Ada Mondès, Des errances

 

Des errances

 

Là où les Hommes oublient d'aller

les montagnes sont criblées de fleurs et de trous de serrures

orbites creuses de géants

bouche de la fée pétrifiée dans le sel

des enfants d'argile

des galeries pour l'âme

Si je marche là-bas

ma clé imaginaire m'ouvre toutes les portes

les sanctuaires dans la roche

La poésie toujours a sa demeure dans le ventre des montagnes

là où toutes les pierres ont un visage

 

 

Une maison borgne

petit jardin triste grillage

trois fleurs fraîches accrochées là toujours

comme une erreur dans la grisaille

un point d'interrogation sur des lèvres absentes

au milieu d'une phrase que personne n'écoute

c'est la mère

la femme qui n'est plus que mère à force de chagrin

les fleurs ont l'air fausses

tant elle choisit les plus belles

tant elles brillent

drôle d'éclat tout contre le bitume

souvent des roses

il aimait ça

ou peut-être que c'est elle qui s'en est convaincue

à force d'en poser à côté de son sommeil – avant

maintenant à côté de son souvenir

adoration pour le fils

l'aura chaude qui émanait de sa bouche d'enfant

embellissait les fleurs

trois fleurs par jour

tout contre la route

c'est tout ce qui lui reste

son rituel de mère

maudite route qu'il lui faut fleurir

sa routine de deuil

souvent des roses

rarement des tournesols

il ne fera plus jamais soleil

 

 

A comme Achète

 

tous les livres dans les rayons

comme la viande sous plastique

les tonnes d'animaux sacrifiés

les corps en vitrine

les corps dans les images

les corps dans les rues

les magasins les étals du gaspillage

des chaussures pour toujours trop petites

des valises qui ne voyageront pas

des manteaux qui ne tiendront jamais assez chaud

 

mais tu rêves d'enfiler une taille 36 d'avoir des plus gros seins des plus longs cheveux des ongles plus nacrés des dents éblouissantes un nez plus petit une bouche plus sexy des poignets plus fins un cul plus bombé des jambes plus sveltes des coudes plus arrondis un sexe plus docile une peau plus hydratée une langue plus courte une nuque plus élancée des pieds plus étroits des cuisses plus fermes des côtes plus apparentes des abdominaux plus marqués des sourcils plus dessinés des oreilles plus discrètes des poils plus blonds des os plus légers

et tu disparaîtrais pour de bon disparais déjà dans cette absence de volume occidentale dans ce vocabulaire de l'économie de l'augmentation de la réduction de l'esthétique plastique de la non acceptation du non débordant du non dérangeant du non voyant du non témoin du non coupable

du non dit du non vécu

du non vivant

 

Je pense à toi dans la planche de bois traversée chaque matin comme un pont sur l'exil dans la jungle où il pleut comme pour la toute dernière fois à fermer les yeux dans l'odeur de rhum vieux et de poussière l'eau remplit la pièce le lit se soulève et part à la dérive dans la forêt de café de serpents et de cacao pas tout à fait rouge je t'écris de cette maison sur le vide que personne ne s'est jamais donné la peine de finir ma porte est tombée ce matin comme une coupure dedans dehors le paysage saignait par cette encadrure trop blanche ma peau le bois blessé s'accroche à ma main un couple de chauve-souris me réveille parce qu'il est l'heure du manque je t'écris même quand je ne t'écris pas je t'écris c'est aussi je te mets en mots je te prends à ma guise je te couche ici c'est souvent c'est toujours ton absence qui me pousse à dire cette vie invisible que je ranime pour toi avec la sauvagerie de croire qu'on peut seule aimer pour deux dans la touffeur suave des fleurs finissantes je t'efface dans des pays imaginaires je t'écris dans l'odeur d'allumette craquée je te crie d'un parquet violé par des vies plus humbles je t'écris jusqu'à ce que la pluie enfin entre dans la chambre

 

Corps

 

ma distance offerte

mon laboratoire et ma surprise sans cesse renouvelés

je ne croyais pas que j'aurais ces deux yeux-là

leur forme ovale et noire pour m'observer moi-même

et le monde et au-delà

ces ongles rongés pour toujours

des cheveux changeant de couleur dans l'âge et l'été

des chiffres mètre kilos centimètres

ces pieds qui marchent

hanches faites pour la danse

peau que tatouages et cicatrices veulent marquer

pour un petit toujours

corps qui charme et m'inquiète

étonne de rester en état de fonction

parfois m'irrite me désole

quand me trahit indicible abandon

c'est toujours une question de pertes

dents qui tombent comme des énigmes

corps ma contrainte quotidienne

qui a toujours faim et chaud et froid et sommeil

l'origine ou le prolongement de mon être pensant

pesant corps désirant

corps vivant corps vécu mon enfer de femme

sous le joug de la répression

des liquides des odeurs des poils

rides ou microbes graisse

cernes un étal de faiblesses

tu es moi

corps symbole bouclier

vitrine mille fois vidée

avide de vie de touchers de frémir de goûter

de sentir d'enlacer de courir

d'écrire sous l'écorce

ce sans cesse éclore encore




La vie amoureuse : à propos de Tisons, de Gérard Bocholier

J’avais à l’esprit à la suite de la lecture du recueil de Gérard Bocholier que publient les éditions de La Coopérative, quelque chose qui tendrait à examiner les notions d’avant et d’après. Pour mieux dire, je pensais même à l’image d’un fleuve, d’un cours d’eau, d’une sorte de Carte du tendre mais orientée par deux pôles  : l’amont et l’aval, la partie montante et la partie descendante de l’amour. Car je crois que nous partageons avec ce livre les heures heureuses et les souvenirs liés à une vie amoureuse qui elle aussi suit un chemin de rivière, depuis le point haut de la rencontre physique jusqu’au souvenir et la conjugaison au passé de ces heures chaudes partagées avec l’être aimé, qui n’est peut-être plus là, absent  ? disparu  ? on ne sait.

Gérard Bocholier, Tisons, éd. La Coopérative, 2018, 15€.

D’ailleurs, le titre même, Tisons, laisse entendre qu’il faut brûler d’amour, de façon physique (et qui sait ? spirituellement), et tout comme le feu se défaire de sa nature de combustion pour aller dans le chemin des cendres, voie toute logique des braises. Y a-t-il une idylle et la fin d’une idylle  ? En répondant par l’affirmative, c’est cette option de lecture que j’ai prise. D’ailleurs, les dates qui closent le livre couvrent une période de vingt ans, ce qui pourrait faire penser que cet amour a duré, s’est pérennisé longuement pour décroître (les poèmes tendant à cette supputation).

L’ouvrage est construit du reste en deux parties assez distinctes, et qui suivent cette fatalité de la célébration de la chair, de l’œuvre physique de l’amour, et peut-être encore de la métaphysique ardente de la rencontre d’autrui, et en ce sens on pense naturellement aux très belles pages de Constantan Cavafy. Cette approche de la matérialité du désir est vraiment universelle.

En ce qui concerne la deuxième partie, sans doute plus longue en volume que la première, elle se conjugue plus facilement au passé, et en ce sens fait l’ombre à la lumière des premiers poèmes, décrit la part sombre de la passion qui s’est éloignée et, si mon option de lecture est la bonne, signifie comment on fait le deuil d’une relation encore vivace. Car je persiste à croire que le recueil est fait d’un amont et d’un aval, et que cette relation amoureuse a suivi dans la vie du poète, ou au moins dans son imagination, un chemin du plein vers le vide, du corps au souvenir, de quelque chose de vif et de chaud vers autre chose de plus froid et de plus réfléchi.

Citons un petit exemple à même de faire sentir ce balancement et prenant tout simplement chacun des deux poèmes qui ouvrent les deux parties  :

 

Nous avons connu le meilleur du soir
Entre deux tempêtes furtives

Nos mains ont repris leurs chances

Nos voix se sont effleurées
Heureuses de leurs écarts

Nos yeux ont bu la même coupe
Des demi-aveux sous les larmes.

 

Et  :

 

J’apprends désormais le silence
Celui des pièces qui se vident

Celui du cœur nu qui déborde
Le froid de mes draps sans un pli

Ton blanc visage de fantôme
Comme une lame dans ma nuit

 

Nonobstant, et même si mon idée d‘un cours montant puis descendant au milieu de la vie amoureuse, de la combustion des corps vers l’intellection de la relation à autrui, est arbitraire, je crois que ces pages, dont l’écriture est très transparente, lyrique et retenue parfois notamment au sujet des émotions, lesquelles ne débordent pas vers un faux romantisme, il y a une sagesse propre à l’homme, propre au poète ici qui parle de vingt ans de vie sentimentale. Et cela suffit amplement pour faire le chemin un moment avec ces textes où l’on partage, mais pudiquement, une philosophie de l’amour. Et quoi qu’il puisse en être véritablement de la vie de l’auteur, ces pages sont prenantes et fortes, tout comme le parfum d’une tubéreuse, entêtant et capiteux. Avant de conclure ces notes en compagnie du poète clermontois, j’ajouterai que l’on pourrait mettre en exergue au recueil ce vers très célèbre d’Henri Michaux : Je cherche un être à envahir.

 

Comment faire durer le brasier  ?

Et l’explosion de jasmin
L’or semé sur les épaules  ?

La sueur sur les ombelles
L’herbe en extase après l’averse  ?

 




Marc ALYN, Le temps est un faucon qui plonge

Avec Le temps est un faucon qui plonge, les éditions Pierre-Guillaume de Roux nous offrent de disposer, grâce à ces mémoires de Marc Alyn, du matériau complet composé par le poète.

Entre 2011 et cette dernière autobiographie, l’œuvre entière est devenue enfin visible. Les éditions du Castor Astral ont publié La Combustion de l’ange, intégralité de l’œuvre poétique d’Alyn de 1956 à 2011, puis Proses de l’intérieur du poème en 2015 rassemblant toute sa poésie en prose, publiant à part, fin 2017 Les alphabets du feu, chef d’œuvre du poète. Entre temps, début 2017, l’Atelier du Grand Tétras a édité Le centre de gravité, soit l’intégralité des aphorismes de l’auteur tandis qu’en 2012 les éditions des Vanneaux sortaient, dans sa collection Présence de la poésie, une anthologie des poèmes d’Alyn présentant le grand intérêt d’une belle étude générale de cette poésie par le poète André Ughetto.

