Ping Pong : 3 poèmes bilingues de Max Ponte

1

Ho provato a star senza di te

ma poi mi appassivo

 

Ho provato a star senza di te

ma poi mi appassivo

il cielo diventava

plumbeo plumcake plastico

i giorni non sterzavano più in curva

anche il mio rapporto con i gatti

diventava difficile

mi pareva che tutto

mancasse di sostegno

che gli alberi si afflosciassero

e anche le auto le auto

se ne andassero in giro stancamente

Ho provato a star senza di te

ma poi mi appassivo

non capivo la funzione della ghiaia

e continuavo sì continuavo

a pensarci senza motivo

 

 

 

*  *  *

 

2

La tua voce, le frequenze

 

E poi ora ho

soprattutto la tua voce

che è il sottile filo

la serica emittente

dove intercetto

del tuo petto

le frequenze

 

1

J’ai tenté de faire sans toi

mais je me flétrissais

 

J’ai tenté de faire sans toi

mais je me flétrissais

le ciel se plombait

plum-cake plastique

les jours n’assuraient plus les virages

même mon rapport avec les chats

devenait difficile

il me semblait que tout

manquait de soutien

que les arbres s’affaissaient

et que les voitures les voitures

traînaient d’un air lassé

j’ai tenté de faire sans toi

mais je me flétrissais

je ne comprenais pas la fonction du gravier

et je continuais oui je continuais

sans raisons à y penser

 

(Trad. de l’Italien par Camilla Gastaldi)

 

*  *  *

 

2

Ta voix, les fréquences

 

Et puis maintenant j’ai

surtout ta voix

qui est le mince fil

le soyeux émetteur

où j’intercepte

de ton avant-coeur

les fréquences

 

(Trad. de l’Italien par Suzanne Dracius)

 

*  *  *

 

3

L’età minoica

 

Ora che ho scoperto

l’estetica minoica e la scimmia azzurra

sono fermamente risolto

a far reagire i miei liquidi con i tuoi

 

Tale cromostoria

consisterà nel fatto che

nella piena applicazione dei principi

della stechiometria, della termodinamica

e dell’art. 43 del contratto collettivo nazionale

precipiterò inevitabilmente dentro di te

 

Questo tuttavia

superato lo shock gravitazionale

mi permetterà di esperire

la tua civiltà palaziale

e le tue composizioni

esotiche e fluviali

 

Ora che ho scoperto

l’estetica minoica e la scimmia azzurra

sono fermamente risolto

ad inoltrarmi nell’ombra sinuosa dei tuoi arti

articolando articoli e monosillabi ruffiani

collaudando ascensori in lattice

 

In assenza di pressione atmosferica

ci rotoleremo su pareti ornate

di gigli e nature da sballo

ci inietteremo profumi

con dominanti ambrate

 

*  *  *

 

3

Civilisation minoenne

 

Maintenant que j’ai découvert

l’esthétique minoenne et le singe bleu

je suis fermement résolu

à faire réagir mes liquides avec les tiens

 

Une telle chromo-histoire

va consister dans le fait que

dans la complète application des principes

de la stoechiométrie, de la thermodynamique

et de l’article 43 du contrat collectif national

je vais inévitablement précipiter à l’intérieur de toi

 

Cela, toutefois

dépassé le choc gravitationnel

va me permettre d’expérimenter

ta civilisation palatiale

et tes compositions

exotiques et fluviales

 

Maintenant que j’ai découvert

l’esthétique minoenne et le singe bleu

je suis fermement résolu

à m’introduire dans l’ombre sinueuse de tes membres

en articulant articles et monosyllabes proxénètes

testant ascenseurs en latex

 

En absence de pression atmosphérique

on se roulera sur parois ornées

de lys et natures géniales

on s’injectera parfums

aux dominantes ambrées

 

(Trad. de l’Italien par Camilla Gastaldi)

 

 

 

 

 




Jacques Ancet, Quelque chose comme un cri

Une prose poétique, une ou deux phrases tout au plus, qui s’égrainent telles des perles reliées par le fil de soie qu’est ce recueil. Quelque chose comme un cri, alors quelles sont les thématiques abordées par Jacques Ancet ?

Pas de titres aux textes, rien que des dates , apposées en toutes petites lettres en italiques en bas de pages, justifiées à droites…Tout de suite vient l’identification au journal, un journal poétique, et à ce qui est inhérent au genre : l’évocation d’éléments personnels, voire anecdotiques, la trame d’une existence qui se laisserait poursuivre, au déroulé de ces dates.

 

Jacques Ancet, Quelque chose comme un cri, dessins de Danielle Desnoues, in extenso, po&psy, Toulouse, 2017, 20 €.

Pas de titres de chapitres non plus, ils sont numérotés de I à III. Cette partition est rythmée par les dessins de Danielle Desnoues, qui explore l’espace et tente d’en restituer la profondeur, grâce à des lignes horizontales transposées sur des fonds plus ou moins rugueux, qui s’étagent sur l’image en noir et blanc, au gré d’un fond qui propose des nuances allant et venant au rythme de ces deux polarités chromatiques. Pas de numéros de pages, et des calques transparents qui annoncent le changement de chapitre et se superposent aux esquisses de la plasticienne.

Nous voyons donc que les textes du poète sont portés par un écrin qui déjà fait sens à travers cette recherche d’une transcription des potentialités de lecture d’un espace signifiant. Qu’en est-il alors des propos de Jacques Ancet ? Vers où nous mènent-ils ?

A cet égard les épigraphes de chapitres destinées à accompagner ces mises en oeuvres formelles laisse présager du contenu de l’ensemble :

 

(….)plus un esprit se limite,

plus il touche par ailleurs à l’infini.

Stéphan Sweig

 

Ne pas peindre ce qu’on voit puisqu’on ne voit rien,

Mais peindre ce qu’on ne voit pas

Claude Monet

 

Le poète est un dormeur

Marina Tsvétaïeva

 

La teneur sémantique de ces citations se double du poids des signatures de leurs auteurs, d’autant plus prégnante qu’aucun titre d’œuvre ne les suit : Stephen Sweig., l’auteur du Joueur D’échecs, évoque bien sûr la guerre la solitude et la séquestration,  Le trait d’union n’en est que plus puissemment tracé entre ce que le lecteur peut penser trouver dans les pages du recueil et l’univers carcéral et inhumain du Joueur d’échec, la guerre et ses atrocités...Puis Monet, dont les propos bien entendu s’appliquent à toute poésie, et enfin Marina Tsvétaïeva, sublime  poète russe qui se suicide pour avoir subi la terreur stalinienne, après avoir produit une oeuvre d'une puissance inextinguible.

L’auteur aborde sans jamais se dévoiler des thématiques qui répondent au symbolisme amené par ces auteurs convoqués en exergue. Il offre à ces questionnements l’occasion de trouver des tentatives de réponses, effleurées dans le mouvement suivi d'une conscience qui ne trouve la paix nulle part. Tantôt « tu », tantôt  « il », la mise à distance de l’énonciateur soutient des poèmes dont la prose est constituée d’une phrase courte et bien souvent simple, d’une syntaxe tout à fait usuelle. Le lexique emloyé n’offre pas plus de complexité, faisant appel à des mots usuels et courants. Mais alors, où et comment se produit ce miracle, la poésie de Jacques Ancet ? Certainement dans ce va et vient entre le dire et son impossibilité, entre les tentatives d’exister et cette ambiguïté qu’est le renoncement à croire en toute réalité, dans cette souffrance effleurée par une prose dont la teneur poétique dit ce qui ne s’énonce pas.

