Bernard Desportes, Le Cri muet

Alain Gorius et sa maison d'édition Al Manar ont l'habitude de nous gratifier de livres d'artistes de grande qualité mais Le Cri muetde Bernard Desportes vient ajouter de l'émotion à l'esthétisme.

Bernard Desportes est mort le 20 mars 2018, le cri muet est son dernier ouvrage publié quelques semaines avant sa disparition. Ce dernier cri est une sorte d'autobiographie, bilan d'une vie d'écrivain "serai-je allé plus loin / qu'au seuil / de moi-même? " , traversant vingt cinq ans de poèmes, proses, essais, lettres de 1991 à 2016. Livre hommage, organisé par l'auteur lui-même, qui restera donc comme un témoin "ma vie / plus loin que moi ", de ce que fut son talent.

Quand, pour un poème, Desportes choisit comme exergue cette citation d'Henry Vaughan : "et respire, toi, dans l'âcre monde / pour dire ce que je fus." c'est pour décrire cet âcre monde qu'il dépeint au travers de ce choix de textes en bleu, blanc et noir.

 

Bernard Desportes, Le Cri muet,
Al Manar, 2018, 88p,, 18€

Le noir tout d'abord, avec le frontispice de Gilles du Bouchet qui vient bien résumer ce livre toujours sous-tendu de noir et de gris. Mais un noir noble, le noir universel qui touche chacun de nous en nos propres tourments. Il y a quelques années, Anish Kapoor s'est approprié la couleur noire la plus intense, au point d'en devenir propriétaire. Il s'agit ici pour Bernard Desportes, au contraire, de partager ses zones d'ombres pour que son cri, bien que muet, fasse écho en nous.

Le noir d'une vie de solitude et de nuit : " espoir et désespoir sont même cendres / même absence / dans l'immobilité des heures / même errance dans le néant du jour ". Une vie dans l'urgence d'écrire :  " j'écris / comme on se sauve / mes jambes à mon cou", écrire en particulier son lien avec la terre "est-ce ton pays / ce pays / qui t'écartèle? " et le monde à découvrir " je ne suis pas en deçà de la route que je suis ", " un écho bruissant du monde déposé dans la matière brute, la pierre, le caillou, le grain de sable, la poussière."

Se sachant malade, Desportes se confronte aussi à la mort " j'ai laissé la route / se défaire / de mes pas " avec au bilan " tout ne fut pas vain dans ce désastre / il nous reste des mots des rêves ". Ouvrage-leg que ce cri, " une déchirure qui est la matière des mots ".

Mais le noir n'est pas la seule couleur de cet ouvrage. Le blanc neige des " jours évidés "  y occupe aussi une bonne place. Le blanc de la page, dans l'amitié d'André du Bouchet " en amont du mot / sur la page vierge ". En filigrane aussi René Char en son Isle. Mais la couleur Desportes la côtoie aussi dans son compagnonnage avec des artistes comme Katuchevski.  Et son recueil fait aussi bonne place au bleu lumineux de quelques détours au soleil de Provence, des Cévennes ou de Tanger, pays de ciels, de vents et de pierre.

Bien entendu, ce Cri muet, d'un noir multicolore, n'est qu'un fragment de la vie de Desportes mais "ce dont on ne peut parler / reste seul à dire " mais aussi "ce qui n'est pas dit / demeure en mémoire dans le ciel ".

Que Bernard Desportes trouve sa demeure en nos mémoires.




France Boucher, En gerbes sur le pas, et autres poèmes

 En gerbes sur le pas

 

Nouveau rêve à portée de main  
scintillent les sables
de l'exil

Pourtant le désert
déracinera ses intuitions
ses défenses
en un rituel obsessif

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Marie-Françoise Ghesquier, De tout bois si

Traductrice de formation, Marie-Françoise Ghesquier (qui a aussi signé Di Fraja) vit près de Chalon-sur-Saône. Elle écrit dans des revues (Décharge, Comme en Poésie, Traction Brabant, Nouveaux délits), et a publié trois recueils : Aux confins du printemps, À hauteur d’ombre et La parole comme un cristal de sel ((Encres Vives, 2013 ; Cardère, 2014 (photos de l’auteure et de Cathy Garcia) ; Cardère, 2016 (monotypes de l’auteure))). Un feu qui brûle par son absence et une condition hors-champ : ce titre singulier se retrouve dans le dernier vers d’un des poèmes – « je feu de tout bois si ».

