Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé

Vu, vécu, approuvé
Dix poèmes inédits

 

 

 

Un petit nuage est arrêté en plein ciel

comme ce qu’il reste d’un cri dans la gorge.

A peine commencée la saison ne sait plus où aller

et me laisse incertain dans son incertitude.

Mais l’essentiel a peut-être été dit,

crié avant que le temps n’ouvre ses autres portes

à des ciels de plus en plus transparents

d’où tomberont des ailes fatiguées.

 

 

 

Ce furent des jours,

encore des jours,

et des nuits peut-être

mais vécues entre des parenthèses

légères comme des rideaux

qui s’écartent avant d’avoir rien retenu.

Il s’habitua à vivre sans rêves,

presque sans sommeils

dans le poing toujours serré sur lui de la lumière.

S’il allumait une cigarette,

il n’en regardait que la fumée légère

où sa vie oubliait un instant

qu’elle devenait une pierre.

 

 

 

Une feuille, morte avant nous,

flotte d’un bord à l’autre du vent.

Nous lui envions sa légèreté

que notre vie ne nous accorde pas,

même si nos jours, nos nuits

sont des feuilles, mais, elles,

alourdies de pluie

et qui tombent de l’arbre au sol

tout droit comme s’il

n’y avait pas de vent

pour les aimer.

 

 

 

Je regardais le feu

vivre du bois qu’il faisait mourir

et la neige tombait sans amasser

du silence sur le toit,

comme si rien ne pouvait poser

la paix sur le monde.

Un murmure aurait déchiré la voix,

mais se taire

ne faisait pas taire la mémoire

acharnée à creuser son chemin

vers le souvenir des morts

qui n’étaient morts qu’après la souffrance,

comme le bois dans le feu.

 

 

 

Et vint l’été qui m’arracha

les ombres dont je faisais mes poèmes.

L’été violent.

En bas moins d’herbe que de pierres,

en haut un ciel que le bleu ne calmait pas.

Où que j’aille,

je trouvais la lumière

sans porte à ouvrir sur de l’inconnu.

Elle avait effacé tous les rêves

avant qu’on les rêve.

 

 

 

J’ai demandé à l’horizon

qu’il libère les chevaux

qui étaient allés mourir au-delà de lui.

Qu’ils reviennent où je les attends,

avec ce galop de silence

qui est désormais le leur

et ne réveille pas les pierres.

Il y a ici la nuit et l’herbe des rêves

dans un pré où j’irai les caresser

comme quand j’étais enfant,

comme s’ils étaient vivants.

Ils ouvriront vers moi leurs yeux aveugles

qui ne voient que les souvenirs.

 

 

 

Quand tu t’en vas derrière tes yeux,

ce n’est ni pour dormir ni pour oublier.

C’est pour t’égarer dans la nuit où

l’on ne trouve ce qu’on cherche qu’en s’égarant.

Les chemins de l’ombre sont plus nombreux

que ceux du jour, et eux tu les as parcourus

sans jamais rencontrer personne

capable de t’offrir des mots

auxquels tu aurais aimé répondre.

L’ombre, elle, aime que ton silence

réponde au sien.

 

 

 

J’aime regarder

le vent qui ne se voit pas,

j’aime poser les pierres

sur la peau de l’eau

pour qu’elles y disparaissent,

j’aime feuilleter les pages

dont la blancheur en dit plus

que les mots qui y sont écrits,

j’aime que le vide, en tout, tienne

la porte ouverte à qui ne veut que partir.

 

 

 

Faire à pied

le tour de l’instant heureux

pour qu’il dure,

et me laisse le temps

de poser mes mains

si loin de moi

que l’angoisse jamais

ne pourra plus les serrer

sur ma gorge et

les mots qui voudraient crier.

 

 

 

J’aimerais que quelqu’un m’attende

comme un poème lu

sur la page

encore blanche

 

 




Nizar KERBOUTE, Un fleuve qui brûle

 

1

Plus les distances s’élargissent plus l’ombre grandit

Telle est la sagesse de la lumière

Indiscrète

Elle ne connait pas le sens des secrets

 

2

Moultes ombres dans ma tête

N’ont pas besoin de lumière

Pour exprimer leur obscurité

 

3

Les lumières de la ville sont nombreuses

Et ce qui est étrange

C’est mon ombre solitaire partout où je voyage

 

4

LaDentelle étend ses ombres sur tes jambes.

C’est une lecture surréaliste

Des couleurs de l’arc-en-ciel

 

5

La tulipe tatouée sur tes hanches

Hume l’odeur de mon ombre

Sans doute est-ce une nouvelle manière De faire l’amour

 

6

Elle écrivait des poèmes en prose sur mon ombre

J’ai pensé à les lire…

Mais j’ai avalé ma langue ce matin.

 

7

Le  vide dévore  mes  lettres comme  un fast-food américain

Je peins des poèmes et les brûle avec mes anciennes affaires,

Tel est le métier du poète, son gagne-pain dans les petits détails n’a pas besoin
qu’on

Lui rappelle l’oubli

 

8

J’ai perdu la clé du sommeil, je n’ai pas trouvé le chemin de retour à mon oreiller

De papier

Je demanderai de l’aide à un voleur professionnel excellant dans le décryptage des mots.

 

9

Le tissu prononce des adieux au ciseau en un moment digne des films
hollywoodiens

L’aiguille tient le microphone

Et le fil souffle les mots dans l’oreille du peintre

 

10

Ta main est tendue, elle récolte un sourire de mon visage fatigué,

Abattu par le voyage dans train têtu ne s’arrêtant que dans le désert.

 

11

La lumière a un point faible solitaire

Incapable de voir mon ombre danser sur les ruines du texte

 

12

Plusieurs lumières ne me plaisent pas, à l’instar de poèmes ennuyeux
nécessitant

Des lunettes solaires pour qu’ils soient à la mesure de l’œil

 

13

Parfois l’ombre de ma tête me fait peur,

Sous la lumière rouge mes oreilles apparaissent et mon visage disparait.

 

14

De nombreuses lumières surgissent de l’ancien mur, frappent à la porte du
dernier Vendredi.

Aucune ombre n’est à l’intérieur ouvrant à une broussaille de mots, même le
fleuve a oublié la corde du pêcheur dans sa gorge.

Tout le monde dormira en dehors de la ville sans dîner.

 

15

Chaque Jeudi moultes choses explosent autour de moi,

 les tuyaux de gaz, les pneus, les boîtes de sardines,

Et d’autres poèmes.

