Amont dévers 8

                                                                                         Amont dévers

(Voir “Recours au Poème” 182, mars 2018)

 

 

 

Huitième livraison :

 

Il n’y a pas d’échappatoire hors de la masse diffuse de textes plus ou moins solide, plus ou moins gazeuse, dont nous avons été nourri(e)s et au sein de laquelle nous respirons pour vivre. Oui, circulant dans notre univers, un vaste architexte vibre diffusément comme « un tissu nouveau de citations révolues » (Barthes), bien au delà de ce que tout étudiant sait analyser désormais sous le “protocole” commun de la dite intertextualité. En font partie bien entendu les allusions et références explicites (pour ne pas parler de la parodie, au sens aussi du citationnisme, si fréquent aujourd’hui), mais également les échos lointains de transmissions inconscientes, nichées par exemple dans une cadence particulière, une tendance à la répétition, une musicalité privilégiée, un rythme surtout, avec sa traduction métrique dont l’origine parfois orale échappe le plus souvent aux études universitaires traditionnelles. Ainsi, il est probable qu’une tendance ancienne au vers double et pair, dans une poésie italienne majoritairement dominée par l’impair (avec une pause qui n’est nommée “césure” que par approximation facile), en particulier chez des auteurs siciliens, trouve ses lointaines racines dans la métrique arabe – et en l’occurrence arabo-andalouse, comme chez Cielo d’Alcamo ou Salvatore Quasimodo. Je l’ai montré, du moins ai-je essayé, ailleurs*. Il existe un échange constant, capable de modifier après coup notre lecture d’auteurs du passé (selon une souple rétrochronologie chère à Weinrich), au sein de la – finalement petite – Compagnie des poètes, unis entre eux par cette sorte de communion laïque permettant de surmonter les différences les plus âcres et rendant possible, au bout du compte, toute traduction. Mais, du côté de l’auteur aussi, le discours poétique s’adresse autant aux « destinataires futurs » qu’à ceux « passés » (F. Fortini). C’est alors le lecteur de destination qui est visé, bien sûr, ou espéré.

* Voir SMI XVI, 2016

 

 Les uns les autres

 

                 (Réponse d’Arnaut Daniel à Dante)

Il commença bien volontiers à dire :

Tant m’agrée votre courtoise demande
que je ne puis ni ne veux m’esquiver.
Je suis Arnaut, qui pleure et vais chantant ;
en peine vois-je mon ancien délire
et vois éjoui la joie qui m’attend.
Or je vous prie, au nom de la valeur
qui vers le haut de ces marches vous guide,
souvenez-vous à temps de ma douleur !
Puis dans le feu s’enfouit, qui les affine.

(La Comédie, Purgatoire XXVI, 139-48 – discours  écrit en provençal, par respect pour le maître)

 

                       (Sonnet)

 

D’en haut venu, mais avec son corps mortel,
ayant vu l’enfer de justice et le pieux,
il put de nouveau vivant contempler Dieu
pour nous apporter sur tout la vraie lumière,

lui brillante étoile qui de ses rayons
illustra à tort le nid où je suis né,
ce monde mauvais ne saurait le payer :
toi seul, qui l’as créé, peux être ce don.

Je parle de Dante, car mal reconnues
furent ses œuvres par ce peuple oublieux
qui seul aux justes refuse son salut.

Que ne puis-je être lui ! né à tel destin,
pour son cruel exil, aussi valeureux,
je donnerais mon meilleur état au monde.

          Michel-Ange, Rime, 248    

 

 

               Vittorio Alfieri

 

– Ô d'italique lice ardent athlète
et arpenteur : de cette foule lâche,
qui, sotte, ton laurier sacré t'arrache,
que cherche donc la fichue bile inquiète ?

Tu sais, toi, quel but splendide tu vises
et à quelle fin dévoient les étoiles
cet âge qui de bruits et de nouvelles
plus on le gave et plus sa soif attise ? –

Siècle ingrat, fils ; et va à vilenie,
Si on le voit sans amour ni colère,
chaque pas qu'il fait en suivant sa route :

et, quand au mal penser honte s'ajoute,
nul cœur ne sent, nul esprit n'accélère
jusqu'où monta la grandeur de ma vie.

  1. Carducci, Juvenilia (1850)

 

 

           Les courses d’autrefois

 

Tu parles, d’un’ brocante, tu parl’s d’aïo !
Don Diego, qu’a étudié les banales
de Muratore, et qu’a lu d’ses deux yeux
au musée les bouquins des plus vieill’s salles,

dit que si le Ghetto offre les prix
c’est parc’ qu’aux anciens temps c’était le juif
qui faisait l’barbe pour les mardi-gras
des places et des rues, dans ces manif’s.

Pour les fair’ cavaler, les bons Romains
leur secouaient la poussièr’, du justaucorps,
avec un nerf ou un’ baguette en main.

Et cette course, agrémentée d’baston,
un Pape l’inventa, à la mémoire
de Jésus-Christ, en sa flagellation.

          (10 janvier 1833)    

  Giuseppe Gioachino Belli, Sonetti romaneschi (éd. posthume)
  Version légèrement différente sur http://circe.univ-paris3.fr/Sonnets-Belli.pdf      

 

 

                 L’autre

Le Dieu qui à tout pourvoit
pouvait me faire poète
de foi : mon âme quiète
aurait célébré la Foi.

Bizarre est l’odeur d’encens,
pourtant je pardonne l’aide
non accordée si je pense
que tu aurais bien pu même,

non me faisant gozzano
juste ébauché dans sa cire,
me faire dannunziano :
ce qui aurait été pire !

toujours pur alimente
ce style mien qui paraît
le style d’un écolier
revu par une servante !

