TROIS POÈTES POLYNÉSIENS (1) : HENRI HIRO

                                HENRI HIRO, POÈTE MĀ’ÒHI

Poète et militant emblématique, Henri Hiro s’inscrit dans ce vaste mouvement qui se manifeste à Tahiti à partir de la fin des années 1970, pour une défense des racines, s’exprimant au moyen de l’appellation « ma’ohi », qui qualifie ce qui est autochtone, originaire des îles polynésiennes. Figure de proue du discours identitaire ma’ohi, Henri Hiro accorde une grande place à la terre et à la langue dans la définition de l’identité, de l’appartenance. Henri Hiro a lutté toute sa vie pour la sauvegarde et la réhabilitation de la culture ma’ohi, dont il a contribué à revaloriser les fondements identitaires dissipés. Son engagement total a fait de lui un leader incontestable de la cause au XXème siècle. 

Henri Hiro est fondateur et pionnier dans de nombreux domaines culturels, écrit son ami et biographie Jean-Marc Pambrun, qui fut notamment directeur de la Maison de la Culture de 1998 à 2000 et commissaire de l’exposition consacré au poète pour le vingtième anniversaire de sa disparition au Musée de Tahiti et des Îles : « En 2000, alors à la tête de l’établissement qu’Henri avait lui-même dirigé de 1976 à mai 1979, j’ai souhaité m’intéresser davantage au personnage en organisant un Farereiraa1 autour des dix ans de sa disparition. C’est là que je me suis réellement rendu compte qu’Henri Hiro était omniprésent dans toutes les activités culturelles polynésiennes – cinéma, théâtre, littérature, chant traditionnel -, qu’il avait marqué tous ces modes d’expression de son empreinte. Bien sûr, il y en a eu d’autres avant lui : Maco Tevane, cheville ouvrière des établissements culturels en Polynésie, Eugène Pambrun, Tearapo…. 

Henri Hiro, Message poétique, Editions Haere Po, 2004, 96 pages, 35 € 91.

Mais Henri Hiro est le fondateur de la littérature, du cinéma et du théâtre polynésien contemporain. Il a été plus loin que les autres à un moment donné… Henri Hiro était contre le salariat dans tout ce qu’il induit d’inégalités, il a voulu tout abandonner pour retourner à un mode de vie traditionnel. Déjà à son époque, cette démarche semblait difficile, la machine moderne étant déjà bien en marche, mais aujourd’hui, ce serait presque illusoire ! Malgré tout, j’estime que les réflexions de Henri Hiro restent d’actualité alors même que l’on a l’impression de s’en éloigner… Je crois qu’il est un exemple possible à donner à la jeunesse en manque de repères dans le sens où il était « un jeune comme les autres », qui a vécu la vie que beaucoup connaissent. Ni privilégié, ni fortuné, en situation d’échec scolaire (il s’est fait virer au collège !), qui cumule des petits boulots… Aujourd’hui, je ne vois pas de leader culturel aussi remarquable que lui, aussi impliqué. Henri Hiro se réalisait dans la création sans avoir peur de montrer ses engagements. Il a défilé tous les mercredis pendant des mois avec un pu pour dire non aux essais nucléaires ! Il était presque seul, puis d’autres se sont greffés (Oscar Temaru, Green Peace). Beaucoup se méfiaient de lui car il était subversif dans la pensée de son époque. Pourtant, son objectif n’était ni le pouvoir, ni l’argent En fait, il ne se contentait pas d’avoir des idées, il les mettait en pratique ! Il disait : « personne ne m’écoute quand je parle, alors je vais parler avec les mains ». En clair : « C’est mon travail qui va parler ». Henri Hiro séduisait autant qu’il dérangeait. » 

Tahitien au destin peu ordinaire, Henri Hiro, en l’espace de quinze ans, a bousculé sur son passage le paysage politique, culturel et religieux polynésien, pour le marquer durablement de son empreinte et le transformer.

Né à Moorea, le 1er janvier 1944, Henri Hiro est élevé à Punaauia par des parents ne parlant que le tahitien. En 1967, grâce à l’aide financière de sa paroisse, il accomplit des études de théologie à la faculté libre de l’Église réformée de Montpellier, dont il revient diplômé en Polynésie, en décembre 1972. 

Sa prise de conscience de l’identité polynésienne tout comme ses revendications le conduisent à quitter l’Église et à s’impliquer intensément au sein de la vie culturelle tahitienne, pour sa réhabilitation. Il y a que Hiro est revenu de la métropole, contestataire ; un contestataire qui dénonce le tort fait aux Polynésiens durant l’évangélisation. Il n’a, alors, de cesse, de raviver les traditions occultées pendant plus d’un siècle et demi. 

Hiro nous dit : « Si tu étais venu chez nous, nous t’aurions accueilli à bras ouverts. Mais tu es venu ici chez toi, et on ne sait comment t’accueillir chez toi », ou encore : « Lorsque quelque chose est abandonné, c’est qu’il y a eu des préjugés, qu’une dévalorisation s’est produite. » 

Cet engouement l’amènera, en 1981, à créer le mouvement politique Hau Maohi (Paix Maohi) et même, en 1987, à se rapprocher d’Oscar Temaru, en étant nommé vice-président du parti indépendantiste Tavini Huiraatira. 

Le 15 novembre 1975, un nouveau parti politique voit le jour auquel Henri Hiro donne le nom de Ia mana te nuna’a (« Que le peuple prenne le pouvoir »). Le 17 novembre, les sept fondateurs signent un manifeste qui dénonce le manquement grave des hommes et des partis politiques « aux règles élémentaires de l’honnêteté politique et de la probité. » En 1979, la question nucléaire est de plus en plus cruciale. 

Le 13 février Henri Hiro est élu président de l’association écologiste Ia ora te natura qui vote une motion proclamant son opposition à toute expérimentation nucléaire2 dans le Pacifique. Il restera à la tête de l’organisation jusqu’en 1981. Henri Hiro qui a été nommé directeur de la Maison des Jeunes de Tipaerui en 1974, prend la tête, à partir de 1980, du département recherche et création de l’Office Territorial d’Action Culturelle (OTAC). Par ces fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Sous son impulsion et celle d’autres jeunes étudiants ayant également étudiés en métropole, l’Académie tahitienne est créée, et des concours littéraires sont institués. 

Henri Hiro engage notamment un travail de recueil des traditions orales tahitiennes, et encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, et en particulier à écrire, quelle que soit la langue choisie (le français l’anglais ou le reo ma'ohi). Par ses fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Henri Hiro encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, à travers la langue, la poésie, la danse, les chants, l’expression théâtrale et le cinéma. 

Il devient lui-même réalisateur, acteur, metteur en scène et comédien. Il traduit des pièces de théâtre du français au reo ma’ohi. Son œuvre est profondément habitée par la culture spirituelle traditionnelle ma’ohi, tout en exprimant une révolte contre les maux contemporains de la société polynésienne. 

En 1985, il démissionne simultanément de tous ses postes « en ville » et se retire, avec femme et enfants, dans sa vallée nourricière de Arei, sur l’île de Huahine. Il estime qu’en tant que Polynésien, la ville fait de lui un captif. Henri Hiro s’est éteint le 10 mars 1990, à Huahine.

À lire : Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004), Taaroa (OTAC, 1984). Filmographie : Le Château (1979), Marae (1983), Te ora (1988), série télévisée écrite par Henri Hiro et réalisée par Bruno Tetaria ; quinze films pour enfants consacrés aux différents arbres de Polynésie. À consulter : Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, Henri Hiro, héros polynésien (éditions Puna Hono, 2010).

TON DEMAIN, C’EST TA MAIN

À chaque jour faut-il sa peine ?
Le soir où la lune porte le nom de Turu.
il faut fouetter Ruahatu, attraper,
secouer Tahauru3,
chercher Matatini4.
Tutru5 est étendu, immobile,
Ruahatu reste muet,
Matatini garde les yeux fermés,
il faut les trouver,
les réveiller de leur sommeil.
les dieux se prélassent étendus,
ils se tournent
et se retournent dans leurs vomissures,
transis de froid par la faute de Māraì6
Ils sont repus de la graisse du mara.
Ils ne lèvent la tête que pour une caresse
des alizés.
Ils sont indifférents au temps qui passe,
insensibles aux gémissements
Ils restent sourds face aux insultes,
ils se moquent des agonies.
Ils gisent la bouche ouverte, repus,
déféquant, leur seule tâche est le pet,
ils craquent de graisse.
Et trouvant la force d’ouvrir un œil,
tout ce qu’ils trouvent à te dire c’est :
« Va ramasser des coquillages
et des crustacées : des crabes de mer,
des conques à cinq doigts, des conques
allongées, des bigorneaux
et des crabes de terre.
Voilà ta pèche, voilà tes aliments
de subsistance ! »
Celui qui appelle les dieux à son aide
ne reçoit-il que peines en retour ?
Est-il condamné  à ne manger
que des coquilles ?
C’est ta main, et ta main seule
qui est en mesure de te faire vivre.
Cette main bonne retourneuse de terre,
une main courageuse, une main délicate
et pleine de soins, cette main fertile.
Car ne dit-on pas :
« Le soir de Turu est une bonne nuit
Pour toutes tes plantations ? »

Henri HIRO
(Poème extrait de Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004).




TROIS POÈTES POLYNÉSIENS (3) : CHANTAL T. SPITZ

                     CHANTAL T. SPITZ, POÈTE DES RÊVES ÉCRASÉS

Chantal T. Spitz est née le 18 novembre 1954 à Pape’ete (Tahiti). Elle est élevée à « l’occidentale » dans une famille bourgeoise, formant partie de l’aristocratie « demie » issue des unions entre les descendants des premiers colons et les filles des notables autochtones. Elle se détourne rapidement des auteurs français que lui impose le lycée pour découvrir les écrivains océaniens, sud-américains et plus largement toutes les littératures issues des ex-colonies, avec lesquelles elle se sent une parenté : elle tire de ses lectures l’impression de faire corps avec un corps de douleurs historiques : « Je ne me sens pas liée aux pensants français sous prétexte de langue commune. Je me sens délibérément liée à tous les pensants colonisés à tous les sentant meurtris parce que leur histoire est la mienne leur déchirure est la mienne. »

Dès l’obtention de son baccalauréat, elle part dans les années 70 à la rencontre de son peuple et de sa culture, dans le Pacifique sud. Elle s’engage sur le front culturel, indépendantiste, et participe également au mouvement anti-nucléaire (né après les premiers essais français de 1966), avant de devenir, tour à tour, institutrice, conseillère pédagogique et conseillère technique au Ministère de la Culture, militant contre le néo-colonialisme, la réécriture de l’histoire qui perpétue un mythe et fige les Tahitiens dans une caricature de bon sauvage : « Une image. C’est à ça qu’est réduit mon pays. À une image, sur laquelle sont plaquées d’autres images : la vahine avec tous les phantasmes qui lui sont attachés. Depuis quelques années, la rejoint le täne tatoué, lui aussi porteur des phantasmes féminins et sous cette image de carte postale paradisiaque, se battent des humains, englués dans des misères sans fond. Ces invisibles, ces insonores, ne sont pas le côté sombre d’un pays rêvé. Ils sont le sel et le terreau d’une société tenue par une classe, qui s’étourdit de vanités de superficialités et érige des murs, afin de les invisibiliser les insonoriser un peu plus chaque jour. J’ai pour elles, pour eux, une tendresse particulière qui me les rendent bien plus aimables, dans le sens littéral du terme, que tous celles tous ceux, qui s’efforcent de prendre place sur l’image paradisiaque. » 

Sa première publication, L’île des rêves écrasés, premier roman tahitien, davantage une épopée, narrative, mêlant prose et poésie, imprégné de tradition orale, publié en 1991, est salué en Polynésie française, comme le seront nombre de ses publications, comme un évènement et un scandale, allant des félicitations les plus élogieuses aux condamnations les plus frénétiques. 

