Valère Kaletka, Hypermnésie et autres poèmes

Hypermnésie

 

Il roule encore entre mon
Pouce et mon index
L'oeil-de-chat ébréché
A reflet roux ou doré
Selon l’heure et les ombres
De nos vastes journées

            Récréation

            [dans le clos fermé quelques petits coqs aux mèches en ex-voto
            rivalisent d’adresse et de piqûre d’ergots]

Je sens encore l’odeur immonde
De mon vainqueur

Le reflet roux
M’a griffé la joue avant de s’abîmer
Au fond d’une poche de velours
Qui n’est pas la mienne

           Re-création

           [Dans le clos fermé un autre petit coq
           a remporté ma bille
           et fustigé mon innocence]

 

 

 Les ailes

 

Mon corps, dedans
Cristallise s’enlalique
Au creux des muscles
Et des tendons un dieu
Pique des étoiles
De vieux pare-brise
Caillassé

Caillassé

Je vois tout ce beau monde
Nidifier dans l’audace
Buriner jour et nuit

Avec un brin de chance
Du magma jaillira
Une putain de paire d’ailes
Tueuse de pesanteur

 

C’est Fête ici

 

J’ai regardé longtemps
La cordée riante des lumignons
Constellation de bébés-phares
A couleurs simples
Primo-populaires

Je poursuis La guirlande
Du regard, de la prise à la queue
Et mes yeux s’encahotent sur
Le halo souffreteux des lumignons
Les clartés pâlottes
Leur épopée cachectique

Je mange ses couleurs
Comme des bonbons mous
Encordés à une liane
Un lien de riens flétris
Porte un réconfort inquiet
Au mitan de mon cœur

C’est Fête ici

 

Fête mourra dans quelques heures nul ne l’ignore
Et nous connaîtrons le désarroi de la lumière froide
Nous vivrons
Son Trépas comme une injustice et pourtant rien n’est meilleur
Que cette fête

 

Ruisseau

 

L’eau me dit l’émoi
Du limon culbuté
Boue par-dessus tête
Les mobylettes nues
Les charges de vieux clous

L’eau me dit l’émoi
Des pieds à couleur
De linceuls qui s’y baignent
S’étonnent et fanfaronnent
De ne pas y trouver
Des carcasses et des clous

L’eau me dit l’émoi
Que la nature nous porte
En dépit du bon goût

 

Je pas croire

 

Je pas croire en l’amour
Croire croâre crôar crrroâ
Crues carmines de crapaud
Crente fois cautérisées
– foi de batracien 

Sur ces entrefaites
J’avoir laissé filer
Les âmes les plus belles
Et les peaux les plus tendres
Laissé filer les chances
Qui d’usage ne s’aguichent
Que par l’audace
– c'est l'usage disais-je

Chances introuvables même sous le sabot du bœuf fut-il cavale d’un crapaud-buffle à
 poumons exponents - sic et que du coup le bœuf chancèle.

Oui j’avoir laissé filé
Mille choses bonnes
Au fil du temps flétri

Pas croire en l’amour
C’est désaper ses vies
Et courir à poils mornes
Vers une issue hâtée

 

Les petites lunes

 

Une râpe à virgules
Essaime ses copeaux
Sur les mots en colonnes
Lancés au kilomètre

Devant ces petites lunes
Les mots creusent le dos
Accueillent l’escarbille
Comme un nid fait de l’œuf

Et le vent s’y engouffre
Rompt le monocorde
Défripe les poumons

Une râpe à virgules
Essaime ses copeaux
Un parmesan soigné
Fait de petites lunes

 

La balle bleue

 

C’est un petit ballon
en cuir bleu de bonne facture
les continents qu'il porte 
ont de jolies couleurs

Le môme – deux ans au plus
est allé chercher son ballon
et l’a jeté sans force
aux pieds de ses parents
occupés à des gestes véhéments
affairés à crier la colère
de ceux qui se détestent

Papa a jeté une chaise en fer
dans un coin de la pièce
le môme a jeté le ballon
entre ses deux parents
des fois que ça détournerait leur attention
sur lui. Le Petit, tout petit, perdu

Le ballon a rebondi deux fois

          Tap
          Tap

et ça n’a rien changé.

Le ballon a rebondi

          deux fois

et son écho a déchiré le monde.

 

 

Corridor

 

Camisolez-moi
Ce soir
Ne me laissez pas seul
Avec le glas qui tonne
En quadriphonie

Emmaillotez-moi
Dans vos draps sans tain
Et ce pyjama bleu
En drapé carcéral

Fermez-moi les yeux
Sans trop les abîmer
Avec un presqu’amour
Et posez en viatique
Sur leur bombe de peau
Le filet symbolique
De mon ticket retour

Prémunissez-moi
Au Je qui soudain
Veut couper court au dol
Que le destin griffonne
A grands traits sur mon col

Ouvrez le corridor.

(poèmes extraits de Quinquagenèse, Vibrations éditions, août 2018)

 

 

 

 

 




Les Incontournables en poésie pour la jeunesse

La passion pour la poésie et pour la littérature jeunesse de Patrick Joquel (éditeur de la revue Cairns présentée dans le numéro 183) nous permet de vous proposer désormais une rubrique consacrée aux incontournables de ce pan de la littérature, consacré à la poésie. Nous commencerons en donnant la parole à l'auteur lui-même, qui nous présente deux de ses albums.

Avec Johan Troïanowski, nous avons cherché à travers quatre ouvrages édités par trois éditeurs différents à croiser Bandes dessinées et poèmes. Pour ce Chercheur d’or, le quatrième de cette réflexion, ce fut une commande des éditions Pluie d’étoiles 

http://www.pluiedetoiles.com/

Format et pagination imposés. Johan avait le désir de travailler ce personnage de scaphandrier. Je suis parti alors sur ce thème du chercheur, un clin d’œil sans doute au trésor de Rakham le Rouge (on vient de son enfance, n’est-ce pas ?). Un premier texte poétique a été récusé par Johan pour sa longueur, et c’est alors que je l’ai resséré en revenant au haïku. Cette fois-ci cela pouvait fonctionner pour Johan. Il s’est mis au travail de découpe et de dessin. Les haïkus se sont dissous dans la réalisation au point de se cacher dans les cases. Seul un lecteur attentif saura les dénicher.

