TOMBEAU AU POETE INCONNU

Volontairement décalé de la date des commémorations officielles du 11 novembre 1918, ce dossier souhaite rendre hommage à tous ceux dont la voix n'a pu chanter au-delà de la guerre, car « morts au champ d'honneur », disparus dans les camps, tombés dans la boue des combats, ou affaiblis, dans l'après-guerre, comme l'artilleur Apollinaire... tous avec l’arme plutôt que la plume à la main comme sans aucun doute ils l'auraient préféré …

 

Soit dite ainsi la litanie des noms, dans l'ordre alphabétique et le désordre des nations, des peuples et des guerres qui ont ensanglanté l'Europe au XXème siècle - liste glanée au fil du web et donc fort lacunaire, à laquelle s'ajoute la litanie de tous ceux et celles qui, "X" sans nom, auraient peut-être également chanté la vie et le bonheur, si le fil du destin ne leur avait été précocement coupé((Eva-Maria Berg nous envoie la liste des écrivains et poètes allemands morts à cause de ces deux conflits - la voici : 

Ecrivains de langue allemande morts dans la 1ere guerre mondiale et dans la 2eme guerre mondiale/ suite au régime Nazi

PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Hans Ehrenbaum-Degele 1889-1915
Kurt Eisner 1867-1919
Gerrit Engelke 1890-1818
Hermann Essig 1878-1918
Walter Ferl 1892-1915
Walter Flex 1887-1917
Franz Janowitz 1887-1917
Gustav Landauer 1870-1919
Heinrich Lautensack 1881-1918
Hans Leybold 1892-1914
Alfred Liechtenstein 1889-1914
Ernst Wilhelm Lotz 1890-1914
Wilhelm Runge 1894-1918
Gustav Sack 1885-1916
Reinhard Sorge 1892-1916
Ernst Stadler 1883-1914
Karl Stamm 1890-1919
Ernst Stöhr 1860-1917
August Stramm 1874-1915
Georg Trakl 1887-1914

DEUXIÈME GUERRE MONDIALE

(Raoul Auernheimer 1876-1948)
(Erich Baron 1881-1933)
Ernst Blass 1890-1939
Richard Beer-Hofmann 1866-1945
Walter Benjamin 1892-1940
(Martin Beradt 1881-1949)
Alice Berend 1875-1938
Franz Blei 1871-1942
Dietrich Bonhoeffer 1906-1945
Hanns Heinz Ewers 1871-1943
Carl Einstein 1885-1940
Bruno Frank 1887–1945
Georg Fink (pseudonym) / Kurt Münzer 1879-1944
Egon Friedell 1878-1938
(Salomo Friedlaender 1871-1946)
Helmut Giese 1907-1943
Fritz Grünbaum 1880-1941
Alfred Grünewald 1884-1942
Walter Hasenclever 1890-1940
Abrecht Haushofer 1903-1945
Wilhelm Hebra 1885-1944
Georg Herrmann 1871-1940
Hans Herrmann-Neiße 1886-1941
Franz Hessel 1880-1941
Leo Hirsch 1903-1943
Jacob van Hoddis 1887-1942
Arnold Höllriegel (pseudonym)/ Richard Arnold Bermann 1883-1939
Arthur Holitscher 1869-1941
Ödon von Horváth 1901-1938
Alfred Hotopp 1886-1942
Berthold Jacob 1898-1944
Else Jerusalem 1876-1943
Hans Arno Joachim 1902-1944
Georg Kaiser 1878-1945
Gottfried Kapp 1897-1938
Jochen Klepper 1903-1942
Erich Knauf 1895-1944
Edlef Koeppen 1893-1939
Alma Johanna Koenig 1887-1942
Gertrud Kolmar 1894-1943
Paul Kornfeld 1889-1942
Karl Kraus 1874-1936
Adam Kuckhoff 1887-1943
Heinrich Kurtzig 1865-1946
(Arthur Landsberger 1876-1933)
Else Lasker-Schüler 1869-1945
Andreas Latzko 1876-1943
Eva Leidmann 1888-1938
Maria Leitner 1892-1942
(Theodor Lessing 1872-1933)
Erich Loewenthal 1894-1943
Emil Ludwig 1881-1948
Heinrich Mann 1871-1950 *
Klaus Mann 1906-1949 *
Valeriu Marcu 1899-1942
Hilde Meisel-Monte 1914-1945
Erich Mühsam 1878-1934 *
Robert Musil 1880-1942
Richard Oehring 1891- 1940
(Balder Olden 1882-1949)
Carl von Ossietzky 1889-1938
Ernst Ottwalt 1901-1943
Fritz Reck-Malleczewen 1884-1945
Erich Alphons Rheinhardt 1889-1945
(Joachim Ringelnatz 1883-1934)
Alexander Roda Roda 1872.1945
Joseph Roth 1894-1939
Otto Rühle 1874-1943
Alice Rühle-Gerstel 1894-1943
Willy Sachse 1896-1944
Felix Salten 1869-1945
(Rahel Sanzara 1894-1936)
(Werner Scheff 1888-1947)
René Schickele 1883-1940
Hans Schiebelhuth 1895-1944
(Alfred Schirokauer 1880-1934)
(Karl Schröder 1884-1950)
Walter Serner 1889-1942
Arthur Silbergleit 1881-1943
Paul Stefan 1879-1943
Carl Sternheim 1878-1942
(Edward Stilgebauer 1868-1936)
Ernst Toller 1893-1939
Kurt Tucholsky 1890-1935 *
(Jakob Wassermann 1873-1934)
Ernst Weiß 1882-1940
Franz Werfel 1890-1945
(Eugen Egon Winkler 1902-1936)
Alfred Wolfenstein 1883-1945
Johannes Wüsten 1896-1943
Stefan Zweig 1881-1942

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Les années de mort : avant et après la guerre sont en gras et parfois entre parenthèses ou même en lettres plus petites - Les noms des écrivains très importants et connus (morts avant ou après la guerre) sont en gras et j´ai ajouté une petite étoile *)):
18 millions de morts en Europe, pour la seule Première Guerre Mondiale - première boucherie industrielle ; 1 million d'orphelins de guerre - enfants de 15 ou 13 ans dans les tranchées, aux côtés des soldats, villages dévastés, déclarés eux aussi "morts pour la France" - 450 écrivains reconnus disparus lors ce de ce premier conflit((https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/2014/09/03/de-peguy-apollinaire-une-generation-d-artistes-victimes-de-la-grande-guerre-543058.html))...

Comment ne pas éprouver un élan de fraternité, une immense pitié pour cette chair, ces âmes meurtries et massacrées, ces voix qui parmi les ombres peut-être tentent encore de chanter la poésie qui les habitait... et que le poète, aujourd'hui, doit porter à leur place.

Honneur, sur ces pages, au POETE INCONNU – UN-MULTIPLE,  auxquels nous dressons cette stèle, ce tombeau poétique, formé de leurs noms, mais aussi de leurs mots, comme ces phrases de poètes inscrites sur les murs de Damas ou Alep en ruines, en parallèle aux « Voix éclatées » que nous donne à entendre le livre de Patrick Quillier, et le petit florilège de poèmes qui suit, écrits au cours de ce conflit clos par l'armistice dont on célébrait cette année le centenaire...

 

IN FLANDERS FIELDS

Lieutenant-poète écossais, Ewart Alan Mackintosh,
tombé au combat à Cantaing-sur-l’Escaut, le 21 novembre 1917

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In Flanders fields the poppies blow

Between the crosses, row on row

The larks, still bravely singing, fly

Scarce heard amid the guns below.

 

We are the dead. Short days ago,

We lived, felt dawn, saw sunset glow,

Loved and were loved and now we lie

In Flanders fields.

 

Take up our quarrel with the foe:

To you, from failing hands, we throw

If ye break faith with us who die

We shall not sleep, though poppies grow

In Flanders fields.

 

 

Au champ d’honneur

 

Au champ d’honneur, les coquelicots

Sont parsemés de lot en lot

Auprès des croix; et dans l’espace

Les alouettes devenues lasses

Mêlent leurs chants au sifflement

Des obusiers.

 

Nous sommes morts,

Nous qui songions la veille encor’

À nos parents, à nos amis,

C’est nous qui reposons ici,

Au champ d’honneur.

 

À vous jeunes désabusés,

À vous de porter l’oriflamme

Et de garder au fond de l’âme

Le goût de vivre en liberté.

Acceptez le défi, sinon

Les coquelicots se faneront

Au champ d’honneur.

traduction Jean Pariseau

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Ewart Alan Mackintosh,

LA MORT DU SOLDAT

 

Albert Guénard, fantassin-poète,
décédé le 17/12/1914 à l'hôpital de la Morlaix (29) au dépot du Corps. 

Dans la clairière où rit un doux soleil d'automne,

Le "Bleu", presque un enfant, tout à l'heure joyeux

Et maintenant frappé d'une balle teutonne,

Meurt sur l'herbe qui boit tout son sang précieux.

 

Nul ne sait la nouvelle. Aucun glas ne la sonne.

Sa mère n'est pas là pour lui fermer les yeux ;

Et, pour l'ensevelir, il ne viendra personne.

- Le village lointain brûle silencieux.

 

Mais les arbres, émus de la pitié des choses,

Ne veulent pas dans les dernière clartés roses,

Laisser à découvert ainsi ce pauvre mort.

