et prendre pour de la vie le noir profond de l’onde
Et pour de la sagesse les abysses sans fond
Déployer ses cheveu face au Borée
Je cherche à le comprendre même malgré moi
De mon esprit je fais descendre une chaloupe

Mais le jour s’assombrit
Le bateau en tanguant gagne les profondeurs
Et l’horizon s’efface l’ouverture se ferme
Le brouillard recouvrant la surface de tout
Ta mémoire, tes souvenirs, tes mots
Et toi ouvrière délicate de joie
Elle devient froide ta respiration
Je viens pour te sauver même si tu refuses
De mon amour je fais descendre une chaloupe

 

FİLİKA

 Durmadan kıyıya bakıyorum
İçinde bulunduğun yarı batık gemiye
Deniz yapraklanıyor
Üstünde ışık damlacıkları
Bir buz şarkısı söylüyor
Yüzünün uzayan titrek yansısı
Ve denizin hüznünü çoğaltan gözlerin
Kırık sesin S.O.S. vermese de
Bir filika indiriyorum sesimden

Nasıl bir şeydir kendini denize açmak
Ve tümden kapamak günebakan çiçeklerine
Hayat bilmek suların o karanlık yüzünü
İlmini yapmak belirsiz derinliklerin
Saçlarını poyrazın önüne tutmak
Anlamaya çalışıyorum istemesen de
Bir filika indiriyorum aklımdan

Gün kararıyor
Gemi yol alıyor diplere
Ufuk siliniyor, kapanıyor açıklık
Her şeyin üstünü bir sis kaplıyor
Belleğin, anıların, sözlerin
Ve sen sevincin ince işçisi
Şimdi soğuyordur nefesin
Kurtarmaya geliyorum beklemesen de
Bir filika indiriyorum kalbimden

 

Présentation de l’auteur




Giovanni Pascoli, une traduction inédite : Le 10 Août (élégie)

Jean-Charles Vegliante nous offre la première traduction française de Pascoli depuis 1925 (Editions Mimésis). Voici une occasion unique de revisiter l’œuvre d'un annonciateur de notre modernité. Poète du début du vingtième siècle, grâce à son travail sur la forme, il offre au lyrisme de nouvelles voies d’expression. Une traduction sensible qui rend compte de la musicalité de la langue, des emplois syntaxiques et du vocabulaire propres à Pascoli. Jean-Charles Vegliante restitue la particularité de l’œuvre de ce précurseur de la poésie moderne, autant pour ce qui concerne la forme que la nature des sujets abordés. Découvrir l’œuvre de ce grand poète et la version française de ses vers est  aussi l’occasion de considérer le travail du traducteur, qui, lorsqu’il s’inspire de l’esprit de l’auteur absorbe la singularité de son style et participe de la création poétique.

 

 

                    X Agosto

 

San Lorenzo, io lo so perché tanto
     di stelle per l’aria tranquilla
arde e cade, perché sì gran pianto
     nel concavo cielo sfavilla.

Ritornava una rondine al tetto:
     l’uccisero: cadde tra spini:
ella aveva nel becco un insetto:
     la cena de’ suoi rondinini.

Ora è là, come in croce, che tende
     quel verme a quel cielo lontano;
e il suo nido è nell’ombra, che attende,
     che pigola sempre più piano.

Anche un uomo tornava al suo nido:
     l’uccisero: disse: Perdono;
e restò negli aperti occhi un grido:
     portava due bambole, in dono...

Ora là, nella casa romita,
     lo aspettano, aspettano, in vano:
egli immobile, attonito, addita
     le bambole al cielo lontano.

E tu, Cielo, dall’alto dei mondi
     sereni, infinito, immortale,
oh! d’un pianto di stelle lo inondi
     quest’atomo opaco del Male!

