Les cahiers de PAUL VALÉRY

« ...Et je jouis sans fin de mon propre cerveau » faisait dire Paul Valéry au locuteur de son sonnet intitulé Solitude. C’est ce qui amène Michel Deguy, dès la page 26 de sa préface, à souligner que « La grande affaire, la «grande chose» valéryenne, fut celle de l’intellect. », et ce constat implicite, qui constitue à la fois comme la nappe phréatique où aura puisé toute la réflexion de l’auteur du Cimetière Marin et de la Jeune Parque, et ce qui aura inspiré ici son préfacier, ce constat de l’essentiel souci de « l’esprit » chez un Paul Valéry qui cependant ne se voulait pas « philosophant », c’est ce qui permet à Michel Deguy d’ajuster sa focale concernant le contenu des cahiers.

En effet, Valéry, grâce à cette préface, est à la fois relié à nous, lecteurs d’aujourd’hui, mais aussi distancié de nous par diverses analyses qui démontrent de quelle manière le monde tel que se le figurait Valéry réfléchissant (éventuellement avec spéculations anticipatives), et le monde « homonyme » tel que nous le vivons, appréhendons, recevons actuellement, sous les apparences de la quasi-ressemblance, en profondeur diffèrent au point que même la signification-ressemblance de ces apparences est un mirage. Par exemple, relever à la lumière de notre pensée actuelle ce qui semblerait des traits « annonciateurs », « prophétiques », en ce que Valéry a développé comme idées diverses dans ses textes, les officiels, ou les, jusqu’à notre époque, non-officiellement édités des Cahiers (qu’il avait cependant toujours projeté d’éditer comme une œuvre majeure), serait une erreur de perspective du même genre que celle qui nous fait interpréter un texte de Platon avec les outils de la philosophie contemporaine.

PAUL VALÉRY – Cahier 1894-1914 Volume XIII – Préface de Michel Deguy (NRF – Gallimard).

Entre les formules de Valéry, et les nôtres actuelles identiques, un glissement de réalité, une « substitution de substrat », se sont produits avec le siècle qui a passé : de 1871 (naissance de P.V.) à 1945 (sa mort), passablement de métamorphoses historiques se sont produites en 74 ans, la technique notamment a commencé à prendre de l’importance (à cause des guerres et de l’industrie). Mais de 1945 à 2018, c’est-à-dire une période à peu près équivalente, « l’imperium technologicum » si j’ose dire, a remplacé à grande allure le règne de l’Homme, entendons « de ce qu’il y avait d’humain » dans l’Humanité. Je n’entends pas évoquer les cyborgs, les robots, les transhumains, non plus qu’entrer dans les détails sur cette affaire du « déshumanisme », de « l’antigrandeur », points que la préface éclaire subtilement et nettement. Ce que je voudrais mettre en lumière, en revanche, c’est ce qu’il y a de profitable à retirer des écrits quotidiens de ce philosophe qui refusait de l’être, de ce mathématicien amateur épris de précision, de netteté, de ce poète pour qui poétiser n’était qu’un « exercice », comme il l’écrit à André Gide en dédicace. En effet, à le lire, j’ai ressenti une certaine fascination. Non que la pensée de Paul Valéry soit impressionnante à chaque page, certes ; non qu’elle n’apparaisse pas en divers endroits comme périmée ; mais parce qu’il y a entre elle et nous, en relativisant certes la comparaison, la même différence/proximité qu’on éprouve lorsqu’on travaille sur – mettons – un texte latin, par rapport à la traduction « moderne » qu’on voudrait en faire : quelque chose qui est à la fois de l’ordre d’une proximité qui efface l’abîme temporel, mais aussi de l’ordre du radicalement distant, d’historicisé, de vaguement démodé. Et cela oblige le lecteur curieux de Valéry et de sa pensée - sans cesse en train de s’aventurer, telle qu’elle apparaît dans les Cahiers -, à s’aventurer lui-aussi, en s’obligeant à une gymnastique assouplissante qui a pour effet la prise de conscience de ce que devient notre temps : car rien de tel qu’une similitude en apparence, hérissée de différences en réalité, pour retirer de la confrontation entre le monde de Valéry et les nôtres (du « monde fini » valéryen l’on est retourné à une multiplicité plus ou moins indéfinie de mondes contemporains), une lucidité nouvelle, un panorama en relief, une « vision stéréoscopique » propre à nous faire évaluer ce que j’appellerais le « site » d’où se parle et s’écrit la littérature, spécialement la poésie, de notre XXI ème siècle…