 

Alors, dans la forêt apaisée et meurtrie,

Sur le petit soldat tombé pour la Patrie,

Les feuilles, lentement, tissent un linceul d'or

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Monument aux morts de Vivario (Corse)

 

LA PETITE FENÊTRE

 

Pierre Fons, poète-romancier-essayiste,
"mort pour la France" le 23 avril 1917, à l'hôpital de Cambo-Les-Bains

 

O petite fenêtre grise

Où si longuement j'ai rêvé,

Quand jadis la nuit indécise

Fermait le livre inachevé,

 

On voit dans ta svelte embrasure

Un horizon d'arbres et d'eaux,

Un chemin clos, une masure

Et tout un couchant de côteaux.

 

Moi j'y voyais surtout la Gloire

Avec l'Amour et la Beauté,

Ne sentant pas qu'une ombre noire

S'était assise à mon côté.

noms de conscrits sur la roche du fort de la Turbie

Que m'importe à présent la Vie,

Même hélas ! sans avoir vécu !

La Gloire fuit, l'Amour m'oublie

Et l'art superbe m'a vaincu.

 

O fenêtre, donne un asile

Calme et souriant à mes yeux

Qui, dans les brumes de la ville,

On perdu la splendeur des Cieux !

 

Accueille-moi car dans ma route

Je clorais mon cœur à l'espoir,

Si je ne prévoyais sans doute

Que, dans la tendre paix d'un soir,

 

A travers les arbres qui penchent

Sur ces beaux lieux que j'aime tant,

Reviendront dans leurs robes blanches

Toutes mes prières d'enfant.

 

MAISON ABANDONNÉE

Lieutenant-poète Antoine Yvan, fils de Henri Yvan (Théodore Henry), lieutenant au 247e régiment d’infanterie, 
mort au combat de la Cour-des-Rois près de Guincourt dans les Ardennes le 30 août 1914,
en conduisant une charge pour dégager sa compagnie.

 

Je sais une maison hermétiquement close.

Sur le coteau rêveur, au coin d'un bois morose,

Elle dresse ses murs chancelants et vieillis ;

La mousse et le lichen courent sur le toit gris,

Les orages passés ont fendu la façade,

Le temps a revêtu d'une teinte maussade

Les antiques couleurs des abat-jour fermés.

Au dedans, nul écho des bruits accoutumés,

Mais le sommeil pesant et noir des choses mortes,

Le vent rageur qui fait grincer les vieilles portes,

Le plafond qui s'effrite et dans l'obscurité

Distille une implacable et froide humidité.

Le jardin est jauni des feuilles envolées,

Une herbe folle court au penchant des allées

Où sont tombés des fruits trop murs et de vieux nids;

Depuis longtemps on n'a coupé les longs taillis,

Des arbustes sont morts étouffés sous le lierre.

Je suis venu m'asseoir sur les marches de pierre,

Et j'ai pense tout bas aux choses du passé,

J'ai goûté tout un soir le plaisir insensé

De me bercer de souvenirs pleins d'amertume.

J'ai songé qu'autrefois, enfant, j'avais coutume

De courir à travers ces chemins et ces bois.

J'ai senti dans mon cœur comme un écho des voix

Qui m'appelaient au jeu, sonores et joyeuses,

J'ai cru revoir toutes ces heures bienheureuses,

Tant de jours innocents, tant de matins si beaux,

Le ruisseau déroulant ses transparentes eaux,

Le soleil inondant au loin toute la plaine

Et les grands blés jaunis et la route incertaine

Qui s'enfonce sous un rideau de peupliers,

Tous les oiseaux chantant au bord des sentiers,

Et les printemps rieurs, moins gais que notre enfance,

S'ouvrant comme une fleur au souffle d'espérance,

Et que le temps a consumée en un moment.

Pigeon voyageur lâché d'un tank britannique près d'Albert,
dans la Somme - 9 août 1918, David Mclellan

 

 

Des amis d'autrefois, les uns obscurément

Sont morts, d'autres ont pris une route inconnue,

Je ne sais pas ce que leur vie est devenue ;

D'autres meilleurs et plus aimés me sont restés

Et nous causons parfois de nos jeunes étés,

Car nous avons laissé dans la vieille demeure

Nos plus chers souvenirs des seuls jours que l'on pleure,

Jours de printemps, jours de bonheur, jours triomphants,

Dans le jardin joyeux tout plein de cris d'enfants.

 

(Poème extrait d'un recueil paru en 1902, Poèmes d'autrefois et d'aujourd'hui)

Monument aux morts d'Antibes

 

 

Lieutenant-poète Jean Arbousset, tombé le 9 juin 1918, près de Saint-Maur((Il a laissé un recueil de poèmes d'amour, non publié, chez un éditeur (?), un roman inachevé et un recueil de poèmes de guerre : Caporal quinze grammes, tiré à 25 exemplaires chez Crès et Cie en 1917.))

    La terre est brune

        et dans le soir

        pâle, la lune

        fait peine à voir.

        La lune éclaire,

        au loin perdus,

        des trous d'obus

        emplis d'eau claire.

     

Monument aux morts de Nice

   Au fond d'un trou,

        une chaussure

        bâille et murmure

        avec dégoût.

        De la chaussure,

        frêle et troublant,

        sort un os blanc

        aux lignes pures.

 

...  il a dansé le menuet

au temps jadis, Ninon la brune,

        le menuet

d'amour, aux heures où la lune

        diminuait

l'ombre des peupliers fluets

aux roses de nuit opportune.

 

Maurepas 1916

Monument aux morts de Gentioux, AFP archives

 




“Dissonances” numéro 35 : La Honte

Recours au poème parle régulièrement de la revue Dissonances, revue thématique et semestrielle qui, depuis 2002, explore avec constance et sans barrières des domaines variés et souvent effectivement "dissonants" – traités avec originalité et un goût certain de la provocation, qu'on apprécie dans un discours ambiant consensuel et policé. La liste des thèmes est éloquente : Les Etats-Unis, L'Europe, la Religion, le Sexe, la Mort, la Folie, la Laideur (on aimerait y jeter un coup d'oeil à l'aube d'un Printemps des poètes consacré à la beauté), l'Argent, le Futur, la Merde, l'Amour, la Peur, Ivresses, L'Autre, Insurrection, Masques, Entrailles, Idiot, Maman, Le Vide, Rituels, Superstar, le Mal, la Peau, Animal(s), Orgasmes, Ailleurs, Tabou (auquel j'ai eu le plaisir de participer - plaisir augmenté du fait de savoir que les publications, anonymées, ne permettent pas les "coups de pouce" aux "copains), Que du bonheur!, Désordres, Nu, Fuir, Traces, La Honte - et à venir : La Vérité.

La revue se revendique "revue pluridisciplinaire à but non objectif" – mission accomplie !

La partie création présente des textes (poèmes ou prose) et un portfolio de 10 pages consacré à un artiste qui a "carte blanche". Suit un volet "critique" divisé en 4 parties : la "dissection" d'un auteur répondant à un questionnaire fixe, la "disjonction" où 4 chroniqueurs rendent compte de leur lecture d'un livre remarquable, puis "dissidences" qui présente 8 ouvrages "coups-de-coeur" parus chez de petits et moyens éditeurs, et "digression", consacrée à un domaine autre que la littérature.

Soit, pour le numéro que j'ai en main, 16 variations autour de la honte, accompagnés de belles photos en noir et blanc, comme toujours pour cette revue grand format sur papier glacé. Où la vergogne se pare de nuances, mais prend source le plus souvent au sein de la famille ou dans le rapport amoureux.

Le portfolio est consacré à la photographe Rim Battal et s'ouvre sur la carcasse d'un lapin écorché : l'artiste a photographié, en très gros plan, les entrailles de l'animal, comme l'aruspice tripier, en quête de l'éventuel siège de la Honte – en résultent des photos étranges, dans des nuages de gris où se devinent plèvre, tissus gras, nerfs et os... comme des épiphanies presqu'irréelles - et envoûtantes.

C'est Laurent Abarracin qui se plie au jeu questionnaire, tandis que Le Corps lesbien, de Monique Wittig, fait  l'objet de 4 lectures par Julie Proust-Tanguy, Jean-Marc Flapp, Anne Monteil-Bauer et Côme Fredaigue. Le lecteur de la revue se fera - peut-être - une idée complexe de l'ouvrage, entre l'émotion ressentie par la première lectrice et l'ennui évoqué par le dernier... il aura à coup sûr envie d'y aller voir par lui-même.

Le numéro se clôt sur un article de Nicolas Le Golvan, établissant un parallèle entre l'humoriste Repp et Jacques Lacan.

On a plaisir à annoncer que le numéro 36, sur la vérité, attend des contributions,  à envoyer jusqu'au 31 janvier - et qu'il est très facile de s'abonner.




Luca Ariano : extraits de Contratto a termine

traduction Marilyne Bertoncini((texte original extrait de CONTRATTO A TERMINE di Luca Ariano, qudulibri, 2018))

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©photo mbp

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Sulla Via Emilia

 

Di cancelli serrati, di ciminiere

spente – ma senza viaggiare

troppo lontano: per sentire

il sapore delle zanzare sulla pelle

e il calore umido del riso.

Tra parrucconi aristocratici con

quelle erre che frustano le orecchie

e graffiano le corde, mentre lo sguardo 

delle rughe si scalda nel bicchiere

 

Oggi festeggi. Ancora nelle vene  

e sulle labbra ti accompagna ancora

il ricordo dei biscotti allo zenzero

e al cardamomo, che volevi danzare…

 

Non si sono incrociate le finestre

e ti porti sulla via Emilia una lunga

discussione da film, col nome uscito da un cartone,

in un’aria di neve che domani

impasterà le strade.