.

 

Marie-Françoise Ghesquier, De tout bois si,
Éditions Henry, 2017. 74 p., 8 €.

 La suspension finale demeure, tandis que l’ellipse du verbe accentue la revendication d’une liberté totale. On trouvera souvent ce jeconstruit en prise directe avec un groupe nominal ou un participe – jeau rebond des refus, je décliné jusqu’au noir, etc–, et des phrases qui se terminent dans le vide – Comment voulez-vous / que toute notion d’incarnat ?

Ces ellipses sont le point limite d’une écriture qui scinde / le sens et brasse des motifs à la tonalité surréaliste, à la langue constellée de mots obsédants (branchies, dupliqué) et de jeux sonores (cardée au myocarde, hameçon-âme son), parfois précieuse – l’éristale enclave la parole hélicoïdale– ou brisée jusqu’à la désarticulation :

 

Je louvoie parmi doutes assaillants       d’août

et fleurs furieusement

d’aucun ne voudrait

parole graminée        minée par dessous

 

La lecture peut buter sur ces passages étranges, mais ils sont vite perçus comme la seule voie laissée par le dire impossible.Jamais n’est rompu le fil qui nous relie à l’auteure aux prises avec la fragilité du corps et du cœur, en proie à la sensation aiguë de l’infini des possibles, et attentive à une nature vibrante. D’autant que sa poésie, fidèle au titre, est loin de se limiter à ces formes de déconstruction et de codage. Dans son kaléidoscope passe plus d’une image fluide – Je jette mes rêves comme des éclats de lune / entre les branches mortes. Et même cette plénitude fugitive si nourricière :

 

Parfois la libellule passe à travers

les jeux de lumière

 

Aiguille d’acier pour recoudre

les clartés déchirées

 

De fil en aiguille

                                                                                 au plus pur du bleu

 




Claire Audhuy, J’aurais préféré que nous fassions obscurité ensemble

Le 13 novembre de cette année 2018, ce sera le troisième anniversaire des attentats terroristes du Bataclan qui comptent (faut-il le rappeler ?) parmi les plus meurtriers de ces dernières années. On aurait pu craindre le pire car les bons sentiments ne font pas forcément de la bonne littérature (et de l’excellente poésie). Heureusement, il n’en est rien avec le recueil de Claire Audhuy, « J’aurais préféré que nous fassions obscurité ensemble »… Heureusement car Claire Audhuy écrit les choses avec la plus extrême simplicité si bien que ses poèmes se confondent parfois avec des listes de mots ou d’expressions…

Claire Audhuy, J’aurais préféré que nous
fassions obscurité ensemble,
La Feuille de

Thé éditeur, 136 pages, 20 euros. En
librairie ou sur commande sur le site de
l’éditeur la feuille de the (on peut payer
avec PayPal).

 

Il y a beaucoup de pudeur dans ces poèmes : « que c’est bon / de reposer sous terre / ensemble / pour l’éternité » (p 27) ou « Mais toi / comment t’atteindre / je ne sais pas parler à la poussière » (p 31). C’est avec bonheur que Claire Audhuy dit la réalité …
Claire Audhuy répète à l’envi pour enfoncer le clou comme si elle était inconsolable (et elle l’est). Ce qu’elle exprime, c’est la vie et l’amour de celle-ci.  Mais parfois, c’est le tragique qui devient évident : ainsi le poème de la page 45. C’est une femme amoureuse qui écrit, sincèrement. Même les poèmes qui se réduisent à un vers, voire à quelques mots, sont signifiants. Finalement, le lecteur découvre le portrait de Claire Auhuy en veuve. Page 73, le titre du recueil s’éclaire : c’est un poème chargé de sens. Cela ne va pas sans une certaine cruauté ou une certaine douleur comme dans ce poème (p 81) qui se termine, après une énumération pleine de vie avec des mots prosaïques, par ce vers « dans ton cercueil trop large  ».
Voilà, en vrac, ce que je voulais dire de ce recueil sans hiérarchisation ou sans ordonnance particulières. Il y aurait encore bien des choses à déchiffrer ou à affirmer. Les poèmes de Claire Audhuy en sont pas convenus : l’émotion est au rendez-vous. Les poèmes sont des réceptacles d’émotion. D’autant plus que l’assertion est totalement sincère : « ta vie / est mon membre / fantôme ». Ce sera le poème de la fin !