Tout ce matériau enfin visible disions-nous car, outre l’accessibilité à la beauté d’une inspiration ininterrompue, nous est offert désormais, grâce aux mémoires du poète, de comprendre dans quelles conditions a pu émerger cette œuvre de haute tenue.

 

Marc ALYN, Le temps est un faucon qui plonge, Editions Pierre-Guillaume de Roux, avril 2018, 220 pages, 23 euros.

 

Ceci est d’un grand intérêt pour mesurer les métamorphoses d’un monde où le seul matérialisme étend son empire exclusif sur les êtres, à une époque, celle d’il y a finalement quelques secondes, où un homme pouvait décider « de devenir poète à temps complet pour le reste de (s)es jours, quoi qu’il pût (lui) en coûter. » Ceci ne fut pas sans sacrifices, naturellement, mais prendre aujourd’hui la même décision, les pages littéraires des journaux s’étant réduites comme peau de chagrin et la fonction de critique de poésie ayant disparu en même temps que l’intérêt du public pour le savoir que contient le poème, relèverait du suicide.

Aussi pouvons-nous lire ces mémoires de Marc Alyn avec nos deux yeux : notre œil gauche, celui du cœur, passionné par la vie d’un grand poète ayant donné une œuvre comme un guide de survie face à l’anéantissement programmé du transcendantal ; notre œil droit, celui capable de recevoir un enseignement pour les enjeux liés à ce que représente la poésie dans la réalité fragmentée actuelle. Et de cette vision complète tirer les conséquences pour sa propre vie. Autant dire que ces mémoires remplissent ainsi leur fonction de livre vital, de livre vivant pour qui souhaite tenir compte de la partition maintenant en cours sur le monde. Et donc choisir son camp par une transposition en nos conditions actuelles.

Marc Alyn est né en 1937 à Reims, terre du sacre de nos Rois. Reims est aussi la ville où se forma par l’amitié le cercle du Grand Jeu, réunissant les poètes René Daumal, André-Rolland de Renéville et Roger Gilbert-Lecomte, à l’ombre d’un surréalisme tapageur. Naître en ces terres d’authenticité dispose favorablement au spirituel et à la rectitude lorsqu’on se sent tôt investi par la parole poétique. Le premier souvenir qu’évoque Marc Alyn en ses mémoires est l’incendie de l’Eglise qu’il contemple depuis sa fenêtre d’enfance dans les bras de son grand frère. Ce baptême du feu le renvoie à la fascination de sa mère pour le personnage de Fantômas dont elle aimait tellement les aventures qu’elle donna pour prénom à son fils le nom d’un de ses auteurs, Marcel Allain. Enfance en temps de guerre, avec les privations que cela engendre, la solitude, faisant naitre le sens de l’observation : la grande école de la vie.

« L’excitation de la Résistance retombée, la France semblait ne plus avoir besoin de poètes (…) J’appartenais à une espèce en voie de disparition ». Cet aveu, dit avec soixante-dix ans de recul, mais appartenant à l’époque où Marc Alyn décide de consacrer sa vie à la poésie, nous dit quelque chose de ce qui s’est passé en France depuis lors. Nous dit aussi l’état de conscience du poète tôt engagé dans une cause qu’aujourd’hui encore l’on dit perdue. Le poète, espèce en voie de disparition, à l’instar du grand requin, du tigre du Bengal, de l’éléphant d’Asie, du panda géant, de l’acajou, de l’ébène ou du cèdre du Cap ? Il ne faut seulement croire qu’en l’illusion d’une modernité qui durerait toujours et qui serait l’apothéose du genre humain pour accorder crédit à la déconsidération de la poésie. Précoce, Alyn en prend conscience et s’engage dans une autre Résistance avec pour maquis le Poème.

Paris d’abord, et la publication de Le temps des autres qui recevra le prix Max Jacob alors que le poète vient d’avoir vingt ans. La reconnaissance, ou la gloire, est encore possible dans la France d’alors pour un poète : Alyn aura le plaisir d’entendre ses poèmes chantés par Jean-Louis Trintignant et Serge Reggiani. Il croise Aragon, Supervielle, Paulhan, Cocteau, Mac Orlan, et c’est sous cette constellation peut-être protectrice, cette pléiade poétique, qu’il partira pour la guerre d’Algérie avec toute sa génération. 1958, et ces mots, dans ses mémoires : « J’avais beaucoup à apprendre et à oublier, avide de connaissance plutôt que de savoir. Il convenait de laisser mûrir le Double des profondeurs à l’écart, loin des bains de la foule et du culte de la déesse raison. »

Qui n’entend pas cette question du Double n’entrera pas dans l’éminence de la parole de Marc Alyn, ni dans aucune poésie à vrai dire, du moins celle qu’Alyn définit ici parfaitement, la poésie des profondeurs. Entrer dans son œuvre, c’est-à-dire la lire ! Car lire la poésie permet d’être saisi par la réalité chamanique qu’elle contient, et ouvre à la chance d’établir en nous-mêmes ce lien avec notre propre profondeur, le Double singulier que chacun porte en soi.

Après la guerre, c’est le retour en France, l’installation à Aubervilliers avec sa femme d’alors, dans un minuscule appartement, ce qui lui fait écrire : « Je pris l’habitude de trouver en moi-même l’air que je respirais », sentence de survie liée à la respiration essentielle.

C’est à cette époque, il a 23 ans, qu’il rencontre François Mauriac, percevant dans l’œuvre du Prix Nobel le soubassement poétique de ses visions romanesques. Mauriac est alors moqué par toute l’intelligentsia parisienne tandis qu’Alyn entreprend de rendre hommage par un livre à la dimension poétique de Mauriac. Alyn deviendra par la suite critique de poésie au Figaro.

Des voyages et des rencontres capitales continuent de nourrir la vie de Marc Alyn, voyage en Slovénie, en Bosnie, rencontre avec le peintre T’ang Haywen. Il devient directeur de la collection de poésie que les éditions Flammarion viennent, grâce à lui, de créer. C’est le temps des alliés substantiels en les personnes de Bernard Noël, Lorand Gaspar, Andrée Chédid. Mais le parisianisme littéraire et les vues économiques présidant à l’existence des collections éditoriales décideront de son départ pour Uzès, où d’autres alliés, tels Pierre Emmanuel, Laurence Durrell, viendront agrandir ses horizons d’amitiés.

Mai 68 se profile, et dans le ciel nocturne du poète passe sa Nuit majeure, inspiré par sa rencontre avec le sud : « La structure verbale de mon recueil Nuit majeure s’organisait en vers de quatorze pieds réunis par strophes de cinq lignes elles-mêmes coupées de blancs - reposoirs de la musique. Ainsi naquit le poème conçu comme un labyrinthe dont le Minotaure eût été le poète lui-même captif de sa vie intérieure et, plus largement, du monde contemporain privé de ses racines spirituelles. »

Les années passent, sous ces coordonnées du sud qui l’aimantent, et la rencontre à lieu lors d’un voyage en Orient. La rencontre avec sa femme, alignée avec la rencontre avec sa grande vision née de la contemplation des paysages solaires : le fleuve Adonis, Baalbek, Byblos. Et la surimpression du visage de la poétesse Nohad Salameh, l’amour de sa vie. C’est là que lui est donné son chef d’œuvre, Les alphabets du feu, qu’il mettra plusieurs années à matérialiser en chant avant d’avoir perçu l’existence d’un « cadastre du sacré ».

Toutes ces années consacrées à la poésie, la sienne et celle des autres en tant que critique et directeur de collection, lui ont rendu, pourrait-on croire, ce qu’il avait donné. Il reçut le prix Max Jacob, le prix Apollinaire, le prix Goncourt de la poésie, le grand prix de poésie de la Société des Poètes français, remis par Senghor.

Mais qui, aujourd’hui, dans la rue, connaît le nom de Marc Alyn, c’est-à-dire qui a lu son œuvre ? Ce n’est pas le moindre des paradoxes destinée à la poésie.

Aussi après toute cette reconnaissance du milieu, son œuvre commence enfin à devenir visible. Ce en quoi elle agit, pour qui a choisi son camp dans la désacralisation de la matière. « Il n’y a pas d’autre issue à la crise que la transcendance, seule voie qui ne soit jamais menacée », écrivait Arnaud Desjardins.

La transcendance, pour qui choisit de lire la poésie des grands poètes, agit en contagion.

Les grandes images de Marc Alyn sont de cette contagion bienheureuse. Sa poésie conjure les hivernales de la modernité.

 




Dominique Dou, Bagdad sous l’ordure

Au film Bagdad Café, comédie de Percy Adlon, ajoutons désormais le recueil original et tragique de Dominique Dou, Bagdad sous l’ordure, publié aux éditions Henry. Le titre accole la splendeur et la souillure en une dissonance qui semble appartenir à la famille des oxymores, telle « l’obscure clarté » de Corneille. Dominique Dou se déprend des collets de l’exotisme et de la prétention distinctive du voyageur envers son cousin le touriste. Elle chante la capitale irakienne et son entremêlement de prosaïque et de sacré. 

Dominique Dou, Bagdad sous l’ordure, éditions Henry, 2017 ; 40 p. ; 10 €.

Un peu d’arithmétique : troquer un terme pour un autre en tentant de conserver la signification : je remplace « Verbe » par « Mot » sauf le respect que je dois à l’Evangile selon Jean : « Au commencement était le Mot, et le Mot était en Dieu, et le Mot était Dieu. » Ici le mot est « Bagdad », quatre consonnes pour deux voyelles à l’unisson, le mot qui nomme la chose – on n’en sort heureusement pas – semble adorner comme jamais la matière ; Bagdad dit Bagdad plus que Bagdad et ces deux syllabes semblent chatières de l’univers, elles font peur comme tout ce qui se suffit à soi-même. Bagdad signifierait « donné par dieu » en persan antique et dans notre langue, tel un contrepoint d’une sensualité propitiatoire, serait le fondement du mot « baldaquin » : dérivé de Baldacco, forme toscane du nom de la ville.

