Autour de Paol Keineg, Jean-Luc Le Cléac’h, Guy Allix et Amaury Nauroy

        Paol Keineg : « Des proses qui manquent d’élévation »

S’il s’exprime aujourd’hui en prose, c’est toujours en poète que Paol Keineg revient vers son lecteur. Mais ne lui faites pas dire que « la poésie sauvera le monde » comme certains auteurs peuvent aujourd’hui le prétendre.

Le nouveau livre qu’il publie recèle, bien au contraire, de commentaires teintés d’amertume. « J’ai presque cru en les pouvoirs de la poésie. La poésie a disparu, ou presque », affirme-t-il. Ou encore ceci : « Un poète n’a pas plus d’importance qu’une mouche sur la vitre ». Pourquoi ce constat accablant ? Parce que « la mode n’est pas à la difficulté » et donc, poursuit-il, « on ne lira plus de poésie »

Il y a dans ces mots, en réalité, une forme de douce provocation. Car en publiant ces « proses qui manquent d’élévation », l’auteur confirme en réalité qu’il croit encore en la poésie. Voici 88 textes ciselés où le poète nous prend  à rebrousse-poil dans son approche d’un monde qui lui semble ne pas tourner très rond. Le lisant on pense à ces mots du cinéaste allemand Werner Herzog : « Je ne suis pas nostalgique, je contemple le désastre ».

 

Paol Keineg, Des proses qui manquent d’élévation,  
Obsidiane, 105 pages, 16 euros

 

Dans la foulée de ses deux précédents livres, Abalamour (Les Hauts-Fonds,  2012) et Mauvaises langues (Obsidiane, 2014), Keineg nous dit, sur un mode décalé associant tableaux de genre et commentaires souvent décalés, comment il continue à avoir mal à son pays. « Nous vivons en des temps heureux : on ne croit plus au diable, on ne paie plus sa chaise à l’église ». La forme est subtile pour dénoncer à la fois le monde clérical d’antan et le matérialisme partout à l’œuvre aujourd’hui. « Garder un œil sur la laideur du monde », lui paraît donc une urgente nécessité à une époque où « s’enrichir fait de vous un héros ». Des propos de ce type, dispersés dans son livre, s’inscrivent dans un terroir concret et rural où « l’on cultivait le froment et la pomme de terre (cela remonte à l’époque reculée d’avant le maïs) » et où l’on travaillait, enfant, dans les champs de petits pois. Mais, s’empresse d’ajouter malicieusement Paol Keineg, « avoir grandi  au milieu des champs de pommes de terre ne garantit pas l’immortalité ».

Retour d’Amérique, le poète vit depuis déjà quelques années dans son Finistère natal. Il voit les clochers de Hanvec et de Rumengol quand il déambule dans les chemins à pied ou en vélo (et il écrase parfois des doryphores). Il cultive son jardin, sème des fleurs et fait du compost. Humant l’air du pays (un peu trop pollué par les odeurs de lisier comme il le laissait entendre dans Mauvaises langues), il nous  parle de ces deux tantes « qui n’eurent jamais honte de parler breton toute la journée ». Ce qui lui permet d’affirmer à nouveau, aujourd’hui comme hier: « Quand elle est programmée, la mort d’une langue est un crime contre l’humanité ».

  Jean-Luc Le Cléac’h : « Poétique de  la marche »

 

S’il avait vécu au Japon au 17e siècle, Jean-Luc Le Cléac’h aurait pu être un disciple de Bashô, ce poète marcheur auteur de La sente étroite du bout du monde. Chez les deux hommes, le même amour de la pérégrination, de la lenteur, de la méditation. Mais Jean-Luc Le Cléac’h vit en Bretagne au 21e siècle.  Et alors que Bashô s’exprimait sous la forme courte du haïku, l’auteur breton,lui, raconte dans une prose élégante, ce qui l’enivre dans cette découverte des paysages permise par la marche au long cours. 

Chez l’auteur japonais comme chez l’auteur breton, en tout cas, une forme de « sobriété heureuse », non seulement culinaire (le bol de riz pour l’un, les biscuits et la thermos de thé pour l’autre) mais surtout spirituelle qui les amène à porter attention au plus minuscule ou au plus insignifiant rencontré au bord du chemin. 

 Jean-Luc Le Cléach, Poétique de la marche,
Part Commune, 142 pages, 15 euros.

« La marche, avec la lenteur relative qui l’anime, est inséparable du détail sous toutes ses manifestations, note Jean-Luc Le Cléac’h, mais dans le même temps ou presque, l’œil et l’esprit se hissent jusqu’à l’infini, happés qu’ils sont par une étendue du territoire qui se laisse découvrir depuis une hauteur, ou plus simplement, par le ciel qui apparaît à la fois proche et immense ». 

Ce microcosme et ce macrocosme, l’auteur breton les mesure dans leur plénitude sur les sommets « bossus » d’Alsace ou d’Auvergne, dans les collines d’Europe centrale, mais plus encore sur les sentiers côtiers de Bretagne, à commencer par ceux du Cap Sizun qu’il affectionne plus que tout. « A chacun ses Amazonies : les miennes se tiennent à l’extrême pointe de la Bretagne, dans les vallons insoupçonnés du Cap Sizun ». L’auteur, né à Concarneau, vit dans le Pays bigouden. Il est ici en pays de connaissance, mais n’en finit pas de déchiffrer (défricher ?) son territoire. Son « terrain de jeu » comme il l’appelle.

Qu’il y ait une « poétique » de la marche, cela va donc de soi pour Jean-Luc Le Cléac’h. Mais « s’agissant de la marche, affirme-t-il, il n’est de règles ou de conventions que celles que nous nous donnons, que nous élaborons au gré de nos randonnées et de nos humeurs ». D’où le côté discursif de son propos, nous entraînant par des chemins buissonniers, vers une approche émerveillée du monde. Jean-Luc Le Cléac’h s’arrête, renifle, savoure. Il nous parle l’odeur sucrée de l’ajonc en fleur avant de nous entraîner dans une réflexion toute philosophique sur « l’horizontalité » de tel paysage et sur « l’apaisement » qui en découle. Marcheur-philosophe (à la manière d’un vieux sage), marcheur-lecteur aussi par cet art de la « digression », du « détour », de « l’écart ».

On se dira, malgré tout, pourquoi encore un livre sur la marche (après ceux de Jacques Lacarrière, Bernard Ollivier, David Le breton, Pierre Sansot et tant d’autres) ? N’a-t-on pas tout déjà dit sur le sujet ? Jean-Luc Le Cléac’h rétorque : « Peut-être parce que le plaisir de la marche, la sensation de légèreté, parfois même le bonheur qui nous traverse, ce serait une forme d’égoïsme coupable de le garder pour soi seul, de ne pas essayer de la faire partager ». Goûtons donc, sur ses pas, ce plaisir partagé.

 

 

Guy Allix : « au nom de la terre »

 

« Ma terre au fond de moi/Très loin dans ma mémoire ». Guy Allix est un homme du Nord, de ce pays de ciel bas où la terre, lourde et humide, colle aux pieds. Il a raconté, dans un très beau petit livre, cette enfance « terreuse » près des terrils (Maman, j’ai oublié le titre de notre histoire, Les Editions Sauvages, 2016). Cette terre ne l’a jamais quitté. Il en fait aujourd’hui une vraie matière poétique en élargissant son propos à ce qui est notre terre à tous. En clair, à notre condition d’homme, de femme, ici ou là-bas, passants confrontés à la mort. « Terreuse/Cela qui grouille interminable/Dessous toi dessous tes Pas/Gonflé de la pourriture/Et des morts et du sang/Et du travail des vers/Tout cela en toi ».Oui, nous dit encore Guy Allix, « Telle est la terre/Qui t’obsède et te pétrit/Ce ventre grouillant de vers et d’eau ».

Cette antienne aux accents funèbres, voire mortifères, ne doit pas cacher l’autre versant de la terre. Terre nourricière sur laquelle ont vécu ses ancêtres paysans, « Ces hommes et ces femmes/Les très-bas/Toujours à hauteur de ce sol/Qui les avait vus naître/Et n’être que si peu ». Guy Allix les appelle les « atterrés ».

Terre nourricière, en effet, parce que terre ensemencée. Terre femelle, terre/sexe. « La terre est une femme/Que tu travailles et que tu creuses ». Et encore ceci, plus loin : « Terra mater/Terre ma terre maternelle/Maternante et marâtre parfois/Terrassante ».