 




Florence Saint-Roch : Parcelle 101

Les éditions p.i.sage intérieur présentent deux collections, l’une de méditation autour du paysage, l’autre de poésie, dirigée par Yves-Jacques Bouin, où l’on trouve des auteurs contemporains connus ou méconnus, sous le titre énigmatique de « 3,14 g de poésie ».

 Si le nombre π y est convoqué – est-ce parce que c’est l’initiale de l’éditeur – le « p » de paysage – ou parce qu’il est aussi un nombre irrationnel, et transcendant, comme on espère que le soit la poésie qu’il recouvre ? Ce sont de toutes petites plaquettes, de format très allongé – fort légères, certes quand on les manipule – et toutes ornées en couverture d’un motif géométrique triangulaire où se lit une image, en contraste avec la couleur unie du fond (dont il semble qu’elles fonctionnent de façon contrastée 2 par 2, d’un livre à l’autre). Il s’agit de beaux petits objets précieux – des livres qu’on a envie d’avoir parce qu’ils sont beaux et originaux dans leur présentation même.

Le recueil de Florence Saint-Roch parle de jardinage – enfin, à la façon de Florence Saint-Roch, dont on découvre l’humour et le regard tendre et acéré à la fois. La parcelle 101, c’est un minuscule terrain dans un jardin associatif, que cultive le collègue bibliothécaire de la narratrice, invitée à participer à l’aventure. Les textes, non ponctués, semblent tracés au cordeau, comme des carrés potagers dans le marais audomarois. Il faut dire que Saint-Omer, patrie de l’auteure, est le paradis, le nec-plus-ultra de la culture potagère, et qu’il semble logique que Rémi, qui parle savamment d’incunables et de vieux manuscrits dans sa bibliothèque, puisse être aussi compétent en matière de culture vivrière. Et l’humour et la culture littéraire de Florence Saint-Roch amène l’air de rien à penser à Pomone ou à Voltaire et sa sagesse jardinière… en attendant qu’elle vous cite Rabelais, Rousseau… Pline l’Ancien… et même Shakespeare et Fidelio de Beethoven. 

Florence Roch, Parcelle 101, suites potagères,
éditions p.i.sage intérieur, 3,14g de poésie,
60 p., 10 euros.

Dans la configuration régulière des carrés de mots – 33 « parcelles » agrémentées de quelques dessins minimalistes, précédées d’une introduction et suives d’une postface, c’est une aventure pour de vrai qu’elle nous propose – avec Bouvard et Pécuchet en figures tutélaires des tentatives avortées, des rêveries sur le terrain, narrées avec un style des plus libres, qui mélange les genres et les niveaux de langue, passant du slang au néologisme savant de « légumiste », donnant la parole à Rémi, archiviste « expert en latin d’église en picard ancien en patois artésien et pas fichu de le parler avec son voisin » dont elle nous livre aussi  le savoureux discours (p. 29) en patois « ch’ti ».

Elle est comme ça, Florence : mine de rien, elle vous entraîne, vous allez rire, mais elle vous prendra par la main et vous fera réfléchir au sens caché de l’aventure qui mène des choux non plantés à l’écriture. Car ce qui importe, ce n’est pas tant de faire croître des légumes, ainsi que ne le comprennent pas les jardiniers des parcelles voisines, mais d’être sur le terrain, afin « d’observer les lueurs roses de l’automne qui danse sur les mottes croûteuses ce jardin-là essentiel à celui qui se développe en nous » - car au fond, le jardin, c’est une machine à rêver – à travers le souvenir de son père, jardinier émérite, dont elle parle avec tendresse dans la préface et dont elle qualifie l’activité de « littéraire » puisqu’il pratiquait la culture comme elle écrit, faisant des plans, raturant, recommençant, « corrige(ant) toujours heureux, jamais content » -  et cette « biographie » de l’écrivain en devenir qu’elle nous donne à la fin – passant d’aide-jardinière enfant à lectrice par la vertu de  Tistou les pouces verts . C’est bien un paysage intérieur qu’il nous est donné de parcourir, dans la chambre d’écho qu’est ce microscopique jardin, abandonné par les deux bibliothécaires pour d’autres aventures,  après un « ratage » qui est une belle histoire d’amitié, et l’occasion de ce petit livre si plein d’humour et de sagesse. Un livre léger, comme l’indique le titre de la collection – mais avec la sereine légéreté du contemplateur philosophe.