 

Sur la Via Emilia

 

 

Des portails fermés, des cheminées d'usine

éteintes – mais sans voyager

trop loin : pour éprouver

le goût des moustiques sur la peau

et la chaleur humide du riz.

Entre d'aristocrates barbons prononçant

ces erre fustigeant les oreilles

éraillant les cordes, tandis que le regard

des rides se réchauffe dans le verre

 

Aujourd’hui, c'est fête. Encore dans tes veines

et sur tes lèvres encore  t'accompagne

le souvenir des biscuits au gingembre

et à la cardamome, que tu voulais danser...

 

Les fenêtres ne se sont pas croisées

et t'amène, sur la via Emilia, une longue

discussion tirée d'un film, au nom de dessin animé,

dans un air niveal qui demain

empâtera les rues.

 

*

 

Miraggio

 

 

Frugare nella spezieria, fra moriscos

il sapore di quel bacio in Via Cimarosa

appena il cielo si svestiva della notte:

si mischiano le carte per trovare

quali dadi trarre e le tue preghiere

non sono servite. I tuoi consigli

per cavare versi e plasmare  

la dura pietra, lì in stazione.

 

Caduta la stagione

di camminare senza stringersi per mano:

i passi si fanno grevi, le parole

centellinate in un sorso di Dolcetto,

la dedica adolescente  nei pomeriggi

tra il Parco Ducale e le vetrine con Alice:

ancora ignoravi il suo nome.

 

Ora in centosessanta caratteri

hai lasciato sgroppare l’abbraccio

tardivo, lo schiocco delle labbra

che il treno dai finestrini battezza nel miraggio

che al crepuscolo filtri luce sulle pupille

.

©photo mbp

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Mirage

 

fouiller dans l'épicerie, entre moriscos((terme dialectal péjoratif pour nommer les arabes))

et joueurs de cornemuse, pour éprouver de nouveau

le goût de ce baiser de Via Cimarosa

dès que le ciel se dévêtait de la nuit :

les cartes se mélangent pour trouver

quels dés tirer et tes prières

n'ont pas servi. Tes conseils

pour extraire des vers et modeler

la dure pierre, là à la gare.

 

Finie la saison

des promenades sans se tenir par la main :

les pas se font lourds, les paroles

savourées avec une gorgée de Dolcetto,

la passion adolescente des après-midis

entre le Parc Ducal et les vitrines avec Alice :

tu  ignorais son nom encore.

 

Désormais en cent soixante caractères

tu as laissé se dénouer l'étreinte

tardive, le claquement des lèvres

que, des fenêtres, le train baptise dans le mirage

qu'au crépuscule filtre la lumière sur les pupilles

 

*

 

Bambini

 

Bambini pedalano ai primi rossori,

gli ultimi rimasti sulla via

e tu ritrovi quei pochi minuti di ricreazione

in cortile: l’immensa fantasia

di giochi tra terra ed erba

ora sono visi eroinati nel parcheggio

del cimitero su una vecchia Peugeot.

Si rasano i prati spulciati da merli

e i tuoi capelli cadono sulle zampe

d’un cane che assalta il tremore

delle ginocchia:

in un altro iper di sabato pomeriggio

confondi il luccichio delle vetrate

al trillo d’una tasca, ai nuovi corpi

già spogliati di primavera.

L’Andrea si strafogherà in qualche bettola

di bestemmie per un’altra mano calata male

«Diu bel!» e il confronto tra Dio e Destino

nella preghiera delle sue pupille

«Se avrei vinto…» mentre ancora ansimi

sbattendo le imposte.

 

Enfants

 

Des enfants pédalent dès l'aurore,

les derniers restés dans la rue

et tu retrouves ces quelques rares minutes de récréation

dans la cour : l'immense fantaisie

des jeux entre terre et herbe

désormais les visages sont héroïnisés dans le parking

du cimetière sur une vieille Peugot.

On rase les prés épouillés de leurs merles

et tes cheveux tombent sur les pattes

d'un chien qui assaille le tremblement

de tes genoux :

dans un autre hypermarché le samedi après-midi

tu mêles la lueur des verrières

aux trilles d'une poche, aux jeunes corps

déjà dévêtus de printemps.

L'Andrea dans quelque gargote se répandra

en jurons pour une autre main mal abattue

"Diu bel!"((juron dialectal)) et la comparaison entre Dieu et Destin

dans la prière de ses pupilles

"Se avrei vinto.."(("si j'aurais gagné" (sic)) tandis qu'encore tu halètes

en claquant les volets.

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© photo mbp

.

 

*

 

La strada che da Abbiategrasso

va fino a Pavia passando per Motta

e Bereguardo, gomiti, risaie

e cartelli divelti:

un contadino raccoglie i suoi coppi

– la tromba dell’altra sera

dove non c’è più la mezza stagione.

Lì per una laurea, forse l’ultima

mentre si chiude una porta e si sente

solo un brusio di fumo;

la candela smoccolata non brucia più

sulla pelle ancora fresca

e già hai messo virgole, punti e virgole

e punti alla fine della frase,

proprio quando sul colle infinito

si agita il bastone con un volto d’eremita.

Di nuovo poi sentire oli e vernici

di botteghe tra Borgo Tommasini

e via Nazario Sauro.

 

 

La route qui depuis Abbiategrasso

va jusqu'à Pavie en passant par Motta

et Bereguardo, coudes, rizières

et panneaux déracinés :

un paysan récolte ses tuiles

- la tornade de l'autre soir

où il n'y a plus de saison.

Là pour un diplôme, peut-être le dernier

tandis que se ferme une porte et qu'on ne  perçoit

qu'un bruissement de fumée ;

la chandelle mouchée ne brûle plus

sur la peau encore fraîche

et tu as déjà mis virgule, point et virgule

et point à la fin de la phrase,

juste alors que sur le col infini

s'agite le bâton avec un visage d'ermite.

De nouveau tu peux sentir les huiles et les vernis

des boutiques entre Borgo Tommasini

et via Nazario Sauro.

 

*

.

©photo mbp

 

Panorama

 

Quel vostro bacio sfrontato

in un'atmosfera di fine galà

si sperde nell’aria putrida;

eccoli quei fili di ossa che si agitano

dove s’annida il tarlo del panico.

Sale il sapore ancora caldo di ricotta

e marmellata, dal vaso di gerani

stagnano zanze e mentre la madre

chiama la sua Bea – identici occhi di neve

che si squaglieranno,

ritorna alla mente il Peppino, l’ultimo

ranat, spazzato una sera sul suo Garelli

da un furgoncino della SIP;

l’estate era già di sedie sulla strada.

Sei invece lì a consumare una rapida

Carciofa da Pepen mentre lui lieto

con la preghiera in petto ritorna

da Santa Cristina.

In un panorama che gela le tonsille

distribuisci versi in quella quiete

come tuo nonno sparse scarpe

con la tomaia ancora calda di colla.

Panorama

 

Votre baiser effronté

dans une atmosphère de fin de bal

se perd dans l'air putride ;

les voici ces files d'ossements qui s'agitent

là où niche le vers de la panique.

Monte le parfum encore chaud de ricotta

et confiture, du pot de géranium

stagnent des zanze((moustiques)) et tandis que la mère

appelle sa Béa – les mêmes yeux de neige

qui s'écarquilleront,

te revient en mémoire Peppino, le dernier

ranat((chasseur de grenouilles, terme dialectal)), renversé un soir sur son Garelli

par une camionnette de la SIP((société de téléphonie));

l'été il était déjà de siège sur le trottoir.

Toi par contre tu es là à consommer une rapide

Carciofa((spécialité culinaire parmesane à l'artichaut)) chez Pepen tandis que lui heureux

la prière au coeur revient

de Sainte Christine.

Dans un panorama qui gèle les amygdales

tu distribues tes vers dans ce calme

comme ton grand-père semait les souliers

avec la semelle encore chaude de colle.

 

*

 

Trent’anni dopo

 

L’hai chiamata in quelle torride

sere la pioggia

ed ora è arrivata a scrosciare

sulle strade allagando cantine.

Ti hanno ritrovato quei capelli di lago

sorsi di sorrisi da versare

sulla tazza di petto:

sono tutte belle le donne,

e lo dici – appoggiato

ad una colonna pavese –

deglutendo boccate di fumo

o cavando dal fango ruote impantanate

in un’avida camporella.

Si squaglia il mascara sull’autostrada

e il tuo pezzo di cartone

è ormai buono solo come carta da bagno,

volto da emigrante del ventunesimo secolo.

Trent’anni dopo non puoi non pensare

a quel cuore scoppiato, spappolato fegato

nella cassa schiacciata,

negli istanti fracassati del corsaro

all’Idroscalo di Ostia:

le parole non erano ancora profezie

solo per i ciechi

ogni giorno muore un poeta.

 

Trente ans plus tard

 

Tu l'as appelée dans ces soirées

torrides la pluie

et maintenant elle est là qui tombe à verse

sur les rues et noie les caves.

Ils t'ont retrouvé tes cheveux de lac

gorgés de sourires à verser

sur la tasse de poitrine :

elles sont toutes belles les femmes,

et tu le dis – appuyé

à une colonne pavese -

déglutissant des bouffées de fumée

ou tirant de la boue des roues envasées

dans un petit pré avide.