 

                                                                                                    




Pierre-Antoine Navarette, Le Café du matin, Psychose, Les Espaces Chtoniens

 

Le café du matin

 

Au petit jour encore timide, tout juste levant, j’existe non de loin de toi, je dors même encore en entendant de manière diffuse, dans la cuisine éveillée, tes sons matinaux qui viennent effleurer la peau de mon corps nu, ensommeillé. Je sais, je devine que tu y exécutes ton rituel du matin, que tu y répètes des gestes quotidiens que tu manifestes inlassablement pour me mettre tout doucement en mouvement. D’abord tu saisis le pot de café, puis la cuillère, qui vient s’y engouffrer, vers la machine, pour un jus à l’ancienne, et tu pries pour ne pas perdre ton tour de main, pour que vienne le café chaud destiné à apaiser ma bouche en déhiscence, et mes sens, introvertis, privés de lumière vive : toi seule détiens ce pouvoir sur mon être, ma personne captive, tantôt fuyant le dehors, tantôt scrutant à la fenêtre, pour revivre avec le jour, et tes gestes bienveillants qui me rassurent et me tirent des limbes de mon esprit résilient, émergeant, à peine mûr, et je le sais, pour apprécier ton amour tendre et sincère qui jamais ne regimbe comme une douce prière.

 

 

Psychose

 

Et soudain, avec entrain sans prévenir, ce fut en moi la grande aventure en délire, la grande inconnue : des transformations des plus saugrenues que je tenais pour vraies, sont apparues. Dans les premiers instants, ma tête en interne prit feu je ne sais comment, l’esprit en berne, sans doute étaient-ce les premiers signes d’un état dément, d’un modus operandi psychique des plus insignes, des plus surprenants. Ensuite, comme je commençais à être souffrant, j’ai arrosé mon crâne avec ce qui me restait de liquide et de tempérament. Et dès lors, je suis devenu fluide, comme l’huile sur le feu, comme l’exil amoureux. Je suis passé à un autre état du moi délirant. A la suite des premières déconvenues, j’ai exécuté des rituels magiques pour recoudre ma psyché mise à nu : des gestes abracadabrants, automatiques et pour le moins excitants. Enfin, je me suis senti flottant, mon esprit comme des grains de sable mouvant qui s’enfonçaient dans d’autres temporalités fécondes du moi aliéné. C’était comme ça en moi, dans l’espace chtonien de l’esprit et dans le temps, au sein d’un processus des plus aliénants. O psychose tu as fait de moi un non-être ! Et dès lors je ne sais plus où me mettre, un sujet qui ne cesse de se transformer, d’apparaître, comme si s’ouvraient dans mon âme des fenêtres sur des réalités imperceptibles pour les sujets ordinaires et indivisibles. O esprit scindé en éternelle rémission ! O esprit fécond en perpétuelle refonte, en transformation ! Que le procès d’individuation est difficile quand on est fou, quand on est protéiforme, mais non pour autant imbécile au sens premier de la forme. Et la vie pour comprendre ce qui n’a eu de cesse de me surprendre. Aujourd’hui je suis à l’asile et je vais mieux même si encore j’hallucine par mes yeux. Je suis sous médi-calmants, sous antipsychotiques et je chante et ris de la démence avec mes camarades en résilience, ces autres cas psychiatriques !