Saga familiale, avec l’amour en fil conducteur, dans une Polynésie nucléarisée et plongée dans un « malaise omniprésent », L’île des rêves écrasé, qui est également le premier roman tahitien traduit en anglais, résonne comme un cri, dont les mots jaillissent pour combattre le cliché de la vahiné, des cocotiers sur les plages paisibles, symboles d’une colonisation, faite en douceur. Ce livre est écrit avec l’encre noire de la révolte : véritable boulet propulsé dans le paradis des lagons artificiels des clichés 

L’auteure y raconte le destin d’une famille polynésienne, mâtinée de Papa’a (étranger, blanc), sur trois générations comme autant de points de vue sur l’histoire de son peuple. Cri d’alarme pour une identité en perdition, révolte contre les déséquilibres établis, chant d’amour pour ces hommes et ces femmes colonisés ; l’auteure déconstruit le mythe du bon sauvage, décliné depuis Bougainville par tant d’Européens, écrivains, peintres ou photographes, venus en Polynésie chargés de leurs fantasmes et de leurs rêveries édéniques. 

Ses bêtes noires ? Pierre Loti et son livre Le mariage de Loti (1880), dont les belles vahinés se prélassent au bord des lagons. Gauguin, dont les « sempiternelles mauvaises reproductions » s’étalent dans les échoppes pour touristes et dont le nom omniprésent, « se confond avec les Marquises. » Enfin, toute « la litanie colonialement correcte », de ceux qui se sont substitués aux noms de ses ancêtres. 

C’est donc, en toute logique, qu’en 2001, Chantal Spitz participe à la belle aventure de la revue littéraire Littérama’ohi, crée en 2001, à l’initiative de la poète Flora Devatine et dont elle a pris la tête en 2007, pour attester de l’existence d’une littérature autochtone et en faire connaître la richesse et la spécificité. Mais, n’allons pas trop vite ; pour Chantal Spitz, la littérature n’a pas à être étiquetée, cloisonnée, classifiée, elle est. Littérature : « Je ne rentre pas dans ce genre de débat qui à mon sens n’a, finalement, d’autre but que de refuser à la littérature écrite en langue française dans les actuelles colonies ou anciennes colonies françaises l’existence en tant que littérature. Elle a sa place dans la littérature mondiale et en étant qualifiée elle est disqualifiée. »

Ajoutons, bien évidemment, que la situation de la femme préoccupe Chantal Spitz tout autant. Lorsque qu’un journaliste (in outremers 360°) lui demande : « À l’époque pré-européenne, la femme avait une place plus prépondérante, pourquoi est-ce que cela a changé ? » Chantal Spitz répond : « Les grands bouleversements sociaux, politiques, et économiques, dans notre pays, sont le résultat de la christianisation et de la colonisation. Il n’est qu’à regarder comment étaient considérées les femmes européennes au XVIII° siècle, pour comprendre pourquoi il était essentiel aux mâles européens de reproduire la même organisation sociale chez nous. Aujourd’hui, les femmes de la Polynésie française ont le même statut que les femmes du pays colonisateur chrétien. Inférieur à celui de l’homme » 

Chantal SPITZ, L’Ile des rêves écrasés, Les Éditions
de la plage, 1991. Rééd. Au Vent des Îles, 2003.

Il y a, à juste titre, que le mythe de la vahiné révolte Chantal Spitz au plus haut point : « Une grande partie de mon travail s’attèle à la déconstruction de ce mythe, qui tétanise les femmes de mon pays dans un carcan fabriqué par l’Occident… Nous avons troqué notre identité contre un mythe dont nous avons fait notre nouvelle identité. Il n’est qu’à écouter certains discours autochtones, pour entendre le gouffre entre la perception de nous-mêmes, fondée sur le mythe auquel nous nous efforçons de correspondre et la nostalgie de nous-mêmes, amputés d’une identité qui perdure malgré tout… Je ne suis pas sûre que le statut de la femme en Polynésie française soit lié au mythe. Il s’agit plutôt d’une organisation sociale et politique, orchestrée par les mâles au pouvoir depuis notre colonisation. Il n’y a aucune différence entre le statut de la femme en France et celui de la femme chez nous. »

Aujourd’hui retraitée de l’enseignement, mais non pas du combat, mère de trois garçons, Chantal Spitz, voix majeure de la vie artistique et intellectuelle polynésienne, vit à Huahine (Îles sous le vent) sur le motu Maeva, où elle poursuit son œuvre, qui exprime la douleur d’un peuple aux prises avec une histoire coloniale et en reconquête de son identité. 

Son propos est aux antipodes d’une sublimation aveugle, qui placerait l’avenir du peuple polynésien dans un retour à des temps mythiques. Consciente du risque de succomber au mythe inverse, de racines imaginaires, de « substituer à la mythologie forgée par le colonisateur une contre-mythologie », Chantal Spitz mène une réflexion plus ambitieuse sur l’identité océanienne. 

C’est ainsi, que dans un discours, prononcé le 26 juin 2008, devant l’Assemblée de Polynésie, elle put dénoncer, avec une conviction affermie : « Le risque de tourner le mépris de nous-mêmes en conflits fratricides. Le risque de succomber à la mythisation des origines la célébration de racines imaginaires l’exaltation sectaire de la culture traditionnelle. Le risque de substituer à la mythologie forgée par le colonisateur une contre-mythologie « un mythe positif de [nous]-mêmes », nous engageant à notre tour sur le chemin d’une nouvelle désidentification. Nous sommes là pour un espoir une histoire une mémoire. Nous sommes là pour deux mots, qui posent notre historicité avèrent notre temporalité nous mettent en sonorité : résistance, résignation, ni l’un ni l’autre, et pourtant l’un et l’autre. »

À lire : L’Ile des rêves écrasés (Les Éditions de la plage, 1991. Rééd. Au Vent des Îles, 2003), Hombo, transcription d’une biographie (éditions Te Ite, 2002), Pensées insolentes et inutiles (Éditions Te Ite, 2006), Elles, terre d’enfance, roman à deux encres (Au Vent des Îles, 2011), Cartes postales (Au Vent des îles, 2015). 
Ces hommes pâles, au corps différent, à la peau blanche, ont posé leur regard sur nos femmes.

 

Vahine7 mā’òhi 8 à la peau dorée

Fille du soleil
Fille de la lune
Longs cheveux noirs déroulés
Comme les cascades dévalant les montagnes
Grands yeux sombres
Comme la mer aux profondeurs infinies
Vahine mā’òhi 
Rayon de soleil
Poussière d’étoile
Éclat de lune
Mystérieuse le jour
Magique la nuit
Créée d’amour pour l’amour
Belle parmi toutes les femmes
Rêve de l’homme blanc
Toujours désirée
Parfois aimée
Vahine mā’òhi 
Jalousée de la femme blanche

Chantal SPITZ
(Extrait de L’Ile des rêves écrasés, Les Éditions de la plage, 1991. Rééd. Au Vent des Îles, 2003).




Le Jeu d’Inéma

Ce qui étonne, ce qui attire, c’est d’emblée cette couverture qui dessine le portrait d’un jeune haïtien, dont la photo en noir et blanc occupe la couverture, au-dessus du titre du recueil, Le jeu d’Inéma, signé par Jeudinéma. Image et titre s’affichent dans un cadre rouge vif. Aucune indication quant à une quelconque appartenance générique ne prépare le lecteur à la réception des textes proposés. Mais n’est-ce pas là une stratégie des plus aptes à laisser aux poèmes toute latitude d’occuper des espaces multiples.

Jeudinéma, Le Jeu d'Inéma, Le Temps des
Cerises, 2016,
139 page, 12 €.

Dés l’avant lecture nous constatons que les vers tissent avec l’espace scriptural une trame ludique. Jeux de mots, jeu avec la place des syntagmes sur la page, tout semble léger, tout semble doux et éveille la curiosité. Un système tutélaire, dont la typographie, plus importante que celle employée pour les textes, propose  des titres qui chapotent les poèmes et contribuent à cette mise en œuvre textuelle.

Mais le poème liminaire, éponyme du recueil, vient immédiatement inscrire la teneur des propos dans un autre registre. Loin d’être léger ou enjoué, le poème dévoile une gravité qui n’est jamais énoncée. Il s'agit de montrer ce que le regard du promeneur saisi, l'extrême pauvreté des quartiers périphériques de la ville. Sur un ton linéaire qui exclut tout type d'emphase, le poète pose des constats terribles, que seuls les épithètes et le choix du vocabulaire permettent d'appréhender. La description, entremêlée des états d'âme de l'énonciateur, en est  d’autant plus prégnante, parce que génératrice d’émotion. Voici le jeu, un « jeu déambulatoire » où le lecteur suit le  poète dans les rues des quartiers pauvres d'Haïti.

 

De l'orage guidé
A l'angélus des voeux 
    Partons bleus de rien du tout
Vers l'enfance d'amoureux jeux
Pour se débobiner
Franchir l'amer temps
A pied sec
Dans tels pleurs minant l'aurore

                                    Colère accessible
                        Je cherche ma famille d'anecdote
                              Ma somme de rires croisés
                             De mythes pendus de joie

 

Le poète que nous suivons alors nous invite à nous immerger avec lui là où personne ne va jamais, dans ces quartiers où l'extrême pauvreté transparaît dans chaque vers du recueil. Cette poésie n'est ni prosaïque, ni lyrique. Pourtant, Jeudinéma égraine des vers qui touchent au coeur, et énoncent un cri qui dépasse la dimension anecdotique du poète pour rejoindre celui d'une humanité portée dans le regard qu'il pose sur ce qui l'entoure. Le lexique, usuel, est magnifié par une syntaxe qui remet en question sa fonction référentielle. Jeux au sein du groupe nominal, jeu avec les éléments de la phrase, et jeu avec l'espace scriptural... mais ici s'arrête le Je, qui pose sur le paysage désolé et dévasté de ses semblables un regard qui en dévoile toute l'horreur. 

 

Une rature empoche la ville
Des libertés souffrantes
L’innocence
Coincée dans ma gorge
Ne regrette rien à ce qu’est
Déjà un monologue
A genou
Pendu
Par son maquillage
De l’an trois mille
                            La lune est mon écho d’or
                                 Hommage rendu
                           Aux faux pas d’outre-tombe

 

 

Ce recueil répond à une problématique qui émaille toute la littérature : comment dire l'indicible... Depuis toujours ceux qui ont tenté d'énoncer les arcanes d'un réel trop vif se sont heurtés à une impossibilité. Dire la guerre ou l'amour, dire l'absence, revient à mener à ce constat que rien ne peut suffire pour énoncer ces sources de joie ou de chagrin. Seule une poésie qui suscite l'émotion, qui touche au coeur, peut parvenir à restituer la puissance de ces ressentis. C'est dans ce jeu magnifique de cache cache avec le dire et le tu que le "je" de Jeudinéma parvient à nous offrir le passage. Pour aller où ? Là où personne ne va jamais, dans la tourbe des laissés-pour-compte, des ignorés, dans cette puissance du cri, et cet espoir que révélés ils deviennent audibles !