Cette terre, le poète nous la montre aujourd’hui objet de tant de convoitises, victime de souillures de toute nature. « Ils t’ont oubliée, ils vont trop vite. Ne savent plus ton rythme et la patience. Ils t’ont profanée, déversant du poison dans tes entrailles ». D’où cette exhortation : « Refuse l’artifice, ce qui croyant nourrir la terre, la pourrit, la corrompt. Porte ton vers au plus fragile, au très-bas ». Il y a quelque chose de franciscain dans ces mots-là. Et même d’évangélique quand Guy Allix écrit : « Il te faut mourir à toi/Pour que germe la graine ».

Guy Allix est lauréat du prix Paul-Quéré 2017-2018, du nom du poète et artiste bigouden qui travaillait à la fois les mots et la terre dans sa « poèterie » du bout du monde.

Guy Allix, Au nom de la terre, Les Editions
Sauvages,
 collection Ecriterres, 77 pages, 12 eurosq.

                                                                                                

Amaury Nauroy  et sa « saga » littéraire de Suisse romande

Ramuz, Roud, Chappaz, Chessex, Cingria, Jaccottet, Perrier… Ils ont tous un point commun : être des auteurs originaires de Suisse romande et avoir établi entre eux, pour la plupart, des liens d’amitié et de connivence fondés en particulier sur le profond respect des jeunes pour les plus anciens. On pense en particulier à Jacques Chessex et à Philippe Jaccottet qui ont voué un véritable culte à leur maître en écriture Gustave Roud (1897-1976). Toute cette saga littéraire méritait bien un livre. Il est l’œuvre d’Amaury Nauroy, « jeune auteur » né en 1982 et pétri de cette littérature de Suisse romande. Il nous propose ici, sous l’énigmatique titre Rondes de nuit,  une véritable plongée dans un monde qui a connu ses « heures de gloire » au cœur du 20esiècle mais qui continue à séduire un lectorat fidèle.

Cette grande aventure littéraire et humaine n’aurait sans doute pas été possible sans le rôle essentiel joué par l’industriel et mécène suisse (amateur d’arts, de manuscrits, de poésie…) qu’était Henry-Louis Mermod (1891-1962). C’est lui, depuis Lausanne, qui a été le catalyseur de cette véritable effervescence littéraire en devenant l’éditeur de la plupart des grands noms de la poésie de Suisse romande (Valais, Pays de Vaud, Haut-Jorat…). Amaury Nauroy consacre une large part de son livre à Mermod. Il le dit dans une langue superbe avec une abondance étonnante de détails (à la manière des meilleurs investigateurs), tout cela dans une véritable empathie avec ce milieu. Ce qui n’empêche pas quelques coups de griffe à l’encontre des frasques de tel ou tel, à l’image de Jacques Chessex (1934-2009). « Il employait une part de son énergie manœuvrière et jalouse à exister, quitte à se mettre en avant. Et, pour peu qu’on eût fait devant lui l’éloge de ses compatriotes encore en vie, il se braquait », raconte Amaury Nauroy qui a rencontré l’auteur suisse à plusieurs reprises dans sa tanière de Ropraz.

Les pages qu'il consacre à Anne Perrier (1922-2017) et à Philippe Jaccottet (né en 1925) sont sans doute les plus belles parce qu'elles nous permettent de mieux comprendre cette originale approche du monde qui caractérisait de tels auteurs. A propos d'Anne Perrier, Amaury Nauroy écrit : "C'est un pays tout intérieur et désancré, celui du coeur et plus encore un pays d'âme, qu'elle traduit avec des mots tout à fait simples, dans un registre qui alterne l'abstrait (le silence , le bonheur, l'amour, la gloire...) et le détail le plus réel".

De sa connaissance aigüe de l’œuvre de Philippe Jaccottet (qu’il a rencontré plusieurs fois à Grignan dans la Drôme), il tire cette leçon personnelle : « De poisseuses inquiétudes ne doivent pas nous faire oublier l’effarant appel de ce monde. Aussi mouvant qu’il soit, aussi cruel et imparfait, le pays qui s’ouvre devant nos pas est le seul dont nous puissions faire l’expérience concrète. Il réclame d’abord d’être aimé puis certainement d’être dit ».

 

Amaury Nauroy, Rondes de nuit,  Le bruit
du temps, 285 pages, 24 euros.

Le livre d’Amaury Nauroy (qui emprunte quelques chemins buissonniers où l’on menace parfois de s’égarer) est ainsi parsemé de notations d’une grande justesse. Il nous révèle sa profonde intimité « spirituelle » avec les auteurs qu’il nous présente, sans parler des « comparses » tellement riches et savoureux (artistes peintres, libraires…) qu’il introduit avec bonheur dans cette saga.




La revue AYNA

À l’heure actuelle, il n’existe pas sur le web français de site spécialisé qui fasse connaître la poésie turque contemporaine. Le public français a de plus en plus d’intérêt pour les romans turcs, l’augmentation du nombres de romans traduits en français le montre, mais il ne dispose pas de suffisamment d’ouvrages pour avoir un aperçu de la création poétique turque.

Ayna signifie miroir en en  turc. La revue se veut en effet le miroir de la poésie turque en direction du public francophone. Le fait que la revue Ayna soit  en version bilingue franco-turque et qu’elle présente les textes en langue originale lui donne également la vocation d’être un lieu miroir entre les langues et les cultures.

 

Ayna est une revue qui permet à tous, francophones ou turcophones, d’avoir accès à un panel de poètes contemporains reconnus. Elle a été créée en 2013 par Claire Lajus, traductrice et poète.

Cette revue numérique est gratuite et met en ligne des poèmes originaux, leurs traductions, leurs enregistrements sonores et des entretiens avec les poètes. Elle met également à disposition du public l’actualité des événements poétiques en Turquie et donne des focus sur certains poètes ou ouvrages.

Vingt  poètes sont actuellement présentés dans la revue. Des lectures publiques sont aussi organisées pour apporter la parole des poètes au plus près des gens.

Ayna a pour objectif à moyen terme de présenter une base de données suffisamment importante pour constituer un espace de référence pour toutes les personnes intéressées par la poésie turque.

 




Fabrice Farre, Partout ailleurs

« Je n’ai pas écrit la moindre ligne du voyage. On revient éteint de cette station, alors que la ville crépite de ses yeux multicolores. L’éclairage est avare. On ferait volte-face, manquant de la preuve de soi. Quel est donc ce tableau qui ressurgit pourtant à la fenêtre, avec son vantail et son carreau animé par une image révélée au cœur de la chambre noire. »

Ces quelques lignes de Fabrice Farre contiennent l’essentiel de son recueil Partout ailleurs. Que le lecteur arpente l’île de Poveglia au large de Venise ou les berges du Darro près de Grenade, qu’il se perde à Lisbonne, à Magé au Brésil ou à Pripiat en Ukraine, il devine que le récit n’est ici pas tenable dans une forme linéaire. Partout ailleurs est nulle part. Nulle part dans les paysages et nulle part dans les visages.

Le voyage existe pourtant. On y trouve des notations ordinaires qui font penser à la poésie de Nicolas Bouvier. Elles disent le travail de la terre et du fer afin qu’adviennent les villes dans le fracas des lignes électriques. Le chantier de Fabrice Farre en 2018 bat la même enclume que celui de l’auteur  de Le dehors et le dedans à Hokaïdo en 1965. Elles disent les gens de peu, toujours fragiles toujours émouvants, et le lecteur s’y lit comme dans un miroir qui ne triche pas pour énoncer le métier de vivre. Il faut bien arrimer les bagages sur la galerie de la voiture avant le départ, en un geste qui s’oublie. Il faut bien qu’un tel demande une cigarette en échange d’un renseignement s’il est impécunieux, en une parole qui s’assourdit.

Fabrice Farre, Partout ailleurs, éditions
p.i.sage intérieur, 58 pages, 10 euros

 

Mais c’est peut-être dans la langue que le voyage affirme davantage sa présence. « Nos langues chuintent puis chuchotent, luttant sans cesse contre la fatigue… Que dis-tu, je ne comprends rien ou alors, je saisis tout de notre étrangeté. », écrit Fabrice Farre. Nous ne saurons jamais, « dans les lignes confuses des paroles », qui s’adresse à qui, qui est adressé à qui. La langue est une multitude de sons épanchés dans les corps qui souffrent. Le rythme du cœur est trompeur, la vue se trouble, l’accord n’est possible que par les bribes que le bruissement recouvre. Cet empêchement à dire n’est cependant pas désespéré. Un sourire traverse le réel. L’amour apprête son chant au chèvrefeuille. Un peu de joie s’éparpille dans les voix. Il y a toujours quelqu’un pour accueillir un message. Quelqu’un ou quelque chose. Une ombre ou un lac, un merle qui jaillit ou « une pie discrète ». Aussi, Fabrice Farre en appelle-t-il en exergue au poète-philosophe Roberto Juarroz, auteur des Poésie verticale « Les messages perdus inventent toujours qui doit les trouver. ».