J’aime bien cette idée de fondre le poème dans un projet livre. Chaque haïku, ici, peut-être pris en indépendant. Ensemble ils forment un récit déroutant que les encres et les crayons de Johan colorient.

 

*

 

Chercheur d'or. Scénariste : Patrick JOQUEL Dessinateur : Johan TROIANOWSKI. Pluie d'étoiles éditions septembre 2014 8.00 €

Ces Maisons bleues furent le premier édité de notre collaboration. Pas le premier créé. Le premier c’était l’histoire du monde, publié au Québec ensuite.

Nous avons réalisé ensemble quatre livres. Pour trois d’entre eux, ce sont les œuvres de Nathalie qui sont premières. Nathalie travaille souvent par série. Lorsqu’une série me porte, m’emporte, je pars avec les scans et petit à petit, sans urgence, je laisse les mots se poser à côté. L’écriture chaque fois invente sa forme. Texte vertical, haïku, texte horizontal et autres piliers d’encrages diffus.

Pour le Comme un chuintement d’air, nous avons inversé : le texte était premier. Une série de poèmes que j’ai écrits pendant que je menais des ateliers d’écriture à la Maison d’Arrêt de Grasse. Nathalie a su trouver des images fortes qui les accompagnent.

 

*

Maisons bleues, Patrick Joquel, illustrations Nathalie de Lauradour, Soc et Foc, 48 p. 2007, 12 euros

Le temps en miettes, de Chantal Couliou, Peintures de Dar’Jac, Soc et Foc 2017

La poésie, dit souvent Alain Freixe, est affaire de perte. Le temps qui passe signe toutes nos pertes. C’est de cela dont s’empare ce livre de Chantal Couliou. Un livre à plusieurs voix. Celle d’une grand-mère qui se voit vieillir. Celle de l’enfant qui la voit vieillir et qui se rend plus ou moins compte que lui aussi vieillit. Celle du petit enfant qui n’a que le bonheur encore pour horizon, un horizon dont il est le centre et le soleil.

Et quand il devient impossible de colmater les brèches on démantèle… La perte avec toutes ses étapes, jusqu’à la mémoire enfuie…

Pas de pathos, juste de la tendresse et de la justesse. 

Un livre plein de gravité, d’amour et paisible finalement.

 

*

 

 

Maximes de nulle part pour personne, de Perrin Langda, Illustrations d' Eric Demelis, Voix d’encre, 2017

Voilà un livre dont j’aime la démarche pour l’avoir utilisée quelques fois : l’artiste devance l’auteur ! L’écrivain, le poète ici, écrit à partir des dessins d’Eric Demelis. De petites vignettes, des personnages, à l’encre noire. Perrin Langda les contemple, les écoute, leur donne mots. Voix. Des poèmes courts, des pavés de prose. Ça joue, ça rebondit, ça invente et sourit au lecteur l’air de dire « Tu vois, ça pétille comme champagne sur la langue mais ça tient debout aussi ».

J’adore cet humour, ce décalage et ce côté un peu British. On pense à des affinités avec les Held, Claude et Jacqueline, avec le Touzeil. On ne se prend pas au sérieux mais ça bosse avec le sérieux sourire des enfants.

C’est joyeux. Drôle parfois. Emouvant, aussi. Varié. Plein de surprises, l’imaginaire aux commandes ! Vivant ! On en re-demande !

 

 

*

Premier recueil poétique d’Alain Chiche que l’on connait déjà pour ses livres jeunesse au Seuil et ailleurs. Un livre qu’il a illustré aussi et qui éclate de couleurs joyeuses. Un livre joyeux oui. Des comptines, des poèmes plutôt courts, mais pas tous. Des textes qui donneront bien du plaisir aux enfants et à leurs maîtresses et maîtres. Des poèmes générateurs d’ateliers d’écriture, des images qui ouvriront l’imaginaire des jeunes créateurs. Un livre riche et agréable à mettre dans toutes les classes, dès la maternelle.

 

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Effeuillage, d'Alain Chiche, Gros Textes, 2017

Un nouvel éditeur est né en 2 017. Fatrasies éditions. Petit tirage soigné, dynamique souriante. Voilà une bonne nouvelle.

Télescopes

Quand un poète veut voir de plus près les étoiles,
il ferme les yeux et il imagine.
Que ressent le scientifique qui ferme les yeux
et imagine ?
L’envie d’inventer le télescope.
Que ressent le poète qui regarde à travers
la lunette du télescope ?
L’envie d’écrire un poème.

Voilà, d’emblée où cet ensemble de courts poèmes se situe. Dans cet espace infini entre science et songe. On y croise un créateur amateur de thé, un photographe montagnard, un pianiste, un épouvantail et d’autres personnages réels ou non. des poèmes ciselés, chaque mot à sa place. Une écriture est là, qui cherche à tout maîtriser, qui explore, qui s’invente. Un auteur jeune à suivre : il va nous étonner ; il nous étonne déjà. 

Les mystères ne sont pas des blocs indivisibles, qu’il faut admirer en l’état ou ne pas admirer : ils sont des galaxies, et nous sommes des télescopes.

 

*

Télescopes, de Nicolas de Casanove, Fatrasies éditions,2017

Le contredit des villes de Killian Provost, Fatrasies éditions, 2 017

Un recueil de poèmes en sept stations. Un héros Orphée moderne dans les gueules de la ville cherche son Eurydice. Des poèmes, un peu comme un récit qu’on suivrait en sautant de cailloux en rochers à travers le lit d’un torrent. Avec de multiples surprises, trésors de langage et paysages urbains comme rarement croisés en poésie. Un livre qu’on pose une fois lu en se disant « tiens, je vais le relire plus lentement dans un moment ».