 

 

 

Oh poème d’ambulence
  Et d’empire fragile

De la rue à la ruine
Le néant me joue l'étrange tour
Des midis étourdis
Le bruit brutal n'a qu'un an
Se pisse dessus
Chie sur la raison

 

 

Repose-toi
Fini
      Le pèlerinage
En glissement
Le corps de l'art n'est
      Qu'émerveillement de sens
Destiné à périr
Elégamment

Repose-toi
L'aubergine de l'aube
Ne snobera pas ta faim
Mienne vérité

Déjà
J'embrasse ton coeur
                                           Plein d'énigmes
                                                           Et d'affreux adieux
L'échec n'échouera pas seul

Pascale Monnin.




FRANKETIENNE, La marquise sort à cinq heures

Lire Frankétienne requiert une énergie certaine et le désir d'entrer dans une langue bouillonnante, fantasque, inventive, turbulente où les mots se heurtent, s'entrechoquent, se bousculent, où les adjectifs s'inventent, se déploient dans une gamme de couleur toujours plus variée et nouvelle.

Faisant fi de ces excès que l'on reproche le plus souvent quant à l'emploi des adjectifs comme à tous formalismes, lui préférant la spontanéité et l'élan créateur, Frankétienne, le pyromane lexical de la littérature haïtienne, tout comme sa marquise, est libre : « Je me proclame totalement libre. Je sens. Je sais. Je suis. Et je clame ma musique en toute liberté. Je suis foutrement libre. », les revendique, en use et en abuse, déployant une langue toujours renouvelée, la faisant voler en éclats.

Le surréalisme plutôt que le réalisme, pourrait-on dire, ou Breton contre Flaubert, et c'est bien mieux encore. Mais voyons.

Le titre « La marquise sort à cinq heures » renvoie bien sûr à Valéry qu'il cite dès la seconde page, ou à ce titre de roman de Mauriac mais renvoie surtout à cette « poésie pure »  qui exclue toute virtuosité de narration.
Qui est cette marquise ? D'où sort-elle ? Et pour aller où ? Pourquoi à cinq heures ?
Phrase anodine ? Pas si sûr.  Non seulement parce qu'elle renvoie bien à ces célèbres phrases chargées d'énigme (incipits célèbres ou impertinentes intrigues) mais parce que tout comme Valéry qui refusait d'écrire un roman qui s'appellerait : la marquise sortit à cinq heures - on remarquera au passage que Frankétienne lui a préféré le présent au passé simple, ce présent réactualisant la nouveauté dans la langue, la revendication d'une liberté poétique, l'invention langagière contre l'invention narrative, ou bien, on le verra plus loin, un présent qui intime un impératif.

FRANKETIENNE, La marquise sort à cinq heures, Editions Vents d'Ailleurs, sept 2017.

 

 

Phrase typiquement balzacienne cependant, selon Valéry toujours qui jugeait le roman de Balzac totalement dépassé et cherchait à inventer autre chose, selon Breton dans son Manifeste du Surréalismequi disait de Valéry : «  II se proposait dernièrement de réunir en anthologie un aussi grand nombre possible de débuts de roman de l'insanité desquels il attendait beaucoup ». Exprimant son mépris du roman qu'il se refusait d'écrire, Valéry lui aurait préféré l'écriture de la poésie dans de petits carnets entre quatre et six heures du matin.
Mais peut-être était-ce le soir, à l'heure où se clôt la journée que cette marquise voulut bien sortir à cinq heures ?
Quelle facétie encore chez Frankétienne que de donner pour titre à ce dernier opus poétique un titre aussi concis, message impeccable et précis, phrase dépourvue d'adjectifs, qui va droit au but, de celle dont se réclamait justement un Flaubert ou même un Stendhal, nette, brève, simple, alors que cette même phrase qui agaçait Breton est antinomique de l'exubérance d'un Frankétienne plus proche à coup sûr des surréalistes que des formalistes. Mais ce serait oublié que, si Frankétienne appartient à un courant, c'est d'abord au courant spiraliste.

Le spiralisme, processus créatif né dans les années soixante, initié par Frankétienne lui-même, est une esthétique qui s'inspire directement de la théorie scientifique du chaos, de la combinaison de structures en perpétuel mouvement, « une dynamique de l'imprévisible, de l'inattendu, de l'opacité, de l'incertitude et du hasard obscurément labyrinthique et mystérieux, le  fictif, l'historique, le poétique, le théâtral, le mystique, l'aléatoire et le fantasmagorique, le tout imbriqué, enchevêtré, entrelacé dans une texture chaotique babélienne infinie » (Frankétienne), une forme de vie née de l'énergie, dans son chaos.

Phrase factuelle, dépourvue d'intention sinon celle de faire passer un message, et quel message ! Qui est donc la marquise de Frankétienne ?

Il n'y a pas écrit « Roman » sous le titre, pourtant Frankétienne nous conte bien quelque chose, exactement ce que dit le titre, la marquise, une femme donc, sort à cinq heures, et c'est de cette sortie matinale, on le parierait, que va nous raconter, car il y a bien une histoire, l'histoire de toute femme qui s'émancipe du joug des hommes.

Dans ce pays dévasté, la marquise sort à cinq heures, désorientée, trébuchante. On se souviendra ici que ce texte a été écrit après le dernier cataclysme qu'a connu l'île de l'auteur, Haïti, une île soumise à bien des sacrifices et des douleurs. Comment peut-on encore écrire de la poésie après un tel événement... ? Pourrait-on se demander quand on est poète. Et de se rappeler  à nous tant de questionnements similaires autour de la nécessité d'un tel art en ce monde violent.

« L'écriture hors blasphème entre les doigts du vieux poète solitaire déchira le masque des langues de médisance et dénoua l'ankylose des chemins sclérosés », « entre visions macabres, déchéances, extravagantes détresses et mirages hallucinés de couleurs, de cris d'oiseaux imaginaires, entre lumières et ombres, l'exaltation maîtresse du langage du poète seul maître à bord de ce navire d'encre qui tangue sans cesse « ce jour-là le génial poète philosophe Paul Valéry témoigne que la marquise sortit à cinq heures derrière l'anonymat du mal ».

Rien que la volupté mystérieuse aux battements de l'énigme autour du nombril de la marquise.

Ne pas chercher à donner sens sous la cendre et la lave du volcanique Frankétienne, poésie s'exprime au plus près toujours de l'excès sensuel de la langue.

« Et la marquise était sortie à cinq heures ». Cette marquise que l'angoisse possède, pleine de désirs, de fantasmes et de passions ravageuses, « embarquée dans une aventure enlugubrée de ténèbres » qui ne sait elle-même si elle est  et ce qu'elle est, « guerrière », « fascinée par le feu musical des combats impossibles », toujours prompte aux départs sans retour, aux détours inconnus, « virtuose des amours difficiles », « femme maudite ». Ne sait qui, quoi, où, comment ?  De partout et toujours, de nulle part et d'ailleurs, dévastée, ombrageuse, pleine de plaies, gangrénée, « en solitude nouée, toujours à vif, pourtant », « lèvres épuisées de voyelles assoiffées ». Et la marquise poursuit ses rêves de voyage, son voyage de rêve aux confins des mystères, dans « le rugissement du scalpel » jusqu'à la porte enfin qui s'ouvre sur « des morsures d'éclairs en foudroyance allitérative de tendresse douloureuse dans les viscères de la marquise apeurée. » (p.16)

Ils ont voulu me tailler, me détailler. Ils ont voulu me couper, me découper. Ils ont voulu me cisailler, me morceler. Ils ont voulu me cogner, me bousculer. J'ai tenu tête à la meute des fauves embrindezingués de fureur. Ils ont voulu me martyriser, me déclitoriser. Ils ont voulu me déboulonner, me découronner. Ils ont voulu m'écharpiller, me déchalborer. Ils ont voulu m'écarteler, me débroussailler, me deboubouner, me dépecer, me pulvériser, me déboiser, me ratiboiser. J'ai tenu tête à la horde des chiens enragés. Ils ont voulu m'écrabouiller, m'enculer, me dévelouter, me décabosser, me décapoter, me dévaginer... J'ai tenu tête aux harassements violents et aux assaut des prédateurs. J'ai hurlé. J'ai résisté jusqu'au bout. Et puis je suis sortie hors du château maudit... Il était cinq heures de l'après-midi ce jour-là, lorsque j'ai franchi le petit pont de bois, pour me faufiler ensuite à travers les étroites et sombres ruelles du village.( p17)

Pascale Monnin.

La femme ici, (ou la poésie?), malmenée et sous le joug des hommes qui veulent la soumettre, la maîtriser, la châtier, en dépecer le sens, et les sens, la marquise elle, dit : « Je suis la maîtresse. Je suis la prêtresse. Je suis l'unique protectrice de mon corps. Je suis la gardienne de ma demeure spirituelle. L'empire du rire divin s'étend vers la clarté mystique du plein silence dont les échos grandissent sous la dérision close. La serrure étranglée aux jappements de la clé. » (p.28) Quelle magnifique ironie dans cette dernière phrase !
D'un langage saturé d'horreurs, de troubles, d'humeurs, de sang, « langage raturé »,  il/elle use, parlant et déparlant jusqu'au délire ou la démence, dans « l'hémorragie des signes et des symboles crevés. L'écriture de Frankétienne se confond avec la passion, le sexe, vagin, clitoris, cuisses, « je jouis de mon vide centre liberté reconquise », « virgules et flèches vénéneuses des cyclones synglindêques » (p.25) et « des guêpes anarchiques ».
Du voyage érotique et mystique de la voyageuse solitaire et libre dans ses rites et dans les rythmes de ses reins, libre de ses tripes, de ses méninges, de son sexe, et son corps tout entier, Frankétienne rend « toutes les magicritures », « bataclans de vie et de survie ».
« Je sais aussi qu'un unique dé sépare la vie du vide ». Quelle phrase !

Invoquant Valéry, le poète met d'emblée le lecteur en position d'adhérer ou pas à cette folie scripturaire, ce mouvement labyrinthique et en spirale pour dénoncer et exprimer une violence tourbillonnante contenue dans le sang du poète. Les échappées lyriques sont un hymne au féminin dans toute sa splendeur, entre envol et révolte. « l'être divin est fondamentalement d'essence femelle primordiale » (p.64)
Le poète est la marquise, le poète et la marquise parlent d'une même voix, elle dit son errance, son corps de souffrance, il exulte les mots, les extirpe de sa « peau de risques » :
« J'habite une peau de risques. Et je découvre le péril qui menace ma vie de femme trop libre en son déséquilibre sous des lambeaux de feu »... « je chevauche mon vertige », dit la marquise.  (p.60)

 

La marquise sait sa redevance à son désir d'écrire venu de la lecture. « Patiemment durant de longues années de solitude, j'ai tâtonné, en explorant le labyrinthe envoûtant des longues lectures nocturnes ». Longtemps prisonnière d'un carcan, elle avait tout perdu, sa tendresse féminine et maternelle, le château la retenait, l'aliénait, la dépossédait. Elle a « cessé d'être une humaine créature... perdu le bonheur et le goût d'être femme ». (p.58)

 J'ai vite senti dans mes méninges, dans mon cœur et dans mes tripes que j'écrirais un jour, ne serait-ce que des fragments autobiographiques. (p.58)

Elle est sortie du château maudit, sortie d'un long cauchemar pour entrer dans « un rêve infini ».