Je n’ai rien d’autre sur terre
de beau, entre maux et ahan !
Est comme mon petit frère
un autre gozzano, trois ans.

Je lui dois la joie qui rit
douce ! Je lui reste proche ;
je ne donnerais pour Les Laudes
cet autre gozzano petit !

Je prends ses doigts tout petits,
je lui fais voir par le monde
la chose qu’on appelle Monde,
la chose qu’on appelle Vie…

    Guido Gozzano (Vers épars, 1907-08)  

 

 

* * *

étendu sur le lit des monts
il reste à l’air libre et regarde
les campagnes ouvertes qui lui font
un horizon illimité de toutes parts
– il n’a pas de paix dans sa veille douloureuse
toujours il repense à celle
à qui il espérait lier son destin
un jour – heureux amant
se promettait-il d’être sur la terre
comme ne l’avait jamais été
avant aucun mortel – Il se sentait
promis à la félicité de toute chose.
Dans la félicité il savait rêver
son destin : toute chose croyait-il
était créée pour maintenir celle-là seule
immortelle – Ainsi aimait-il
à figurer en sa pensée –
Aucune force adverse, contraire
ne savait-il imaginer.
Il chassait toute idée morose
qui se présentât à son esprit.

    Lorenzo Calogero, Inédit [une version proche dans
    l’anthologie L. C. Poesie, CIRCE 2015 – “l’autre
    serait ici bien sûr Leopardi]

 

 

     * * *

     Je ne sais pas si entre le sourire du vert été
et ta verte différence il existe une différence
je ne sais pas si je rime par charme ou tourmenteuse
peine. Je ne sais si je rime par charme ou par raison
et je ne sais si tu le sais que je rime entièrement
pour toi. Trop de soleil a imbibé la mer dans son
tranquille emprisonnement, où le fleurage de la
mer ne veut pas mettre la main aux bâtiments coulés.
L’aube lointaine se meut à des grisailles. Je ne sais
si parmi les pâles roches je rencontrais le regard,
je ne sais si parmi les monotones cris je rencontrais
ton regard, je ne sais si entre la montagne et la
mer, il existe quand même un fleuve. Je ne sais
si entre côte et désert revient à soi un fleuve accosté,
je ne sais si parmi la brume tu accostes. Je ne
sais si tu tombes ou trembles, tu ne sais si je pleure
ou désespère. Désespérer, désespérer, désespérer,
c’est toujours un fabriquer. Tu ne sais si je pleure
ou désespère, tu ne sais si je ris ou désespère. Je
ne sais si parmi les pâles roches ton sourire.

[…]

Amelia Rosselli, La libellule (1958) – Ce passage, évoquant les Chants Orphiques de
Dino Campana, a déjà paru sur ‘Recours au Poème’ en 2012 :      
https://www.recoursaupoeme.fr/la-libellule-panegyrique-de-la-liberte-suite/ .

 

 

                 Contre-chant

                                                           au jeune S. C.    

   Non pas à la moitié, mais au bout
du chemin.

                     La sylve

   (la peur)

                     … dure…

                                       … obscure…

   La voie

                   (la vie)

                                   marrie.

   Aucune eau stellaire
sur l’obstacle noir.

   Aucun souffle d’ailes.

   Qu’est-ce qui pourrait bien trouver
sa cadence, parmi les simulacres
d’arbres (de cathédrales ?),
si même l’homme-ombre est fumée
de fumée – asparition ?

   La mort de la distinction.

   Du faux.

                     Du vrai.

   C’est un terrain sauvage.

   Le pied trébuche.

                                   Le voyage
jamais commencé (le langage
lacéré) a atteint
le point de son couronnement.

   La naissance.

                             (La démolition.)

    Caproni, Il conte di Kevenhüller, 1986

 

 

* * *

 

Ce que tu m’énervais avec ton exemple des paysans frioulans
qui étaient mieux avant, dans les années Trente/Quarante
                                                                                                         quelle angoisse ta voix
fêlée cassée par un vent glacial de mort qui me semblait à effet, et je pensai
« pourquoi tu me parles de l’Inde avec un ton si dramatique et agité, alors qu’il n’y a
pas de public » – piazza del Popolo semi-déserte, quand tu me racontais ton
(premier ?) voyage en Inde, sur un ton dramatique et agité

je pourrai te pardonner d’avoir dit la vérité, que ce bien-être est un désastre
que tu avais prévu, que l’homme est d’autant plus égoïste qu’il vit mieux
                                                                                                                                   pourrai-je me
                                                                                                                                       _pardonner jamais
que ce cri ce vent tout sauf à effet, tout sauf artificiel
                                                                                             étaient tes stigmates
était dans tes viscères
                                        t’était consubstantiel.

 

(Seulement après avoir transcrit des épigrammes de Savonarole
                                   La chair est un abîme qui attire de mille façons.
                                  Ainsi l’entends-tu de la luxure de l’État
                                                                         je me rendis compte que je dialoguais
                                                                                                                          _encore avec toi.  
Elio Pagliarani, Poesie disperse, 1995 [2006]

 

 

 

                       Saba

Ce matin de juillet
et au vol l’eau du tuyau d’arrosage
va sur gradins et feuilles
et là, c’est sûr, ma femme contente
agite joyeusement le jet…

Va la mémoire à un vers de Saba.
Mais il manque une syllabe. Combien
d’années l’ai-je mal aimé,
agacé par son délire
marmotté, par ce ressassement
d’existence…

Et à présent que reposent
son livre et mon corps
indifférents
comme un galet ou une plante
ou une ombre invincible dans le bois
(dans le vide le soleil s’élance
et un iris en crie), je reconnais
avec l’étonnement de qui voit le vrai

Tu semblais lasse, tu semblais malade
mais je t’ai reconnue, moi qui t’ai aimée.