La mort, la maladie et la solitude, thématiques qui sont bien souvent l’objet du discours qu’il soit narrratif ou poétique,, ne rebutent pas le poète qui, au contraire, parvient à en transfigurer le point focal. Il n’en parle qu’en n’en parlant pas, les évoque sans les nommer…Somme toute, voici l’essence de toute poésie, sa gageure aussi…

 

Le trou dans le visage. Ou la bouche. Ou le cri. Ce cri qui en sort-le sang, la nuit-on ne sait pas.
 7 juin 2012

 

L’homme enfermé dans sa cage. Et dehors, le tigre qui va et vient, qui le contemple.
 12 oaüt 2012

 

On meurt comme on peut, disat-elle. Lais sait-on ce qu’on peut ? Le ciel était bien bas. On touchait la peur.
 30 juillet 2014

 

Et puis, dans une pudeur magistrale, splendide, l’amour :

 

Tu dors paisible dans le soir qui vient. J’attends la nuit. Ton souffle fait le silence. 
 1èr février 2014

 

Une phrase me cherche. Si elle me trouve comment savoir. Dans ma bouche des mots mêlés. Un seul me trouve sans me chercher ?
 3 février 2014

 

Puis la poésie devient aussi souvent l’objet de son propre discours.

 

Je l’entends venir, elle me rattrape. J’y suis. Je suis la phrase.
 11 mars 2014

 

Tu regardes et tu ne peux plus parler. Le trop plein d’images étouffe la voix. Parler c’est s’aveugler.
 17 septembre 2013

 

Jacques Ancet nous offre Quelque chose comme un cri. Laissons-le conclure, pour le remercier de cette imminence d’une immanence tentée d’aboutir à chaque ligne de son recueil.

 

J’écris pour être bien, dit-il encore, mais ça fait mal. Chaque mot m’emporte et je ne suis rien. Chaque mot me tue.
 9 février 2013.




Eugène Ostashevsky, Le Pirate Qui Ne Connaît Pas La Valeur De Pi

L’auteur définit lui-même ce long poème comme une « parade à la ballade de Bonnie and Clyde » (p 17). 

 

Je dirais plutôt parodie, pour rester dans le même registre. Approximations langagières, quasi-homophones, non-sens… : tout est bon pour Eugène Ostashevsky pour dynamiter le langage et la poésie en même temps.L’éditeur précise d’ailleurs (p 59) qu’Eugène Ostashevsky « traite des problèmes en communication entre les pirates et les perroquets ». Dont acte.

Cette plaquette - en édition bilingue : Sophie Schulze traduit le texte original de l’américain - n’est que le premier chapitre d’un ouvrage d’Ostashevsky publié par New York Review of Books. À suivre donc …

Eugène Ostashevsky : « Le pirate Qui Ne Connaît Pas La Valeur De Pi », Atelier de l’Agneau éditeur, 66 pages, 14 euros.




Sophie Braganti, CE QUE LE BLEU SOULÈVE

Par quoi sommes-nous dans ce face à face retenus effrités seules quelques paroles qui n'ont plus de ciment tu veux partager ce qui nous départage ce qui nous départit ce qui fuit dans nos mains alors que je viens juste de me refermer sur Werther juste après Tristan et Iseult

laisse-moi fixer mes dents sur quelques paroles s'il me plaît empiéter déborder tu
me rappelles que comment je m'appelle je ne sais plus comment

 

je prends à peine la place d'un gourmand sur un tronc pendant que se secouent les feuilles je hume il vaut mieux se taire sous l’ombre se faire petite un moment et pas plus j'attends le corps à crocs d'un jour avec l'orage pas le temps de déguster avec l'orage pressé mais s'il revient s'il se retourne c'est jamais au même lieu jamais là où on l'attend comme un poème

 

des regards de biche tu n'en veux pas tu as raison on les chasse et leurs yeux de se fermer n'ont pas le temps

 

j'entends une flûte c'est pas une pastorale
dans mes tempes se percutent des cuivres et des marteaux

 

tronc blessé par la roche acérée avec mon œil je le gravis je me glisse dans sa faille m'y frotte je deviens bête croire me laisse lasse je t'invente sous le cadran solaire sine sole sileo sans soleil tout se tait je traduis pour toi

 

je me perds encore quelquefois dans les yeux du chasseur

 

on m'attrape par le cou exactement comme on fait au chaton après la bêtise aux bords des lèvres il y a un reflet quelque chose d'ironique avec du citron

 

du bleu jusqu’à par-dessus la tête s'invite il s'impose quand on voudrait toucher la couleur de la pluie et que la buée sur la vitre en prive par-dessus la tête même s’il décline se dégrade jusqu'aux doigts de l'ennui puis rien à cultiver

 

sinon le culte du rien étalé sur le champ des brumes chroniques les folles herbes ne barrent pas la route elles brouillent les pistes saupoudrent les anciens chemins de l'oubli qu'il faut deviner à présent comme tout ce qui pousse dans les ruines pousse les ruines ou pousse vers le grand bleu faute de le trouver il faut en inventer un chemin tracé à sa mesure ou peut-être un simplement bien large pour laisser passer les idées

 

tout ce que je vois dans ce paysage de papier je le vois avec tes yeux à toi je suis toi qui loges en moi pensionnaire de passage

 

si les feuilles regardent les yeux tombent

 

les fleurs jouent aux cartes un enfant pousse avec ce qu'il arrose le soleil se fane le printemps se couche sans hasard
on ne dit rien de ce que nous pensons

 

ça doit taper là derrière la tête toc-toc je cogne c'est moi coucou ça pourrait s'écrire comme à la fin d'une lettre de jeunesse discret en bas de page sur les montagnes où tout glisssssse avec les mauve c’est comme ça que je le dirais tout glisse infiniment avec la gamme des bleus c'est ici que le soleil emporte la lumière et de la journée les derniers hématomes

 

plus rien à te dire aujourd'hui tu es trop là à m'envahir in absentia

 

m’envoler vers le bleu en plongeant dans ses entrailles

 

le temps se détend le vent se distend le temps s'étend et je m'étire dans le vent tu
ris pour cette pirouette de la langue toi qui lis
moi pas

 

double salto l'enfant veut des crêpes il saute il faut y aller presto sans se retourner s'accorder se réaccorder avec les œufs le lait la farine et la fleur d'oranger c'est le bouquet

 

je froisse les herbes derrière moi les arbres on dirait qu'ils chuchotent les sapins une langue les mélèzes une autre concerto pour le pas se pose tellement haché que l'on se mettrait à compter à battre la musique avec les mains mais qui dit que la poésie n'est pas dans le vent qui ose dans la forêt entre les branches tressées le dos courbé

 

marcher sans chercher à redresser la tête à puiser la lumière que les nombreuses
cimes épuisent sine sole sileo pas de soleil je me tais

 

dans l'album du bleu le blanc est un nuage qui balance avec le blues

 

le ciel rassemble ses moutons l'œil faible du soleil paupières baissées attendre une bête explorer son territoire pour faire connaissance la surprendre laisses traces à quatre pattes doigts poils duvet ou plumes ou poing

 

je ne vous chasse pas je m'éloigne
ancolie oui mélancolie non

 

sur la neige les étoiles traînent pour ne pas regagner la nuit je guette tant le renard que je crois le voir je le vois ça y est je le vois je vous dis je me le suis si raconté comme dans l'enfance les fantômes qui flânent jusqu'à midi

 

c'est toujours par la cuisine sa fenêtre que les mots arrivent du lointain avec les bêtes et sans un bruit c'est toujours de la musique tu dis

 

attendre l'anima l'attendre au tournant comme cet étrange soi-même que l'on
cherche ou que l'on fuit

 

s'il n'est pas là le soleil tout meurt sine sole sileo

 

dans le bleu de la fin des nuages il y a des lettres des mots entendus dans le sens giratoire et ascensionnel ou linéaire des transparences d'adjectifs comme ceux que tu voudrais m'inventer en boucles en voie d'effacement où les corbeaux laissent tomber quelques virgules ils sont dans l'espace aérien les points qui se déplacent dans la phrase impossible comme si en prononçant bleu tu entendais jaune

 

l'herbe et la mer ici sont à l'unisson ondulent sous l'injonction du vent claquent piquent lèvres sel et poivre la mer sans réticence à rouler des hanches quand l'herbe apporte la mer à la mémoire on oublie le bleu du ciel