Le mascara s'écaille sur l'autoroute

et ton morceau de carton

n'est plus bon désormais que comme papier toilette,

visage d'émigrant du vingt-et-unième siècle.

Trente ans plus tard tu ne peux pas ne pas penser

à ce coeur éclaté, écrabouillé le foie

dans la caisse écrasée,

dans les instants fracassés du corsaire

sur la plage d'Ostie :

les mots n'étaient pas encore des prophéties

réservées aux aveugles

chaque jour meurt un poète.((ce poème mêle des souvenirs personnels à celui de la mort de Pier Paolo Pasolini, assassiné sur la plage d'Ostie, près de Rome, dans la nuit du  1er au 2 novembre 1975.))

Pasolini vivant portant Pasolini mort, par Ernest Pignon-Ernest.
oeuvre du Mamac de Nice, photo mbp

 

*




Alain Fabre-Catalan, Poésie, guerre et mémoire

 

Dans la double volée du chant

à Paul Celan

 

Soleil de nuit
pointant le visage du feu,
l'histoire a brûlé dans nos mains
l'ombre passante de l'éclair,
sa lame étincelante déjoué
la mélancolie muette des choses.

Sur la margelle des orages, une étoile a sombré.

//

Parmi les sables au jardin de l'oubli,
de ta seule raison pour qu'un chant devienne
promis à l'errance –
tu as jeté l'ancre et le pas,
de ta fuite entre les eaux, ta langue à venir
nourrissant l'impatience du voyage.

//

Tu as perpétué
l'ample déchirure de l'instant
où s'éveillent les sources, la cendre inachevée.

L'espace saisi au vol d’une plus grande soif,
le rêve défunt s'est affranchi
du nombre qui l'habite.

//

La musique des mots soumise à tes lèvres
a confondu l'attente du poème
multiplié dans le lit du fleuve.

O nuit qui te dénombre exilé dans nos veines,
les grains du silence un à un affleurent
dans le sablier de la mer.

//

 

À hauteur de mémoire

 

QUI PARLE EN TON NOM?

La rose des tempêtes
a retenu le souffle des fontaines agonisantes
ô paroles drapées de feu,
sommeil échoué sur le récif des heures.

Quand les nuits sans rivage ne se ressemblent plus,
j'écris le goût secret de ton sang
sur un dernier carré de ciel.

//

Murmure insaisissable,
ton ombre muselée sous le chiffre des pierres
bercera la rumeur naufragée des jours.

//

Plus changeant que l'énigme,
l'oiseau des nuits amères aiguise
les couperets du vent.

Ton rire a poignardé les rives du fleuve,
muettes maisons où brûle le crime.

Sous la morsure de l'eau,
nage à contre-courant l'histoire déracinée –
l'échafaud pousse à tes pieds
son front contre l'oubli.

//

Tu vas nageant
au plus étroit passage de l'exil.

Ton visage horizon ne cesse de grandir
où les collines penchent, le front contre le ciel
de ta langue – spräche aux racines d'est,
bruyante mémoire ourlée de sable.

//

 

Au plus noir de l’avril

à Primo Levi

 

L’AVRIL EST SANS RAISON
au toit du ciel bitumé

Là-bas
une étoile brûle au cœur

où même le vent trépasse

les chambres de l’oubli
gardent l’empreinte des derniers cris

//

 

Mille feuilles envolées
aux branches des bouleaux

mille et mille fumées déclinent leurs prénoms
mille est un qui ne sait son destin
mille est une qui ne dit mot du destin

sans âge sera leur vie
sans nom sera leur nuit
au bout du temps le temps ne s’interrompt

présent sans retour ni détour
sous la saillie du toit
plus que la mort dans la ramure des arbres

//

Nulle autre ponctuation pour le dire
que le silence des ruines noires

Nul autre regard pour l’écrire
au bord même d’une seule image
qu’un cliché pris au vol de l’oubli

//

 

Le vertige des pas

 

D’un geste
le lieu détenu au juger
dans la mouvante lumière de l’instant
s’énonce le schibboleth de la mémoire
sur la plaque sensible tel Minox
fixant l’indéchiffrable signe

“l’homme pénétra dans le maquis du bois
qui commençait là devant le crématoire,
le bras droit le long du corps,
avec dans sa main,
d’assez loin pour que nul ne s’en aperçoive,
l’appareil transporté dans un double fond”

unique témoin du commando volant
sans visage ni paroles

//

Il vit
pour que survive un premier cliché
à nul autre regard dévolu

ombres se mêlant contre le ciel
aux ombres des femmes
destinées à n’être rien
que morceaux dénombrés
stück déjà nues dans l’oblique photo

visages d’ombres et de chair penchés
s’avançant jusqu’au bout de la ligne
où se forme l’ultime convoi
nuit de cendres à jamais sans repos

//

Debout
dans le noir silence qui dérobe l’attente
certaines à l’écart de l’humaine figure
se livrent au vertige des pas
sur la terre nue foulée dans le jour sans trêve
où chemine le désastre
jusqu’aux profondes ramures du ciel

 

 

 

Alain Fabre-Catalan est photographié par Roswitha Strüber.

 




Une épopée du quotidien : la poésie de Luca Ariano

Nouvellement réédité en Italie, Contratto a termine est le noyau central de la trilogie de Luca Ariano, qui sera développé dans les volumes successifs : Ero altrove et La Mémoria dei senza nome.

La voix d'Ariano est celle d'une épopée modeste, aux accents élégiaques et crépusculaires, une épopée peuplée d'anti-héros du quotidien, défaits et tragiques dans leur normalité.

L'histoire du 20ème siècle, toujours présente – parfois de façon concrète, parfois par traits fantomatiques – sert de décor, encore que peu, quand elle se reflète activement sur les vicissitudes des personnages, dont elle détermine le destin, avant de redevenir instantanément la structure des coulisses devant laquelle ces personnages récitent leur rôle de perdants. Parce que fondamentalement, pour Ariano, « Contrat à durée déterminée » définit la vie elle-même : un segment de l'être, à échéance, dont la fin (oubli ou mort) ne peut qu'être procrastiné.

Contratto a termine, éd. Qudulibri, collana "Fare voci", 80 p. 10 €
 

Mais il ne s'agit pas seulement de la fin : si toutes les vies se terminent, y compris celles des héros, il s'agit ici de l'échéance dont on jouit à chaque instant, dans la mesure où elle détermine nécessairement l'instant même, qu'elle imprègne de précarité, minant l'acte de vivre dès les prémices. Alors ? Où est la rédemption pour ces femmes et hommes qui construisent leur vie dans une trilogie de formation dont l'architecture pourtant se désagrège et se recompose de façon fluide, à la lumière des catégories du temps, catégories sur lesquelles Ariano travaille dur (et sur lesquelles nous reviendrons) ?

La rédemption est dans l'écriture pérenne du vers, dans l'acte de « chanter » de la façon épique qui immortalise l'homme « normal », et le fait non seulement dans sa grisaille, ce qui serait cynique, pour ne pas dire impitoyable, mais aussi dans la valeur intrinsèque de son humanité, Humain, trop humain, l'individu d'Ariano trouve sa raison d'être dans le sourire indulgent du poète, qui n'est pas exempt de quelque larme, et dans la pietas du lecteur.

Toutefois,  la relation entre le poète et ses personnages est plus profonde et ne se résume pas en simple sun-pathos : elle s’accomplit à l’intérieur de la structure narrative d’Ariano. Le poète-narrateur est un tiers, comme un dieu omniscient, pour lequel tout est déjà arrivé : il peut ainsi cueillir ses personnages en n’importe quel moment de la ligne du temps et l’entortiller comme il veut, retrouvant et expérimentant ainsi une relativité presqu’einsteinienne. Prenons par exemple un personnage A qui expérimente une sensation, une émotion, une action - cette expérience est racontée, ainsi que nous l’avons dit, par le poète-narrateur en tiers omniscient ; mais tout de suite après – ou  presque même en même temps – ce personnage A est transporté en un autre lieu, un autre temps, en vertu d’une analogie du sentiment ou de la pensée, comme par un effet de déjà vu ((en français dans le texte)). Il y est projeté pour y rester un moment, puis retourner d’où il est venu. Cette opération peut se faire indifféremment vers le passé ou le futur, jusqu’à faire chevaucher, superposer temps et espaces (internes ou externes), chargés de sentiments, débordant de souvenirs figés, de larmes et de sourires que le poète veut soustraire à l’oubli ; ce sont des descriptions qui superposent des couleurs provenant de l’extérieur (impressionnistes) à des couleurs provenant de la psyché (expressionnistes). Le résultat est un magma dans lequel les vers sont porteurs de sens provenant en égale mesure d’une réalité chargée de Soi, et d’une intériorité formée de la matière et de lumière. Le point de rencontre se trouve dans la lumière persistante et matérielle du moment qui est déjà souvenir (comme dans un petit Bonnard) ou qui ne s’est encore pas vérifié (comme dans une anticipation digne d’un voyageur du temps.) Ce n’est pas un hasard si, comme pour Bertolucci et Gian Carlo Conti (poètes de Parme – et Ariano, rappelons-le, a assimilé et respiré le milieu((en français dans le texte)) poétique de Parme et de son officine poétique), le vers d’Ariano est particulièrement sensible au changement de l'atmosphère et de la lumière ; mais si, pour Bertolucci et Conti le temps est essentiellement linéaire, avec ses bons flashbacks, bien entendu, chez Ariano il se chevauche plusieurs fois à la puissance enième, jusqu’au point de perdre ses propres coordonnées, ou devenir un flashforward. Si, pour Bertolucci – répétons-le : c'est avec Sereni, Caproni et Raboni, l’un des maîtres de cet encore jeune poète – le temps, l’instant, persiste dans son passage même (« lo spaniel invecchia sul mattone »((l’épagneul vieillit sur le carrelage)), écrit A.B), chez Ariano, il tourne comme une toupie, jusqu’à s’annuler dans une pérenne coexistence synchronique de faits, sensations, sentiments, dans la mémoire et l’esprit du poète. Ce n’est pas un hasard si, dans ce livre et les suivants,  les références autobiographiques sont très fréquentes. C’est le poète lui-même, en fin de compte, qui projette dans ses personnages son être propre, vivant,  revivant et se voyant vivre, en quelque sorte. Et c’est comme si le lecteur, en lisant Ariano, feuilletait les pages d’un album photographique, mais qu’à chaque page tournée, le poète déplacerait comme par dépit les photos précédentes et suivantes, de façon à faire sans cesse voyager le discours en avant et en arrière, contraignant le lecteur à le suivre avec une énergie renouvelée.