    Franco Fortini, Composita solvantur, 1994  

 

 

           L’hiver d’après

                                                    (à Fortini)

Décembre sans grâce sans
la neige aimée chère à Boris Pasternak.
Des câbles une voix qui se cabre
en s’étranglant, et naïvement, dans l’effort pour briser
le sifflement laborieux
avant de pour toujours se faire silence.
Comptant, ah, recomptant combien d’hivers
dans une rue de Florence
(le pardessus le béret)
emmitouflé dans la rose d’une
poésie monacale
à la marge
(à la marge ?) de ton « communisme spécial ».
Non interrompu le dialogue les
(mais chenues altières) provocations
– d’un dernier hiver
aphone,
ne s’arrête pas ici – te dis-je – et
flétri jeune enfant rauque, « adieu » :
ta façon de prendre congé.

     Benzoni, Sguardo dalla finestra d’inverno, 1998

 

 

reading Magrelli on the way in

 

Je trouve que cette façon de tendre à
la chasteté de l’intellect prend
aux tripes alors que reste
inexpressif le visage reflété
et qu’à la surface rien ne change
si la plateforme continentale
tout à coup a bougé :

                      vertes ombres glissent sur les murs,
                      le léger grondement du train,
                     un pigeon bèque entre les voies

glissent aussi les vers impassibles
presque, et moi donc pourquoi dois-je sentir
derrière la respiration mince le cri ?
et lui écrivant et moi lisant
tous deux nous savons
que le tout ne peut se révéler
parce que l’éblouissement ensuite
serait définitif.

Et plus tard quand je descends
les coquelicots rivalisent
avec les autos dans le parking.

     Brenda Porster [Premiers poèmes italiens,
    site http://www.compagniadellepoete.com/ ]  

 

 

 

Traces III

 

                                                         à Rosa Luxembourg

 

Quelqu’un plus tard la verra sur le pont.

Socialisme ou barbarie, avait répété
avec un léger accent étranger une femme
pendant qu’elle allait parmi les gens du peuple
violet, celui qui a rempli aujourd’hui la place.
Et les jeunes n’ont pas compris sa langue,
qui pouvait discerner a feint de ne pas entendre.

Du pont, maintenant, un instant ultime
sur l’hécatombe des eaux
jusqu’à qui regarde, loin.

        Cristina Alziati, Come non piangenti, 2011

 

 

           Qu'est-ce, le monde ?

Qu'est-ce, le monde ?
Comment se l'enrouler autour d'un doigt*  ((F. Pessoa "Enrouler le monde entre nos doigts…" Livro do Desassossego))?
Est-ce un fil, un ruban ?
Une bande de tissu
d'une trame
aux fibres infinies et disparates.
Ne l'arrache pas rageusement,
ne la découpe pas avec application
mais doucement détache-la,
emporte-la dans la bouffée de vent
qui l'a traduite en flamme.

   Jean Soldini, Tenere il passo, 2014

 

 

 

* * *

 

                                             pour Mario

 

Pour ton poème. Entré là
et étendu sur le lit de camp; les pieds qui dépassent immobiles
les ongles qui continuent de pousser. Dans l'euphorie
de minimes reflets; la tête, l'œil 
les cils fragiles. Tu articules
avec les lèvres tu désarticules
des mots nouveaux.

Pour ton poème
intubé et sans aucun son
ici tu trouves enfin
les mots possibles.

Di Dio, Il quarto uomo, sous presse

 

 

           Les autres arts, aussi

 

               (Sculpture)

Elle enchante tout goût intègre et sûr
l’œuvre du premier art, qui reproduit
les traits, les actes, et en plus vifs membres
de cire ou terre ou marbre un corps humain.

Puis si le temps mauvais, âpre et vilain
la brise et tord, ou toute désassemble,
la beauté qu’elle fut, nul ne l’oublie,
et pour un lieu meilleur plaisir épure.

   Michel-Ange, Rime 237

 

 

               Note sur Poussin 

 

Voici l’eau toute close, la roche, la courbe
où une bourbe d’argiles s’assèche. 
Qu’est-ce qui se retourne, se tord, volume 
liquéfié, assène des facettes de lumière, 
les offusque et s’enfonce, silure dans les bruns ? 
Un très-lent démon qui englobe 
victime et mucus, boit l’abdomen, enserre 
les cuisses et les opprime 
pour que les crabes diaphanes s’y fixent  
et aux vestibules les scarabées. 
De rocher en rocher le scorpion, 
de chaume en chaume l’alarme de la sauvagine 
avant que le klaxon des cars 
se fasse entendre, ou bien par tours et antres 
les premiers tirs. Les trophées célestes 
immobiles à ta lueur là-haut, 
octobre impur. Et sans bruit le tonnerre annonce 
la fougère la ronce le serpent 
où Narcisse est entré 
où Écho s’est perdue. 