  Souvent je me suis tue pour caresser le silence. (p.60)

  Ma violence intérieure en grattelle d'écriture. (p.115)

Le je du poète et celui de la marquise se confondent. Le poète se fait femme libre, conteuse de sa liberté, la marquise use des mots du poète labyrinthique cerné d'énigmes et d'exubérantes échappées  dans la langue aux confins des signes, ceux visibles distillés sur la page, ceux invisibles dans l'espace de l'imaginaire de nos vies, toujours en partance, toujours insaisissables.

  J'aimerais bien trouver mon île imaginaire où je pourrais vivre toute seule, loin des désagréments de la vie artificielle. (p.74)

Et une possible réponse à l'énigme de ce livre : « Echo de l'écriture imaginaire qui me chatouille. L'écriture en crise dans les profondeurs de mes entrailles. L'écriture en marche. L'écriture en rut. L'écriture en délire. Folie sauvage où la main nue rattrape la vitesse de la voix soûlée d'ivresse. Le corps inhabitable bouge, insaisissablement cogné d'azur. » (p.69)
Le « corps ascensoûlé de vertige », Frankétienne écrit comme il rêve, comme il crée sans condition, sans conditionnements, libre toujours. Faisant fi des modes, des diktats et des formalismes, il enseigne la liberté.

Chaos de langue, tourments des mots au plus près de la souffrance féminine, c'est de toute façon une femme qui parle par sa bouche, qui écrit sous sa plume et couche sa douleur de vivre et de dire.

  Tout l'enfer du désir explose en feu de sable au mitan du désert privé d'oasis, l'érotique castration en rut au cœur d'un songe déglandulé où j'imagine encore l'au-delà de     l'absence. (p 75)

Les mots de Frankétienne sont jaillissements, bulles qui éclatent, diamants diffractés, sources pures d'émotions non contenues, libres toujours et imprévisibles, « énergie mystérieuse intemporelle ».
Enfin, cette profession de foi de la marquise énoncée en toute fin du livre, par la voix du poète, au nom d'une féminitude en marche est un éloge éclatant et un  sacre du féminin :

Moi marquise sans peur et sans excuse, j'appréhende le hasard inaudible aux spasmes de mon ventre. Je m'approprie les audaces guerrières des amazones dans mes méninges survoltées et repues de fleurs impaires. Je suis devenue une combattante. Je suis une militante en colère. Je suis une féministe lucide et enragée en même temps. Je dénonce le vieux système de l'exclusivisme qui, depuis des millénaires, octroie tous les privilèges à la tonitruance animale et orgueilleuse des mâles qui fondamentalement sont responsables du mauvais fonctionnement de la planète. La machine planétaire est en panne avec un moteur déconstrombré par la violence, l'injustice, la corruption, la prédation aveugle et le non-partage. Et dire qu'il y a quelques femmes complices de ces horreurs insupportables.  Moi marquise déchue mais engagée, j'ose mes osmoses et mes métamorphoses dans un héroïque combat d'avant-garde. […] Je hausse mes cris subversifs au feu de ma féminitude en marche. (p 83)

Libérez une marquise, longtemps prisonnière d'un lointain passé où le mâle toujours domine, laissez-la prendre parole afin qu'elle assouvisse son besoin de liberté et de révolte.  Et

Le temps bouge et roule à l'ovale du chaos qui allait envahir un mystérieux cimetière marin en perpétuelle mouvance dans l'imaginaire du poète qui me fit sortir du château à cinq heures du matin ou à cinq heures de l'après-midi (p.127)

« Je suis foutrement libre » disait la marquise, ou le poète ou les deux bien sûr. Explosion jouissive du texte dans cette libération physique de la marquise, femme acquise à la cause de la femme martyrisée. « seules les femmes, douées d'une haute conscience spirituelle et exercées à résister au assauts des malheurs incrustés dans leur corps de douleur, sont aptes à sauver l'humanité de la débâcle provoquée par la gestion aveugle des prédateurs. Sinon, la déroute humaine est définitivement et irrémédiablement consommée. »

Henri Matisse, Icare (Jazz).

Voeu ultime du poète, celui de l'homme après un long parcours sur cette terre, « peut-être que la marquise est une ombre éphémère dans l'univers fabuleux d'un vieux fou solitaire » mais  sans aucun doute, un appel à l'insurrection que cette marquise sortant à cinq heures aux « cinq coups sonores dans l'horloge du poète ». (p.114)

J'ai découvert l'oeuvre de Frankétienne parLes Métamorphoses de l'oiseau schizophone, en huit mouvements, plus exactement par le premier mouvement intitulé D'un pur silence inextinguible, l'oeuvre d'un poète qui se permettait toutes les transgressions, toutes les libertés les plus inouies dans ses incursions dans la langue française, inventions lexicales, évictions de genres, tensions entre mots et images, jeux de mots, syntaxe détournée, rythmique imparable. Tout cela produisant  un  éclatement jubilatoire à la lecture, dans les synapses de mon cerveau, je découvrais une liberté et une violence dans lesquelles je me reconnaissais toute entière. Chaos, oui mais chaos ordonné, chaos comme on dit explosion en milliards de particules qui se recomposent pour créer une émotion, un sens, un dire jaillissant.
Le spiralisme donc. Langue inventive et fantasque qui osait faire jaillir l'émotion intacte, sans les diktats scolaires, sociétaux, normalisants.
Il y a tant à dire sur la poésie, et sur l'usage de la langue pour tous ceux qui s'emploient à la « structurer ».
Je crois bien que nous nous illusionnons à rechercher une pureté en consacrant une poignée de poètes ou en réclamant une exemplarité en un seul.
Si la langue se travaille pour ciseler le poème, la variété et la qualité des voix tiennent à la singularité de chacun.

Frankétienne est un de ces auteurs qui déboulonnent vos certitudes et impulsent par son chant de puissance expressive, un désir dans la survie et dans la révolte, par sa rage de liberté. Son univers est celui d'un artiste, fait de richesse et de sens, d'encre et de sang, de voyelles et d'émotions. D'aucuns n'entreront jamais dans cette liberté, d'autres n'en ressortiront jamais, je fais partie des seconds.
 Osez ! Pourrait être son cri de ralliement !

Frankétienne, ou Franketienne, en créole Franketyèn, de son vrai nom Frank Étienne,  écrivain (en français et en créole haïtien), peintre et comédien haïtien, est un des géants qui marquent la création littéraire et artistique de son époque. Il fonde en 1968 avec René Philoctète et Jean-Claude Finolé « la Spirale » qui prône l'art total en mélangeant les genres romanesque, théâtral et poétqiue,

Infatigable inventeur des mondes, expert en dynamique syntaxique et pyromane lexical, Frankétienne a publié plus d'une trentaine de titres, en français et en créole. Chacune de ses oeuvres est ancrée dans l'histoire contemporaine haïtienne.

 




Jean Fanchette, L’île équinoxe

Les poèmes de Jean Fanchette, réunis sur cette « île » nommée Equinoxe ou située à l’équinoxe,  nous entraînent au fil de leur dérive. Le poète capte-t-il  la brûlure zénithale du soleil au-dessus de l’équateur ? Frôle-t-il ce moment particulier d’un jour qui dure autant que la nuit ? L’ordre poétique de son recueil est presque chronologique : d’Osmoses (1954) jusqu’à la Mémoire de la saxifrage (1991), en passant par Archipel, Identités provisoires, etc.

Jean Fanchette, L’île équinoxe, Poésie, Préface J.M.G. Le Clezio,
Postface Michel Deguy, 2016.

Chaque évasion du cœur et de l’âme, ,  convoque ponctuellement ses ami(e)s (de Lawrence Durrell à Danièle Saint-Bois) et s’inscrit en un lieu d’errance précisé ou décrit (fleuve Congo, Tanzanie, Flandres, Grèce, Belgique, Paris, etc.). L’ensemble est dédié à son épouse Martine.

En chaque écrit se déposent les bribes de cette nostalgie d’exil((Exil, Ex-îles, commentera Michel Deguy))qui fut sienne. Un itinéraire souvent automnal dont l’exploration, loin de se figer sur ce qui est découvert, ouvre le monde en éventail. Réinventons-le à notre tour.

 « Arpenteur du vide » tel qu’il se pressent être dans son dernier poème, le poète est porté par un « visage qu’habite le vertige ». Né du « silence d’eau » lors de son entrée en poésie, il est ensuite rythmé de « copeaux de silence » et situé  en une « savane de silence, immobile en plein vent », non loin du « silence ouvragé de la mer ». Un tel silence lui est une parole à décrypter avec nos incertitudes et partialités. Cet homme de l’île Maurice est cerné par une mer qui suggère toutes les imaginaires, un vent qui nourrit tous les rêves et un exil qui hante tous ses instants poétiques.

La mer d’abord. Un « geste d’eau » y fait « naître, vivre et mourir ». Cette mer lui est une « liturgie chuchotée » avec des « brisures du chant de mer ancienne ».  « Sommeilleuse », elle murmure aussi les souffrances de ces hommes qui avaient « erré jusqu’au bout de la nuit, perdu jusqu’au sel de leurs larmes » (c'est à dire les esclaves ou les bagnards de Venus de mer). Même le poème - maritime à sa façon -  finit par se briser quelque part « en dentelles d’écume ».

Le vent multiple ensuite souffle partout dans ses textes « en plein vent ». Il « fouille » le chemin et « brouille » les plus « secrètes géographies ». Parfois un lieu : la chapelle de Roubignac, un lieu, est « venteuse ». Parfois des sons ; les voyelles du nom de sa fille – Frédérique – sont « mangées de vent ».

L’exil enfin et toujours, hante son esprit au point de le définir et de le placer partout en état d’extériorité à lui-même, d’être un « exil qui n’est pas dans l’exil » (in Exils). Cet entre-deux, qui n’est pourtant pas un nulle part,  se résume en un « Je ne suis pas d’ici, je ne suis plus d’Ailleurs ». Telle est son « enfance d’exil morte sans sépulture » (in La liturgie d’écume). Dans son espace,  le « grand ciel mauve » est « attelé à l’exil », engendrant ainsi un « ciel des exils » (in Hier la mer..). Néanmoins cet exil, parmi mille exils, peut parfois être « de neige » (in Mémoire).

Paul Gauguin, Bord de mer, Martinique.

Fait de dépaysement et d’expatriation, il féconde aussi son ouvrage et sa pensée : le poète « engerme son exil » (néologisme, in Rivière). Et soudain, Jean Fanchette reconnait la violence de sa propre histoire : « J’ai renié l’âme des îles ». 

Voila  qui renvoie à notre exil intérieur,  tout autre, au fond d’un esprit et d’un cœur qui l’ignorent trop souvent.




Un poète à Mayotte : William Souny

William Souny est l’auteur de treize livres, poésie et essais, tous publiés chez L’Harmattan. L’une de ses particularités ? Depuis un séjour à Djibouti en 1993, cet auteur se passionne pour la Somalie, menant des recherches sur l’histoire, la culture, les rapports complexes entre littérature et idéologie, y compris au sein de la diaspora, et pas seulement sous la forme d’essais et d’articles, puisque la majeure partie des publications de Souny, concerne la création poétique.

