Radu Vancu, Poèmes

Traduction de Stéphane Lambion

Canto I

 

Il y aura des hommes et ils pousseront le monde plus loin.
Aujourd’hui, il est déjà tard, on construit un commissariat de police en Lego
et on regarde Cars.
Aujourd’hui, le monde ne mérite pas qu’on le pousse plus loin que ça.

Aujourd’hui, je n’ai pas vu le soleil se débattre, tétanisé,
dans le ciel. On dirait presque qu’il n’a pas existé.
Aujourd’hui, Dieu n’a plus été le concept à l’aune duquel
nous mesurons notre douleur, comme le chante John.
Peut-être qu’il avait mesuré les convulsions et la torture du soleil,
je ne sais pas. Pour nous, seule a existé
la lente construction du commissariat de police
et, au-dessus, aucun soleil qui nous empêche d’en venir
à bout.

Nous avons besoin d’un soleil Lego qui brille sans alternative
au-dessus d’un néant Lego. De jeunes paysans Lego
d’une Galilée Lego
prenant sur eux tous les péchés et les déjections Lego.
Nous avons besoin d’enfants Lego qui chanteraient :
« à l’ombre de la croix Lego nous étions assis et nous pleurions ».
D’un John Lennon Lego qui chanterait sur
des dieux, des concepts et des douleurs Lego.
Alors seulement, le soleil se débattra dans
d’heureuses convulsions. Alors seulement, le monde méritera
qu’on le pousse plus loin.

Aujourd’hui, il est déjà tard, on construit un commissariat de police en Lego
et on regarde Cars. Le lait
se réchauffe lentement dans la tasse blanche en métal.
Rien, et c’est le moins qu’on puisse dire – vraiment rien
ne peut nous pousser plus loin.

 

Canto XXVI

 

Papa, tu m’as trop parlé,
            ça suffit, à partir de maintenant c’est moi qui vais te parler.
                       Pas en rêve, mais pour de vrai.

Et je te le dis franchement, d’entrée de jeu :
            peu importe combien j’aime ton suicide,
                       je ne me suiciderai pas.

Peu importe combien la mort est technicolore,
            peu importe comme nous serions beaux tous les deux
                       dans le film de nos suicides, réalisé

par le diable en personne, peu importe combien
            de poésie à l’état pur on trouve dans les manuels de suicidologie –
                       je ne me suiciderai pas.

Moi aussi, avec une lame, je me suis entaillé les bras,
            j’y ai plus de cicatrices
                       que de photos avec nous deux, ou juste avec toi.

J’ai bu de l’alcool méthylique à la bouteille,
            dans l’espoir, terrifié, de mourir pour de bon,
                       de ne pas me réveiller aveugle le lendemain.

Tu penses que je ne sais pas avec quelle douceur
            la lame s’enfonce dans la chair
                       de l’avant-bras, descendant toujours plus profond

dans les rainures juteuses de sang
            par lesquelles passera, éclaboussant tout autour de lui,
                       le char de Dieu aux roues dorées ?

Tu crois que je ne vois pas comme les cicatrices deviennent
            lumineuses telles des enfants gâtés
                       lorsque je pense à toi ?

J’ai été jaloux – je suis encore jaloux à en crever –
            des morts si profondément enfoncés dans leur tranquillité,
                       car ils sont des roses se humant elles-mêmes.

Mais, papa, les roses sont sans pourquoi,
            elles fleurissent comme les hommes se suicident.
                       Elles n’ont pas le choix. Tout comme moi :

Après avoir tranché le fil qui t’entourait le cou,
            tu n’avais pas d’autre regard à soutenir que le mien.
                       Moi je dois soutenir le regard de Sebastian.

Et maintenant, seul au milieu de tes roses,
            tu n’as pas d’autre regard à soutenir que celui de Dieu.
                       Tandis que moi je dois soutenir le regard de Sebastian.

Alors, comprends et pardonne, papa –
           je ne me suiciderai pas.
                       (Et en fait, c’est ça le suicide.)

 

 

Canto XXXVIII

 

Cette nuit d’il y a sept-huit ans
quand tu te promenais dans Cisnădie,
            après deux ou trois jours de beuverie
            suicidaire – zapoi, comme disent les Russes –

et que, sur la place centrale, en face de la mairie,
tu t’es approché du chien qui te regardait
            avec les yeux de papa, que tu t’es agenouillé près de lui,
            que tu as pris sa tête dans le creux de tes mains et que tu l’as embrassé sur les yeux,

lui, il est resté figé, d’effroi ou de surprise
ou parce qu’il savait, et vous êtes restés comme ça un temps indéfini
            sous la pluie qui tombait comme tombent toutes les pluies

sur les hommes et les chiens qui fraternisent –
c’est-à-dire imbibée jusque dans chaque goutte
           d’une insolence typiquement et profondément humaine.

 

 

Canto XL

 

Je l’avais oubliée, celle-là, pour de bon : je vois
la photo de Cisnădie avec le mûrier en noir et blanc
derrière la maison de grand-mère et mon ventre
se colle à ma colonne vertébrale –
là-bas, on avait notre maison en haut du
mûrier, construite par le cousin Claudia,
de qui j'étais très amoureux.
J’avais l’impression qu’on restait là-bas des
semaines entières, à regarder les rats grouil-
lant sur le bitume du toit
et à nous remplir l'espace entre le ventre,
la colonne vertébrale et l’âme avec des mûres noires.

En dessous de nous il y avait le jardin, à des kilomètres
de nos âmes pleines de
mûres noires. On y descendait de temps en temps
comme Dieu descend quelquefois
sur le monde, cléments et
impitoyables. On enflammait tout
avec nos épiphanies

jusqu’à ce que, comme des bulles d’eau minérale,
se lèvent des halos au-dessus des rangées
de persil, de céleri et de carottes.
Puis s’élevaient sous les halos les anges
du persil, les anges du céleri et les anges
de la carotte
et ils nous chantaient des hymnes de gloire jusqu’à ce
que le sol fasse ploc-ploc de plaisir sous
nos pas.
Ils chantaient jusqu’à ce que le monde devienne
paradisiaque et instrumental,
comme un objet dont Dieu
se servirait en permanence.
On officiait sous le cocon de buissons de mûres américaines
et l’air était fait d’immenses blocs d’amour
qui se renversaient toujours et écrasaient toujours
quelque chose sous eux et
riaient toujours.

Nous grimpions à nouveau dans la maison
en haut du mûrier, étincelants et avec nos globules
aussi gros que des reins de porc. Grand-père mourrait
depuis plusieurs années dans la maison en dessous de nous,
le cerveau broyé. Et nous, on écrabouillait,
heureux, les mûres, tout comme la lumière
écrabouillait, heureuse, nos cerveaux. Plusieurs années plus
tard, les blocs d’amour devaient se
renverser sur moi et sur papa et nous
écraser et rire de nos cerveaux
broyés comme celui de grand-père.
Cela, je pense que je le savais déjà. Les taches
noires des mûres partent très difficilement
au lavage.

 

 

 




Ping Pong : Salih Bolat, une voix qui vibre

Né en 1956, il vit actuellement à Istanbul. Diplômé de Sciences Politiques et Sociales de l’Université Gazi (Ankara), il est docteur en Pédagogie de l’Université Hacettepe. Salih Bolat écrit de la poésie depuis 40 ans et ses poèmes ont été réuni dans une anthologie intitulée « Première neige  1983-2014 » publié en 2016. Il collabore régulièrement à des revues prestigieuses et a obtenu de nombreux prix importants, tel que le Prix Metin Altiok 2015.

Sa poésie d’abord bien ancrée dans les réalités sociales et géographiques de son pays s’est progressivement portée sur des thématiques plus universelles et plus abstraites. « La poésie est un langage à réinventer » dit-il. Salih Bolat est toujours en réflexion sur la nature du poème, c’est pourquoi son écriture poétique peut prendre des formes variées : proches du théâtral, de l’épique ou bien proches du haïku.

La poésie de Salih Bolat se distingue de la création contemporaine turque par sa capacité à porter sa voix de manière très personnelle tout en sachant la rendre universelle. Le poète est toujours hanté par la nécessité de s’expliquer à soi-même et dans le même temps d’expliquer l’Autre. Ses poèmes portent des images fortes avec un langage simple, précis et sonore. Le poète poursuit sans cesse son travail de recherche et de profondeur. Son univers métaphorique part du simple pour exprimer le complexe, il est en cela proche d’un de ses poètes favoris, René Char.