Franco Fortini, Paesaggio con serpente, 1984.
- version légèrement différente sur :
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2013/03/anthologie-permanente-franco-fortini.html

 

 

* * *

 

                                                                en l’intérieur violent secoué par les Circlesongs de Bobby Mc Ferrin

 

loin du cercle sombre,
hors du corps et des états d’âme,
déguisé en giclée de salive
ou jet de sperme, cachet
avalé et à demi vomi, opération
d’urgence conséquente pour racler
une imprévue aspérité du conduit,
évanescente
stase de formaldéhyde,
fente dans une tablette de formica
translucide aveuglée par le néon, rejet
azuré de rapide flash,
nuit noire qui ne dit pas « tombera
condescendant de ton regard le voile,
tu verras la douce lune illuminée » et
monotone gémir, égal
de l’agonie superbe
qui respire rauque, patiente à mon côté.

       Andrea Raos, Lettere nere – Una danza, 2013

 

 

* * *

 

Les rêves dans les volets poussés
c’était nous pour toi. Après la vie des grands-parents
il y avait la vôtre, la mienne, Roberto
et le terrain, la maison, l’argent à mettre de côté.
Et ce film, Le comte de Montecristo, les magazines,
la radio de quelques opéras lyriques,
des chansons napolitaines. Sainte Marie Majeure
à Rome, où tu es restée jusqu’à la guerre.
Moi j’ai habité çà et là, un troisième étage, un quatrième,
de maisons où tes yeux ont appuyé.
Je voulais devenir maîtresse d’école,
tu demandais : est-ce qu’Alessandra est maîtresse ?
Maintenant c’est moi qui vide tes rêves, au-dedans de moi
j’ai toujours Les amies de Michelangelo
Antonioni, après l’inscription qui dit Fin.

Mario Benedetti, Tersa morte, 2013 (déjà publié sur
http://www.recoursaupoeme.fr/essais/avec-une-autre-po%C3%A9sie-italienne/j-c-vegliante )    

 

 

 

   

 




Lettre ouverte sur l’avenir de la poésie

Par cette lettre ouverte, je voudrais dire à ceux que l’avenir de la poésie préoccupe qu’aucune raison d’espérer n’est plus forte que celle qui naît de l’expérience même. Ce n’est pas ce qu’une société pense ou ne pense pas de la poésie qui constitue son identité propre, ni ce qu’elle en fait ou n’en fait pas qui détermine sa fonction réelle.

C’est, au contraire, ce que la poésie nous livre d’elle et, à travers elle, de notre société, de notre monde, du réel, de nous-mêmes, qui décide de sa pertinence et de son importance. Tant que la poésie témoignera à travers nous de cette façon-là, rien ne saurait interdire que quelques-uns d’entre nous soient puissamment aimantés, guidés, déroutés par la lecture, l’écriture, l’expérience du poème et s’appliquent à les mener plus loin.

La question des raisons d’être de la poésie et de son avenir est une question récurrente, au moins depuis Platon, mais qui est devenue de plus en plus insistante depuis la seconde moitié du siècle dernier. Cette question prend des visages divers selon ceux qui la posent, si bien que l’on peut se demander s’il s’agit toujours de la même question ou de plusieurs questions confondues dans la généralité de son énoncé. Est-ce bien la même question, en effet, que se sont posée les philosophes et les écrivains, les critiques et les lecteurs, les romanciers et les poètes, les avant-gardes et les éditeurs ? Toujours est-il que la convergence de ces multiples doutes a fini par créer autour de la poésie une atmosphère délétère dans laquelle elle a le plus grand mal à se manifester socialement et à se justifier. Prise entre l’indifférence médiatique et le soupçon philosophique, entre la défiance politique et l’asphyxie économique, la poésie ne peut esquiver les multiples augures de sa fin plus ou moins proche. C’est, je crois, d’une lucidité inédite touchant à sa nature, à ses pouvoirs, à ses limites, que dépendent aujourd’hui la motivation et le courage nécessaires pour en poursuivre l’aventure et faire mentir les Cassandre d’une mort annoncée.

Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de mots aussi employés aujourd’hui que le mot « crise ». L’usage en est si général qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il désigne moins un point critique dans nos affaires humaines que leur état général, voire leur cours naturel. On parlera donc de crise économique, de crise de la famille, de crise du couple, de crise de la fonction paternelle, de crise de l’Église, de crise des banlieues et, bien que moins d’esprits s’en émeuvent, on parlera aussi, entre personnes concernées, d’une crise de la poésie. Mais mon propos n’est pas de détailler les symptômes que l’on associe classiquement à ladite « crise » de la poésie et que chacun connaît, je préfère me concentrer sur le foyer de la question et me demander en quoi une telle « crise » reflète la nature profonde de l’expérience poétique. Au fond, ce qui m’intéresse d’abord ici ce n’est pas le délaissement social de la poésie, mais les raisons internes qui peuvent justifier la poésie à ses propres yeux et soutenir ainsi la perpétuation de son expérience et de sa pratique.

 

 