 

tu tires la couverture des brumes mais le paysage ne dormira pas

 

qu'a donc à dire mon baromètre intérieur quand la météo n'y parle pas qui a peint le trop plein de bleu le trop bleu du ciel celui qui résonne en mon noir le si bleu insupportable pour qui voit l'au-delà du bleu et le sous-bleu qui a peint le puits des couleurs devine le sur-bleu réveille mon sur-noir si sournois là où je m’engouffre

 

enfin

 

le bleu arrive là où je m'étais accrochée aux nuages suspendue à un cheveu d’azur et sur le sol herbleux porter en l'air le plus clair de la terre

 

le bleu se déroule il ne reste rien de l’arc-en-ciel dans lequel j’étais assise pas la

 

moindre cicatrice les coups d’en haut peuvent encore pleuvoir mais à cette heure ils sont loin derrière seule une vieille souche sur laquelle je m’assois à moins qu’elle ne s’effrite sous l’acide lumière il est midi
enfin

 

sine sole sileo
sans le soleil silence mais il est là
à brûler
les paroles qui ne sont pas dites
et sous les langues mille fois tournées
elles fondent

 

et tes yeux pardonne-moi je ne les ai pas bien regardés
ils ont si peu de bleu au fond
que je me l’invente




Atlal de Djamel Kerkar : dyptique

1

Il y a les ruines de ce qui fut et les ruines de ce qui est resté inachevé. Les ruines ne racontent pas le monde d’où elles viennent, mais se présentent dans une durée dissociée de l’écoulement du temps. 

Elles ne dépendent plus des conditions qui les produisirent, elles existent sur un plan d’exposition où la terre gaste tient lieu de cimaises. Leur sensibilité au passé ou à l’avenir est nulle. Les ruines, victimes d’une l’histoire qui les réduisit à cette mauvaise étoile où elles se sont installées à demeure, ont à jamais chassé de leurs gravats les simagrées des hommes. Ils balaient le long de cet inhabitable familier qui, n’ayant pas de dehors, ne possède non plus de dedans. Le bois de vieilles chaises, imaginées partie de son mobilier, alimente un feu de camp et aussi des palabres inquiets qui peu à peu s’estompent. Autour des monolithes ruineux patrouillent les tueurs militaires qui croisent les fantômes des tueurs religieux. La femme à jamais absente, son invocation répétée en fait foi : Orange était votre robe en ce temps-là de soie bleue.

2

Planéité du plan d’existence des ruines. Chaque détail qui s’y inscrit paraît être de la main d’un peintre égyptien du Haut-Empire, qualifié de scribe des contours et des formes. Ainsi une fenêtre ou une porte ou un mur délabré, son cadre, donne l’impression d’être vue de face ; tandis que son espace intérieur se tourne vers le côté, se profile ; l’ensemble est tel un œil qui regarde droit mais sans voir. Ouled Allal, 1997, l’aviation de l’armée gouvernementale algérienne déloge les GIA installés dans ce hameau stratégique ; plus tard, les rares bâtisses encore debout parce que piégées par les groupes sont dynamitées. Par contraste, le volume des hommes qui vivent au milieu des ruines, gros de vieillesse ou de jeunesse, gras de faits dont ils sont occupés comme un pays vaincu. Chacun y va de son histoire : la terre aimée et travaillée sans l’aide de l’État, après en avoir chassé les colons ; le récit halluciné d’un épisode de la guerre civile ; le crachat distrait du plus jeune sur l’engeance du demi-mort Bouteflika. Toute autre parole est mythologique, la radio y pourvoie, la voix haut perchée du chanteur, d’une tristesse aigrelette, suppliques adressées à dieu ou à la femme, qui se tiennent cois : Ô vous de lilas de l’Ouled Allal.

 




Mérédith Le Dez,Cavalier Seul

Magnifique « petit » livre de Mérédith Le Dez, avec des encres de FloFa qui ne le sont pas moins. Lyrisme on y trouve, mais paradoxalement pour mieux en dégager la pudeur des sentiments. L’auteure invoque la mémoire, elle l’enjoint par ce « souviens-moi », leitmotiv dès l’entrée en matière et toile de fond aux trois autres sections formant le livre. La « Fierté faite femme libre » revendique son statut identitaire selon désormais une « Fierté seul horizon possible ». « Résistance » et « respect » sonnent ainsi comme des appels à la réaffirmation de l’être devant sa condition genrée par les codes établis. 

Mérédith Le Dez, Cavalier seul, Editions Mazette, 2015, 10 €.

On pourrait parler ici de réaffirmation transgenre quand « la fierté (et le respect) n’a pas de sexe » et dès lors que le regard sache embrasser le monde avec ses souffrances, « l’horreur sans nom / (qui) ronge à vif / les hommes hurlants depuis / la grotte de leur bouche / cousue de force sur des rats affamés ». C’est d’abord cette « fierté contre le temps » outil d’exploration de ses multiples galeries, en dépit de sa linéarité, qui fait admettre que le bilan d’une vie consiste à tout prendre. « Ce corridor qu’il faut quitter / de mémoire dessine-le ». Pour cette prouesse, Mérédith use de son ascendance dont la fierté déjà « aide à retrouver la mémoire des origines » (thème au cœur de son œuvre (cf livres Polka et Baltique) « L’horizon / est clair / pour regarder / sans mal / la courbe du temps », donnée (métaphorique) d’une vision enfin ajustée. Ajustée car « équanime », autrement dit rapportée avec sérénité et sagesse. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette écriture au couteau rappelle l’âme qui s’élève avec ses tourments (telle qu’une certaine Madame Dickinson). « Le cheval des heures enfuies » avec « à ses côtés (celui) des lendemains / qui auraient chanté » abstraient ensemble toute mesure temporelle contraignante, ou à contraindre par la sagesse donc, indépendamment de l’événement poétique, jusqu’à se dire : « Ce qui a changé : rien ». Et faire « cavalier seul » est une façon de contredire la peur de se perdre sans cheval en s’y confondant, s’y identifiant, en y faisant un (« et moi faisant corps / avec lui »), une façon d’assumer sa lourde masse de vide et de silence restants, même quand « Il est trop tôt pour la question / suis-je tentée de répondre / sans comprendre » affirme Mérédith ; cette question insoluble qui renvoie au « (...) miroir / cet autre que moi / tout aussi étonné / par l’âge énigmatique (…) ce corps cavalier » insaisissable. Ainsi, le pouvoir de continuer de s’étonner toujours est-il un luxe, une poire pour la soif de cette vie, à rebours d’une certaine Emily qui s’y est brûlée. Et cette soif de vie de ce qui résiste devant la vacuité de ses artifices vaut par le plus riche et le plus beau dénuement de celle qui a gagné son âme : « Je porte indistinctement / en lieu de casaque / le manteau pèlerin / sans éclat / qui se confond / avec l’ardoise / l’eau / le silence. » Mais la voix de Mérédith est aussi l’articulation d’une sensualité, dont l’approche hyperesthésique recrée la résonance de l’espace et l’odeur du temps. Même lorsque la nostalgie dans sa nature introspective s’intitule « Noirétable » (4ème et dernière section du livre), boîte noire où puiser des souvenirs que délimitent cartographie (« monts du Forez ») et datation (« 2005 ») pour raviver d’autant mieux des ambiances, des senteurs, des sensations à cru que la poésie aide à traduire rétrospectivement en expérience : « J’ai composé sur le pare-brise / sans le savoir / le poème à venir ». L’éloignement ici, n’écrase pas comme à l’accoutumée les perspectives de la mémoire, dans le geste indomptable d’écriture, au contraire : « Tout dans ma boîte crânienne / remonte comme une marée / d’équinoxe brasse le sel ». Noirétable est mot-valise, quoi de mieux pour un tel voyage. Nostalgie selon sa particularité enrichissante, bilan existentiel avec ses zones d’ombres éclairantes, rêve salutaire devant la haute muraille des questionnements, mémoire originelle entretenant le mythe personnel, telles sont les étapes traversées par la fougue tranquille de Mérédith Le Dez, cavalière seule, tandis qu’elle trace des quatre fers « sur la mappemonde qui tapisse / l’envers de (son) crâne / l’itinéraire familier ».