 

16

Une bombe à retardement dans mon bureau

Des livres de poésie demandant le secours à un roman ne disposant pas des
escaliers d’issue.

 

17

Un silence soûl traverse les pages de ma nuit sereine

Cherche dans ma valise une goutte de lumière à mettre dans le café du matin

Et un morceau de pain à fermer les bouches des journaux.

 

18

Le poème brille dans la main du sage comme une pièce de cristal intimidée par
l’humilité

Et dans la main de mon père il brille aussi…

 

19

Une bouteille quasi nue se baigne dans la lumière feutrée.

Elle attend avec qui échanger des SMS sur la rive d’un fleuve

Qui brûle.

 

Traduit de l’arabe par Mounir SERHANI

 

 

 

 




Annie Wallois, Versets de la marche

Annie Wallois vit à Lille, publiant poèmes et collages dans des revues et donnant des lectures. Elle est l’auteure de plusieurs recueils, seule. ((Du printemps(Éditions du Rewidiage, 1997) ; Les coulisses de l’œil(L’Oursine, 1999) ; Des nuages aux talons(L’Oursine, 2003) ; Hivernales(Éditions du Rewidiage, 2004) ; Sans penser(L’Oursine, 2008) ; Poèmes(Éditions Carambolage, 2008) ; Nuit rebroussée(Éditions Henry, 2011).) ou en collaboration avec Anne Letoré et Dan Ferdinande, ses complices des Dé/mailleuses ((Comme ça, au hasard la nuit(in Comme un terrier dans l’Igloo… dans la dune, 2005) ; T’as peau dire(Les Dé/mailleuses, 2007) ; Un train peut en cacher un autre(Les Dé/mailleuses, 2008) ;Trois fois rien c’est tout(Les Dé/mailleuses, 2009) ; Commises en demeures(Les Dé/mailleuses, 2011) ; À la volée(Les Dé/mailleuses, 2012).))

Les bons livres sur la marche ne manquent pas ((Citons : H.D. Thoreau, De la marche ; Jacques Lacarrière, Chemin faisant ; Jacques Lanzmann, Fou de la marche ; David Le Breton, Marcher : Éloge du chemin ; Bernard Ollivier, Longue marche ; Rebecca Solnit, L’art de marcher ; Yves Paccalet, Le bonheur en marchant ; Christophe Lamoure, Petite philosophie du marcheur ; Frédéric Gros, Marcher, une philosophie ; Emric Fisset, L’ivresse de la marche ; Tomas Espedal, Marcher ; Michel Jourdan et Jacques Vigne, Marcher, méditer ; Cheminer, contempler ; Jean-Yves Leloup, L’assise et la marche)), mais voici un livre de la marche : dans l’exigence propre à la poésie, « les mots quittent l’espace de la pensée ».

 

Annie Wallois, Versets de la marche, Éditions Henry, 2017. 71 p., 8 €.

L’auteure coule les attentes liées au mot versets dans une forme originale : en haut de chaque double page, un seul mot, suivi d’un paragraphe compact diversement aéré ; à droite, en italiques, quelques vers ou lignes, qui se résorbent dans le blanc. Germe, souffle, écho, silence : ce dispositif accueille d’autant mieux le lecteur qu’un tul’emporte dans son parcours de résonances brassant paysages, sensorialité, mouvements de conscience.

Comme en une quête d’incarnation, les mots d’ouverture énumèrent le corps : « cheville, haleine, sang, sueurs, souffle, talon, gorge, peau, échine, pied, ventre, poumon, pouls, dos, lèvre, visage, tempes, oreilles, genoux, muscles, cœurs, chairs, épaule, jambe, nerfs, artères ». Activé, travaillé, creusé, déverrouillé par l’effort – une des sept sections est nommée « Ahan »–, il se révèle « alambic »et  «se remodèle en planète inconnue ».

Le monde en devient d’autant plus réel – intime et énigmatique. Le globe terrestre, en mouvement lui aussi. La saisissante diversité de la lumière, des paysages, des éléments, du vivant – y compris, sous tes pas, « la population des minuscules ». Ton ombre, « le clair-obscur de ton existence ». Toi, « désormais simple caisse de résonance au battement dénudé du temps ».Et l’inconcevable ensemble :

ta vie funambule jusqu’alors tenue dans un halètement
se sent emportée dans la respiration universelle

 

Il y a aussi les autres. Ceux que convoque une rencontre – « Il en vient de partout / des visages à feuilleter / Derrière un visage croisé » –ou qui surgissent à n’importe quel moment : « un maquis de roches     que le regard taille en visages ». Ceux qui ne partagent pas « ton envie de t’affranchir du carcan      de te quitter », les foules urbaines, anonymes et mécaniques – « pas un mot ne sort des visages taillés dans le bronze ».Enfin, dans le rêve fondamental de l’unité humaine, « le chœur antique des peuples qui vibre au plus profond »– auquel appartiennent déjà ces exilés, « visages cuivrés    dos tatoués d’étoiles », quiinterrogent si puissamment notre époque.

Nicolas Bouvier – il n’est pas le seul - voit dans la marche « un processus de connaissance et d’illumination ((Nicolas Bouvier, Routes et déroutes.))». Annie Wallois nous montre que telle est aussi la poésie, qui nous invite à « chercher le chemin que nul ne connaît ».




Le Trans-Art…et après ?

Dépasser cet axiome représentation objective du réel/représentation d’une subjectivité face au réel, c’est la question qui ressort de ce petit entretien avec Rist Van Graspen. Dans Trans -Art, l’artiste plasticien rend compte de ses tentatives pour échapper à cette dualité. Cette  problématique rythme l’histoire de l’art : la question de la mimésis. Alors, lorsqu’on lui pose cette question :  « c’est quoi le trans-art ? » l’artiste répond :

C’est l’emprise inexorable de la voie numérique sur la praxis artistique (….).

 

Rist van Graspen, Trans-Art, PhB éditions, 2017, 37 pages, 5 €.

Puis il poursuit :

Tout mon travail plastique est d’élaborer l’automatisation d’un art avec des guillemets produit hors de l’humain, il faut que s’accomplisse la prophétie du non-art par le trans-art.

Il ajoute enfin que cette absence de l’humain dans les processus de production de l’œuvre doit s’accompagner d’une éviction de l’auteur même de cette œuvre : 

il faut éliminer l’artiste de la pseudo-œuvre, d’où la nécessité de l’anonymat. 