Un livre qu’on rêverait d’entendre sur scène, avec quelques disants, un décor de photo et quelques gestes…

Station 1 :

Toutes les fenêtres éclairées
Sur la face d’un immeuble,
Toutes,
Se croient nécessaire faisceau
De la lumière éternelle.
Le voyageur, dans son train qui défile
A travers l’intestin des banlieues,
Ne les remarque pas.
Et pourtant, elles,
Elles toutes,
Se savent le reflet
De l’unique lumière.

Station 3

Il faut beaucoup s’appliquer pour qu’aucune tête, plus aucune, dans l’intestin des métropoles où d’immenses étrons de fer transportent des cœurs battants, il faut beaucoup s’appliquer et s’appliquer encore pour qu’aucune de ces têtes au visage tiré ne vous paraisse humaine.

 

*

Sacrés, Jean-Claude Touzeil, Images de Pierre Rosin, Editions de la Lune bleue, 2015

Un de ces tirages confidentiels comme savent les inventer les petits éditeurs de poésie. 50 exemplaires numérotés. Quelques pages. Juste histoire de permettre à quelques poèmes d’exister, à un auteur de partager son travail et de quitter son jardin pour aller à la rencontre.

La poésie c’est aussi cet élan vers l’autre et les réalisations de ces petits éditeurs de poésie sont au final plus importantes, plus humaines que confidentielles.

On retrouve ici les arbres chers à Jean-Claude Touzeil. Le vieux poirier (qu’on retrouve au catalogue du Chat qui tousse et dans nos mémoires), l’épicéa de Moravie, le sureau qui soulève le monde, le houx, les peupliers balancés par les vents océaniques et les gingkos dont celui qui est né sur mon balcon d’une graine cueillie sur la Croisette…

C’est tout simple, bien vivant et à partager sans modération !

 

*




Poésie du Québec (6) : Mario Cyr

Dans le cadre de notre série sur la poésie contemporaine du Québec, voici  Mario Cyr, journaliste, rédacteur, auteur de 14 romans, et de nombreux blogues1 , dont le premier recueil de poèmes  Dans les soirs parfaits, a été publié par la maison d'édition Les Ecrits des Forges 2 en mai 2017. L'éditeur y soulignait le style direct et simple, pour décrire des "marginalités nourries à la peine et à la fierté, dans le quotidien le plus terre-à-terre" ; nous avons le plaisir de vous offrir  ici une sélection de textes inédits de l'auteur, écrits en 2018 : 

 

vendredi maigre

 

qu’advienne le blé fort
jeune écervelé
portons la table dehors
mes frères viendront
se taire
dans le blanc du soir

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec 

Bon de commande

© Mario Cyr 2018
Tous droits réservés

________

1 -http://www.mariocyr.ca/ 

2 - http://www.ecritsdesforges.com/oeuvre.php?id=1225




La Revue Ornata 5 et 5bis, et “Lac de Garance”

La gémellité sous-tend la création et la réalisation de la revue Ornata, et du premier opus des éditions Eurydema. "La version en ligne est l’espace de travail pour la revue papier" déclare le site : Ornata bis présente des textes en attente d’images et des images en attente de textes – elle précède donc la fort belle revue papier - sa jumelle accomplie – dont elle présente en format pdf des extraits fort alléchants, ainsi que la liste des images et textes (prose ou poèmes) en quête de leur double. 

Ainsi pour ce numéro sont annoncées les propositions en attente d'images d'Irène Vekris, de Pauline Bourdaneil, Patrice Maltaverne, Roselyne Cusset, et Igor Quézel-Perron, ainsi que les images (acryliques) en attente de textes de Valérie Tournemine.

Les textes (prose et poèmes) d'Irène Vekris réapparaissent dans la version papier accompagnés d'images apportées par Sandrine Follère et Catherine Désirée et Valérie Tournemine trouve un pendant avec un texte de Denis Emorine.

Reste à imaginer le destin des orphelins sans besson – perdus? Non ; en attente de propositions retardataires pour un prochain numéro de la revue ((  les contributions à envoyer à l'adresse indiquée sur le site : 
https://www.eurydemaornataeditions.com/revue-ornata-en-ligne-5)) dont nous feuilletons maintenant le numéro papier. Superbe papier glacé qui donne aux images une belle profondeur.

On y découvre les magnifiques photos en n&b de Valérie Simonnet, "photographe de ville" au style expressionniste, transposant le réel avec un alphabet pictural dans lequel les contrastes et la profondeur du noir ajoutent une dimension surréelle aux sujets présentés. La première illustre la fin du poème "Exil" :

nous fuyons / derrière la vitre / la main / qui pourrait nous apaiser 

les suivantes évoquent le vide et la disparition qui sont au coeur des deux autres textes.

Ceux de Géraldine Sébourdin sont accompagnés des peintures d'Audrey Chapon, platicienne mais aussi metteure en scène et fondatrice de la compagnie Lazlo, à Lille – leur collaboration se prolonge ailleurs, par la réalisation de la pièce Quatre-soeurs, en 2017.

Hans Limon et Hélène Desplechin conjuguent les images fluides et floues en noir et blanc de cette dernière à des poèmes évoquant les mêmes eaux mauvaises que décrivait Gaston Bachelard

en pieuvre abreuvée d'onde / en Ophélie féconde / en fée des eaux vagabondes / en plaie de lie nauséabonde ...

Sous le titre de "Mémoire consumée", Alexandre Nicolas et Olga Voscannelli conjuguent leurs imaginaires : les mots de l'un, sur l'effacement, la rêverie induite par la fumée de la cigarette, et les photos de l'autre, évoquant des flammes-corps sur le point de s'évanouir entre noir et couleur.

Le travail de Benjamin Godot et Sophie Moysan associe les poèmes de l'un avec les dessisn à la plume et encres noire de l'autre. (on imagine, car aucune information n'est donnée sur les techniques utilisées). Série de paysages, comme un carnet de voyage, sur un rivage de fin du monde.