 

 

Les espaces chtoniens

 

Quand tu verras ces espaces chtoniens se profiler sous toi, toi qui marche vers les profondeurs de ta psyché, tu sauras que tu rejoues, entre autre, ici et là, le mythe d’Orphée, que travaille en dedans de toi une œuvre plus importante que n’importe quel objet concret que tu confectionneras au dehors de ton for intérieur. Tu sauras que tu dois tantôt creuser au fond, aller chercher la pépite, la perle rare, tantôt remonter à la surface sans te retourner comme c’est le prix à payer pour un état que tu ne connais pas encore, que tu ne connaîtras pas dès lors si tu ne respectes pas ces principes mythiques, psychiques. Quand tu t’enfonces, quand tu t’engonces vers le centre de ton être, comme les héros de Jules Vernes dans Voyage au centre de la Terre, tu rencontreras d’autres êtres qui composaient la mosaïque fragile du moi, qui équilibraient ton système psychique depuis ta plus tendre enfance. Il te faudra les quitter, les faire sortir de toi, rejeter, refuser ces aliénations mentales, abandonner ces images parentales jadis structurantes pour te façonner toi, à ton image, à l’image de Dieu, sans te scinder en deux. Cette œuvre tant recherchée, c’est ton toi profond, ici résilient, là unique, une entité indivisible esprit-corps à bâtir, à structurer, non malléable mais pourtant souple, non rigide mais seulement ferme, comme le roseau penchant. Dans les espaces chtoniens dans lesquels tu as entrepris ce voyage introspectif, ce long processus intérieur, il y a de la matière première à faire remonter, une belle dame à sauver, des rencontres aléatoires à engager, il y a la quintessence du moi qui se restructure, s’auto-alimente, qui se façonne à neuf en interaction avec la surface qu’il te faudra rejoindre un jour, sans te condamner à la structure fermée repliée sur soi. Il te faudra jouer l’ouverture, quitter la chtonie pour revenir à la vie.

 

Présentation de l’auteur




Janine Mitaud, Soleil multiplié

A travers cette anthologie (1958-1969), les éditions Rougerie nous proposent de découvrir l’œuvre de Janine Mitaud, saluée par Seghers et René Char en son temps. La préface de Barbara Carnerro nous donne quelques éléments biographiques utiles pour comprendre l’œuvre : la mort prématurée des parents lorsqu’elle a quatorze ans, la seconde guerre mondiale, son goût pour les mots hérité de son père puis ses études à l’école normale et son engagement politique contre le nazisme et le franquisme dont certains de ses premiers textes se font l’écho.

Janine Mitard, Soleil multiplié, Rougerie, 2017

Janine Mitaud, Soleil multiplié, Rougerie, 2017

Ce qui domine dans ce recueil est l’enracinement à la terre, à ses racines paysannes ou agricoles qui ensemencent le mot qui devient ainsi une promesse de germe ou de floraison. Le texte est labouré, sillon après sillon, avec amour et patience :

Pense au labour me dit l’été
A la semence
Rêve au travail secret que les épis
Couronnent

Cette sève qui coule dans ses veines est ainsi la source de toutes les promesses, de naissance et de créations à venir…Cette « vérité volupté de vivre ». Mais après ce « soleil de blé » vient le temps de la colère et du déchirement. La mort de l’enfant confronte la parole à sa part d’ombre et non plus de germination :

La parole affronte la mort Le Verbe crie
Son besoin d’une terre et d’un magnificat
Mais encore une fois l’apaisement viendra de la nature, de l’enracinement dans les saisons et les champs :
Encor l’enfance Non la terre
        Mère
                Chair
Puis-je nier mes racines
Dans la profondeur grasse où dorment bêtes et cailloux

Une sorte de douceur vespérale se dessine où « chaque jour est un choix. Vivre ne jamais s’habituer ». L’éternité est pour elle cette épiphanie de bleu dans le soulèvement des blés. Cette voie humble et légère voyage ains« de l’histoire à l’image d’une création du monde. Sans venir à bout du fruit, sans choisir : de la soif sensorielle allègre au défi mystique. » La question demeure ainsi toujours ouverte et permet au poème de se déployer en une sorte d’aube toujours renouvelée. Le poème se faisant alors délivrance contre l’absence et la blessure devient une « soif créatrice de sources » où les mots sont des silex, source d’embrasements et de défrichements.