La Somalie est située à l’extrémité orientale de la Corne de l’Afrique. À deux mille kilomètres au sud, dans l’Océan Indien, dans la partie septentrionale du canal du Mozambique, au nord-ouest de Madagascar, se trouve l’archipel des Comores. William Souny, qui est né en 1970, vit quant à lui, de l’autre côté de la Grande Île des poètes malgaches Rabearivelo et Rabemananjara : sur l’île de La Réunion. Avec la Somalie, les Comores est l’autre pays de cœur de Souny. La Somalie, Madagascar, Mayotte « l’île au lagon »…

Nous « nageons » en plein exotisme, dans des paysages de cartes postales. L’Office du tourisme de Mayotte en rajoute : « Îlots déserts de sable blanc, double barrière et passes à travers les récifs de corail… Un vrai spectacle de la nature… Des paysages façonnés par les volcans… Une expérience humaine unique dans le sud-ouest de l’océan indien, des traditions métissées de tout le bassin austral… Une vraie mosaïque culturelle pour ce département français qui fait émerger une nouvelle vague d’artistes mahorais à travers la langue française… »

 Seulement, voilà : l’histoire est plus complexe. Saisissons, grâce au poète, l’occasion de revenir sur des faits, une question, dont tout le monde ou presque se fout, mais pas William Souny. L’archipel des Comores (composé de la Grande Comore, Mohéli, Anjouan et Mayotte) est un protectorat français de 1886 à 1974, année durant laquelle est organisé un référendum. Une partie de l’archipel opte pour l’indépendance en devenant l’Union des Comores, alors que l’autre, Mayotte, fait le choix du maintien de son statut français. Mais, en réalité, nous écrit William Souny : « Mayotte ne reste française en 1975 qu’à la faveur d’un décompte différencié des votes, île par île, mis en œuvre contre toute attente par le gouvernement français de l’époque… Une disposition tactique en contradiction avec le principe d’intangibilité des frontières coloniales, appliqué partout ailleurs au moment des Indépendances, notamment africaines. Depuis lors, l’Assemblée générale de l’ONU, n’a toujours pas reconnu le maintien de Mayotte au sein de la République française, dont le veto neutralise les fondements les plus élémentaires du droit international. »

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Un second référendum est organisé uniquement à Mayotte en 1976 : 99 % des Mahorais sont favorables au rattachement de leur île à la France. Une nouvelle consultation intervient en mars 2009 : le oui l’emporte à plus de 95 %. Deux ans plus tard, en 2011, Mayotte devient le 101e département français, puis, en 2014, une région française ultrapériphérique, de fait membre de l’Union européenne. Mais, le conflit diplomatique perdure. L’assemblée générale de l’ONU, donne raison à l’Union des Comores et affirme « la nécessité de respecter l’unité et l’intégralité de l’archipel des Comores composé des îles d’Anjouan, de la Grande-Comore, de Mayotte et de Mohéli. » Toutes les organisations régionales dont l’Union africaine et la Ligue des États arabes condamnent également les référendums et le scrutin organisés par la France pour faire de Mayotte un département français. L’île reste un sujet de revendication de la part des Comores et une question qui ressurgit régulièrement dans le débat politique : l’île de Mayotte est comorienne et doit réintégrer son giron naturel. 

Naturellement, lorsque nous lisons le poète William Souny, nous sommes loin du paradis, mais dans un paysage : cloué par les ailes – à la muraille des lagons. En des poèmes forts et condensés, sans aucun misérabilisme ni trompe-l’œil, Souny écrit l’envers de la carte postale (Nous sommes à bout de fable) : sous un soleil de noyés. William Souny n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’avant Mayotte suicide, il a publié Notes comoriennes pour un comité de rivages (2002) : « Les îles brûlent. Inguérissable et fondatrice blessure de la mer sans fin cautérisée au fer des traversées… » ; puis, Comores en flammes (2010) : « De Mayotte à Moroni, les lunes sont froides comme une lame aux gorges nues de l’avenir. » Mayotte suicide suivi de Le principe Archipel, parachève une trilogie poétique qui gagnerait à être réunie en un seul volume.

Les poèmes de Souny sont incisifs (dans le ciel démantelé du cri), lapidaires (sur cet éden empoisonné), coupants (sur les poitrines ensanglantées – de la morgue préfectorale), à l’instar du drame que vit l’archipel tout entier : Il y a des hommes – qui saignent – noir – sous le grand chapiteau des tempêtes. Souny n’élude rien et surtout pas le sort réservé aux « migrants ». Car, en effet, pour franchir les 70 km qui séparent Mayotte d’Anjouan, l’une des trois îles de l’Union des Comores, les passeurs font payer entre 300 et 500 euros pour une traversée en kwassa, une pirogue à moteur. La départementalisation de l’île a accentué la pression migratoire. Pendant que Mayotte prenait son essor, les trois autres îles qui composent l’Union des Comores étaient secouées par une vingtaine de coups d’État ou de tentatives avortées en 40 ans d’indépendance. Mais, là aussi, il est nécessaire, nous écrit Souny, de préciser pour la vérité historique : « Les coups d’État eurent, par le passé, bien souvent pour auxiliaire, voire acteur de premier plan, quand ce n’est pas instigateur, le tristement célèbre Bob Denard, mercenaire français notoire, qui laisse dans son sillage la mort par assassinat de deux Présidents comoriens (Ali Soilihi en 1978, Ahmed Abdallah en 1989). On se souvient du scénario très médiatique de sa reddition spectaculaire, à Moroni, en octobre 1995, dans le cadre d’une opération interarmées que déclencha l’État français afin de neutraliser son serviteur, au zèle incontrôlable et par trop encombrant. » Aux Comores, le produit intérieur brut est de 771 euros par habitant. Il est de 7.900 euros à Mayotte (31.500 euros en métropole). Ce fossé tragique fabrique des « clandestins » à la chaîne. Mayotte, pourtant, accumule les records. Le taux de chômage est de 27,1 %, avec plus de 50 % chez les jeunes ; la pauvreté : 84 % de la population vit avec moins de 900 euros par mois.

 

 

Cette île devenue le 101e département français en 2011 fait face à une crise migratoire qui dépasse largement les chiffres enregistrés à Calais ou en Guyane : 41% des Mahorais sont « étrangers » et plus de la moitié d’entre eux – la plupart Comoriens - se trouve en situation administrative irrégulière et vivent dans des conditions épouvantables. Mais sont-ils vraiment des « étrangers » en situation irrégulière, des « sans-papiers » ? Les Comoriens d’aujourd’hui, nous écrit encore Souny, ne sont en réalité, dans l’île de Mayotte, ni des « étrangers » ni des « clandestins » : « Ils ne le sont qu’au regard d’une loi française qui balkanise l’archipel et identifie de jure Mayotte dans un statut par ailleurs illégal du point de vue de l’ONU… » Rappelons au passage qu’après des siècles de libre circulation entre les différentes îles qui composent l’archipel des Comores, c’est bien le gouvernement d’Édouard Balladur qui a décidé le 18 janvier 1995, d’instaurer un visa aux conditions draconiennes pour contrôler l’entrée des Comoriens sur le territoire de Mayotte. Si pour l’Union des Comores et l’Union africaine, l’île de Mayotte est un territoire occupé par une puissance étrangère ; pour la France, elle fait en revanche partie, depuis le référendum de 1976, du territoire français. Le « visa Balladur » est venu consacrer encore davantage la séparation de l’île du reste de l’archipel. Principale et tragique conséquence : le développement d’une immigration dite « illégale », qui ne cesse de croître, fauchant la vie de plusieurs milliers de Comoriens ayant emprunté les embarcations de fortune que sont les kwassa, pour rallier l’île sœur. Un drame humain invisible en métropole, lorsqu’il n’est pas un sujet de raillerie, comme en témoigne le Président Français Emmanuel Macron qui, le 2 juin 2017 lors d’une visite au Centre régional de surveillance et de sauvetage atlantique d’Etel (Morbihan), s’est « amusé » à dire que : « le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien. »

 

Terrance Simien & The Zydeco Experience.

Plus fondamentalement, précise William Souny : « c’est la société mahoraise dans son ensemble qui se démantèle sous les effets dévastateurs d’une mystification politique : le Département. La marchandisation générale de la vie quotidienne qui l’accompagne à marche forcée achève un double processus de dépendance et de dépossession. Outre une expatriation plutôt massive de la jeunesse, diplômée ou pas, vers La Réunion et la « Métropole », volent également en éclat les quelques équilibres anthropologiques déjà précaires d’une collectivité de villages socialement reliés, à l’instar des quatre îles. S’il est certain que « l’essor » économique de Mayotte (somme toute relatif) exerce une force d’attraction sur les trois autres îles, il est non moins évident qu’une forme de cabotage insulaire se pratique depuis des siècles dans l’archipel. » Tandis que des mesures concrètes de Paris se font désespérément attendre sur l’île située à plus de 8.000 km de là, les tensions communautaires sont montées d’un cran, notamment avec une vague de « décasages ». Il s’agit de raids menés par des collectifs de villageois visant à déloger manu militari les « migrants » - principalement comoriens - de leurs modestes logis. Les Comoriens sont accusés de vols et de violences, mais aussi d’être responsables de la saturation invivable des écoles et des hôpitaux de l’île. Les motifs pour lesquels les Syriens, les Irakiens, les Afghans, les Érythréens… ou les Comoriens transitent d’un territoire à l’autre sont différents, mais ils sont tous confrontés à une politique migratoire qui est de fait un mur juridique, politique et social de plus en plus infranchissable. Les process administratifs pour se déplacer sont complexes et lourds. La plupart des Comoriens préfèrent risquer leur vie en « voyageant » dans des conditions inhumaines. Tous mes migrants connaissent l’expulsion, le rejet par les populations des pays qu’ils traversent, ainsi que la séparation familiale. Le drame des « migrants » comoriens est moins visible, voire carrément invisible, aux yeux du grand public et des médias, par rapport au drame des migrants qui transitent par la Méditerranée. Ce dernier cas concerne plus de personnes. Il y a aussi la Guerre de Syrie, comme en Irak. Mais, le drame de Mayotte, bien que de moindre échelle, obéit aux mêmes ressorts et aboutit au même résultat : la mort de milliers de gens et une misère grandissante. Mayotte : un naufrage français !

 

Malika des vertiges ; le deuxième livre que nous recevons de William Souny, est d’une facture tout à fait différente, mais la douleur demeure : comme un soleil retombé derrière l’épaule. Nous quittons l’océan Indien, pour gagner la métropole, Dunkerque, les plages du Nord et leurs dunes. Malika est une suite de poèmes portant sur le vertige de l’amour blessé : Un rivage brûlait son couteau versatile à l'envers des blessures. Parce que ce fut, au bout des môles, un impossible aimer. La peur de vivre encore au risque des marées. Il reste un sablier, celui de l’écriture, à renverser toujours dans l’inachèvement vertical des printemps.

Avec William Souny, nous sommes loin de l’indifférence des uns comme des poèmes de circonstance des autres. Je parle de ces poèmes écrits en versant des larmes de crocodiles devant les images diffusées en boucle par les chaines-poubelles de l’information jetable. Le poète fait corps avec un pays, avec un peuple et ses drames. Souny dit Mayotte et à travers l’île, le monde. Si l’on parle d’un poète, c’est pour essayer de partager avec d’autres un vécu poétique auquel on croit comme à une richesse pour beaucoup, sinon pour tous. La poésie nous aide à vivre. Gageons, comme l’espérait mon compatriote normand, le linguiste Georges Mounin, que la morale du lecteur soit analogue à celle du poète : il faut se confier, toujours, à ce qu’on ressent, car ce serait un triste métier que de se mentir et de mentir aux autres, pour la gloire. Mais cela existe. On peut néanmoins se réjouir que des poèmes, tels que ceux de Souny, ressuscitent ce que nous sommes : des êtres encore vivants et non des robots conditionnés quasi totalement par les médias et l’environnement ; des êtres luttant pour ne pas se laisser posséder, pour continuer, pour propager une image de l’espèce humaine à notre image.