 

                                G. Pascoli, “Elegie”, Myricae, 1897    

        

 

                    10 août

 

Saint Laurent, moi je sais pourquoi tant
    d'étoiles parmi l'air tranquille
brûlent, tombent, pourquoi pleur si grand
    dans le ciel concave étincelle.

Une hirondelle au toit revenait :
    tuée, tomba dans les épines ;
elle avait dans son bec un insecte :
     assez pour que ses petits dînent.

La voilà, comme en croix, or qui tend
    ce vermisseau au ciel lointain ;
et son nid est dans l'ombre, il attend,
    pépiant toujours mais pour rien.

Un homme revenait à son nid :
    on le tua ; il dit : Pardon ;
dans ses yeux grand ouverts reste un cri
     il avait deux poupées en don…

Or là, dans la maison solitaire,
    on l'attend, on l'attend en vain ;
droit immobile il montre la paire
    de poupées à ce ciel lointain.

Et toi, Ciel, qui surplombes les mondes
    sereins, infini, immortel,
oh ! d'un pleur d'étoiles tu l'inondes
    cet opaque atome du Mal !

 

Pascoli, Myricae (éd. 1897, 30 ans après l'assassinat de son père)

 

 

 

Traduction non comprise dans L’impensé la poésie, Jean-Charles Vegliante, éd. Mimésis 2018.
Sur l’élégie de Pascoli, voir aussi sur Poezibao

 

 

Présentation de l’auteur




Un Festival Permanent des Mots : entretien avec Jean-Claude Goiri

Nous écrivons pour déterritorialiser nos frontières afin de topographier nos émois parce que rencontrer l’autre, c’est se soulever tout à fait.

Je pensais faire un compte rendu de ma lecture de la revue fpm, Festival Permanent des Mots, mais ces quelques mots mis en exergue de ce périodique m’inscitent à visiter le site femepo. Quelle merveille, que de découvrir un empire sans souverain ni territoire autre que celui du monde !

 

La revue « Festival Permanent des Mots », pourvue d’un paratexte attractif, laisse libre cours aux auteurs publiés. Une courte biographie figure dans les dernères pages. Pas de discours critique, ni explicatif, et des rubriques qui rythment cette publication de très bonne qualité : « Permanence », en guise d'édito, « Ouverture » , un invité ou le texte le plus frappant, « Libres courts » , poèmes, « Braquages » , pour les chroniques, « De long en large », pour les nouvelles & récits, « Regards posés », qui propose de restituer les impressions que font naitre une œuvre littéraire ou plastique (cinéma, peinture, musique... etc), c’est à dire de découvrir des productions, sans aucun discours critique, mais en accompagnant le lecteur dans sa découverte, et en lui offrant un accès à l’œuvre, dont il découvrira certains aspects à même de le guider vers une lecture plurisémantique de l'oeuvre.

De nombreux poètes et auteurs contemporains offrent aux lecteurs des bribes de leurs productions. Pour le numéro de juin, une pléiade époustouflante sera proposée dans cet écrin de papier blanc, de beau format, dont la couverture, noire et blanche, offre des productions graphiques d’une étonnante originalité. Ce numéro de juin laisse rêveur, car on pourra y trouver entre autre :

Antoine Basile Mouton, Annabelle Gral, Arthur Fousse, Benjamin Bouche, Sara Bourre, Céline Pieri, Louis Raoul, Fabien Drouet, Christine Guinard, Arnaud Forgeron, Ema DuBotz, Marthe Omé, Céline Walter, Miguel Ángel Real, Khalib El Morabethi Anne Duclos,  Sandy Vilain,  SNG, Issia Bouhali, Margueritte C., Lo Moulis, Valère Kaletka, Murielle Compère-Demarcy (MCDem), Caroline Bragi, Marc Guimo, Benoit Camus, Jacques Cauda, Frédéric Dechaux, Jacques Jean Sicard, Régis Nivelle, Dominique Boudou, Grégory Hosteins,  Antoine Ménagé, Christian Schott, B. Dorsaf, Mathieu Jaeger. Illustrations : La Demoiselle Hurlu...! Les couvertures laissent parfois apparaître l’urbanité décharnée d’un paysage contemporain, un lieu, sans identité, qui pourrait être n’importe où, et qui ne permet pas à un horizon d’attente déterminé de s’installer, ou bien des productions graphiques, toujours en noir et blanc, d'une très belle tenue. La liberté est offerte de lire, détaché des attentes d’une topographie quelle qu’elle soit, carte d’une histoire littéraire qui cloisonne le texte dans une historicité signifiante, pays, époque, ou bien d'une iconographie dévolue à une mimésis déterminée…La liberté, voici ce qu'annonce FPM, dés l'avant lecture !