L’image est à la base de sa poétique, « C’est l’esquisse visuelle du sens » dit-il. C’est pourquoi, lors de son processus de création d’images, la nature tient une place importante. Elle représente un réservoir sans fin d’inspiration pour le poète. De ce fait, les émotions ou sentiments exprimés dans ses poèmes possèdent une consistance concrète, une épaisseur donnée par des mots très précis et familiers à tous.

La nuit tient une place particulière dans l’œuvre de Salih Bolat et il en parle d’une manière très belle : « si le jour est la prose, la nuit est poème. Si le jour est une réponse, la nuit est une question. » Alors pour finir, cette courte présentation, voici les derniers vers de son poème intitulé « Nuit » :

 

de la nuit personne ne connaît le sens.
tout le monde s’ajoute
au temps et pleure.

 

 

traduction de Claire Lajus

 

Choix de poèmes 

 

 CRISTAL  

 

tu m’as fait ta lumière
comme un soleil
dans la broussaille de l’été.
je pousse ton cri

les oiseaux qui s’envolent m’étonnent
comment ne mélangent-ils pas leurs ailes
quand la nuit s’éloigne déshabillée
sa veste enflammée de soufre
j’embrasse ton éclair.

un ciel t’appelle à lui
malgré le dégel
quel dieu a façonné pour nous
le même hiver
la densité de l’amour

j’entre dans ton obscurité.

 

 SABLE   

 

je tiens une poignée de sable et
par les tempêtes de fond
éparpillée c’est l’écume
d’un grand poisson
dans les profondeurs
c’est la descente silencieuse
que je tiens dans ma paume

 

 

RÊVES

 

le caillou qui indique le chemin à la nuit
le rayon de lune qui coule dans le sillon du poignard
l’expliquent.

la sécheresse vécue dans la rose
la rosée qui mouille tes doigts mouillés
l’expliquent.

cela :
son absence.

 

 

PUNITION

 

oublie le ciel
sois une obscurité morte solitaire
comme la défaite regardant par la fenêtre des trains de banlieue
regarde comment les mouettes scrutent la mer
éloignes-toi, pars, fonds en elle, décompose-toi
puisque tu n’étais pas là.

rends des comptes au goudron du fond des débris d’un navire
comme un crabe coincé dans les cordages d’un port
prends la mesure du désespoir, fruit de ta solitude
tu sais bien que des feuilles tombent au premier  vent
choisis-les, préfères la non-existence
puisque tu n’as rien dit.

observes  les fourmis dessinant la carte de la rigueur
cours vers les arbres, supplies les racines
les empreintes de pieds sur le sable, trouves-les, réfléchis
comme un léopard pourchassé
mesure le vide entre toi et la nuit
puisque tu n’as rien vu.

 

La nuit  

 

elle descend en silence les marches de marbre
derrière le minaret il y a la pleine lune
les arbres sont pleins à craquer de nuages
personne n’en connaît le sens,
des voyageurs oubliés sur la route,
des enfants amassant le bruit des pas,
de la nuit personne ne connaît le sens.
tout le monde s’ajoute
au temps  et pleure.

 

 

KRİSTAL

 

ışığından yaptın beni
yaz çalılıklarındaki
güneş gibi.

senin çığlığını atıyorum.

havalanan kuşlara şaşarım
nasıl karıştırmazlar kanatlarını
gecenin ceketini tutuştururken
bir kav, soyunup giden.

senin şimşeğini öpüyorum.

bir gök seni kendine çağırıyor
hangi tanrının bizim için tasarladığı
aşkın yoğunluğuyla aynı kışta
karın çekip gitmesine rağmen.

senin karanlığına giriyorum.

 

KUM

 

bir avuç kumu tutuyorum ya
dip fırtınalarını
savrulan yosunu
büyük bir balığın
derinlere sessizce inişini
tutuyorum avcumdu.

 

 

DÜŞLER

 

geceye yol gösteren çakıltaşı
hançerin oluğunda akan ayışığı
bunu anlatıyor.

gülde yaşanan kuraklık
parmaklarını ıslatan çiy
bunu anlatıyor.

bunu:
yokluğu.

 

 

CEZA

 

göğü unut
tek başına ölmüş bir karanlık ol
banliyö trenlerinin camından bakan yenilgi gibi
bak, denizi nasıl denetliyor martılar
uzaklaşıp git, kendinde eri, çözül
değil mi ki orda yoktun.

gemi enkazlarının dibindeki katranla hesaplaş
limandaki halatların arasına sıkışmış yengeç gibi
çaresizliği incele, bir sonuca var yalnızlığından
hani ilk rüzgarla düşen yapraklar vardır
onlara oy ver, yaşamıyor olmayı seç
değil mi ki söylemedin.

çalışkanlığın haritasını çizen karıncaları gözet
ağaçlara koş, köklere yalvar
kiminse kumdaki ayak izleri, onu bul, tartuş
takip edilen bir pars gibi
geceyle arandaki boşluğu ölç
değil mi ki göremedin.

 

 

GECE

 

sesizce iniyor mermer merdivenler
dolunay var minarenin arkasında
tıka basa bulut dolu ağaçlar
ne anlama geldiğini kimse bilmiyor bunun
yol üstünde unutulmuş yolculukların,
ayak seslerini biriktiren çocukların,
gecenin ne anlama geldiğini kimse bilmiyor.
zamana ekliyor kendini
herkes, ağlıyor.

 

 

V.

 En partant n’oublie pas  le chagrin de la porte que tu refermes. Ni le silence de tes fenêtres te fixant quand tu t’éloignes de la maison. Réfléchis encore une fois, as-tu tout pris ? Le passé des narcisses fanés dans le vase, la curiosité du balcon s’allongeant sur la rue, le chagrin des deux tourterelles auxquelles tu as omis de donner du blé, l’effort de ton chausson à l’envers dans le soleil tombant au coin du tapis, le désespoir de ton coupe-ongle laissé ouvert devant ton miroir, le matin la déception de la confiture aux coings laissée intacte au petit-déjeuner, l’obscurité d’yves bonnefoy dans ses poèmes…

C’est vrai, on oublie forcément quelque chose en partant. Par exemple devant un  « au revoir »le mot qu’on avait pensé ajouter, la pomme sortie de la corbeille pour manger en route, la chanson murmurée du soir à aujourd’hui…

Qu’avait dit rené char : « le fruit est aveugle, c’est l’arbre le voyant ». En partant oublie le nom de la ville que tu quittes.  Jamais son souvenir !

 

V.

Yola çıkarken kapattığın kapının kederini unutma. Evden uzaklaşırken, arkandan bakakalan pencerelerin sessizliğini de. Tekrar düşün, her şeyi aldın mı yanına? Vazodaki kurumuş nergislerin geçmişini, sokağa uzanmış balkonun merakını, buğday vermeyi unuttuğun iki kumrunun hüznünü, halının ucuna düşen güneşte ters dönmüş terliğin çabasını, aynanın önünde açık bırakılmış tırnak makasının çaresizliğini, sabah kahvaltısında hiç dokunulmamış ayva reçeli tabağının düşkırıklığını,yves bonnefoy’nun şiirlerindeki karanlığı...

Doğru, insan yola çıkarken mutlaka bir şeyleri unutur. Örneğin “hoşçakal” sözcüğünün önüne eklemeyi tasarladığı sözcüğü, yolda yemek için sepetten aldığı elmayı, akşamdan buyana mırıldandığı şarkıyı...

Ne demişti rene char: “meyve kördür, ağaçtır gören.” yola çıkarken ayrıldığın kentin adını unut. anısını asla!

 

 




La Valise poétique : une expérience pédagogique à faire vivre et voyager

Les rencontres, parfois, vous amènent sur des chemins de traverse où fleurissent des idées qu'on aimerait partager... J'avais entendu parler de cette valise itinérante - logiquement, d'ailleurs, sinon une bibliothèque ou un secrétaire seraient plus appropriés  - mais elle n'avait pas atteint la région reculée où enseigner la poésie ne pouvait se faire qu'en puisant à ma propre bibliothèque (forcément restreinte par mes propres goûts) et à force de photocopies - les crédits alloués aux achats de livres servant rarement à l'achat de recueils de poésie dans les établissements scolaires, quel que soit l'intérêt qu'on lui porte - ils sont si maigres, bien souvent... 

