Daniel Biga, Poèmes

VAGUES D’ÉTOURNEAUX

 

vagues contre vagues flux avec reflux
des cents d’étourneaux battent la mesure
                       de l’air
                       la terre
n’en voit pas un seul posé

les vols se désunissent au soir
chacun à ses affaires va
sur quelques mâts ou antennes

la nuit réunit
avenue de la gare
boulevard de l’océan
chaque tilleul est une ruche d’oiseaux noirs :

 

étornnants tornitruants étornissants tourbillonnants
étourtereaux étourterelles étourdissants détonnants étourneaux

 

***

 

 

POURQUOI

 

…les sources roucoulent -elles
quand le monde est en danger ?
pourquoi élaguer un orme énorme ?
pourquoi Tahar a-t-il peur en enfonçant sa main
 toute entière dans le trou sur la berge du fleuve ?
pourquoi sur de longues tiges d’herbe
les fourmis font-elles leurs Tarzanes ?
pourquoi aimons-nous l’eau claire
dans un verre transparent ?
pourquoi faut-il méditer ? ou au moins écrire ?
pourquoi faut-il lire Arno Schmidt et Tarjei Vesaas
 et André Dhôtel et Aaron Shabtaï…  et…
( pourquoi les noms s’effacent-ils de ma mémoire ?
quand ? tant qu’il est temps

ces questions essentielles  superficielles
et tant d’autres
ALIMENTATION GENERALE tente de poser sinon dr
 répondre           

 

in Alimentation Générale, Unes, 2014                     

 

***

 

CAPITAINE DES MYRTILLES 
( disait Emerson de Thoreau)

 

et moi aussi
j'ai été huissier des chants
appariteur des couleurs
berger d'enfants
et instituteur des caprins et ovins
 j'ai été ingénieur des bétons et bitumes
manœuvre des dossiers et paperasses
j'ai eu une chaire associée de gynécologue du cœur
et de pharmacien des âmes
mais c'est toujours jardinier de fourmis et scarabées
brocanteur des mûres et chanterelles
troisième classe des eaux et forêts
que j'ai été parfaitement à l'aise
comme le gardon dans son élément
car il n'y a pas un paysage pas une vie végétale
pas une plante au monde
dont je ne me sois jamais senti l'étranger

mais que dirai-je de l'homme?

 

Stations du chemin 1983-1987 In Babel Bigarrures, Tarabuste, 2018

 

***

 

LES RÊVES SE RACONTENT ÀL’OREILLE

 

miel de père lait de mère œuf du poème
 (belle rencontre de miel avec  l’ours d’or au festival de Berlin)
 l’enfant qui n’aime plus guerre le lait
           l’adolescent qui le vend
le poète de quarante ans son œuf de poévie:

dans les rayons le miel se goutte avec le doigt
dans les rayons d’abeilles de propolis de cire les rêves 
            les rêves se racontent à l’oreille

dans la trilogie de Yussu les films de Semih Kaplanogu
miel –lait-œuf honney-milk-egg hourra ! le réalisme spirituel
hourra ! l’enfant se voit de l’autre côté du miroir
de l’autre bord du torrent il de voit lent faon :

           « je bois la lune je bois l’eau de la lune pleine
             j’avale la pleine lune tombée dans le seau
             je plonge la tête dans l’eau du seau et
             j’avale le reflet d’un reflet tombé… »
             les rêves se murmurent à l’oreille

 

***

 

OMBRES INSPIRÉES

 

…présences heureuses veilleuses paisibles bruits raffinés
sirop de cannes à sugar rousseurs panachées
 quiétude au soir armistice noctambule
corps d’esprit une telle nuit d’été sel de mi-nuit
vis à visages Vide Roules d’étoiles serein des c/d/ieux
cent mille fruits cuits bruits de nuit
 hémoglobine animale chasse ni fin ni commencement
           espèces souffles caresses morsures
           soupirs dans l’air – souffrances/voluptés –
autant y-a-t-il d’étoiles au Ciel qu’y a de grains de sable sur Terre
senteurs saveurs sons sueurs chaque inspir
                    innombrable unique

toutes choses que Rien que Tout n’éprouve ni ne prouve
                   signale sans révéler

énergies rondes fréquences modulées (recherches de vocabulaire)
empire des foultitudes
            finitif des débordements des formes déformes
            transformes

les lucioles éteintes l’année prochaine juillet les rallumera
lucioles d’aujourd’hui reviendront plus vieilles et rajeunies

 l’an que ven e reven in QUOLIBETS, L’Amourier, 2018
  

 

 




Martine Callu, Le Possible et autres poèmes

LE POSSIBLE

 

s’il n’y a pas d’oiseau pour l’emmener
où ira le vent levé
où se perdra l’âme égarée
allons camarades de la glèbe
ne trépassons pas trop tôt
ayons le courage d’arpenter le possible

 

 

CHARTRES

 

la Beauce ouverte au ciel mouvante exactitude des marcheurs dans l’ombre des églises closes
maintenant

quel blé quelle moisson

les sillons s’étouffent de tant d’appauvrissement

les pales des éoliennes trahissent le vol des ramiers

les bosquets transparents de tant de coupes peinent à tenir au chaud l’ombre du soleil

pas à pas la poussière

osant le ciel les deux épines de la cathédrale

ces pas si accordés ce sont ceux de Péguy qui nous dépasse il est déjà loin que nous sommes
encore à tarder

il n’a pas fini d’écarter ce qui retient

 

 

EPAULE RONDE

 

faut il que la colère s’enraye pour percevoir l’unité
fut ainsi la démarche
le soleil brille
la terre respire
les arbres croissent
les oiseaux s’envolent
faut il que marcher pas à pas apaise

le sentier lourd de haies pleines de mûres
que la cueillette soit que la confiture prenne

que le sens s’annonce dans la courbe

il y eut des épaules rondes

 

 

LA PREMIERE MARCHE

 

nous sommes sur la première marche
celle qui pèse

on a fait un remblai de cailloux de chiffons de glaise collante
de mots pour tenir l’ensemble
de mots écrits sur les planches
de mots dessinés à la craie
de mots pour le futur

debout sur la première marche

on arrivera peut être à monter sur la deuxième puis sur la troisième
dans l’espoir d’oser regarder qui penche

est-ce le Christ sur sa croix
ou l’ombre d’un bananier précoce

il y avait au carrefour un Calvaire entre deux arbres magnifiques
il n’en reste plus qu’un
l’autre est mort
desséché

mais sans espoir ni désespoir l’oiseau chante à l’unisson des syllabiques errances
quand l’aube jaillit pour plaire

 

 

SOLDAT

 

sen retourna
casque dorties blanches
les fleurs pourrissent vite
sen retourna
breton
le granit tient la route vers le ciel
dur

 

 

UN JOUR DE PRINTEMPS

 

la nappe brodée de soleil et d’air
tranchait sur le vert
ils s’y déposèrent en silence pour franchir l’inconnu paysage
s’y déposèrent de tous leurs os et tendons
de leur âme ils ignoraient qu’elle fut ce lieu de gravitation
ils ne savaient pas qu’ils avaient le droit de croire

un jour de printemps léger de lumière
ils allèrent sur la colline

la nappe si blanche brodée de soleil et d’air
tranchait sur le vert
ils s’y déposèrent en silence pour franchir l’inconnu paysage
s’y déposèrent de tous leurs os et tendons
de leur âme ils ignoraient qu’elle fût ce lieu de lévitation

le pain le vin partagèrent

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Rencontre avec un poète : Dominique Sampiero

Une  bibliographie impressionnante, tant en terme de volume, que pour la diversité de catégories génériques pratiquées. Dominique Sampiero ose, il explore, il façonne des mots, des phrases, tel un sculpteur la pierre, matériau dense et abrupt dont il fait émerger des univers. Auteur de recueils poétiques, de romans, de nouvelles, de récits, d'essais, de textes dramatiques, de scénarios, de littérature de jeunesse, de livres d'artistes, réalisateur de courts métrages, on serait tenté de le classer parmi les écrivains iconoclastes. 