C'est ce que fera Rist Van Graspen, en ne signant pas ses productions. L’artiste convoque Marcel Duchamp en quatrième de couverture :

Duchamp a fait un premier pas vers le Trans-Art

 

Marcel Duchamp, Ready-Made.

Souvenons-nous des  Ready-made. Marcel Duchamp a ouvert la voie à la désacralisation de l’œuvre d’art, entraînant dans son sillage Andy Warhol et tant d’autres. On se rappelle que Nelson Goodman interrogeait ces mises en pratiques artistiques, et se demandait si l’égouttoir ou la chaise exposés dans un musée méritaient le titre d’œuvre d’art. A ceci, il répondait que  « toute chose peut devenir une œuvre d’art à partir du moment où elle s’inscrit à un moment précis dans un ordre symbolique déterminé »

Cette remise en question de l’art comme lieu d’une expression culturelle normative est déjà à l’époque de Duchamp dénoncée par Dubuffet. L’artiste est celui qui échappe à la culture officielle qui serait énonciatrice de formes admises. C'est un artiste « brut ». Ce point de vue rejoint celui du sociologue Pierre Bourdieu qui interroge l’origine de l’artiste, personnage reconnu et officiel, créateur de valeurs économiques et esthétiques, auquel il compare un artiste produit d’un milieu artistique, même s’il invite à relativiser son autonomie.

Dans le domaine poétique, Jean-Michel Maulpoix souligne que le temps des « écoles » est révolu. Certes, le travail du vers subsiste, diverses formes de poèmes en prose, des écritures fragmentaires, des pratiques formalistes ou marginales... Il établit une distinction entre le "poète du oui", qui croit au pouvoir du verbe, et "le poète du non", qui manifeste une défiance à l’égard de l'emploi de la langue. Il souligne un autre point commun entre les poètes contemporains, celui du rapport au réel.

Antoine Compagnon affirme que le postmodernisme annonce la "fin de l'avant-garde, […] un art qui n'est jamais défini chronologiquement mais qui commence avec Baudelaire et Rimbaud et qui est aujourd'hui encore avec nous". Le Trans-Art pourrait bien  être la fin de l'Avant -Garde.

Certaines voies sont ouvertes. Des artistes, qu’ils soient poètes, plasticiens, musiciens, dépassent les catégories génériques et artistiques. Le réel est donné à voir dans une transfiguration qui en révèle le caractère immanent. Opérant un syncrétisme artistique et générique, certains expriment une vision qui révèlent les contours d'une autre réalité. Loin d'être évincée de la représentation, la réalité est donnée à voir dans toutes ses dimensions.

Les outils numériques permettent le travail de l'image, et le poème revêt des formes qui transcendent les catégories génériques. Image et textes s'entrecroisent, poèmes et musique se côtoient à l'occasion de véritables mises en scène.

Pourtant, à l’opposé de cette praxis, prônant la soumission de l'acte artistique au numérique,  faisant disparaîtrait toute trace physique de l'artiste, des plasticiens résistent : ainsi Wanda Mihuleac  propose des performances qui sont – comme l'indique le mot dans l'anglais d'origine  - des réalisations, des actes ancrés dans l'ici/maintenant – des actions individuelles ou conjointes, susceptibles de créer une oeuvre unique.  Par exemple, à partir des mots du poète et de l'intervention physique et matérielle de la plasticienne, la création de cet instant unique où se perçoit l’émotion, la puissance et la portée des mots qui construisent et déconstruisent la matière textuelle, lors de  la performance réalisée pour pour célébrer l'Effacement – durant le Printemps des Poètes, à la galerie du Buisson sur le poème Sable, de Marilyne Bertoncini. La conjonction de la voix de l'une écrivant le texte sur les gravures de l'autre, sous le filet de sable couvrant l'écriture - trace matérielle qui formera le livre-souvenir de l'événement.(Wanda Mihuleac a créé les Editions Transignum et organise régulièrement des actions autour de la poésie  http://www.transignum.com))

 

La dune mime l'océan
les nuages y  dessinent de fuyants paysages
dont l'image s'épuise dans l'ombre vagabonde
d'un récit ineffable

et femme Sable nage dans un ciel de centaures
à l'envers
où sa robe poudreuse ondoie dans les nuages

sa bouche ouverte dans le sable
crache la cendre de ses mots
flocons arrachés au silence
dans la mer
peut-être

puis se noie et se perd en rumeur indistincte

Commencements

Wanda Mihuleac et Marilyne Bertoncini, extrait de la performance réalisée à partir du poème de Marilyne Bertoncini, Sable, à paraître chez Transignum Editions.

De son côté, Jean-Jacques Oppringils ouvre lui aussi la voie à une mise en oeuvre inédite du texte et de l'image. L'exposition en plein air "L'Anneau du Premier Art" est un hommage à l'architecture et aux grands bâtisseurs. Le récit, intitulé “L’Écho du Premier Art”, écrit par Lucie Delvigne à partir des œuvres exposées, accompagne le parcours du visiteur. Les mises en abîme permettent une démultiplication du sens. Le promeneur est amené à percevoir ce qu’il voit  autrement, car Jean-Jacques Oppringils lui dévoile  ce qui, imperceptible, pourrait coexister avec ce qu’il appréhende  au premier abord, en se promenant dans le parc. Double lecture donc, qui s’enrichit de la portée des textes qui accompagnent les toiles. Cette démultiplication sémantique opérée par la double mise en abîme de ce dispositif révèle alors un univers, qui, dans le même temps, offre une lecture inédite et plurielle de la réalité.1((Exposition organisée à Tertre, du 30 avril au 30 septembre 2018 de 9h à 20h et du 1er octobre au 30 octobre 2018 de 9h à 18h, Page Facebook : https://www.facebook.com/TheRingOfTheFirstArt/Site Internet : http://www.oppringils.info))

 

 

L'Anneau du Premier Art ; parcours Art & Lettres, Parc communal de Tertre - Site de l'administration communale - rue de Chièvres 17 - 7333 TERTRE - Belgique (accès gratuit)