  Frères humains qui après nous vivez… 

L’apostrophe de François Villon nous parle encore.




TROIS POÈTES POLYNÉSIENS (2) : FLORA AURIMA DEVATINE

             FLORA AURIMA DEVATINE ET LA PIROGUE DES MOTS

Issue d’une famille de métayers polynésiens, Flora Aurima-Devatine, née le 16 octobre 1942 au Pari, Tautira, presqu’île de Tahiti (« J’ai habité jusqu’à dix-sept ans au bout de la presqu’île, la partie la plus sauvage de Tahiti, il n'y avait pas de route pour y arriver, il n’y avait que la pirogue »), a été professeure d’espagnol et de tahitien au Lycée-Collège Pomare IV (Papeete) de 1968 à 1997, Déléguée d’État à la Condition Féminine de 1979 à 1984 et chargée de cours au Service de la Promotion Universitaire puis à l’Université française du Pacifique de 1987 à 1995, y enseignant notamment la poésie polynésienne. 

En 1996, en Polynésie française, des questions telles que « Y-a-t-il une littérature ma’ohi ? » ou « Quelle langue d’écriture en Polynésie française ? » étaient de celles que l’on posait aux Polynésiens. En l’an 2000, au Ministère de l’Outre-mer à Paris, on affirmait : « Il n’y a pas de littérature en Polynésie française ! », comme il en existe aux Antilles, en Afrique. 

La parution, en 2002, du premier numéro de la revue littéraire polynésienne Littérama’ohi – Ramées de Littérature polynésienne, fut un implacable démentie à toutes ces assertions. Flora Aurima-Devatine a été la première directrice (de 2002 à 2006) de cette revue. Elle a également été membre de nombreuses associations féminines et culturelles dont le club Tahiti/Papeete du Soroptimist International Union française, le Centre d’Information des Droits des femmes et des Familles (CIDFF) de la Polynésie française, qu’elle a présidé, et le Conseil des femmes de Polynésie française, dont elle est membre d’honneur, le centre d’accueil Pu o Te Hau pour les femmes victimes de violences conjugales et intrafamiliales. 

Membre (et présidente) de l’Académie tahitienne (« Te Fare Vana’a ») depuis sa création en 1972, elle est l’auteure de poèmes en tahitien et en français. Les droits des femmes, leur rôle dans la transmission de la culture, sont prégnants dans sa vie et dans son œuvre. 

Son engagement en faveur de la langue rejoint le combat qu’elle mène en direction de la condition féminine et de la culture ma’ohi. Présentant le livre, Au vent de la piroguière – Tifaifai, Bruno Doucey écrit : Un enfant dans sa pirogue, « le ciel tout en haut » et « la mer tout autour ». Puis un chemin de vie, « l’impatience du temps », la crainte du départ... Il ne faut que quelques poèmes à Flora Aurima Devatine pour brosser le portrait d’une enfance polynésienne partagée entre le « respect atavique des mystères d’autrefois » et l’ouverture à d’autres horizons. 

Mais très vite le voyage de la vie se confond avec celui du langage, oscillant entre oralité et écriture. Un vent de liberté se lève, qui fait avancer la pirogue des mots ; la poésie devient l’archipel de tous les possibles. Si l’auteur a tenu à rassembler sa poésie sous le nom tahitien « Tifaifai », qui signifie patchwork, c’est que son œuvre, faite de pièces assemblées, n’aspire qu’à « renouer, rénover et retresser la natte humaine ». 

 

À lire : Vaitiare, Humeurs (Polytram, 1980), Tergiversations et rêveries de l’écriture orale (Au Vent des îles, 1998), Au vent de la piroguière, Tifaifai (Bruno Doucey, 2016).

Flora Aurima Devatine, Au vent de la piroguière, Tifaifai, Editions Bruno Doucey, 2016.

L’ART DU PARIPARIFENUA 9

Sur la place qu’évente
la fraîche rosée des vallées
               c’est l’heure du pariparifenua,
espace de ressourcement,
chant-poème,
au ras de l’île.
En quête
de la pure harmonie
des voix s’élèvent, sourdes, graves
 hymnes à la lettre, au ciel,
 à ceux des temps anciens :
Les hommes scandent sur les corps
 et dans les esprits martèlent, enracinent
puis mesurent, équilibrent
 les perçants, haut perchées
des femmes qui, se faisant, rendent la consonnance
 tandis que de timides, juvéniles,
s’exercent à prendre place.
Scansion, détresse
et nostalgie, sonorités immémoriales,
pont passé-présent,
 pour remonter le temps, et conforter.
Sur les gradins
désertés, les Anciens se taisent,
langueur et méditation
dans l’attente d’un baume à l’âme.
Tous, sur la place, corps, chœur, et âmes,
Par le rythme, l’acceptation,
et la portée des sons, chant, musique
 et poésie, vibrent, ravis, à l’unisson,
dans l’harmonie saisie au fort,
par étapes, portée, légère,
éclatante, dans les hauteurs, de la mélopée.
Le passé retrouvé, ils s’en reviennent,
ressourcés, pacifiés,
enhardis, vivants.

Flora DEVATINE
(Poème extraits de Au vent de la piroguière, Tifaifai, éd. Bruno Doucey, 2016).




A propos d’Aimé Césaire (1)

Aimé Césaire, La poésie

 

Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d’une seule misère, je n’ai jamais su laquelle, qu’une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère ; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit […]

 

Tout le monde la méprise, la rue Paille. C’est là que la jeunesse du bourg se débauche. C’est là surtout que la mer déverse ses immondices, ses chats morts et ses chiens crevés. Car la rue débouche sur la plage, et la plage ne suffit pas à la rage écumante de la mer.

L’éditeur, le Seuil, nous fait entrer par la grande porte : le Cahier d’un retour au pays natal, texte incroyable que traversent des vents d’une grande violence, mais qui offre aussi de belles accalmies.

Né dans la pauvreté dont il est question ci-dessus, Aimé Césaire a regardé au-delà de la maison délabrée où il vivait enfant. Ses yeux se sont posés sur la terre : la terre où tout est libre et fraternel. Et cela l’a poussé à partir, à voyager.

 

Aimé Césaire, La poésie, Éditions du
Seuil, 2006, 552 pages, 25 €.

Dans le long poème qu’est ce Cahier d’un retour au pays natal, on rencontre Toussaint Louverture et Léopold Sédar-Senghor, on part pour le Congo, le Zambèze, on se retrouve dans la cale d’un bateau. Coups de fouet, révoltes et cadavres. Mais ce qui monte, peu à peu, dans ce texte, est moins la colère que l’allégresse et l’amour. Parce que le poète s’est lancé – très tôt – un défi : trouver la force de se relever afin de voir son horizon grandir. Aimé Césaire a vingt-six ans quand une première version du texte est publiée à Paris, en 1939, dans la revue Volontés.

debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang

                     debout
                                 et
                                      libre  

 Il faut vingt-six années et un long poème de cinquante pages pour passer de la misère à l’espoir, de la souffrance de l’esclave à la joie de l’homme libre, pour être capable de chanter le monde. Passer de l’un à l’autre ne revient cependant pas à oublier.

Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes.
Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres !

Ce sang, jamais Aimé Césaire ne l’oubliera, mais il se mêlera à des choses lumineuses. Aimé Césaire n’est pas le poète du désespoir. Le désespoir est une petite mort, il n’en veut pas. Il s’ébroue quand il la sent monter en lui. La lumière, le sel, le vent ou la voix fabuleuse des forêts lui viennent alors en aide, le font revenir à la vie.

Les notes en fin d’ouvrage attirent notre attention sur les variantes, d’une édition à l’autre. Souvent, le poète profite d’une réédition pour écarter des poèmes et en épurer d’autres. La note écrite au sujet du recueil intitulé Soleil cou coupé nous permet de comprendre qu’à l’occasion de la seconde édition du recueil, Aimé Césaire a choisi de s’éloigner des préoccupations qui étaient les siennes au moment de l’écriture – politiques ou autres – comme s’il voulait, ainsi, « atteindre à l’universel ». Tout le monde associe – à juste titre – Aimé Césaire à la négritude. C’est lui en effet qui a forgé ce concept. Certains oublient qu’il était aussi l’auteur d’une poésie moins ancrée dans l’histoire – et la tragédie – de son peuple.

surtout emporte mes rives
élargis-moi 

Et il souhaite à son peuple la même chose :

peuple d’abîmes remontés
peuple de cauchemars domptés
peuple nocturne amant des fureurs du tonnerre
demain plus haut plus doux plus large

 

 Il est à la fois enraciné par les cinq sens à la terre et au ciel de son île (parfums, oiseaux, arbres et fougères arborescentes, brumes, fruits et soleil sont bien ceux de la Martinique) et homme parmi les hommes, de toutes les latitudes, assoiffé d’absolu, rêvant, aimant, ayant parfois du mal à y croire et à dire, et souhaitant alors écrire sur ses incapacités. On ne s’étonne pas de trouver, placée en exergue dans le recueil Moi Laminaire, une citation de Goethe – une phrase tirée de Faust. La phrase va bien à Aimé Césaire :

Je grimpe depuis trois cents ans
Et ne puis atteindre le sommet

Il y a sur l’homme, en lui, des cicatrices, des traces de profondes déchirures.

cette grande balafre à mon ventre

 

 La terre en exhibe aussi quelques unes après le passage des cyclones. Comme sa terre, Aimé Césaire se montre tour à tour fragile et fort. Fort de ses mots surtout. Les mots de la colère, quand tout semble perdu ; les mots de l’espérance, quand tout frémit de nouveau et renaît du désastre.

Le livre se referme sur des poèmes restés inédits ou ayant fait l’objet d’une édition à tirage limité.

Ne pas désespérer des lucioles
je reconnais là la vertu.
les attendre les poursuivre
les guetter encore.

Ces petites lueurs qui, tour à tour, apparaissent / disparaissent me semblent dire ce qu’est la poésie. La parole du poète se gonfle de silences qui la rendent encore plus précieuse ; la lumière qui naît de l’obscurité – même si son éclat est faible et éphémère – est son alliée.




Edouard Glissant, choix de poèmes traduits en arabe par Touriya Fili-Tullon

I

Qui voit la mort, il ne sait pas les poivriers sertissant d’or
Ce haut livre de cimes où prend le fleuve son étal, ni ô mystère
Sur le sable les coqs, dormeurs inattendus.
C’est le sable d’azur semé de sable noir, c’était la larme
Qu’hier nous enterrions sur le rivage, près des voiles mortes.
Et les gommiers, rêves du vent, de voiles vives,
Ornent à peine la plaie muette des rochers ! C’est tout là-haut
La solitude, puis un mouton qu’on égorge pour la fête,
Tissant la lie de cette mort, quand vient le jour. 

 

*  *  *

II

Et le poète se connaît, pourtant s’adresse un plein d’autans,
De tempêtes : c’est une mer qui se requiert, ne se trouvant.
Comme une mer jalouse, d’elle-même amante, se déchire,
Déchaînée – jusqu’aux arbres, qu’elle ne peut atteindre. 

 

 

من يرى الموت، لا يدري بأشجار الفلفل  ترصع تبراَ
كتابَ القممِ السَّامِي هَذا مِنْ حيث ينسدل النهر، ولا يدري —عَجَباً! —
بغفوة الديوك المفاجئة فوق الرمال
إنه رمل اللازورد مرشوش برمل أسود، إنها الدمعة
التي كنا ندفنٌها أمس على الشاطئ، قرب الأشرعة الميتة.
وقوارب الصمغ، حلم الريح و الأشرعة الحية
بِالْكَادِ تُوَشِّي جرح الصخر الصامت! و العزلة هنالك فِي الأعالي_
  ثم كبش يذبح للعيد_
تنسجُ ثمالة هذا الموت، عندما يَحُلُّ النهار.