 

Caspar David Friedrich -
Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818

Et pourtant, comment espérer que la poésie sorte de la semi-confidentialité dans laquelle elle se trouve si un effort n'est pas porté dès l'école? C'est à quoi s'attellent des "missionnaires" - comme Patrick Joquel, qui nous donne dans ce même numéro une liste de livres de poésie "incontournables pour la jeunesse" et d'autres dont nous aimerions parler dans de futurs numéros, anonymes fomentateurs d'ateliers d'écriture, de happenings poétiques, éditeurs des travaux de leurs élèves... L'expérience de Monia me rappelle aussi  la documentaliste d'un collège de Z.E.P avec qui j'aimais travailler, et qui apportait dans les classes son "panier de livres frais" : tous les élèves, séduits, repartaient avec des lectures - et s'en souviennent encore aujourd'hui... Merveilleuse idée, que cette valise, dont nous parle Monia Biga, et que nous vous livrons, pour qu'elle voyage peut-être demain auprès d'autres élèves...

L’idée de cette valise est née en 2013 d’une conversation avec une documentaliste du Centre Régional de Documentation Pédagogique de Nice (devenu Réseau Canopé en 2015) à qui je faisais part de mon étonnement et de mon regret devant le peu de visibilité de la poésie, de la poésie contemporaine en particulier, dans les médiathèques, librairies, médias...

Je lui parlais d’un projet mené avec des enseignants de toutes les disciplines au lycée de Savenay (Loire Atlantique) où j’ai travaillé pendant 10 ans, autour d’une valise poétique constituée et prêtée par la Maison de la poésie de Nantes. L’arrivée de cette valise pendant le Printemps des Poètes était un moment privilégié pour les lycéens, une invitation au voyage, à la découverte et à l’écoute des voix singulières des poètes qui révélaient et libéraient leur propre voix, qui les aidaient à trouver « la langue naturelle de ce qu’[ils sont] sans le savoir » (je cite là, Joë Bousquet)

La documentaliste m’a alors proposé de constituer une valise poétique pour le CRDP de Nice, selon le même principe, et m’a laissé « carte blanche » pour le choix d’une quarantaine d’ouvrages. Elle m’a aussi demandé de rechercher des sites, des blogs sur lesquels le lecteur peut entendre un texte le plus souvent dit par le poète. Des pistes d’exploration des ouvrages retenus devaient également être proposées aux enseignants par des professeurs de lettres du Rectorat.

Il a donc fallu faire des choix (ce fut difficile...) selon des critères que je me suis donnés :
- des poètes que j’aime
- des poètes vivants (depuis 2013, quelques-uns nous ont hélas quittés…)
- des poètes dont les écritures et les sensibilités sont variées et qui s’inscrivent dans des courants différents : poésie de l’oralité, de la performance, poésie d’humour, poésie proche des arts pastiques ou écrivant sur les arts, des poètes ayant un lien avec le sud (afin que les enseignants puissent prolonger l’étude d’une œuvre par une rencontre avec l’auteur ou faire appel à lui pour animer un atelier d’écriture).
- des poètes dont l’œuvre a été lue et travaillée au cours d’ateliers de lecture, d’écriture mis en place à Savenay où nous avons reçu une trentaine de poètes et actuellement à Nice, au lycée Estienne d’Orves, Rive Gauche où depuis 2008, les élèves ont eu la chance de rencontrer Alain Freixe, Raphaël Monticelli, Sophie Braganti, François Heusbourg, Patrick Joquel, Florence Pazzottu, dont on trouve une œuvre dans la Valise.
- des éditeurs variés 
- des auteurs étrangers.

D’autres poètes d’ici et d’ailleurs entreront je l’espère dans la Valise ((En prêt aux Établissements abonnés au Réseau Canopé de Nice, 51 ter avenue Cap de Croix)) au fil du temps, si l’on choisit de la faire évoluer et de la faire vivre…

Berthe Morisot.
Jeune fille lisant, 1888

Poètes vivant dans la Région PACA  ou ayant écrit sur le Sud :

Daniel Biga : L’Afrique est en nous, Livre + CD, L’Amourier

Sophie Braganti : Trilogie : Vrac, Trac, Crac, Gros Textes

Michel Butor : Anthologie nomade, Poésie, Gallimard

Alain Freixe/Raphaël Monticelli : Pas une semaine sans Madame, L’Amourier

François Heusbourg : Oragie, Mémoire Vive

Patrick Joquel : Croquer l’orange, Pluie d’Etoiles éditions

Jean-Louis Maunoury : Guerres et paix, éditions Motus

Marcel Migozzi : D’autres étés. Plus au Sud, L’Harmattan

Florence Pazzottu : Petite, L’Amourier

Frédéric-Jacques Temple : Anthologie personnelle, Actes Sud

 

Poètes de l’oralité :

Jacques Rebotier : Description de l’omme, Verticales

Jean-Pierre Verheggen : Ridiculum Vitae, Gallimard

Juan Gris, Le Livre (1913) 

Gros Textes

 

Poètes plasticiens ou en lien avec les arts plastiques et le cinéma :

Ariane Dreyfus : Les compagnies silencieuses, Flammarion

Paul-Louis Rossi : Cose naturali, Editions Unes

Pierre Tilman : Tout comme unique, Voix

Les poètes représentant sensibilités et courants divers de la poésie contemporaine :

Guy Bellay : Les Charpentières, Eclats d’encre

Mathieu Bénézet : L’Océan jusqu’à toi, Flammarion

Jean-Pascal Dubost : Les Quatre Chemins, Cheyne éditeur

Philippe Jaccottet : A la lumière d’hiver, Poésie, Gallimard

Vénus Khoury Ghata : Anthologie personnelle, Actes Sud

Bernard Noël : Un livre de fables, Fata Morgana

Jacques Roubaud : Les animaux de tout le monde et Les animaux de personne, Seghers

, La Table Ronde

James Sacré : Une petite fille silencieuse, André dimanche

Jean-Luc Sarré : Poèmes costumés, Léo Scheer/Farrago

Tragique, Poésie Gallimard,

Richard Diebenkorn 1959
Intérieur avec livre
Nelson-Atkins Museum of Art,
Kansas City, Missouri

Quelques poètes étrangers :

Giuseppe Conte : L’Océan et l’enfant, Jacques Brémond

Antonio Gamoneda : Blues castillan, Corti

Penti Holappa : La voix de l’éléphant, La Feugraie

Antonio Osorio : Les yeux d’Ulysse, La Différence

Aaron Shabtaï : Poème domestique, éditions de l’Eclat

 Tomas Tranströmer : Œuvres complètes, Castor Astral

C.K. Williams : Anthologie personnelle, Actes Sud

 

Deux anthologies bilingues regroupant divers poètes de la Méditerranée :

Voix de la Méditerranée : anthologie 2010, éditions Clapas

Voix vives de Méditerranée en Méditerranée : anthologie Sète 2012, éditions Bruno Doucey




Denis Emorine, Prélude à un dernier exil

Ce recueil de poème entremêle différents thèmes chers à l’auteur. On rencontre en effet tout au long de l’œuvre l’amour,  la mort et  la guerre. Ces trois notions sont reliées entre elles par le thème de la frontière, que l’on retrouve dans le titre, Prélude à un nouvel exil, et dans le sous-titre « poèmes suspendus à la frontière ». Il s’agit donc bien d’une œuvre dédiée à l’Homme, qui interroge son rapport aux autres et au monde dans un éternel mouvement. À l’Homme, ou plutôt à la Femme, omniprésente, qu’elle soit sœur, mère ou amante. 

 

Denis Emorine,  Prélude à un nouvel
exil
, Éditions Unicité,2018.

L’idée de frontière est multiple. Frontière entre la vie et la mort, mentionnée dès les premiers poèmes dans « Deux poèmes à Agnès », dans lesquels la mort d’une femme aimée fait écho à celle, inévitable, du poète : « Maintenant / la mort s’attache à mes pas / toujours un peu plus. / Elle m’a fait vaciller encore une fois. » p. 20 ; frontière entre le passé et le présent,  puisque l’amour comme l’écriture semblent dépassés par le temps qui passe et qui menace les jours du poète : « Il est trop tard / pour disperser l’amour entre les tombes », «  le gravier nous fait tomber à présent » p. 24, ou encore « je pensais qu’il était beaucoup trop tard » p. 26 ; frontière entre la paix et la guerre, lorsque le poète mentionne l’enfant qu’il était se souvenant des larmes de son père lors de l’arrivée des chars russes à Prague, p. 22 ; frontière entre l’Occident et l’Orient avec la fascination qu’exerce l’Est sur le poète  qui se retrouve en train de « perdre l’équilibre sur le fil tendu à se rompre entre l’Est et l’Ouest », p. 24 ; et enfin frontière entre la fiction et la réalité puisque le poète semble établir un dialogue constant entre sa vie et son œuvre, dédiant ses poèmes tour à tour à des femmes ayant fait partie de sa vie, comme Agnès, et à des personnages qu’il a lui-même créés, comme Laetitia et Dominique Valarcher p. 24 et 27, ainsi que Nora, p. 28, qui sont les personnages principaux de son roman La mort en berne1. Mais toutes ces frontières ne font pas que cloisonner le monde du poète. Au contraire, elles permettent aux différents thèmes présents dans l’œuvre de se fondre les uns aux autres. Ainsi, l’amour, la mort, la guerre et l’Orient deviennent irrémédiablement liés par l’exil : « De l’autre côté de la frontière / ils me dévisagent en / m’apostrophant dans une langue inconnue / (les soldats ne me quittent pas des yeux / le doigt sur la détente) / j’ai envie de / crier : / « Mon cœur est à l’Est ! ». De même, l’amour d’une femme conduit le poète à sa perte p. 57, et au contraire, le poète contribue à la mort d'un ami en se laissant distraire par son œuvre  p.61 : « je n’ai rien pu faire pour te sauver / le temps d’écrire un poème leur a suffi pour t’exécuter. ».