On pense également à Adrienne Arth  : cette artiste travaille elle aussi  à partir de photographies, en prise directe et surimpression photographique, parvenant à à leur donner une profondeur inégalée. Elle met  en scène les éléments du réel qui  racontent une histoire ou laissent entrevoir toute la puissance des archétypes dévoilés par son travail. Dans Paysages de cerveau ses photographies sont accompagnées de textes de Claude Ber, qui, de son côté, ouvre la voie à une nouvelle poésie : mêlant prose et vers, éléments anecdotiques et universaux, fiction et poésie, ses textes mènent à un au-delà de l'imaginaire. Elle invite le lecteur à se regarder, à trouver sa place dans ces lignes qui revêtent immanquablement une portée symbolique, à laquelle fait écho Adrienne Arth.((La prochaine exposition d'Adrienne Art, “Gens dans le temps” aura lieu à Arles, Du 1er au 15 juillet et du 16 au 31 juillet de 11h à 13h et de 16h à 20h au Musée-Galerie Gaston de Luppé 19 rue des Arènes, www.adriennearth.com , www.claude-ber.org))

 

je plie le poignet j'allonge le pas
des immeubles de verre piègent des simulacres
tombeaux solaires et glacés tous même ment muets pour leurs
gisants
figés dans le reflet d'eux-mêmeês comme on se noie

Où porte la parole plus loin que son ressassent et sa
complaisance
dans l'érosion des chairs son labeur obstiné jusqu'où
la chair quitte les membres ?

aucun ici qui ne soit au tu-c'est une donnée de nous sur le cadastre
et de n'importe qui dans la même disposition amoureuse-mais
rien non plus de nous dans ce compact de transparence condensé
à taille de goutte

même si le regard s'amenuise jusqu'à l'infime et quête une parole
qui rassemble
le bord à bord de tout se disjoint comme à ne déduire de ce jour
qu'un éraillé de pluie déchirant les façades
leur arrière immobile

les yeux basculent dans d'autres pupilles et la tombée d'un bras
verse à sa pente l'éboulis d'une histoire effondrée d'elle

 

 

Claude Ber, Paysages de cerveau, Photographies d'Adrienne Art, Fidel Anthelme X, collection "La Motesta", 53 pages, 7 €.

On le devine, cet entretien, paru aux Editions PhB,  est un tout petit livre, mais d'une actualité percutante. Il pose à sa façon des  questions fondamentales. Le lecteur est amené à s'interroger : qu'est-ce que cette post-modernité qui semble, d'après l'auteur, laisser place à un renouveau. Si  l’éviction de toute représentation, de l’artiste lui-même, peut être le point d'orgue de cette post-modernité,  ouvrirait-elle la voie à un syncrétisme artistique et générique ? L'Art pourrait-il alors dépasser cette problématique qu’est la représentation du réel, pour mener vers une transfiguration  révélatrice des son immanence ?

Entre abstraction et représentation, à partir  des éléments de notre quotidien, tout juste palpables, suggérés, Adrienne Arth  parvient bien à exprimer l'être et le nombre, la solitude suggérée par la foule, cette modernité glacée, et dans ses portraits, le questionnement et la puissance des âmes qui habitent nos corps. Alors l'Art continue.




Julien Cormeaux, Camarade, Une ville, un port

Camarade

 

Ma plume s'érafle à chercher ton enclume
Dans tous les coins perdus de l'étrange nature
Je suis le serin qui façonne l'amour d'airain
Je frappe à ton métal camarade
Mais ton étincelle est morte.

Des hauteurs de ma guette j'observais le grouillis
Mécanique et  somnolent  des  ruches affairées.
N'ai vu qu'un bourdon gras ocellé d'huiles glauques.
Geste désespéré dans une cité de dupes.
Au bout de ma lorgnette, hélas,
Camarade,
Je ne t'ai point trouvé.

J'ai fouillé alors l'étendue gaste des déserts éclatés
Tendu l'oreille aux milans  dont je croyais
Qu' ils  portaient ton nom dans les  nues.
À mes pieds  les buissons ardaient de fausses étincelles.
Où es-tu camarade?
Aurais-tu pris l'habit rancunier de l' ermite?

Mes ailes qui s'éraflent aux barreaux de ma cage
Soudain réveillent une vieille terreur
Le souvenir de ta main tendue
Transparaît sous la surface exsangue.
Il est vain de chercher car je sais.
Je forgerai pour nous la cloche expiatoire
Je me souviens soudain du surin de ma gloire
Car c'est moi qui t'ai tué,
Camarade.

 

 

une ville, un port

 

Aciers rutilants du port
Chaudrons noirs des coques amarrées
Chagrins mauves des barques à l'esquive.
Éclairs gris et blancs de mouettes erratiques que l'océan tenaille
Et que moque l'azur  superbe.

Des chants de Sirènes s'élèvent en incessants répons
Sirène du joyeux départ, sirènes des pourchasseurs 
Et sirènes dans les têtes de milliers qui transpassent
Les limites des pourrissoirs de haine.

Les statues des Bourgeois questionnent leur symbole et relèvent le col.
Quelques âmes meurtries  travaillent à l'avarie
Saintes auréolées au cœur des périssoires
Sans dessein et sans gloire, elles poursuivent invaincues
Leur course dérisoire.

Mon jugement s'épuise...Faut-il que je me taise?
Ma volonté se heurte à de hautes falaises.

La ville se clame belle
Tout de briques vêtue et de fines dentelles.
Elle rêve d'un Casino, de roulettes prospères
D'un plus juste hasard, d'une donne plus fière
Pour conjurer enfin les regards de misère
Et le chant odieux des damnés de la terre.




Jean-Michel Sananès, Poèmes

Entre apparence et réel, fallait-il que je me cherche ?

 

Le monde, l'univers, l'infini…
… les ai-je créés ?

Cela commence avec la vie
le premier souffle
avec cette  conscience qui donne forme, apparence
à ce qui est nous
à ce qui est hors de nous
à ce qui n'est pas.

Pourtant, tant de choses sont là
qui ne sont pas nous
qui font mal
comme l'absence
celle de l'amour
de la réponse attendue
"M'as-tu aimé ? Pourquoi m'as-tu trahi ?"

Je n'ai pas peur
je n'ai pas peur de mon absence
du point zéro, du retour à nulle part
du compte à rebours.

Pourtant
j'aime les oiseaux, mon chat
mes amours, mes enfants, le ciel, la joie.
De l'absence
je ne crains que de les perdre
sans leurs yeux
sans leurs regards

je ne suis plus

je ne suis rien.

Parfois, il m'arrive de penser loin.
Si loin que je perçois encore l'odeur de ma maison lointaine
le bouquet d'anémones posé sur la table du dimanche.
Je me demande si toi
qui maintenant habites l'absence
tu peux encore le voir.

Le doute est un frisson
l'absence est une froideur
un gant de givre sur un vague à l'âme
mais Toi, où es-tu ?