Photo d'Antoine Gallardo.

Il n'en est rien. Poète, avant tout, Dominique Sampiero explore les genres et le travail de l'image. Il offre à la parole poétique ces multiples supports. Et comment ? Et bien parce qu'il porte ce regard spéculaire et créatif sur le monde, et en restitue la substance, quel que soit le vecteur d'expression mis en oeuvre. Il répond à nos questions.

La poésie, pour vous, qu'est-ce que c'est ?
La poésie m’est arrivée dans une solitude sous forme d’une parole à moi-même pour me sentir vivant. Dans l’enfance régnait une sorte de loi du silence autant à l’école qu’à la maison. Il fallait apprendre. Et se taire. On nous demandait de façon implicite de se laisser mourir sagement dans le désir des adultes. On exigeait de nous, sans concession, l’obéissance et le respect du monde. Les classes surchargées ne permettaient pas d’envisager l’enfant comme une personne. Ni de lui donner la parole. Il fallait vaincre l’illettrisme et sortir les enfants de leur culture ouvrière. Dans ma famille d’origine modeste, on me réclamait plutôt des gestes participatifs et du savoir-faire. L’économie familiale se resserrait sur une solidarité de la survie. Je respectais totalement cette exigence car j’admirais le combat de mes parents pour nous donner de quoi manger, vivre normalement et pouvoir faire des études. Ils avaient plusieurs petits boulots en plus d’un métier principal (Conducteur de train pour mon père et nourrice d’accueil pour ma mère) pour arrondir les fins de mois. Au vu de leur engagement et de leur lutte quotidienne, leur sens du devoir à nous rendre la vie agréable (Nous étions 6 enfants), il eut été impensable de ne pas les respecter. Ni même de contester leur personnalité ou leurs actes. Impensable également d’exprimer des manques puisqu’ils me donnaient tout ce qu’ils pouvaient. J’avais peu d’amis, peu de temps pour moi, je me sentais étranger au monde et pourtant intégré, puisque sans vraiment le vouloir, je réussissais facilement à l’école, mais sans beaucoup de plaisir. Mon esprit de curiosité et mes lectures secrètes me donnaient souvent une longueur d’avance sur les enseignements. Je ne me sentais pas complètement vivant et comme en dehors de mon corps, de ma présence. Je ne vivais pas cette étrangeté comme une faiblesse mais comme une différence. J’ai très vite pris l’habitude de coucher les questions que je n’osais pas poser aux adultes, sur la mort, l’angoisse du vide, les pulsions de désir… et de nombreux sujets qui tourmentent la pré-adolescence, dès l’âge de 12 ans dans un carnet que j’ai perdu ensuite à l’âge adulte. J’ai mis en place d’instinct et sans en connaître la raison, une sorte de dialectique avec l’invisible. Car je ne m’adressais pas à Dieu ni à une instance supérieure. Tout simplement, je parlais à la page blanche. À moi-même à travers la page blanche. À cet autre en moi. Je l’interrogeais. Je scrutais son silence. Comme la surface des étangs où je passais de longues heures à faire semblant de pêcher. Comme le feuillage des arbres pris parfois d’une immobilité hypnotique. Comme le mouvement de la lumière dans le ciel du Nord. La page blanche me répondait sous forme de phrases qui s’imposaient à moi, dans une sorte de claire audience où se mélangeaient mes contemplations, les bruissements du paysage devenu une personne, pas pour répondre à mes questions, mais pour les contenir de mots, d’images, et plus tard, de métaphores tenant lieu d’enveloppes à mes épreuves. J’apprenais à me laisser contenir par le langage, sa part d’infini et sa singularité aussi. Je n’ai jamais su à l’époque que j’entrais en poésie. J’en ai pris à peine conscience aujourd’hui, à chaque aller-retour entre la page blanche et ma vie. On ne déclame pas « être entré » en poésie. On se le murmure discrètement, pour accepter, pour se pardonner de toutes les absences que l’on va faire subir aux autres. Je suis entré en poésie comme on dit parce que je n’avais pas le choix. J’ai ouvert une porte qui m’ouvrait enfin un espace où me recueillir, m’accueillir. J’étais fasciné par deux grandes figures qui ne me confiaient peu de choses de leur existence: ma grand-mère (la mère de mon père), femme majestueuse et silencieuse, toujours assise à la fenêtre et dont j’ai fait le portait dans un texte qui s’intitule : à quoi rêve l’ombre qui me ressemble. Et mon père, qui dès la plus tendre enfance, m’a offert des livres à chaque anniversaire et bonne note en classe, en guise de baisers et de manifestation de sa tendresse. J’ai inventé dans le silence de ces deux êtres une écriture justement pour parler de leur silence, saisir et décrire l’intensité de leur présence dans ce silence, comme s’ils me donnaient tout en se taisant, avec un accès au sentiment du Tout peut-être, et une reconnaissance de cette empathie qu’ils ont ouverts en moi, avec eux, avec le monde. Il n’y avait pas de mot pour nous dire notre amour. Ce que les autres ont appelé poème, quand j’ai commencé à partager, à faire lire mes notes, alors que je n’étais pas conscient d’écrire de la poésie justement, était ce mouvement pour mettre en forme l’indicible de leur présence à mes côtés. Choisir de se taire pour écrire, ce n’est plus subir un silence imposé, au contraire, c’est écarteler le silence pour le faire avouer. Avouer quoi ? Je ne sais pas. Le réel ?

 

Vous écrivez de la poésie pour aller au-delà du silence, au-delà d’une réalité qui nous est donnée dans son immédiateté. Dépasser la parole pour mieux nommer, fonction toute paternelle, que vous transcendez alors, emboitant le pas de votre père, qui a nommé le monde dans le silence, par livre interposé. Est-ce pour cette raison que vous explorez toutes les catégories génériques, dans une prose éminemment poétique ? Pour inventer le monde, à votre tour, parler en vous taisant, en fouillant le silence, pour  découvrir un verbe créateur ?
Je ne vais pas au-delà du silence, non, au-delà de rien non plus, au contraire, je rentre dans la coquille du silence qui finalement n’a pas de paroi. Et qui est peut-être aussi la coquille de l’ici. De l’ici maintenant, comme on dit. Écrire est d’abord une expérience charnelle, doucement voluptueuse, puis convulsive, et enfin physique du silence. Je suis assis dans mon silence. Immobile. Centré. À part le glissement de la plume sur le papier ou le cliquetis des touches, les bruits autour qui tout doucement se fondent, disparaissent, rien, il y a un effacement du monde, et du corps. Et encore une fois, j’écris, tout simplement, c’est un mouvement intime, un besoin de mouvement, j’ai besoin de me sentir en mouvement dans mes pensées, mes émotions et de voir ce mouvement se déplier.

 

Photo de Jacques Van Roy.