Cette porosité des frontières met en avant les multiples paradoxes de la nature humaine, et de l’artiste. En effet, l’homme, pourtant débordant d’amour, ne peut rien faire pour empêcher la mort des femmes qu’il aime. Cette tragédie de la vie chantée par le poète au fil des pages se fait de plus en plus prégnante et semble menacer l’artiste et son œuvre : « Les voix des poètes se sont tues / devant le sang qui recouvre les chemins » p. 33, et le poète finit par ressembler à un Orphée déchu, incapable de lutter contre la mort : « nous n’avons pas su comment/ faire douter la mort / ni apprivoiser les rossignols/ en leur lisant tes poèmes » p. 39. Et souvent, la tentation est grande, lorsque la vie est trop dure, de s’enfermer dans la beauté de la fiction : « J’ai eu envie de tourner les talons / et de repartir dans la forêt de bouleaux qui n’existe pas / sauf dans la Russie de mes livres. » p.30.

Enfin, le paradoxe le plus grand mais aussi sans doute le plus beau se trouve dans cette ambivalence de l’écriture, qui semble parfois vaine et insuffisante puisque l’artiste, qu’il soit poète ou musicien, finit toujours par mourir et semble lui-même vouloir disparaître : « La poésie me tient lieu d’épitaphe » p. 64, et souhaite « efface[r] [s]on nom de la mémoire des hommes » p. 65. Mais la poésie, seule, permet de faire revivre les êtres disparus. En effet, la voix du poète se fait elle-même écho pour chanter à jamais la mémoire d’une femme aimée et partie trop tôt : « toutes les femmes que j’aime / porteront à jamais ton nom à travers tous les échos / Agnès / Agnès. ». La poésie, relais de l’amour, l’emporte donc finalement sur la mort, sur l’ignorance et sur la guerre : «  Ils ne savaient sans doute pas/ que l’amour est éternel / puisqu’ils n’ont jamais ouvert un livre. » p. 56.

Denis Emorine fait ainsi découvrir au lecteur un monde où les frontières séparent ou rapprochent tour à tour, et où l’amour survit au temps, à la mort et à la guerre par le biais de la poésie.




Incontournables de poésie pour la jeunesse

Maîtresse Poet Poet

 

On entre dans ce livre et on se dit c’est léger. On tourne les pages et on se dit quand même. On en tourne encore et on se dit Vraiment.

Oui Vraiment, c’est une réussite. On est dans le regard essentiel que devrait (et n’a pas toujours) l’école sur l’enfant. Bien sûr, c’est un peu (beaucoup) exagéré, humour oblige bien sûr. Mais voilà des poèmes qui à leur manière de ne pas en avoir l’air expliquent que si, en deux mots, on regarde l’élève comme un être humain, ça change la donne.

Un livre plein d’humour, de bon sens, d’amour et de respect. A donner à lire à tous les enseignants et à leurs élèves. Dans une classe, on vit ensemble alors on peut lire les mêmes livres, quand ils sont accessibles à tous. C’est le cas ici.

Lire et relire.

http://grostextes.over-blog.com/

 

Cathy KO, Maîtresse Poet Poet,Prix Sadeler 18
Illustrations : Geneviève Genicot,

Editions Gros Textes, 2 017

 

Michel Lautru, Pan ! C’est toi le loup !
Illustrations : Claudine Loquen

Voix tissées,  2 018

Pan ! C’est toi le loup !

 

Voici un album carré, lumineux et ludique. Michel Lautru ici devient créateur de comptines. Elles ont bon goût en bouche, frétillent de la langue et du sourire. Le mythe du loup actualisé pour des petits (et grands) du 21e siècle. L’auteur ose jouer et joue bien.

Les illustrations de Claudine Loquen, joyeuses comme Chagall, accompagnent avec éclat ces comptines.

On l’aura compris, c’est un livre à mettre dans toutes les écoles, de la maternelle au primaire. Histoire de jouer avec les mots, et avec les pinceaux.

Bravo aux éditions Voix Tissées, dont le travail est aussi réussi qu'il est humble.

Michel Lautru
Illustrations : Martine Morel
éditions Voix tissées, 2018

Quand vous étiez tous les deux

 

Des livres de poèmes sur la séparation des parents, c’est rare. Il y a eu au Farfadet bleu L’enfant partagé de Joël Sadeler par exemple. Il y a maintenant ce Lautru. De courts poèmes qui se partagent autour de la ligne de fracture : avant, après.

Un je écrit ces poèmes, un je enfant ; qui constate les différences et les subit. Avec la conscience que cet état de fait le rend à jamais différent lui aussi. Avec la certitude d’aimer chaque parent à fond.

Un livre simple qui rend compte des sentiments. Des images colorées, pleine de tendresse et de déchirures.

Un bel album dès la grande section.

 

https://nouveautes-editeurs.bnf.fr/annonces.html?id_declaration=10000000398005&titre_livre=Quand_vous_%C3%A9tiez_tous_les_deux

 

 

Poèmes arrondis

 

Le poète est un être à l’affût. Il cherche, il guette ce qui aux alentours pourrait faire poème. Il guette le poème caché, le débusque et le partage.

Ici, c’est un parcours urbain qui est mis en jeu. Arrondissement par arrondissemnt Paris devient territoire de recherche. Les mots, les phrases sont partout dans les rues, murs, vitrines, messages publicitaires, informations… L’auteur note ce qui l’interpelle, l’amuse puis les assemble jusqu’à trouver un équilibre sur la page.

Equilibre que les images maintiennent dans la joie du jeu.

C’est ludique, ça donne à voir la ville autrement ; c’est de la poésie car la poésie c’est toujours autre chose. Et en plus, ça peut donner des idées pour jouer avec les auteurs.

Un jeu qui fonctionne dès le ce2.

 

http://www.cheyne-editeur.com/index.php/poemes-pour-grandir/author/216-demigne-olivier

Olivier Demigné, Poèmes arrondis
Images : Antoine Corbineau

Cheyne,  2 018

Jean-Marie Barnaud, Le poète et la méchante humeur
Images de Rascal,

Cheyne éditeur,  2 018

Le poète et la méchante humeur

 

Une réédition. Autre format. Autres images, Rascal et son art ! Même texte. Toujours le même bonheur de lire cette journée qui commence si mal et qui finalement se termine avec le sourire. Il y a des jours comme cela où tout démarre mal, où l’on se complaît dans la grogne jusqu’à ce qu’une éclaircie – un sourire, un nuage fugace- un on ne sait quoi de futile- ramène le jour à sa juste dimension. celle qui relève du miracle.

Si Jean-Marie Barnaud est souvent grave dans son écriture, interrogeant la mort avec opinâtreté, il demeure aussi et résolument du côté du bleu, du beau temps qui passe sur lequel on a si peu à dire, et de cet incendie que parfois on voudrait éteindre tant il flambe haut et clair !

Barnaud, à lire et à relire ! Merci à Cheyne de suivre ainsi avec fidélité ses livres.




Les Oeuvres poétiques de Dominique Sampiero

Une anthologie qui regroupe, dans l’ordre chronologique, les premiers écrits de Dominique Sampiero. Le volume 1, déjà très épais, laisse entrevoir l’importance de la production du poète. Son œuvre est remarquable en terme de volume et de qualité. Avant même la lecture, nous apercevons l’évolution de son écriture. Elle est perceptible grâce à l’occupation de l’espace scriptural. D’une forme versifiée à la prose, il est aisé d’imaginer un changement de catégorie générique. Certes, Dominique Sampiero a multiplié les investigations dans ce domaine, puisqu’en plus de la poésie il s’est livré à l’écriture romanesque et dramatique.