 

Et c’est bien de cela dont il s’agit, de découvertes, de laisser aller les propos, les poèmes, les textes, quelle qu'en soit la catégorie générique, sans en orienter la lecture ; territoire de la littérature, alors, me dis-je. Je m’oriente vers le site femep, qui arbore le même discours, celui d’une liberté, de créer, de découvrir, d’exister, hors tout cadre déterminé. Des rubriques apparaissent : « Créations littéraires, Poèmes, Nouvelles, Récits, chroniques….et autres tentatives d’expression ». Elles signalent la même volonté de ne pas commenter le texte, de l’offrir dans l’immanence des déploiements de ses potentialités sémantiques. Car nous le savons, la poésie est plurisémantique, le texte un palimpseste, c’est un espace ouvert à toutes les réceptions, pour ne pas dire interprétations.

 

Je connaissais déjà Tarmac, maison d’édition associative. Et puisque j'ai cheminé émerveillée dans les avenues tracées par FEMEPO, je poursuis mon voyage vers ce lieu. Je découvre un dispositif adopté, ici encore, pour conserver une liberté de choix et offrir aux lecteurs la possibilité de lire et de découvrir de nouveaux auteurs. Des poètes y trouvent leur place, qui peut-être n’auraient pas pu souhaiter mieux que cet espace ouvert et qui produit des recueils d’une plastique appréciable.

Je souhaite alors vivement parler au musicien premier, car il n’aimerait pas je pense que je dise chef d’orchestre. Jean-Claude Goiri, avec une simplicité et une mdestie exemplaires, accepte de répondre à mes questions :

 

Jean-Claude Goiri, le site qui soutient votre revue Festival Permanent des Mots propose sur sa page d’accueil ces quelques lignes en manière d’entrée en matière :

« Créations littéraires
Poèmes, nouvelles, récits, chroniques... 
et autres tentatives d'expression »

« Créé en 2014, le Festival Permanent des Mots, FPM, est une revue littéraire exclusivement réservée à la création contemporaine. Aucun dossier, aucune critique, une trentaine d'auteurs dont un collectif de 6 chroniqueurs nommé Braquages. Vous serez donc les seuls juges face aux textes que j'ai souhaité distincts et singuliers mais réunis par une réelle "nécessité" de dire et de décentrer. Une sorte de topographie du territoire écrit contemporain avec la seule prétention de transmettre une différence et c'est déjà pas mal. »

 

1- Quel lien et quelle différence faites-vous entre la revue numérique et la revue papier ?

Le lien entre le site et le papier est l’auteur, c'est-à-dire que chaque auteur qui sera publié dans le site, le sera aussi en version papier. Pour chacun d’eux, je choisis des textes différents à publier sur les supports distinctifs. Le nouvel auteur accueilli est diffusé auprès de mes « abonnés au site » pour qu’ils se fassent une idée du style sans retrouver le même texte en achetant la version papier.
La différence est que tous les auteurs ne peuvent pas être publiés sur le site.
Les deux supports sont donc complémentaires dans un même objectif : diffuser les textes.

 

2- Quelle distinction entendez-vous entre une « critique » et une « chronique » ?

