Jean-Charles Vegliante, Recommencements

Frères Humans qui après nous lirez,
n'ayez les cœurs trop durs mais Let it be !
Et si de nous pauvres vous recordez
nous serons là en vers vivants così :

 

On s’éveillerait d’un limon maternel
(quelqu’un se souvient peut-être en quelque lieu
de : l’ amour, atome épars, fera frémir)
on aurait dormi au fleuve irréversible...
on serait sans épaisseur inconciliable,
comme la note unique lancée au ciel :
plume peut-être
lune

 

 

Genesis

 

Quand l’ aucunelangue suffisait à faire
la paix entre les membres du clan unique,
peureux dans la ride-vallée de leur terre
dont personne ne sortait – ou pour la fuite
définitive parmi les monts-de-mort,
il n’y avait nul besoin de se parler :
les yeux et quelques gestes nous apaisaient.
Le souffle était pour la braise, et vivre encore,
le grondement danger tonnerre combat,
les lèvres scellées gardaient leur secret rouge. 
Les premiers à partir ne surent pourquoi. 
Notre petit pays fut comme une bauge
où l’on se retournait sur les mêmes pas.
Hors du vallon, les premiers mots interrogent : 
                                     – est-ce babel, ce chas ?
                                     – toute langue s’arroge ?
                                     – ne reconnaît-on pas ?

 

 

 

Bab’el, la porte du ciel

 

Assez traduit, assez trahi, laissez-moi
le silence entre les mots, ce qui redit
ce qu’évoquaient les mots, leur insuffisance,
la matrice obscure, basse sous la tour,
d’où ils proviennent sans savoir, sans le dire
le détruire en leur profération. J’aspire
au murmure dispersé (bis) par le vent
qui murmure (bis-bis) pour ne pas mourir !
Dans la terre qui lange les mots (bis-dis)
s’effaceront les blessures de Palmyre,
germineront les gravats comme des vers.
Les assassinés parleront dans le bruire
du soir quand même les volants sont sans voix.
Les mots (bis) humiliés, sans bouche vivront !

 

 

Toujours

 

L’homme jeune demande qui il est.
Nul ne peut répondre. Il cherche le plus loin
possible, chez l’autre, au bout du sexe, là
où il n’y a pas d’issue, il veut rejoindre,
désir originel, sa conception,
la mère première où il s’abîmera.
Il sait qu’il est un humain, la sphinge un monstre,
la Reine ce pouvoir, relais à étreindre,
quitte à tout perdre et soi-même enfin trouvé. 
Enfant trouvé, enfin perdu, libre enfin :
voir à l’intérieur, que les mots démontent.
Au bout est la Reine, la rien, la réponse...
Un jour il est vieux, plus aveugle qu’avant,
et ne sait comment le temps l’a berné.

 

 

 

La nuit longue

 

La nuit a été longue. Au jour nous voilà,
essayant de ne pas pleurer sur nous-mêmes.
Une fleur, une flamme éclatante, un simple
cri jaune feu, vacillante vie surprise
par l’aube : hibiscus du 14 novembre.
La nature nous console indifférente ?
Les humains se serrent autour comme avant.
L’eau coule lustrale maternelle (ma’ !)
sur le corps vieilli, couturé çà (et las),
mais vivant – vivant – et si reconnaissant
par son simple cri, la peau, son goût de cendre.
Tout est un ‘bis’ pour ce jour de plus, commun.
(Ne te retourne pas, n’essaie pas d’entendre
le souffle profond d’Hadès, le noir suspens.)

                                           (14 novembre 2015)

 

 

Une voix s’entend à Rama

 

Passe à présent par les nues le cri de beaucoup
d’enfants. Des vautours invisibles les emportent
peut-être dans le vent d’Est qui vient de Palmyre,
dans le vent du Sud tunisien où tant s’effondrent,
où le désert semble annoncer les flots amers 
des prochaines traversées vouées au naufrage.
Quand les mères même doivent choisir lequel 
laisser glisser sans un cri de leurs mains de cire, 
les pères se résigner à la honte d’être
survivants prêts à obéir où l’on voudra.
Mais on entend de plus loin aussi ceux qui n’ont
vécu que sous l’épouvante des massacreurs :
ils leur apprenaient en riant comment détruire 
pour ne pas succomber, pas être pris, pas croire.
                                        – Pas choisi d’être là ! 
                                        – Pas voulu votre nom,
                                            ni notre faible cœur.