Ici, les minutes suintent du réveil, mais c'est moi qui pars.
Le réveil restera sur le buffet, avec ses yeux fermés
à attendre encore que quelqu'un tourne son ressort
que quelqu'un le regarde.
Se pose-t-il la question de savoir s'il est encore temps ?
Je ne sais pas ce que pensent les horloges.

Dans le crissement des jours
quand mon chat s'étire autour de sa solitude
seuls ses yeux parlent :"J'ai confiance", disent-ils
pourtant la vie lui a arraché une patte
et moi j'en ai pleuré.

J'ai voulu le monde si grand
que parfois je me suis perdu
dans l'étroitesse.
Pour aller au plus haut
fallait-il que je me cherche ?
L'amour et le rêve agrandissent l'univers.

Parfois, quand l'aube ouvre mes volets
il me faut briser la chaîne des regards, celle des regrets
heurter le mal rire, le mal vivre
trouver le souffle d'un enfant, d'un chat, d'un oiseau
pour retrouver l'envie aller plus loin

j'ai encore tant d'arcs-en-ciel à offrir.

 

 

Entendez-vous ?

 

Et le silence qui se repaît du frisson des morts
Et toi qui glisses dans le passé
Et ton histoire sans histoire
Qui se résume à cette poussière de mots
Sur ce marbre que l'oubli rongera
Et moi qui voudrais te réveiller
Et tout savoir de ce que furent tes rires
Tes larmes, tes espérances

Est-on toujours allé où l'on voulait aller ?
Se verra-t-on dans des bruissements de joies retrouvées ?
Se noiera-t-on dans les brumes froides de l'oubli ?

Je me souviens des mots d'une chanson
"Le chemin si beau du berceau au tombeau"
Je crisse dans des attentes de pierre, de sable et de terre
Je vais à toi tu sais,
Je scrute le passé
En recherche de milliards d'humains effacés
Je cherche les routes de la bonté
Je chevauche, j'expie les crimes commis

Je vais à vous mes amis
En vous rencontrant
C'est l'humanité que je regarde
Si apte au bien au mal
De si longtemps que je viens
Au cyprès où je vais
Je n'ai voulu forger
Qu'un cri d'amour
Entendez-vous mon cri ?
Entendez-vous mon cri ?
Entendez-vous ?

 

 

La taille des hommes

 

Grand-Père me l'avait dit : La mesure de l'homme n'est pas le fait de l'image, belle ou triste qu'il traîne dans son sillage, cherchant à lire dans le regard des autres comme un écho de la brillance des princes. Les miroirs ne sont que les journaux fugaces d'egos d'alouette.

Il y a longtemps que Grand-Père est  parti, depuis je marche à la recherche de l'humain si bien dissimulé sous des carapaces d'apparences.  À la foire aux séductions, sa démesure dépasse de ses emballages verbeux et de ses profils de héros autoproclamés.

Dans une nuit aux rêves et aux douleurs inaltérés, les petites gens avancent à la sueur de leur labeur, habitent l'univers des enfants de l’ombre qui savent la solidarité plus forte que la compassion, qui tendent la main comme on  devrait tendre la joue, non pour l'exemple mais mus par un instinct imposant la primauté de l'amour sur toute violence. Ce sont les Justes de l'invisible, les Robin-des-Bois sans flèches et sans épées, mes pacifiques au grand cœur qui rendent le monde encore acceptable et l'espoir encore ouvert.

Je me souviens, Grand-Père me disait : Les hommes n'ont pour taille que leur conscience. Pour grandir, il te faudra différencier ceux qui s'inscrivent dans l'authentique nécessité du Bien, de ceux agissant par besoin de plaire ou d'être récompensés par une instance invisible. L'instinct du cœur n'est pas un calcul. Méfie-toi des prophètes de l’apparence, de ceux qui font montre d'empathie et de générosité seulement lorsqu'ils sont au grand jour.

Grand-Père est parti un jour de larmes et de fête, certains l'avait critiqué parce qu'il avait voulu protéger un ennemi. Il savait rire, ne jamais paraître sérieux, il savait côtoyer des hommes de bien et de peu comme les oiseaux naviguent entre ciel et nuages. Il était frère de la Conscience comme l'oiseau sait la pluie et le soleil.

 

Aux larmes citoyens-Rendez-moi Mai 68 ! 

 

"Aux larmes citoyens", ont-ils dit,
savaient-ils que l'heure de courber le dos
doit un jour enfin finir ?

"Rangez, pliez, fermez vos utopies", disaient-ils,
Ne savaient-il pas que le temps d'armer nos rêves
était encore là ?

Moi, vieille pierre posée sur la mort des rêves
je me dresse, et déclare :
Ouvrez les tombeaux de l'abstinence
La résignation est l'ennemie des peuples.

J'en appelle à l'espoir citoyen
J'en appelle au droit, au travail et au pain
Je déclare que la spoliation, la confiscation,
l'accaparation du bien commun
sont un même crime économique
majeur et condamnable.

J'en appelle à la révolte des moineaux
pour ne plus oblitérer les cris et les graffitis sur les murs
J'en appelle aux poings levés, aux frondes de l'amour
et revendique le droit à un monde humain.

Je suis porteur d'un deuil du bonheur
je suis en berne de ces travailleurs spoliés,
je suis las d'une politique funéraire : "Le rêve est mort, circulez !"
de cet empire de la dérision qui défenestre le mot justice,
je suis las de ce pouvoir qui, sous faux couvert de raison,
prône la résignation pour les uns,
la richesse, la santé et le reste pour eux

Je veux ressusciter le cri et l'espérance
au prix même de la révolte.

Je parle d'une mémoire en deuil
où chaque jour on enterre la joie,
j'en appelle à la jeunesse insoumise
loin des mornes projets,
J'exige l'équité et une même justice pour tous,
J'exige la fin d'un monde à deux vitesses.
Je veux l'égalité et le droit au bonheur.

Rendez-moi mon Mai 68 !

 

 

Tu écris triste

 

Tu écris triste, me dit-on,
trop sérieux, ou parfois trop fou !

Devrais-je seulement écrire des poèmes d'amour
quand des fous de dieu assassinent des vieilles dames,
des êtres humains, parce qu'ils sont fils de la République ?

Devrais-je chanter,
aller au profond de mes rêves et fermer les yeux,
oblitérer mon cœur des seules tendresses que me réclame mon chat,
m'enfermer dans les mots d'un livre et sauter d'une ligne à l'autre ?