Cette livraison se clôt sur un poème de Denis Emorine, intitulé "Marée Basse" ((erratum, envoyé par Denis Emorine : "ce poème n'est pas de moi. Il y a eu depuis impression d'un bon numéro,  (avec la mention "erratum en page 53) qui fait correspondre, aux photos de Valérie Tournemine,  In The Shadow" et "Burn out."))  , qu'accompagnent deux beaux portraits d'artistes de la photographe Valérie Tournemine. C'est peut-être le lien le plus ténu et l'on pourrait le penser  le moins convaincant de l'ensemble des productions proposées, l'appariement étant ici contrarié également par le choix de titres différents pour chaque illustration – mais e l'intensité émotionnelle véhiculée autant par les photos que par le poème, évoquant "le fracas des voix / lorsque ta mort / a fait de moi / un petit garçon déchiré" - en longs échos pour le lecteur.

 

*

 

Cette belle petite revue (petite par la taille) s'accompagne dans l'enveloppe que j'ai ouverte d'un livret aux mêmes dimensions, né des expériences des précédents numéros, intitulé "Lac de garance", et consacré aux "errances". Le thème y est développé par Valérie Chesnay au long de 16 illustrations en techniques mixtes (aquarelle, calques et dessin) aux couleurs sombres et dessins souvent estompés, comme sortant d'un rêve, et par Mical Anton, au fil de textes oniriques, dont l'univers se lie tout à fait à celui de l'artiste, si bien qu'on ne saurait décider – et c'est ainsi parfait – de la méthode (image puis dessin, ou le contraire) qui a présidé au recueil.

Dès la couverture, nous interrogent les yeux - lacs aux eaux profondes comme la mémoire – d’un portrait aux contrastes expressionnistes, la bouche barrée de l’ amer trait de couleur rouge qui souligne les mots du titre. Lac/laque d'un glacis dont la transparence permet d'apercevoir des détails enfouis, comme dans les paysages de Valérie Chesnay, l'image double portée par le titre nous entraîne dans une rêverie voyageuse ou se mêlent les temps et les lieux, à partir de cette évocation d'un enfant qui "à cause de Soutine, à cause du paradis / à cause de l'évidence et en dépit vraiment / de tout l'enfant qui viendra s'il doit venir / s'appellera garance laque de garance." Un beau travail d’édition qu’on salue avec plaisir, en attendant la suite.




Hommage à Laurence Millereau

REST IN WHITE & YELLOW

Laurence Millereau fut une beauté, une libraire et une poète, dans cet ordre (chronologique ou pas). Tout du long, aussi, une amoureuse. Et souffrante, dès l’âge de vingt-cinq ans – facette de son personnage qu’elle taisait farouchement mais qu’on ne peut gommer dans une évocation de sa vie dès lors que le mal a eu le dernier mot : en outre, donc, courageuse. L’une des dernières phrases qu’elle m’ait soufflées au milieu des tubes, le jour de son départ : « Je meurs en femme libre. »

Habitée par les passions, elle poursuivit de son indéfectible assiduité quelques lieux et quelques êtres. Paris, Mailly-le-Château, Toulon : ses lieux, toujours, furent avant tout le décor de carrousels humains, de palpitations des tréfonds. Tout a commencé dans le jardin paternel,

où le corps insatiable se plaît à vibrer longtemps aussi loin qu’à la nuit nouvelle dans ses odeurs de lavande et de chèvrefeuille .

Elle a terminé son existence dans un studio au fond d’un jardin méditerranéen, auxquels se réduisit de plus en plus son univers et où elle fit tourner solitairement son propre manège au rythme de ses respirateurs 

jusqu’aux lendemains où l’ombre est silence .

Elle faillit mourir deux ans avant sa mort et ne survécut ce temps-là qu’artificiellement, inhalant la vie à l’aide d’une puis de deux machines et aidée merveilleusement par sa sœur Sophie. Ce sursis, loin d’être une descente aux enfers, quoique d’une physicalité aussi terrible que « miraculeuse » (dirent ses derniers médecins), elle le mit à profit, après une phase d’amnésie et les affres d’un syndrome de la page blanche, pour écrire, écrire encore et toujours.

Et, par l’écriture, elle s’éleva. Elle s’éleva et nous éleva

jusqu’au réveil des joies premières et de l’éclat du soleil .

Plume solaire, écrire, elle l’avait toujours fait et les archives qu’elle laisse nous en imposent, autant que sa bibliothèque. Écrire, de plus en plus recluse, devint son activité unique, moteur et raison profonde de sa survie. Louise Brooks au casque noir, aux lèvres sang, au regard médusant, elle fut sur le tard Colette (elle admirait la vieille écrivaine posée sur un fauteuil dans les combles du Palais-Royal). Laurence dans son fauteuil, recevait ses rares amis artistes, rarement, et seulement après le passage de la coiffeuse, l’application du rouge ; le regard n’a jamais flanché, il est bien là et nous poursuit dans l’un de ses derniers portraits pris par Raoul Hébréard.

Avant d’être immobilisée (et refusant obstinément qu’on la dise telle), elle avait eu la force de produire deux textes en prose. La Clowne revient avec humour sur son arrivée dans les années 1970 à Paris, où, jeune provinciale éprise, elle apparaît comme une Rastignac aux ailes d’emblée rognées par l’amour puis brisées par la maladie de Crohn. Dans Les Génies de la librairie, elle conte, par le biais d’une série de vignettes volontiers acides mais souvent admiratives, les dessinateurs, écrivains et v.i.p.s qu’elle honora d’expositions et de cocktails dans sa librairie du Marais, Biffures : à la fin des années 1980, ce fut l’une des meilleures de la capitale, avant d’être coulée par la guerre du Golfe.

Laurence redescendit alors accablée à Toulon et c’est là que, de plus en plus rivée et bientôt clouée à son clavier mi par penchant mi par le sort, elle écrivit les deux précédents ouvrages (n.p) puis, progressivement, se consacra à sa passion première, la poésie. Poésie qui est comme le miroir inversé, versant sérénisé de la fougue vengeresse qu’elle mettait à vivre.