La chronique est un récit de faits distincts écrits dans l’ordre du temps lié par une même thématique mais n’ayant pas forcément un regard critique sur la thématique, ou, n’ayant pas comme « critique » le concept central de l’écrit. La chronique peut être un simple rapport objectif sur certains événements. La critique, elle, est un regard subjectif. Mais ceci n’a rien de négatif, la subjectivité apporte des ancrages culturels. D’ailleurs, je lis les critiques et je pense introduire une rubrique critique dans la revue papier.

 

3- Que voulez-vous dire par « transmettre une différence » ?

Ce serait de transmettre une « dissimilitude », c'est-à-dire des textes qui n’entrent pas dans une matrice prédéfinie, qui ne répondent pas à des normes, qui ne complètent pas une série déjà inscrite partout, des écrits qui se distinguent par une identité unique et non reproductible. Je voudrais que la revue soit un recueil d’identités distinctes pour prouver aux lecteurs que la diversité est riche et que sans elle, notre culture serait si pauvre.

 

4- Les textes que vous proposez sont entourés d’une pluralité de vecteurs de communication, qu’il s’agisse de chroniques ou d’autres formes de création artistique. Comment envisagez-vous la dynamique entre ces différents moyens d’expression ? S’agit-il d’une illustration du texte, d’une explication, ou bien tous ces supports sont-ils complémentaires ?

Ces différents moyens d’expression sont complémentaires, je les souhaite imbriqués pour former un ensemble cohérent autour des courbes éditoriales de la revue : décentrer pour dire le centre et, la création comme une nécessité d’exister autrement, de se désembourber, de sortir du « seuil ».

 

5- Cette mise en œuvre du texte dans un contexte diversifié, qui convoque l’espace contemporain de sa production, qu’il soit artistique, sociologique ou historique, permet-il d’offrir au lecteur un maximum d’outils pour qu’il soit « seul juge face aux textes » ainsi que vous le proposez ?

Il est certain et visible que dans notre société, l’autonomie de pensée est étouffée par une volonté politique de tout faire et de tout penser à la place du citoyen. Il semble ainsi à ce dernier avoir besoin de tout un attirail d’orthèses intellectuelles et culturelles pour pouvoir comprendre les choses et notamment pour pouvoir accéder à la littérature et lire de la poésie. Mais c’est faux, cette capacité, l’autonomie de pensée, existe, il faut la stimuler, l’exciter, la réveiller. Et ce constat fait suite à une expérience bien concrète et déterminante dans mon engagement : j’ai travaillé au Centre d’Auto-Apprentissage des Langues de Pachuca (Mexique) et j’y ai constaté que tout le monde peut être l’acteur de ses apprentissages en réveillant des facultés endormies : repérage (d’éléments distinctifs…) ; différenciation, organisation des données ; comparaison ; analyse d’ensembles ; constructions par mimétisme ; personnalisation par opposition… Ces comportements naturels devraient être appliqués dans tous les domaines, non seulement dans la lecture, mais aussi dans l’approche de la littérature et dans la construction d’une culture personnelle. Ces capacités se libèrent instinctivement quand on leur en donne l’occasion grâce à des structures et à des conseillers tels que ceux du CAAL de Pachuca (je n’en connais pas d’un tel acabit dans notre pays qui soit public et gratuit). J’ai vu des « apprenants » étonnés de découvrir qu’ils possédaient des aptitudes leur ouvrant les portes d’un jugement autonome ! Et, c’est bien cette nécessité « d’être seuls juges » qu’il faut réactiver pour ne pas se laisser noyer par toutes les « utilités hypnotiques » qu’on nous assène et qui n’ont plus rien à voir avec nos intimes pensées, notre intime nature ou une quelconque construction de soi.

 

6- Pensez-vous que cette mise en œuvre des productions littéraires, qui visent à offrir au lecteur des outils variés pour enrichir son appréhension en plaçant les textes dans une perspective multi-dimentionnelle, soit un acte politique ? Entendons par là qu’en permettant d’éclairer les multiples potentialités sémantiques d’un texte quelle que soit sa catégorie générique vous permettez au lecteur d’en appréhender la portée critique.