La poésie, à l’instar d’un organisme vivant, a-t-elle atteint un point critique au-delà duquel son existence n’aurait plus de sens, de raison d’être et serait de ce fait menacée, voire déjà condamnée ? Cela insiste, devient un leitmotiv depuis le bilan paradoxal d’Une saison en enfer et le renoncement qui l’a suivie. On se demande, compte-tenu de la stature de Rimbaud, ce qui a pu s’arrêter là, s’interrompre, s’achever. On se dit que si ce n’est pas l’aventure poétique elle-même, c’est au moins un certain rapport de la poésie à l’innocence. Il semble bien que, depuis la Saison, les Illuminations, le Harrar, non seulement la poésie ait atteint un point critique, mais encore qu’elle se soit reconnue dans la nature même de ce point critique. Cela ne veut pas dire qu’elle soit dès lors entrée dans une crise qui condamnerait son existence, mais qu’elle s’est éveillée tout à coup à sa fonction première qui est d’explorer et d’aménager l’espace ouvert en nous par une crise plus profonde, plus originelle, une crise consubstantielle au langage humain. Cette crise, en quelque sorte organique, du langage humain, qui deviendra un thème récurrent dans tous les domaines des sciences humaines, de la critique littéraire et de la philosophie du siècle écoulé, résulte d’une tension entre les propriétés de ce langage et celles du réel qu’il a vocation de cerner et de communiquer. Appuyé sur des langues construites autour d’un principe d’identité, de fixité, de régularité, de répétition, sa chasse à un réel qui ne cesse d’en déjouer les pièges par sa mobilité constante, son unicité, son opacité, semble vouée à l’échec, non pas à un échec momentané, accidentel, mais à un échec structurel dont la logique serait contenue dans les prémisses mêmes des rapports de toute langue au réel.

Le dévoilement de l’aporie matricielle des relations entre langage humain et réel s’est doublé d’une autre révélation, celle d’une division de l’humain entre « l’homme fictif », qui est l’homme tel qu’il se représente à lui-même, et « l’homme réel », qui est ce qui se produit réellement sous cette fiction.

Le dévoilement de l’aporie matricielle des relations entre langage humain et réel s’est doublé d’une autre révélation, celle d’une division de l’humain entre « l’homme fictif », qui est l’homme tel qu’il se représente à lui-même, et « l’homme réel », qui est ce qui se produit réellement sous cette fiction.

Les représentations que l’homme se construit de lui-même peuvent osciller entre fantasmagories et élaborations rationnelles, elles se soldent toutes par ce « reste » qu’est « l’homme réel », qui demeure hors d’atteinte de leurs discours. Vers cet « homme réel », il n’y a pas de progression asymptotique du discours, ainsi que pouvait le laisser penser un certain optimisme scientifique, juste un mur auquel on se heurte, celui dont chacun peut faire l’expérience chaque fois qu’il cherche à exprimer ce qui se passe en lui ou à deviner ce qui se passe en l’autre. Cela n’est pas dû à une erreur originelle que l’homme aurait commise en prenant conscience de lui-même et qu’il suffirait de corriger, non, l’homme n’a pas fait cette erreur, c’est cette erreur qui l’a fait, la corriger interromprait purement et simplement la « fabrication » de l’homme.

Il y a donc, au commencement, cet engendrement disjonctif de l’homme en ses deux parts indissociables : l’homme fictif et l’homme réel. Mais les hommes n’aiment pas se vivre ainsi, coupés en deux, et préfèrent en général donner à l’homme fictif la valeur de l’homme entier, escamotant au passage l’homme réel. Le monde issu de ce tour de passe-passe fonctionne sur un mode romanesque, c’est grosso modo le nôtre, celui que nous appelons « réalité » et qui est si lourd de malentendus, de crispations, de violence. D’autant plus lourd que l’homme réel y sera plus complètement exclu de ses calculs. Chaque civilisation a ménagé les trous qu’elle pouvait dans cette « réalité » afin de conserver un contact, fût-il silencieux, avec son homme réel. Longtemps, les religions en furent garantes et donnèrent à ces trous les couleurs du divin. Mais leur bord est friable et leur comblement constitue une menace perpétuelle. Lorsque Nietzsche proclame que « Dieu est mort », il parle de cela, de la faillite d’un certain type de trou et de la nécessité d’en creuser un autre qu’il dira « dionysiaque ».

Dans cette affaire, contrairement aux idéologies, la poésie ne joue pas l’homme fictif contre l’homme réel, mais elle ne joue pas plus l’homme réel contre l’homme fictif. De même, elle ne joue pas plus le langage contre le silence, que le silence contre le langage. C’est, en tout état de cause, une travailleuse des bords, des arêtes, des bonds, des enjambements, des inversions, des passages, des portes dérobées, une orpailleuse d’échos plus que de certitudes. Elle tamise toute réalité pour recueillir les paillettes de sens qui éclairent, précisent, renforcent ces fragiles margelles, qui sont autant de formes d’alliance disjonctive entre l’homme fictif et son homme réel. Est-il bien nécessaire, en ce cas, que la poésie se vende aussi facilement que le dernier logiciel de jeu à la mode pour que nous soyons rassurés sur sa pertinence et la cohérence interne de son expérience ? Pour ma part, je ne le crois pas. Même si nous ne sommes pas tant que ça à entrevoir l’universalité de la fonction poétique chez l’être parlant, celle-ci est chevillée au corps de chacun, et, en ce sens, elle demeure, consciemment ou pas, l’affaire de tous. Et puis, le meilleur, le plus vaste, le plus complexe de son aventure sera toujours devant elle, jamais derrière. Il suffit de recourir et consentir à l’étrange « logique » du poème, ainsi que nous y invite votre revue, pour que celle-ci s’éclaire et devienne presque une évidence. C’est par là que nous pouvons voir qu’il y a toujours, dans ses « poches trouées », de l’inouï, de l’extrême, des trésors qui sentent le soufre, et encore, promis à ses « semelles de vent », d’insolites voyages pour ceux qui sauront apprivoiser le vertige du réel et communiquer à travers leur innocence ou leur stupeur.