 

Ce nouveau recueil de Fabrice Farre confirme un chemin d’écriture très exigeant. Le lecteur ne trouvera dans ces proses poétiques aucune métaphore en carton bouilli qui émousserait le tranchant du réel. Il peut ainsi mieux se dépouiller et se perdre, dans les échos de [l’océan proche et de la terre rase à perte de vue]. Un message viendra jusqu’à lui. Mais qui le premier reconnaîtra l’autre ?

Extraits :

« On travaille dans le pays, ôtant rails et traverses. On charge le ballast au soir, dans les sacs en toile, avant d’aller dormir. Les chemins défaits rêvent alors de trains. Pendant le sommeil, les rues partent en direction du foyer, délaissant les bleus de travail inflammables à la frontière, pour la couleur de la rose, le bonheur de l’oubli. »

« Les promesses de retour se multiplient, jusque tard dans la nuit. Venues du port par le bateau français, elles gravissent les coteaux couverts d’étoupe. Elles glissent dans le bassin rocheux, entrent dans la chambre du mourant. Promettre de revenir un jour est une trahison, une pierre qui retombe. »




Matthieu Gaines, Poèmes entre le silence et l’écrit

De vague en lame

 

 

            où s’est perdue la mer
                          et quel bras l’a bercée
                                    de vague – en vague – rouler
                                              chaque flux m’est mi-sphère

et dans quels bras amers as-tu rêvé rouler

chaque reflux mystère
                           et – dans les creux – lavée
                                    la vague à ravaler
                                              comme on noie solitaire

cherchons dans tes yeux clairs la mer évaporée

 

c’est l’onde !
c’est l’eau perdue !
c’est là qu’il faut couler !

                                                                      errant

                                                             je rêve
                                                 encore
                                    l’écho
                   de tes
fracas

La voyelle esseulée

Ô
que j’aime à m’y plaire

« sois mon eau   –    sois mon île »
 et
  la
   mer
  s’est
    ouverte
    l’égarée
     retrouvée

 

 

Langagement

 

longtemps les mots ricochent
souvent           les mots         s’étirent
et
attardent
à
mûrir
combien les mots sont proches

 

quand les mots
                             filent
                                          défilent
et défient les fêlures
les mots échos sons purs
se répondent
immobiles

 

mots fragiles                          ou secousses
cascades
étreintes
épieux
mots sons
images
temps
lieux
verbe attire et repousse

interjecte ou écoute

de la phrase au phonème
les                  mots               qu’on              sait                  qu’on              aime
mots
tombés
goutte à goutte

 

 

Fragments

 

 

Dans le silence craquelé des corps
qui se pressent, engourdis
dans la fêlure d’une nuit plus claire que le jour
au drap qui retombe lentement

le moment paraît et s’installe

plein de ce murmure délicat qui déchire la chair
d’un vent muet qui s’entête
perdu

le blanc devient absence
surdité, mutisme de l’hiver, replié sur lui-même
le cri même a givré dans les gorges rougies
sans percer

c’est l’instant plein d’incomplet
d’à-peu-près, de retard et d’oubli
juste la seconde
qui saute un temps
puis qui se fige
sans raison sans parole – inachevée.

 

Mots croisés

 

les mots craquèlent                à ma portée                phrase hésitée                        les mots s’emmêlent

à demi né                                le verbe frêle               ni son ni sel                            toujours parler

les mots s’enterrent               demi rêvé                    prêts à crever                         les mots dans l’air

vers bégayé                            le verbe espère           ni sang ni fer                          recommencer




André du Bouchet, la parole libre de son mouvement

André du Bouchet pratique une poésie de la netteté aux aguets de l’immobile : J’écris le plus loin possible de moi. Nous voilà fixés. Dire et exister sont une seule et même activité. Il appelle le mot, le fait surgir, l’isole et le rend à sa présence qui établit une profonde relation avec le monde. C’est le monde concret, complexe dans son unité d’un souffle aride inapaisable. Il y a une continuité d’un dire qui se déplie par contigüité et non pas tranché. Il ne nous propose pas une image du monde mais le monde lui-même. L’extérieur tout entier requiert son attention, point de départ à l’introspection. Ce n’est pas à l’arbitraire du signe qu’il s’adresse mais à l’arbitraire du monde.

Fragment de l'inédit publié dans "Ecritures contemporaines",
spécial André du Bouchet.

Les objets usuels les plus simples deviennent sur la page blanche énigme, retournement de situation, catégories qui changent. Chaque mot est posé avec exactitude, les paroles dans leur pureté donne la justesse. Les mots dévêtus de leur sens brillent ailleurs d’une autre intensité dans la proximité. Matière de poésie, matière insignifiante, nous dit-il. Il y a une logique tirée du heurt des sens qui déplie ses échos jusqu’au blanc qu’elle traverse parfois dans un futur à reculons : Retour sur le vent, titre d’un recueil.

Un silence pèse sur l’œuvre d’André du Bouchet, lourd parfois qui soulève des mots isolés ou des parties de phrases. Mais la voix finit par triompher et monte droit dans sa volonté d’exister. Paroles assez neutres, au lyrisme absent qui frappent dur jusqu’à l’incompréhension et le silence qui retombe muet. Poésie par raclement du réel, par sincérité qui donne une parole sans concession. Poésie tout entière dans sa présence, nous la voyons dans l’instant qui devient tous les instants, comme si l’éclat dont elle est porteuse, s’était calmé, comme si tout désir avait disparu. Mais tout recommence de poème à poème. Chaque mot ou groupe de mots se détachent et quittent la linéarité, ils brillent seuls comme détachés de l’abstraction qui les étouffait. Parole qui nous est rendue lisible en se résignant à elle-même. Ce qui précède ou ce qui suit marquent peu d’importance, des incises rompent le déroulement de la phrase, une voix plus basse intervient entre deux moments plus forts. Cette poésie est le ressort d’elle-même. Intervient ici un peu de lyrisme qui jaillit lentement comme une source qui s’étale le long du chemin et suit sa pente qui la grandira mais bien plus loin. Cette poésie nous pénètre comme un mystère, une aura que l’on ne peut plus oublier, libre et poignante, qui nous enlève toute forme de questionnement pour concentrer notre écoute sur une harmonie qui jamais ne se départit et nous conduit au recueillement, au silence, au muet, à un épanouissement. Poésie qui née du monde le fait disparaître par continuité et exigence, elle engendre un état de perpétuelle mouvance. Jacques Ancet nous dit : Il y a donc de l’insaisissable et de l’interminable, jamais de gratuité.

Dans la poésie moderne, l’expression est facile, le contenu est difficile.

Les images chez André du Bouchet, ne s’épousent que parce qu’elles sont séparées dès l’origine. Elles ne dépendent pas l’une de l’autre. Il y a contradiction puis relâchement dans un mouvement d’urgence qui conduit vers une reconnaissance non seulement du poème mais du monde. Poésie d’une émotion contenue parce que sa spontanéité nous échappe, l’arrière-pays a disparu. Nous sommes seuls, il ne nous reste plus que les mots forts, rudes, authentiques. Pas de désordre lyrique mais une ligne sûre de sa mélodie et de sa destination. La pensée de du Bouchet est un élargissement par ses rapports avec le concret, une inlassable observation du monde et du monde quand il s’y ajoute, une vibration continue. Se mêlent la sonorité parfois aigüe du violon et celle plus grave du violoncelle. Poésie dépouillée qui se resserre autour de quelques mots : vent, terre, marche, jour, muet…D’un recueil à l’autre, il y a une grande continuité qui se dégage et nous atteint dans sa certitude et son trouble mêlés. Une logique, certes, se fait jour, un passage par des pas modérés au rythme limpide et uniforme.

Chez André du Bouchet, nous sommes dans le réel et dans l’impossible du réel. Tout s’y tient en équilibre. Les mots qui frappent la page sont complices l’un de l’autre, ne s’excluent pas, restent cohérents par-delà un réel dont l’impossibilité est ressentie comme le réel. Ce qui frappe dans cette poésie est sa générosité et son intransigeance qui, conjointes, lèvent le doute pour nous tendre un monde malgré tout vivable quand nous sommes capables d’accéder à cette liberté où les catégories sont dépassées. C’est bien d’un langage poétique qu’il s’agit, échappé de la contrainte de la communication ordinaire, généralement bavardage à l’usage des masques et des passe-temps. Il y a donc quelque chose de vrai et d’irrationnel à la fois qui ne néglige rien de ce que nous sommes, une confrontation entre nous et l’absolu, cet indépassable de la poésie.