C’est plus proche de la danse ou de la marche dans un espace vaste, mi terrestre, mi aérien, entre terre et ciel finalement. Le ciel du plafond et la terre de la page blanche. Mais derrière le plafond et derrière la page blanche : du ciel, du ciel, de l’infini qui n’en finit pas de me cerner, en haut, en bas, devant, et sur les côtés. Cet éveil des sens au « toucher » de l’infini me met en mouvement dans ma conscience. Un mouvement dans l’immobile, si vous voulez. Si je me disais, allez, je vais écrire de la poésie aujourd’hui, et bien comment dire, ce serait foutu. Je préfère penser, je vais essayer, j’ai bien dit essayer, de me laisser emporter, fluidifier, ruisseler. Je préfère également parler d’immanence plutôt que de transcendance et penser qu’il y a un avant et un après la page d’écriture. Je ne me sens ni meilleur ni pire, je me sens-là, présent, et finalement, oui, peut-être quand même, heureux d’être-là. Je dois l’admettre, après la page d’écriture, le geste, le mouvement, je me sens capable de vivre, d’aimer, d’être heureux. C’est étrange non ? Et ceci doit arriver en me dérobant aux autres, cruel dilemme, je suis capable d’être avec eux après m’être dérobé à eux. Pour me consacrer à quoi ? Je ne sais pas. À quoi ai-je passé des dizaines d’heures devant la page ? À une exploration de l’infini par le langage ? L’infini de la conscience emboîté dans l’infini du langage ? Ou l’inverse. Si je ne le fais pas, je me sens à l’étroit dans ma vie, dans mon corps. Je n’ai pas le choix. Comme je me sentais à l’étroit dans mon enfance. Dans la chambre où je dormais avec mes trois frères. C’est pareil. Ce sentiment d’étouffer dans le prévu, le prévisible et ce que l’on a calculé pour nous, pour moi. J’ai l’impression, en écrivant d’explorer du vide qui se remplit à chaque seconde, de quoi ? De ce qui traverse le vivant ? J’ai l’impression d’assister à une genèse permanente du réel, se fécondant devant mes yeux, par mes mots, et à travers les mots qui me traversent. Oui, et beaucoup d’autres avant moi l’ont écrit, l’écriture poétique me donne accès au réel, non pas aux apparences et à la superficialité du réel. Nous vivons là-dedans la moitié du temps, quand nous ne sommes pas créatifs, mais créer son état de conscience à s’ouvrir et non pas à subir, ça peut se faire en jardinant, en marchant dans la campagne, en repeignant un mur, du moment que l’on est tout entier dans son acte, et non pas fragmenté, morcelé, stagnant dans une sorte de coma que l’on prend pour la vie. Le réel, ce n’est pas seulement ce que l’on voit. Ce que l’on entend. C’est ce qui surgit constamment à l’intérieur des formes, dans le visible ou pas. Je ne dépasse pas l’immédiateté comme vous l’écrivez au début de votre question, au contraire, j’y entre, je la pénètre. Et je fais l’expérience inouïe du réel.
Dans un deuxième temps, il y a la trace. Une trace écrite de ce qui s’est passé. Que l’on signe ou pas. Que l’on choisit d’inscrire ou pas dans un travail poétique. De recherche poétique. Il faut laisser passer du temps. Prendre ses distances. Vient le sentiment étrange de lire son texte comme écrit par un autre. Je deviens lecteur d’un texte que j’accepte ou pas, en le corrigeant ou pas. À qui je m’adresse quand j’écris ? Il y a un destinataire mais aussi un mystère du destinataire. C’est comme si j’écrivais et, en les relisant à voix haute, comme si j’envoyais ces lettres à quelqu’un qui est plus que moi, aux confins de mes parois. Là où quelque chose s’appelle l’âme, puis l’esprit. Mais à quoi bon les nommer âme, esprit, mots trop chargés de religions et de spiritualité pour moi. Il y a un mouvement organique dans l’écriture poétique si on accepte d’inclure les sens, la sensorialité dans cet organique. Et l’esprit, comme un sixième sens. Finalement, nous n’avons qu’une expérience sensorielle du monde. J’ai inventé un mot pour ça : l’autre corps. Il y a le corps contracté de la vie quotidienne, et le corps dilaté de l’écriture. Mais c’est toujours du corps, même invisible. Le langage donne forme à ce corps invisible et particulièrement, l’écriture poétique.
Le problème c’est qu’un jour, à force de consentir, de se laisser aller à la joie de publier des livres, nous arrive un lecteur, un vrai, en pleine face. La rencontre est parfois douloureuse. Mes premiers lecteurs, mes parents, s’affolaient de « ne rien comprendre «  à mes pseudo-poèmes ». J’aurais pu passer outre mais j’ai gardé cette inquiétude au cœur de ma recherche. Comment m’adresser à eux, en gardant mon identité profonde et le sens de ma quête poétique. J’ai repris, inconsciemment, à mon usage, une parole que ma mère prononçait souvent: « Tu te rends compte, ton père sait jardiner, réparer un robinet, peindre, faire du plâtre sur un mur, élever des lapins, des poules, et même repasser ses pantalons…  il a des mains en or ! » Moi je voyais les mains pleines de charbon de mon père quand il rentrait du travail, les dernières années des locomotives à vapeur, et je pensais à ses mains en or.
En réaction à ma déception, j’ai donc exploré des formes d’écriture pour essayer de réconcilier ma poésie avec différents types de lecteurs, des enfants, des gens modestes, les voisins dans mon village (qui savent vaguement que je suis écrivain mais qui n’ont lu aucun de mes livres, peu importe d’ailleurs), et puis ça s’est fait comme ça. Peut-être parce que l’enfant en moi rêvait aussi d’avoir des mains en or. Finalement à quoi bon écrire si c’est pour se retrouver dans une solitude crasse et se couper du monde.
Finalement, tout ça n’est qu’une tentative maladroite d’explication. Sait-on jamais ce qui nous a influencés ? Plutôt un faisceau de réactions, non ? Je pense aussi que dès l’enfance, je suis animé par un sentiment de curiosité et d’exploration. J’explore les douves de ma ville natale, les livres, le corps des filles, les émotions des autres, le silence de ma grand-mère, les angoisses hypocondriaques de ma mère… mais d’autre part, je suis cloué dans mon village et, dans ma condition ouvrière, on voyage peu, on n’a pas les moyens, et on ne m’éduque pas pour ça. Il faut rester-là et se battre, résister. Partir, c’est fuir, se gaspiller. Rester, c’est grandir. C’est donc l’écriture et dans des genres les plus variés qui me permettra cette prise de risque du voyage dans l’infini des formes. Je ne l’ai pas décidé. Ça s’est imposé à moi dans des rencontres et j’ai dit oui à cette aventure. On me le reproche parfois, dans le dos. Il n’est pas poète, il écrit des romans. Il n’est pas romancier, il écrit du théâtre. Il n’est pas auteur de théâtre, il écrit des livres pour enfants. Il n’est pas auteur jeunesse, il écrit des scénarios. J’en souffre. Tant pis.
 

Dominique Sampiero, Le
Sentiment
 de l'inachevé,

Gallimard, collection Haute
enfance, 2016, 184 pages,
17 € 50.

Ne pensez-vous pas qu’il est réducteur de définir une catégorie générique en ne considérant que des critères formels…? La prose peut être dramatique ou ludique, poétique aussi, car la poésie peut s’immiscer dans une prose même fictionnelle, dés lors que le langage déploie une pluralité de sens, une épaisseur, opère un glissement sémantique…
Je pense qu’il existe une façon de catégoriser qui est finalement une façon d’exclure. De prendre le pouvoir en définissant ses propres critères d’une pseudo excellence. En affirmant, voire en criant haut et fort, ce qu’est « la bonne » ou la « mauvaise » poésie. Foutaises. Beaucoup de chapelles en poésie. Beaucoup de petits monarques qui prennent le pouvoir. Beaucoup de fous furieux acharnés à faire table rase. Peu de fraternité. Et pourtant elle existe chez certains.