 

*  *  *

 

 

والشاعر يُدْرِكُ ذَاتَهُ، ويستحضر ملئاً من رياح الجنوب العاتية،
ومن العواصف: إنه بحر يبحث عن ذاته، فلا يجدها.
وكبحر غيور، شغوف بنفسه، يتمزق،
جموحاً –حتى الأشجار التي لا يَطُولُهَا.

 

III

J’étreignais le sable, j’attendais entre les roches, j’embrassais
L’eau puis le sable, les rochers – ce cœur des choses rêches,   puis un arbre ! Criant
Que le langage se dénoue et que telle baigne, en ce lieu,
Qui aurait allumé plus pur encore le mirage.
  Les trois orties de l’ignorance ont poussé devant ma porte !
Quel est ce lieu, quel est cet arbre sur la falaise
Et qui ne cesse de tomber ? 

 

*  *  *

 

 

 

 

IV

Vous éleviez votre corolle, demandiez au jour l’essaim de ses yeux pâles, où le fleuve s’efforce et les orages s’établirent.
Ô ! défaisant le jour il met à jour des peuples des amours, – mais de quel fleuve s’agit-il sinon d’orage, où cette image aura baigné ?
Et ainsi vague de la vague, de vous-même sans fin plage, êtes-vous réelle de mer ou toujours plage de ce rêve ?
(Et c’est, de l’arbre descendant, même falaise, les rochers, ce cœur de sables, cette mer !) 

 

 

كنت أعانق الرمل، أنتظر بين الصخر، كنت أُقَبِّلُ
الماء ثم الرمل، أقبل الصخور- قلبَ الأشياءِ الخشنةِ هذَا -، ثم شجرة! صارخا
فَلْتَنْفَكَّ عُقْدَةُ الكلام ولتستحمَّ، هاهنا،
تلك التي لعلها قَدَحَت السراب صفاءً أكثر.
–نبتت أمام بابي حُرَّيْقَاتُ الجهل الثلاث!
أي مكان هذا، ما هذه الشجرة على الْحَافَّةِ
والتي لا تنفك عن السقوط؟

 

 

*  *  *

 

 

 

كنتم ترفعون تويجاتكم، تطلبون من النهار سرب عيونه الذابلة، حيث يجتهد النهر وحيث حلت العواصف.
آه! بهزمه للنهار يكشف عن أقوام غراميات، – ولكن
أي نهر ذاك الذي لم تلده العاصفةً، حيث ستكون قد استحمت هذه الصورة؟
وهكذا موجة الموجة، بل أنتم شاطئكم اللامتناهي، أأنتم حقا من البحر أم أنتم أبداً شاطئ هذا الحلم؟
(فَمِنَ الشجرةِ مُنْحَدِراً عند الحافةِ ذاتِهاَ، والصخور، هذا القلب الرملي، هذا البحر!)

 

 

V

Pollens ! Arbres neigeant, neigeuses semailles !
Gémissez le souvenir de vos sèves dans le sol
Et le front adouci de vos querelles dans le vent.
Déjà l’hiver, déjà, et de nouveau ce silence.
Un long voyage silencieux sans que l’eau rouge nous avive
Un pur aller un pur grévage et une abside non moins pure
Comme d’une Inde fabuleuse qui dépérit, soudain humaine,
Et qui vient mourir en le miroir de votre mort.

*  *  *

 

VI

Je vois ce pays n’être imaginaire qu’à force de souffrance,
Et qu’au contraire très réel il est souffrance d’avant la joie,
Écumes ! – à peine là, qui s’effarouche et meurt. Comme on voit :
« Sur les graviers, émerveillé de salaisons
Un peuple marche dans l’orage de son nom !
Et des lucioles l’accompagnent. » 

 

 

 

أيها اللقاح! أيَتُهَا الْأشجار المثلجة،  أَ يَا بذورًا ثلجيةً!
تأوهوا ذكرى نسغكم في الأرض
ولطف جبهة مشاكساتكم في الريح.

ها قد حَلَّ الشتاء، ومن جديد هذا الصمت.
سفرٌ طويلٌ صامتٌ دون أن يحيينا الماء الأحمر
ذهاب خالص مُلْقَيَاتٌ خالصة ومحراب لا يقل عنهما خُلُوصًا
كأنه من هند خرافية تَنْضَنِي، تصبح إنسانية فجأةً،
و تأتي لتموت في مرآة موتكم

 

*  *  *

 

ما أرى هذا البلد خياليا إلا من شدة المعاناة،
وبالعكس، له واقعية المعاناة قبيل الابتهاج،
أيها الزبد! لا تكاد تكون حتى ترتعش وتتلاشى. كما يُرى:
"فوق الحصى، مسحورا بأثر الملح
ثَمَّةَ شعب يسير في عاصفة اسمه!
وترافقه يراعات."

 

VII

Encore, et inconnue, en qui la nuit épouse et son aurore,
Il n’est joie que sereine auprès des sables morts, il n’est miroir que de vos corps
Où la vague du temps dénude sa Saison ! Celui
Qui va nouant d’écumes sa parole et s’ébat au miroir du sable,   il meurt pourtant.
L’écume ne connaît la douleur ni le temps. 

 

*  *  *

VIII

Sable, saveur de solitude ! quand on y passe pour toujours.
Ô nuit ! plus que le chemin frappé de crépuscules, seule.
À l’infini du sable sa déroute, au val de la nuit sa déroute, et sur le sel encore,
Ne sont plus que calices, cernant l’étrave de ces mers, où la délice m’est infinie.
Et que dire de l’Océan, sinon qu’il attend ? 

 

 

و بعد، ومجهولة حيث الليلُ العريس وضُحَاهُ،
لا تكون الفرحة إلا هادئة قرب الرمال الميتة، ما من مرايا إلا بأجسادكم
حيث تعري موجة الزمن مَوْسِمَهَا، ذاك
الذي ما فتئ يعقد كلامه بالزبد و يمرح على مرآة الرمل،- فيموت رغم كل شيء.
فالزبد لا يعرف الألم ولا الزمن.

 

 

*  *  *

 

أيها الرمل، يا مذاق العزلة! عندما نعبرها للأبد.
أيها الليل! أكثرَ من الطريق المصاب بالغسق، وحيدٌ أنت.
إلى ما لا نهاية الرمل ضياعه، إلى وادي الليل ضياعه، وفوق الملح أيضاً،
لم تعد إلا كؤوساً تطوق جُؤْجُؤَ  هذه البحار، حيث نعيمي لا ينتهي .
وما ماذا لَنَا أن نقولَ عن المحيط، إلا أنه ينتظر؟

 

 

IX

Par le viol sacré de la lumière imparfaite sur la lumière à parfaire,
Par l’inconnue la douceur forçant la douceur à s’ouvrir,
Vous êtes amour qui à côté de moi passe, ô village des profondeurs,
Mais votre eau est plus épaisse que jamais ne seront lourdes mes feuilles.
Et que dire de l’Océan, sinon qu’il attend ? 

 

*  *  *

X

Vers la chair infinie, est-ce attente brisée de la racine, un soir de grêle ?
Ô d’être plus loin de vous que par exemple l’air n’est loin de la racine, je n’ai plus feuille ni sève.
Mais je remonte les champs et les orages qui sont routes du pays de connaissance,
Pures dans l’air de moi, et m’enhardissent d’oubli si vient la grêle.
(Et que dire de l’Océan, sinon qu’il attend ?)

 

 

باسم انتهاك النور الناقص للنور الذي ينبغي استكماله
وبالمجهولة إذ النعومة تُكْرِهُ النعومة على الاحتضان،
أنتم حُبٌّ يمر بجانبي، يا أهل قريَة الأعماق،
ولكن ماءكم أكثف أبدا مما قد تحمله صَلَابَة أوراقي.
وماذا لَنَا أن نقولَ عن المحيط إلا أنه ينتظر؟

 

 

*  *  *

 

 

نحو الجسد اللامتناهي، أهو انتظار الجذور المحطَّمُ، في ليلةِ بَرَدٍ؟
آه! من بُعدي عنكم كبعد الهواء مثلا عن الجذر، لم تبق لي أوراق ولا نسغ.
ولكني أتسلق الحقول والعواصفَ سبيلَ موطن المعرفة،
صافيأُ في فضائِيَ أنا، وأتجسَر بالنسيان إذا ما حل البرَد.
(وماذا لَنَا أن نقولَ عن المحيط إلا أنه ينتظر؟)

Poèmes extraits de La Terre inquiète, versets, 1955. 




Hommage à Jean Metellus

Hommage à Jean Métellus (30 avril 1937 - 4 janvier 2014)

 

 Une grande voix humaine vient de nous quitter après soixante-seize  ans d’une carrière inégalée. Exilé de son pays natal d’Haïti en 1959 par la dictature de François Duvalier, Jean Métellus devint un docteur des âmes, des langages, et des mémoires identitaires. Par où commencer pour décrire une vie si remplie et si signifiante, pour parler des activités débordantes de ce grand travailleur?

 

Leur recensement laisse rêveur: médecin des Hôpitaux de Paris pendant de nombreuses années, neurologue spécialiste des troubles du langage, docteur en linguistique, professeur au Collège de Médecine des Hôpitaux de Paris, conférencier, écrivain, poète, dramaturge, lauréat des prix les plus prestigieux où, au cours des ans, s’entrelacèrent prix scientifiques et prix littéraires. Triple lauréat de l’Académie Nationale de Médecine, lauréat du Grand Prix de Poésie de langue française Léopold Sédar Senghor, Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, Chevalier de la Légion d’Honneur, membre de nombreuses sociétés scientifiques médicales, linguistiques et littéraires, dont l’Académie des Sciences de New York, lauréat du Grand Prix de la Francophonie de l’Académie Française et du  Prix International de Poésie Benjamin Fondane. Cent treize communications scientifiques en France, Israël, Allemagne, Suisse, Canada, Belgique, Martinique, et Antilles. Responsable de l’organisation de vingt congrès de neuropsychologie et de rééducation, animateur de neuf dimanches d’études à l’Hôpital Emile Roux et d’une quarantaine de séminaires pour ses équipes; directeur de cinquante-cinq thèses et mémoires, auteur de douze ouvrages dédicaux collectifs et de cent quatre-vingt huit articles et livres sur des thèmes scientifiques et médicaux

Auteur de onze romans, de vingt-neuf recueils de poèmes, de cinq pièces de théâtre, de sept essais. Fréquemment anthologisé dans des ouvrages francophones et internationaux, traduit en plusieurs langues, dont le roumain, espagnol, italien, néerlandais et russe, invité fréquent à des colloques et rencontres poétiques en France comme à l’étranger, Jean Métellus unit dans son oeuvre et ses activités plusieurs continents et cultures. Couvert d’honneurs, il resta toujours un homme d’une grande modestie. Son principal souci était de servir, son principal instrument la solidarité – linguistique, poétique, éthique, esthétique, militante, ou clinicienne. Les témoignages spontanés à la nouvelle de son décès et les nombreuses allocutions, débats, articles qui lui ont déjà été consacrés, rendront redoutable la tâche du biographe. Car sa carrière d’homme de lettres ne peut être comprise sans un examen approfondi de ses écrits scientifiques, notamment ceux traitant des troubles du langage et de la mémoire (troubles médicaux, psychologiques, mais aussi langage confisqué par les dictatures et mémoire escamotée), ainsi que ceux traitant de la parole retrouvée, rééduquée, libérée. Tous ses modes de communication fonctionnaient en continu et s’enrichissaient et se disciplinaient mutuellement. En tant que médecin et poète, Jean Métellus savait que la vie est rythmée par la souffrance –  physique, personnelle, mentale, sociale, collective, imposée par l’homme ou par la nature. Permettant de triompher de la fragilité, la souffrance peut devenir purification, instinct de renouveau, et affirmation suprême de vitalité.