Chez André du Bouchet, c’est tout un mouvement qu’il faut appréhender, discret parfois, un tremblement à la surface des mots qui est capable de produire un raz de marée mental. Ce mouvement est double :la langue se déplie à partir d’elle-même, mouvement interne, elle n’est compréhensible que par un mouvement externe en dehors d’elle-même. Ici la langue est rigueur, elle n’est pas une représentation mais l’expression d’une présence où la langue dépasse les mots parce que les mots et la réalité des choses ne coïncident pas. André du Bouchet veille au plus près de l’instant, telle est sa prise. L’ordre mental y domine détaché de l’illusion. Cette poésie équilibre le monde, le rend non pas compréhensible mais acceptable. La création va au-delà de l’évidence de la logique.

Libre de la contrainte du sens et du désir de l’expression : je ne sais pas ce que je vais dire quand j’écris, il rejette la banalité de la communication et l’usage des mots imposés. Le cri va toujours vers son silence. Il secoue la parole de son rôle social, revient au rythme, au chant, voire à une incantation voilée pour sortir du monde clos et présent, pour atteindre une autre énergie souvent inconnue mais libératrice. Y aurait-il une impasse derrière les mots ceux que nous avons élus et ceux que nous avons choisis de taire. Seraient-ils l’obstacle que nous ne saurions lever, sans cesse à le contourner pour tenter plus vif un autre rapport au monde. Le langage est le monde qui s’interpose.

Du Bouchet accède à l’autonomie du mot et par là même s’en libère. Il n’use pas de la langue à l’état passif de témoin mais à celui actif de découvreur, de scrutateur et d’éveilleur de la conscience. Dire est réduit à ses moyens essentiels, concision qui nous espace. Le véritable obstacle n’est pas la langue mais la poésie indéfinissable, cette école de rigueur dans la connaissance de soi.  Il ne cherche pas à déformer le réel mais à l’approcher. C’est la chose en sa présence au monde.

Bernard Desportes nous dit :

phrase lisible et cependant insaisissable, écriture qui ne prend ni ne retient mais donne. Monde déraciné de ses fondations originelles, dénoué de tout lieu d’ancrage. Cette écriture est insaisissable parce qu’elle ne s’empare de rien.

Ni souverain ni humilié

Ce qui me donne lieu me déchire.
Ce qui me donne lieu rassemble.  

 

Proclame André du Bouchet.

Le vrai poète crée un monde.

Il ouvre le poème et aussitôt le referme. Le poème se suffit à lui-même et se refuse à la compréhension du monde comme si le passé restait un mystère refusé d’être dévoilé. Telle est peut-être sa force : cette pudeur à se draper dans son poème. Et cependant la poésie reste attachée à l’événement précis et personnel parfois le plus insignifiant comme de rouler à mobylette, comme d’arpenter le chemin ou de parler de lui. La vérité de la poésie n’est pas la vérité commune. Il existe une volonté chez du Bouchet d’élever l’événement à un avènement et d’être par-delà le monde particulier. C’est sur un autre territoire qu’il déplace le poème, là où l’humain n’y a pas cours de la même manière. Dans cette recréation du monde, il va droit à l’essentiel et supprime l’anecdote, l’insignifiant. Serait-ce une manière de s’effacer et de se rendre présent à la fois, de brouiller les pistes à qui voudrait le suivre ? Tu es là, tu n’es plus. Il s’incorpore au monde plus que de s’y superposer. Il est peut-être un des rares poètes à traverser le mur des mots malgré les apparences pour atteindre à ce pays derrière l’air où tout devient possible par la seule volonté. La vie enfin gagnée sur la présence. Agé, il a reconnu qu’il subissait le poids de la vie. Il est difficile de tenir entre réalité et vouloir. Il ne dévoile pas le monde mais le laisse se dévoiler comme s’il n’y était pour rien.

Poésie lumineuse, vivante de laquelle il est impossible de parler, c’est-à-dire d’ajouter. Poésie qui se contente d’elle-même, qui repousse le commentaire, poésie qui brille seule à l’exclusion de toute autre chose. Le choix des mots est simple, clair, précis, mais le poème dans sa concrétisation nous dépasse. Nous sommes dedans et dehors à la fois. Elle échappe, certes au code du langage ordinaire mais aussi au code du langage poétique. Poésie qu’il faut lire et entendre à la fois ancrée dans le réel en même temps qu’échappée. Ressentir et penser, poème et musique ne font qu’un. Il y a un au-delà de la parole qui rejoint quelque chose devant nous d’existant et de prégnant, d’insaisissable par l’intellect. Une sensation, une présence par le mouvement des mots et de leur entourage. Poésie qui échappe au mot et s’échappe des mots et qui brille indépendamment d’eux, de ce qui la fait naître et de ce qu’elle dit. Le mot appelle la chose et en même temps la rejette comme impossibilité de la contenir, l’effacement est en même temps prolongement.

André du Bouchet assure aux choses une naissance, une apparition plus que le sentiment de leur présence, il apporte une perception.

 

Je n’écris que pour me retirer.
La poésie n’étant pas l’irréel mais l’irréalisable.
Le réel se révèle dans son déchirement.
J’écris pour retrouver une relation perdue.      

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       

Pour du Bouchet, la poésie ne signifie pas ce qu’elle désigne : blancheur est effacement, mutité est souffle pur…

La parole libre de son mouvement est une parole qui ne se fixe pas, elle est libre de ses aller-retours, de ses interruptions, de ses points d’orgue, elle prolifère rendue à son évidence, au dire sans détour de ce qui est. C’est aussi une parole libre de son attente qui du même coup se suffit à elle-même, elle est circonscrite dans un champ mobile qui la libère.                                                 

Chez du Bouchet la marche et la parole sont liées qui nécessitent un appui pour produire un mouvement qui les précipite en avant c’est-à-dire hors de soi. Toutes deux sont issues d’un déséquilibre qui se récupère par un même mouvement qui donne un rythme, une aisance même. Elles ne peuvent donner toute leur puissance que fondée sur une liberté ou sur un profond désir qui marque la coïncidence et la séparation, le mouvement et l’immobilité : appui sur le sol pour la marche, appui sur le silence pour la parole. Cette marche et cette parole ouvrent le monde jusqu’à son « opacité ».Seule la parole poétique peut être libre de son mouvement pour traverser le mur et donner libre cours à sa volonté d’exister. D’un point à l’autre franchis et revenus au même, le mouvement de lui-même s’annule parce qu’il est recommencement. Route ou papier sont de même affranchissement, la parole conquise par la poésie anime le monde et nous le tend. La parole est en avant du sens et le rejoint comme la route est en avant du pas et le rejoint. Chez du Bouchet, les mots occupent un espace bien précis, ils sont posés sur la page et ont l’air de venir de quelque part à leur insu. Dans Rapide, chaque mot ou groupe de mots sont précédés de trois petits points comme s’ils étaient la fin du poème plus long dont nous aurions à imaginer ce qui manque ou comme si le plus important était seul noté prenant tout le poids d’un poème invisible ou non paru. Même rôle que les trois points, les espaces blancs et longs parfois sont laissés entre les parties du poème. Il manque des mots dans un mouvement de soustraction, il y a mouvement par absence. Idée inverse à celle citée supra, les mots manquants seraient-ils les plus importants, le non-dit, la parole du silence, la parole aérée ?

Poète de l’insoumission aux mots, André du Bouchet les convoquent dans l’étendue de leurs sens et les congédient une fois qu’ils ont livré leur ciel. Il se crée dès lors un mouvement interne à la phrase comme, dans l’instant où se défait la vie ouverte, retrouver le nœud. Ici s’observe un double mouvement dans et en dehors du poème.                                                                                                                

Autre exemple :          

                                                                              

… n’être sous la terre sèche de la langue, que le dénouement du remous, comme courir audénouement qui recompose, sitôt prononcé.    