Lorsque je la vis ainsi cloîtrée, coupée du monde, sachant son goût pour les haïkus, je lui suggérai d’en écrire et de les publier sur Twitter, dont le format me semblait adapté. En quelques semaines, elle dépassa les mille abonnés mais, au bout de deux ou trois ans, ses tweets politiques, contrepoint de sa création poétique, lui valurent le genre d’échanges au vitriol qui semblent donner le la des réseaux sociaux. Elle arrêta de tweeter.

L’observant une fois de plus prostrée, malgré mes réserves par rapport au phénomène, je lui conseillai de se tourner vers Facebook – dont, de manière charmante, elle prononçait le « Face » à la française. Je lui en vantai la plus grande légèreté et la possibilité de jouer avec des visuels. Très vite, lorsqu’elle fut enfin convaincue, elle appartint à une large « communauté » qui suivit assidûment son abondante production. Hormis ses collaborations livresques avec des artistes telle que Sophie Menuet, c’est là qu’était son public et c’était désormais son seul lien avec la vie culturelle telle qu’elle l’avait connue et alimentée.

Elle se forgea alors, presque à son insu, un ultime personnage, son moi de Fb, que les internautes amateurs de poésie percevaient comme une femme active, énergique et engagée dans la société autant que talentueuse, sensible et fine arrangeuse de mots : les adjectifs ne manquaient pas pour louer cette contributrice qu’aucun.e « ami.e » de l’Internautie n’aurait pu se représenter figée face à un carré de jardin dont elle ne pouvait plus arpenter les deux allées disposées en croix, qu’elle a voulues à la fin bordées de fleurs blanches et jaunes.

Elle ne supportait de courant d’air que produit par sa main sur le clavier. Comme on envoie des baisers sur un quai de gare, par le biais des nouvelles technologies elle envoyait les mots voyager à sa place.  

 




Vénus Khoury-Gata – Gens de l’eau

Vénus Khoury-Gata en poésie, comme dans tout le reste de sa bibliographie considérable - que tant de prix ont couronnée -, et de son activité littéraire pluriforme, illustre parfaitement la façon dont une personne « à cheval » sur deux univers, l’oriental et l’occidental, le Liban et la France, peut enrichir à la fois le regard de l’un et de l’autre. Et ce livre de poèmes, d’une familière en même temps qu’insolite originalité, en témoigne par une forme de magique affirmation des différences qui, comme après le passage d’une comète, laisse un sillon où les ténèbres ressemblent à la lumière, alternent avec elle dans la nuit de nos yeux et s’y mèlent.

Vénus Khoury-Gata – Gens de l’eau (Ed. Mercure de France – 118 pp.).

Maison poreuse

Les murs n’ont pas gardé la voix des objets

La gardienne des lieux recoud les débris de la jarre morte de soif et ceux du miroir qui s’obstine à multiplier le même mur

qu’importe si l’envers n’est pas conforme à l’endroit

les objets recomposés répètent le même bruit fêlé quand ils n’ont rien à se reprocher

l’eau transvasée reste de l’eau

Les trois vers que je mets en gras symbolisent en quelque sorte tout l’arrière-plan de l’oeuvre étonnante de Vénus Khoury-Gata, la poésie « transvasée » d’un pays en un autre, d’un être humain en un autre (par exemple homme et femme), ou encore d’une vie dans une autre, reste de la poésie, et « répète le même bruit fêlé », alors même que la poétesse ou le poète – atteints de la fêlure de se trouver exilés en autre pays, ou exilés en leur pays même – « n’ont rien à se reprocher », vu que l’acte de poétiser leurs mondes est d’essence par nature innocente.

Plus globalement, derrière ces poèmes d’une dense réalité, jonchés de mille détails qui sont chacun un témoignage de différence subtile et de proximité humaine, apparaît comme le témoignage d’une vie antérieure, témoignage extraordinairement tranchant à travers une parole que la beauté des images n’affadit pas bien au contraire. Cette vie antérieure, nous, hommes, « la prendrons, la comprendrons » comme disait Rimbaud, tant elle est riche de sensations et d’épreuves, étranges et neuves, typiquement féminines, que la complexité d’une double culture rend encore plus singulières, en contraste avec la langue au lecteur français familière, disant ce qu’elle veut avec une souplesse, une économie et une liberté qui font mouche. Telle cette description, pleine d’implicite, de la condition de la femme en une époque qui nous semble passée et qui nous est pourtant contemporaine :

La femme qui arrache à main nue l’herbe de son champ doit tout à l’homme

au grincement de son échelle adossée au mur

au crissement de l’abeille dans son bol ébréché

même au loup qu’il tuait toutes les nuits dans son sommeil

sa corde sur l’épaule

il marchait au bord du ravin

un pied dans le vide

un pied sur le coeur de celle qui le regardait s’éloigner

sûre qu’il reviendra après extinction du dernier loup

Il faudrait précisément, de ce livre, détailler aussi les éléments du contexte tragique d’aujourd’hui. Il y a dans les trois parties de l’ouvrage une sorte de cheminement qui ressemble à l’autobiographie occulte d’une vie tout entière. Cela qui ne peut être éprouvé qu’en lisant de près les poèmes dans l’ordre. Le parcours est si abondant en notations, à propos de ces « Gens de l’eau » que la Méditerranée relie à l’Europe, que ce serait inintéressant de me substituer à ce cheminement, de le déflorer en en faisant ici une lecture du genre « thèse littéraire », qui en exposerait les fascinantes ambiguïtés. J’en veux, pour illustrer ceci, convoquer un dernier texte, page 98, qui certainement laissera pensif le futur lecteur de ce recueil intense et prenant :

Quel jour quelle année sommes-nous demande un soleil amnésique

quel nom donner à ceux qui déterrent les tablettes d’argile

et à ceux qui remplissent les barques de futurs naufragés

insatiable Méditerranée

elle avale toute ce qu’on lui sert

mourir au sec mène-t-il au paradis

odeurs mêlées de fer et de sang

l’homme étêté ne portait ni flingue ni canif mais sa mélancolie autour du cou

l’égorgeur n’est pas un assassin mains un élagueur

jardinier soucieux de nettoyer le monde de ses mauvais êtres

Cela rejoint mon ami Odysseas Elytis quand il écrivait que « le terroriste est le rustaud des miracles ». Mais si chez les Gens de l’eau et « Les Dépeupleurs», comme l’écrit Vénus Khoury-Gata « La mort gagne à tous les coups », dans l’oeuvre de cette poétesse remarquable, c’est aussi la poésie qui gagne à tous les coups, avec une sorte de courage intime, vivace, d’élan dans l’acharnement à vivre, propre au ton du recueil : et cet acharnement nous contamine.