Dominique Sampiero, Oeuvres poétiques,
Tome I,
La Rumeur libre,2016, 413 pages, 22 €

En conclure qu’il a renoncé à la poésie lorsqu’il aborde d’autres formes serait aisé, mais il n’en est rien ! Son écriture, toujours d’une égale puissance, tisse une toile multidimensionnelle. Le signe, toujours soumis à un travail époustouflant, est immanquablement vecteur d’images, d’allégories, de métaphores, qui offrent au texte une portée poétique, quelle que soit son appartenance à un genre ou à un autre.

Les premières publications de Dominique Sampiero sont des recueils de poèmes. Une versification libre et un jeu avec l’espace de la page, une syntaxe peu bousculée, un lexique courant, la juxtaposition des mots, l’envol in medias res d’une restitution presque onirique du réel… autant de dispositifs qui offrent au poème un fort pouvoir évocatoire. Le lecteur est invité à voir à travers le regard d’un énonciateur qui lui livre une lecture sensible de son quotidien, sans pourtant céder à un lyrisme anecdotique. Le poète se fait plutôt vecteur d’une expression archétypale des éléments qui constituent le monde, les sentiments et l’existence. Ici plus que jamais, il devient le « voyant », celui qui perce les contours du tangible pour en restituer l’âme.

 

au fond du regard, la main frôle

c'est le chant, l'étoile
le météore
la pupille bleue de l'espace
          cristal dilaté

nos doigts
se chargent de patience
avec l'amour

à la cime du jeu
le rêve est une aile d'oiseau

 

Et si Dominique Sampiero produit une poésie qui porte le langage hors des limites de sa fonction référentielle, ce travail demeure intact dans les poèmes en prose auquel il rend toute sa puissance, et dans ses romans. Pourtant grande est la gageure. il s’agit en effet de maintenir la fiction en état de marche, donc de permettre à la langue de conserver une fonction référentielle. Et bien fonction référentielle il y a dans les romans de Dominique Sampiero, poésie aussi ! Il nous mène dans des univers inédits, et saisi l’immanence en toute chose, en tout être…

 

Ce matin la lumière est réduite en fumée, en brumes, et se frotte à la vitre pour entrer. Rien de mon corps ne veut d'elle. Toutes mes cloisons la repoussent.
Que puis-je répondre à e refus dont je ne sais rien ?
C'est une sorte d'absence, un ange de plâtre dont la blancheur inonde ma vue, la brouille, la vide de tout amour. Le ciel verse en moi son infini et ses doutes. Je lui tiens tête. Je le mâche et cherche l'angle où je vais le cracher, au bord de la page.

 

N’oublions pas, enfin, de rendre à l’auteur cet hommage de reconnaître qu’il a toujours défriché des chemins neufs, armé de poésie, qu’il essaime aussi dans une écriture dramatique inédite, et dans ses productions pour enfants, qu’il sensibilise, de fait, au travail de la langue.

Si Dominique Sampiero est poète ? Il l’était, l’est et le restera, avec ceci de remarquable qu’il tente, en véritable créateur, d’ouvrir de nouvelles voies. Pour preuve s'il en fallait un extrait inédit de Le goût de la nuit.

 

 

 

Le goût de la nuit

 

 

                              365 nuits sur
                              la table de nuit

 

 

                                ( 1 )

C’est bien ici la nuit

Un livre de racines

Qu’on brûle de son vivant

Les yeux ouverts

 

Quand elle se creuse

La nuit devient étang

Cauchemar d’écluse

Péniche aveugle

 

Nous sommes Nuit

À la naissance

Pour alléger la chair

De ses rêves de fontaine

 

                              ( 4 )

La nuit traîne entre les mots

Et c’est ici

 

La nuit dans un sac

Jeté sous le lit

Se venge d’une dérive

Au fond du lac

 

Nuit après Nuit

Rien d’autre

Apprendre à partir

 

La nuit effraie l’oiseau

Quand elle dort

Sous le ciel

 

                              ( 8 )

Nuit où tout craque

Même les os

Laisse la chair te quitter

 

La nuit n’a encore rien dit

De sa fatigue

Des miroirs et des mensonges

 

La nuit insatiable

Renonce à se taire

Dans les mains avides

 

La nuit prend le goût

Du vent

Dans les ruines

 

 

                              ( 12 )

Nuit muselée

Tu dors

Au bord du vide

Et le vide, dans tes yeux

 

La nuit se retire

Du jour

Pour laisser passer

Le temps sans contour

 

Nuit après nuit

Le manque ricoche

Entre paupières

 

 

                               ( 15 )

Nuit qui se perd

Donne un cri

À mon ombre

 

La nuit se dresse

De tout son ventre

Contre un arbre mort

Les pupilles mangées

D’étoiles

 

La nuit

N’écoute plus

Le silence qui la troue

De présence

 

 




Elaine Vilar Madruga

Présenté et traduit par Dominique Boudou.

 

 Il y a des rencontres qui font du bien. Celle d’Elaine Vilar Madruga en est une. Nécessités de la traduction obligent, nous nous écrivons régulièrement depuis quelques mois. Elucider la langue tout en lui reconnaissant son irréductible part de mystère conduit à des échanges plus ordinaires.  Sans postures. Elaine est une personne simple, une personne humble. Elle m’a proposé plusieurs fois de modifier ses textes pour faciliter mon travail. Cela m’a touché. Il y a tant d’auteurs qui poussent des cris d’orfraie si on leur suggère de déplacer une virgule !

 

Et puis, tout en étant simple, Elaine est évidemment une personne complexe. Sa poésie aux élans souvent mystiques ne manque pas d’opacité. Il est salutaire qu’elle résiste ainsi à l’entendement. C’est la meilleure garantie, pour durer.

Nous continuerons à nous écrire et, qui sait, l’océan Atlantique n’est pas si long à traverser…

Ambre

 

l’île parle de ses tourments

comme l’enfant mort de la photo

qu’un tel nomma frère/fils/arbre familier/épée.

le mur montre encore l’empreinte du sang

sur la dent du chien.

la main de l’enfant porte la bouteille d’ambre

au pli de la nuque.

c’était l’année de la photo et du marécage :

sur la côte,

quelqu’un a découvert l’enfant ensanglanté

qui émergeait

près du crabe de l’éternité.

tout au bord de la plage

les marques des dents et des ongles sont apparues ensuite

comme des mouches embourbées au cœur de l’ambre

 

 

Ámbar

 

la isla habla de sus torceduras

como el niño muerto de la foto

que alguien nombró hermano/hijo/árbol familiar/espada.

 

la pared aun exhibe el cuadro de la sangre

en el diente de perro.

la mano del niño lleva la botella de ámbar

sobre el sello de la nuca.

 

aquel fue el año de la foto y el estero:

en los yaquis de la costa,

alguien descubrió al muchacho ensangrentado

que emergía

junto al cangrejo de lo eterno.

 

en la línea de la playa

surgieron después los rastros de dientes y uñas

como moscas empantanadas en ámbar.

 

7 de julio del 2014

Nichée

 

le trou dans la ville était un nid de corbeaux

et mon père celui aux plumes noires

volait jusqu’à la corniche de l’hôtel

puis vers les tuiles brisées

pour piailler à son aise

pendant que moi j’allais parmi les rues

pareilles à des peaux d’orange

avec le bitume fissuré par les morts en partance

mais mon père toujours le corbeau préféré

de la nichée

m’observe comment y renoncer puisqu’il le voulait

comment empêcher mon père d’ouvrir le bec

depuis la plus haute fenêtre de l’hôtel

pour descendre à hauts cris ses ailes comme un filet autour de mes cheveux

et hurler maudite rentre à la maison

comment y renoncer puisqu’il le pouvait et qu’il était mon père et ma mère

et ma famille

puisque l’hôtel était son royaume et qu’il était là-bas

tel un grand maître de la ville

à édicter des lois à coups de griffes

fuir cette peau en courant ou à marche forcée était bien inutile

il était déjà sur moi

et répétait les choses si souvent entendues sur l’héroïsme

des villes

sur les nègres les femmes nues dans le métro

les homeless aux mains tendues

qui avaient un dollar de plus que moi dans la poche

je ne sais pas si j’ai dit que le seuil de cet hôtel était sa tombe

son petit palais son règne

et personne moi moins que quiconque

ne pouvait exercer là-bas le pouvoir

surtout pas moi chez les corbeaux fille de corbeau sans ailes

assez grandes

pour m’enfuir

 

ma mère mon père les rues de cette ville crachent haut et fort

sur la loi de la gravité et mes gestes hypnotiques pour rester calme

supplier ne sert à rien

il faut seulement baisser les yeux

passer devant le monument funéraire d’un hôtel

et regarder le père dans les yeux dans le troisième œil qui lui est venu en tête

comme une fleur du premier jour

marcher mais sans fuir la ville comme une peau

où les corbeaux picorent quelques douceurs d’un autre monde

où moi aussi je m’évertue à ouvrir le bec

et emporter ma part jusqu’à la plus haute fenêtre de l’hôtel

pour ensuite trembler et mourir tout là-haut

une tempête de plumes quasi bleues

tombera sur la foule des rues

sans applaudissements ni scénarios

seul un œuf survivra

au troisième hiver

 