 

Des petits André Breton en herbe rallient ou excommunient. Se prennent pour des papes de l’écriture poétique. Je me sens étranger à ce racisme littéraire. J’essaie toujours de percevoir dans une écriture, la part d’entêtement, d’obstination, ce qui est en mouvement en elle. J’essaie d’entendre ce qui est en germe ou affirmé. Ce qui est moderne ou en écho au passé. Je refuse de décourager celui ou celle qui m’envoie un manuscrit. J’essaie d’ouvrir des pistes humblement au lieu de les renier. Et d’admettre la nouveauté d’une voix quand je la perçois. Même si elle est différente de mes engagements. Ces dix dernières années, par exemple, la commission Poésie du CNL a pris cette direction violente de défense de chapelle et de mise en valeur d’une seule forme d’écriture. C’est lamentable. J’ai fait partie, sous la présidence d’André Velter, et pendant trois années de cette commission dans les années 2002. Nous nous faisions un point d’honneur de reconnaître et d’aider tous les courants, toutes les mouvances poétiques, sans exception, de n’en privilégier aucune. Et pour conclure cette question, il faut remarquer qu’une nouvelle génération de poète se met en scène aujourd’hui, dans des performances qui croisent le théâtre, la vidéo, la danse… et l’écriture poétique. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais ça s’affirme. Je trouve ça excitant. Je me régale à entendre des poètes comme Nicolas Vargas, Samantha Barendson, Patrick Dubost, Marie Ginet… et beaucoup d’autres ! Ce sont les poètes de demain et ils ouvrent de nouveaux espaces.
Et peut-être est-ce ce « risque d’opacité » inhérent  au poème, ce « on ne comprend rien » énoncé par vos parents, qui a fait que vous avez écrit de la prose, du théâtre, aussi… Pour pouvoir toucher tous les publics ? Est-ce là une posture politique ?
Il y a un titre qui m’a profondément marqué, titre d’un essai écrit Jean-Pierre Siméon : La Poésie sauvera le monde. J’ai repris cette conviction à mon compte. L’engagement dans l’écriture poétique est pour moi absolument lié à un processus de transformation de soi. Et du monde. C’est ce que je répète dans mes ateliers d’écriture avec des enfants ou des adultes : l’écriture est un levier puissant de bouleversement de l’espace social. Il change les regards, reconnecte chacun au mouvement de ses émotions. La poésie est contagieuse. Il y a un ralentissement du temps, une pesanteur et une gravité retrouvées dans la lecture ou l’écoute d’un poème. On sort du corps quotidien, étroit, serré sur-lui-même, tendu par l’aliénation de la consommation et de la production, vers un corps plus ample, plus libre, plus conscient, réveillant en lui ses capacités de résilience et d’empathie.
Le poème se situe entre révolution et méditation, il est plus qu’une prière, c’est un acte sur le réel et ce que l’on ne sait pas, ce que l’on ne voit pas du réel, apparaît, scintille puis tombe en poussière dans le temps qui passe.
Par ma recherche d’écriture, j’ai ouvert, élargi mon espace social d’échanges et de rencontres. J’ai l’impression d’avoir trouvé une place. Sentiment que je ne vivais pas quand j’étais enseignant, écrasé par le poids de la structure verticale, Education Nationale. La poésie en nous mettant au monde à chaque poème nous révèle cette part d’infini qui nous accueille à chaque mot, à chaque silence, dans la conscience. Le langage nous parle d’une éternité dont notre esprit ne sait rien dire, il la rend supportable dans le poème. Peut-être que la poésie nous apprend un peu à vivre, un peu à mourir, non ?
 




Olivier Apert, Si et seulement si

Si et seulement si, le dernier livre de poèmes d’Olivier Apert vient de paraître aux éditions LansKine. On l’attendait depuis UppergroundLa Rivière échappée, 2010. Riche rhapsodie dodécaphonique qui mène tout droit à une espèce de sérialisme expressif. L’ouvrage est composé de 9 parties qui se répondent et s’annulent les unes les autres comme autant de rebonds et d’échos contradictoires. 9 mouvements pour un livret d’opéra en forme de soliloque, à psalmodier sans musique, donc (rappelons qu’Olivier Apert est également librettiste, Oreste & Œdipe, musique de Cornel Taranu, Grand prix national de musique en Roumanie, 2008).

Olivier Apert, Si et seulement si,
LansKine, 2018, 112 p., 14 €

Tous les états mentaux y sont consignés, de la joie la plus pure à la détresse la plus transparente, toujours sertie d’ironie et de mise à distance ; détresse qui devient blanche et nécessaire, ainsi que l’ivresse : Ivre la nuit/Quand nul oiseau ne vient/lécher le lait des étoiles ». Le mystère, s’il y a, ne gît plus dans l’obscurité mais bien dans un excès de lumière. Le poète (celui qu’on nomme affreusement le « vrai poète » pour l’amplifier absurdement, selon Olivier Apert) doit laisser des preuves de son passage, non des traces, n’en déplaise au capitaine Alexandre :

 

Dans la fente de la valleuse – au volant d’une Triumph TR5

(modèle rouge tifosi de 1969/ 2498 cm3 150 HP & overdrive)

décapotant le ciel de Vasterival juste au bord de la falaise

je frôle l’Ange B. – effrayé par l’idée que sa chevelure en écharpe

d’écume vienne soudain s’emmêler aux roues à rayons chromés :

CE N’EST PAS AINSI QUE J’AVAIS PRÉVU D’EN FINIR 

 

Olivier Apert ne larmoie pas en souriant. Il ne se niche pas entre deux seins. Il a appris à vendre, à acheter, à revendre. Il prend son bain. Il a pratiqué comme il se doit la tabula rasa sans pour autant ébranler certains fondements rupestres nécessaires à toute formulation qui tranche net. L’Ange B., figure qui l’accompagne au gré de ces pérégrinations dans la voûte Equatorial stars, c’est bien l’ennemie, l’étrangère, présence dans le miroir, en arrière-fond de la casemate, une voix rappelle sotto voce certaines ordonnances Baudelairiennes : « le dandy doit vivre et dormir devant un miroir ». Baudelaire auquel Olivier Apert a d’ailleurs consacré un essai singulier : Baudelaire. Être un grand homme et un saint pour soi-même, Infolio, 2008.

Dans la partie « Jocaste, Complexe (de) » il s’adonne à de subtiles variations sur le négligé complexe de Jocaste, inverse de celui d’Œdipe, libido de la mère envers son fils :

 

bis : la bonnéducation((bis : le-dos-contre-le-dossier-pas-de-coudes-sur-la-table))  induit la bonnesituation (profession

libérale obligée) du moment qu’invisiblement elle arbore le

« petit costume »((en tapinois, le costume anthume-posthume)) hurlant in pettosous la triplure :

avanti madonna

alla rescossa

avocati negri

trionféra

                                   & puis surtout : « les-amis-ça-ne-sert-à-rien »

ou quelque chose du sale même genre qui chaque jour invente

la solitude paradoxale : l’art de ne pas vouloir se faire aimer,

afin de mieux s’en plaindre – entre 4 murs projetés palataux

 

 

Dans la partie « Hommage de l’Auteur, absent de Paris », on entend comme un « donne prends donne prends », échos mats des poings sur le punching-ball d’une littérature contemporaine asphyxiée par elle-même. Nicolas Bouvier disait que « la poésie, c’est du full contact ». Olivier Apert la met groggy par le biais d’une illustration choisie, photographie représentant une maison de retraite ayant pour enseigne : « La Poésie ». L’ouvrage s’achève insolemment sur des chansons « The best that money can buy » et une citation de Churchill : « Le succès, c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme ». Chansons écrites pour le musicien et chanteur David Tuil, ayant donné lieu à un album, Femmoiselles, Production Littérature & Musique.

Olivier Apert y fait preuve d’une invention et d’une délicatesse de versification peu commune, leçon d’efficacité dont bien des auteurs contemporains devraient s’inspirer :

 

que dirais-je louise

si j’avais à vous voir louise

je dirais louise

comme j’aimerais vous revoir louise

et même louise




Le « roman » du poète Gustave Roud

Gustave et Madeleine. Frère et sœur. Tous deux célibataires. Ils vivent à la sortie d’un village dans une maison dont la façade est couverte de vigne-vierge. Nous sommes autour des années 1960, avant la grande révolution agricole qui transformera les campagnes. Gustave, c’est Gustave Roud, le grand poète suisse (1897-1976). Madeleine, sa sœur, a quatre ans de plus que lui.