 




Actualité de La Rumeur Libre

ACTUALITÉ DE LA RUMEUR LIBRE
ou
   LA POÉSIE REVUE ET CORRIGÉE  

 

Jean-Charles BOUSQUET : ON SUPPOSE LE SILENCE

 

Jean-Charles Bousquet mêle récits et poèmes dans ce recueil, ce qui montre une manière personnelle de traquer la poésie. Mais qu'est-ce que la poésie pour celui-ci ?

Du moins, dans la première partie, le lecteur sait l'amour que porte Bousquet à un pays qui le captive ou le fascine malgré ses colères. Mais c'est l'histoire de l'humanité qu'il retrace à travers ces histoires de lieux (ainsi dans "Une histoire très ancienne") ou l'histoire des humains qui affrontent une nature hostile ("Au moment") et c'est là que Jean-Charles Bousquet est le plus prenant. Mais à travers ses légendes, il dit l'inanité du pouvoir, des armes ou encore le pouvoir du fou duquel vient le changement : "Le fou est passé, le monde respire, retourne dans son aliénation facile"

Jean-Charles Bousquet, "On suppose
le silence", 
La Rumeur Libre, 144 pages, 16 €.

Le lecteur a l'impression que Jean-Charles Bousquet voit le monde à travers le filtre de l'heroïc-fantasy (comme dans "La mort"), ce qui met ainsi en valeur ce que ce monde, cette réalité ont d'insoutenable et d'inacceptable. Les lieux ne sont jamais nommés (sauf exception et en notes : p 42, 43, 57…), les êtres sont désignés par des termes génériques mais on reconnaît des lieux déjà traversés par l'auteur, des êtres déjà rencontrés… "La manifestation" dit parfaitement l'horreur d'un peuple qui n'est jamais entendu par un pouvoir qui le réprime parfois durement. Si Jean-Claude Bousquet sait observer (et voir ce que voient ses personnages : ainsi dans "Derrière la fenêtre"), il n'évite cependant pas des banalités comme "le froid soleil de décembre" ou "la neige humide de février" qu'on lui pardonnera car extraites d'un poème parlant du Larzac que le lecteur n'aura pas oublié… Ailleurs, dans les récits, c'est la disparition des petits libraires indépendants ou des humbles artisans qui émeut le lecteur… Ailleurs encore, l'écrivain fait preuve d'un beau talent pour décrire la mort d'un monde que l'on regrette devant celui qui le remplace, deux univers durs où l'on perd sa vie à la gagner. Au total, cette première partie, sobrement intitulée "Rencontres" et très nostalgique, évoque la disparition d'un monde, une disparition qui fait mal, comme fera mal un jour la disparition de ce monde de clapiers informatisés : car rien de ce qui advient n'est un progrès pour les hommes…
Dans la seconde partie, "Les voix dans le vent…", la prose domine : 29 récits pour 7 poèmes, si j'ai bien compté…   Nostalgie et souvenirs sont à l'origine de ces textes (le grand-père, par exemple, traverse aussi bien un poème que quelques récits). Le passé est prégnant : les souvenirs font revivre ce passé, presque charnellement. Non que chaque moment du passé soit forcément un bon souvenir ; d'ailleurs Jean-Charles Bousquet écrit : "Le reste de la journée était le pire moment […], je passais mon temps à vomir le repas de midi. […] j'aurais voulu mourir avant que d'arriver dans la maison qui nous attendait dans son odeur de vieille poussière humide". Le souvenir est retranscrit au plus près de la réalité ou transformée par la littérature (ainsi avec le récit intitulé "Les livres"). Mais tous sont recevables, les bons comme les mauvais et, singulièrement, ces derniers ainsi que le montre "En sortant de l'école" où l'on voit littéralement la vieille Souèze pisser… Comme si devant l'afflux de souvenirs, Jean-Charles Bousquet faisait le tri pour retenir les plus significatifs, même les pires, même ceux qui ne disent rien si ce n'est un silence supposé. Quelques remarques s'imposent. Tout d'abord que Bousquet fait parfois penser à Patrick Laupin et son livre "Les visages et les voix" par la qualité de l'évocation du monde du travail passé. Ensuite et surtout parce qu'il y a dans ces écrits de véritables réussites : "Première rencontre avec la mort solitaire" en est un parfait exemple par sa chute et l'émotion qui s'empare du lecteur. Reste que l'ensemble peut paraître inégal, que les proses peuvent sembler parfois trop longues tant ces réussites sont éclatantes…
 Quelle conception de la poésie se fait Jean-Charles Bousquet ? Un récit comme "Regarder passer les nuages" répond à cette question. Il fait irrésistiblement penser à ce petit poème en prose, "L'Étranger", de Charles Baudelaire. Le fragment du poète des Fleurs du mal, "J'aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas…", n'est pas sans rappeler le titre du récit de Jean-Charles Bousquet "Regarder passer les nuages" qui sert d'amorce à chaque paragraphe du texte, "J'aime regarder passer les nuages", (le verbe regarder faisant place successivement aux verbes partir, venir, courir, surgir…) Mais il y a aussi l'écriture en versets, la répétition… Le récit n'est pas qu'un vrai récit, il est un exercice d'écriture qui se place entre le récit proprement dit et le poème en prose. Il est à l'image de la position de Jean-Charles Bousquet qui observe (ou se souvient) et écrit en même temps. Cette forme correspond parfaitement au fonds.

 

On le voit avec ces trois recueils : les choses changent quant à l'approche de la poésie (le poétisme aurait   écrit Patrick Laupin) avec la collection Poésie de La Rumeur libre. Prose, récits qui regardent du côté de la poésie, mise en page, attention à la construction de l'individu qui fait penser à la cure psychanalytique, tout concourt à la définition d'une nouvelle poésie.

 

 

 Patrick LAUPIN : Le dernier avenir

 

 Le nouveau recueil de poèmes de Patrick Laupin se présente de manière originale : 138 poèmes d'une forme fixe mais très libre !

C'est écrit sans ponctuation (en général) mais avec des majuscules pour identifier les phrases ou certains mots sur lesquels Patrick Laupin veut attirer l'attention du lecteur et des ? pour terminer les questions et des , pour séparer les termes d'une accumulation verbale. C'est écrit en prose, mais une prose justifiée par le milieu, ce qui donne une allure de poème à la page que ne dépasse jamais le poème. Ce sont des poèmes comme autant de bribes d'un soliloque qui explore le temps qui s'est enfui et qui essaie de cerner le dernier avenir. C'est une poésie résolument subversive en ces temps de consensus mou (mais parfois dur car imposé), cependant toujours discret ou larvé : et il faut remercier Patrick Laupin de cette subversion. Ce sont des poèmes fin de siècle ( ! ) ou d'une fin d'époque, très dialectiques pour reprendre le mot de l'exergue du recueil…
 Pour que les choses soient claires, Patrick Lapin commence par un poème d'amour : "La vie n'est pas une option et on ne peut pas rétrécir jusqu'à pauvre fil sans mémoire". La dialectique, c'est d'être "troublé par quelque chose que je connais bien et que je ne connais pas" ajoute-t-il un peu plus loin. Un homme parle et cherche à donner sens à ce qui lui reste à vivre en puisant dans son passé. Aussi ne faut-il pas s'étonner de trouver dans un poème ce qui ressemble à une évocation de l'émigration espagnole en France à la fin des années trente même si le lecteur peut s'interroger : est-ce un souvenir personnel ? Patrick Laupin a-t-il côtoyé des Espagnols dans sa jeunesse ? Comme il ne faut pas s'étonner de ce qu'un poème fasse écho à ce livre merveilleux par lequel je suis entré dans l'univers de Patrick Laupin , "Les visages et les voix"… Là encore l'expression associations libres me vient à l'esprit tant Patrick Laupin paraît écrire en réagissant aux idées qui lui viennent spontanément, à moins que ce ne soit l'inverse : "Écrire me fait soudain penser aux petits enfants morts"… Mais écrire, c'est justement pour redonner vie à tout cela que l'époque a balayé d'un geste intéressé. Et l'intéressant, c'est que Patrick Laupin mêle dans ces poèmes l'intime et l'universel, ce qui ne relève que de sa vie et ce qui relève de ce que nous partageons au-delà de nos différences… Ah, ces mots fertiles mis au bien qui rappellent Paul Éluard !
C'est écrit sans ponctuation (en général) mais avec des majuscules pour identifier les phrases ou certains mots sur lesquels Patrick Laupin veut attirer l'attention du lecteur et des ? pour terminer les questions et des , pour séparer les termes d'une accumulation verbale. C'est écrit en prose, mais une prose justifiée par le milieu, ce qui donne une allure de poème à la page que ne dépasse jamais le poème. Ce sont des poèmes comme autant de bribes d'un soliloque qui explore le temps qui s'est enfui et qui essaie de cerner le dernier avenir. C'est une poésie résolument subversive en ces temps de consensus mou (mais parfois dur car imposé), cependant toujours discret ou larvé : et il faut remercier Patrick Laupin de cette subversion. Ce sont des poèmes fin de siècle ( ! ) ou d'une fin d'époque, très dialectiques pour reprendre le mot de l'exergue du recueil…