 

 

 

Schibboleth

 

“Ne parlez pas comme ceux que vous tuez !"
Ne parlez pas la même langue que nous
au moins, ne salissez pas dans votre bouche
de bouchers les mots qui ont servi à dire
la rose et la peau cachée, les dents de lait,
notre légère ivresse de liberté
et le fuyant réconfort d’autres sourires.
Reprenez votre idiome de miel glissant.
Ne nous acculez pas à cette défiance
entre proches, qui faisait juger d’un mot,
au passage du Jourdain – vie sauve ou mort –
sur l’infime différence entre sh- et
sch- (drap consolant ou couteau à la gorge).
Ne proclamez pas la haine qui dévore.

 

 

 

Fragment du lac asséché

 

Ils ne seront ensevelis ni pleurés...
...  dans quel entrelacs tu te débats,
quand les murs s’écartent tu es exposée
aux injures de la foule...
Leur charogne sera nourriture
pour les prédateurs du ciel, les bêtes de la terre
...
“C’est la première fois que nos entretiens 
se terminent dans les larmes.”
Cette voix nous écrase contre terre 
radicale
...
... aux crachats...
... sans l’haleine du Vivant 
sans lit de chaux

 

 

Ils ont tué l’archéologue

 

Ô cités de l’Euphrate !
Ô rues de Palmyre !

F. Hölderlin

 

Il a ses yeux de dormant, parle au vent de la nuit :
J’ai aimé la petite fille que tu étais
et la très jeune femme que je n’ai pas connue.
Les rêves ne présentent plus que d’infimes restes
– Mais pourquoi ces photographies jaunes nous éprouvent ?
Pourquoi ne croyons-nous plus à nos corps triomphants ?
 la beauté de pierre et de bronze résiste moins...
Nous habitons des lieux étranges, que l’air déleste,
chacun s’efforce d’oublier l’horreur qu’il a faite.
Lui est un vieil homme à présent, il classe les nues :
– Quand tu me retrouveras, “caro nova fiet”
quand in die irae serons là réunis. –
Le monde atroce chasse, dévore ses enfants.

                                             (D’un recueil en cours d’écriture)




L’Intranquille

Une revue toujours élégante, toujours attractive, et dont le contenu vaut la forme. L’Intranquille , pour ce numéro 14, propose comme à son habitude un dossier, cette fois-ci dédié à la thématique du refus.

Celui-ci est magnifiquement servi par des poètes comme Jacques Demarcq, Linda Maria Baros, Christophe Esnault, Perrine le Querrec, entre autres, et en exergue quatre extraits de Fernando Pessoa.

Jacques Demarcq est également à l’affiche de la rubrique suivante qui propose un hommage à Christiane Tricoit, éditrice, et à Passage d’encres, et à son époux, Frater, décédé juste après elle. Une vie passée à défendre et porter la poésie, qui est ici honorée par des voix différentes : Yves Boudier, Pierre Drogi et Martine Monteau.

D’autres rubriques sont au rendez-vous de ce numéro printemps/été 2018 : des Traductions, un espace réservé à de Nouveaux auteurs comme Typhaine Garnier, Alexandre Desrameaux et d'autres, et un article sur les arts plastiques. Nous pouvons pour ce numéro consacré à l’Art brut, avec pour entrée "les femmes qui cousent", faire connaissance avec Marie Pelosi, dont le lecteur découvrira des dessins  exposés au musée de la création franche de Bègles.

 

L'Intranquille, revue de littérature n°14, printemps/été 2018,
Atelier de l'agneau éditeur, 2018? 91 pages, 16 euros.