Le triptyque de la Sainte-Victoire

À propos de Le temps fait rage (Le bleu du ciel, 2015), La Sainte-Victoire de trois-quarts (La Lettre volée, 2017) & Onze tableaux sauvés du zoo (Atelier de l’agneau, 2018)

Olivier Domerg, enfant du pays de Martigues, a fait paraître son triptyque consacré à la (fameuse) montagne Sainte-Victoire, titré par lui La condition du même, dans le désordre : le premier volet, La Sainte-Victoire de trois-quarts, longuement travaillé entre 2005 et 2012, a paru en 2017 à La Lettre volée ; quand le troisième, Le temps fait rage, a paru fin 2015 au Bleu du ciel

Au beau milieu, ces Onze tableaux sauvés du zoo (du folklore provençal ?), chez l’Atelier de l’agneau. Dans un addendum au premier volet, on apprend que « chaque volet possède son identité et sa poétique propres, et peut être donc pris ou lu séparément », et que « cet ensemble de trois livres » est consacré par l’auteur à la Sainte-Victoire, « ré-envisagée du point de vue de l’écriture, dans une reconsidération générale du motif et de sa perception ». Il s’agit de trouver des équivalents littéraires aux patients coups de pinceau de Cézanne : « comment faire entrer la montagne dans la page ? ou encore, comment faire de la page la montagne ? » Allons-y donc voir.

Répétition (condition du même)

 

Ce qui frappe d’emblée dans cet ensemble, c’est la permanence des interrogations du poète quant au motif : « pour toute poétique & pour toute morale, ce qui est devant nous » (TFR1) ; « choses nues, qu’il faut jeter sur le papier[…] Le monde est là qu’il faut dire » (S-Vde3/42). Domerg est le plus straubien des poètes : il écrit ce qu’il voit, sans y rien changer/modifier. (« Les choses sont là ; pourquoi les manipuler ? » clamait Roberto Rossellini.) Telle est la condition du même : forer toujours plus profond sur quelques motifs/mesures ; donner (essayer de) l’idée de la poussée géologique de la montagne : « penser au plissé & au bouleversement induit, penser à la tension exercée sur les couches rocheuses & terrestres, penser la torsion » (TFR). Un peintre ne peint-il pas toujours le même et unique tableau ? (Et exemplairement Cézanne, avec ses 80 tableaux de LA montagne du pays d’Aix). 

Olivier DOMERG, Le temps fait rage,
éditions Le bleu du ciel, 2015, 153 p. 15 €

Beethoven n’a-t-il pas toujours composé les mêmes sonates ? Jean-Marie Straub et Danièle Huillet n’ont-ils pas toujours fait le même film ? Le principal leitmotiv de ce triptyque est, bien sûr, la présence obsédante du peintre « fou » d’Aix ; comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement quand

 

 (son acharnement à la saisir fut tel

                                                      que voir la montagne maintenant

                                                                                                          à tous coups, nous le rappelle) 3 ?

 

Le célèbre peintre revient ainsi de façon directe ou allusive (par exemple, citations du livre de Peter Handke consacré à ce même motif) tout au long des trois volets. Constamment : « grâce à ce qu’IL avait vu / et peint, / à ce que personne n’avait peint / et vu avant LUI » (S-Vde3/4). Ça n’arrête jamais : « que disait-il déjà ? que la nature est en profondeur ? qu’il ne croyait qu’aux circonstances & à la prose sortie du tube » (TFR).

Mais il y en a d’autres : la présence discrète et insistante à la fois de Francis Ponge (le poète de La rage de l’expression et duParti pris des choses) et de Bernard Noël (en tant qu’auteur de L’Outrage aux mots).