 Pour que les choses soient claires, Patrick Lapin commence par un poème d'amour : "La vie n'est pas une option et on ne peut pas rétrécir jusqu'à pauvre fil sans mémoire". La dialectique, c'est d'être "troublé par quelque chose que je connais bien et que je ne connais pas" ajoute-t-il un peu plus loin. Un homme parle et cherche à donner sens à ce qui lui reste à vivre en puisant dans son passé. Aussi ne faut-il pas s'étonner de trouver dans un poème ce qui ressemble à une évocation de l'émigration espagnole en France à la fin des années trente même si le lecteur peut s'interroger : est-ce un souvenir personnel ? Patrick Laupin a-t-il côtoyé des Espagnols dans sa jeunesse ? Comme il ne faut pas s'étonner de ce qu'un poème fasse écho à ce livre merveilleux par lequel je suis entré dans l'univers de Patrick Laupin , "Les visages et les voix"… Là encore l'expression associations libres me vient à l'esprit tant Patrick Laupin paraît écrire en réagissant aux idées qui lui viennent spontanément, à moins que ce ne soit l'inverse : "Écrire me fait soudain penser aux petits enfants morts"… Mais écrire, c'est justement pour redonner vie à tout cela que l'époque a balayé d'un geste intéressé. Et l'intéressant, c'est que Patrick Laupin mêle dans ces poèmes l'intime et l'universel, ce qui ne relève que de sa vie et ce qui relève de ce que nous partageons au-delà de nos différences… Ah, ces mots fertiles mis au bien qui rappellent Paul Éluard !

Patrick Laupin, "Le Dernier Avenir". La Rumeur libre, 160 pages, 17 €. (ouvrage publié avec le soutien du CNL).

Tout cela est écrit dans "une langue du fond qui touche la folie muette et ne veut pas du poétisme" . Car Patrick Laupin cherche "les traces de [son] peuple dans la lumière". Alors se mêlent dans le plus beau désordre, celui de la vie, le projet d'écriture ("Mon jeu d'écrire c'est essayer d'inventer un art naturel avec les mots qui font hélice dans le remous d'air bleu de la poitrine" ou "Je me méfie de la poésie et de sa vaine absolution par les signes" ou encore "Le langage n'existe pas pour lui-même mais dans le corps de ceux qui parlent"), le temps passé à se réconcilier avec soi-même ("Il en faut du temps pour que les blessures cicatrisent"), les références au politique ("… la vieille pierre à meule de silex du communisme" ou "Le temps du déferlement des misères psychologiques des masses" ou encore "Avant que les Républicains ne partent en Russie s'allier au communisme et soient fusillés sans sommation")… Et puis l'époque de maintenant ("Je n'ai jamais eu peur dans le monde mais aujourd'hui je sens la peur partout" ou à propos des dentelières "Le progrès des machines les a ruinées") ou le passé ("La silicose c'est terrible On a mal quand il fait froid On a mal quand il fait chaud On les voyait assis…" mais c'est toute la page qu'il vaudrait citer) ou encore l'injustice ("J'irai au collège Le collège des fils d'ouvriers et de paysans Je n'irai pas au Lycée d'État où je voulais étudier le grec et le latin"). Et je n'oublierai pas la page 94 avec sa charge contre l'idéologie dominante : "Les dogmatiques ont la gueule appointée du négoce Ils font les finauds les culs de poule Ils susurrent qu'ils luttent contre la barbarie par la pensée…" Etc, etc !). Voilà pourquoi il faut lire "Le Dernier Avenir".
 À quoi mesure-t-on le pouvoir d'un livre ? Sans doute à l'adhésion ou à la transformation qu'il provoque chez le lecteur. Alors "Le Dernier Avenir" est une réussite, un livre fort car il me conforte dans mes choix, il me chavire : je serai toujours aux côtés de ceux à qui on ordonne de décamper parce qu'ils ne consomment pas assez (page 48), aux côtés des mineurs silicosés d'ici ou d'ailleurs (page 77). Finalement, Patrick Laupin se situe contre l'état actuel du monde ; qu'on n'en fasse pas un conservateur, s'il se place du côté de ceux qui souffrent toujours au nom de l'avenir, il veut que cesse cette souffrance et que le monde se transforme (pourvu que nous nous en donnions la peine) pour éradiquer cette souffrance. Dialectiquement.
Mais voilà que je me laisse emporter par ce que je suis devenu, je dérive, je divague et je n'ai fait que paraphraser plus ou moins maladroitement les beaux poèmes du "Dernier Avenir". Qu'il faut lire absolument, en dépit de ce que j'ai pu dire ou ne pas dire… Ai-je trop lu Patrick Laupin ? Encore qu'on ne lise jamais suffisamment un auteur ! Mais je trouve dans ces poèmes la confiance envers les enfants, envers ceux que la société a privés des mots, une confiance entrevue dans "Le Courage des oiseaux"… On finira par boucher les trous du miroir d'éternité. On se rendra compte, sans doute trop tard, que Patrick Laupin est un poète majeur de ce temps. Et nous finirons par écrire le Livre pour ceux que nous aimons…

 

Julie VILLENEUVE : HISTOIRE DU CREUX ET DU PLEIN

 

Le problème du genre auquel appartient ce livre se pose dès la première page. S'agit-il de poèmes ou d'un récit fragmenté ? 

L'ouvrage est publié dans la collection Poésie de l'éditeur. Mais le titre interroge : Histoire… S'agirait-il de poésie narrative, d'une épopée ? Mais, c'est de la prose… Une lecture attentive laisse paraître 19 textes, tous portant un titre, depuis "Les portes" jusqu'à "Le Quotidien des jours". Dès lors qu'il ne s'agit pas d'une prose alimentaire, fût-elle romancée, il est plus facile d'opter pour le poème en prose. Une femme parle de sa vie, de ses expériences existentielles : "Je pouvais rester  des heures et des heures allongée dans cette eau, à me sentir l'élément d'un grand tout, à ne plus penser"

Julie VILLENEUVE, Histoire du creux et du plein, La rumeur libre éditions

Julie Villeneuve, "Histoire du creux et du plein" , La Rumeur libre, 64 pages, 13 €.