Enfin, ce qui est rare, une rubrique consacrée aux métiers du livre, et pour clore des critiques, servies par Jean-Pierre Bobiloot, Myrto Gondicas, Denis Ferdinande et Françoise Favretto, à qui le lecteur doit également la photo de couverture de ce beau numéro.

Plaisante mais pas seulement, légère mais d’une belle épaisseur sémantique, L’Intranquille ne cesse de porter la parole poétique au regard de tous. Une revue dirigée par Françoise Favretto, qui mène aussi d’une main avertie et sûre les Editions de l’Agneau. Nous espérons qu’elle poursuivra ce travail d’éclaireur.

La thématique du dernier numéro de L’intranquille, La grande guerre, est le point focal du dossier servi par des textes de Françoise Favretto, Victor Segalen, Pascale Alejandra et une planche de BD de Tronchet. Les rubriques habituelles ne manquent pas, une fois de plus, d’attrait : Parmi les nouveaux auteurs, le lecteur pourra entre autres découvrir ou redécouvrir Damien Paisant avec cette écriture toujours saisissante. Entre slam et silence, le rythme de sa poésie est celui d'une symphonie représentative d’une modernité sidérée. La rubrique Traductions tout aussi attractive, offre une très belle traduction de Doina Ioanid signée Jan Mysjkin. Des Etudes : ce trimestre Philippe Di Meo aborde l’œuvre de Zanzotto non sans humour : « Par quel bout commencer »…et des extraits de Deuil pour deuil de Christophe Stolowicki  paru chez Lanskine. 

Mais le plus remarquable reste la rubrique liminaire, qui offre cette surprise : Lambert Schlechter et Jacques cauda, dont les vers ne trahissent en rien la richesse de ce quinzième numéro…Peintre qui n’est plus à présenter, poète non moins talentueux, Jacques Cauda place ses vers sous l’égide de Philippe Jaffeux, que nous laisserons conclure cet article avec une citation tirée de Courants blanc, publiés eux aussi aux Ateliers de l’agneau :   

 

Les lettres sont belles si elles donnent un sens incompréhensible à des images imprononçables

 




Geneviève Bertrand, À bouche décousue

L’œuvre poétique de Geneviève Bertrand ressemble à une longue quête qui remonte de l’enfance, s’inscrit dans les lieux originels. La poète semble avancer, lestée d’un poids qui ne s’allège que dans le mouvement de la marche. Sur ce chemin elle n’avance pas seule, convoque des compagnes de route : figures archétypales du féminin, mythes toujours vibrants, femmes artistes blessées, femmes/sacrées/en majesté/ trophée/violée/chantée/agenouillée/enfermée/dé…chantée…C’est avec elles qu’elle célèbre les origines/le mystère de la fécondité. Il n’est pas anodin si ce recueil est dédié à Antigone, celle qui a dit « Non » en opposition à Créon, celle dont le cri a raisonné dans les rues de Thèbes.

Geneviève Bertrand a participé à l’émergence d’un auteur tricéphale, sous le nom de Malibert. « Demeterrre », le dernier livre publié en 2008, faisait une large place aux figures mythiques du féminin.

Geneviève Bertrand, À bouche décousue,
Éditions unicité, 2018

 

Geneviève Bertrand s’inclut sans nul doute dans ce « Elle » qui ouvre le premier poème donnant son titre au recueil. C’est au cri primordial que la bouche décousue/s’apprêtait à livrer passage.

Poète du corps, celle qui a l’habitude par ailleurs de travailler avec des chorégraphes, a eu envie de mettre en mots la puissance des créations de Pina Bausch en nous donnant à entendre le bourdonnement obsédant/prologue du printemps et de son sacre.

 

Des femmes
Longs corps pâles sous leurs tuniques
Pieds nus
leur adhérence à la glaise
La nudité remonte le long des corps mêlés
comme anonymes

 

Dans la dernière partie du recueil, la poète s’extrait de ce compagnonnage féminin et le "Je" surgit.