  

En décidant d’écrire le « roman » des dernières années de Gustave Roud et de sa sœur, le jeune écrivain suisse Bruno Pellegrino (né en 1998) prenait énormément de risques. Comment « romancer » la vie d’un si grand poète ? Comme s’inspirer librement de certains épisodes de sa vie sans trahir sa personnalité profonde ? Pour y parvenir, il faut sans doute avoir  beaucoup d’empathie pour son sujet et aussi une connaissance très fine de la vie des deux protagonistes. Bruno Pellegrino s’est notamment appuyé  sur sa propre connaissance des lieux (pour y avoir vécu lui-même), sur les correspondances et le Journal du poète ainsi que sur le contenu de Campagne perdue, livre publié par Gustave Roud en 1972. Il a aussi revisité l’émission qu’avait consacrée à Gustave Roud le réalisateur Michel Soutter pour la Télévision Suisse Romande.

 

Gustave Roud, Air de la solitude suivi de Campagne perdue, L'Age d'Homme, collection Poche Suisse, 1995, 189 pages, 10 €

Car nous sommes effectivement en Suisse romande (même si les lieux ne sont jamais nommés dans le roman) du côté du Jorat, dans le canton de Vaud, là où Gustave Roud a vécu à partir de son plus jeune âge. Précisément dans une maison du petit village de Carrouge qu’il n’a jamais quittée. Collaborateur de revues, traducteur, poète, il a vécu chichement, mais toujours dans l’éblouissement d’une contrée qu’il adorait et parcourait inlassablement à pied, muni de son carnet de notes et de son appareil photo.

Lorsqu’il a  quitté la maison, la brume d’aube qui festonnait les prés ne s’était pas encore dissipée. La vieille sacoche à l’épaule, comme un colporteur, il a marché toute la matinée d’un pas régulier, les jambes fortes, la nuque voûtée, le regard sur la route où penchaient des lotiers mal en point.

 

 

Gustave Roud, Feuillets, Lausanne, Editions Nemrod, 1920 ; frontispice et page de titre avec un porttrait de Gustave Roud par rené Auberjonois, Fonds Gustave Roud.

 

Le romancier nous parle, ici, de l’automne 1964. Il nous montre, au fil des pages, un poète en quête de « morceaux de paradis épars » (Novalis) dans les molles collines du Jorat, au contact de ses amis moissonneurs qu’il se plaisait à photographier de préférence torse nu (révélant  au passage une homosexualité profondément ressentie mais jamais nommée).

Des échos de la vie du monde parviennent, assourdis, aux oreilles de Gustave et Madeleine par les journaux, la radio et un peu la télévision. Le romancier s’attarde notamment, dans son récit, sur quelques grands épisodes de la conquête de l’espace (dont la première marche sur la lune), un sujet qui passionnait Madeleine.

 

Que l’on soit, ou non, attaché à l’œuvre de Gustave Roud, que l’on connaisse ou non ses écrits, il faut lire ce livre sans crainte d’y être perdu. Le romancier nous parle de la vie qu’il faut affronter chaque matin, de l’épaisseur des jours,  des saisons qui passent (comme le montre le titre du livre), de la vie domestique dans sa simplicité et sa beauté (la maison, la cuisine, le ménage, le jardin…), de l’aspiration sans cesse renouvelée de dépasser sa condition au contact d’une nature offrant des sensations toujours neuves. La place de Madeleine auprès de son frère y est soulignée avec force. Quand elle mourra (subitement) quatre ans avant lui, le poète connaîtra un profond désarroi. Ils formaient à eux deux un véritable couple. Ce que ce roman sait nous montrer avec beaucoup de sensibilité.

Là bas, août est un mois d’automne, Bruno Pellegrino, éditions Zoé, 225 pages, 17 euros

 




Alain Fabre-Catalan et Eva-Maria Berg : “Le Voyage immobile, Die Regungslose Reise”

On connaît les élégants volumes, au format carré sous couverture noire, «  reliés à la chinoise  » de la collection «  La galerie de l'or du temps  »s éditions du Petit-Véhicule, dirigées par Luc Vidal, éditeur, fondateur de la Maison de la poésie de Nantes, et lui-même poète «  orphique  ». Chaque volume met en résonance un texte poétique et des illustrations – ici une série de dessins en grisaille de Jean-Marie Cartereau, dont l'inquiétante étrangeté à première impression – images abstraites, évoquant des sortes de paysages sortant de la brume – prend tout son sens quand on y perçoit l'esquisse de charniers, des cadavres fumants, la façade du camp de sinistre mémoire de Birkenau...

Ce voyage immobile est un voyage de mémoire, dans la partie la plus tragique de l'histoire européenne du 20ème siècle, qu'explore avec constance Eva-Maria Berg dont nous avons sur ces pages déjà présenté l'engagement pour maintenir vivant le souvenir de ces morts.

Ici, c'est «  à quatre mains  » que le texte s'écrit  : la voix de la poète répond à celle d'Alain Fabre-Catalan pour tisser ce voyage bilingue, ouvert et fermé par une citation de Paul Celan, cité en exergue du prologue et servant d'excipit, avant un «  coda  » expliquant le projet du livre.

Et j'écris «  voix  » à dessein – car c'est d'elles qu'il s'agit  : les voix défuntes, les voix éteintes, «  empreinte d'une voix qui s'épuise  », auxquelles les deux poètes prêtent la leur – sans espoir de les tirer du néant, pourtant  : "Pas même l'envolée d'une phrase / ne saurait les tirer du néant, / de l'indicible vertige qui ravine le ciel / à la cime des bouleaux."

Alain Fabre-Catalan et Eva-Maria Berg,
Le Voyage immobile, Die Regungslose Reise,
dessins de Jean-Marie Carterau,
éditions du Petit-Véhicule, 2017, 64 p. 25 euros.

Que reste-t-il de ces corps, de ces douleurs, de ces souffles disparus  ? «  Dans la chambre aux murs écroulés,  / le silence se taît  », écrit Alain Fabre-Catalan.

«  Implacable / le vide / à la place / des hommes  » répond la voix d'Eva-Maria Berg  :  des bouleaux, seuls muets témoins du deuil «  qui ne finit pas  » - et l'injonction de «  se taire // que les voix éteintes / résonnent encore  », dans un texte aux vers si brefs qu'ils semblent n'exister que pour donner sens au vide de la marge, où la poète espère retrouver les traces éteintes, les pas des «  pieds / brûlants et / les yeux / brouillés  / en face / du ciel  ».

«  Le silence en arrêt atteste de l'horreur sans nom  », reprend Alain Fabre-Catalan, dans d'ultimes pages qui tentent de susciter cette insoutenable «  image du monde  » qui vacille «  dans l'amoncellement informe des corps / qui s'  envolent en fumée jusqu'au dernier vivant  ». Comme écrire de ces cendres – comment garder mémoire de cette poussière  ? «  Tous les chemins se perdent sous les pas du passé  / à jamais éclipsé avec chaque présent  ».