Non, je n'oublie rien des moments de joie,
des chagrins ordinaires, des petites larmes et des éclats de rire,
j'habite encore au pays de vivants
parmi mes misères, mes bonheurs,
avec mes coups de cœur, mes coups de gueule,
j'habite non loin de vous.

Aussi amis,
pardonnez que parfois la tristesse me gagne
mais sachez que, du haut de mes vieux printemps,
je n'oublierai jamais ni l'heure des Mistrals Gagnants
ni la puissance du cri, de l'amour et de l'espoir,
je n'oublierai jamais de vouloir du pain
et du soleil à jeter sur les matins qui se lèvent.

Je n'oublierai jamais le temps des mots d'enfant,
ni mon chat
trois pattes posées sur mon bonheur.

 




Ping Pong : Milena Bourjeva, poèmes bilingues, bulgare / français

Traduit du bulgare par Païssy Hristov.

 

Je n’ai pas le temps d’être

un papillon éphémère :

des arrêts m’attendent

à moitié nus, déchirés,

des prisonniers tendent la main –

me demandent du pain…

 

 

 

Нямам време да съм                                         

еднодневна пеперуда:

чакат ме спирки

полуголи и раздрани,

затворници ръцете си протягат

 да ги храня...

*  *  *

 

Je ne sais vers où continuer,

j’ai oublié par où j’ai passé.

Je me rebelle contre les amitiés,

les gens unis,

je marche, suivie du vent,

suivie du Néant.

Pourquoi le mouvement des gens

ne serait-il qu’un balancement

pareil à celui des plantes aquatiques ?!

Qui s’est ingénié de priver nos mondes asservis

du droit de salut ?!

Si tu pars, tu sera toujours seul.

*  *  *

 

Не зная накъде да продължа,

забравих от къде съм минала.

Бунтовница съм аз срещу приятелствата,

свързаните хора,вървя,

след мен идва вятърът,

след мен идва Нищото.

Защо човешкото движение

да бъде само някакво поклащане

подобно водните растения?!

Кой измислил е да нямат право на спасение

закрепостените ни светове?!

Тръгнеш ли ще бъдеш сам.

 

*  *  *

 

LA MAISON AUX REVENANTS                      

Je saute par-dessus mes semaines

comme à travers des cerceaux en feu,

les années, tels des vieillards impuissants,

s’affalent sur moi ;

en fait, je tourne dans une pièce

aux murs en pierre,

et j’ai au-dessus de ma tête

un toit immense – au lieu du ciel.

Les maisonnettes au-dessous sont vivantes,

elles ont les cheveux blancs et fins

qui touchent la terre ;

à moitié vêtues de lierre,

elles se parlent.

Les revenants se parlent aussi…

Ils se racontent des vies…

Ma vie ?! … C’est eux.

Chaque jour je les salue machinalement,

je me suis faite à leurs ordres.

Les libres, où sont-ils ?!

Je m’enracine lentement dans le sol

et je deviendrai bientôt un arbre creux

qui ne meurt jamais.

Et je raconterai des histoires, moi aussi.

 

*  *  *

 

КЪЩАТА НА ПРИЗРАЦИ

 

Прескачам през седмиците си

като през огнени обръчи,

немощни старци -

години се свличат върху ми,

а всъщност обикалям стая

с каменни стени

над главата ми не е небе,

а е безкраен покрив...

Малките къщи под него са живи

с дълги до земята

бели и слаби коси,

полуоблечени в брашляни,говорят си.

Говорят си. Призраци...

Разказват нечии животи...

Моят живот?! ... Са те.

Всеки ден ги поздравявам машинално,

свикнала съм да ме направляват.

Свободните къде са?!

Аз бавно се вкоренявам в пръстта

и ще бъда скоро изкурубено дърво,

което не умира никога.

И също ще разказвам.

 

 

 

 

*  *  *

 

La mer a englouti mon réconfort.

Les mains sales et égratignées, je grimpais

et je cueillais tout ce qui

était enveloppé dans un bourgeon,

je mettais en pièces ceux qui

s’étaient drapés dans leur pensées ;

je fouillais les plus honnêtes

(les menteurs m’échappaient).

Jusqu’au moment où je me vis devant la mer,

calme, engloutissante,

dont je ne peux voir le début.

Le bout est devant moi.

Paisible, rampant à mes pieds,

il m’attend.

 

*  *  *

 

Морето е погълнало утехата ми.

А аз пълзях с изподрани, мръсни ръце

и късах всичко в пъпка увито,

раздирах всички загърнати в мислите си,

пребърквах най- честните

/лъжците ми бягаха/.

Докато пред мен застана морето-

спокойно и давещо-

на което не мога да видя началото.

Краят е пред мен.

Тих, пълзящ  в краката ми.

Той ме очаква.

 

 

 

 

*  *  *

 

La peine n’est jamais en vacances.

Telle une vieille sourde

elle marche sur le ciel

et laisse s’échapper

ses foudres précieux.

Elle n’entend que la voix de la mort.

*  *  *

 

 

Мъката няма ваканция.

Като глуха старица

тя върви по небето

и без да иска изпуска

безценните си мълнии.

Чува единствено гласа на смъртта.

 

*  *  *

 

LES GENS DE PIERRE

 

L’été, tel un charbon, est louche.

Il me prend pour une danseuse sur braise.

Mais je ne peux plus danser

dans les prunelles du feu dévasté.

Il n’y a plus ni Dieu,

ni vicaire.

La terre, mâchée, est déjà crachée

par une baleine qui nous a rachetés.

C’est aux cœurs des amoureux

qu’elle a demandé du feu

pour son allumette,

et elle l’a jetée sur nous,

les inflammables,

les gens de pierre.

 

Collage de  © Ghislaine Lejard

*  *  *

 

КАМЕННИТЕ

 

Лятотоекатовъглен. Кривогледо.

Струва му се, че съм нестинарка.

Но не мога вече да танцувам

в зениците на съсипания огън.

Вече няма нито Бог,

нито заместник.

Земята е предъвкана, изплюта

от някой кит откупил ни,

запалил клечка от сърцата на влюбените

и я хвърлил върху нас-

неспособните да горим-

Каменните.