Ce recueil n’est pas qu’une simple visite. Dominique Dou transcrit les pulsations intimes de la ville, Bagdad entend, Bagdad répond : « Je t’ai connue/dans le monde normal/dans l’orient sonore/dans le rudiment/de ma venue timide » et tresse une longue litanie sans dieu à la gloire de l’origine de l’origine :

Le lendemain

la reconnaissance de la promenade

des maisons reconnues des enfants

me reconnaissent – pas

de femme –

l’inutile séjour.

 

Le lendemain

tout est bleu partout pourtant ma couleur

est le blanc

tout est nu partout pourtant j’habite

les livres blancs – tout est

vide partout – je suis vide.

 

Chacune des strophes, sur plus de trente pages, est ouverte par une anaphore : « Le lendemain ». Cette répétition engendre un regain qui dévoile et masque dans le même temps l’énigme de ce qui gronde en ce lieu ; demeure de l’homme au prénom changé – qui est-il ? –, de la guerre, « ce conflit aussi constant que le soleil ». « Le lendemain » devient ensuite dans le dernier mouvement « Le lendemain et tous les lendemains », anaphore qui se double et s’augmente d’une pluralité, jeux de miroirs, ainsi qu’on les posait dans les cages à canari pour que l’oiseau chante plus et mieux en contemplant son reflet, étranger à lui-même ; Bagdad reste inatteignable dans ce qu’elle peut avoir de familier même si le voussoiement n’est plus de rigueur :

Le lendemain

et tous les lendemains

tu me fatigues Bagdad tu me tues

Tu ne m’as pas attendue je n’ai rien vu […]

 

Le lendemain

et tous les lendemains

dans des images Bagdad je te vois floue

tu remues dans les images tu remues –

Dominique Dou se fait héraldiste, elle imprime un blason nouveau. L’ordure – on est tenté de diviser le mot « l’or dure » – participe de la fertilité :

 tu t’enfonces dans l’incompréhension de cette terre/vivante/sous l’ordure/ – avec moi  

et du renouveau :

ta terre informe la terre/ et je continue de boire/ la où vous n’êtes sous l’ordure t’aime/ te nomme humaine au prénom changé. 

De Bagdad, dite aussi Madinat al Salam, la cité de la paix, je m’en vais à Budapest – c’est presque sans raison – où l’épigramme du poète hongrois István Kemény me donne une homélie à ces prévarications au bord du Tigre :

Deux fois deux font quatre.

Si tu n’en dis mot – tous l’oublient.

Si tu le dis trop : nul n’y croit. 

 




Les Hommes sans Epaules : poésie chilienne.

Encore une très belle livraison que ce numéro 45 des Hommes sans Epaules, qui nous offre ce que nous pouvons sans hésitation appeler une anthologie des poètes Chiliens contemporains. Accompagné et guidé par un paratexte important comme à l’habitude, le lecteur est invité à découvrir quelques uns des noms parmi les plus représentatifs du genre : Vicente Huidobor, Pablo de Rokha, Pablo Neruda, Alberto Beaza Flores, Gonzalo Rojas, Patricio Sanchez Rojas et bien d’autres.

Les Hommes sans Epaules N°45, Ecouen, premier semestre 2018, 341 p., 17 €.

Ce dossier est précédé d’une introduction signée par Christophe Dauphin, qui dans son éditorial retrace le panorama historique et social qui a présidé aux productions proposées : « Lettre du pays qui a des poètes comme la mer a des vagues ».

Les rubriques habituelles entourent ce dossier : le lecteur y découvrira tout un appareil critique, « Avec la moelle des arbres » dont les auteurs ne sont autres qu’Odile Cohen-Abbas, Henri Béhar, César Birène, Karel Hadek, Paul Farellier et Claude Argès. Des informations qui recensent aussi les événements qui ont eu lieu autour de la poésie figurent en fin de volume : un compte rendu du 27ème salon de la revue, de la rencontre avec Frédéric Tison qui a eu lieu à Saint Mandé en novembre 2017, et bien d’autres encore.

Enfin, ce numéro du premier semestre 2018 nous propose des textes d’Yves Namur, d’Emmanuelle Le Cam, de Gabriel Henry, et d’autres poètes contemporains de tous horizons.

Fidèle à sa ligne éditoriale et à sa politique qui est d’offrir au lecteur une pluralité d’outils afin de guider sa lecture sans jamais en orienter la réception, ce numéro 45 des Hommes sans Epaules est dans la lignée de ceux qui l’ont précédé. Il propose une rare épaisseur, non seulement en terme de volume, annonciateur d’un contenu riche et diversifié, mais aussi en terme d’analyses visant à enrichir l’appréhension d’une littérature toujours donnée à découvrir dans la globalité des éléments contextuels qui ont présidés à sa production. La liberté de découvrir de nouveaux auteurs, de nouveaux horizons poétiques est ici encore soutenue par une contextualisation dont le lecteur saura s’emparer pour recevoir dans toutes leurs dimensions les pages de cette revue.




Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes

Deux textes sont superposés : un texte à caractère culturel qui décrit une société archaïque se modernisant lentement, un autre sur les mots, l’écriture, les livres et leurs rôles dans les mains du narrateur. Par la lecture, l’homme acquiert « le savoir, la loi, la possession », monde à ordonner et ordonné. Le narrateur possède un don : maintenir les autres en vie, les guérir à condition de trouver le mot juste. L’écriture est une rébellion contre le temps qui passe et que l’on peut arrêter. Ecriture comme puissance sur le mot, comme devoir et révélation. 

Kamel Daoud , Zabor ou les psaumes, Editions Actes Sud 21 euros.

Ecriture pour faire vivre, faire revivre, écriture comme marque d’éternité. « Les cendres d’un livre parlent toujours. C’est un livre à la gloire du livre.

Le narrateur est en opposition avec son milieu, en révolte, en colère. Il apparaît comme l’inverse du monde dont il est issu avec une identité autre, une culture déviante. Ce qui le sauve : le monde est un livre écrit ou à écrire « rien qu’avec des mots ». Ecrire, c’est éclairer, mettre de l’ordre, tracer une ligne, une voie/voix pour tenter une saisie du monde. Il y a dans ce roman, quelque chose de confus, de fragile, de subtil et de ténu : « des cendres à raviver », « tout étant futile et sans issue ». Le roman saute beaucoup d’une chose à l’autre comme un spectateur qui regarde la T.V.

La concentration de la pensée échappe : histoire s’imbriquant dans une autre. L’auteur a un faible pour les « digressions ». Elles assurent un tout, reviennent sur les mêmes événements tirés les uns des autres, elles éclairent progressivement le récit pour l’enrichir et le rendre plus présent à la compréhension.

Zabor : « qui va te croire quand tu parles en prophète », en poète ?

C’est toute l’histoire d’un village, d’une famille, des individus qui lentement ressort, c’est la partie sociologique à côté de la partie onirique : un don que possède Zabor qui n’est lié qu’à la mort ou la maladie. Il y a une superposition entre la page d’écriture et l’éloignement de la mort. Les faits semblent issus de la page et non l’inverse, c’est l’écriture qui influe sur le réel : « à la trente-neuvième page, il a presque bougé la tête ». « La langue est un couvercle sur le vide ». La linéarité du temps est brisée, le roman s’enroule autour de lui-même par cercles concentriques qui vont s’élargissant, augmentant la quantité d’informations. Il semble se libérer de la pesanteur, de son message vers une poésie ou tout au moins un appel à celle-ci. Le présent vécu et dévisagé nous laisse notre espérance, notre vie à accomplir jusqu’au bout, jusqu’au dernier espoir. L’apprentissage de l’écriture et des mots s’ouvre comme un monde de la proximité et de la vie directe. Monde « devenu souverain en multipliant les mots ». Le monde se perpétue par sa description.

« La langue parfaite et précise provoque la réponse du muet « Même la pierre y avait langue », découverte que le mot n’est pas la chose, qu’il y a une faille. Une chose est désignée par des mots différents dans d’autres langues. L’écriture s’infiltre dans le corps comme une présence et une matière qui se prolongent au-delà de la dernière page du livre.

« En attente de la langue parfaite, je ne pouvais vivre que dans le désordre ». C’est un retour à l’idée du chaos avant la mise en place d’un monde plus calme consigné dans de nombreux cahiers propices par l’écriture à décrire et comprendre le monde tout en permettant l’exercice du don. Vie muselée par les croyances et les coutumes, « comment pouvait-on arrêter un homme au nom de dieu ou d’un livre» C’est une révolte contre une culture ancestrale et stérile menée au moyen de la raison et de la liberté mais aussi de l’irrationnel par la présence d’un don peu compatible avec cette raison. Le narrateur reste attaché à sa culture dont il refuse certains aspects essentiels. « C’est une admirable rébellion » contre « le livre unique qui avait dévoyé les autres livres » qui appelle à la liberté de pensée et d’action, peut-être en relation avec la colonisation. A d’autres moments, le narrateur apparaît comme le Christ des chrétiens capable de « résurrection », le visage tourné désespéré vers le ciel. Il efface une culture et sans cesse la rappelle à lui. C’est un conte qui cherche l’impossible et l’improbable, qui aide à comprendre le monde pour tenter de l’améliorer. Pour ce faire, il vit à l’inverse des autres : « la nuit, je suis libre » et surtout seul, solitude imposée par sa différence avec les autres. N’est-ce pas le livre des apparences, surtout celles que l’on se donne ? Le monde moderne y est présent joint au monde passé. Il y tente un acte essentiel qui le guérit du monde : enterrer des cahiers la nuit car celle-ci affrontée devient lumière, présence et présence humaine dans sa volonté d’ordonner le chaos.

Tous les cahiers écrits sont un « rempart contre l’effacement. » Pour ce « Voyageur imaginaire », « L’ultime défit du don : faire aboutir la langue à son impossibilité ». « Une écriture dont émergerait une main tendue. » Ecriture comme moyen de se sauver et de sauver le monde contre l’absurdité, rendant sens jusqu’à l’acte de fraternité. Appel parfois répété au nom des personnes et des choses, comme la vie regardée en face et qui soulage de toutes les peurs. Le mot « met de l’ordre dans le chaos du monde ». Le mot vers « la familiarité du monde », le soulagement, la vie reconquise par les choses qui ont un nom. Il y a un lien entre la paternité et le nom des choses. Deux langues inconciliables se superposent : celle des autres, le dehors, la sienne propre, le dedans : « tout mon univers réclamait une langue nouvelle. » L’apprentissage de cette langue fut un combat gagné contre la pauvreté ». La langue est proche du corps avec des influences réciproques pour que le mot et soi ne fassent plus qu’un. Une langue pour lutter contre l’effacement, l’oubli, la mort.