 

Ce mouvement s’il est parfois long, lent devient subit : éclat tenant à un éclat, mot récurrent chez du Bouchet, mouvement qui explose littéralement par sa brièveté et son sens rendu par un mot court : éclat et mieux é…clat quand les syllabes volontairement se séparent. Parfois se crée un mouvement entre deux choses séparées, qui les rejoint, qui les joint dans un mouvement plus discret, j’aimerais dire plus effacé…et neige clarifiant, la nuit, jusqu’à mon sommeil dans la nuit blanche.  Ce mouvement interne de la neige clarifiant va dans deux directions : la nuit et le sommeil, état rendu possible par les virgules qui isolent nuit. Parfois, le mouvement est issu d’un arrêt et conduit à la disparition...mais dansl’air qui fige, la montagne se dilue. Le mouvement est à peine perceptible comme s’il était contenu en lui-même…voûte du papier blanc, pareille à celle du pied de retour.Dans cet exemple, y-a-t-il mouvement ou fixité, l’on voudrait dire les deux à la fois. Mouvement issu de sa fixité seule…eau jadis des glaciers et mouvement interrompud’où reprend un autre mouvement…roue sans retour respirant.

Du Bouchet s’inscrit dans le monde par un mouvement d’adhérence et de rupture qui sont inséparables comme le paysage l’est de celui qui l’arpente par la marche volontaire qui vient buter contre l’immobile. Au final, le poème n’existe que par lui-même et pour lui-même. Le support réel auquel le poète a accédé a disparu. Le poème tourne à plein dans toute sa jouissance. On l’emporte avec soi, il est devenu autre chose où les bruits extérieurs se sont tus. Par un second mouvement de la pensée, le réel peut paraître libéré, il n’est plus obstacle, on peut s’y accorder mais uniquement par le support de la page blanche.  

Mouvement volontaire d’une insertion réconfortante, André du Bouchet nous dit, Dans la chaleur vacante : Je vais droit au jour turbulant.L’auteur entre par volonté dans l’existence du monde par la pratique, dans toute l’œuvre, de l’incision par la marche qui est un point d’arrêt pour que le mouvement s’accomplisse.  Un pied s’appuie au sol pour que l’autre puisse se déplacer, par déséquilibre, et prendre lui aussi appui, plus loin, sur le sol. La marche est l’écriture, sur le sol, sur la page, mouvement linéaire de conquête : hauteur étant au ras, de nouveau..., autres exemples : ...mais j’ai traversé l’éclat de ce que je voulais dire.,et : …dans leur épaisseur, un autre pas.Il s’agit de franchir une épaisseur, une opacité : cette parole aux lèvres absentes, et, de joindre ce qui restera toujours séparé.

 Mouvement qui parfois s’articule autour de lui-même, qui s’auto alimente et qui parvient à celui de la roue libre après effort. L’auteur n’atteint-il pas un mouvement malgré lui. Le mot arrêté se prolonge, fixé sur le blanc, il rayonne vers d’autres mots, comme les pas après les pas. C’est un élargissement, dans le même poème, nous trouvons : agrandir, glisser, rayonner et cahoter qui indiquent une marche en avant dans ses divers aspects. Comme dans toute poésie de qualité, le poème est un acte concret dans une abstraction.  La marche entraîne le souffle où la parole s’appuie. Poète du monde terrestre et de sa nudité, André du Bouchet, par ses poèmes, est au plus près du réel, du mouvement quotidien dans un espace à conquérir.  

                                                       




Éric CHASSEFIÈRE, Échos du vent à ma fenêtre

Le éditions Alcyone ont publié là un très beau petit livre, que les proses poétiques d’Éric Chassefière méritent tout à fait. N’ayant pas toujours le temps de lire les livres qui, je l’avoue, on tendance à s’accumuler (notamment) sur mon bureau, rétrospectivement je me dis que s’il m’avait échappé, j’eusse perdu une belle occasion de me faire plaisir ! Les textes, sur un papier nacré, sont d’une beauté intime qui enchante le réel, non sans une authentique profondeur de pensée qui leste le contact qu’ils nous proposent avec leur monde. Éric Chassefière est un scientifique, un physicien, mais la “science dure” en lui n’a pas tari l’inspiration du poète, bien au contraire.

Éric CHASSEFIÈRE, Échos du vent à ma fenêtre,
Ed. Alcyone, coll. Surya. 70 p., 16 €.

Chaque petit carré de sa prose poétique est un bijou transparent, une sorte de cristal verbal en lequel se jouent les reflets d’un regard attentif, un regard qui, selon le mot de Paul Éluard, “donne à voir” (p.26) :

 

“Il aime les chemins du soir entre les gerbes noires des blés fauchés,
a coupe de lait de la pleine lune, la lanterne qui éclaire le volet clos
dans l’attente du retour. Il aime que dans la lumière, arbre de ciel dans
la nuit de l’arbre, terre et ciel se mêlent, que partout entre les arbres
ne soient que passages, seuils s’ouvrant sur la couleur, que le prenne
la pénombre quand à la nuit tombée le rai du canal monte jusqu’au ciel.”

 

La langue d’Éric Chassefière, on le voit, est d’une jolie, et simple, virtuosité. Les images sont neuves tout en ne heurtant pas l’esprit, tout en suggérant naturellement, avec une ampleur secrète. Comme si notre poète avait le souci d’épargner au lecteur qu’il prenne conscience de l’originalité de la vision dont il vient d’écrire, de manière à n’en pas dissiper le charme par l’effet d’une lucidité qui tarirait notre imagination, laquelle ici est indispensable à l’approfondissement de la réalité: une réalité qui n’est jamais banale, tant que notre regard appris, conventionnel, “désenfanté”, ne la banalise pas ni ne la prive de ses couleurs. Je ne puis me tenir de citer une autre d’entre les pages admirables de ce petit recueil (J’aimerais les citer toutes !), qui articule pour moi l’essentiel de ce qui est la source de cette poésie discrètement lyrique, d’un lyrisme juste dans la maturation de son expression, de sa vérité subjective ; ainsi que dans sa façon de l’objectiver en une langue créatrice, comme, au demeurant, il se doit pour tout lyrisme non-mièvre, c’est-à-dire qui ne tombe pas dans l’affectation d’un sentimentalisme avachi. Voici cette page (P.46) :

 

L’innocence est le sourire d’un enfant qui ne nous quitte pas. Ce sourire
se manifeste en tout : une chanson qu’il fredonne, un animal à qui il se
confie, l’histoire qu’on l’entend se raconter, seul, dans la pénombre de
sa chambre. Ce sourire, quand il se manifeste, nous illumine et nous
réchauffe; instantanément il entre en nous, nous transporte de joie, devient
notre sourire intérieur ; nous sommes directement heureux car il nous
touche, réveille en nous l’innocence. Même aujourd’hui que l’enfant a      
grandi, son sourire est toujours là, rouge lumière et sang. Même léger
et fugitif, il réveille en nous l’intacte joie, la même nostalgie heureuse ;
il est l’étincelle qui entretient le feu, celui de l’amour que nous vouons
 à l’être cher dont, à l’instant où il nous sourit, nous partageons l’innocence.

 

Éric Chassefière, dans ce petit recueil, a poli de lumineux cristaux de langage, qui rendent chaque page du livre dense et méditative, insolite et familière, touchante et pourtant réaliste et vraie. Pour le citer une dernière fois, je reprends, en les détournant à peine, ses propres mots : “Seule au centre de son regard, la fleur [de sa poésie] paraît faite de profondeur pure. […] Cette fleur, il la tient dans ses yeux comme on tient une gemme dans la paume de sa main.” Éric Chassefière est peut-être un bon physicien, ce n’est pas à moi d’en juger ; mais c’est en tout cas un merveilleux poète, et le prix Georges Sarantaris (un poète grec que mon ami O. Élytis appréciait fort !) reçu par Éric Chassefière en 2015 pour un précédent recueil, me semble très largement mérité…

 

 

 

 




Giancarlo Baroni : I Merli del giardino di San Paolo / Les Merles du Jardin de San Paolo (extraits)

traduction : Marilyne Bertoncini

Auteur reconnu, mais poète discret, et chaleureux, Giancarlo Baroni nous a confié cet autoportrait qui nous semble la meilleure introduction à la découverte de son oeuvre,  toute de légèreté, d'humour et de sagesse, à travers ces quelques poèmes tirés de l'ouvrage "I Merli del giardino di San Paolo e altri ucelli"((I Merli del giardino di San Paolo e altri uccelli, ed. Grafiche Step, 2016, 80p., 10€ - livre en cours de traduction. ))

 

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Une béatitude incertaine ((autoportrait de Giancarlo Baroni publié sur "Socio del mese dell'Associazione CulturaleCooperativa Letteraria che cura il progetto della rivista Fuori Asse"))

Mon premier livre en 1990, à 37 ans, était un recueil extravagant de poésie contenant quelques vers impertinents, dont le titre étrange était ; Enciclopatia. L'introduction du livre consistait en cette sorte de devinette : "Un poésie dans le tiroir est un morceau du tiroir. Que sera une poésie sortie du tiroir?" Après tant d'années, je ne le sais toujours pas, et même, mes idées sont aujourd'hui plus confuses qu'alors. Et puis, en vieillissant, il vaut mieux ne pas trop s'interroger ou se tourmenter, au risque de finir comme ce mille-pattes qui, après s'être longuement demandé comment se mouvaient simultanément tous ses petits membres, ne réussit plus à  marcher.