Ainsi sous l’apparente simplicité de ces textes, se dissimule une profondeur cachée que Janine Mitaud, sans doute injustement oubliée, nous demande de traverser comme un écran pour atteindre la profondeur du mystère en son cri :

L’écran

Pour connaître et survivre
Tu as imaginé des mondes
Ressuscité des dieux
Et te voici
Abasourdi
Par la beauté
Des mots et des musiques
Par la présence de la terre
Vienne ton dernier jour
Applique l’oreille au mystère
Des violences créatrices
Passe l’écran
Le seuil de sang
Saisis le cri

 

 




Nicolas Dutent, A une serveuse…

 

A UNE SERVEUSE

 

La serveuse va et vient 
Parmi les tables, flottante
Comme un rêve accoudé au passé
Ô Terre instable !

D’un pas feutré elle chasse le sol
Et les pensées affables d’un flâneur
Qui guette son envol à toutes les fenêtres

Dans ce joyeux désordre en moi
Je cherche un signe à travers un creux
Que le cours du silence est sinueux !
Le poète entrevoit pourtant en se penchant
La courbe d’un sourire brodé dans les décombres

Des voix familières la suivent
Des mots bordent un bout de nappe
On refait insensiblement le monde
Avec des traces et un rien d’ombre

Son corps leste retient le jour
A demeure, c’est un chant 
Qu’on étreint aussitôt qu’il s’éteint
Tout finit en pli dans ma mémoire

La lune, déjà, luit à demi, fissurant
Les moires de cette nuit de miel
Elle campe, accidentelle, sous le ciel de Lisbonne

Pareil à l’éclair dans l’éther monotone
Son scintillement minuscule et intermittent
Agrandit la chair de la ville

Je la regarde déambuler sereine
Dans la pièce obscure, mer calme
Entre ces murs agités qui clament 
Un peu trop fort la vie

Elle avance, sans parures ni attaches
Et brûle ses années sous cette besogne 
Sa jeunesse se divise dans un bruit blanc 

Les souvenirs s’émiettent en reflets changeants 
Je ramasse ici et là quelques éclats gonflés
Par le bourdonnement invariable de l'été
Pour former un murmure dans la marée du temps

La beauté fait ainsi d’étranges détours
Sa course vaine vers l’abîme est aussi désolée
Qu’un baiser de cendres sur le front des défunts

Le désir se lève toujours à midi et sa poussée 
Nouvelle indique chaque fois une ancienne adresse 

Les dieux ne délivrent plus d’oracles 
Nous habitons au bord d'un incendie
Et hâtons ce miracle que le toucher seul reconduit

Si le hasard s’attable enfin, semblable à la caresse 
Qui sur une peau soudain s’attarde

Dans ces yeux clairs passe une faible lueur
La pointe d’un ailleurs affleure 
Si près, mais encore inaccessible

SUPPLIQUE POUR ETRE ENTERRE A LA VIELLE CHARITE

 

Enterrez-moi ici
Ce théâtre de silence est fait pour moi
Dans cet asile hier peu aimable 
Aujourd'hui si frais et charmant 
Mélangez mes cendres à la terre 
De l'olivier le plus charitable
La poussière et l'arbre se reconnaîtront 
Ils grandiront ensemble, le vent les éduquera
Près de l'hospice, on priera la lumière et l'ombre 
La vieille Charité veillera ainsi sur un jeune mort
Avec la brise et le soleil pour tout témoins 
Seul un rayon feint parfois de fêler le décor
Personne n'ose troubler la quiétude 
Qu'on dirait éternelle des lieux
La Méditerranée même épuise son chant 
Au seuil de la cour, on reconnaît à peine
Montant des murs et murmurant
La corne de brume qui rythme 
Les allées et venues du port 
Les rares figurants compteront leurs pas 
Parmi les pauvres, indifférentes au cadencement
Des heures et des hommes
Les pierres logeront un fantôme de plus 
Venu mendier du sel et un sol

Présentation de l’auteur




Vincent Laisney, En lisant en écoutant

Faut-il se fier à ses premières expressions ?