Elle sait, par expérience, que La parole est à l’intérieur/Enclose de silence, mais aussi que ce mot Chamane, ce mot guérisseurqui vient de plus loin, difficile à capter, allège l’âme et le corps.

Elle enjoint à Dire/ Dire le dit qui se refuse/Réfugié dans l’ignorance/à sa lisière. A délivrer chaque matin les gestes et les mots/ englués d’ombre/Les nettoyer du placenta de la nuit, afin de donner enfin, vie au corps/corps aux mots.

Car l’écriture pour Geneviève, comme la marche, comme le retour aimanté vers l’arbre tutélaire, est un impératif pour être, pour faire advenir la beauté et son corollaire, la vie. Il y a longtemps qu’elle a décidé de Ne pas choisir, de tout prendre par devers soi/jusqu’à découdre les limites. Et puisqu’elle nous y invite, nous sommes prêtes à l’accompagner nous aussi dans ce tressage de mots qui lient en gerbes sororales, depuis la nuit des temps et pour longtemps encore, la destinée des femmes. 

 

À bouche décousue

 

Elle  marchait
Regard aimanté à la césure de l’horizon
Au ventre
le poids gravide d’une nécessité

 

Une falaise habitée d’oiseau
s’ouvrit au repos d’une nuit
Moment réconcilié comme sève féconde
Fragments d’enfance émergés à la surface
recousus à l’intime du paysage

 

 Alors
Elle lava d’eau fraîche ce cri avorté
Lui rendit justice

 

***

 

Attente de braise

 

Écrire pour apaiser la nuit
son tumulte farouche

Vouloir juste Cela
la caresse en plénitude du soleil et du vent
la volupté des draps rugueux
Me lever le matin       Ouvrir les volets à la lumière
Attendre le « Visiteur qui jamais ne vient »
Celui du Vishnu Puruna
Visiteur demeuré suspendu à l’interstice
et par qui l’Attente reste légère
en alerte
Quête inlassable         Jamais comblée
toujours jeté hors de soi

 

 

 

 




Stéphane Sangral — Là où la nuit / tombe

un article d'Irène Duboeuf, suivi d'un article de Denis Heudré

 

 

Stéphane Sangral - Là où la nuit / tombe, par Irène Duboeuf

 

Dès le titre le lecteur entre dans les dimensions spatiale, temporelle et événementielle qui vont parcourir l’intégralité du livre. indiquant un lieu indéterminé (pas de descriptions) ; la nuit indiquant la temporalité (une temporalité à la fois intervalle entre les jours mais aussi néant ou éternité, voire éternité du néant) et le mot « tombe» considéré d’une part en tant que verbe indiquant l’achèvement du jour, d’autre part, en filigrane, en tant que substantif (il s’agit de la tombe d’un être cher).

Ce livre, lié aux précédents (au détour d’une page on y trouve une citation extraite de Ombres à n dimensions) s’impose au regard par une intense recherche formelle où l’énoncé fusionne avec la forme du signifié. Le poète, en véritable architecte des mots, pose un regard lucide sur les diverses manifestations de la mélancolie à travers une suite de poèmes qui se développe au cours de la traversée de lieux transitoires -  et de transit  : rues, gare etc. - dont l'atmosphère trouve un écho au paysage intérieur du narrateur, et s’intensifie dans le lieu où l'on revient (son bureau) au cours d’une nuit d’automne divisée avec une rigueur mathématique (7 séquences d’une durée de 1h53 chacune, excepté la dernière à laquelle il manque une minute soulignant ainsi l’inachèvement, l’infini auquel s’oppose la finitude de l’être). Une suite qui donne l’impression d’un long poème dont les fragments se répètent à l’infini et qui résonne tel un « Un sanglot monotone envoûtant inquiétant » exprimé de manière tant picturale que musicale.