Cette quête existentielle serait une recherche de la vérité de l'être : "L'autre que j'ai cherché et qui parfois m'a réconciliée avec je ne sais pas quoi" . S'il est difficile d'écrire quelques lignes à propos de ce livre, on peut cependant se dire que le travail de Julie Villeneuve, c'est de mettre au clair ce "je ne sais pas quoi".
Julie Villeneuve l'avoue dès les premières pages de son livre, elle cherche à "faire partir le je, l'angoisse et les contraintes". Si elle essaie de voir clair en elle, elle éprouve en même temps une grande empathie pour l'autre. D'ailleurs cette empathie se retrouve dans plusieurs textes :  c'est une expérience unique d'amour et de découverte du monde : "J'étais dans le ventre de la petite fille. Elle était dans ma chair" écrit-elle dans "Marianne". C'est une expérience unique car "Quelque chose de la mort m'est apparu dans un excès de vie, dans l'amour d'un enfant sans presque rien de vie, que je ne connaissais pas". Quelque chose qu'elle veut partager avec le lecteur car, sinon, pourquoi écrire, et singulièrement, ce qui a été vécu ?
Julie Villeneuve parle en psychanalyste, elle essaie de cerner ce qui est nécessaire à la construction d'une identité adulte par l'enfant qu'elle a été. Il faut exister dans la chair de l'autre. Alors, "plus besoin de mots, plus de nécessité à se répandre sur des pages, à s'allonger sur des divans, à chercher sa propre parole…" et toutes les difficultés rencontrées dans la famille, à l'école sont nommées, décrites. Je ne suis pas psychanalyste, je ne maîtrise pas cette discipline mais je me risquerais quand même à affirmer que ces poèmes sont comme une auto-analyse…. Mais voilà que je m'exprime maladroitement !
Julie Villeneuve témoigne en prenant de la distance : ne dit-elle pas "elle" ? Ne dit-elle pas "son père" ? Elle refuse de dire "Je". À quoi répond cette écriture a-poétique, ce refus du lyrisme ?  Une nouvelle poésie ( ? ) serait en train de naître : une prose interrogative qui gratte, qui refuse le chant : "Faire du bruit avec ses pas, tourner en rond, peu importe la direction, ce qui importe c'est de faire du bruit, de poser des traces sur le sol, de faire exister une fois encore la promesse d'un rassemblement possible". Il n'est dès lors pas étonnant que Julie Villeneuve, même si dans la seconde partie de son recueil l'auto-analyse laisse la place parfois à des portraits, revisite l'association libre qui sert de base à ses textes/poèmes en prose. Mais le travail d'écriture est évident qui consiste à ordonner ces idées, à leur trouver une signification. On s'éloigne donc de l'association libre pour accéder à une nouvelle forme de poésie car Julie Villeneuve est, avant tout, poète. Et ce n'est pas un hasard si le livre se termine par ces mots "ré-affronter le monde".




Catherine Gil Alcala,La Somnambule dans une traînée de soufre

Le Texte, gorgé tout au long de son cours d’une densité poétique intarissable, ne produit pas d’effet de saturation qui ferait au lecteur quitter le livre avant d’aller jusqu’à sa chute. Là est sans doute le tour de force de l’Écriture de Catherine Gil Alcala, dramaturge-poète dont nous avons déjà parlé par ailleurs pour James Joyce Fuit… Lorsqu’un Homme Sait Tout à Coup Quelque Chose (Théâtre Poésie), pour son Poème polyphonique Les Bavardages sur la Muraille de Chine, pour Zoartoïste et autres textes (Théâtre Poésie), Contes Défaits en Forme de Liste de Courses (Poésie), La Tragédie de l’Ane suivi de Les Farces Philosophiques (Théâtre), toutes ces œuvres publiées aux éditions de La Maison Brûlée dirigées par Joël Marette.

 

Récit fantasmagorique à mi-chemin entre réel et imaginaire, le texte débute par le dérapage d’un « je » narrateur sur l’aréopage d’un récit épique qui s’anime (« Un lys frisé sur la glace irréelle, je glisse irrésistiblement »). Les sonorités résonnent et percutent, nous commençons de nous laisser happer dans les marges musicales et d'ouate douceureuses ou ombrageuses du Rêve-Réalité (« La béante auge des nuages incube les songes géants »). D’entrée un décor prodigieux accueille et fait se croiser un bestiaire insolite (« un carlin au pelage de sang », « un rat à la triste mine »), une figure légendaire (la Chimère), des individus indéterminés actionnés par leurs gestes fulgurants, un homme non identifié entraperçu dans sa fuite en avant, -un décor étrange où le « rat à la triste mine sort la tête d’une trappe » et « achète pour deux sous de vers élégiaques ». Violence épique du théâtre d'Eschyle, érotisme sulfureux des fantasmes oniriques (« Orgies des dieux comme le vertige de l'éternité, les ailes / de l'instinct animent des feux grégeois dans tes yeux »), monstres (ici le Minotaure, là un « essaim monstrueux », ailleurs un centaure, …), esprits, daïmons & jeux de mots, jeux de sonorités (« L'étrange enrage (…) ; 

Catherine Gil Alcala, La Somnambule dans une traînée de soufre, Poésie – Éditions La Maison Brûlée, 102 p., 13 €.

« Les sons des missiles resplendissent, clameurs cristallisées / dans les abysses »), inepties, « (…) langue acérée (qui) déplisse les serments faits de l'étoffe de / son aversion géante », ... assurent l'équilibre sidéré et sidéral de cette nage extatique dans l'espace incommensurable. Quel curieux et troublant jeu narratif s’anime là ?
Cosmogonie individuelle, l’inspiration de Catherine Gil Alcala est de ces aérolithes mentaux où notre réalité se retrouve métamorphosée par le souffle protéiforme d’une pensée fantasmagorique, épique, mythique.
Une seule Voix -celle de La Somnambule dans une traînée de Soufre- orchestre le Chant chaotique, aux allures apocalyptiques, de créatures polymorphes passagères de saisons eschatologiques ou érotiques. Chant qui, émergeant depuis le « seuil de l’éternité » jusqu’à la scène du théâtre contemporain, donne corps, chair, au monde des hommes et des bêtes au destin tragique intemporel. Le Langage -l’incantation, la manducation, la transe de la langue- constitue le chef d’orchestre de ce Poème polyphonique, sorte de deus mortel ex machina dirigeant l’action dramaturgique de la tragédie humaine en cours d’exécution. Car nous sommes ici au-delà de la représentation. Nous retrouvons l’enjeu de la création à l’œuvre chez Catherine Gil Alcala autour du travail du langage, où la question du sens et du non-sens se pose corrélativement à celle sur la relation entre théâtre et poésie, philosophie et littérature, destinée humaine et littérature ; où, nous passons derrière le miroir, en l’occurrence telle la somnambule qui, « lys frisé sur la glace irréelle, (…) glisse irrésistiblement. » Mais, lecteur, nous restons accrochés à la paroi vertigineuse du texte et nous continuons de courir « sur un chemin au bord d’un précipice ». Le récit épique, nous rattrapant dans ses bras… La mise en abîme, permanente, nous renvoie un éclairage symbolique. Éruptif, le Texte exorcise « la division des êtres criblés d’immenses passions », et les Muses, les chimères, « pansent (nos) mains sanglantes sur une route au bord du néant »...




Christian Bobin, L’homme-joie

Cette réédition de l’ « homme-joie » est illustrée en couverture par la Joueuse de flûte de Camille Claudel. Elle subodore soit que la « joie » conjointe à l’homme se partage néanmoins entre les sexes, soit que l’ « homme » générique du titre et de la première nouvelle englobe l’espèce humaine (femmes/hommes), soit... Quoi qu’il en soit, cette « joie »-là se met en image avec cette adolescente dont la chair radieuse porte jusqu’aux lèvres une envoûtante aria. Où conduit cette exultation? Que ma joie demeure nous ont jadis suggéré Bach et Giono, tout en occultant la couleur de cet état. Alors…Pourquoi ne pas chercher les couleurs qui hantent l’ouvrage de Christian Bobin? 

Christian Bobin, L’homme-joie, L’iconoclaste, Gallimard, 174 pages, 2012, réédition 2017

Si nous pérégrinons dans ses pages, tout en captant seulement l’art des coloris, les mots se métamorphosent lentement, développant leur mélodie secrète. Au fil des instants de vie privilégiés par chaque récit, ils révèlent une âme vivant en un temps « suspendu ».