Gwen Garnier-Duguy – Alphabétique d’aujourd’hui

Voici donc un récent recueil de notre nouveau collaborateur à Traversées, Gwen Garnier-Duguy. Sous son titre quelque peu énigmatique, on devine un propos très sérieux, une sorte d’invite à un recensement cosmique, à une sorte d’examen de la situation des humains en ce vingt-et-unième siècle, assorti d’une poétique interrogation sur la direction qu’il semble prendre, sur ce que le langage implique à l’égard de son fonctionnement, aussi bien que sur l’écrit lui-même. Le poète, depuis sa situation d’étranger, regarde les choses, les éprouve, y réfléchit avec un certain recul et un regard parfois surplombant et prophétique. Ainsi l’interrogation immémoriale, qu’on trouve page 52, d’un poème titré Xenos, particulièrement solaire, dont voici quelques versets caractéristiques du ton du livre :

Gwen Garnier-Duguy – Alphabétique d’aujourd’hui – (Avec couverture de Roberto Mangù) Coll. Glyphes - Ed. L’Atelier du grand Tétras 25210 Mont-de Laval.

             Comment a pu venir l’idée de la création et cette architectonique pensée au quart de souffle, comment

            l’ordre alphabétique, avec les lettres arrachées au néant, a-t-il trouvé la pesanteur céleste, une volonté de s’extraire du silence ?

L’on sentira bien que par leur nature-même, toutes ces questions ont pour terreau l’âme d’un homme de foi, une dimension spirituelle, que du reste avoue le poème titré Unicorne, ce qui est la figure de Kylin, celle de l’animal mythique – la licorne - qui guérit les maux dont leur vie afflige les êtres :

            J’aimerais passer une fois dans ma vie une journée parfaite, une journée san mauvaise pensée, sans paroles malintentionnées, parfaite,

            non dans le sens où tout s’enchaîne parfaitement au niveau des plaisirs, mais parfaite dans le sens où Jésus dit J’ai vaincu le monde

Ainsi la poésie de Gwen Garnier-Duguy se présente comme une sorte de recueil de poèmes guérisseurs, une quête de lumière humaniste au plus beau sens du terme, et métaphysique. Une parole harmonieusement songeuse et optimisante, méditative et d’une limpide profondeur. Non pas cependant une parole naïve ni de « grenouille de bénitier », rassurons-nous. Plutôt réaliste, bienveillante, toutefois lucide sur la situation conteporaine. Ce qui fait de ce petit livre d’une fort belle présentation matérielle un vrai petit bréviaire éthique, à relire souvent pour habiter notre Terre de la bonne façon, c’est-à-dire en harmonie avec les êtres et les choses, une hamonie moins religieuse que, surtout, raisonnée et scandée grâce à de beaux rythmes et de fortes images. Dernier passage typique, que je cite en conclusion, extrait du beau poème Joie :

 Toujours ce désir d’épouser la langue, de la danser, de s’y confronter au point de se dissoudre dans le poème, d’y renaître épuré.           

Et notre poète, à la fois terraqué et quelque peu mystique, conclut son livre par ces vers d’une formulation frappée comme pour une médaille, dont il offre l’image métaphysique au lecteur méditatif :

            Nous sommes l’encre et l’encre
            est l’ombre portée du Verbe.

 

                                                                            

 




Laure Delaunay, Poèmes.

Chemins de traverse

Sur une brindille

J’ai marché d’un coup sec.

Un jour est né.

Puis j’ai recommencé.

 

 

Extrait de « Reliefs lyriques »

 

 

Le bijou d’enfant

Avec beaucoup de soin, les enfants observent les breloques, petits bouffons joyeux.
Sans doute
lisent-ils dans ces objets futiles l’espérance de devenir aussi beaux que leurs
parents ou bien
pensent-ils profondément à ce que sera plus tard leur vie et ces dérisions
cristallisées servent de
support à une rêverie sublime.
Perdre un bracelet rose ou une bague plastique est un grand drame
car ils ont fait tomber
dans la mer du temps un brin d’eux-mêmes, un peu d’amour.
Grandis, ils
s’accrochent à ces clefs qui leur ouvrent les portes des délicieux songes et
désirent reconquérir un
peu de cette poésie qu’ils avaient égarée dans un flux pour eux alors trop puissant. Ils veulent
retrouver un bout de leur éternité.

 

Le collier

Quelques merveilles dansent. S’accrochent. S’appuient. Se posent.S’abritent. Nichent. Dorment.
Logent. Se déploient. Jouent une mélodie de piano. S’offrent. Savent se taire.

 

Deux extraits des « Bijoux ciselés »

 

Le dauphin

L’ondée avive le vertige.

Pourtant le souffle ne perturbe ni l’allant ni la courbe. Se nourrit d’air, de bouffées et d’une vague.

Voltige, est prince, une brassée d’écumes.

Respire, jet d’air, et accompagne l’autre en sa trouée, en sa promenade, lui est ami, berce ses flots de rires.

L’aileron navigue, arrondit la surface. Profond soleil, léger bambin.

Aller là où luit l’eau.

Et découvrir, intense, l’espace, le loin. Fendre alors les mers, caresser l’horizon à une touche, y puiser l’espoir d’être toujours et infini, le premier. Avant-gardiste ? Anachronique. Et utopiste. Le pionnier ne laisse pas de sillon.

D’un bond gagner le large et se souvenir comme d’un trésor de la main croisée au bas de l’esquif.

Frère d’un jour, furtif. A l’âme éphémère. A l’élan temporel. Au flux parfait.

Liberté belle.

 

Extrait de « Mes animaux doux »

 

Etoiles roses

Modulations du son

Dans un chemin abstrait,

Partir et

Là-haut attire

L’idée, le sentiment.

Montée, expérience

Du grain et du plein

De la vie retrouvée

Sans voix mais extasiée

L’amour en flèches comme points de fuite.

 

Extrait de « Tendresse des astres »

 




Trois écritures de femmes

L'écriture n'est ni féminine, ni masculine. Le travail d'écrire, avec la matière du langage, puise à l'universel, par-delà les genres, ce que démontrent ces lectures des derniers recueils d'Elodia Turki, Anne-Lise Blanchard et Isabelle Groult

Elodia TURKI : « L’Infini Désir de l’ombre ».