Enfant, Jean Métellus vécut  à Jacmel avec ses quinze frères et soeurs une enfance studieuse, ponctuée de lectures éclectiques et d’un premier travail comme professeur de mathématiquues. A l’âge de vingt-trois ans, il reçut une bourse d’études qui le vit loger à la Cité Universitaire de Paris pendant quatre ans et satisfaire sa volonté de savoir et d’apprendre. Cette ouverture d’esprit marqua toute sa vie, jusqu’à sa participation au “Train de la littérature 2000" à l’occasion de laquelle il écrivit un journal de bord qui contient des observations très perspicaces sur l’avenir polyglotte et multiculturel de l’Europe. Néanmoins, il n’oublia jamais ce qui faisait son centre de gravité: la vie dans sa vérité nue, profonde, inaltérable. Son sens du merveilleux et son émerveillement donnaiet à ses mots des couleurs et des senteurs d’ailleurs, riche moisson chargée de sens, sans un mot à vide, sans un raté. Sons, images, et sentiments trouvaient leur place dans l’ajustement d’un Verbe à la fois charnel et porteur d’éternité. Ses poèmes sont des portraits palimpsestes de l’expérience humaine; leur plénitude fait de sa poésie un prisme du monde.

Jean Métellus fut toute sa vie un ambassadeur de la langue française revitalisée par les cultures africaines et haïtienne et la langue créole. Il fut l’homme d’un pays, Haïti, et d’une femme, son épouse Anne-Marie Cercelet, à laquelle il dédia tous ses ouvrages. Sous son apparence calme, couvait une passion qui faisait entrer son interlocuteur intuitivement en poésie. Dans les pauses de la conversation, se tissait en lui le vaste espace-temps dans lequel tous ses ouvrages étaient “cousus par la fibre poétique. . . abreuvés par la sève poétique.” Combattant du langage, Jean Métellus se battit également pour la liberté et pour les droits de l’homme. Ses romans et ses pièces de théâtre montrent son engagement au service de la vérité tant historique que contemporaine. De Toussaint Louverture, combattant pour la liberté de son pays et l’abolition de l’esclavage, aux paysans qui commencent leur journée “au piripite chantant,” Jean Métellus fit découvrir Haïti au monde. Il en fut aussi le prophète. Instruisant en 1985 le procès de la dictature haïtienne qui s’écroula en 1986, et parlant de la terre déchirée d’Haïti des mois avant le tremblement de terre de 2010, il retraça la généalogie de son pays au-delà de la déchirure de l’exil.

                                                                                          

HAÏTI

 

Sur cette terre sans repos

Indiens exterminés

Africains transplantés

L’horreur recommencée

 

Sur cette terre sans repos

Disparaissent sans écho

Projets à peine éclos

Menteurs toujours dispos

 

Sur cette terre sans repos

Gestes et souffle éperdus

Miel et fiel confondus

La vie comme pourfendue

 

Sur cette terre sans repos

Cousue de cicatrices

Offerte aux sacrifices

La mémoire se hérisse

 

Dans le scintillement du langage

Avec des mots de sang, d'orage

Sans peur, sans rancœur,  sans tapage

L'homme vif transmet son héritage

 

Passé sondé sans préjugé

Hauts faits justement célébrés

Génocides, pillages dénoncés

L'histoire jaillit transfigurée      

 

in La peau et autres poèmes. Éditions Seghers. Paris.2006

 

Au pipirite chantant le paysan haïtien a foulé le seuil du jour et

        dessine dans l'air, sur les pas du soleil , une image d'homme en

        croix étreignant la vie

        Puis bénissant la terre du vent pur de ses vœux, après avoir

        salué l'azur trempé de lumière, il arrose d'oraison la montagne

        oubliée, sans faveur, sans engrais

Au pipirite chantant pèse la menace d'un retour des larmes

Au pipirite chantant les heures sont suspendues aux lèvres

        des plantations

 

Si revient hier que ferons-nous ?

 

Et le paysan haïtien enjambe chaque matin la langue de l'aurore

       pour tuer le venin de ses nuits et rompre les épines de ses

       cauchemars

Et dans le souffle du jour tous les loas sont nommés

 

Au pipirite chantant le paysan haïtien, debout, aspire la clarté,

        le parfum des racines, la flèche des palmiers, la frondaison

        de l'aube

Il déboute la misère de tous les pores de son corps et plonge dans 

        la glèbe ses doigts magiques

Le paysan haïtien sait se lever matin pour aller ensevelir un songe,

        un souhait

Sur des terrasses vêtues de pourpre il est happé par la vie, par les yeux

         des caféiers, par la chevelure du maïs se nourrissant des feux

         du ciel

Le paysan haïtien au pipirite chantant lève le talon contre la nuit et va

         conter à la terre ses misères dans l'animation d'une chandelle

Et son oreille croit plus à la patience des végétaux qu'au vertige

         du geste, à l'insurrection des herbages qu'aux prodiges

         du sermonnaire

Car il méprise la mémoire et fabrique des projets

Il révoque le passé tressé par les fléaux et les fumées

Et dès le point du jour il conte sa gloire sur les galeries fraîches

         des jeunes pousses

 

in Au pipirite chantant et autres poèmes. Éditions Maurice Nadeau. Paris. 1995

Jean Métellus, Au pipirite chantant et autres poèmes. Paris. Éditions Maurice Nadeau. 1995. 

Site de la langue créole, guadeloupe.fr.  

Circonvenir l’aurore

Et repasser le temps

Presser les heures choyées par la brise du bonheur

Comme le fleuve nourrit ses poissons

Et la forêt ses futaies

 

Le temps de dire le jour

Ce qu’on découd la nuit

 

Le temps de coudre la nuit

Ce qu’on délie le jour

 

Le temps de contempler

Les rides sereines de la foi

Les orgues sacrées de la loi

Le temps d’écouter dans cette pâle insomnie la voix étouffée de la vie

 

in Au pipirite chantant et autres poèmes. Paris. Éditions Maurice Nadeau. 1995

 

Sur la terre, à la fois berceau, havre et tombeau

Je marche

Le talon levé contre la misère

Qui flétrit toute vie et ensevelit toute passion

 

Sur la terre, lieu de ma naissance, substance de ma chair

Couvoir et cercueil

Je construis un temple en l’honneur du passé

 

Sur la terre, folie et raison

Hamada et oasis

Je tisse une écharpe haute en couleurs

 

Sur cette terre de pulpe et d’ossements

D’oraison et d’incendie, de robots et d’ascètes

La fureur des hommes nourrit les jardins du ciel

 

Sur cette terre, cimetière des erreurs humaines

Nécessité que le châtiment

Réalité que la pénitence

 

Mais la puissance de l’imagination

L’ardeur de la prière

La vigueur de la foi

Réveillent l’espoir 

Colorent l’avenir

 

in Braises de la mémoire. Paris. Éditions de Janus. 2009

Françoise Naudillon, Jean Métellus, L'Harmatan.

Jean Métellus, Braises de la mémoire. Paris. Éditions de Janus. 2009.

À petits pas

Les formes du crépuscule s’évanouissent

L’homme et l’arbre tendent le front

L’aube grisante voile l’enfer

 

Cette joie de vivre éclate

En feuilles, en pétales, en couleurs

Elle monte tel l’ange

Érectile par notre seul regard

À la cadence de nos vœux

S’envole

Portée par la flamme du désir

Par le sourire toujours repris de l’avenir

Elle libère les cœurs

Fidèles à ses promesses

Acquiesçant à ses éclairs, prêts à la moisson

Accompagne ceux qui

Déçus par les saisons

Se remembrent dans l’oraison

 

À petits pas

L’espérance imprègne paroles et gestes

À petits pas

L’espérance imagine, stimule, édifie

Rien ne lui est impossible

À nous ses serviteurs

Il adviendra selon notre foi

L’espérance, à la fois apparence et essence 

 

À petits pas

Les formes du crépuscule s’évanouissent

L’homme et l’arbre tendent le front

L’aube grisante voile l’enfer

 

Cette joie de vivre éclate

En feuilles, en pétales, en couleurs

Elle monte tel l’ange

Érectile par notre seul regard

À la cadence de nos vœux

S’envole

Portée par la flamme du désir

Par le sourire toujours repris de l’avenir

Elle libère les cœurs

Fidèles à ses promesses

Acquiesçant à ses éclairs, prêts à la moisson

Accompagne ceux qui

Déçus par les saisons

Se remembrent dans l’oraison

 

À petits pas

L’espérance imprègne paroles et gestes

À petits pas

L’espérance imagine, stimule, édifie

Rien ne lui est impossible

À nous ses serviteurs

Il adviendra selon notre foi

L’espérance, à la fois apparence et essence 

 

in Braises de la mémoire. Paris. Éditions de Janus. 2009

La terre, féconde et nourricière, toujours généreuse

En perpétuelle activité, maîtresse de toute vie

Demeure à l'origine de toute chose

Sa grandeur ne tient pas seulement à sa convivialité

Mais à l'ordre qu'elle impose dans le chaos ou la pluralité

La terre comme la femme crée l'homme

Mais plusieurs terres se partagent l'univers

Terre meurtrière et terre d'immortalité

Terre de désolation et terre promise

Terre pûre et de rétribution

Terre de rédemption comme la terre d'Haïti

Terre sacrée et sacrifiée

Terre mystique et scarifiée

Mais aussi terre de lumière et de prédiction

Garante du serment du Bois Caïman

Elle propulsa Toussaint à la tête d'esclaves traités comme des bêtes

Cette terre de naissance du premier état nègre du monde

Oui, c'est une terre étonnante, cette terre d'Haïti

Elle accueille et suscite tant de mystères

C'est le pays des morts vivants

Pays où s'enracinent des légendes

Où naissent de très grandes aventures

Où jaillissent des cris qui ébranlent les préjugés

C'est le pays d'un homme qui fut à lui seul une nation

C'est le pays de Toussaint Louverture

L'homme des commencements

L'homme-phare au verbe prémonitoire

En me renversant on n'a abattu que le tronc de l'arbre de la

        liberté des noirs, mais il repoussera par ses racines car

        elles sont nombreuses et profondes ʺ

La racine trait d'union entre la terre et l'eau

Permet à la vie de voyager aérienne

L'eau pénètre le sol

Dans ce royaume des morts, lieu muet et clos

Indifférent aux messages variés venus du ciel

Elle engendre et protège la substance même des espèces végétales

La terre boit pour s'amollir, s'alanguir

Et s'ouvrir aux convoitises des arbres prêts à l'assaut

Toute brèche souterraine invite à la reproduction

Appelle à la perpétuation des graines, des semences

La terre une et multiple

Mère, génitrice et gardienne de tout ce qui respire

La terre multiplie les différences et les ressemblances

Risquant parfois de créer la confusion ou l'anarchie

Comme si elle voulait alerter le cœur de la connaissance

 

Poème extrait de La Terre in Éléments. Paris. Éditions de Janus. 2008