Une troisième langue permet d’atteindre le dessus des choses. Elle est « royale » et personnelle. Une troisième langue « dont personne n’était le gardien » qui allait par la transformation du corps changer le monde et surtout sa vision. Il découvre le texte libre qui n’est pas une leçon ou une morale mais une présence charnelle qui mettait en évidence sa sexualité d’adolescent : celle tournée vers lui et celle tournée vers les autres. Livre baroque, touffu malgré la ligne droite qu’il dégage et le rapport serré entre la vie et les mots, source de vie. Tout se termine par une course entre l’événement qu’il faut maintenir à l’extérieur et l’écriture qui doit le guider et le forcer à se réaliser. Un seul événement comme l’arrivée du sable en déclenche d’autres oniriques, fantastiques cependant attachés à un réel. Les points de repère ont disparu. Cela rappelle Rimbaud, dans les Illuminations, où réel et irréel ne sont qu’un mais le tout reste sensible à la limite du possible mental où le réel est récupérable mais reste à fuir.

Pour le narrateur, « la langue française, étrangère, signifiait un pouvoir sur les objets ». « La création s’avançait vers moi » et la langue devenue la langue de la licence des mœurs fait tout se passer à l’intérieur. L’orgie n’est pas vécue mais simplement décrite. Le narrateur est devenu voyeur, la langue est son amour qui le libère jusqu’à une sorte de folie comme donner la main à un frère ennemi. Une soif de lire mais surtout de relire tout texte, notice, livre…qui lui tombent sous la main fait que la langue dépasse tout ce qui est lu. Elle est précise et rigoureuse. Voilà sa force où l’on peut imaginer. Le monde finit par ne plus exister que dans la langue, sa pleine liberté, l’imaginaire mis à nu et en mouvement.

Tout finit dans l’agitation et la perte du don, la dispersion des écrits, la perte de l’écriture. « Cette langue m’a libéré ». « J’ai atteint l’équilibre du sang et du sens, entre l’évocation et la vie. » C’est le retour à la vie ordinaire.




Journal des Poètes, 4/2017

Dans le numéro d'hiver du JDP, un dossier sur la poésie israelienne, réalisé par Esther Orner et Marlena Braester,  précédé d'un hommage à Israël Eliraz, dont 5 recueils ont été publiés par Le Taillis Pré entre 2000 et 2008.  La diversité des voix poétiques, soulignée par la la sélection, retient l'attention – en parfaite harmonie avec la philosophie d'ouverture de la revue, telle qu'elle est définie depuis l'origine, ainsi que je le signalais dans l'édito, consacré au numéro suivant(1) ((1-2018, 87ème année, dossier "La poésie croate-1")) . On y croise les mots du contestataire Meir Wieseltier, pour lequel "la fleur de l'anarchie se balance encore dans le vent", ou ceux de Rivka Miriam, dont les poèmes évoquent la famille et la religion avec une tendresse malicieuse :

 

Le Journal des Poètes, 4-2017, 86ème année, dossier "Voix de la poésie israélienne", et 10 euros le numéro ou par abonnement – informations sur le site https://lejournaldespoetes.be/abonnement/

Quand les juifs se portent sur leurs propres épaules / ils perdent leur poids / leurs poids / leur poids passe aux livres / qui grossissent et grossissent.

Raquel Chalfi explore le côté poétique du monde scientifique : "Je navigue navigue navigue / dans l'immense univers des atomes de / ma vie minuscule" tandis que Maya Bejerano propose des haïkus sur la vie quotidienne. C'est l'actualité – violences, attentats, viol – et leur répercussion sur les liens humains qui constitue l'amer arrière-plan des poèmes présentés par Anat Zecharia : "Nous disons le mal pour le bien, le bien pour le mal / idées sombres".

Cofondateur de la "Guerilla de la culture", Roy Chicky Arad nous implique dans son poème :

Le moyen de niquer le système : le grand lac

Viens te joindre avec moi dans le grand lac

Pourquoi suis-je seul dans le grand lac?

Rien ne vous empêche de venir au grand lac

Par exemple, toi, lecteur,

Ne dis pas "je ne suis que le lecteur",

Retrousse ton pantalon, jette le maillot,

Viens maintenant dans le grand lac !

Décidément, c'est un auteur que j'aime beaucoup : entre une shadokienne "critique acide de la passoire / Insurrection contre les petits trous / Rébellion contre son avidité stérile" et un texte appliquant strictement l'injonction du titre : "Mono", les poèmes "Le fascisme" et "Patriote" revisitent à rebrousse-respect ces termes avec lesquels on dresse les foules à l'obéissance, ou les unes contre les autres.

Des textes de Marlena Braester et Esther Orner, qui ont réalisé ce dossier, complètent ce bref panorama, dont on aurait aimé qu'il y ait un deuxième volume, comme pour la poésie croate. Des belles images de la première, je retiendrai "les vagues-dunes traînent muettes / le futur d'un passé toujours plus présent", et de la seconde, le titre , "Etrangers à l'endroit", de cet ensemble de brèves notations en prose, où l'étrangeté naît de la précision du détail observé.

On ne parlera pas aujourd'hui des autres parties de ce numéro, toujours riches de propositions, des "coups de coeur" à Jean-Marc Sourdillon et Pierre Dhainaut, des deux beaux ensembles de "Paroles en archipel" et "Voix Nouvelle", complétés par les critiques et présentations d'"A livre ouvert" et "Poésie-panorama'. On se contentera d'inviter le lecteur à visiter le site de la revue, afin de s'y abonner.




Michel Dvorak, Vers le cœur lointain

Qui n’a déjà éprouvé la sensation d’être étranger au monde ? Michel Dvorak pose de bonnes questions qui restent sans réponses. À quoi il faut ajouter des visions insignifantes (comme voir un champ de pierre dans le nord de l’Irlande ou un enterrement de linceuls en Palestine). 

Michel Dvorak : « Vers le cœur lointain ». Rougerie éditeur, Préface de Marie Huot, 64 pages, 12 euros.

Voilà qui en dit long sur l’épaisseur de ces poèmes, sur leur obscurité, sur le mystère qui s’en dégage. Michel Dvorak ne manque ni d’humour, ni d’imagination : proses et vers se mêlent dans dans ce recueil tant que c’est une vraie réussite. Chroniques des évènements et de quelques phénomènes ordinaires (qui court sur quatre pages) ne manquent pas son objectif. J’aime le poème s’adressant à Yannis Ritsos, sans doute pour de mauvaises raisons. On a l’impression de mélange des approches… Mais cela ne va pas sans une certaine obscurité. Une certaine origine (pour ne pas écrire une origine certaine) est au rendrez-vous. C’est écrit dans une langue simple qui n’enlève rien à l’énigme ! Les questions abondent comme si Michel Dvorak était préoccupé du ton énigmatique de ses poèmes (ainsi celui de la page 33 ; Michel Dvorak ne répond à rien, surtout pas aux interrogations du lecteur : «  Nous qui les croisons / Et doutons du langage // Evitons de leur parler / Trop longuement » . Mais, honnêtement, je ne suis pas sûr d’avoir tout saisi, tout compris car les choses me semblent gratuites. Je me trompe peut-être ? Cependant, ce n’est pas une raison pour ignorer ce livre…

 




Mina Süngern, Kalamazoo et autres textes

 

Des tourterelles s'envolent d'une cheminée

 

Derrière six carreaux lenticulés d'éclaboussures,
la pluie contre la façade opposée
s'est oubliée de part et d'autre d'un lampadaire :
deux traînées blanches s'étirent vers le sol
et sous les larmiers redondent
des stalactites de propreté à deux dimensions.

Le toit de l'immeuble est un bandeau colorié
de traits rouges et bruns où se dressent
sous le ciel blanc et par grappes parallélépipédiques
les souches des cheminées en ciment. Autour
des mitres à forme de lanterne reposent
impassibles des tourterelles.

Mol dimanche rampant, pétrifié
dans les lignes et les volumes où dominent
sans intermédiaires l'anthracite et le fer ;
à l'encontre de tout principe c'est ton épaisse
stabilité qui provoque, au bain de l'observation,
la dissolution de tes éléments.

Quand soudain – renversement de la formule – 
les tourterelles prennent leur essor, rompant
d'un délié vif sur la blancheur la statique du tableau.
Alors grains, creux, traces, brèches et reliefs
retrouvent de leur mordant les contours, solide
leur dédain ; et mon organisme une ivre caducité. 

 

 

Le monstre de ma colère

 

Qu'il ne laisse que cendres dans son sillage
le monstre de ma colère puisqu'à ma source et tout le long
de ce muret de pierres verdoyant de mousse
s'appuie un silence qui n'a pas de mesure :

cette Présence dont j'attends l'adresse
d'un oui bras ouverts et solides, reste par devers moi
imperturbablement coite, et comme un ressac
à cette grève toujours ma phrase échoue et s'humilie.

Alors se lève l'aspiration aux représailles :
s'il n'est pas de lieu pour ma voix, que toutes s'éteignent
dans ce silence crevé par ce silence plus cru
dont sort mon corps net proportionnel à ma nudité.

 

 

Le petit gars à mobylette

 

En jetant à peine un regard par la fenêtre de la voiture
il se peut qu'on soit saisi
par une image qui, à elle seule
condense le sentiment de la vie toute entière.

Ainsi du petit gars à mobylette.

Je ne vis pas son visage ni ne me souviens
d'aucun détail de sa silhouette. Simplement,
sa présence fut une profondeur creusée
à la surface de l'ordinaire.

De cette profondeur jaillirent ses cellules
soudain visibles sous l'extériorité
de la lumière, et dans le relief incessant
de leur travail. – Elles travaillaient

à régénérer sa mémoire, à renouveler sa peau,
à sécréter de la matière « homme », et cela sans autre but
que de continuer le travail de milliards
de milliards d'autres cellules depuis des millions d'années.