Revue TXT 32 : le retour

TXT comme quoi ? Comme TeXTe ou TeXTure ? comme Ton Xylophone Troué ? Comme Ta Xénophobie Tarabiscotée ? comme Ton Xérophage*((Une revue de ce nom – Les xérophages - existe vraiment)) Trublion ? … Eh bien non, il s’agit de TXT comme « TrenTe-deuX » avec les lettres dans le désordre. Approfondissons donc. Tout d’abord dans cette revue, le nombre 25 semble prédestiné. Certes, ce n’est pas le 25 de la librairie parisienne dite de La 25ème heure**((Place général Beuret, 75015)) . Ce 25 signale qu’un quart de siècle s’est écoulé entre la parution du dernier numéro de TXT 31 et la présente sortie ou re-sortie de ce TXT numéro 32.

Revue TXT 32, le retour, Edition Nous, 15 euros.

Une gestation donc de longue haleine ! Pour le rappeler, 25 auteurs/poètes/philosophe/photographe/artistes/ceci/cela du comité de rédaction soutiennent ce néo-projet TXT de 96 pages. Un artiste par année donc ! C’est un probablement un hasard. C’est sûrement un hasard. Un hasard qui reste définitivement hasardeux. Quoiqu’il en soit, 17 auteurs prennent leur plus belles touches de laptop pour dénoncer ou annoncer ou claironner la « haine de la poésie ». Une sacrée entreprise qui consiste à « vider la poésie de la poésie qui bave de l’ego », des « intériorités émues, du troc des imageries, du vers libre standard et des métaphysiques rengorgées ». Le programme commun - somme toute sélectif - d’une écriture qui se travaille aussi « contre le langage ».

Que substituer à la poésie, ce fond du message, si souvent fonds de commerce de nos si délicieux états d’âme ? Tout simplement la « forme ». Pas la santé musculaire ou cardiaque entretenue par un jogging des mollets en plein bois ! Non, il s’agit de la forme Forme hors du fond, c'est-à-dire de la « poéticité matérielle » (rythmes, son, typographie, collage, composition). Le travail poétique consiste à chercher « ses formes propres, ses rythmes sensibles » selon Boutibonnes, Clemens, Demarcq, Frontier, Le Pillouët, Prigent, Verheggen par ordre alphabétique. Il joue avec la langue, mais ce n’est pas une langue de bois of corse ! Objectif toute : créer des « secousses » (dixit W. Benjamin)… Il faut faire trembler la pensée, tsunamiser les strophes, éruptionner les respirations. Au demeurant, J. Demarcq estime cette revue « carnavalesque », sans doute car elle sait se moquer du langage.

 Quoiqu’il en soit, deux des supporters-auteurs-artistes annoncés sont quand même de sexe féminin. Seule la première,  l’autrice Typhaine Garnier, propose une intervention écrite intitulée  A l’atelier. Son récit est fait de deux strates - Rossinière et Grands Augustins - liées à deux peintres dont on imagine qu’elle a écrit au pied d’un de leurs tableaux, en quelque sorte guidée sous sa surveillance ! La Rossinière, liée à Balthus (Le peintre et son modèle) propose une pensée qui dérive, qui émerge en strophes, qui questionne en anglais, qui se distribue un temps en colonnes, qui propose un contenu diversifié parfois sans ponctuation ou parfois avec un point d’interrogation, des pensées composites parfois séparées par un simple espacement ou parfois par un mot  découpé en morceaux sur deux lignes avec une moquerie orthographique (« es-cabot » pour escabeau), parfois des phrases qui sont des « balbutiements ». Sous l’égide de Picasso (Dora Moore au chat),  un autre récit se distribue sur trois colonnes de taille variable : celle de gauche au fer à droite, celle du centre impeccablement justifiée, celle de droite au fer à gauche. Comme si l’anamorphose de sa pensée poétique se déconstruisait pour éviter certaines constructions. Bref, un pied de nez au classicisme est fait dans cet « atelier » de fabrication de la langue : un lieu où le contenu est d’évidence moins important que le contenant en rappel - peut-être - de Mac Luhan (« Le medium, c’est le message »), ce qui implique le rejet de tout « caquet narcissique » (dixit Philippe Mangeot). Le Verbe avec cette écrivante***((néologisme qui me plaît))ne se fait pas chair mais forme, squelette, géométrie de mots. Bref, cet atelier où travaille un artisan du langage  refuse toute construction au fondement si solidement ancré dans nos têtes traditionnelles (alexandrins, quatrains, tintins !).  La seconde femme est la photographe Marie-Hélène Dhénin qui a codirigé la revue Tartalacrèmedans les années 70-80. Elle propose Un thé avec Sémiramis, formidable entassement de chaises de bureau retournées  cul par-dessus tête, autrement dit les pieds en haut et les siège-et-dossier en bas. La présence de Sémiramis est à démontrer.