Là où la nuit / tombe s’ouvre sur deux vers, deux alexandrins, une phrase sans fin écrite en mode mineur : « Sous la forme l’absence s’enfle et vient le soir / et l’azur épuisé jusqu’au bout du miroir… » dont les lettres vont s’égrainer une à une au fil des pages jusqu’au dernier poème. Ces deux vers sont les premières notes d’un bref prélude (la première séquence) qui annonce le thème principal de l’œuvre, le temps, perçu dans toute son ambiguïté : à la fois mouvement et immobilité, fuite et lenteur : « trop rapide est la vie trop lent l’instant ».

Stéphane Sangral - Là où la nuit tombe, 
Éditions Galilée 2018, 110 pages, 12€

Suit un nocturne où, plutôt que de décrire les multiples états de la mélancolie, Stéphane Sangral réussit à dire l’indicible en le faisant éprouver par le lecteur. Le monde est un décor qui se dessine en creux, la pluie ruisselle avec les mots sur une fresque ténébreuse où la beauté ne se laisse qu’entrevoir. Outre l’utilisation massive de toutes les ressources typographiques qu’il n’hésite pas à détourner pour en faire un usage pictural, le poète travaille autant le sens (souvent pluriel) des mots que leur matière, nous donnant à lire tantôt des poèmes aux allures régulières tantôt des calligrammes - ou assimilés – ainsi que des textes déchirés, éclatés, imbriqués, juxtaposés, accolés, des poèmes en miroirs, à regarder autant dans leur verticalité que dans leur horizontalité, des poèmes étouffés qui se terminent par quelques lettres, voire par le vide oppressant du silence.

Ainsi, dans la deuxième séquence, un poème lyrique aux rimes embrassées, expose le thème de l’absence dans un chant dont l’apparente harmonie va se rompre dès la page suivante, sur laquelle le poème prend la forme d’une fenêtre ouverte sur la nuit dont le cadre est constitué par la répétition du titre, et dont la vitre reflète le questionnement du poète. Mais la vitre-miroir bientôt ne reflète plus rien (la mort dérobe le reflet) et vole en éclats comme les mots du poème.

S’ensuivent les thèmes de l’illusion, de la lassitude, de l’ennui, de l’exil, du néant, de la vérité etc. qui reviennent comme des leitmotivs dans une pensée qui tourne en rond et des poèmes qui se bouclent sur eux-mêmes puisque rien ne semble avoir de sens.

Le poème On est un soir d’automne… donne une impression de régularité,  une vague harmonie due à la répétition des mêmes mots en fin de vers qui aboutit à la page suivante à un poignant aveu, un cri de douleur : « Je Pense ÀToi Toi Qui N’Es Plus ». L’introduction massive des majuscules en milieu de vers, au début de chaque mot, attire l’attention sur ce poème capital qui aide à comprendre l’ensemble du livre. Les textes qui suivent sont littéralement déchirés, émiettés, donnant à voir le chaos généré par l’absence. Dans des poèmes qui semblent s’écrire par eux-mêmes, où les limites du Moi se dissolvent et où « Je est un autre », le poète s’interroge sur la démarche poétique. Est-elle autre chose qu’un exil dans les mots ?

On assiste à une tentative d’enfermer la mort dans le poème, de vivre intensément l’instant présent et de regarder les innombrables étoiles (qui ne sont plus réduites à ce peu de lumière filtrant au travers du drap troué de la nuit).

Notons quelques aphorismes comme « être est trop difficile », « ne rien comprendre n’est pas facile » ou encore « l’ennui de vivre est une insulte à l’éphémère de la vie »… des questionnements : « L’avenir, ça commence quand ? », « Qui pourrait penser ma pensée ? », « Et si te temps n’était que le multiple qui se tait ? »  et de troublantes métaphores : « glisser la poussière de nos rêves / sous le tapis de l’horizon »,  « de grands vaisseaux de musiques étranges se perdent beaux dans l’abîme »,  « gouttes de nuit nimbées d’espace », «gouttes de temps nimbées de nuit », «  La chair de la nuit ronge la chair des mes nuits »…