Aussi le petit gars et sa mobylette étaient encastrés
dans la réalité du monde – l'immeuble à l'arrière-plan,
la route, le trottoir ; nul échappatoire :
il n'existe pas en dehors de son lieu.

Qu'importe où se rendait le petit gars à mobylette
sa volonté pèse peu dans l'éclat qu'il révèle
où miroitent les forces naturelles et sociales
par lesquelles il est façonné comme une pierre.

Kalamazoo

 

La chambre donnait sur l'autoroute et la fenêtre encadrait le lampadaire
du parking dont la lumière obscène, comme celle des projecteurs dans les
stades de foot, confisquait toute intimité malgré le store baissé. 
Toutes les nuits, le trafic était une machine irrégulière qui effilochait la
corde du sommeil.

Impossible d'ouvrir les fenêtres en grand, bloquées à dessein. Aussi
partout flottait une écœurante odeur de rat crevé qu'on aurait tâché de
dissimuler sous un désodorisant chimique : c'était l'odeur de la
climatisation qui tournait en circuit fermé. 
Ou bien celle de cadavres qu'on recyclait dans les soubassements.

*

Un jour (férié), je dus marcher le long de l'autoroute (car il n'y avait pas
de bus) pour chercher à manger. Alors je constatai à quel point les
machines séparent le règne du vivant en deux catégories d'individus : sur
l'étroit bas-côté de l'axe que parcourent sans discontinuer, dans le
vacarme et la puanteur, ces carapaces améliorées, on se sent comme un
vague végétal mobile et incongru.

Et comme cette différence de nature à la longue nous use, nous réduisant,
sans qu'on ait de quoi y résister (en regardant ailleurs par exemple), à la
fragilité de notre chair, on est pris de vertige, comme lorsqu'en haut d'une
immense tour on ne parvient plus à s'adapter aux dimensions, et de l'envie
de résoudre cette incompatibilité en se jetant sous les roues.

C'est pourquoi j'attachai, avec une tendresse sororale, ma concentration
aux touffes d'herbe jaunie qui résistaient tant bien que mal sur le bitume.

*

Chaque fois que je rentrais, je retrouvais, assis sur un banc à côté de
l'entrée, un couple de vieux qui me dévisageaient, impassibles, tandis que
j'avançais vers la porte. Leur neutralité était confondante : comment s'y
ajuster ? Lui portait un pansement sur l'œil droit ; d'elle la brise soulevait
une mèche au ralenti. Je disais bonjour. Pas de réponse. 
Alors il me semblait être un personnage dans un film de David Lynch.




Quintan Ana Wikswo et Margo Berdeshevsky

Quintan Ana Wikswo et  Margo Berdeshevsky

Le 26 janvier 2018

 

 

 Margo Berdeshevsky. Nous avons une passion commune pour l’image, linguistique autant que photographique. Vous, ce sont les silhouettes sur fond de ciels aléatoires, les formes qui déstabilisent l’esprit du lecteur, qui reviennent, lancinantes. Nous partageons un lyrisme qui n’est pas toujours, et souvent même pas du tout, beau. Nous sommes enclines à aborder la violence faite, ancrée en mémoire. Nous avons en commun l’envie de pénétrer des domaines où esprit(s) et récit se sentent égaux en puissance et où corps et sexualité über-réelle imposent leur présence autant que peau, sang menstruel et bile. Peut-être bien, aussi, que nous partageons un besoin de sanctuaire. Si tant est que cela existe.

Dans A Long Curving Scar Where the Heart Should Be ((Une longue balafre en croissant à la place du cœur)). on finira par trouver un refuge. Les images, souvent macabres, s’enténèbrent, se chargent, se sous-tendent de bleus funèbres, de la peau mi claire/mi brune des personnages, à la fois dans les couleurs et la tonalité des mots. À lire ce livre semi-surréel, je me suis, à un moment, retrouvée dans l’Ode à un rossignol de Keats, prise du besoin pressant de lire une fois encore Havre lancinant des mouches aux soirs d’été. Du besoin de me remémorer des vers du poème : Maintes fois, à l’écoute quand la nuit descend,/je me suis pris d’amour pour l’apaisant trépas.... Votre livre semble se situer à mi-chemin entre cette sorte de somnolence léthargique et l’envoûtement venu d’un passage à l’écrit brut de décoffrage et effrayant. Avant de pouvoir continuer ma lecture de ce roman âpre à l’âme, il m’a fallu revenir à la première strophe de Keats :

 

Mon cœur a mal et une pénible torpeur

M’engourdit comme si j’avais pris la ciguë,

Ou, venant de vider la languide liqueur

 Du pavot, mon corps, au Léthé, s’était perdu...

 

J’ai dû m’interroger et me demander encore, tout comme Keats à l’écoute du chant caché, sous-jacent : Suis-je éveillé ou en sommeil ?

Une longue balafre en croissant à la place du cœur me faisait l’impression d’être un livre où s’abîmer aussi. Où mourir afin d’y revivre, éprise à demi de la mort et à demi de la vie au fil de son cours, entre les photographies bleues et cyan foncé et l’existence sans fard de quelques membres de ta famille et ancêtres : ceux que tu qualifies de « marginaux et de persécutés de Virginie, de Caroline du Sud et du Tennessee... » ; tous morts aujourd’hui, mais évadés de leur sépulture. Tissu de cauchemar certes, c’est aussi une prose qui transcende le genre, une histoire qui ne saurait occulter son amour de l’image et qui, en conséquence, l’accueille à bras ouverts, attirant le lecteur dans de ténébreuses embrouilles et dans une Amérique audacieusement évoquée. Une Amérique au sein de laquelle les ancêtres de l’auteur « intégrés ou contestataires––ont tous étés renvoyés chez eux chargés d’opprobre afin de ne pas faire de vagues dans la presse ou l’opinion publique. »

Dans les premières pages du roman, des phrases telles que celles qui suivent donnent à penser que cela ne va pas être une partie de plaisir : « Elles mangeaient même leurs propres ongles, au sel, tout comme elles mangeaient ceux qu’elles coupaient à leurs jeunes enfants. Ces ongles étaient très tendres. La terre, sous ceux des enfants, était couleur chocolat au lait. Leurs dents étaient toujours impeccables à cause des cailloux, des bouts de bois et des clous, mais pas question de fumer quoi que ce soit. » Très vite, on se rend compte que ça ne fait pas dans la dentelle : « Les filles entassaient les corps d’hommes à l’arrière sous la galerie, le temps qu’ils se vident, avant de les envelopper dans les feuilles géantes des tiges de tabac pour les accrocher aux fers du fumoir. La moule des filles avait goût de sassafras. Belles et dodues, elles dansaient nues et baisaient ensemble sans payer... »

Viendra bientôt la rencontre avec Maw, gardienne, geôlière, sage-femme et croquemort. Femme un jour abandonnée, mais à qui on ne la ferait jamais plus. « Divinité des épanchements, des larmes et des expulsions. » De qui l’on murmurait que c’était une fausse blanche. Maw, abandonnée « à peine fini d’accoucher, chemise encore maculée d’encre utérine rouge—». Maw, qui chante des airs sombres à ses petites filles... personnage incisé au scalpel. « Maw, divinité de la teigne et des poux. »

Nous y trouverons, comme elle, un homme avec qui elle a fait ses bébés : « Lafayette vit que c’étaient des anges d’horreur––même le sang qui affluait sous leur épiderme nouveau-né ne pouvait occulter leurs origines en d’autres termes que ceux-ci––ils rougeoyaient. » Sauf que l’homme Lafayette se fait adorateur de la fente de chair, fermée autant qu’ouverte, qu’une femme a entre les jambes. » Il est l’homme qui « peut faire comme s’il était tout entier dans son pénis et qui, dans leur bouche, danse lui-même le tango au fond de leur gorge rosée jusqu’à toucher du bout des doigts la draperie de leurs poumons. En totale pureté. »

Côté rejetons, nous avons une fille, infirmière parce qu’elle le peut et le doit, une autre « trop blanche pour être nègre, trop nègre pour être blanche. Trop seule pour se sentir intégrée, tellement dans le bain des secrets du Sud qu’elle passe inaperçue, même si elle saute aux yeux. »

Et donc, de chapitre en chapitre, nous progressons dans un roman en images qui inclut des chants à-demi connus tenant du sacramentel (sinon du sacré) et du profane. Dans un roman qui participe autant de la poésie que de la prose. Un roman d’immémoriale douleur : « plus grande, plus durable, plus persistante que les femmes, qui remonte à la déchirure des continents, s’enfonce jusqu’au ventre de la terre, repue d’un magma de deuil dont la seule trace d’injustice dans le vide reste coulée de lave... ».

Et donc, de chapitre en chapitre, nous progressons dans un roman en images qui inclut des chants à-demi connus tenant du sacramentel (sinon du sacré) et du profane. Dans un roman qui participe autant de la poésie que de la prose. Un roman d’immémoriale douleur : « plus grande, plus durable, plus persistante que les femmes, qui remonte à la déchirure des continents, s’enfonce jusqu’au ventre de la terre, repue d’un magma de deuil dont la seule trace d’injustice dans le vide reste coulée de lave... ».

Il y a aussi les images dont le livre est jalonné : des photographies de bleus foncés, en silhouettes, qui aboutissent à des magentas pour se terminer en vertes suggestions d’un avenir en croissance, avant le retour à la case départ dans le cyan et les bleus d’une nuit lourde de spectres. Tout cela sous forme de silhouettes, mais aussi d’ardente hémorragie, vers un avenir où bleus et rouges se superposent en tranches napolitaines. Chacun des récits que vous dépeignez ressemble à un orgasme qui monte, petit à petit, toujours en manque (si je peux risquer ici une interprétation...) en manque de quelque terre sainte où aboutir.

 

 

 

« Il existe du secret à détruire quand vient le moment. Des choses de prix et fragiles, à briser en mille morceaux. » Ou alors n’existe-t-il, de fait, aucun cadavre à mettre dans la tombe qui reste à creuser, lors du départ des esprits ?