Ariano, comme nous le disions, choisit la muse crépusculaire – Mélancolie et Nostalgie frappent à sa porte – et même, sont de la maison – parce ce choix, par le biais des poètes déjà cités, lui permet de se bercer dans les plis du temps avec un plaisir à la fois littéraire et masochiste. Ariano, en somme, s’est créé un monde dans lequel il peut multiplier ses propres expériences biographiques et psychophysiques, comme dans un jeu de miroirs, créant et animant des personnages qui ne sont autres que des fragments de sa propre personnalité. Se regardant vivre à travers la littérature, il peut réfléchir, juger, arrêter le temps qui, autrement, lui échapperait irrémédiablement. Sa poésie a donc un vocation en dernière analyse cognitive, et non pas narrative, comme on pourrait le penser au début.

Mais il y a plus : Ariano n’est pas un poète engagé, comme il l’a cru un moment, et comme on le lui a dit. L’histoire sociale émerge, même de façon importante, ici et là, mais uniquement comme référence collective dans laquelle sertir les dimensions privées des petites vies de ses personnages, qui sont ce qui l’intéresse le plus. S’il était un poète engagé, il chercherait à peindre des fresques, invectiverait : Ariano, au contraire, est un poète en plein air ((en français dans le texte)), souvent distrait, essentiellement lyrique. Comme un lointain cousin de Pellizza de Volpedo ou de Delacroix, il cherche bien à peindre une foule de laquelle émergent visages et corps au premier plan. Mais les visages et les corps de ces deux grands peintres sont construits principalement et intentionnellement – et non sans une rhétorique bien adaptée au message du tableau – comme des types (et ceci bien que Pellizza, par exemple ait notoirement peint des personnes réelles et identifiées).

Pellizza da Volpedo, Il Quarto stato, 1901
Galerie d'art moderne de Milan

Eh bien, chez Ariano, les visages qui émergent ne veulent pas être des types ; ce  sont, malgré lui, des personnes bien caractérisées, et elles ont non seulement une identité précise, mais une histoire clairement articulée non dénuée d’allusions et références autobiographiques récurrentes. Je veux dire que, si Ariano se trouvait confronté à une exposition imaginaire de chef-d’œuvres du 19ème siècle, il traverserait à grandes enjambées les salles des peintres académiques, il s’attarderait peut-être plus volontiers quelques minutes, dans la salle où serait exposé «L’Enterrement à Ornans » de Courbet (qui atteint un réalisme intégral en faisant la synthèse du particulier et de l’universel), plutôt que dans celle où se trouverait « Il Quarto Stato » de Pellizza da Volpedo. Il irait ensuite, finalement à son aise, vers un Télémaque Signorini, très conciliant – et s’y arrêterait longuement.

Ariano, au fond, est un poète qui ne crie pas, mais murmure, bien que sans timidité. Je le vois davantage peindre un chemin de campagne, ou un quartier urbain (fréquemment de Parme, ceux-ci, et fort reconnaissables) plutôt qu’un cycle, une épopée. Davantage, en somme (ut pictura poesis) cette poésie authentique avec laquelle on vit mieux, et que plus volontiers on écoute.

(traduction Marilyne Bertoncini)




Roland Reutenauer, Le portail dans les ronces

Le portail dans les ronces est le dix-septième recueil de Roland Reutenauer paru aux éditions Rougerie. C’est d’autant plus remarquable que chez ce poète, l’œuvre est le miroir d’un cheminement, allant vers toujours plus de simplicité sans renier ce que cette simplicité peut avoir de rugueux – vers plus de sincérité aussi, sans souci de l’artifice, mais sans non plus se défaire des détours de l’humour, de l’ironie, de l’autodérision.

Avec ce dernier recueil, c’est le mot de « dépouillement » qui vient à l’esprit ; chaque page est réduite à l'essentiel, lequel n'est surtout pas dit, mais est plutôt ce autour de quoi l'on tourne, poème après poème.

 

   

Roland Reutenauer, Le portail dans
les ronces
, éditions Rougerie (Mortemart, 2018)

Il y a quelque chose de brûlé entre ces mots, de meurtri ou de violenté, qui n’est pas même balbutié : cela échappe, et est ce vers quoi le poème tend. Me vient l'image de la feuille qu'on brûle et qui immédiatement se recroqueville sur son centre, comme font les mots ici dans chaque poème.

Chaque texte a ainsi quelque chose de recueilli. Une seule émotion ou une seule pensée est prélevée et ciselée dans chacun, avec économie et précision ; c'est d'une justesse imparable et émouvante. 

En lisant m’est revenu en mémoire un passage du Gai savoir de Nietzsche. Dans l’aphorisme dont il est tiré, Nietzsche critiquait la tendance des philosophes à régler le problème de l'inconnu en recourant à du connu - comme le glissement vers le concept d'"Idées" chez Platon par exemple, et il poursuivait ainsi : "Même les plus prudents d'entre eux pensent qu'à tout le moins, le bien connu est plus facile à connaître que l'étranger ; ce serait par exemple une exigence méthodologique de partir du "monde intérieur", des "faits de conscience" parce qu'ils seraient pour nous le monde le mieux connu ! Erreur des erreurs ! Le bien connu est l'habituel ; et l'habituel est ce qu'il y a de plus difficile à "connaître", c'est-à-dire à voir comme problème, c'est-à-dire à voir comme étranger, éloigné, "extérieur à nous"..." (Livre 5, § 355, éd. GF, page 306). 

Ce que propose Le portail dans les ronces c'est exactement ça : de voir l'habituel comme soudain à des années lumières possibles ou sur le point de l'être, sans recours, définitivement étranger, comme si connaître perdait de son sens, de sa substance même. C'est ce que dit parfaitement le si beau texte page 57 (et qui se termine ainsi : "le commun le banal / uniques dans la bouche et le silence / de chacun doit-il admettre" ). L'usage de la 3ème personne, avec la distanciation qu'elle opère, accentue ou entretient cet effet. Cela donne d'emblée l'impression d'un journal sans lieu ni date ni contexte bien campé, un journal dont l'emprise apparente sur les jours ressemble déjà ici à un abandon (comme un peu ce que suggère le poème page 15) - et c'est très beau, très touchant. Par ailleurs, cet emploi généralisé de la 3ème personne confère une unité non plus seulement thématique mais aussi formelle au recueil.

Pour corroborer cela, j'ouvre le livre au hasard. Pages 38-39 : "Aucun rêve ne s'attarde plus / dans son esprit..." et "Sur les sourires de ses proches / sur ce bonheur tout court...". Les deux textes débutent donc sur une vision ou un constat tantôt amer tantôt mélancolique dont on imagine très bien que tout un chacun les a éprouvés ou les éprouvera ; et pourtant, si courts soient-ils, ils déroulent quelque chose qui, à mesure, devient très fin, de plus en plus fin : ainsi ces mots qui "rechignent" et "n'ont pas les mots" pour le second, et le réel "devant [la] porte", tous songes retirés, "devenu rêve qui s'accomplit / à tout moment du jour" à la fin du premier (encore une image bien nietzschéenne ! ). 

Tous les poèmes fonctionnent de cette façon - allant vers plus de nudité dans l'évidence ou de coupant dans le subtil. Le poète polit là quelque chose de rugueux, d’âpre, qui résiste, jusqu'à atteindre une blancheur, une transparence devant laquelle les mots se rendent (dans tous les sens du verbe). Ces poèmes sont désarmants, d'allier ainsi douceur triste, pensée fine et rigueur taillée, façonnée au cœur même de ce qui bouleverse. 

Il convient enfin de souligner la touche d'humour égrenée dans ces textes, laquelle sert la profondeur (comme à la fin du poème page 10), relaie ou appuie l'ironie (page 30), allège l'angoisse (page 23), dilue l'amer dans le tendre (page 45). 