Jean-Marie Cartereau

Et n'est-ce pas la mission de la poésie, que de tenir ardent toujours ce souvenir – si douloureux qu'il soit – si impensable même, qu'il importe plus que tout qu'il résiste à l'oubli. La voix du poète n'a de sens que s'il rend la parole possible pour ceux à qui on a  tout pris, qu'on a voulu – qu'on veut – anéantir. Le poème est cet ultime recours des sans-voix, des sans-patrie, oubliés, négligés, niés par le temps, par le présent qui efface leur trace aussi – et le poète ce témoin permanent qui, par le voyage immobile accompli dans les mots, ramène, comme avec un filet, ces bribes, «  ces braises qui dorment / et que nul n'éveille.  »




Jacques richard, six poèmes extraits de Sur rien mes lèvres

De moi à moi
appel d’un lieu
d’où nul ne parle
lieu-dit sans nom
non-lieu

je n’entends pas
ce que je dis
j’entrave pas
ce que je parle
c’est que ma langue
m’est entrave
qui trop me lie
au dire

ma bouche s’ouvre
sur rien mes lèvres
c’est à ce là
que je dis moi 
c’est à ce lui
ce moi que je
suis sourd

silence
suspens
avant tout
d’après moi
maintenant qui
n’a pas de lieu

 

***

 

Étreint que tu es de naufrages
inconnus dans les océans
de nulle part le pas-fini
où tu reviens si tard déjà
marquant le pas au bord de la
dernière des premières fois

étreint que tu es de naufrages
sans appel dans le sans après
où tu reviens de ce que tu
appelais loin le sans ici
qui t’absorbe comme si tu
n’en étais pas encor venu

 

***

 

Sous la surface lisse                        
au revers de la plaine                          
obscure et sans dessin                      
que l’étole du jour                                  
efface de ton rêve
et vole à tes remords

tu t’enfonces
t’en vas
tu es là où tu
n’es pas

pas là
tu es absence
de toi
absence autour
de toi

pas là
pas de mains
à tendre
dans l’absence d’autres
à prendre

pas là

pas d’absent autre
d’absence
que ton absence
à toi

pas là

de toi à toi
sans fin
l’absence
et seul

pas là

que l’étoffe du jour
efface du dessin
de tes rêves la plaine
obscure et sans limite
la surface trop lisse
qu’attendent tes remords

 

***

 

Être pierre
sur la terre
pierre parmi les pierres
dans les arêtes raides
et le rugueux des regs

être pierre
au soleil
écrasée de lumière
éclatée dans le soir
au milieu des étoiles

être pierre
au désert
être aveugle être sourd
se mouvoir seulement
du mouvement des pierres

être pierre
sur la terre
n’avoir d’avoir de nom
n’avoir de sens à être
et que cela soit être

 

***

 

Cela
ouvert dans la lumière
arrivé à celui
cet enfant débarqué dans le temps du soleil
et qui prononce moi
et qui déjà se sait
seul
possible de cela

cours au long du désert la tartine à la main
narine emplie de vent
mal au ventre
musique

seul moi
seul ici et seul temps
où rien n’est là en vrai que par ce moi d’où sortent
deux mains presque deux bras
deux pieds presque deux jambes
et seul
à qui cela arrive

cours au long du désert la tartine à la main
narine emplie de vent
tête ventre
de bruits

ce sac
de déjà plein d’un mal
et qu’aucun autre n’a
et qu’aucun autre n’est
rien n’est moi comme moi irremplaçable enfant
et tout
qui n’est plus là s’il part

cours au long du désert la tartine à la main
narine emplie de vent
mal au ventre
musique

 

***

 

Cendre que tu es cendre
dans le gazon fondu
tu es cendre fondue
ton sourire tes yeux
qui pleuvaient jour à jour

qui répétaient le ciel
l’herbe plus verte ici
et récitaient là-bas
où c’était oh c’était

cendre que tu es cendre
tu coules en rigoles
entre les pieds des gens
goutte-à-goutte passant

théorie grave et grise
et blonde et rose et brune
étirée moi à moi
qui pleuvent jour à jour

musique noire musique
moire du temps échu
mélangée nuit à nuit
à ta cendre fondue
ton sourire tes yeux

 

 

 

 




Revue Florilège

Une revue certes d’allure tout à fait classique. Un format A4, une couverture qui présente un paratexte qui appartient au genre. Les rubriques sont elle aussi attendues, mais quelle richesse, dés l’ouverture, une foison d’articles, de rubriques, et, surtout, de poèmes ! 67 auteurs, dont les noms s’égrainent dans la rubrique « Les Créations ». Des noms connus ou moins, des poèmes qui se suivent mais qui sont mis ne pages de manière rythmée et attractive.

Florilège, revue trimestrielle, n °168,
septembre 2017.

A cette manne de textes et de références se mêlent d’autres rubriques, après l’éditorial. Des articles et des « Chroniques et  notes de lecture ». Les pages de fin sont consacrées à la présentation des recueils fraîchement parus, à la vie associative, et offre le portrait d’artistes qui présentent succinctement leur activité.

Revue trimestrielle oblige, l’épaisseur informationnelle est au rendez-vous. Et étant donné la multiplicité d’informations et d’auteurs publiés, il serait aisé de basculer dans la catégorie des revues indigestes, désordonnées, brouillon…Ce n’est pas le cas ici. Tout est plaisant, attirant, mis en valeur, et surtout d’une densité inégalée. Un numéro à emporter pour les longs trajets, ou bien pour passer quelques heures dans cet univers de la pôésie, servie ici par une belle esthétique, et un vive intelligence quant au propos retenus.




Jean-Claude Xuereb : A travers la nuit du poème

Enjeux de la création poétique chez Jean-Claude Xuereb

1961. Un des soubresauts de l’histoire arrache Jean-Claude Xuereb à sa terre algéroise natale, et à tout ce qu’il avait depuis l’enfance perçu comme un accord immuable des hommes et du monde. La blessure en est demeurée, gouvernant une œuvre d’exil et de mémoire orpheline, autant cependant que de célébration conjointe de la vie et de la poésie, tant un profond sentiment du tragique de l’existence le dispute ici avec « une fringale à croquer l’univers ».

Jean-Claude Xuereb, Ni le jour ni
l'heure,
Rougerie,
67 pages, 13 €

Divisé entre émerveillement et conscience de la finitude, le poète confie à la création poétique l’espoir de surmonter cette déchirure en retraçant les contours de notre condition mortelle. Il s’attache alors à cristalliser les sensations et les émotions que lui délivre le monde dans un objet de langage inédit, porteur de la « clarté native » où baignait le monde de l’enfance.

Mais si Jean-Claude Xuereb se souvient que « défiant le destin / l’enfance démunie / aspirait en secret / à maîtriser les mots », le défi est de taille, la maîtrise des mots une lutte incertaine, l’avancée du poème hasardeuse toujours quand il s’agit, dit Yves Bonnefoy, de faire en sorte que « les mots tracent un chemin vers quelque chose de plus précieux qu’eux-mêmes, le lieu, la présence ».

 

L’oiseau de Braque d’un cri raye l’espace
de la fenêtre
je vois
j’écris
j’essaie de figer dans le tremblement des mots le pur éclair
de son    passage 

Mais comment dire le perpétuel ailleurs de cet oiseau mental
qui traverse le temps
par la trame déchiquetée du hasard ?  AP 9 ((Les citations sont extraites des recueils parus aux Editions Rougerie : Marches du temps(MT, 1970), Gîte de sang(GS, 1972), Fibres de soleil FS, 1975 (( Homme diluvien(HD, 1979), Avance au présent(AP, 1984), Double versant de la rencontre(DVR, 1988), Redoute(R, 1992), Cette fugitive éternité(CFE, 1996), Pouvoir des clés(PC, 1998), Voir le jour(VJ, 2001), Passage du témoin(PT, 2004), Entre cendre et lumière(ECL, 2008), Le désir et l’instant(DI, 2011).))