©photo by studio infraordinario

 

Il y a eu une période, aux alentours de la cinquantaine, où je me suis posé quelques questions, et donné quelques réponses à propos de ma passion pour l'écriture et la poésie. Parce qu'il s'agit bien de passion intense et réelle. Comme le sait chaque écrivain, pour l'avoir éprouvé lui-même, la passion pour l'écriture a le double visage de Janus, d'un côté, joie, plaisir, enthousiasme - de l'autre, fatigue, amertume  et stress ; d'un côté, la poésie te donne, de l'autre, elle te prend. Mais globalement, les satisfactions sont nettement supérieures aux désillusions. J'ai intitulé un petit volume de réflexions littéraire Une Incertaine béatitude. C'est tout à fait mon état d'âme quand j'écris : une béatitude incertaine, parfois instable et précaire, mais toujours une béatitude.

Une phrase de Thomas Mann qui me frappe par sa précision synthétique se réfère à la création artistique : "connaître en profondeur et représenter en beauté." Que peut-on ajouter? Connaissance et beauté, union idéale et dans le même temps presqu'irréalisable.  En littérature, je suis aussi très attiré par la légèreté, c'est elle qui m'a poussé à écrire tant de vers sur les oiseaux, sur ces créatures ailées messagères entre ciel et terre : poésies désormais dans le recueil récemment réimprimé, complété et illlustré, des "Merles dans le jardin de san Paolo et autres oiseaux". En observant les oiseaux, à la longue on capture la gamme de couleurs de leurs plumages, la variété des chants et des comportements. Parfois, ils sautillent sur un pré avec une telle légèreté qu'ils effleurent le sol, parfois ils se cachent dans l'épaisseur du feuillage, t'observent du haut d'une branche, et soudain s'envolent plus loin, et qui sait où. Grâce à eux, j'ai appris à multiplier les points de vue, les perspectives, les angles, les regards.

J'avoue que j'ai tendance à oublier facilement : à souvenir qui entre, un autre abandonne l'archive de ma mémoire  -  une archive-magasin archi-pleine et d'une piètre capacité. Les livres que j'écris, les photos que je prends, m'aident à me souvenir. Les livres retiennent et fixent sur la page des pensées, des sentiments et des réflexions, les photos (et photographier est moins une passion qu'un passe-temps) conservent des images, surtout de lieux, qui autrement s'effaceraient.

Dans mes vers, je n'aime pas parler de moi ouvertement. Ma vie n'est guère intéressante, ma mémoire assez lacunaire. Je préfère parler d'autres personnes et personnages, établir avec eux un contact, une relation, un échange, raconter des histoires et des événements qui les concernent, me confondre avec eux, me mettre à leur place, regarder le monde à travers leurs yeux et les faire s'exprimer directement. Ils peuvent être voyageurs et explorateurs (l'un de mes recueils s'intitule Les Âmes de Marco Polo), héros mythiques (Ulysse en premier), des scientifiques (surtout Darwin), une série de peintres (de Masaccio à Basquiat), des individus quelconques, comme la protagoniste de ces vers, aux prises avec le rite quotidien du café :

 

Elle se met à la fenêtre

sirote son café béate

comme si se trouvait devant elle

non l'avenue aux mille autos

mais un golfe aux mille voiles.

 

©Giancarlo Baroni

Il Peso dei vostri corpi

 

È cosi popolato questo giardino

di voi passeri che becchettate.

Saltellate di frequente, qualche volta vi rincorrete

sopra uno strato di foglie secche,

 

mentre il rumore che vi costringe a fermarvi

fissando davanti a voi

è quello dei passi, e del peso dei vostri corpi

quando sfiorata la terra neanche vi appoggiate.

Le Poids de vos corps

 

Il est si peuplé par vous ce jardin

vous passereaux qui becquetez.

Vous sautillez souvent, parfois vous poursuivant

sur une couche de feuilles sèche,

 

tandis que le bruit qui vous fait vous arrêter

les yeux fixés devant vous

est celui des pas, et du poids de vos corps,

quand vous frôlez la terre sans même vous poser.

*

 

Voci

 

Qualche volta vi nascondete dietro le nuvole

facendo finta di essere scomparsi.

Allora noi cerchiamo dappertutto

vi preghiamo di tornare

inventiamo mille promesse.

Là in alto intanto voi ve la ridete

di noi che gridiamo

che fingiamo di invocarvi comme ossessi.

*

ce ne infischiamo della nebbia

che foriamo col becco

oppure graffiamo con le unghie

così da volare dall'altra parte.

Attraverso la nebbia inviate

comunque fino qui le vostre voci

di cui a fatica comprendiamo

la vera provenienza.

 

*

 

Voix

 

Parfois vous vous cachez derrière les nuages

Feignant d'avoir disparu.

Alors nous vous cherchons partout

vous priant de revenir

nous inventons mille promesses.

Là-haut pendant ce temps vous vous moquez

de nous qui crions

qui feignons de vous invoquer comme des obsédés.

 

*

On s'en moque du brouillard

que nous forons de notre bec

ou que nous égratignons des ongles

pour voler de l'autre côté.

 

A travers le brouillard vous envoyez

de toute manière jusqu'ici vos voix

dont avec difficulté nous comprenons

la véritable provenance.

 

*

©Giancarlo Baroni

 

Sguardi

 

Vi porgete dal cornicione

e come un tuffatore

vi preparate al salto.

Dietro le finestre

riaprono gli occhi dopo quella caduta

i più giovanni fra i nostri spettatori.

*

Guardate distratamente altri colombi

fissare di fronte a se dai cornicioni.

Ma i nostri sguardi si scontrano più lontano

e rimbalzano sulle tegole come proiettili.

 

*

 

 

Regards

Perchés sur la corniche

comme un plongeur

vous vous préparez à sauter.

Derrière les fenêtres

ils rouvrent leurs yeux après cette chute

les plus jeunes de nos spectateurs.

Vous regardez distraitement d'autres colombes

les yeux fixés devant elles sur les corniches.

Mais nos regards se heurtent plus loin

et rebondissent sur les tuiles comme des projectiles.

 

*

Una Geografia celeste((Una Geografie Celeste richiama e commenta le immagini fotografiche dell'amico Giovanni Greci))

Il reticolo celeste definisce

una geografia inconsueta.

All'apparenza rette lanciate a perdita,

parallele ideali, spigoli levigati

e volumi quadrati e rarefatti. Ma dietro

una caterva di curve e deviazioni,

non un labirinto

ma una geometria di scarti

di gallerie sbocciate su radure

di crocevia e di fughe.

La morte qui non saprà scovarti.

*

Vuoi andare

inseguire le trasparenze delle nuvole

gli inviti rovesciati all'orizzonte

e i segnali in fuga sulle strade.

Scappando verso il cielo

la spirale servira

a disegnare il viaggio

infinita. Con te

aeroplano della tua vita.

*

 

 

 

 

 

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©Giancarlo Baroni

 

 

 

 

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In questo spazio senza un centro

né dei percorsi certi

il vuoto ti attraversa.

È una terra di crepe

con delle rocce incise dal disordine

e poca vegetazione

però il cielo

il cielo davvero come un aquilone.

*

Ai confini fra la terra e il cielo

galleggia il tuo sofà.

Quando lo sgomento per le cose ti cattura

o la vertigine faticosa di un addio,

volteggi dentro l'aria raggiungendolo.

Allora proietti sul sofà

l'angolo allegro della tua memoria

ogni volta finalmente ringraziando

quanti hai amato.

E un mattino intorpidito e ruvido.

La nebbia si propaga come un suono fangoso

la eco contenuta delle foglie

i loro brividi. Dentro l'aria

gli odori della terra si sollevano

a macchie e spirali. Nello sfondo

comincia adesso il tempo a dilatarsi.

 

Une Géographie céleste((Une Géographie céleste évoque et commente les images photographiques de l'ami Giovanni Greci))

 

La résille céleste définit

une insolite géographie.

En apparence des filets lancés à perte de vue,

parallèles idéaux, angles émoussés

et volumes carrés et raréfiés. Mais derrière

un fouillis de courbes et de déviations,

pas un labyrinthe

mais une géographie de déviations

de galeries ouvertes sur des clairières

de croisements et de fuites.