 

 

 

 

 

 

Nidada

 

el agujero de la ciudad era un nido de cuervos

y mi padre el de las plumas negras

volaba hasta el reborde del hotel

hasta las tejas rotas

para piar a gusto

mientras yo caminaba entre las calles

iguales a hollejos de naranja

con su asfalto roto por los muertos al partir

pero mi padre siempre el predilecto

cuervo de la nidada

me observa cómo no hacerlo si quería

cómo impedir que mi padre abriera el pico

desde la ventana más alta del hotel

y bajara entre chillidos y plumas a enredar mi pelo

y gritarme maldita vuelve a casa

cómo no hacerlo si podía si era mi padre y mi madre

y mi familia

si el hotel era su reino y ahí estaba

como el gran gobernador de la ciudad

que dictaba leyes con las garras

no importaba correr caminar rápido el intento de huir de aquel

hollejo

él estaba sobre mí

y decía aquellas cosas que escuché antes sobre la heroicidad

de las ciudades

sobre los negros las mujeres desnudas en el metro

los homelessde manos extendidas

que tenían un dólar más que yo en el bolsillo

no sé si he dicho que el umbral de aquel hotel era su tumba

su palacete su reinado

y nadie menos yo que nadie

podía ejercer poder allí

menos yo entre los cuervos hija de cuervos pero sin plumas

suficientes

para una huida

 

madre padre las calles de esta ciudad escupen alto

contra la ley de la gravedad contra la hipnótica manera de quedarme

quieta

no vale suplicar

solo es preciso bajar la mirada

pasar frente a la estatua mortuoria de un hotel

y mirar a padre en el ojo en el tercer ojo que le ha nacido en la cabeza

como una flor del primer día

avanzar pero no huir de la ciudad como un hollejo

donde los cuervos picotean ciertos dulzores de otro mundo

donde también yo me afano en abrir el pico

y llevar mi parte hasta la ventana más alta del hotel

para temblar luego y morir arriba

un ventisquero de plumas casi azules

caerán sobre el púlpito en las calles

sin aplausos ni escenarios

solo un huevo sobrevivirá

al tercer invierno.

Ne parlez pas avec elle

 

Quand le chien me mord, la rage et le sang m’effraient.

La bave et l’idée d’hôpital/mort/paralysie me terrifient.

Je refuse d’être clouée comme une fille d’Almodóvar

qui attend la meilleure prise de vue

sous l’angle et la lumière les plus justes.

Ce scenario n’est que la prétention des plumitifs

Qui s’amusent à coucher mon nom sur les affiches et les photos.

 

Oh, mon Dieu, éloigne de moi le calice de la morsure du chien.

Les conséquences de la rage sont imprévisibles

et des centaines d’Almodóvar en meute me poursuivent

de toute leur maudite révérence.

 

 

No hable con ella

 

Cuando me muerde el perro, yo tengo miedo de la rabia y de la sangre.

Me aterra la espuma y los conceptos hospital/muerte/parálisis.

No quiero estar postrada como una chica Almodóvar

que espera por la toma mejor,

por el ángulo y la iluminación precisos.

Ese guión es solo la pretensión de los escribas

que juegan a inscribir mi nombre en los carteles y las fotos.

 

Oh, Dios, aparta de mí el cáliz de la mordida del perro.

Las consecuencias de la rabia son imprevisibles

y una jauría de cientos de Almodóvar me persiguen

con toda su maldita reverencia.

 

15 de octubre de 2013

Meute

 

Les jeunes lions prennent la mort en chasse.

Ils ne sont d’aucune durée.

Ils perdent

toute faiblesse à même les décombres.

 

Les siècles gisent dans la convoitise des baleines

restées sans voix

sous l’eau.

Les fauves prennent le chemin opposé qui détraque

chaque instant.

Et les voilà tout nus,

écrits dans la fragilité des pierres.

Ils s’expriment dans mon sang :

jeunes lions à la poursuite de la mort

chauve.

 

 

Bataillons

 

Aujourd’hui je veux que tu t’assoies 

sur les ossements

de ceux qui sont venus avant.

Sur les ossements aussi

de ceux qui viendront après.

Et même sur les ossements

de ceux qui ne seront jamais.

 

Dis-moi ensuite si tu as vu le monde

dans l’esquille des os

et dans les habits vieillis,

dans les vermoulures

et dans le suaire qui pèse

comme une fleur transparente,

obscène.

 

Elle aussi a rejoint les ossements

de ceux qui ne sont jamais nés

sous la coupole du monde :

là où tout commence.

 

 

Batallones

 

Hoy quiero que te sientes

justo encima de la osamenta

de los que vinieron antes.

Incluso sobre la osamenta

de aquellos que vendrán después.

Y hasta en la osamenta

de los que nunca estarán.

 

Luego dime si viste el mundo

en las esquirlas de hueso,

en las prendas viejas,

en la carcoma,

en el sudario que pesa

como una flor transparente,

obscena.

 

Ella también está encima

de aquellos que no estuvieron

bajo la cúpula del mundo:

allí donde empieza todo.

 

10 de septiembre de 2013

Maternidad

 

mi abuela cuida a la mujer senil

que no es su hermana ni su sangre,

la que le negó hace ya tanto

un trozo de tela veneciana

y escupió el jarro donde mi madre de tres años

tomaba la leche mañanera:

 

leche que era un poco mugre y exilio,

blanca epidemia, brote de nata, jardín de esporas.

 

se abren los gritos uno a uno.

quieren hablar de esa otra vida

grabada en los horcones de la casa

mientras abuela enjabona a la mujer extraña,

al regalo vudú,

a la miseria de la peste,

a los girasoles mustios de las llagas.

 

ya no espera más de la vida.

 

ni una ni otra esperan otra cosa

que el baño de las seis, la comida a las siete,

el desayuno de pan y muerte,

lo que mi mano debió sacrificar.

 

 

13 de marzo de 2014

Maternité

 

Ma grand-mère prodigue ses soins à la femme sénile

qui n’est ni sa sœur ni son sang,

celle qui lui refusa il y a longtemps déjà

un bout d’étoffe vénitienne

et cracha dans le bol où ma mère, trois ans,

buvait son lait du matin :

ce lait d’exil et de suint,

épidémie blanche de la crème qui bourgeonne, jardin des bactéries.

Les cris s’égrainent un à un.

Ils veulent parler de cette autre vie

gravée sur les piliers de la maison

pendant que la grand-mère savonne l’étrange femme,

l’offrande vaudou,

la misère de la peste,

les tournesols flétris des plaies.

Elle n’espère plus rien de la vie.

Et l’une et l’autre attendent seulement

le bain de six heures et le repas à sept,

le déjeuner de pain et de mort,

tout ce sacrifice que ma main eut à faire.

 

 

Mélange

 

La forêt se partage en deux

pour dissoudre la huitième corde.

Je mélange dans la recette l’origami et la surdité,

la tige du bambou et l’hypocrisie :

il faut ensuite manger la portion la plus minuscule

comme les héros dans les poubelles de l’histoire.

Bouchée après bouchée

-Avec les mosaïques réunies des pays-

ce n’est pas difficile de remâcher la théorie :

on vit dans le rêve des insectes

on déchire la nourriture du papillon

qui vole

à cent lieues du frisson.

La voilà la recette du bonheur absolu

que l’idiot et le papillon eurent en partage

au-delà du désastre.

 

 

Mezclado

 

se raja el bosque en dos pedazos

para disolver la octava cuerda.

en la receta mezclo el origami y la sordera,

la caña de bambú             la hipocresía

luego se ha de consumir la porción más diminuta

como harían los héroes en los basureros de la historia.

trozo a trozo

—juntos los puzzles de los países—

no es difícil masticar la teoría:

uno vive el sueño de los insectos

uno rasga la comida de la mariposa

que vuela

a kilómetros y kilómetros del estremecimiento.

 

es esta la receta de la felicidad absoluta

que el idiota y la mariposa compartieron

más allá de la desintegración.