Vincent Laisney, auteur de L’âge des cénacles (2013) chez Fayard, nourrit manifestement une passion pour les sociabilités et la vie littéraires. Dans En lisant en écoutant, qui sonne comme un hommage appuyé au célèbre titre de Julien Gracq et à sa critique impressionniste,((Julien Gracq. « En lisant en écrivant », Œuvres complètes II (Paris : Gallimard, 1995). La critique impressionniste de Julien Gracq, que l’on peut déduire de sa monographie intitulée André Breton (Paris : José Corti, 1948), comporte bien une dimension affective par la prise en compte de l’impact de l’œuvre littéraire sur le lecteur mais elle n’a fait pas l’objet d’une théorisation en bonne et due forme.)) c’est par petites touches pointillistes que Laisney mène l’enquête herméneutique d’un siècle de lecture à haute voix.*

 

Vincent Laisney, En lisant en écoutant. Bruxelles : Les Impressions nouvelles, 2017, 224 pages, 17 EUR.

Petite précision : la lecture est à prendre ici dans sa seconde acception, à savoir l’extériorisation – et non l’intériorité – d’un phénomène cognitif. Comme le rappelle l’auteur, il est question de « l’oralisation d’un texte mémorisé ou non devant un public » (31-2). Ce projet pluridisciplinaire, prend pour point de départ l’analyse picturale de Une Lecture (1903), une huile sur toile de Théo van Rysselberghe qui immortalise cette pratique dix-neuvièmiste qui

contrevient à nos représentations d’un siècle dominé par l’imprimé, où le Livre serait l’aboutissement ultime. Il est en effet acquis que le phénomène majeur de la culture post-révolutionnaire […] est le triomphe de la publication, à savoir, la domination croissante, et bientôt écrasante, de la communication imprimée, sous les espèces variés du livre, du journal, de la revue, sans parler des autres produits de l’imprimerie (affiche, illustration, image). Cette hégémonie de l’imprimé a, par ricochet, informé la vision que nous avons de la littérature du XIX siècle, assimilée à une ascèse du bien écrire (le vers ciselé, l’art pour l’art, l’écriture artiste, etc.), en lieu et place d’un art du bien dire, suranné, caractéristique de l’âge classique. (19)

A ces mises en voix correspondent plusieurs objectifs variables selon l’intéressé : affinement de l’œuvre en cours (à l’image de l’étape du filage au théâtre qui permet les derniers ajustements), recherche d’un adoubement, sinon d’une forme de reconnaissance dans le regard d’autrui (s’exposant ainsi autant à l’approbation qu’à la désapprobation de l’auditoire), rite de passage pour intégrer le sérail germanopratin, déclencheur d’écriture (pour Musset, par exemple), moment privilégié de sociabilité (pour Vigny), pour ne citer qu’eux.

Véritable performance verbale, cet exercice de lecture – qui emprunte tantôt au style déclamatoire de la comédie (voire à l’envolée lyrique de la poésie), tantôt à une « diction inexpressive, détimbrée, mettant en valeur le texte et rien que le texte » (166)((L’on pense soudain aux représentations postmodernes de grands classiques de l’opéra qui ne s’encombrent pas de fioritures tels que décors et costumes pour parvenir au même effet : une attention exclusive à l’oralisation du texte.)) – n’est pas sans dangers ou dérives : auto-glorification, inter-glorification ou le poison des flagorneries (asinus asinum fricat !), ennui, angoisse du plagiat, distraction de l’auditoire, irascibilité du public (lire le cas Rimbaud), etc. Dans son étude fouillée, Laisney va même jusqu’à déceler une véritable scénographie de la lecture, selon qu’il s’agit de lectures performances ou de lectures discussions (le dada de Jean-Étienne Delécluze). Mais une grande majorité des lectures cénaculaires qu’il évoque ont pour objet principal la poésie et le théâtre, des formes d’écriture dont la finalité est précisément de se prêter à une mise en voix. Il est de temps à autre fait mention d’œuvres en prose comme Génie du christianisme (1802) et Les Martyrs (1809) de Chateaubriand, mais les exemples de lecture de romans restent trop rares. L’on en vient naturellement à se demander si ces lectures sont un phénomène homogène généralisable à tous les genres ou pas.
Le pape de la lecture est incontestablement Gustave Flaubert à qui un vibrant hommage est rendu :