La mort ici ne pourra te découvrir.

*

Tu veux partir

suivre les transparences des nuages

les invites renversées à l'horizon

et les signaux en fuite sur les rues.

T'échappant vers le ciel

la spirale servira

À dessiner le voyage

infini. Avec toi

aéroplane de ta vie.

*

 

 

 

Dans cet espace sans un centre

ni des parcours assurés

le vide te traverse.

C'est une terre de fissures

aux roches incisées par le désordre

et une maigre végétation

pourtant le ciel

le ciel tout à fait comme un cerf-volant.

*

Aux confins de la terre et du ciel

flotte ton sofa.

Quand te saisit la terreur pour les choses

ou la fatigue vertigineuse d'un adieu,

tu volète dans l'air en le rejoignant.

Alors tu projettes sur le sofa

l'angle allègre de ta mémoire

remerciant haque fois finalement

ce que tu as aimé.

C'est un matin gourd et rude.

Le brouillard se propage comme un son fangeux.

L'écho contenu des feuilles

leur frisson. Dans l'air

les odeurs de la terre se soulèvent

sous forme de taches ou de spirales. Au fond

le temps maintenant commence à se dilater

 

©Giancarlo Baroni




Giancarlo Baroni et le langage des oiseaux.

Giancarlo Baroni nous offre un excellent petit volume de poésie avec I Merli del giardino di San Paolo e altri uccelli ((Les Merles du jardin de San Paolo et autres volatiles, préface de Pier Luigi Bacchini et Fabrizion Azzali, illustrations de Vania Bellosi et Alberto Zannoni, ed. Graffiche Step)). Le texte, très soigné,  captive le lecteur avec son  côté artisanal,  et nous met naturellement en contact avec les merles qui se font remarquer parmi tant d'autres oiseaux, discutant avec verve, et nous effleurant d'une sagesse rassurante. Trouvaille heureuse que celle des merles, qui ramène en mémoire des textes fondamentaux de notre culture millénaire.

Dans une page plutôt dense, Dario Del Corno((dans son introduction à la traduction des Oiseaux, d'Aristophane))affirme que l'existence intemporelle des oiseaux est le paradigme d'une dimension de la nature revendiquée comme antidote à la meule impitoyable de l'histoire.

La référence à une vie selon les lois et les rythmes de l'univers s'oppose à la corruption désastreuse suscitée par la volonté d'affirmation de soi, héritée de l'individualisme.

La nature est orientée selon les règles d'un temps cyclique, et non selon un temps linéaire, caractéristique du monde humain. Dans le vaste monde naturel, si l'on en croit Leopardi, la nature des oiseaux est bien supérieure à celle des autres animaux. L'oiseau dépasse tous les autres dans la faculté de voir et d'entendre, la vue et l'ouïe étant les deux sens plus spécifiques des vivants. L'oiseau exerce et déploie ses qualités à travers le mouvement "essendo il moto cosa più viva che la quiete, anzi consistendo la vita nel moto((« le mouvement étant plus chose plus vivante que le repos, la vie consistant d'ailleurs dans le mouvement »)). Par rapport aux autres animaux, l'oiseau a aussi "maggior copia di vita interiore ed esteriore ((« plus grande quantité de vie intérieure et extérieure »)).

Giancarlo Baroni, dans ce "monde"-là est tout à fait à son aise. L'autre, quand il existe, est autre, et rien de plus. Il n'a rien de menaçant.

Les merles parlent, et parlent par prédisposition "naturelle", et Baroni en décode l'harmonieux langage grâce à sa propre prédisposition, tout aussi naturelle, à cette musicalité qui métamorphose instinctivement le prosaïque en poétique. Quant à ce qu'il dit des merles, on n'y trouve rien de "pesant" - sinon le pondus du vol qui renvoie à la légéreté. Ainsi le matériel s'y perçoit-il comme spirituel, dans le sens spinozien du terme.

L'attention étologique, l'amour et la fréquentation du monde des oiseaux, permettent au poète de prêter sa voix à un point de vue différent de celui des humains, dans un langage qui n'est pas subalterne. Et même, à écouter Giordano Bruno (certes penseur aventureux!) si la nature est une, outre qu'éternelle et incréée, tout dans l'univers descend du même principe : et de même que le philosophe réfute la distinction entre esprit et matière, celle entre homme et animal doit aussi,  dans le doute, être réfutée. Giordano Bruno (anticipant Darwin et Lorenz sur le thème de l'intelligence animale, de leurs sentiments et dignité) dépasse l'anthropocentrisme. Selon lui, tous les êtres vivants sont des manifestations diverses d'une unique existence universelle, et entre la plante, l'animal et l'homme, il n'y a qu'une différence de degré, non de qualité, car  tous tirent leur origine de la même racine métaphysique. Pour Bruno, l'instinct est une "parole stupide", qui ne veut rien dire. L'instinct (par exemple chez les fourmis) est une sorte de sens ou bien (ce qui revient au même) un degré ou une branche de l'intelligence, dont nous sommes privés.

Soutenus (ou rassurés) par de tels maîtres, nous avons lu le recueil à plusieurs reprises, et pas toujours linéairement, mais souvent, volontairement, à vol d'ange. Voyage séduisant aussi, comme est séduisant et insaisissable, dans sa spécificité terrestre et maritime, le voyage de Marco Polo((Giancarlo Baroni est aussi l'auteur d'un recueil intitulé Le Anime di Marco Polo, book editore, 137p.))"Sur les arbres" ouvre tout le discours et rappelle la qualité spécifique d'un point de vue "autre" :

Spesso vediamo / le foglie dei più giovani / ippocastani del parco / diventare secchi / senza un motivo: (…) osserviamo i pidocchi / che succhiano dalle foglie / come vampiri lo suzcchero / (…) Quali uccelli verranno / dopo di noi? e quali piante?”((On voit souvent / les feuilles des plus jeunes / des marroniers du parc / sécher / sans raison : (…) on observe les pucerons / qui sucent les feuilles / le sucre comme des vampires / (…) Quels oiseaux viendront / après nous / et quelles plantes?))

Demandes qui contiennent d'amères réponses, fruit d'un oeil perspicace et attentif. L'oeil humain tente de rivaliser avec celui des merles, mais c'est peine perdue.

Les affirmations humaines ont nécessairement quelque chose de marmoréen, d'épigraphique, là où le bavardage des merles se meut, disant, médisant ou plaisantant à propos des autres oiseaux qui ne sont pas merles :

la melanina che scurisce il corpo / ci rende simili a fantasmi / fa paura all'allocco / Allora gonfiamo il petto : gli gridiamo te l'abbiamo fatta / un'altra volta, gioiamo / ma piano / come avessimo in gola dell'ovatta.“((La mélanine qui noircit le corps / nous rend pareils à des fantômes / fait peur à l'alouette / Alors nous gonflons notre poitrine : nous lui crions nous t'avons eue / encore une fois, nous jouissons / mais doucement / comme si nous avionsdans la gorge du coton .))

Mais ne pensons pas aux merles de façon superficielle, même si la vacuité ne peut manquer à force de tant de conversation :

“Il cielo oggi è come un negozio di parrucchiera, / pieno di chacchiere che gonfiano i capelli / e di pensieri inutili. Ma riflettere / senza accanirsi troppo o vedere / con uno sguardo appena è davvero / così deprecabile“.((Le ciel aujourd'hui est comme un magasin de coiffure / plein de cancan qui gonflent les cheveux / et de pensées inutiles. Mais réfléchir / sans insister trop ou voir / d'un regard à peine est vraiment / si méprisable.))

Or, là où se trouve la réflexion se trouvent aussi le déplaisir, l'ennui  : “La noia si spinge fino in aria / no n esiste solo quaggiù(( L'ennui s'étend jusque dans les airs / elle n'existe pas seulement là en bas.))

 L'anthropocentrisme abandonne brutalement valeur et centralité, mais l'homme (diaboliquement?) attribue aux volatiles non seulement l'exhibition de qualités naturelles mais aussi celle d''une sagesse caustique et ironique : “Da predatore a preda : il passo è breve / basta solo unsa svista. La mossa / del nemico che ti spiazza / impari e la fai tua.”((De prédateur à proie / la route est brève / il suffit d'une erreur. Le mouvement / de l'ennemi qui te désoriente / tu l'apprends et le fais tien.))

La diversité des volatiles permet à l'auteur de nou montrer un amour qui n'est pas expression de bravoure mais témoignage de beautés souvent négligées désormais et qu'il faut rendre visibles pour "sauver le monde". Ce n'est pas un hasard si la seconde partie s'ouvre sur une citation de Josif Brodskij pour lequel l'esthétique est la mère de l'éthique.