 

24 de diciembre del 2014.

Eleusis

 

en Sión

                  conocí

la paciencia desnuda             sin ojos:

todo en ella me sobraba.

 

los héroes subían por las laderas

con sus cráneos de hueso

con sus manos de hueso.

apacibles bestias

                                   que subían

más hermosas que dios

indiferentes a eso que no pude darles

ni siquiera

                       quedándome

                                                   abajo.

 

8 de diciembre del 2011

Eleusis

 

A Sion

                    j’ai connu

la patience mise à nu      et sans yeux :

tout en elle me dépassait.

 

Les héros montaient par les versants

Avec leurs crânes osseux,

Avec leurs mains osseuses.

Bêtes apaisées

                    qui s’élevaient

plus belles encore que dieu,

indifférentes à cela que je n’ai pas su donner

même

                                 en restant

                                                                  en bas.

 

 

 

Agnus Dei

« La beauté est la vérité, c’est tout… »

Keats

 

La beauté crache sur ma foi,

voilà tout.

Elle dort au creux de ma chair

comme un oiseau déplumé.

Elle a oublié les langages de la mort.

Agnus Dei

 

“La belleza es la verdad, eso es todo…”

 

Keats.

La belleza escupe mi fe,

y eso es todo.

Duerme entre mi carne

                       como un pájaro sin plumas.

 

Ha olvidado los lenguajes de la muerte.

 

29 de diciembre de 2011




Sophie Brassart : Combe

Combe – ce titre comme une caresse – la courbure d’une aile de colombe. Combe – mot plein d’incertaines promesses – relief inversé, coupure comme une tombe dans les plis des collines – douceur d’abri en forme de berceau, « la cavité des mains » - entaille d’un ravin que rien ne peut combler …

Promesses incertaines du titre doublées de l’énigmatique visage à peine esquissé, femme à la chevelure tressée d’un fin trait d’ocre comme, à demi-effacée, la sinopia cachée sous la fresque des couleurs. Car on sait l’auteure peintre, aussi – on connaît les ors jaillissant de ses encres, l’éclat des bleus, l’éblouissement charnel de ses rouges. Tout au contraire, ici, dès le seuil, dès la couverture au format allongé des éditions Tarmac, se présage un écrit de l’intime, aux tons assourdis, comme une confidence sombre, dans le creux de la nuit :  un livre d’ombre, sur des ombres…

Tient-on le sens du recueil - du triptyque poétique - lorsque l’on met bout à bout l’incipit et la dernière strophe ? Sans doute, puisque se dessine une sorte de parcours, à rebours :

« Retourne-toi la voilà
la douleur première
langue brune affleurant
sur un front applaudi

(…)

 

 A l’horizon se lève

le point lumineux de l’oubli »

Sophie Brassart, Combe,
Tarmac éditions, 48 p.12 euros.

Ainsi est-ce à une quête de l’oubli que nous convie cette injonction – revers d’une anamnèse, recherche de la combe immémoriale que Sophie Brassart creuse sous « l’or gris des talus », ce sable qui « ensemence les peines » écrit-elle. C’est ce cheminement qu’on parcourt avec la poète, qui écrit peut-être parce que « Même si on est seuls / avec l’effroi / peut-être qu’il y a un nous », caché « derrière le soir ».

Chaque poème creuse la solitude, le silence, la douleur, remontés de l’enfance, et en tire des formes, flottantes comme dans les rêves, comme les désignations au fil du texte – ce « tu » fluctuant dont la parole s’est tue dans « le chœur antique du silence » - ce « tu » d’outre-combe, dont les « mues » apparaissent, dessinant dans le désert de la page cet ambigu  « la Serpent », couleuvre dont le nom évoque encore cette fluidité de sable du souvenir qu’on tente en vain de retenir.

Restent les « Ossements du poème » - empreintes du réel dans le « reflet du monde ». Contre quelle mort, quelle naissance, la poète « que déchire le mot vivre » écrit-elle « Désirant vivre / j’avale des cendres » ? C’est un monde de masques, de grimaçants museaux qui nous accueille dans la deuxième partie où surgissent aussi les souvenirs de sensations charnelles, dans des

 

images de peintre, précises, presque photographiques, et d’une grande beauté, évoquant par exemple « champ de pierres colza embué / ouragan de feuilles sous bruit de pluie // rideaux de soldats peupliers// & solitaires // continuelle à la frange / mouillée d’humus, vert crevé jauni (…) »

Un « grenat » parmi des quartz et des ammonites, pour « celle qui naît des pierres » ; « l’air sitôt rouge » d’un moment de liberté, ou l’horizon « ni or ni azur ») : rares sont les éclats de couleur qui marquent ces poèmes traversés par « le long corps blanc des femmes », ou la poète même, devenue « Vestale aux blancs silences ouverts à l’impossible » : « des leurres, des spectres (…) au sang de mes lèvres » écrit-elle. Rien d’exsangue pourtant dans ce texte touffu, à l’imagerie cruelle et d’un « gothique » post-punk et romantique assumé, où le corps, dépecé, de l’auteure-monde qui « empreinte » au réel, produit le texte :

« Au monde qui n’existe pas
je tends les veines épaisses & coupées
du cerisier » (p.29)

« des morceaux de vie dansent
le long de mes bras » (p.35)

 

Ce voyage à rebours n’est-il pas celui qui amène Sophie Brassart à la peinture ? Elle qui écrit « tous nos gestes possibles vivent dans mes mains » : ses « mains de silence » pour traiter le « silence du réel » en seraient-elles la preuve ? Qu’importe ! On lui sait gré d’écrire, aussi bien qu’elle peint, la violence des émotions, du combat avec le réel et la mémoire, monstres qu’il faut maîtriser pour et par la création.




Alexandre Romanès, Le Luth noir

Il est Tsigane et écrit de courts livres à la fois poétiques et méditatifs. « Lire Alexandre Romanès, c’est connaître l’épreuve de la plus grande nudité spirituelle ». Christian Bobin le dit dans sa préface à Sur l’épaule de l’ange, un précédent ouvrage de l’auteur (Gallimard, 2010). « Juste une voix, ajoutait-il,et surtout le ton de cette voix : une corde de luth pincée jusqu’à l’os, luth dont il a joué dans sa jeunesse ».  

Alexandre Romanès, Le luth noir,
éditions Lettres vives,
 73 pages, 15 euros.

Ce luth, qui donne son titre au nouveau livre d’Alexandre Romanès, fait encore entendre sa sonorité au fil des pages. Mais elle est désormais plus sombre, emportant le poète dans « le royaume neigeux de la mélancolie », même s’il reste attentif aux « sonorités pleines de tendresse du luth baroque ».

 Alexandre Romanès n’est vraiment pas un auteur comme les autres. Avant d’être poète, il est un « enfant de la balle », fondateur du cirque qui porte son nom, Tsigane de son état. Et donc assez désespéré sur l’avenir de son Peuple de promeneurs (titre d’un autre de ses livres, Gallimard, 2011) car, dit-il, « être Tsigane/c’est ajouter une difficulté à la difficulté ». Aussi n’hésite-t-il pas à affirmer : « Quand mes filles seront vieilles/ma tribu n’existera plus ».

 Si les méditations, notations ou réflexions d’Alexandre Romanès nous intéressent et nous concernent, c’est parce qu’elles nous parlent – au-delà du sort spécifique des Tsiganes -  de notre condition d’homme dans un monde qui tourne de moins en moins rond. Alexandre Romanès, lui, a rompu les amarres avec ce monde. « Tous ces mots qui ne veulent rien dire/tous ces actes qui ne servent à rien/et ces gens si nombreux, si bruyants/où rien d’important n’entre dans leur tête/et ces livres qui ne possèdent même pas/une phrase qui vous touche ».

Désespéré, oui, pour toutes ces raisons. Mais aussi parce que la mort rôde. « J’irai rejoindre les plus pauvres/ceux qui n’ont que le ciel/et je dirai moi aussi je cherche/le silence et la nuit pour pleurer ». Sa bouée de sauvetage ici-bas, c’est la poésie. Celle des auteurs qui l’ont subjugué : Christian Bobin, Lydie Dattas, Marceline Desbordes-Valmore. De ces deux femmes, il dit qu’elles ont « le cœur plus sensible et plus tendre/que du papier d’Arménie/et un courage d’acier ».

Enfin, il y a ses cinq filles. Ses vraies raisons de vivre (Alexandra, Rijenka…). « J’ai perdu  la première de mes cinq filles.  Si  je dois en perdre encore une/je mourrai avec elle ».