Pour Flaubert, la lecture n’est pas un exercice anodin, c’est une pierre de touche grâce à laquelle s’évalue sans risque d’erreur la perfection musicale d’un texte. […] Aux yeux de Flaubert, un livre est une partition, et la voix un outil infaillible pour différencier la bonne littérature de la mauvaise. (125)

Cette parenthèse sur la musicalité du style qui s’évalue à l’aune de l’oreille musicale aurait pu donner lieu à des réflexions nourries de l’apport des sciences cognitives qui s’intéresse de très près à la parenté évidente entre la lecture de la littérature et la musique. Aussi les lecteurs anglophones pourront-ils consulter avec profit l’ouvrage paru sous la direction de Michael Arbib, Language, Music and the Brain (MIT Press, 2013). Paul Valéry, que cite Laisney, avait déjà ouvert dans « Souvenirs littéraires » une brèche en son temps en évoquant les préoccupations de Mallarmé :

Mallarmé avait longtemps réfléchi sur les procédés littéraires qui permettraient, en feuilletant un album typographique, de retrouver l’état que nous communique la musique d’orchestre; et par une combinaison extrêmement étudiée, extrêmement savante des moyens matériels de l’écriture, par une disposition toute neuve et profondément méditée des blancs, des pleins et des vides, des caractères divers, des majuscules, des minuscules, des italiques, etc., il était arrivé à construire un ouvrage d’une apparence véritablement saisissante. Il est certain qu’en parcourant cette partition littéraire, en suivant le mouvement de ce poème visuel, dont certains mots ou certains passages se répondent, imprimés qu’ils sont dans le même caractère, s’ajustent à distance exactement comme des motifs, ou bien comme des timbres dans un morceau de musique, on conçoit, on croit entendre une symphonie d’une espèce toute nouvelle. On comprend combien il serait précieux, dans la poésie, de pouvoir faire des rappels, des raccords, de poursuivre un thème au travers d’un thème et d’enlacer des parties indépendantes d’une pensée. Mallarmé avait osé orchestrer une idée poétique. (160-1)

Grâce à cette monographie, Laisney sort de l’ombre un pan modeste de l’histoire littéraire des lectures à haute voix, tandis que le reste de la fresque reste à dépeindre :

les lectures officielles pour faire recevoir une pièce, les lectures mondaines dans les salons, les lectures improvisées dans les cafés de la bohème, les lectures ponctuelles dans les banquets, les lectures publiques dans les salles de conférence, les lectures dans les cercles fumistes et les cabarets, les lectures dans les théâtres poétiques fin-de-siècle, etc. On y verrait alors qu’une grande partie de la production littéraire du XIXe siècle a été récitée avant d’être imprimée. (34)

Dans un format propice au grappillage, à l’image du Pourquoi lire (Paris : Grasset, 2010) de Charles Dantzig, En lisant en écoutant rappelle à notre bon souvenir la fonction originelle de la lecture – celle d’une pratique résolument sociale accompagnée du partage d’un moment de convivialité. Même si, dans le cadre d’étude que s’est imposé ce Maître de conférences à l’Université de Paris Ouest, cette pratique demeure en vase clos, confinée qu’elle est à des cercles littéraires ou des cénacles (quand d’aucuns y verront des cliques et des coteries), gageons qu’une histoire littéraire d’envergure des lectures à haute voix verra bientôt le jour. Ce pourrait être la prochaine étude de Laisney, une que nous dégusterons avec gourmandise, comme celle-ci.

 

* - cet article a fait l'objet d'une première publication dans la revue COnTEXTES : http://contextes.revues.org/6286