On ne peut hélas faire son "nid", ainsi qu'on le voudrait, sur tant d'autres compositions.

Entre aussi en scène, à un certain point, l'empereur Frédéric II, avec les merles du jardin de San Paolo. On imagine que ces merles sont les gardiens du traité d'ornithologie et de fauconnerie écrit par l'empereur. Le manuscrit "De arte venandi cum avibus" aurait semble-t-il été volé à Parme, où il a subi une défaite en 1248 :"Corre / a Cremona Federico col rammarico / del trattato perduto sugli uccelli / e la falconeria“.((Il court à Crémone, Frédéric avec le regret / du traité perdu sur les oiseaux / et la fauconnerie.“))  Traité d'une incroyable précision et beauté. Qui sait la fin qu'il fit entre tant de guerrière rapacité :

La badessa Giovanna che ha assegnato / il compito di affrecare una stanza / del proprio appartamento al Correggio / dicono custodisse / un libro miniato sugli uccelli. Sopra quei fogli / il timbro imperiale con l'effigie del falco!“((L'abesse Jeanne qui assigna / le devoir de décorer d'une freque une salle / de son appartement personnel  a Correggio / détenait dit-on un livre enluminé sur les oiseaux. Sur ces feullets / le timbre impérial à l'effigie du faucon !“))

"On raconte que l'abbesse Jeanne qui a assigné à Correggio le devoir de décorer d'une fresque son appartement personnel, conservait un livre enluminé sur les oiseaux. Sur ces feuilles se trouvait le timbre impérial à l'effigie du faucon!"

La conversation des merles est intarissable et continûment pleine de finesse et de distinguo. On parle de vautours et d'éperviers

Davanti agli avvoltoi / non arretrate. / Di cammini / diritti compiendo gesti sconci / con le ali. Ché nemmeno / una cincia un pollo quella / fiera fasulla sa uccidere.“((Devant les vautours / ne reculez pas. / Marchez droit / en faisant des gestes obscènes avec les ailes. Ni même / une mésange, ni un poulet, cette / fausse bête féroce ne saurait tuer.))

Le vautour, en somme, travaille sur les cadavres, ce qui le rend  meilleur pour les merles que l'épervier

„Eppure / preferiamo questo allo sparviero / ai falchi cacciatori / che sbranano le prede ancora vive.“(( Pourtant / nous le préférons à l'épervier / au faucon chasseur / qui déchirent les proies encore vives.))

Ils nous observent aussi,ces merles, et notent nos bizarreries : „Non le voliere ma la biblioteca / i piumati esotici conserva“.((ce ne sont pas les volières mais la bibliothèque / qui conseve ces emplumés exotiques.))

 Ah, ces humains ! "Si dice che un certo / Baudelaire in Francia abbia / paragonato il poeti a degli strambi / nostri parenti di mare“. ((On dit qu'un certain / Baudelaire, en France aurait / comparé les poètes à quelque étrange / notre parent marin".))

Réjouissants, certes, ces albatros, mais jubilatoire plus encore l'excellent petit volume avec lequel, oublieux de la pesanteur, nous pouvons, nous aussi, voler.

Enzo Ferraro

trad MB




Francis Catalano, LES QUATRE DEMI-VÉRITÉS, Hiver, suivi de printemps, été, automne et été indien

Il neige doucement sur la peau de ma paume
comme il a neigé durant l’âge de pierre.
Naissent la lenteur et l'espacement à l'ombre des étoiles
naissent la foudre, la vapeur
sur ma main tournée au ciel des chaînes de lumière se brisent
des engrenages irisés se désengendrent.

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Xhevahir Spahiu, Urgences — Urgjenca

Ciel, de l’Albanie, que connaît-on? Jadis, un dictateur Enver Hodja masquait tout un pays, des élections présidentielles annonçaient des scores douteux à 99% pour le même homme ? Aujourd’hui la voix magique d’Elina Duni, aspire notre esprit vers ce pays méconnu. Alors finalement qu’en ignore-t-on ? Quasiment tout en ce qui me concerne. 

Ce pourquoi, j’ai privilégié d’urgence l’ouvrage bilingue Urgence – Urgjenca  dans la pile d’été des livres reçus.  Qu’est-ce qui  fascine dans cet inconnu? Ce qui est écrit ? Ce qui est lu à voix basse ou haute ? Ce qui est suggéré ? Qu’advient-il lorsqu’il est rédigé en une langue indo-européenne - l’albanais - si  inconnue qu’on méconnaît le moindre mot et qu’on ne peut prononcer la moindre syllabe. Les poèmes de Xhevahir Spahiu imposent cette énigme croisée du sens et de la prononciation. Une chance ! Est-il nécessaire de les comprendre ou faut-il s’abandonner à l’émotion d’une lecture convertie en musique insolite? Nos yeux feuillettent le poème, s’accrochent à une succession de consonnes en graphèmes  zgj – dhj-shk, glissent sur un porteur d’un tréma… Nous décidons d’entrer dans la traduction de cette édition bilingue, du moins de le tenter. Nous pénétrons le poème Monotonie comme une grotte ou un nuage improvisé : Shushurijnë shelgjet në fushë. Le traducteur Alexandre Zotos, connaisseur des littératures françaises et balkaniques, a déplacé l’ordre des mots : il répète « susurrent» et « murmurent » à deux reprises en fin de phrase, alors que le vers originel commençait et  finissait par ce même verbe.

Xhevahir Spahiu, Urgences - Urgjenca, anthologie
poétique bilingue, traduit et présentée de l’albanais
par Alexandre Zotos, editions MEO, 2016,  
http://www.meo-ediition.eu, 16€.

Est-ce par goût du rythme ou d’une répétition qui, en français, ferait écho à la pensée poétique ? Le traducteur devient  le passeur privilégié des mini-poèmes qui concernent la Grèce (ancienne cité grecque Apolonnie, Homère), l’ Albanie (Mont Tomorr) ou ailleurs.

Certes nous ignorons l’albanais,  du moins le croyons-nous, avant de  trouver un premier mot  universel ( ?) compris par la seule prononciation « Akuarel » (aquarelle), puis un deuxième « Musike », - l’art semble omniprésent - ,  et puis le mot des mots inscrit intégralement : «  Poeti ».... Que dit Spahiu du poète privilégié par ce recueil « anthologique » ? Il peut d’abord être un poète singulier. Tel le bosniaque Izet Sarajlic décédé le 2 mai : après avoir laissé vides « les rues de la révolte » de la veille, il est allé lever « l’armée des morts ». Il est celui qui périt « au milieu de ses vers », comme un artisan (maçon écrasé sous son mur ou bûcheron abattu sous un pin) ou une mère morte en couche. Le mektoub ! Il est enfin « Dante » dont la statue se laisse envelopper par un laurier « sorti de terre », lequel mue la Nature en symbole imprévu. Il est aussi Homère dont l’Ulysse n’aurait « jamais rallié Ithaque ». Le « happy end » du retour aurait été rajouté par un correcteur indélicat. Le poète est aussi ancré ou cerné par le contexte politique : même sa propre « veste» est privatisée par ce Ministère de Privatisation qui privatise tout, jusqu’à l’esprit créateur. Il incarne également « le peuple meurtri », frappé et menacé comme chacun par ces troubles qui ont gelé les pyramides financières et engendré le chaos en  1997. D’autres poèmes en font l’écho (Quand on vidait les places) en un pays où les faucilles  sont parfois « occultes ».

Le « vrai » poète est enfin un initiateur, un « planteur d’arbres », peut-être à la Giono. Il étend ses « mains vertes » et « vendange les vignes du mystère ». Généreux, il diffuse des écrits imbibés de rose et de lys, entourés de peuplier ou d’oliviers, en compagnie de colombe ou de cygne. Mais surprise,  lorsqu’il est  enfin question du « poème » (et non du poète), Spahiu y « verse » des chants d’oiseaux. Narquois, il évoque ensuite son toutou si « sage », assis précisément sur le texte du poème dont il est l’inspirateur, Mon caniche ! A croire qu’il appartient à un SPA poétique ! Et pourtant dans cet art poétique, la lectrice suit le poète en catimini avant l’éblouissement : « Les sons à en mourir,/ les couleurs, à la folie/Les mots, ma mort, ma folie, m’y retrouvant moi-même. » (in Art). Une façon pour elle de rêver en tournant de simples pages de papier. « Vous, les mots qui me dévorez peu à peu », dit Spahiu. Nous avons envie de nous souvenir de lui comme celui qui embrasse la bouche du coquelicot.