Ne soyons pas exclusifs. Fréquentons quand même les hommes qui s’offrent la part belle.: Verheggen Jean-Pierre: « La mort ? Le père Lachaise s’assied dessus ! ». Novarina Valère allitératione (!) avec les lettres ESPIR « l’esprit respire » pour décliner tout ce qu’il pense du christianisme (Croix, Trinité, Dieu), du moins en période de Carême ! Demarcq Jacques propose son dans son Exquis disent (version modifiée de Qu’est-ce qu’ils disent) les zozios de son zoo sonore. Il n’hésite pas à muer le son en lettres de taille et nuances variées entrecoupées de signes non significatifs : pour le rollier d’Abyssinie, c’est du « krwèèwOh%krrwèèh ». Inutile de traduire, il faut juste entendre… Cochevis, souimanga, traquet et bergeronnette ont droit à leur litanie singulière en « slams mystitsiques » ou en « tripes dispipsiques »…Prigent Christian, quant à lui, se déchaîne en écrits un tantinet macho : «Oter la culotte avec les deux/ A la fois fesses dedans, ça ne/T’excite pas le Mister Smart slip ? »». Ou après le dessin du sigle vénusien : « Tu  souviens quel beau mon/ Cul ? Il y a base de bonne/Pute à dix bornes »…l » Entre les « gros mamelons hygiéniques » et le « sexe dépravé », l’auteur classe lui-même ses écrits en « courriers indésirables ». La lectrice est soulagée par sa lucidité éventuellement humoristique ! Bobillot Jean-Pierre, enfin, pense « à ce  vertige : penser à tous les mots auxquels s’ajoute celui que je suis en train d’écrire (de penser) »…Une raison pour moi de cesser ce commentaire et de retourner à mon propre néant mental. Mais non, quand même non, rajoutons ce constat de Pennequin Charles qui me trouble : « La poésie, c’est le  retour à l’état sauvage de sa propre personne ». De quoi méditer jusqu’à la sortie du numéro 33, prévue en… 2019.




Philippe Lekeuche, Poème à l’impossible

Un seul poème traverse ces 60 pages de blanc, un cri d’amour et de déception, une culpabilité parfois et un déchirement. C’est une séparation douloureuse à la recherche d’une rectification. Poème à l’impossible : quel impossible : la poésie, la croyance religieuse, la vie, l’amour. Est-ce aussi un choix impossible dans la brièveté, l’inanité, l’indifférence et la précarité des choses, de la vie et du monde ?

Ce poème s’accroche, s’imprime à petits et grands coups. Il nous pénètre le corps puis ressort nous livrant doutes et certitudes, oscillant entre Dieu et le non Dieu, obnubilé par un amour et toute une promesse comme un coup d’arrêt, une prise en main : Il fallut donc écrire. Cependant, il n’y a pas de concession à quoi que ce soit mais une sincérité et une confiance au lecteur, une mise en abîme de soi, un dévoilement proche de la confidence, avec de temps en temps une pointe d’humour qui empêche le repli sur soi.  Tout est présent et rien n’a lieu : jeu sans joueur, où finir devient synonyme de commencer. Tout s’éclaire et livre sa jouissance, bien que nous restions ancrés sur la vanité du monde et ses illusions. Nous passons de la séparation à la réparation dans un monde présent, saisissable et insaisissable à la fois. La raison dans ce développement ontologique, paradoxe, n’apporte pas de réponse et pourtant le recueil se clôt sur une forme d’espérance un lumineux soir. Ce long poème témoigne de contradictions, de l’impossible oubli, d’une perte d’équilibre parfois qu’une pensée tente de s’accommoder, voire d’en réduire la douleur par une clairvoyance et une affirmation sincère de soi, à la recherche de son propre dépassement affectif. 

Philippe Lekeuche, Poème à l’impossible, Peintures de Jean Dalemans , Editions Le Taillis Pré 20 euros.

Tout nous entraîne vers un humanisme qui n’est pas celui de la défaite mais d’un regard porté sur l’horizon à la recherche au moins d’un soulagement. Matière même de la vie mentale, mise en exergue qui s’inscrit dans le monde au quotidien dont la plus grande part, sinon la seule, est la quête de l’amour dans la multiplicité de ses sens et de ses agissements. Le poète a délégué sa pensée au poème : Ce n’est pas moi qui pensait, c’était lui. Une forme d’amortissement du choc, d’une mise à distance pour une meilleure compréhension. Le poème serait une visitation, un heureux événement, une grâce comme celle accordée aux chrétiens, une voix venue d’ailleurs, une récompense, un acte qui sauve. C’est un appel à la divinité et à l’autre qui mêle espoir et désastre qui provoquent parfois une petite mort. Le poème est un concentré de vie qui s’ouvre sous la pression d’un souffle venu de l’extérieur. Il nous émeut et nous tient à distance à la fois, moitié acceptation, moitié révolte. Mouvement d’oscillation, un détachement qui attache, une parole lente à se libérer, certaine d’elle-même. On a l’impression que parfois, le poète et le poème ne coïncident pas, le poème étant l’autre, le confident, celui que le poète ne pourra jamais être. Feu qui brûle dans la sécheresse de la vie, comme d’une salle vide que l’on voudrait remplir de présences et de présent. Et cependant nous ne sommes pas dans le rêve, mais dans l’espace terre à terre, traversant l’allée au crépuscule vers notre maison, suggère Philippe Lekeuche. N’est-ce pas les mots qui ont la part la plus belle dans ce recueil, eux qui s’élèvent au-dessus de l’événement pour le transcender. Il s’agit, en fait, d’un journal d’ordre mental qui déborde et converge vers : ton apparition bénie.  

En tant que lecteur quelque chose échappe, il y a de l’insaisissable, quelque chose de sacré qui monte des paroles et qu’on ne peut matérialiser par les mots. Je me demande si plutôt que d’écrire cette recension, le silence n’aurait pas été préférable par respect, par complicité.

C’est une écriture sobre, déliée des plaintes du lyrisme, des accouplements de mots pompeux qui ne crient plus qu’eux-mêmes. C’est une énergie de vie que des paroles simples et directes traduisent. Nous sommes en limite du langage parlé qui n’a rien à cacher mais se dévoile dans la pureté de sa nudité. Philippe Lekeuche a osé être lui-même jusqu’au plus profond des mots. Il a jeté le masque d’une poésie à sens multiples, incompréhensible avec des lourdeurs parfois d’une expression par laquelle on se croit important parce qu’on a fait joli et intelligent. Rien de tout cela, du direct, face à face…du vrai.

Sobriété aussi des peintures de Jean Dalemans, très suggestives, très épurées à peine posées sur la page dans leurs habits noir et blanc, leur transparence et leur symbolisme. Ces peintures accompagnent les poèmes par une belle connivence, d’une présence forte et discrète.