 

Dans cette attente sans objet qui scelle notre passion d’écrire, nous, qui apprenons patiemment à capter et déchiffrer l’écho du choc premier de la parole en chaque chose, n’avons d’autre preuve de la poésie que le poème. Par lui, sans d’abord le savoir, nous témoignons de l’étrange commotion et de l’erreur qu’il faut pour faire un homme, et par lui inventons le retournement sans lequel cet homme falsifié masquera toujours de son roman cette parole des choses flottant entre lui et l’homme réel. Sauf enfermement binaire en quelque avenir automate, comment cela pourrait-il prendre fin sans que s’achève le parlant ? Les logiques inouïes, que le poème met en œuvre presque sans nous et que nous découvrons après l’avoir écrit, sont les échelles de Jacob qui relient, non pas la terre au ciel, mais l’homme falsifié qui nous donne une forme à l’homme réel qui les défait pour tracer en nous, au-delà de leur espace à trois dimensions, le signe en creux du « transdimensionnel » qui est son espace ou non-espace, dans lequel il nous précède et nous attend.

Présentation de l’auteur




Natalie Diaz

Il y a plusieurs façons de présenter Natalie Diaz car il semble qu’il y ait plusieurs histoires dans son histoire ! D’abord elle fut élevée sur une réserve, en effet elle est membre de la nation Mojave, elle appartient à la communauté de la Gila River. Ensuite, elle a joué au basket en tant que professionnelle en Europe et en Asie. Puis elle a poursuivi des études et a obtenu un master en écriture créative. Elle a reçu les prix littéraires Pablo Neruda de poésie et le prix Tobias Wolf pour la fiction, ce qui est remarquable puisqu’encore jeune auteure. 

Ecrivain certes mais elle vit à Fort Mojave et travaille avec les anciens de la réserve à préserver la langue Mojave, on pourrait donc aussi la voir en archiviste. Son livre paru en 2012 intitulé When My Brother Was an Aztec (quand mon frère était un aztèque) fut très remarqué : c’est un recueil de longs poèmes qui décrivent bien la « condition Indienne », avec rage et humour, avec distance et avec tendresse, avec fatalité, avec une énergie de vie prodigieuse qui ne demande qu’à être employée, pour « s’en sortir » comme on dit . C’est une forme d’appétit , c’est son énergie à l’état pur, une faim pour des conditions de vie qui permettraient d’arrêter les conduites d’autodestruction des jeunes et moins jeunes membres des communautés Indiennes et qui mèneraient à plus d’amour de soi afin de savoir mieux aimer les autres. Voici deux exemples, tirés de ce recueil, qui résument le tout et donnent le ton :

 

Mon père, Sisyphe et mon frère
Le téléphone sonne—mon frère est de nouveau arrêté.
Mon père raccroche, fait démarrer la vieille Chevrolet bleue,

    et se dirige vers le poste de police.
Ce n’est pas la première fois. Pas même la deuxième.
Personne n’est surpris que mon frère soit encore arrêté.
Le gars est tombé sur mon couteau voilà l’explication qu’il nous a donnée au téléphone.
(Il a poignardé cinq fois un homme dans le dos est l’accusation officielle.)
Mon frère est encore arrêté encore et encore. Et de nouveau notre père, notre Sisyphe,

     pousse son vieux cœur désolé vers le commissariat.

Mon frère, Geronimo, et Jimi Hendrix
Les flics tribaux sont dans notre cour d’entrée, ils appellent sur une petite radio noire : J’ai attrapé un 10-15

pour 2-6-7 et 4-15.
Le 10-15 qu’ils détiennent est mon frère, un prétendant-vouloir-être-Géronimo qui pense tenir

bon. Dans son esprit il joue remplaçant pour Jimi—
il est une tête sautillante qui démange pleine de « Fire. » Maman pleurait, Arrête d’agir   comme un idiot, mais il continuait de frapper les tambours contre la fenêtre et de déchirer
toutes les moustiquaires.
Cette fois, nous avons appelé les flics, et quand ils sont arrivés nous avons seulement regardé—nous
                Etions là avant et nous savons que 2-6-7 et 4-15 vont l’avoir lui10-15.
Ses yeux sont des grottes pour la fuite enflammées par son 2-6-7 de choix :

Méthamphétamine en cristaux.
Pour finir, il se retrouve dans la voiture des flics, poignets dans des menottes il luit

     prenant la forme de l’infini.

Maintenant qu’il est 10-15, il donne des coups de pieds aux portes et aux fenêtres, un fana de 2-6-7

    dit j’ai des désirs brulants qui me font vouloir 4-15.
Sa langue étincelle autour de sa bouche comme une grande roue de la foire mondiale—mais

     il n’est pas Géronimo, Géronimo trouverait un moyen de s’enfuir au lieu d’abandonner
si facilement

 