 

           

On connaît ( ? ) le roman de Georges Pérec, La Disparition. Cet ouvrage est un lipogramme, il ne compte pas une seule fois la lettre e. Élodia Turki offre à la curiosité du lecteur un recueil composé de poèmes lipogrammes : la lettre a en est absente. Que signifie cette non présence voulue délibérément ? Sans doute cette question est-elle malvenue puisque Élodia Turki affirme en quatrième de couverture : « Une centaine de poèmes lipogrammes, comme des gués sur le chemin étrange que je découvre avec eux, avec vous, et qui ne mène nulle part ailleurs que le chemin lui-même qui, comme le dit Antonio Machado, n’existe pas : il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en cheminant »

Tout langage écrit est lipogrammatique puisqu’il n’utilise qu’un nombre fini de lettres et exclut les autres alphabets… Il serait donc vain de chercher à élucider de quoi la lettre a est le symbole. Et sans doute est-il plus utile de voir ce que ces poèmes disent en dehors du jeu gratuit auquel semble s’être livrée Élodia Turki dans sa jeunesse. Car elle continuera d’écrire de tels poèmes. Voilà pour la genèse du recueil.

 Notons que le poème est court, la plupart du temps. Élodia Turki donne l’impression de décrire ses relations avec un tu jamais identifié. S’agit-il de la description de l’amour, de la passion ? Notons aussi le goût de l’image : « Et j’invente pour nous une très lente nuit / tissée de peurs et d’innocence / qui nous dépose sur les grèves du temps / ensoleillés de lunes » (p 8). Est-ce le stupéfiant image dont parlait le surréalisme ? Élodia Turki ausculte son corps car elle est sensible à ses changements. Cela ne va pas sans obscurités que soulignent ces mots : « entourés d’ombres longues » (p 11). Elle a le goût des mots rares comme ouroboros sans qu’elle n’éclaircisse le sens de ce terme mais sa forme la plus courante est celle d’un serpent qui se mord la queue, le plus souvent. Ce vers « Et voici le poème d’où surgit le poète ! » n’est-il pas éclairant (p 16) ? Élodia Turki souligne qu’elle ne facilite pas la lecture de ses poèmes : « Je signe enfin de cette encre furtive / quelque chose de moi qui se rebiffe // L’irréversible plonge ses griffes d’ombres / fige notre désir pour toujours différent » (p 21).

 

Élodia Turki, L’Infini Désir de l’ombre, Librairie-Galerie Racine (Collection Les Homme sans Épaules), 68 pages, 17 euros. (L-G Racine ; 23 Rue Racine. 75006 Paris).

 

 Et puis, il y a cette soif inextinguible d’écrire : « Terrible est le silence » (p 25). Et puis, il y a cette attirance de l’ombre… Etc !

 Élodia Turki dit haut et fort sa féminité et la passion amoureuse. Et si ce recueil n’était qu’un éloge de la gratuité du jeu poétique ? Mais je ne peux m’empêcher de penser que la lettre a est l’initiale du mot amour : Élodia Turki n’écrit-elle pas « Première lettre et premier leurre » (p 41)

Anne-Lise BLANCHARD : « Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux ».

 

 Que les choses soient claires : je ne partage pas la foi chrétienne d’Anne-Lise Blanchard (je suis athée résolument, définitivement), je ne suis jamais allé en Syrie ou en Irak, je ne fais pas partie de SOS Chrétiens d’Orient. Et je ne prends pas pour argent comptant ce que dit ici la télévision. Mais j’ai lu attentivement son recueil de poèmes et j’en ai été bouleversé, si le besoin s’en était fait sentir. Jusqu’à faire mien ce mot de Voltaire:

Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? 

 

Mais voilà, Anne-Lise Blanchard est allée en Syrie et elle a vu les maisons des quartiers chrétiens incendiées, le sang couler, la cruauté des djihadistes, les bombes et les obus tomber du ciel… Et elle écrit une poésie qui dénonce le sort fait aux populations civiles, sans effets de style inutiles : elle a su trouver le ton juste pour exprimer l’absence de liberté : la juxtaposition de citations et des vers est bienvenue. Les propos rapportés (« Dommage que Daesh ne vous ait pas tous exterminés » p. 34) sonnent comme un tocsin ; cela compense la présence d’anges, de pape et de Christ. Mais on ne peut décemment pas demander à Anne-Lise Blanchard de faire silence ! Cepandant, je préfére les poèmes sobres qui disent l’indicible…

« Nous, chrétiens, avons toujours réussi à vivre avec tout le monde, nous voulons simplement être sûrs que ceux avec qui nous vivons acceptent également notre présence » : belle exigence en même temps que belle leçon de tolérance, la paix est à ce prix. N’est-ce qu’un vœu pieux ? La paix nécessaire suppose la condamnation sans exclusives du colonialisme, l’éradication du fanatisme religieux ou ethnique, des compromissions politiques, la fin du militarisme… Cela fait beaucoup pour que l’aspiration à la mort pour être enfin tranquilles connaisse une fin. Mais restent les poèmes… Et la vie !

 

Anne-Lise Blanchard,  Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux, Éditions Ad Solem, 112 pages, 16,90 euros. En librairie.

Isabelle GROUT : « Pour déchirer la page » .

 

 « Pour déchirer la page » est le premier recueil publié d’Isabelle Grout. J’apprends par son éditeur qu’elle a perdu son père d’une leucémie foudroyante lorsqu’elle avait cinq mois et que « son recueil est une réflexion sur le manque, l’absence ». Dans sa préface, François David écrit que « déchirer la page, déjà froissée » est impossible. Sauf que le peintre Kijno a fait du froissage la raison d’être de son exploration de l’art.

Mais voilà, Isabelle Grout dit parfaitement le manque de père, manque grâce auquel elle devient poète. Et puis, un recueil qui porte en exergue quatre vers de Léo Ferré ne saurait être mauvais, raison de plus pour que j’en rende compte…

Vers brefs (réduits parfois à un mot ou deux), vers plus longs, prose, justification par le milieu, justification à gauche : tout se passe comme si Isabelle Grout entendait se saisir de toutes les ressources poétiques pour mieux traquer cette douleur, cette absence… Personnellement, je préfère les vers longs comme « Tout s’achève là et recommence dans l’enfer d’une / éternité qui pleure la mort du soleil  »  (p 13). M’a particulièrement plu le poème de la page 39 : le décompte du temps qui passe se termine par ces deux vers : « Reste la douleur / plantée au cœur ». Par contre, les jeux de mots comme « en / saigne / hante » me laissent froid…

         « On ne guérit pas des blessures d’enfance » affirme (p 66) Isabelle Grout. La poésie le pourrait-elle ? En tout cas, j’attends avec confiance son prochain recueil de poèmes…

 

 

Illustration : collage  © Ghislaine Lejard

Isabelle Grout , Pour déchirer la page , La Feuille de thé éditeur, préface de François David, 80 pages, 20 euros.