Michele Miccia — Il Ciclo dell’acqua / Le Cycle de l’eau (extrait)

présenté et traduit par Marilyne Bertoncini

"Michele Miccia est né en 1959 à Bernalda, en province de Matera. Il vit à Parme depuis plus de 50 ans. Quand, finalement, il est mort, il a commencé à écrire, pour son propre malheur et celui des autres, même si personne ne s’en est aperçu.

Le Cycle de l’eau complet se compose de 9 parties. On ignore si les autres résisteront. Sans parler des centaines d’épigrammes qu’il devra publier en plusieurs volumes, quand il sera mort une seconde fois."

Ce que la biographie,  confiée par le poète, ne dit pas, tant il est discret, c’est son parcours dans le monde, ce qui l’a amené à l’écriture.  Est-ce parce que Miccia est un philosophe devenu ébéniste qu'il construit une oeuvre poétique comme on fabrique un meuble ? Est-ce, ainsi qu’il le déclare quand on parle avec lui, le désir de « donner un corps » à sa poésie, en lui procurant le cadre scientifique du cycle naturel de l’eau ? Je l'ignore – mais le "Cycle de l'eau" dont nous vous proposons un extrait est bien né tout armé, conçu comme un projet toujours en cours, qui comprendra 9 livres.

Le premier se penche sur le berceau de l'eau, encore fangeuse, prisonnière de la terre germinale, en-deçà de sa conscience d'eau. Au fil des volumes, elle acquiert le sens de son individualité matérielle, puis prend conscience des autres, interagit avec eux, poursuit son parcours et devient l'eau de nos canalisations, témoin de la vie quotidienne, puis fleuve tourné vers la mer (Michele habite dans la Valpadane, où coule le Pô et ses affluents : l’imaginaire de l’eau y a tout son sens), et sa conscience fluide s'élargit au monde… Dans les prochains volumes, en gestation, la vie de l’eau se perdra dans la mer, avant d'accomplir l'acte ultime/premier du cycle, et de s'évaporer.

Cet ensemble  a été conçu par Michele Miccia comme "une cage" dit-il, pour donner un corps à ses poèmes. Ce beau corps liquide – dont les premiers livres ont été écrits de façon presque contemporaine, dans une forme contenue en "fragments" au nombre de 66 ou 90 - est soumis à une écriture dont l'apparente simplicité cache une redoutable construction, non dépourvue de la liberté de se créer des exceptions. Le poète s’y fait la voix de l'eau, et son regard (candide?) sur le monde, et ses contemporains : le point de vue scientifique adopté (le poète suit scrupuleusement le devenir de l'eau, et toutes les implications techniques qui sont liées à son emploi, domestique ou industriel, sa pollution, les méandres de son destin), se double ainsi d'une histoire plus personnelle, qui parle de l'humain, de son développement psychologique, du passage de l'inconscient à la conscience, des affects, amour ou haine – mais aussi des aspects plus physiologiques de l'existence  - les maladies, le vieillir et diminuer, avant de disparaître …  

Quoiqu'il s'en défende – un peu -  le poète ouvre aussi au lecteur la porte vers une réflexion plus métaphysique : à travers l'eau, c'est un cycle de renaissances qui se dessine, une démarche vers une spiritualité toute matérielle – l'un des grands paradoxes de ce travail – dans laquelle l'assomption de l'eau vers son destin de nuage et de pluie fait scintiller un espoir de survie, sous d'autres formes – qu'accomplit peut-être cette suite du "Ciclo dell'acqua", écrite dans le sentiment de l'urgence procurée par la claire perception de ce qu'on porte en soi, et qu'on craint de n'avoir le temps de réaliser.

 

*

Moi aussi j'ai l'eau qui m'arrive à domicile après

qu'elle ait perdu la pudeur

de sa naissance et la prudence

du premier sillon à creuser

dans la terre plus docile,

canalisée sous

les rues elle répudie son charme et les rives qui s'y

mirent, le plaisir de creuser un fond

qui la repose,

chaque eau a un compteur

qui la mesure et porte

le nom de son usager.

 

Anch’io ho la mia acqua che arriva a domicilio dopo

aver perso il pudore della

nascita e la prudenza

del primo solco da scavare

tra la terra più docile,

incanalata sotto

le strade ripudia la sua avvenenza e le rive che vi si

specchiano dentro, il piacere di scavarsi un fondale

che la riposi,

ogni acqua ha un contatore

che la misura e assume

il nome del suo utente.

 

*

Maintenant je restaure le moi,

je lève le rideau quand je parle,

face au miroir je suis de nouveau un sujet, une

présence qui fait tendance, biodiverse,

centre et périphérie, toujours connectée,  frontière

de moi-même,

je m'explique seule parce que

je suis juste, je m'auto-absous, la première à

tomber malade jusqu'à l'autodestruction en raison

de tant de sa vérité,

je suis tellement immergée dans mon

moi que je ne me semble pas moi.

 

Adesso ripristino l’io,

alzo il sipario quando parlo,

di fronte allo specchio sono di nuovo un soggetto, una

presenza che fa tendenza, biodiversa,

centro e periferia, sempre connessa, confine di me

stessa,

mi spiego da sola perché

io sono giusta, mi autoassolvo, la prima ad

ammalarsi fino all’autodistruzione per

tanta sua verità,

sono così immersa nel mio

io che non mi sembro io.

 

*

Je n'use pas la ponctuation

nul ne peut m'arrêter,

je ne veux pas être obscur

parce que je crois seulement

aux choses que je comprends, je ne suis

pas lyrique, ni même expérimental peut-être presque

normal ou bien tout ce que vous voulez

il suffit que je sois dans mon particulier, j'appartiens à la

race

des morts qui m'ont enseigné à  voir d'en haut,

c'est la distance qui me reste de la confusion

du nous.

 

Non uso la punteggiatura

nessuno mi può fermare,

non voglio essere oscuro

perché credo soltanto

alle cose che capisco, non

sono lirico, nemmeno sperimentale forse quasi

normale oppure tutto ciò che vi pare

basta che stia nel mio particolare, appartengo alla

razza

dei morti che mi hanno insegnato a vedere dall’alto,

è la distanza che mi resta dalla confusione

del noi.

les poèmes traduits et présentés ici sont tous
extraits de ce volume.

 

 

 

 

 

*

Si je suis concave je n'ai

pas de concavité qui me contienne,

si lumière une ombre me baillonne, je n'ai

nul contraire qui me fasse concurrence

me limite ou m'augmente,

mon nom va pour moi

dans le détroit de son orbite

pour éviter la

fracture pour sortir

des rangs, échapper à l'affrontement.

 

Se sono concavo non ho

un incavo che mi contenga,

se luce un'ombrami imbavaglia, non ho

un  contrario che mi faccia concorrenza

mi limiti o mi aumenti,

il mio nome va per

me nello stretto della sua orbita

ad evitare la

frattura per uscire

dai ranghi, sfuggire allo scontro.

 

*

 

J'adviens dans le présent, je n'entends pas ma

voix qui est déjà dans le futur

avec le regret du passé, je sui ici et maintenant et chaque

fait m'arrive délivré de son exotisme, sans

importation et franchissement des frontières ni déplacement de lieu

et d'espace, je ne suis pas épuisé par des marches forcées, par

des cols passés avec quarantaines imposées,

je suis à zéro kilomètre

de moi-même, vierge à jamais.

 

Avvengo nel tempo presente, non sento la mia

voce che sta già nel futuro

con il rimpianto del passato, sono qui e ora e ogni

fatto viene a me sgravato del suo esotico, senza

importazioni e sconfinamenti né spostamenti di luogo

e di spazio, non vengo sfibrata da marce forzate, da

valichi superati con quarantene imposte,

sono a zero chilometri

da me, per sempre vergine.

 

*

Je me pare, j'orne mon corps

de diamants que la chair a pêchés dans mon sang

plus vif , ma beauté est profonde

autant que ma peau, plus loin

elle est filtrée comme

une prédisposition au mensonge, je préfère la lumière

des astres qui se perd vers d'autres mondes pour

ne pas s'enamourer de la terre, ainsi chaque autre ciel

accroît l'ambre de mon corps où

mes amants voudraient se cacher.

 

Mi addobbo, allieto il corpo

con diamanti che la carne ha pescato nel mio sangue

più scaltro, la mia bellezza è profonda

quanto la mia pelle, oltre

viene filtrata come

una predisposizione a mentire, preferisco la luce

degli astri che si perde verso altri mondi per non

invaghirsi della terra, così ogni cielo in più

accresce l’ambra del mio corpo dove

i miei amanti vorrebbero annidarsi.