On le voit, on le sent, les mots de Natalie Diaz sont comme des balles, ils frappent et font mouche. Les poèmes faits généralement de longs vers sinuent au travers de géographies et d’histoires propres à la réserve, en bordure de désert, afin de nous faire partager l’expérience « d’être indien ». Jeux de mots, jeux d’esprit, imaginaire intense, allégories, métaphores inattendues créent un climat de tension, voire électrique, comme avant un orage d’été, la menace plane sans cesse. Le narrateur du texte intitulé Novice demandant un examen plus approfondi de la soumission d’un séraphin Anglican sur une réserve Indienne dit ceci : « vous feriez bien d’espérer ne jamais voir d’anges sur la réserve. Si ça vous arrive ils vous déporteront vers Zion ou l’Oklahoma, ou quelconque autre enfer qu’ils ont dessiné pour nous. » C’est que certaines tribus et surtout très au sud-ouest du territoire nord-américain, ont cru un temps que les blancs étaient « des anges », qu’ils venaient aider les populations Indiennes, mais il leur a vite fallu déchanter, les « anges » signifiaient la mort. Et la mort des indiens permettait « aux anges » de s’approprier terres et ressources dans une forme de viol organisé tant la nature était exploitée à des fins de profit jamais envisagé par les Indiens. La violence des événements et l’ampleur du génocide est sans précédent dans l’histoire de la planète terre. Ce que souligne Natalie Diaz, c’est que l’histoire se répète encore et encore, les forces de destruction des cultures Indiennes et d’autres populations indigènes se perpétue. La pire des hypocrisies fut sans doute l’aspect religieux invoqué pour légitimer la colonisation. Les émigrants européens ne venaient-ils pas en Amérique pour y bénéficier de la liberté religieuse ? Liberté qu’ils n’accorderaient pas aux Indiens, eux qui pourtant avaient des systèmes de croyance et des cérémonies et le sens de la transcendance tout aussi développés que les « blancs »… Ce que les protestants avaient subi en Europe, ils le faisaient subir au centuple aux populations indigènes, au nom du seul dieu acceptable, au nom de la civilisation, avec une arrogance effrayante et bien peu respectueuse des évangiles !

Ecrire en prenant pour sujet sa famille, sa communauté, les effets destructeurs de la violence, de la pauvreté et de l’oppression dont ils sont encore les victimes parce qu’Indiens, c’est considérer que l’écriture est une extension de son propre corps déclarait en substance Natalie Diaz dans un entretien récent. Les maladies qui découlent de cette situation ont pour nom diabète, malnutrition, alcoolisme, addictions aux drogues. Et l’écriture continue Natalie, est à la recherche d’un corps sur la page, un corps brisé, un corps en extase, un corps qui pourrait enfin se reposer et récupérer, un corps qui pourrait faire un feu dans une vraie maison, un corps qui serait enfin possible. Pas seulement témoin, Natalie cherche un moyen de guérir les traumatismes, mais elle ne cherche pas à générer des mouvements d’empathie larmoyante. D’ailleurs elle ne croit pas à l’empathie : «  nous ne pouvons pas avoir d’empathie pour les gens sur qui nous jetons des bombes parce que nous ne craignons pas que des bombes nous soient lancées. L’empathie est égoïste.» La façon dont Natalie Diaz s’empare du langage en linguiste, mêlant anglais, Mojave et espagnol, lui donne un esprit aiguisé. Le récit développé à sa façon prend la dimension du mythe :

 

Comment la voie lactée fut créée

Ma rivière ne fut pas toujours segmentée. Etait le Colorado. Un flot
rouge-rapide. Capable d’emporter
                                                     tout ce qu’il mouillait—en un élan énergique—
                                                                                    jusqu’à Mexico.

Maintenant quinze barrages la morcellent
au long des deux mille trois cent trente-quatre kilomètres,

des tuyaux et des pompes emplissent
des piscines et des arroseurs
                                                à Los Angeles et à Las Vegas.

Pour sauver nos poisons, nous les avons enlevés du lit
squelettique de la rivière,  
les avons lâchés dans notre ciel, les avons installés étoiles—
                                                       Achii’ahan, Saumon Mojave,
                                                                 Colorado Pikemineeow—

Ils brillent là-haut leurs branchies avec les étoiles.
Vous les voyez maintenant-
                                                  larges comme dieu, leurs flancs vert-dorés,
                                                                                         du ventre à la poitrine d’un blanc lunaire —

ils traversent à toute allure les heures les plus sombres,
ils rident l’eau saphir-céleste pour la rendre route galactique.

Le sillage brouillé qu’ils tracent en se frayant un chemin
dans la nuit est appelé
                                    Achii’ahan nyuunye—
                                                                       nos mots pour dire voie lactée.

Coyote se trouve là-haut lui aussi, enfermé dans la lune
après sa tentative ratée de lui sauter dessus, un filet de pêche mouillé
                            jeté dans son dos en bandoulière—
                                     un prisonnier bleu rêvant
d’ouvrir les peaux soyeuses des saumons avec ses dents.
Ô, la faiblesse de toute bouche

                           alors qu’elle s’abandonne à l’univers
                                                                 d’un corps lacté-sucré.

De la même manière que ma propre bouche est rêvée jusqu’à la soif
ainsi les longs chemins du désir, les routes de centaines de milliers d’années lumières

                           de ton poignet et de tes cuisses.

 

poème initialement publié sur Winter Poetry Issue http://www.lennyletter.com/culture/a665/the-winter-poetry-issue-natalie-diaz/

 

Au centre du travail de Natalie Diaz, se joue la transformation des traditions sans trahir l’esprit “Indien”. La transformation des traditions dans ce milieu culturel particulier implique également une transformation des traditions poétiques, des traditions d’identité « indigène », des traditions de victimes et de pauvreté. Ce changement opère une ouverture sur le monde et englobe, inclue, digère et fait sien d’autres traditions et mythes, en passant par la mythologie grecque et la culture populaire américaine. Natalie fait feu de tout bois. Mais ce n’est pas un artifice, c’est l’expérience réelle des Indiens plongés dans divers univers et devant s’adapter à tous pour survivre, sans perdre de vue qui ils sont et d’où ils viennent. Rapporter cette expérience interroge notre présent, notre façon de voir et de regarder. Le travail de Natalie Diaz élargit notre manière de comprendre la beauté, mais surtout nous rend conscients du monde bien plus vaste que celui où nous pensions être. Nous finissons la lecture de ses poèmes plus conscients de nous-mêmes, plus conscients de l’enjeu d’être humain, ce qu’il en coûte, ce qu’il en va pour mériter pleinement cet adjectif.