Le plus saillant et beau souci d’Olivier Domerg est, comme Cézanne, de dépeindre ce qu’il voit devant lui, tel quel ! « C’est la situation qui décide, oriente la vision & la phrase. » (En cela, on peut dire qu’ils sont frères en création.) La poésie, le réel. « L’écriture s’arcboute au visible, tirant sa force de la vue. » Alors, et seulement alors, on peut espérer donner « un coup de / Ponge sur du sacré » (l’image d’Épinal qu’est devenue la montagne d’Aix, aussi bien que son peintre), secouer « toute la cézannerie d’apparat et d’opérette », « réduire le mythe en / poudre », « faire / taire l’emphase (place neuve !) ». Et puis atteindre au pur kairos : l’irruption de l’instant formidable : « être dans le vertige de voir, prendre connaissance à chaque instant de ce que signifie le mot paysage. » Ne pas laisser passer ce moment-là : « Elle émerge du paysage tel un navire d’une nappe de brouillard, proue calcaire en avant, étrave rocheuse fendant le visible et l’aimantant. »

Différence

 

Alors que Le temps fait rage est composé quasiment comme une seule phrase, sans majuscules sauf aux noms propres (c’est un chant (de rage de l’expression) en neuf strophes, dites chants-séquences), La Sainte-Victoire de trois-quartsest tissé de formes hétérogènes, cut : des [tableaux] où l’occupation de l’espace de la page est très travaillée (structures en escaliers, ferrages à droite, à gauche, etc.), des [romans] (plus classiques, justifiés), et au milieu de ce tissage de formes (un maelstrom), des chants d’une seule coulée, en italiques. Les Onze tableaux sauvés du zoo, eux, s’apparentent à un poème en 11 volets avec jeux topographiques et typographiques sur l’espace de la page, dans la grande tradition mallarméenne du Coup de dés qui toujours instaure des surprises pour les yeux du lecteur, qui partant finit les (ces onze) tableaux.

Olivier DOMERG, La Sainte-Victoire de trois-quarts,
La lettre volée, collection Poiesis, 113 pages, 18 €

 

Il est à noter que la forme « poème » de ces tableaux empêche la réflexion sur le travail de l’écriture, alors que les passages en prose des deux autres volets ne se privaient pas de ces notations autoréflexives et modernistes sur l’atelier du poète : « Tu travailles une forme qui te travaille en retour » (S-Vde3/4) ; « Brûler ses tropes. Jeter ses notes. Réduire le mode opératoire. Repartir de rien, pisser sur le pic, curer le trop-plein. Le trop peint » (ibid.) ; « difficile de mettre en mots cette forme, de mettre des mots sur cette forme » (TFR) ; « il n’y a pas forcément de progrès dans la série, seulement l’obstination de mieux coïncider avec chaque moment » (TFR). Présent intégral. Présentation (au Temple de l’Art), plutôt que représentation : « fi des histoires, allez hop : aux chiottes les histoires (d’ailleurs, y’a plus que là qu’on les lit) ! c’est terminé, il faut […] tout éclairer en grand, tout observer, tout décortiquer, tout reprendre » (TFR). Reprendre à Francis Ponge, ce héraut de la modernité poétique, cette idée de publier « les états de son atelier », plutôt que des poèmes (bons ou mauvais). Laisser une place au lecteur, qui finit l’œuvre, en exposant « la progression & le processus de tout art ». C’est ainsi qu’on construit les œuvres ouvertes.

Dire queLe temps fait rageest le plus cubiste du triptyque : sa forme circulaire sans plus ni haut ni bas favorise cette simultanéité des points de vue : « repasser en vision globale, monceau pyramidal constitué de monceaux superposés, saillants, désordonnés, vaguement additionnés ou posés les uns sur les autres, vaguement collés ou accolés, monceauscellé par le ciment du temps » : plus de perspective idéalisante ; tout à la fois, ici et maintenant, par « accumulation, multiplication des angles d’attaque ».

Différence et répétition

 

Selon Gilles Deleuze, dans son essai éponyme, rien ne se répète jamais vraiment à l'identique ; la nature entière s'écoule comme le fleuve héraclitéen, dans un devenir perpétuel ; et toute impression de stabilité n'est qu'illusion. Ce que, de façon superficielle, nous croyons voir se répéter identiquement ou semblablement « fourmille » en fait d'infimes différences qui font de chaque « retour » un événement toujours nouveau et irréductible à ce qui l'a précédé.