Les dernières séries de photos spectrales se maculent en levers de soleil. Ou des couchers peut-être ? Le doute subsiste. « Le pire pourrait ne pas durer et le meilleur se faire jour. »

« Il était une fois une grande demeure blanche sur la hauteur, maison maudite selon certains, même si personne ne sait avec certitude où elle s’en est allée, sauf à dire que ceux qui l’habitaient ou qui vivaient dans le coin n’en sont pas tous, ni toujours, sortis vivants : esclaves africains, nôtres, malades du temps où elle servait d’hôpital... »

« Il était une fois nos parents. Qui ont fui une maison où il y eut jadis un incendie, de la fumée, des cendres, et qu’ils qualifiaient de sanctuaire. Qui avaient cru en finir, une bonne fois pour toutes, mais à tort. »

Sacré livre !

 

Une longue balafre incurvée à la place du cœur, ça remue. Venons-en aux questions : Qu’est-ce qui détermine/a déterminé l’écriture de ce livre à ce moment donné de votre vie/de l’histoire de l’Amérique ?

Quintan Ana Wiskwo. J’ai commencé à travailler sur ce livre il y a vingt ans et, depuis ce temps-là, il est resté en gestation ininterrompue, toujours présent dans mon existence. Je n’ai jamais cessé d’écrire ce livre, même avant qu’il ne prenne forme sur le papier. C’est, et ce sera toujours, le moment de labourer son propre champ et le champ du vécu américain pour voir quels ossements et quelles semences vont en ressortir. Mais il faut dire qu’écrire et publier, ce n’est pas la même chose. Bien des livres du genre du mien se morfondent dans les tiroirs d’auteurs de talent d’un bout à l’autre du pays... tout, à mon avis, consiste à expliquer pourquoi le moment est venu de publier aujourd’hui.

J’ai toujours bien discerné ce que le livre devrait être : au mieux l’écriture américanienne est fertile et enthousiasmante mais, depuis l’enfance, je me suis rarement trouvée (pas plus que quiconque d’autre de ma connaissance) à l’aise dans les espaces fermés qu’elle offrait. Les « Grands Romans Américains », commercialement corrects, sont des cages qui ressemblent à des livres mais qui châtrent tout ce qui n’entre pas dans la géométrie de leurs tranches de vie américaines, d’histoires américaines, d’identités américaines. Il y a longtemps de cela, l’édition américaine a décidé que la façon la plus simple de sortir du labyrinthe de la vie américaine consistait à fermer les yeux et à s’en tenir fermement à deux ou trois lignes directrices, typiquement : la blanche, la masculine et l’hétérosexuelle. De nos jours, cependant, de plus en plus d’Américains se lancent sur une immense toile d’araignée non cartographiée. Une longue balafre incurvée à la place du cœur plonge au tréfonds d’un monde d’écrivains en marge qui s’emploient à agrandir la toile plutôt qu’à la faire disparaître dans l’aspirateur.

Aux yeux d’une culture––et pour l’industrie littéraire américaine––socialement formatée en vue de perpétuer et de policer la ségrégation, il n’est plus excusable d’escamoter le fait que la plupart d’entre nous vivons au centre névralgique d’une multiplicité complexe d’égos concurrents dans une société multiraciale, multi-sexuée, multigenre, multi-économique, et j’en passe. N’autoriser que trois lignes est inexcusable––il est grand temps que se termine l’arachnophobie et que les éditeurs abordent la toile comme étant la plus élaborée des structures architecturales dont notre art dispose. La littérature américaine, tout comme la littérature américanienne, est à la croisée des chemins. Il revient de choisir quel fil de la toile suivre pour atteindre au sublime de l’aventure, sinon c’est l’atrophie dans le néant.

Le moment de publier, c’est aujourd’hui––disons-le franchement, parce que même si le livre fut d’abord accepté par l’éditrice visionnaire et réceptive qu’est Anitra Budd de chez Coffee House Press, c’est finalement James Reich qui l’a sorti chez Stalking Horse Press dont les collections chapeautent l’écriture alternative américaine. (Peut-être est-ce parce qu’il est britannique et donc moins gêné aux entournures ou coincé par les phobies littéraires spécifiques de notre continent). Il m’a laissée m’exprimer librement suivre le fil d’Ariane de la forme, de l’identité, de la structure, d’une histoire qui m’appartient. Il ne s’est pratiquement jamais manifesté lorsque mon expression viole les frontières du vendable, du commun, ou du confortable. Je n’ai pas encore trouvé d’auteur affranchi des démarcations qui ne se soit retrouvé avec des cartons de courrier en provenance d’éditeurs étonnés lui disant qu’ils ne voyaient pas comment ils pourraient monnayer autre chose que : a) un texte réducteur en matière d’identité, de vécu, de structure et d’expression, fondé sur un présupposé consommable, et : b) une histoire que vendrait sans problème à ses voyageurs de passage le libraire d’un hall d’aérogare.

Margo Berdeshevsky. Êtes-vous arrivée au bout, ou bien n’est-ce qu’un commencement ?

Quintan Ana Wiskwo. J’en suis toujours à découvrir des secrets et des ambiguïtés au sein de ma propre famille––c’est le fondement de mon livre–– alors que de plus en plus de données sur le vécu américain, deviennent disponibles grâce au travail approfondi de tant de gens qui s’évertuent à élargir les descriptions de notre monde. Mais les personnages eux-mêmes et ce qui leur arrive, ont atteint dans leur voyage une étape où des voies s’échappent de la carte. Ils la quittent et vont leur propre chemin ; je suis heureuse de les voir capables de le suivre sans moi. C’est ce qui leur arrive lorsqu’ils rencontrent un lecteur, un témoin, un compagnon de route––j’espère que Sweet Marie et Whitey, que Lafayette et Skinny Jones, la Jazz Girl et Maw m’en feront part de temps en temps !

Ce qui se met en branle, c’est une odyssée poétique plus conceptuelle, qui cherche à savoir comment une mémoire traumatisée se forge un itinéraire dans l’espace-temps. Les blessures infligées par l’histoire, contrairement aux idées reçues, ne se referment pas avec le temps ou la distance pour finalement disparaître. Les séquelles des injustices––génocides, marches à la mort, crimes de haine––ne s’enfouissent pas sous le parking goudronné d’un nouveau Starbuck. Et donc, ce sur quoi je travaille se présente sous forme de constellation de nouvelles, de poèmes et d’essais qui donnent tous à comprendre comment, en tant qu’espèce, nous pouvons mettre fin à cette horrible ruban de Möbius, tissu de haine sadique, cesser de blesser à mort le suspect ordinaire et apprendre à guérir les blessures infligées à notre corps socio-émotionnel plutôt que de les dissimuler jusqu’à ce que la gangrène s’y mette et qu’il faille amputer. L’analogie est macabre mais l’héritage de cruauté que nous nous léguons s’est retourné contre tout le monde. J’ai fini de me pencher sur le spectacle de la violence en Virginie dans les années trente pour maintenant jalonner le parcours qui a permis à la haine de nous écraser des siècles durant sous son talon de fer.

Margo Berdeshevsky. Dans votre ‘À propos de procédés’, en fin de livre, vous parlez de balayer « la répression qui entoure la manière dont le complexe socio-étatique établit les normes et définit l’humain. » Vous mentionnez les tentatives gouvernementales pour mettre au pas le corps « problématique » et avoir prise sur lui. Tandis que ces mots s’appliquent si cruellement aux moments que nous vivons, sur quoi porte votre regard, en quête d’une espérance capable de compenser une telle abomination et une telle mainmise ?

Quintan Ana Wikswo. Bien que mon recueil de nouvelles-poèmes s’intitule The Hope of Floating Has Carried Us This Far ((L’espoir d’avoir un jour des ailes nous mène jusqu’ici)), je ne miserais guère sur l’espérance. C’est une carotte en plastique pour cheval mort de faim––attends que ça vienne, attends que ça vienne––qui ne fournit guère de moyens d’agir. Le concept d’espoir se grève de passivité et cela porte à critique. Tels des chevaux, nous devons tendre le cou pour attraper un antidote bien plus puissant à ce que vous appelez la force du Mal. L’Espoir se brise trop facilement. Je soupçonne l’Espoir d’être une création du Mal qui savait très bien que cela ne ferait jamais un adversaire capable de victoire. Nous nous sommes jusqu’ici laissés mener en bateau à ce propos car nous avons tendance à nous figer sur place ou à nous évader dans une foi en l’espoir, superstitieuse et sous l’emprise de la terreur, plutôt qu’à nous munir d’instruments plus efficaces pour affronter la douleur qui nous écrase.

Ces instruments se nomment Moyens d’action, Prise de recul et Élévation. Agir vaut mieux qu’aspirer. Prendre du recul m’est aujourd’hui d’un grand secours : nous avons la capacité de cesser de soutenir les forces sadiques et exploiteuses et de cesser tout investissement leur bénéficiant. C’est de l’action. Avec du recul, nous avons des moyens d’agir et nous pouvons entamer notre élévation. Michelle Obama l’a dit : « Quand eux sont en bas, c’est nous qui sommes en haut. » La vue est meilleure. Le signal des feux allumés se voit depuis l’espace. On peut voir venir et anticiper. On peut prendre en enfilade. On peut faire obstacle. Là-haut, on peut créer des communautés plus éthiques et plus empathiques.

Margo Berdeshevsky. J’aimerais vous entendre réagir à la question que vous posez dans ces notes de fin de texte : « Comment mon rôle d’artiste, comme celui du public et du lecteur, peut-il changer un rapport voyeuriste de touriste-témoin en relation engagée entre militant et sympathisant ? »

Quintan Ana Wiskwo. Les Américains––lecteurs, directeurs, écrivains et éditeurs américains inclus––sont contenus dans une attitude passive, un comportement de consommateurs formatés pour être le premier, le plus rapide, et le meilleur à ingurgiter n’importe quel bout de gâteau qu’on leur jette du balcon du château. Commencez par vous représenter les milliers de gens qui font la queue à l’ouverture des portes des grandes surfaces le jour des soldes. Ensuite, passez à la diffusion en boucle de mèmes stériles sur les réseaux sociaux, qui montrent la violence faite mais ne sont que placebos bruyants. Troisièmement, voyez ce témoin qui, sur les lieux d’un crime, ne bouge pas le petit doigt. Ce que ces gens ont en commun, c’est, au mieux, leur passivité, et, au pire, d’être fascinés comme ces foules de spectateurs qui, dans les arènes, regardaient le dernier lion n’en plus finir de mourir. Dans un contexte de trauma, c’est le syndrome du cloué-sur-place. En termes d’humanitarisme, c’est se faire complice de ce que vous avez appelé le Mal.