 Voici maintenant un poème plus récent dans lequel la quête d’amour émerge plus précisément, quête universelle analysée dans une société chaotique, quête avouée pour elle-même, quête qui la pousse à écrire depuis son environnement culturel Indien immergé dans le processus de mondialisation et qui voudrait tout en étant comme dépassé par l’ampleur du phénomène, instaurer un monde meilleur pour tous les humains.

 

Manhattan est un mot Lenape.    

                   Depuis l’hôtel ACE, pas loin du centre

Nous sommes en Décembre, et devons être courageux.

La rose lumineuse de l’ambulance

fleurit contre la fenêtre.
Sa sirène célibataire pleure : Au secours.
Une ombre rouge soyeuse se répand comme de l’eau
et traverse le verger de sa cuisse.

Elle venue—dans la nuit verte, un lion.
Je dors ses abeilles de ma bouche enfumée,
plonge du miel de mes mains sucrées
à la ruche sombre de sa poitrine.
Hors de la mangeoire je mange
Elle est à moi, colonie.

Les choses que je sais ne sont pas toujours faciles :
je suis la seule Indienne
au huitième étage de cet hôtel ou n’importe lequel,
regardant par la fenêtre
d’un bâtiment fin-de-siècle
à Manhattan. Manhattan est
un mot Lenape.

Même une montre peut être plaie.
Comment un siècle ou même un cœur fonctionne
si personne ne demande. Où sont passés tous
les indiens ?

Si vous êtes là où vous êtes, alors
où sont ceux qui n’y sont pas ? Pas ici.
C’est pourquoi dans cette ville j’ai
beaucoup d’amants. Tous mes amours
sont des amours réparateurs.

Qu’est-ce que la solitude si pas une lumière
inimaginable mesurée en lumens—
et la facture électrique doit être réglée,
un taxi flotte sur trois voies
son enseigne lumineuse allumée, un vouloir doré.
A deux heures du matin tout le monde à New York
est vide et demande quelqu’un.

De nouveau, la même vaste note de sirène :
Au secours. Ce qui signifie, j’ai un cadeau
et c’est mon corps, avec deux mains
fait de dieux et de bronze.

Elle dit, tu me fais me sentir
pareille à l’éclair. Je dis, je n’ai jamais voulu
que tu te sentes aussi blanche.
C’est trop tard—je ne peux m’arrêter de voir
ses os. Je compte les carpiens,
métacarpiens de sa main
quand celle-ci est à l’intérieur de moi.

Un os, le semi-lunaire, est ainsi nommé
à cause de son contour en croissant, lunatus, luna.
Certaines nuit elle se lève ainsi en moi,
comme un problème—un flux lent lumineux.

La lune fait signe au coyote
solitaire qui erre dans la 29ième rue
en offrant son long poignet de lumière.
Le coyote répond en levant la tête
et pleure des étoiles.

Quelque part loin de New York,
un drone américain trouve puis aime
un corps—le nectar luisant qu’il cherche
à travers la grande obscurité—en fait
une heure à la bougie, et brûle
doucement à ses côtés, comme une touche américaine,
une chaleur insupportable.

La chanson de la sirène me revient,
Je la lui chante à la gorge : suis-je
ce que j’aime ? Est-ce là le monde scintillant
que j’avais demandé en suppliant ?

 

Natalie Diaz dans un poème (These hands If not Gods) se demande si les mains ne seraient pas des dieux, puisque capables de tant choses merveilleuses y compris dans l’amour. Ce sont les mains qui façonnent les corps, qui façonnent le monde. La présence des corps est très importante dans la poésie de Natalie Diaz. Et ses corps sont bruns. Cette question du corps foncé, du corps foncé féminin, est une des thématiques de son travail. Il s’agirait de se le réapproprier, d’en être enfin fière, de l’honorer à l’égal des corps blancs montrés dans les spots publicitaires comme plus beaux, plus désirables, plus enviables , symbolisant l’aisance et la confiance. Elle souligne aussi la fascination « des blancs » pour ces corps foncés, aux caractéristiques « plus animales ». Elle se place dans le regard « des blancs » pour montrer comment sont interprétés ces corps bruns, comment ils endurent la douleur, retiennent leur souffle, accueillent les balles … ces corps bruns exercent un pouvoir de fascination-répulsion, mais finalement s’ils sont glorieux dans leurs deuils et douleurs comme dans leurs exploits. Aux Etats Unis ils servent avant tout à des fins de divertissement, au cœur des enjeux sportifs et financiers, et servent la cause de la supériorité blanche. Les équipes sportives appartiennent à des blancs, les blancs sont dans les tribunes à regarder les « foncés » courir, sauter, transpirer, se blesser. Et les gens de couleur n’ont bien souvent que leur corps, à vendre, pour espérer se sortir de la pauvreté. D’ailleurs Natalie Diaz conclue un entretien en disant : « Mon corps solide, mon corps obéissant, capable de courir et courir et sauter et bondir, ce corps c’est celui-là même qui revient sur la page au fil de l’écrit. »

Par son travail attachant, bouleversant, ambitieux, Natalie Diaz pose d’innombrables questions, s’adresse à une part d’humanité qui nous rend plus conscients et plus désireux d’évoluer vers un bien-être commun. Ce mouvement puissant qui la soulève et qu’elle nous transmet par l’écriture reste connecté à sa culture Mojave, elle nous offre son expérience et sa « faim » pour nous mettre en mouvement nous aussi … Ah … si tous voulions nous tenir la main… !