Certes l’entrée dans l’ouvrage bobinesque*((bobinesque, néologisme !)) emporte d’emblée l’esprit dans le bleu. Nous (lecteur/auteur) « partons dans le bleu » d’un « matin fraîchi », celui « du ciel** »((Faut-il se souvenir de Georges Bataille ?)) qui envahit jusqu’à la lettre rédigée sur un inexorable papier blanc. L’auteur marche « sous le bleu », justement celui-là, ce bleu céleste. Cette couleur se développera dans le « carnet bleu », manuscrit et central, lequel évoque « l’âme » - sans doute de l’aimée - et produit aussi le blanc d’une « étoile ». Il deviendra ensuite le bleu de ces fleurs qui manque d’abord de « rendre aveugle » (Laurier rose), de ces fleurs bleues qui se rapprochent des roses, lesquelles subissent le même effet et ne peuvent être regardées en face très longtemps (Yeux d’or). Le bleu des « grands espacements » de silence redevient enfin céleste, lorsqu’il clôt l’ouvrage en une sorte de point final.

Outre cette promenade à travers le bleu qui guide subrepticement le recueil, la couleur or privilégiée en dérive et emporte une religiosité secrète. Ainsi le bel oiseau aux « ailes d’or » ou « vêtu d’or » de la première nouvelle (L’homme-joie) est une sorte d’invitation à l’allégresse. Une indication ? Ici, le bleu du ciel est « comme une pièce d’or qui tombe de la poche » ; là, un prince en attente porte une chemise « perlée d’or » ; ailleurs, une reine (Suréna, Corneille) pousse un cri « doré à la feuille d’or ». Dans Les yeux d’or, un cheval mange «  éclaboussé d’or et d’émeraude », « mâchant la lumière verte mouillée de pièce d’or » (sans doute une fresque). « La tête plongée dans l’or », il compose une phrase « rassurante sur la vie ». L’enfant naïf qui regarde cet « ange à crinière » a un « grand appétit d’or », lequel engendre le même état chez l’auteur. Des « yeux d’or poussent sous (ses) paupières », avant de se « faner » et redevenir normaux. Même le quotidien de l’auteur se laisse envahir par cet or. Faire simplement « la vaisselle à la main » suscite son imagination : des mannequins marchands « au masque d’or » semblent ainsi avoir trouvé un « remède contre la mort ». En outre, Bobin est celui a vu « de l’or dans le néant ». Une transmutation précieuse. Même la pauvreté peut avoir un « fil d’or », comme le signifie la jupe de la gitane (La restitution). Notre propre vie se terminera en des miettes qui seront en « or », tandis qu’un ange reconstituera le pain entier. La croyance envahit peu à peu le recueil. Le Christ a été enluminé par « l’or blanc des crachats ». Dans la cathédrale de Maguelone, les bougies « de cire et d’or perdu » sont les trésors d’enfant, sont. Le philosophe Pascal, au terme de sa nuit d’illumination, jaillit ensuite « les yeux mouillés d’or » du noir et des pages d’un livre. Un autre philosophe anonyme***((Est-ce Basile Valentin? Comte-Sponville?))  trouve dans l’herbe « des clés en or » : elles s’avèrent inutiles car il n’y a pas de porte. Qu’importe, car la paix massive arrivera « comme devant un calvaire d’or ». Une paix connotée par la croyance.

Le jaune peut être audacieusement considéré comme un cas particulier découlant de cet or-là. Or c’est l’une des rares couleurs à avoir une référence matérielle et même… potagère : le « mirabelle » des yeux d’un chat noir.

Le noir, quant à lui, étend – paradoxalement ? - ses ailes sur cet hymne livresque, rythmé d’instants dédiés à la joie en passant par l’art. La voix de la gitane Maria est un bijou « sur un écrin noir ». Il est celui des angles « noirs et blancs » du musée Soulages. L’auteur y pénètre, comme un enfant dans une buanderie, face « aux draps noirs mis à sécher sur une corde ». Les peintures ont des « stries noires » et l’artiste « peint tout en noir un paysage sous la neige ». Dans la salle, un « gardien noir en costume noir » semble en harmonie ! L’écrivain sortira dans la nuit (sa nuit intérieure?), tandis que les étoiles blanches de la Voie lactée grésillent sur un « irréfutable fond noir ». Son cerveau de lecteur de l’ouvrage de Conrad – Typhon - est une « prairie noire » : tout y est noir, trempé de noir, une main est en acier noir, la peur est « aux yeux noirs », l’eau de mer aussi est noire et explose dans « la cale » du cerveau (La gueule du lion). Une muraille de « feu noir » pendant la lecture « dans un bloc noir, dans la gueule béante du noir ». Les violonistes Oistrakh et Menuhin, découverts en concert sur un vieux film « noir et blanc , portent des costumes aux « manches noir corbeau » (La main de vie). Même l’angoisse de ce Christ qui, même « abandonné » par un dieu « muet », recèle un réel espoir : « il faut que le noir s’accentue pour que la première étoile apparaisse » (Mieux qu’un ange). La couleur symbolise enfin – plus traditionnellement - la mort. Elle est ici celle du chat noir «à la maigreur franciscaine », dont une lumière noire couvre les yeux jaunes comme une laque (Le petit charbonnier). La «  grande vague noire », qui dit la mort du chat, dit probablement la nôtre par ricochet.

Cette couleur des ténèbres apporte aussi quelque surprise, lorsque la nuit se dévoile « noire  comme la paroi d’une rose rouge ». Il nous conduit ainsi vers le rouge, certes peu présent, qui se réfère surtout au sang et à la maladie. Il est celui du sang de l’écrivain qui « passe » au noir en lisant le Typhon de Conrad. Après une autre lecture, celle de La Vie nouvelle de Dante Alighieri, Bobin croise des chasseurs de sangliers. Belle occasion de constater notre avancée dans la vie est faite avec « des mains rougies de criminels », que seule la mort blanchira (Vita nuova). Au quotidien maintenant, un verre brisé lors d’une vaisselle fait perler du sang à son doigt, « un nuage rouge ». L’auteur estime que la « main de la vie » n’est vraie que blessée et « rougie de maladresse ». Un autre souvenir…Dans l’enfance, la piqûre inadéquate d’un médecin suscite une allergie et change la couleur de son visage et de sa poitrine en « rouge tomate ». Restera encore la mort qui consiste à passer « du rouge au noir, puis au glacé ». Seul un meuble – objet matériel presque audacieux - est rouge, ce « fauteuil » où le pianiste Glenn Gould et l’auditeur Bobin se sont assis pour entendre la musique près du piano noir (L’irrésistible). Le lien à l’art de cette couleur persiste en la « mère des poètes », cette gitane dont la jupe a « de bouillonnantes cerises rouges » (La restitution). Son rouge à lèvres la mue même en «  colombe du saint esprit » maquillée. Le divin réapparaît en elle : sous les ordres de dieu, elle contemplera les fruits de « sang noir ».

On aurait attendu une forte présence du blanc, symbole s’il en est de l’immaculé et du pur…Il reste discret, presque réduit aux traditionnelles pages blanches. Il est pourtant celui des neiges canadiennes et des terres blanches (L’irrésistible), sous une lumière blanche, en ces lieux du Grand Nord où les étoiles le sont aussi. Tout comme le rouge peut teinter d’autres couleurs (rougir), le blanc blanchit « de toute espérance » les yeux des chiens maltraités ou les mains rougies des criminels.

Le vert est rarement nommé. Est-il plus précieux ? Il est celui de la « lumière » que mâche « un sage à tête de cheval », sans doute sur une fresque ou enluminure religieuse (Les yeux d’or). Ailleurs, un ange et un moine révèlent une vie immatérielle, impalpable, « verte » et jaune. Cette teinte se retrouve dans Les  minutes suspendues à l’intérieur d’une cathédrale : du « papier vert de l’air sur lequel apparaissent des feuilles d’acanthe.

Le brun d’un cheval trouve une référence concrète d’exception (chocolat), puis la couverture brune du lit sur lequel saute le chat, image de la vie qui conduit à la mort – un abri – tel un chat qui porte ses petits dans la gueule (Le petit charbonnier)

Le rose est celui d’un ami – un autre lui-même ? - dont la femme est décédée et dont le visage « brûle sous les lumières roses » (Le laurier-rose). Il est aussi celui de la feuille de vigne rosée mise entre les mains d’un enfant. La lumière devient alors rose. Le rose de cette feuille déchiquetée essaime, « poussière de poussière », dans l’air, sur les lèvres, dans les yeux au fond d’une âme souvent « rafraîchie ». (Les minutes suspendues).