Oui, il s’agit bien de proposer au lecteur d’activer son jugement et son sens critique par lui-même. D’abord par la littérature et l’art, puis, à lui de transférer au plus large.

Mais je ne pense bien sûr pas changer le monde, si cela était possible par la littérature ou l’art, il y a longtemps que ce serait fait, au moins depuis Artaud. A mon humble niveau, je ne peux qu’apporter de l’eau fraîche aux lecteurs qui en demandent pour raviver ainsi leurs sens.

 

7- Cette perception synchronique, c’est à dire du texte dans son contexte contemporain, peut-elle faire l’économie d’une mise en perspective du texte envisagé dans son lien avec une histoire littéraire qui participe de sa production de manière implicite ? Ne pensez-vous pas que couper le texte de son lien historique avec les œuvres qui l’ont précédé n’est pas l’amputer d’une certaine dimension ?

Je ne pense pas que publier uniquement de la littérature contemporaine soit une amputation à quoi que ce soit ou un handicap. Je choisis les textes pour leur engagement « intime » et pour la clarté de leur verbe. Je rêve que le lecteur puisse y trouver une source quelle que soit sa culture. Je rêve que le lecteur trouve sa propre dimension.

 

8- Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez créé FPM, puis Tarmac, qui est une maison d’édition associative ? Quelle a été votre motivation première ?

Ma première motivation se déclencha quand j’animais des ateliers d’écriture. Certains textes étaient tellement singuliers et innovants que j’ai pensé qu’ils méritaient d’être connus et publiés, déjà dans leur établissement, puis dans leur entourage. Alors j’ai créé la revue Matulu en 2002. Et j’ai intégré d’autres textes d’auteurs externes aux ateliers par la suite.

Puis j’ai arrêté les ateliers d’écritures.

C’est alors que ma motivation première s’est activée : montrer que la littérature (et par son biais, l’Art et la culture) n’est pas un produit manufacturé avec un seul code-barres pour distinction (je n’ai jamais mis de code-barres dans mes revues ni dans les livres d’ailleurs).

Donc, j’ai créé une autre revue, le FPM, pour assouvir ce besoin. Et cette fois-ci, je voulais lui donner une autre ampleur, je voulais qu’elle déborde de ma région. Et elle l’a fait au-delà de mes espérances pour l’instant.

Pour Tarmac, sa création est due aux envois réguliers de manuscrits des auteurs publiés dans le FPM et j’avais très envie aussi de répondre à ce besoin puisque je le pouvais. Pour moi, Tarmac un prolongement logique du FPM.

 

9- Quel serait l’objectif à atteindre si vous deviez un jour vous dire que votre engagement a mené à la réalisation de ce projet de longue haleine ? Et comment définiriez-vous ce projet ?

Sincèrement, je n’ai d’objectif ni intermédiaire, ni final, car ce combat pour la reconnaissance du « singulier » (voire étrange) de l’Art et de la culture me paraît sans fin. Il faut juste le défendre et c’est déjà pas mal.

Mais j’ai une kyrielle de projets pour soutenir ce « non objectif sans fin », et, bien sûr, tous liés à l’activation de la créativité ou à son renouvellement : Résidences d’auteurs ; Festivals de poésie et autres formes d’expressions (cirque ; sculpture ; théâtre etc…) ; Maison de la poésie ; plus d’ouvrages qui font collaborer auteurs et artistes pour Tarmac ; librairie-théâtre… etc…

Sans fin.

 

Un grand merci, pour l’accueil que Jean-Claude Goiri a réservé à recours au Poème, mais aussi pour la poésie, qui peut, hors de toute contrainte, poursuivre sa route et emprunter les chemins d’un renouveau attendu et souhaité.

 

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