Question lancinante que celle du « comment dire ? » pour qui a fait de la poésie l’horizon de son existence. « L’esprit se heurte / à la langagière cloison / la vaine résonance / qu’épuise l’indicible ». Il n’est de recueil où Jean-Claude Xuereb ne s’interroge sur les enjeux et les incertitudes de la création poétique, tour à tour doutant des pouvoirs de l’écriture (« le silence aura le dernier mot »), puis accordant toute confiance, ainsi de Pénélope et de Shéhérazade, à « une parole qui restaure » :

 

Ô mes sœurs qui pareillement
tissez le fil et la parole
pour repousser l’horreur
et préserver l’espoir. VJ 4

 

Mais qu’en est-il avant tout de la fabrique du poème ? Invitant le lecteur à sa table d’écriture, le poète lui confie le trouble de l’avant-poème, l’appréhension de la page blanche et l’attente fébrile des mots : « Je m’installe dans la chambre chaulée. Un terrible vertige tournoie vers la fenêtre de feuille blanche, sous l’obsession plurielle du verbe échouer. Ecoute, lucidité, transparence, je dénombre les bruits du silence. Au-delà, peut-être, vont sourdre les mots du poème ». La gageure est d’importance, il ne s’agit rien moins que de donner au langage le nouvel éclat grâce auquel renouer avec le monde :

 

Je transporte pour tout bagage
les mots dont chaque jour
je m’enchemise
tissus luisants d’usure 
et lessivés de neuf
pour affronter l’indifférence
du monde  PT 25

 

Jean-Claude Xuereb,
Passage du témoin
,
Rougerie, 2005, 13 €

 Mais qu’un humble viatique de mots devienne poème, se pose la question du rôle de cet objet : « Quel lieu fut-il assigné / à la fondation du poème ? / est-ce refuser à l’oubli / ou recomposer un ailleurs ? ». L’œuvre répond qu’elle est cette utopie de langage dont les souvenirs du pays d’enfance sont le terreau essentiel. Autre question majeure, liée à la genèse du poème, celle de sa nature : « Le poème à l’instant de naître impose sa partition : simple agencement concerté de mots ou expulsion hors de soi d’un corps autonome doué d’étrangeté ? ». Froide horlogerie verbale ou enfantement horrifique d’un alien ? Le poète donne lui-même magnifiquement la réponse, évoquant les étapes de la venue du texte, son progressif arrachement à l’informe, la cristallisation et le déploiement du sens dans d’éphémères demeures de paroles où loger notre désir d’éternité :

 

                    Trajet exaltant d’une création, du magma originel

                    à l’irrémédiable solidification ; assemblage de fragments

                    arrachés au chaos pour l’ajustement d’un sens ;

                    édification rigoureuse d’un abri qui puisse défier

                    les orages et durablement protéger ; main-d’œuvre

                    perfectionniste du désir  AP 1

Marches du temps, publié en 1970, constitue le seuil de l’œuvre. Jean-Claude Xuereb s’y donne dès l’abord deux consignes en forme de bref art poétique, dont l’implication traverse l’ensemble des recueils publiés à ce jour. Il s’agit d’abord de tendre à « dire les choses simplement ». « Dire », c’est éviter de peser et tenter de s’accorder à l’évidence des choses et des êtres, faire des mots l’écho ou le parfum de leur présence, mieux encore, qu’ils en permettent la révélation.

 

Sous l’averse du jour, un pan de certitude se
dévoile soudain, me saute au visage. Sa clarté
ne m’aveugle pas. Il importe, en marchant, d’y
adosser durablement le regard, pour empêcher
l’éboulis.

Pourtant, le masque d’un buisson suffit à
dérouter ma quête, vers l’horizon dépareillé,
jusqu’au prochain éveil. MT 2

 

 

Jean-Claude Xuereb,
Entre cendre et lumière,
Rougerie, 2008, 13 €

Le pouvoir de cette « averse du jour » est bien celui de la poésie, à même de substituer à la confusion des choses, comme aux prétentions de la connaissance, la « certitude » lumineuse de leur vérité. Mais ce pouvoir est éphémère et la « quête » tôt déroutée. Il faut alors, seconde consigne, conquérir la « liberté de dire, toutes paroles déliées. Etre chaque objet par la traverse des mots ». « Dire » en abolissant la distance qu’impose le concept, renouer avec une parole émancipée du savoir et de la raison (« Petit enfant tes yeux inaugurent le monde »). Seule « la traverse des mots », entendons une action sur le langage, une élaboration sensorielle du texte par l’agencement des termes, le travail des sons, des rythmes et le recours aux images, peut être à même d’établir avec les « objets » du monde le dialogue d’une intimité renouvelée.

 

J’entreprends d’élaguer le jardin sauvage.
Patiemment, le sécateur dévoile les branches.
A présent, les noisetiers ont retrouvé l’espace.
Leurs fruits sont des galets polis par le vent.  MT 7

 

Jardinier minutieux à l’ouvrage dans l’épaisseur du langage, le poète s’applique à retrouver les formes premières, à faire que les choses retrouvent leur espace originel dans l’espace même de la langue. Ainsi de la métaphore des « galets polis par le vent », donnant accès à l’humble vérité des fruits du noisetier, produisant dans l’imaginaire du lecteur l’essence disparue de sensations et d’images éprouvées au temps de l’enfance dans leur éblouissante vérité

 

C’est toujours le même poème qui s’écrit
celui d’une mise en demeure du soleil
pour retrouver un peu de la clarté native  R 12-II

 

Voilà donc le défi du poème  en même temps que sa vocation première : baigner le monde d’une lumière originelle, de cette « clarté native » où se révèlent la vérité et la beauté des choses. La création poétique est fille du jour, « chaque jour est neuf et le poème commence » dans une jubilation de mots. Jean-Claude Xuereb reconnaît dans le poète un « homme du recommencement/ détrompeur de l’oracle » célébrant dans un même désir et une même allégresse la vie et le langage.

 

Dès le premier mot du poème
tremble l’ardeur à dénuder la beauté intacte de vivre
[…] voici qu’irradie la joie
d’initier au premier matin du monde DI 7

Cependant le travail d’écriture est malaisé, semé d’embûches, souvent ingrat. Mille obstacles surviennent qui éloignent toujours plus « l’orient secret de la poésie », font craindre le tarissement et installent le doute.

 

Un poème surgit entre tête et poitrine
aurait-il le pouvoir de tamiser l’innommable ?
mais le crible des mots ne retient que scories
et la beauté s’évapore à travers les mailles AP 15

 

Le poète s’interroge : « Faut-il s’acharner à l’esquisse du poème / incandescent de repentirs et de ratures / sur l’indicible roulis des blés dans le vent ? ». Comment dire en effet après tant d’autres le mouvement des épis sous le vent ? Comment retrouver la vision originelle ? Si ondulations, ondoiement, ou « roulis » imposent l’image convenue des vagues, repentirs et ratures ont dû présider ici à un assemblage d’assonances et d’allitérations – indicible roulis des blés– cette subtile aura sonore, tout autant que la métaphore, mordant tant soit peu sur l’indicible.

Jean-Claude Xuereb,
Le Désir et l'instant,
Rougerie, 2011, 12 €

Mais combien de tentatives avortées, d’égarements et de mirages, quand l’avancée du texte ne peut être que hasardeuse :

 

Périlleuse caravane du poème
en monture et harnachement de paroles
à la rencontre de soi
[…] on progresse à l’estime sans l’aiguillon d’une boussole
en éclaireur de soleil et d’étoiles […] à l’orient du hasard  MT

 

Sur le fil du poème
j’avance mot à mot
vers ce que je ne connais pas encore et qui se dérobe aussitôt
pour peu que je n’y prenne garde PT 17

 

A quelles fins tous ces efforts « à travers la nuit du poème » ? Le poète s’insurge : « Pourquoi s’obstiner à transcrire l’inentendu qui peine en soi », et encore : « Folie de prêter / un quelconque pouvoir / aux mots que l’on agence / sur blancheur d’écritoire ». Il doute de l’efficace de ce qui ne serait que « fardeau de paroles toujours inaccomplies », et de l’enjeu de « dérisoires archives ». Nombreuses sont les mises en cause de l’entreprise même d’écrire des poèmes, dénonçant tour à tour l’impuissance de l’écriture et l’absolue vanité de tout projet poétique.