La langue est pour sa part finement ouvragée, et l’on peut s’attarder, pour s’en convaincre, sur les très beaux poèmes page 14 (le jeu sur le rythme qui s'emballe dans la première strophe, puis soudain ralentit jusqu'à couper le souffle, dans la 2ème strophe) et page 15 (les assonances en "i" et "u", nombreuses et contrastant avec les a éclatants de "date", "pages" et "agenda", trois mots qui à eux seuls portent  l’effet de dramatisation du poème) ou encore des formules comme "(...) et le ciel a lâché / sa ventrée de grêlons durs" (page 21) ou "voir la vase profonde / miroiter dans les roseaux / marcher où le silence prend l'eau" (page 33).

Plus je le lis et plus ce recueil m’apparaît comme un aboutissement de la poésie de Roland Reutenauer. Il la rapproche, pour moi, de cette poésie chinoise si inspirée et délicate des 8ème et 9ème siècles, où en peu de mots, de vers, toutes les nuances de l'intériorité s'agrègent autour d'un instant, d'une pensée, d'une émotion.




Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé

un article de Béatrice Machet, suivi d'un article de Carole Mesrobian

Par Béatrice Machet

 

Traduit en français par l’auteure en collaboration avec Max Alhau, le livre nous attire d’abord par son titre énigmatique, titre accompagné sur la couverture d’un dessin de Bernard Vanmalle qui suggère déjà ce que le lecteur-trice vivra : soit il (elle) fera l’expérience d’un éclat dans le mental , comme s’il (elle) se heurtait dans une vitre opaque afin de parvenir à la « vision juste » posée sur certains éléments du monde ; soit il (elle) sera happé-e, pris-e dans une toile d’araignée comme la mouche, et dans cette position, il (elle) touchera certaines vérités du « réel »…

Le premier poème du recueil annonce la couleur, il s’agit de jouer, de mettre en jeu, et de faire gagner au langage tons et sons, afin que jamais ne soit perdue la jubilation enfantine de combiner les mots entre eux, même si le résultat donnait à voir des images absurdes comme un chapeau sans tête ou des plumes aux chaussures.

Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé, édition bilingue,
Traduit de l’allemand par l ‘auteur en collaboration avec Max
Alhau, Editions Villa-Cineros, Marseille, 2018, 100 pages, 14 euros.

Comme s’il fallait prendre au pied de la lettre le sens d’expressions imagées, qui ferait que le sable versé sur nos sommeils avait pour conséquence dernière de faire que le soleil se lève plus tard. Comme si le génie des mots, comme si leur évocation, avaient des pouvoirs magiques capables de faire oublier l’hiver et la vieillesse, et de substituer dans le ressenti, l’expérience du printemps.

Le deuxième poème pose la question du regard, et comment l’imagination nous transporte dans les airs, ou à bord d’un bateau, ou encore dans un paradis haut en couleurs, dont on ne connait pas de frontières, mais pénétrable malgré tout. Page 31 s’effectue comme un revirement, car le pouvoir du regard comme celui des mots sont aussi faits pour témoigner des abominations perpétrées en ce monde. Comme chacun sait, il y a des privilégiés et puis ceux qui, avec papiers ou pas, ayant une existence « légale » ou non, n’ont d’autre possibilité que de végéter au lieu de vivre. Comme si tout d’un coup l’enjeu était aussi, « basiquement », de survivre. Et le recueil se poursuit ayant créé une atmosphère particulière, guidant la pensée dans un décalé, afin d’éviter les écueils de « l’opinion » telle que la majorité des gens la poursuivrait. La logique intime de l’auteure cherche des façons de poser un regard inédit afin de comprendre autre chose que ce qu’il est habituel et « autorisé » de comprendre dans le mécanisme des phénomènes manifestés au monde. C'est à la fois ludique et très sérieux, avec des constats qui forcent à méditer l'épuisement de l'humanité à trouver encore un sens à sa toute-puissance, ou bien une raison de se réjouir de son inhérente et absolue faiblesse.

Dans ce recueil, l’œil d’Eva-Maria Berg renverse les codes jusqu’à « expliquer » un pourquoi possible à des choses aussi futiles que la mode : atteindre la beauté éternelle. Expliquer, c’est-à-dire mettre tous les plis de la condition humaine à plat, tous les plis des vagues de la mer en position d’aborder afin que nul homme ne puisse sombrer,  afin que chacun trouve son paradis sur terre … Il n’y a aucun message, aucun slogan, aucune leçon de morale dans ce livre, et pourtant nous nous laissons toucher. Nous comprenons qu’une tâche de ré-enchantement du monde au final nous incombe, à nous aussi d’endosser cette responsabilité : ne pas la négliger.

 

Par Carole Mesrobian

 

Une édition bilingue qui nous offre un accès à la musicalité de la langue allemande, langue maternelle de l’auteure. Tant de vent négligé, So viel wind ungenutzt, est d’abord un beau recueil. L’amplitude de la poésie d’Eva-Maria Berg y est tout entière portée par le blanc brillant et pur de la couverture où les lettres noires de l’appareil tutélaire chapeaute une calligraphie de Bernard Vanmalle qui représente une étoile formée par du verre brisé. Tel est le poème, lorsqu’Eva-Maria Berg s’empare d’une modernité dont elle décrypte les aberrations, les abus, la folie. Le regard de la poète ne cesse de nous montrer  l’envergure des multiples désastres auxquels nous devrons bientôt faire face. Ce manque de conscience, cette cécité, qui s’est installée, adoubée par les siècles passés.

 

sur combien de couches
d’humanité
a-t-on bâti nous
collons l’oreille
au sol
bouleversé
est-ce que quelqu’un fera
des recherches sur nous
et y aura-t-il
encore une raison à cela 

 

Ce regard, empreint d’une sagesse ancestrale, d’une spiritualité qui devra guider nos pas, et nous indiquer les directions à prendre pour nous sauver, nous hisser enfin à hauteur de ce que nous devons et pouvons devenir, se pose sur notre quotidien. Et alors le poème, par la grâce de ce travail sur le langage, dévoile toute l’absurdité de notre monde, tout ce que nous avons oublié à force de l’accepter.

Et le poème d’Eva-Maria Berg est court, vif, foisonnant de combinaisons démultipliées grâce au jeu avec la syntaxe qui lui permet de mettre en exergue certains mots, des les offrir au vers qui les accueille sans les retirer de la phrase qui précède. Le poème devient alors un espace dévolu à une combinatoire savamment orchestrée. Le lexique est doux, simple et fluide, ce qui facilite ces passages d’un sens à un autre, comme si le réel se métamorphosait devant le regard de la poète, comme si son verbe devenait, tout à coup, créateur. Et n’est-ce pas de cela dont il s’agit, et n’est-ce pas là le pouvoir de cette alchimie qu’est la poésie ?

 

remettre le langage
en cause un bateau
sans eau l’avion
sous-marin l’air
qui manque
de poumons

 

Remettre le langage en cause, comme la réalité, comme notre rôle sur cette terre que nous maltraitons… Remettre tout simplement le rôle du poète en cause… Ne devra-t-il pas être celui qui prend la parole ? Ne devra-t-il pas être celui qui guide vers la liberté, celle offerte par le langage délivré de ses carcans, celle que nous montre celui qui prend la parole pour la laisser se perdre ?

 

tant de vent
négligé
les hommes
incapables
de voler
les maison
ancrées
jamais
à déplacer
l’énergie
trop polluée
pour se dissoudre
dans l’air
mais les yeux
il est facile
de les entraîner
n’importe où




Eugenio de Signoribus : Air du Dernier appel

Eugenio De Signoribus, un poète dont la voix compte encore – de plus en plus peut-être, dans l’Italie incertaine d’aujourd’hui –, avait fait une apparition remarquée à Paris, où une rencontre en son honneur était organisée à l’Institut Catholique (une publication est attendue), fin 2015, “Le poète pèlerin”. Depuis lors, des critiques et quelques textes de lui ont paru, surtout en ligne, ici et ailleurs, en particulier une très belle Élégie à la mémoire d’Yves Bonnefoy – lequel estimait sa poésie.

Maintenant, Eugenio nous a fait l’amitié de nous confier cette nouvelle version, remaniée, d’une page centrale de son dernier recueil, Stazioni, paru au début de l’année chez Manni. Le poème s’intitule Aria, comme un chant singulier (voir Caproni) mais aussi ou mieux comme un souffle, « comme une respiration – nous écrit-il – voulant crier mais sans être entendue, ainsi qu’est la poésie même, que l’on espère pour tous mais n’arrive à personne : on la prononce à l’intérieur de soi, prenant une respiration profonde que l’on émet ensuite, avec pudeur et désespoir » (correspondance privée). Pour l’occasion de la rencontre citée plus haut, j’avais traduit un texte de 2010 intitulé Poème de l’unité, dans la section « Rue(h) de l’esprit » du recueil Trinità dell’esodo (Garzanti, 2011) ; une note de l’auteur donnait une indication intéressante sur cette respiration : « Rue, du latin ruga, ride, pli, acquiert un surplus de sens si on lui ajoute le souffle de l’h, ruah qui, en hébreu, signifie l’esprit, le souffle de l’esprit » (de même, pourrions-nous avancer, que ar-rûaH en arabe). D’où, alors, cet essai de traduction qui peut être utile ici :

oh souffle expansé, rue

de l’esprit, rueeeeeeh !...

de lointains arrières

d’une bulle écartée […]

Il me semble que ces mots continuent d’avoir toute leur force aujourd’hui, « avec pudeur et désespoir », pour nous aider à lire l’Aria, un Air du dernier appel comme on le verra, avant l’obscurité. Et, nous l’espérons, sans obscurantisme. Depuis des abris peut-être « écartés », des voies « séparées » (j’ai traduit par « la voie étroite et divergente »), une conviction fragile indestructible.