Certaines couleurs n’apparaisse qu’une fois, le mauve en compagnie du grisâtre de fleurs au pied d’une cathédrale (Les minutes suspendues), de même que l’argent dans le fil-corde des araignées (Un trousseau de clés). Elle renvoie rarement à une perception que nous pourrions qualifier de normale : le chocolat du brun ou le corbeau du noir... Les couleurs, presque toujours nommées dans la simplicité (bleu, or, noir, blanc, vert, rouge, rose), à l’état brut en quelque sorte, se distinguent par l’état d’esprit et le sentiment qu’elles révèlent (art, spiritualité, religion). Elles ne se mélangent qu’à deux reprises : sur la jupe mystique de la gitane, ce « soleil soufi multicolore » et dans ces fleurs qui riaient de toutes les couleurs (Un trousseau de clés) et ne deviennent « chaudes » que pour évoquer le rire de l’aimée disparue (Vita nuova). Mais non, nous n’avions surtout pas la prétention de jouer à être le Michel Pastoureau des joies version Bobin. Nous avions juste envie de consulter ce monde de couleurs propres à un écrivain – sa palette en quelque sorte – en lui superposant ce récit bigarré par les teintes livresques. Une liberté de lectrice. Et de reconnaître que cet auteur développe sa pensée : la couleur, c’est « la parole » des fleurs. Elle peut aussi être la parole des lieux et des hommes diffusée en notre temps terrestre.

 




Anne grivel, Espièglerie en toutes lettres

Tautogramme : texte poétique ou non, dont les mots commencent par la même lettre 

  Les mots, leur sonorité, leur articulation, leur sens, offrent des voyages imaginaires, poétiques et extravagants…

 

 

A

 

Axiome arcadien

Apollinienne adrénaline aux amants audacieux
Atomique alchimie aux affables amoureux
Alexandrins aériens aux âmes acoquinées
Arc-en-ciel, accroche-cœur
Attraction, apesanteur
Arpèges allégretto aux amours affranchies
Agapes acidulées, aromatique ambroisie
Aveuglantes apoplexies aux adonis azimutés

 

 

B

 

Bâtisse bourgeoise boisée

 

Buanderie
Bernadette, Béatrice, Berthes bavardent bruyamment blanchissant blouses… blablabla.

Belvédère
Baudoin, bacchantes broussailleuses, barbichette, binocle, bouquine brochure buvant Brandy.
Bérangère, bustier brodé, boléro, bijoux brillants, bichonne bégonias, bignonias, bananiers, bredouillant banalités.

Banc
Boucles brunes, béret beige, blouse blanche, brodequins brossés, Blandine berce Blaise, beau baigneur blondinet babillant.

Bassin
Bermuda, bretelles ballantes,  Baptiste barbote bouillonnant, barrant bateau «- Brumes, brisants…. Branle-bas !!! »

Balançoires
Bertille, Babeth, Benoit batifolent bienheureux

Buisson
Bourdons butinent bruyère bourgeonnante. Boudeur, Bastien boulote biscuits. Brusquement, Bergamote, brave bouledogue bondit babines baveuses. Benjamin brandit bilboquet.

Balustrade
Bicyclettes bleues, brouettes, bêches.

Bergerie
Bouc, brebis bêlent. Belettes baillent. Balthazar, bourricot borgne, brait.
Botté, Bruno bellâtre baryton-basse balaye….

Bonheur bucolique

 

 

C

 

Conspirations cocasses

 

Cinq cents crevettes curvilignes, cambrées comme cédilles
Coudoyaient comme copains cinq cachalots cléments
Charriant conjointement cent caudataires coquilles
Cahin-caha cohabitant complaisamment

Cependant ces cétacés chassaient
Confondant cette colonie colorée
Chamboulant cette chorégraphie charmante
Chromatique, chatoyante, craquante

Cent colins courroucés circulant côtoyaient ces courants
Cherchant comment combattre certains concurrents
Cinquante congres carnassiers, cohorte cupide
Chassaient cinglant cent cabillauds candides

Cognant coquilles contre coquilles, crustacés, clams, clovisses
Certains couteaux, chahutaient comme complices
Copains comme cochon, culbutant celui-ci, chavirant celle-ci
Créant certaines controverses culturelles, certains courts-circuits

Ce charivari contrariait ce calamar centenaire, couché comme carpette
Courroucé contre ces circonvolutions centripètes
Ces cabrioles concentriques
Car celui-ci croyait, crédule, ces contrées calmes comme crique

Cinq cents crabes corrosifs, convaincus comme ce calmar cafardeux
Complotaient, colportaient cent calomnies contre ces chahuteurs crasseux
Ces chasseurs chevronnés conspirèrent contre cette cacophonie
Convoquèrent céans certaine clientèle, certains confrères compromis

 

 

D

 

Délirium duveté

 

Dans des dunes désertiques, douze dromadaires déambulent de-ci-delà.
Devant derrière, dessus dessous, des dédales de dénivellations.

Densité...
Distances démesurées...
Décor déroutant…
Darius, déshydraté, délire déjà.

Difficile de demeurer débonnaire ! Désorienté, défaillant de démentielles divagations.

Des diablotins dentus, des démons décharnés, des danses dionysiaques de déesses dévoilées.
Désarçonnage dare-dare, dégringolade directe du dadais dégingandé.

Des djellabas de damas désaltèrent de décoctions Darius, drôlement dysleptique.
Démonstration de diligence, dégustation de délicieuses dattes diététiques.

Demi-lune discrète dans déclin diurne, dominantes diodes diaphanes dispersées.
Déclic du déboussolé, debout, dynamisé, désireux de dormir dans des draps douillets.

 

 

E

 

Enigmatique emballement

 

Engageante échoppe espagnole encombrée, embaume enivrantes effluves épicées.
Enthousiasmé Ernest, escogriffe en espadrilles, entre et éternue épouvantablement.
Etourdi, ébouriffé, Ernest effleure Érin, excentrique écossaise égarée, estimant écorces en étalages.

Eberluée, elle examine exubérant échalas extrêmement embarrassé ; écourte excuses empressées et évite endroit exigu.

Exaltation éveillée, Ernest éloquent enjôleur, entraîne élégamment Erin exhaler extravagants élixirs.
Etonnement éprouvés, Erin et Ernest essayent, extatiques, étranges expédients.

Exhilarantes euphories,
Eblouissantes étincelles,
Excitation épidermique,
Emotions exacerbées, 
Episodiques épilepsies,
Enfièvrement excessif,
Evanouissement éventuel…
Eau exigée… évasion envisagée !

Escalier étriqué en ébène, échelle, embrasure… escapade éclaire, Ernest excellent équilibriste étreint et enlève Erin estomaquée.
Echauguette escarpée,
Ether étoilé,
Etourneaux en échappée,
Extraordinaire enchantement,
Ephèbe entiché embrasse égérie ébahie.
Exquise envolée… éphémère éternité

 

 

F

 

Funambulesques folâtreries
Facétieux Félix, frisottis frontal, favoris fournis, falzar froissé,
Fougueusement, fomente foisonnantes frasques, fantaisistes frivolités…

 

Furies frénétiques
Fulbert, furibond, frange filasse, faciès faraud, faluche fanée,
Fiévreusement, fulmine, fulgurantes fureurs… fieffé forcené !

 

Fringales frugales
Filiforme Fanchon, frisettes folles, frimousse fardée, frusques flétries,
Frissonnante fredonne, funestes fados, flonflons, fandangos, florilèges fleuris…

 

Fascinante féminitude
Follette Félicité, front façonné, fines fossettes, fourreau flamboyant,
Flâne fièrement, faubourg faisant, foulard froufroutant.

 

Fantasmagorique folie
Flageolant, Fédor, flancs flasques, figure fantomatique, feutre foncé,
Fugitivement fuit frôlements, fantoches fourchus, fantasques farfadets