 

Tellement démuni, hors le buisson de lumières et d’ombres
qu’immobile tu fourrages dans ta tête, espérant on ne sait quelle
inouïe flambée de paroles DVR 12

 

Ainsi l’écrit parcourt en silence la page
au risque de figer la parole et le sens
qu’au bout de l’espace anéantira la mort CFE 26

 

Entre révolte et souffrance, c’est ici l’espoir déçu et la tentation du renoncement de qui, pressentant « l’inutile insurrection du poème », éprouve l’indigence d’une parole promise à l’effacement. Comme si vivre l’expérience de la poésie était vivre l’échec de la poésie.

 

Et ton poème retournera au néant
car les mots de papier en silence agonisent
lorsqu’à jamais s’efface une voix intérieure
dotée du pouvoir de leur insuffler vie DI 13

 

Mais une sorte d’instinct de survie poétique dissipe le désenchantement, régénère la « voix intérieure » source du poème et ranime la confiance dans langage de la poésie : « La richesse inaliénable des mots nous a sauvés ». Amour du langage, ravissement toujours renouvelé devant la sensualité et la force d’incarnation des vocables : à tout cela, à quoi le poète rend grâce, s’ajoute l’exaltation née de l’extraordinaire puissance ontologique du poème :

 

Par bonheur quelques mots résistent à l’usure
sur les lèvres et la langue
leur chair frémit
d’une volupté intacte
soleil… rivage… 
ils disent la jeunesse
 insolente du monde  CFE 1-II

 

C’est là reconnaître dans la poésie le « contre-sépulcre » qu’évoque René Char. Le poète retrouve à travers la langue nouvelle du poème la « clarté native » du regard que l’enfant, innocent encore à la lisière du temps, portait sur le monde alentour. Comme si le temps et la mort refluaient, un instant niés par  beauté d’un chant inouï, la perte et l’oubli changés en plénitude par et dans le chant poétique.

 

Aubaine du poème
des yeux lavés d’enfance
convoquent un ballet
d’insouciants disparus 

dans un temps aboli
c’est la métamorphose
des manques et des deuils
en concerts d’allégresse DI 27

 

Jean-Claude Xuereb s’émerveille de ce miracle et de la puissance que  lui accorde l’écriture : « En ce lieu de surplomb de ma vie, j’ai soudain pouvoir d’inverser les signes. Le fruit remonte à l’arbre, redevient fleur ».

 

Poème : condensation dans les mots du temps et de l’espace,
par où fusionnent « qui je fus » et « qui je suis »
en « qui je deviens », à l’instant fugace de l’écriture VJ 38

 

S’il s’agit bien de « condenser » ce qui de nous se défait et s’échappe, cela ne peut se faire que dans la langue seconde du poème, dans la concaténation concertée de mots aux implications réciproques, dont « la mémoire biseautée », par une sorte d’irradiation du sens, suscite l’imaginaire et appelle à la connaissance poétique du monde :

 

Ecrire : préserver du naufrage quelques éclats
de la profusion de lumière et d’instants traversés,
inclusion de fossiles dans la transparence
à facettes des mots, roulement imprévisible de dés
projetés en avant de soi PDC 49

 

Et c’est en vérité dans le « roulement imprévisible » des mots sur la page, à travers les propriétés physiques mêmes de la langue, que le poète rejoint, en un fulgurant surcroît d’existence, « le dire commun porté à sa plus grande intensité », ainsi qu’Yves Bonnefoy définit la création poétique. On voit combien le lyrisme de Jean-Claude Xuereb, loin de se limiter à l’expression de sentiments personnels, s’affirme dans une interaction de l’expérience du monde, des émotions qu’elle suscite et d’une action sur le langage.

« Poésie de circonstance », dit Jean-Claude Xuereb de son travail. Sans doute occasionnelle, témoignant au jour le jour de rencontres, d’événements, de sensations et d’émotions, mais éprouvée dans l’universalité des circonstances de la condition humaine. Chacune de ces circonstances, si le poète s’en saisit, est à même de manifester l’efficience de la parole poétique, sa vertu pacificatrice et sa puissance de restitution d’un paradis. Il n’est pas une page de cette œuvre où ne s’inscrive, en filigrane à la beauté du monde, l’espoir porté par ces mots de Camus : « Dans les profondeurs de l’hiver j’ai perçu qu’il y avait un invincible été ».

Le triomphe de cet « invincible été » illumine l’émouvante adresse du poète à sa descendance, léguant à tout lecteur, en gage d’avenir, l’offrande d’une poésie dont nous savons qu’elle apporte un surcroît de sens et de saveur à notre existence.

 

Enfants […] cette maison garante de vos racines veille
tel un bougeoir confiant sur votre dispersion […]

Le chant des cigales prolonge le couchant
depuis ce lieu de fraîcheur entre deux chênes
où sont ancrés les repères de vos mémoires

Pour quelques instants retenez entre vos mains
une motte de silence de cette terre
où chante la graine des saisons à venir 

 

 

 

 




Revue “Reflets” numéro 28 — dossier spécial “Poésie”

Revue tourangelle qui s’applique à « donner du sens aux événements », le magazine d’actualité et de société dirigé et animé par Thérèse et Christian Roesch n’est PAS une revue littéraire. Il nous semble d’autant plus nécessaire d’en parler, puisque – chose rare dans la presse généraliste -  le numéro d’été consacre un dossier complet à la poésie (pp. 32 à 65, près de la moitié de la publication !), largement ouvert à ses dimensions spirituelles.

Quatre volets (ouverts par une pleine page illustrée à la fois par une image et une citation) à ce dossier : le premier – «S’émerveiller » - donne la parole à Christian Bobin (déjà sujet d’un entretien dans le numéro 14 de la revue) en publiant le fac-simile d’une lettre olographe et de larges extraits du Plâtrier siffleur, illustrant la thématique « poésie et contemplation », suivis d’un article de notre collaborateur Pierre Tanguy sur le haïku, accompagné d’exemples tirés de la tradition, de la propre production de l’auteur et d’écrivains contemporains.

La deuxième, sous le thème de la renaissance par la poésie, propose un entretien avec Brigitte Maillard, dynamique éditrice de « Monde en Poésie » (( https://mondeenpoesieeditions.blogspot.com/ )) qui a collaboré à l’élaboration de ce dossier, et un article sur le livre Jacques Lusseyran, Le monde commence aujourd’hui, en Folio-Gallimard, livre retraçant le parcours de ce héros de la résistance pour lequel la poésie a le pouvoir « d’exprimer l’indicible du pire ». Des pages sont consacrées à Apollinaire, mais aussi à Desnos et Aragon, et présentent un extrait de l’ interview de Stéphane Hessel réalisé par Brigitte Maillard pour Aligre FM en 2011 – deux ans avant la disparition de ce militant des droits de l’homme, revenu des camps et témoignant de l’importance de la poésie dans son combat de survie (( on peut citer Ô ma mémoire : la poésie, ma nécessité , 88 poèmes publiés au Seuil en 206 et republiés en 2011)).

« Les Enfants sont des poètes » est le troisième élément de ce dossier avec un article de Jean-Luc Pouliquen (dont le dossier reprend le titre d’une publication) et des textes d’écoliers avec leur questionnement sur l’utilité de la poésie. Enfin, des propos de Laurent Terzieff, une interview de Gilles Baudry, moine-poète, et un poème bilingue de l'américain Joe Z. (Zarantonello) ferment ces pages sous l’intitulé « L’Invisible devient visible ».

Reflets, n. 28, dossier poésie « Dire l’indicible »,
juillet-août-septembre 2018, 7,90 euros.
Disponible dans les kiosques, 
la revue peut-être commandée directement
sur le site. Site de la Revue Reflets