Olivier DOMERG, Onze tableaux sauvés
du zoo,
Atelier de l’agneau, collection
géopoétique, mars 2018, 108 pages, 16 €

 

Ainsi, chez Domerg, le « retour » des avions de ligne qui décollent de Marseille-Marignane pour trouer le ciel aixois et barrer la vue de la sainte montagne : 1/ vision in (la carlingue) : « Vision brève autant que belle ; aussitôt vue, aussitôt aspirée ou bue par le trou du hublot ou par l’irrémédiable projection de l’appareil vers sa destination » (11T) ; visions off : 2/ : « la carlingue d’un long / courrier au décollage de / Marignane s’inscrit / une fraction de seconde, / dans une inclinaison parallèle / à celle de la montagne » (S-Vde3/4), et 3/ : « les ailes volantes dans l’azur. La pointe des pieds douloureuse dans la pente » (TFR). Domerg est très conscient de son travail : « plus tard, reprendre sur le même ton ; le même ton qui en est un autre » .Incise sur incise : « énumération phénoménologique du détail. » Chacun des volets du triptyque se trouve enchâssé dans l’autre, « en est une extension en constant devenir & constante expansion ». Machine désirante, et non pas poésie larmoyante. Jeu, plutôt que Je. Poésie sans maître : les citations affluent de partout, cachées, tronquées, voire truquées : Bernard Noël, Jean-Marie Gleize, Pascal Quignard, Charles Juliet, Peter Handke, lettres & propos de Cézanne.

Autre tropisme deleuzien chez Domerg (comme quoi, le titre de ce chapitre ne doit rien au hasard, qu’un coup de dés toujours abolit) : la dépersonnalisation de l’écriture : utilisation de citation tronquées et/ou truquées, sérialisation des notes brutes et sèches (« blocs blancs formant la crête, verdure dans les échancrures, les trouées, terre rouge sur le versant »), parfois triviales et prosaïques : « La rumeur de l’autoroute enfle d’un coup : lourd convoi d’engins de chantier. » (On se souvient que dans leur « Cézanne », les Straub, travaillant toujours en prise de son réel, n’avaient pas éludé ces bruits des paysages « modernes » tels qu’ils sont). On assiste à l’aventure d'une pensée qui se prend à rêver d'être libérée de toute identité personnelle : « refus de toute forme de sublimation stylistique, de toute re-poétisation idéalisante. » Adieu « maman », « papa », « Œdipe » et tout l’bastringue familialo-psychologique ; bonjour le travail de la série « qui est un travail d’achèvement de la forme » par exténuation des possibles/possibilités d’un lieu/motif. Poésie du défi : « ce qui se dresse devant, ne cesse de défier l’écriture. » Outrage à la poésie personnelle (qui a fait son temps de contingences relatives, comme l’on sait…) : « La géologique du poème débarrassé du poème » (ouf !) ; « la prose sans fin de la roche & de la cause matérielle ». Rien n’aura eu lieu que le lieu ; « quelque chose comme une énumération du présent » (TFR) ; telle est la logique du poème moderne. « Il n’y a rien d’autre à ajouter. Le rapport est sous vos yeux » (11T).

 




RILKE-POEME, Elancé dans l’asphère

 

ce n’est pas l’audible seul qui est décisif dans la musique, car quelque chose peut s’entendre agréablement sans que cela soit vrai 

Rainer Maria Rilke, correspondance avec Marie de la Tour et Taxis

 

RILKE-POEME Elancé dans l’asphère, 
Luminitza C. Tigirlas,
éditions L’Harmattan,
études
psychanalytiques, 200 pages,
21,50 euros.

En commençant par cette citation trouvée page 102, mon intention est d’aller droit au cœur du livre : pour Rilke, ce n’est pas l’apparence qui préside au beau mais quelque chose de plus profond, un être enfoui qui influe sur l’apparence et dont elle est le témoignage. Le poète se doit d’embrasser le Beau et cela lui sera fatal : par cette étreinte le poète disparaît, mais, ainsi, la poésie peut advenir. Beauté, l’Ouvert, la bien-aimée, la nuit, l’ange, Narcisse, Orphée, mystique, l’au-delà du langage, l’art, la grandeur, bien des thèmes Rilkéens sont évoqués dans ce livre très agréable à lire et bien documenté, qui mêle en parallèle dans un double mouvement, des réflexions sur l’œuvre poétique avec un éclairage psychanalytique, tout en tirant le fil d’une histoire intime. L’auteure confronte l’étude (qu’on imagine « objective ») de la poésie et des écrits de Rilke à son humeur subjective : une part de souvenirs et de rêverie éveillée traverse les pages. (C’est pourquoi il serait tout aussi juste de ranger cette étude dans la catégorie des essais littéraires).