La relation active entre militant et sympathisant nécessite que quelqu’un (artiste inclus) s’implique dans une entreprise systématique de reconstruction de nos propres psychés démolies, qui commence au plus profond, sans, en même temps, se départir de sa ligne de conduite dans la recherche des instruments nécessaires afin de guérir et non pas de blesser, ni de l’inlassable courage de faire face dans l’honneur, la bonté, la générosité, et l’intégrité, quelque carotte, bâton, prédateur ou agréable diversion qui puissent se présenter. Et cela ne s’arrête pas là. L’artiste-sympathisant doit s’en remettre à un processus fondamentalement impitoyable de connaissance de soi ; il doit se faire sondeur et explorateur éthique de blessures faites aussi bien que reçues ; il doit être prêt à offrir réparation concrète aux torts causés, à se détacher quotidiennement de tout et n’importe quel vecteur de violence et de haine, à faire passer l’édification avant le confort moral, à choisir le lien plutôt que le repli sur soi protecteur. Cela revient, essentiellement, à se sentir à l’aise lorsque l’on n’est plus dans sa propre sphère de confort, à prendre en mains sa propre évolution.

Margo Berdeshevsky. Vous dites et montrez qu’il est difficile, sinon impossible de s’y retrouver dans les enchevêtrements de la colonisation et de l’esclavage, ainsi que dans leur séquelle de naissances et de lignées. À défaut de nous réinventer une civilisation commune, ce qui exige de la confronter à ses péchés de destruction de l’humain, qu’est-ce qui vous fait aller de l’avant ?

Quintan Ana Wiskwo. Je me détourne de n’importe quel individu, ou de tout ce qui régit, censure ou contrôle mon intégrité. Je tourne le dos à toute force qui rogne, menace, ou tente de me priver d’exercer mon droit d’exister ou même de m’empêcher d’être. Je me tourne vers des victimes de chocs graves, de gens qui sont atteints du mal d’être, qui sont persécutés mais qui, néanmoins, font face, refont surface, aimants, dignes de confiance, communicatifs, généreux, qui en veulent, des gens qui savent ce qu’éthique veut dire. Je me tourne vers les vivants, autant que les morts, qui s’efforcent ou se sont employés à toujours repousser les limites des valeurs ou des vérités reçues de leur époque ou de leur milieu. Je puise une grande énergie dans la communion avec quiconque s’est efforcé de répondre présent et de conserver son honneur dans une adversité qui, autrement et si l’on n’y prenait garde, donnerait lieu à des comportements prédateurs primaires.

Je regarde aussi les nuages. Je suis le parcours des orages. J’implique effectivement ma sphère spatio-temporelle, je lis des ouvrages de physique, je prends mes distances avec le hic et nunc et pars en durée de rêve. Je passe énormément de temps au lit avec mes chiens. Je me suis lancée dans la recherche de gens, plus avancés que moi dans cette voie et capables de me guider sur celles de l’existence qui est nôtre. Je ne me suis jamais sentie particulièrement humaine. Je n’ai jamais eu l’impression d’appartenir à la planète, à mon corps, à notre époque, à cette entreprise solitaire et pourtant collective qu’est la vie. Je pourrais éventuellement trouver une énergie perverse à me mettre dans la peau de quelqu’un qui défend les droits de l’humanité sans particulièrement apprécier d’en faire partie.

 

Before the Drought ((Avant que ne tarisse)) évoque immédiatement ce qui se fait de mieux en matière de louange, à la gloire de ce qui fait mal, de la question sans réponse, du corps en tant que sépulcre, des houles d’images de feu sur chair qui respire. Le recueil porte l’âpre cri d’une beauté noire qui chante les mélodies et cacophonies croisées de l’existence.

C’est un ouvrage explorateur qui va au plus profond de l’érotisme corporel, qui s’enfonce dans des territoires du corps que l’on pourrait qualifier d’abîme sublime. Il est vaginal cet abîme que l’écriture traverse, entoure, pénètre ; c’est un lieu de ténèbres, de création, de force élastique, de compression et d’expansion ; c’est un tunnel qui l’on atteint à force de ne jamais cesser de jouer avec l’hélice d’un ruban d’ADN. Peau, pourquoi avoir une femme en toi/Pourquoi pas une montagne d’osssements/Pourquoi pas une meilleure prière que celle-ci/si tu ne veux répondre, peau de ma peau/peau qui me fait femme/Il est des lames qui le pourraient.

 

Chair et os, dans votre livre, sont soumis à la tectonique des plaques. Cela pousse et se soulève dans la violence d’un mouvement fondamentalement frictionnel, abrasif et en éruption, le tout dans un sillage lyrique, une atmosphère de poésie nubile. C’est un vautour qui plane sa petite mort quand l’aube se lève sur des ciels inondés de sang. C’est un rythme de séduction mené de main d’artiste à la perfection.

Vous m’avez dit qu’il vous a été difficile d’aller loin dans mon livre sans exhumer Keats. Le vôtre m’a menée à Hélène Cixous, Audre Lorde, Aimé Césaire et Clarice Lispector, pour la ténacité et la persévérance dont ces poètes de proie ont fait preuve dans leur éviscération du langage au point d’extirper leur propre cœur utérin pour le faire battre entre leurs mains et celles du lecteur. Ensuite, je suis passée à Maurice Blanchot et à son L'Écriture du désastre, injustement négligé, dans lequel il écrit, à propos de la lecture : « Il faut franchir un gouffre et si on ne fait pas le saut, on ne comprend rien.((etraduit d’après l’anglais du texte original.)) C’est ce qui m’a conduit à ce vers de Whose Sky, Between ((À qui le ciel, entre.)): une lassitude de pleurer si bien. Votre œuvre partage, avec Cixous, Lorde, Césaire, Lispector et Blanchot cette notion de capacité inlassable à faire le grand saut dans une jouissance qui nargue la présence du désespoir et de l’épuisement. Certaines âmes plongent si férocement au cœur de l’énigme de l’émotion, de l’érotique, de la violence, de la peine, du désir, des souvenirs et de la rébellion.

J’aurais grande satisfaction à dire de votre livre que c’est un recueil de poésie de champ de bataille issue d’une Ligne Maginot fendue, car il contient des poèmes d’amour et chante le meurtre, dans lesquels, ennemis et alliés partagent souvent le même corps. Vous liez et déchirez les instants où l’émotion s’incarne dans la fièvre. Des animaux, papillons, oies des neiges, étoiles de mer, albatros, panthères, criquets, corbeaux, laissent leur trace qui vous sert à évoquer le sang menstruel des filles en parallèle avec une couleur dont on ne parle pas en temps de guerre. La guerre y est présente d’un bout à l’autre et insiste lourdement pour qu’on la prenne en compte. Je me demande : l’incarnation en soi est-elle une sorte de violence ? Quel antidote vaincrait cette violence ? Est-il besoin d’antidote ?

Margo Berdeshevsky. C’est un champ de bataille que, de naissance, nous sommes faites pour habiter. Oui, cela fait bien longtemps que je m’intéresse à la question. Cela vient-il de mes premiers enthousiasmes d’enfant-fleur ? Certes, mais pas seulement. Vous demandez si l’incarnation est une sorte de violence. Lorsque nous disons quelque chose à voix haute, nous y mettons de l’énergie. Nous lui donnons vie. C’est l’un des plus subtils fondamentaux de la magie. Sauf que, de nos jours, je sens que me manque l’audace de ne pas NE PAS en parler pace que, bien évidemment, si ce n’est pas maintenant, ce sera pour quand ? Et si je n’en dis rien, qui d’autre le fera ? Je me sens tenue au moins d’apporter une voix, la mienne, à mon époque. C’est la raison pour laquelle j’ose m’en servir. La guerre reste, de façon monstrueuse, notre réalité globale. Rien n’a changé, des mythes antiques à la course aux frontières et au pouvoir d’aujourd’hui.

Dans le poème Yes, the Lights,((Oui, les lumières.)) je rappelle nos guerres d’hier : Oui, je sais, C’est la guerre. ––On disait ça dans le temps. Et on le dit encore.

Et puis il y a cette strophe publiée naguère dans But a Passage to Wilderness,((Simple échappée dans la nuit.)) dans un poème intitulé Best Love and Goodbye((Très affectueusement et au revoir.)) :

 

Contraire du silence, le frêne.

Contraire de la haine, la paix, calmement, en temps de guerre.

Combien de guerres dans la mémoire collective ? Je ne m’en souviens plus.

Quand pourrai-je écrire le poème sans y inclure « putain ». J’ai dit guerre mais

on m’a corrigée parce que j’ai recommencé à me plaindre’.

 

J’en suis venue à croire que la bataille se livre autant au dehors que, oui, à l’intérieur. Parce qu’avant de pouvoir identifier, affronter et défier l’opposition ennemi et allié à l’intérieur de soi, je me rends bien compte que nous continuerons notre guerre contre les autres moi qui nous cernent de l’extérieur. On se tue à essayer d’apprendre à se comporter en êtres humains capables de paix, mais pour combien de temps encore ? Combien de millénaires ? Et il nous en reste tant à apprendre. Demain peut-être. Peut-être.

Quintan Ana Wikswo. Vous m’avez interrogée sur le réseau américanien qui irrigue mon livre, mais votre ouvrage adresse à l’ensemble qu’est la littérature française de nombreux clins d’œil qui semblent pousser, de propos délibéré, l’attraction vers l’érotisme et l’existentialisme jusqu’à un sommet plus féroce, plus rapace même. Une littérature nationale est-elle un ensemble ? Ce livre est-il l’avatar du rapport sexuel ?