 

traduction de Jean-Charles Vegliante

 

Siècle, en toi est peut-être

la fin du temps tourmenté

 

et les heures contraires, ni vécues

dans l’attente du vent radical,

 

ne nous sauveront…

la conscience seule ne suffit pas

 

nous devons encore nous appeler

nous reconnaître sans cesse

 

pour que renaisse l’idée

et qu’elle ne meure pas de nouveau à l’aube…

 

mais nous sommes les mineurs, au verbe marginal

et des mots désormais confettis

 

et ce n’est pas la fête, pas carnaval

mais l’émiettement des jours d’impatience…

 

La souche qui semble enterrée

ou derrière la lueur des écrans

 

en secret entrame chaque ordure

et enfume la tête des peuples

 

et les somnolents moineaux capture

et les étourdis de verbiages et peurs…

 

Ainsi la vaste lande, dite Europe,

proie marchande et prédatrice

 

retourne à la voie étroite et divergente

empoisonnée en corps et en esprit…

 

et chaque district fait ses comptes

contrôle qui arrive et qui va

 

croit pouvoir s’en sortir seul

en rêvant d’un eden protégé

 

alors que l’effroi ouvre des brèches

et change destin et point de vue…

 

On perd le regard commun et l’on sait

où mènent les frontières barrées

 

où mène ce pas marché

marqué mentionné martial…

 

s’élèvent de fortiches fortins

pour se protéger du mal forain

 

et qui crie pour sauver les couleurs

de toute la terre

 

s’époumone dans sa maison

bouclant en reddition les portes…

 

(pourquoi n’écoute-t-on pas

les voix contre la mort ?)

 

Sur les seuils restent les mineurs,

dispersés et désespérés,

 

soufflant des confettis en l’air

des mots en direction de mots

 

vers des arches futures…

actes intérieurs, respirations

 

(ce soir je voulais vous envoyer une photo

d’un couchant rouge sur les monts

d’une prodigieuse beauté…

mais le temps de chercher la pose

la lumière audacieuse s’est éteinte

 

en quelques instants c’était la nuit)

octobre-novembre 2017 - octobre 2018
(Version revue de l’éd. Stazioni, Manni, 2018)((Sur le recueil Stazioni, voir (avec un autre poème traduit) : http://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/06/carte-blanche-%C3%A0-jean-charles-vegliante-stazioni-de-eugenio-de-signoribus.html))

 

 

Aria dell’ultimo appello

 

Secolo, forse è in te la fine

del tempo travagliato

 

né le opposte ore, le vissute

in attesa del radicale vento,

 

ci salveranno…

non basta la sola coscienza

 

dobbiamo ancora chiamarci

riconoscerci continuamente

 

perché risorga l’idea

e non muoia di nuovo all’alba…

 

ma siamo i minori, col verbo marginale

e le parole ormai coriandoli

 

e non è festa, non è carnevale

ma lo sbriciolare dei giorni impazienti…

 

La ceppaia che pare sottoterra

o dietro la luce degli schermi

 

in segreto intrama ogni lordura

e infuma la testa dei popoli

 

e i sonnolenti passeri cattura

e gli intronati da chiacchiera e paura…

 

Così la vasta landa, Europa detta,

preda mercantile e predatrice

 

torna alla via stretta e separata

avvelenata nel corpo e nello spirito…

 

e ogni distretto si fa i conti

controlla chi arriva e chi va

 

s’illude di fare da solo

sognando un eden protetto

 

mentre il terrore apre brecce

e cambia sorte e prospetto…

 

Si perde lo sguardo comune e si sa

dove portano i barrati confini

 

dove porta questo passo mercato

marcato marchiato marziale…

 

si alzano forzuti fortini

per proteggersi dal male alieno

 

e chi grida per salvare i colori

di tutta la terra

 

si sfiata nella propria casa

serrando in resa le porte…

 

(perché non sono ascoltate

le voci contro la morte?)

 

Sulle soglie restano i minori,

dispersi e disperati,

 

a soffiare coriandoli in aria

parole verso parole

 

verso arche future…

atti interiori, respiri

 

(stasera volevo inviarvi una foto

d’un rosso tramonto sui monti

d’una prodigiosa bellezza…

ma finché ho cercato la posa

la luce animosa s’è spenta

 

in pochi istanti era buio)

ottobre-novembre 2017- ottobre 2018
(pubblicato in Stazioni, Manni, 2018, qui con alcune integrazioni)

 

 

___________________

Note

la posa”: la migliore inquadratura.




Patrick Quillier, Voix éclatées, extraits

en ce temps-là la guerre était en terre
l’europe dilacérée labourait
ses plaines et y plantait des boisseaux d’hommes
malheureux tous ces morts tels des épis
cueillis verts malheureux tous ces morts
aux moissons innommables de l’histoire
malheureux tous ces morts pour six arpents
de terre malheureux tous ces morts pour
satisfaire morgue et cupidité
des chefs malheureux tous ces morts en guerre
déraisonnable injuste malheureux
tous ces morts car cette chair de la terre
où leur face est tombée n’est la cité
que d’une divinité fantomale
malheureux tous ces morts aux funérailles
sacrilèges malheureux tous ces morts
que mensonge et folie ont abattus
dans la chair d’une terre aimée perdue
dans les replis d’un sol dernier et sale
malheureux tous ces morts à ces caveaux
indignes cette glèbe saturée
de sang supplicié de chairs éclatées
d’os mitraillés émiettés malheureux
tous ces morts dans cette chair de la terre
suppliciée mitraillée dilacérée
malheureux tous ces morts embrassés par
l’horreur d’un hosanna de fer de feu
de gaz malheureux tous ces morts étreints
par les démons qu’ont déchaînés des hommes
qui étaient chefs en chefs qui étaient fous
furieux en chefs oui fous furieux en chefs
dans l’absurde abandon aux symbolismes
d'état qui pullulent et manipulent
malheureux tous ces morts gibier sans fin
aux chasses sans pitié de la bêtise
mariée à l’hypocrite couardise
à la plus obscène des convoitises
au cynisme se camouflant en « crise »
à l’arrogant dégoûtant égo(t)ïsme

 

*

 

LES MISES AU POINT DE VICTORIN BÈS

 

Victorin Bès, le 9 novembre mille
neuf cent quinze : « Soyez bien fiers de nous
vous tous de l’arrière qui lisez ce
communiqué :

 “Le moral des Poilus
est admirable, ils meurent le sourire
aux lèvres et ne crient jamais maman
en mourant les entrailles broyées, mais
ils hurlent Vive la France !

Ah, crapules
de journalistes qui entretenez
le moral de l’arrière ainsi, venez
vivre une heure seulement au moment
où se radinent crapouillots, torpilles,
etc.

 

        La Patrie qui nous fait
tuer, notre mère ? Allons donc ! Ma mère,
c’est ma maman qui chaque nuit pleure et
tremble sur mon sort. Ma patrie, c’est ce
que j’ai de plus cher au monde et qui m’aime,
c’est maman, c’est papa. Maman. Papa.»

 

*

 

Le 17 mars 1917,
à l’hôpital militaire du Grand
Palais, on procède à la tentative
d’une greffe osseuse sur deux soldats
mutilés. Lorsque la lueur oblique
du couchant traverse les carreaux de
leur porte-fenêtre et vient caresser
sur leurs lits de douleur leur deux visages,
le plus âgé remonte sa chemise,
découvrant son nombril et sa poitrine,
peau frémissante et glabre, à la chaleur
douce d’un soleil déjà printanier.
Ses jambes sont bandées, et là opère,
il y met tout le poids de son espoir,
une silencieuse chimie de vie.
Le plus jeune s’est accoudé, non sans
peine, au rebord d’un lit articulé,
d’où il laisse pendre, pliée, sa jambe
droite, elle aussi bandée, du pied jusqu’au
dessus du genou. La tête posée
à la renverse sur un gros coussin,
il laisse la lumière scintiller
sur son profil perdu, l’air épuisé,
les traits sereins pourtant. Sa main pianote
une valse-musette sur sa cuisse
droite (la gauche n’est plus qu’un moignon),
comme pour anesthésier la douleur,
comme pour encourager les cellules
du greffon à se lancer dans la danse,
à s’entrelacer, s’épouser, s’étreindre,
se féconder. Dans sa tête pourtant
la musique est mélancolique et tourne
à l’obsession dans un mode aigre-doux.
L’odeur de pharmacie les enveloppe
tous deux, qui se sentent flotter très loin,
très haut, très allégés, au creux de limbes
qui les ramènent tendres à l’enfance.
Faible chaleur du soir, fine lumière
en aura transparente sur leurs fronts,
effluves lents et lisses des produits
qui font dans l’air flux et reflux de souffles
s’immisçant dans le silence, l’esprit
des deux greffés réinvestit leurs corps
avec délicatesse, avec prudence,
comme si une paix pouvait venir
en armistice singulier avant
la paix qui soulagerait les armées,
la vraie paix générale, universelle,
la paix qu’ils n’ont jamais cessé d’aimer.
Qu’adviendra-t-il de ces deux-là, cobayes
consentants et reconnaissants de la
faculté acculée à progresser
devant tant de souffrance et tant d’horreur ?
Nous laisserons ici l’issue ouverte.
Nous resterons devant cette photo
que la faculté des deux à fait prendre
dans le soleil du soir, pour ses archives.
Nous resterons devant cette photo,
paralysés par la fraternité
qui nous unit à ces deux mutilés,
fragiles survivants d’une curée
dont nous ne savons toujours pas jauger
l’impact irrémédiable sur le monde.
Tôt ou tard ils mourront et nous mourrons,
précédés par des millions d’agonies
brutales ou interminables, des
morts données par l’homme et par son génie
destructeur qui invente toujours plus
d’armes de destruction universelle.
Tôt ou tard ils mourront et nous mourrons,
c’est ce que dit comme toute photo
cette photo d’archive, et cependant
plus que d’autres photos ce cliché-là
semble suspendre un bref moment le flux
irrépressible qui nous bouleverse
et nous entraîne à la mort tard ou tôt.
Nous sommes tous greffés sur la photo.
Nous frémissons du friselis de la
lumière chaude du couchant, sentons
les pas de la valse-musette des
cellules sur la piste des chimies
mystérieuses de la vie, flottons
en compagnie de ces deux-là, aux limbes
d’une enfance perdue qui nous revient.
Et telle la couronne d’un corymbe
une atmosphère d’émotions sans fin
unit morts et vivants en communion.