 




Chronique du veilleur (33) : Béatrice Libert

 

 Béatrice Libert vit en Wallonie. Elle a publié pendant 40 années des recueils de poésie, des essais, des nouvelles, des œuvres pour la jeunesse. Ce qui vieillit sur la patience des fruits verts est une anthologie de ses livres de poésie d’une remarquable unité d’inspiration et d’écriture.

Béatrice Libert, Battre l’immense, (Editions de Corlevour), 15 euros

Elle parle elle-même d’une « ascèse douce » à propos de la venue du poème. La formule convient parfaitement à cette œuvre où simplicité, dépouillement et bonté se conjuguent quasi amoureusement. Elle sait capter « la force du jardin fragile » qui prodigue au gré des saisons « un pollen invisible / qui nous défend des barbaries. » N’est-ce pas le pollen même de la poésie qui se répand, pour autant qu’on sache lui laisser place ? Et ce pollen est si chargé de sacré qu’il concourt à une véritable semaison d’espérance.

 

                           Dieu s’était endormi sur la pierre

                         Visage serré contre terre

 

                         Les anges des forêts lui ôtèrent

                         Ses sandales ses habits empesés

 

                         Le posèrent nu ensommeillé

                       Sur la rivière qui partout le porta

 

                        Sans jamais l’éveiller

 

Béatrice Libert, qui sent son cœur « battre l’immense », titre de son dernier livre paru aux éditions de Corlevour, est un poète de l’accueil et de la douce compagnie. Elle reçoit les visites les plus impalpables, comme celles qui s’avèrent les plus ardentes, l’amour étant l’aventure la plus exaltante de toutes, flèche de feu lancée vers l’absolu.

                             Nous sommes

                             Le lieu même

                           De l’Amour

 

                           Son visage

                           Et son vase

                           D’opaline

 

                             Ses mains

                             Et son ciel

                           Sans pluie

 

                           Et ce qui

                           Claudique

                           En nous

 

                           Guérit

 

Béatrice Libert, Ce qui vieillit sur la patience des fruits verts, (Le Taillis Pré), 20 euros

 

Cet Amour absolu est sans doute sa vocation profonde. Il ne cesse de la surprendre et de la ravir. Quelle plus belle illustration que ce poème de «L’inattendue », paru originellement en 2003 dans Le Passant fabuleux ?

 

                             Je suis cette femme à la fontaine

                             Et qui s’accoude à l’été

 

                            A mes doigts

                           Oscille une cruche

 

                           Et deux grains de silence

                           Coulent de ma paume étonnée

 

Ces deux grains que nous recueillons à notre tour, déjà semence de lumière, sont comme une récompense.

 




À propos d’Ainsi parlait Rainer Maria Rilke

De grandes questions.

À propos d’ainsi parlait Rainer Maria Rilke

 

Le recueil de dits et de maximes de vie de Rainer Maria Rilke que publient les éditions Arfuyen, nous confronte à de grandes questions. Du reste, ce qui est frappant, c’est la lucidité de ces interrogations. En effet les propos de Rilke, qu’ils soient écrits directement en français ou traduits avec beaucoup de transparence par Gérard Pfister, reflètent une profonde acuité intellectuelle et morale. Nous allons avec le poète partager les grands thèmes de notre culture, l’art, le présent, Dieu, la vie ou la mort. J’ajoute que ce regard que porte Gérard Pfister à cette traduction limpide et ce choix de textes, nous engage volontiers vers l’idéalisme (allemand ?) où une simple vision de curieux ne suffit pas. Il faut se rendre entier au lyrisme très sobre du poète. Et on se situe dès lors au sein de la Bible janséniste, le Livre des Proverbes ou le Livre de la Sagesse. Nous sommes en présence d’un livre essentiellement spiritualiste, ou du moins agité par un monde immatériel.

Et l’on se trouve donc autant dans la Bible que peut-être dans Walter Benjamin ou Paul Valéry. Car le poète célèbre le mystère avec une lumière extraordinaire. Et l’énigme reste entière dans sa puissance et sa complexité. Aussi, l’art autant que Dieu devient un sujet de dissertation, un élément de pure force et d’intellection, motif de questionnement supérieur, qui nous adossent, nous abouchent à la métaphysique.

Ce qui fait qu’une chose devient œuvre d’art, c’est une fréquence plus haute qui surpasse, de part sa nature, celle des objets d’usage ou des termes d’échange.

 

L’art m’apparaît comme l’effort d’un individu, au-delà de l’étroit et de l’obscur, pour trouver une communication avec toutes choses, les plus petites comme les plus grandes, et, dans ce continuel dialogue, de se rapprocher des sources ultimes, difficiles à entendre, de toute vie.

 

L’on peut peut-être se reporter à une certaine apologie des vertus théologales par exemple, ou de la religion, du Dieu souffrant et surtout de l’art. D’ailleurs ces fragments nous offrent à la fois la question et la réponse livrées dans leur caractère authentique et leur complexité.

Être aimé veut dire brûler. Aimer, c’est éclairer d’une huile inépuisable. Être aimé, c’est passer  ; aimer, c’est durer.

Le but de tout le développement humain est de pouvoir penser Dieu et la terre en une seule et même pensée. L’amour de la vie et l’amour de Dieu doivent coïncider au lieu d’avoir comme aujourd’hui des temples différents sur différentes hauteurs  ; on ne peut prier Dieu qu’en vivant la vie jusqu’en sa perfection.

Nous savons peu de choses, mais qu’il nous faille nous tenir à ce qui est difficile, voilà une certitude qui ne nous quittera pas.

Je cite beaucoup Rainer Maria Rilke pour faire justice à l’auteur des Élégies de Duino au sujet de la grâce de son écriture. Dits et maximes de vie complètent très bien notre connaissance du poète né à Prague, sachant que la lecture chronologique de ses travaux relève d’une question importante. Mais ici, l’on s’aperçoit que l’œuvre suivait son cours avec autant de majesté et d’intelligence tout au long de son existence.

Ainsi parlait Rainer Maria Rilke, éd. Arfuyen, 2018, 14€