« Mon Rilke » dit Luminitza C. Tigirlas, celui hérité de sa mère, cette mère qui lit Rilke et en conclue « Dieu-est-poète ». Ou bien encore le Rilke de Lucian Blaga, qui écrit : « il n’a plus ni visage  ni nom—le poète ! ». La notion du sacrifice, introduite dès la page 11, pour que poésie soit, est une des problématiques  Rilkéennes des plus prégnantes.  L’amour de la poésie est un sacrifice qui exige que tous les autres amours s’effacent, que l’exclusivité soit donnée à cette vision idéale. La présence divine est là en lui, le poète, de même qu’autour, à attendre en silence, dans la solitude. L’attention du poète est dirigée vers un « grand Tout » qui lui assurerait plus d’amour, par l’écriture et la pratique créatrice, que toutes les aventures amoureuses réellement vécues.  Et l’auteure nous amène à la conclusion que cette visée, jouissance éprouvée dans le corps comme un au-delà du langage, cet indicible reconnaissant « la relation irréalisable entre signifiant et réel », cette jouissance de poète vaut plus, et ainsi que Lacan le montre dans Encore, « cette jouissance autre ne se limite pas à la clôture du phallique. » (La question qui brûle à cet instant les lèvres serait : cette notion de sacrifice, la pratique créatrice vécue et voulue par une femme, poète ou artiste, est-elle comparable, semblable dans ses aspirations, à celles exprimées par Rilke et qu’on retrouve chez d’autres poètes dont René Char s’il fallait ne citer qu’un nom)  

Tout au long du livre, l’auteure nous montre un Rilke « en perpétuelle analyse sans psychanalyse ». Une méditation rêveuse nous est proposée qui d’éléments biographiques en passant par lettres et poèmes, par associations d’idées, nous promène aussi bien dans la vie « réelle » que dans l’œuvre de Rilke, où l’enjeu de la disparition et de la trace font ressortir la mission du poète. En fin de livre le lecteur s’aperçoit que le mot trace en langage Rilkéen pourrait se référer à la présence de la sœur aînée décédée à laquelle l’existence du poète aurait ôté la vie. Du mot trace à lalangueet au pourquoi des poètes, de Lacan à Heidegger en passant par Blanchot et Nietzsche, on mesure l’intensité du monde intérieur de Rilke devenu « espace intérieur du monde ». Lancé dans l’asphère dit l’auteure pour montrer ce dilatement Rilkéen en toutes directions, pour atteindre un « céleste », une dimension cosmique qu’égalerait « l’être-là du poème ». Ce qui se traduit à la fin de l’ouvrage par : « son travail », (de Rilke), « est amour ». Ceci est corroboré par une citation de Ralph Freedman rapportée par l’auteure : Rilke « s’élève au-dessus de la condition d’amant pour embrasser l’éternité ».

Luminitza C. Tigirlas, loin des aridités universitaires, dans un style lyrique, nous offre un ouvrage lisible par le plus grand nombre possible de lecteurs, qui ne seraient ni experts en psychanalyse  ni en poésie. Elle nous  fait cheminer et comprendre la démarche Rilkéenne, son souci de perfection, sa dimension sacrée, qui paradoxalement aura été le résultat de la souffrance d’un homme fracturé, angoissé. Elle nous invite à  quitter le livre en nous laissant méditer une expérience personnelle qu’elle rapporte à la quête Rilkéenne, et qui lui permet de sortir du piège qui se fermait sur elle : Un martinet était venu se jeter contre une vitre, tel un narcisse « fasciné par un pan d’invisible », elle ne pouvait  s’y attarder. Ecrivant cette fin, Luminitza C. Tigirlas se dévoile poète car tout en étant psychanalyste, elle publie des poèmes et sonnets écrits en français, (sa troisième langue après le roumain et le russe), dans des revues telles que : Voix d’encre, Friches, Triages, Phœnix, Traversées, ARPA, Écrit(s) du Nord, Nouveaux Délits, Comme en poésie, Ornata, 7 à dire, Poésie/première, FPM, Verso … de quoi la découvrir sous une autre lumière, elle dont le prénom la voue aux éclaircissements !