Margo Berdeshevsky. J’estime qu’on peut aller jusqu’à dire que la littérature en tant qu’art ainsi que ses produits et sous-produits tendent largement à la tenue d’une conversation avide, à usage interne ou externe. Je crois que mes propres œuvres participent du flux d’un dialogue en leur sein. (Cela ressemble beaucoup à ce qui se passe dans une salle de musée où les œuvres exposées tiennent de longs conciliabules.) J’irai jusqu’à parler de rapport dans le meilleur des cas, si la conversation débouche sur une communication concrète et pas simplement sur un frotti-frotta de corps et d’âmes.

J’ai souvent faim (à en crever, à l’occasion) de contact. Un contact spirituel peut signifier survie. Je suis souvent profondément pessimiste quant il s’agit d’être rassasiée. Notre faim à tous nous pousse à sortir des nuits de notre époque. C’est, chez moi, ce que vous pouvez éventuellement qualifier d’existentialisme féroce. Si votre question est de savoir si la France en tant que nation possède un corps littéraire, je répondrais que oui. Les auteurs auxquels vous avez l’amabilité de m’associer (plus haut), sont certainement des cellules de ce corps. Mais le romantisme qui s’incarne dans la Renaissance française ne partage pas la chair du corps tourmenté et explosé du Sisyphe de Camus ou que celui de l’intellectualisme du français actuel, plutôt desséché, ou encore de sa poésie qui ne fait guère qu’imiter et réinventer les Language Poets et l’École de New York.

Quant à l’érotisme littéraire à la française, je dirais que me plaît particulièrement celui de Duras dans L'Amant de la Chine du Nord, réécriture remarquablement meilleure du point de vue érotique, après bien des années, de L’Amant. Mais si mon Avant que ne tarisse autorise une forme de rapport, comme vous le suggérez, je me satisferai du « aujourd’hui ». Je n’aurai pas l’audace d’en demander plus.

Quintan Ana Wikskwo. Vous écrivez : et merci à ton œil d’homme qui n’est rien/d’autre que celui de Dieu, me semble-t-il, ou le mien... et moi : parle-moi de la perte. Et ceci aussi : dans le chœur d’adieu aux victimes/Et ce n’est pas suffisant. Qu’est-ce qui, perdu, est récupérable ?

Margo Berdeshevsky. De nos jours, la rédemption me paraît fort compromise. Mais l’humain en nous, en sa quête de connaissance du suffisant et du trop, reste ce qui m’obsède. Dans les poèmes d’où vous extrayez ces vers, je m’intéresse au vieillissement, à la perte et à l’amour qui nous (me) font face. J’essaye aussi de voir comment nous pleurons les victimes. J’ignore si ma (notre) peine est suffisante ou non. Mais c’est un début dans l’honnêteté dont l’humain a besoin pour entamer, pour la centième, la millionième fois peut-être, pour commencer son ascension.

Quintan Ann Wiskwo. Vous avez écrit, à propos de mon livre : « chaque épisode que vous dépeignez ressemble à un orgasme qui monte très, très lentement, en quête (si j’ose risquer une interprétation), d’une sorte de niche consacrée. » Je m’étonne, compte tenu de nos sensibilités concourantes, que vous vous soyez focalisée sur une interprétation qui assimile mon récit en prose à un orgasme féminin à multiple paliers (en spirale) plutôt qu’à la courbe narrative traditionnelle du roman (l’éjaculation masculine). Votre recueil ressemble à une prolongation de permission en temps de guerre, au cours de laquelle orgasme après orgasme se succèdent sur la piste de quelque issue. Comme quelque chose dans notre existence que l’on essaye de quitter alors qu’au contraire on ne cesse d’arriver, d’arriver, d’y arriver. Existe-t-il une issue ?

Margo Berdeshevsky. Ah bon. Oui, nous sommes souvent dans un piège, celui de la durée de notre vie et celui de notre propre corps. L’orgasme, espérons-nous, nous en libère, y compris des instants qu’il dure. Les femmes savent qu’une telle issue et une telle libération peuvent se prolonger, faire spirale, comme vous le dites, bien davantage qu’une catharsis purement physique. Nous allons même jusqu’à imaginer que cela peut mener très profond, et à aimer. Du moins, nous en nourrissons l’espoir. Mais nous avons besoin de bien plus qu’une explosion libératrice pour nous libérer de ce à quoi nos vies semblent nous enchaîner.

Pour en parler, permettez-moi de citer ces vers tirés d’un autre poème, Whisper,((tout bas.)) inclus dans Avant que ne tarisse.

 

Pourquoi ma peau me veut-elle en elle
Sait-elle qu’elle contient une femme ?

Le mal n’est pas brûlure lorsque hurlent les feux de brousse
Sait-elle combien de septembres il lui reste

Suis-je clouée en elle, cellule après cellule,
Pâle voile matrice cousue sur ciel

––est-elle mienne ou bien suis-je son
Cobra domestique qui bruit comme les pierres

au fond du ruisseau en manque de plus de chaleur
de plus de tendresse, de friction, de mises à mort––

 

Ce poème n’est pas une conclusion, mais il me permet de garder ouverte une question. Et peut-être de poser la suivante, ou une autre encore.

Quintan Ana Wiskwo. Nos livres partagent une sensibilité à fleur de bordel. Une sexualité réaliste traditionnellement interdite aux femmes écrivains dans la littérature industrielle américaine autant que française. Alors que nos objectifs diffèrent, il me faut citer la célèbre provocation qu’est Histoire d’O, ouvrage publié par une femme sous pseudonyme et dont on pensa longtemps que l’auteur était un homme parce que ses collègues masculins estimaient qu’une intellectuelle lettrée était incapable d’exprimer toute la force érotique du rapport sexuel. En tant qu’auteur qui entre profondément et explore tous les recoins de cette zone interdite, y a-t-il des prés carrés trop larges, des barbelés trop hauts, qui vous ont empêchée de sauter par-dessus ?

Margo Berdeshevsky. Pas à ce jour, mes propres inhibitions mises à part. Ça, c’est le défi que me je dois de relever. Sans avoir écrit une Histoire d’O d’aujourd’hui, signée de mon nom ou d’un quelconque pseudonyme, je m’aperçois que ceux qui me lisent sont parfois tout feu tout flamme devant mes avancées dans ce domaine. Un jeune Japonais, bien sous tout rapport, m’a entendu réciter Pour mes sœurs de partout, même à la Saint-Valentin. Ce poème explore l’univers de quatre très jeunes filles qui se déflorent pour rester maitresses de leur propre virginité. Il est venu me voir à la fin pour me dire qu’il n’avait jamais rien entendu d’aussi choquant, mais qu’il avait beaucoup apprécié. J’en ai éprouvé un plaisir bien comme il faut.

Le critique Sven Birkirts a écrit, à propos de mon recueil de nouvelles Beautiful Soon Enough,((La beauté a son heure.)) que je comprenais « que l’éros est à la fois force motrice et source de connaissance » et aussi « elle pose le huitième péché capital, qui est le refus de pousser les choses à fond. »

Quintan, permettez-moi cette prière : que nous ayons, l’une comme l’autre, de tels lecteurs et un tel auditoire ! Nous venons tout dernièrement d’entamer un nouveau dialogue à l’échelle mondiale. Certains le penseront dangereux. Nous allons, j’en ai l’impression et pour les temps qui viennent, nous trouver tiraillées entre un puritanisme nouveau, effrayant, malgré tout exigeant, et notre comportement sexuel collectif. Entre ce que nous préconisons car courageux et sain, d’une part, et, de l’autre, ce qu’il nous faut rejeter parce que cela nous a volé notre dignité d’êtres humains. D’un pôle à l’autre, puissions-nous toujours sauter ou voler, ou bien écrire au gré des appels du beau et du réaliste ! Je l’espère, pour notre plus grand bien à toutes.

Quintan Ana Wiskwo. Vous écrivez : Je ne sais/quelles gazes plier/ sur quelles blessures les poser. Et pourtant le recueil tout entier est en quelque sorte fait d’emplâtres, de compresses et, quand on change les pansements, ce qu’il y a en dessous est mis à jour. Je me demande si vous en avez bien conscience. Quelles blessures faudrait-il panser, si nous disposions du pansement adéquat ?

Margo Berdeshevsky. Tout ce que je puis dire, c’est que je crois que la plus grave blessure que je connaisse (même si j’ignore totalement comment mettre fin à l’infection où éliminer les poisons qui sont notre lot), c’est, à mon avis, le fait d’être entre humains. Notre défi (et souvent notre échec) en tant qu’humains, que voix de notre temps, c’est de faire face à ce qui fait de nous ce que nous sommes, et qui reste aujourd’hui aussi vicieux qu’hier.

Et notre (ma) quête restera comment être humain, homme ou femme, en tant que formes de vie capables d’éprouver du sentiment à notre propre égard et à l’égard de l’autre, réciproquement.

Je ne citerai plus qu’une strophe du dernier poème d’Avant que ne tarisse, réceptacle de tout l’espoir de guérison auquel je me raccroche. Et je veux croire qu’il en est ainsi, que la création sait se guérir, nous guérir. J’ai passé une bonne partie de ma vie à apprendre à soigner. Je ne sais pas. Mais je désire de tout cœur qu’il en soit ainsi :

Chaque poison dans une forêt

pousse à côté de son antidote, disions-nous.

J’aspire encore, ai-je dit.

 

version originale ici : http://www.full-stop.net/2018/01/26/interviews/devin-kelly/quintan-ana-wikswo-and-margo-berdeshevsky/

 

 

 

 

Biographie de Margo Berdeshevsky :

À Paris, Margo Berdeshevsky, de new-yorkaise devient poète. En 2017 elle a publié "Before the Drought"/Avant la sècheresse chez Glass Lyre Press. (En France, chez Amazon:  http://tinyurl.com/y9n9w4vb )  C'est son troisième recueil de poésie, après "Between Soul & Stone" (2011) et "But a Passage in Wilderness" (2007). Sélectionnés dans de nombreuses revues des deux côtés de l’Atlantique, ses poèmes tout comme les nouvelles illustrées de "Beautiful Soon Enough" (2009), ont été reconnus et récompensés à maintes reprises. Elle se partage actuellement entre la photographie, la préparation d’un roman qu’elle décrit comme étant multi genre et les récitals donnés en Europe et aux États-Unis. Pour en savoir plus, cf. http://pionline.wordpress.com/category/letters-from-paris/ et son site web:   http://margoberdeshevsky.com