 

*

 

CHANSON DE CRAONNE

 

« Nous allons chanter la Chanson de Craonne,
village détruit au Chemin des Dames.
Nivelle a tout fait pour tout niveler.
Volant nos vies, pas ce chant inviolé.

Elle est d’abord la Chanson de Lorette,
aux derniers jours d’été, l’an I de guerre,
à la bataille d’Ablain-Saint-Nazaire,
complainte des combattants trop honnêtes.

Complainte des combattants passifs, tristes, 
ensuite elle est la Chanson de Champagne,
servie sur ce plateau par des zutistes
à l’automne II des rases campagnes.

La voilà bientôt Chanson de Verdun,
dans l’hiver avide où au fort de Vaux
en 1916 on risque sa peau
depuis février au jour vingt-et-un.

En terre occupée par les Allemands,
elle est publiée par leur propagande
afin de saper le moral flanchant
des gars incités à sauver leur viande.

C’est dans l’été de l’an III de géhenne
que sous le nom de Chanson du soldat
elle est placée parmi les addenda
du canard La Gazette des Ardennes.

Dans le carnet du soldat François Court,
elle est notée d’une écriture nette,
« chanson créée le 10 avril 17
sur le plateau de Craonne, adieu l’amour. »

« Sur le plateau de Craonne », une syllabe 
le village détruit, comme un carabe
sous un soulier, porte un nom qu’on prononce
crâne, fort crânement, coup de semonce !

Dans la chanson, il faut dire Cra-onne
si l’on veut respecter la mélodie.
Et c’est ainsi que la colère tonne,
dans son déguisement de parodie.

De parodie d’une valse à guinguette
jouée dans l’insouciance des dimanche,
lorsque, l’esprit libre et les coudées franches,
les amoureux partout sont en goguette.

Du 16 avril au 15 mai 17
le Général Nivelle a nivelé.
« Je les grignote », a dit Joffre, pas bête.
Vie volée, oui, mais chanson inviolée.

Dès le 2 mai, la grève des attaques
saisit les gars envoyés au plateau,
la Chanson de Cra-onneau bec, c’est beau !
comme autrefois la révolte des jacques.

Comme aujourd’hui celle des camarades
russes exaspérés d’être spoliés.
Et les troufions rendent leurs tabliers
au niveleur en chef qui pétarade.

Pétarade et réprime à tour de bras,
quand le 15 mai, il est limogé.
Pétain survient alors, très fier-à-bras
d’un côté, mais de l’autre très futé.

Il continue ainsi la répression :
30 000 mutins sont concernés,
plus de 3 400 condamnés,
500 à mort, 50 exécutions.

Mais il caresse dans le sens du poil
les Poilus révoltés, pour apaiser
leurs esprits choqués par le sépulcral
silence des potes exécutés.

On améliore leur popote, on donne
plus souvent des permissions plus longues.
Ils rentrent dans le rang. Mais la diphtongue
dans le cœur, de la Chanson de Cra-onne.

Chanson du soldat, Chanson de Lorette,
Chanson de Verdun, Chanson de l’Argonne,
de Vauquois, de Cra-onne, de Péronne,
Sebdul-Bahr, Charny, Perroy, L’Épinette

Dans tous les lieux, hélas, multipliés,
où des humains se transforment en crânes
par milliers, une syllabe pour Craonne,
et c’est aussi une chanson de macabré.

Chant inviolé, chanson des vies volées
au nivellement de qui furibonde
dans tous les Chemins des Dames du monde,
Cra-onne, crânes nous t’avons chanté ! »

 

 




Les Langues de Christine Durif-Bruckert

Un recueil habillé de noir, couverture brillante, et toile de Jean Imhoff colorée qui accompagne le titre, Langues, et le nom de l’auteure, Christine Durif-Bruckert. Des textes courts ponctués de dessins de Jean Imhoff, Raoul Bruckert et Sim Poumet. Des nus, femmes et hommes, rythment le travail de l’auteure. Dés l’abord, une certaine étrangeté attire, pousse le lecteur à feuilleter, pour découvrir les entrailles de ce recueil, ouvrir le carcan de la nuit et comprendre la dichotomie qui se dresse, là, dans l’éclatement des couleurs sur ce fond sombre.

Christine Durif-Bruckert, Langues, Jacques André éditeur,
collection Eclipses, Lyon, 2018, 103 pages, 15 €.

Un horizon d’attente qui intrigue… L’avant propos indique une direction :

 

Ainsi les corps se nouent à la chair du monde, y reflètent les centres de leur tensions,  en redoublent les perspectives.

 

Révolte, premier chapitre, et le texte liminaire, viennent préciser ces assertions premières :

 

Sorte de musique discordante
qui accompagne
la mise en scène de l’événement central du récit.

D’une incomparable brûlance
d’une trasformation
sans pareille 

 

L’événement central du récit est le corps, le temps qui passe sur le corps, les besoins et les agréments du corps, les faiblesses et les contingences du corps… Autant de thématiques à priori classiques, mais qui sont abordées sous l’angle de ce seul vecteur par qui vient la pensée, les sentiments, les sensations. L’incarnation sert de filtre aux sensations et aux pensées d’une conscience soumise à la chair.

Puis nous est proposée une poésie évocatrice, tissée d’incantations. Le vers raconte les errances du corps, devenu symbole de l’emprisonnement de l’être dans  un carcan de peau  voué à un purgatoire dont la porte n’est ici qu’entrouverte. Le vers suggestif de Durif-Bruckert ne cesse de fouiller les abysses d’une projection inusitée de l’imago archétypal de la femme.

 

Son corps s’est légèrement fissuré. Fissure où s’installa pour ne plus s’en déloger un étrange malaise qu’elle apprit à connaître

 

Trace à trace, le langage dessine les contours humides des intériorités crues de la chair. Le corps du poème, râle indiscret et fertile, comme l’humus et la tourbe, traduit le règne du vivant, emprunte des voies détournées, des circonvolutions.

 

Son corps s’est légèrement fissuré. Fissure où s’installa pour ne plus s’en déloger un étrange malaise qu’elle appris à connaître.

 

Ce corps, vestibulaire et carnassier, est l’objet des diverses tentatives d’explorations  génériques de cette poésie qui accroche le poème  l'accordéonesque avancée de la décrépitude, de la maladie, de la disparition progressive de sa substance pulpeuse et vivante.

 

Elle cherche à ramasser son intériorité.

Elle s’appliquait à veiller à l’assemblage de ce décor amorphe fait pour ne pas durer. 

 

Puis l'évocation de la mort, de l'ignorance de la mort dans son approche phénoménologique.

 

Corps déséquilibré par le poids d’une intention qui ne sait pas.

 

Autant de fusées lancées dans l’espace sidéral d’une vacuité charnelle, qui fera des étoiles les néons blafards des ressassements mnésiques de la poète, sortes de déjections au verbe haut comme un bruit sourd perce un espace incertain, celui du temps qui recouvre tous les passages, et où la peau, pliée sous le mystère de son existence, raconte l’immensité des années.

 

Des écoulements incertains et quelques autres traces à peine sensibles, remous indiscrets à peine voilé.

Les restes jamais au hasard, inventent, à l’endroit de leur misère, des devenirs glorieux.

 

La poète, tout en retenue, ne cesse de mener dans ce lieu que l’on ne visite que dans une solitude absolue, l’intériorité de cet antre et refuge de l’âme… Il est l’angle de perception premier, parce qu’il est ce qui nous permet d’explorer le monde enclos dans le langage. Grâce au travail des mots,  il tente de s’extirper de la contingence de son existence. Il semble toutefois que toute transcendance soit absente de ces vers qui convoquent de manière incessante l’enfermement dans la matière, dont on ressent tout le poids…

 

Mais notre incomplétude n’a pas toujours la couleur de ce fruit défendu qui acidifie l’estomac du mystère.

 

A moins que considérer le corps pour mieux en connaître les contours et en appréhender la cessation ne soit l’ultime chemin pour accéder à une transcendance, on se demande si il existe un horizon métaphysique quelque part, sous les décombres de ces lambeaux de chair qui couvrent les pages du recueil ?

 

Les effets de l’organique se dispensent d’une cause. Ils approvisionnent l’âme, sans jamais s’avouer tout à fait, ni dans leur source, ni dans leur devenir.