Stéphane Sangral signe cette émouvante « partition » par un poème manuscrit, élaboré nous dit-il, dix-sept minutes avant le début du livre, un « avant premier poème » en lieu et place de l’avant dernier, démontrant ainsi la relativité des notions de début et de fin, la seule certitude possible étant juste le temps (reprise du thème du « prélude »)

Le livre se clôt par un poème bref qui va diminuendo, reprenant une dernière fois le thème du temps par la répétition du verbe passer, tout d’abord à l’infinitif (actif/présent) ensuite au participe passé (temps subi - attente, ennui) pour finir par le substantif (le passé – le temps qui n’est plus) dans un accord final où le vertige de l’infini s’oppose à la finitude de l’homme. De même que dans cette composition particulière les vers engendraient leur propre recommencement, le recueil se boucle sur lui-même et incite le lecteur à une relecture.

Témoignage intime, sincère et intense, Là où la nuit/ tombe exige du lecteur une attitude active car au milieu d’un chaos semé d’indices se déploie un chant soutenu par des leitmotivs qui se succèdent, s’entrecroisent, se superposent et dont l’accompagnement répétitif et uniforme, tel un ostinato, (ainsi de la pensée qui tourne en boucle et se répète) confère au recueil une unité, une cohérence, une sombre beauté.

 

 

Stéphane Sangral - Là où la nuit / tombe, par Denis Heudré

La nuit tous les Je sont gris, gris de doute et de mélancolie. La nuit tous les Je s'écrivent. Et c'est cette nuit qu'explore Stéphane Sangral dans son dernier recueil « Là où la nuit / tombe »  publié chez Galilée. L'histoire d'une nuit, nuit blanche bien que noire. La nuit, ce « possible sans temps »selon Cioran, cité par Salah Stétié dans la préface de cet ouvrage. 

Dire que Sangral est un psychiatre-philosophe-poète (à moins qu'il ne soit poète-philosophe-psychiatre) pourrait faire peur (poésie marquée psy, poésie prise-de-tête, hermétique, etc.) mais sa recherche d'une autre façon de travailler le lien entre la langue et la typographie, de réinventer la poésie font de lui un authentique et vrai poète. Sa nuit de poésie est comme une infusion où les mots sont projetés dans l'eau bouillante du retour sur soi. L'auteur y fait le point : le décès de son frère à 22 ans, le temps qui passe, l'image dans le miroir, les mots pour l'écrire, la ville sous la pluie, Dickinson en filigrane. 

Stéphane Sangral, portrait par Vincent Macher

« Exilé volontairement dans les mots », Sangral recherche de nouvelles formes d'écriture pour mieux toucher le fond de sa mélancolie. « Écrire sur le grand tableau noir de la nuit ».

La nuit, le temps passe peut-être plus doucement. Le temps passe son temps à passer et au « Jeu du temps »s'envolent les illusions, les souvenirs, les images même, quand reste accrochée la mélancolie. Nuit blanche à chercher du sens à sa vie, avec ses vérités et ses mensonges. « buter sur soi-même ». La nuit, revient forcément l'image de la mort, mais que reste-t-il aux vivants ? La « Fatigue immense d'être...». Déjà, dès le titre, un lien est tressé avec son précédent ouvrage, l'image de la tombe : « ces dalles posées sur rien ».

Minuit heure zéro, heure du rien. « L'ennui de vivre est une insulte / à l'éphémère de la vie ». Alors que la nuit l'univers entier appartient au poète « vingt mille milliards de milliards d'étoiles dans l'univers observable ! On est riche ! Vingt mille milliards de milliards, maits, un peu radin, dans l'oubli on les planque, et l'on parle du vent...».

Dans le désordre cohérent des mots de son style très personnel et très exigeant, Stéphane Sangral nous propose une poésie qui travaille la langue, une réflexion profonde toujours proche de la philosophie. Yvon Inizan a récemment publié chez Apogée, un ouvrage sur Yves Bonnefoy intitulé « Ce que le poète dit au philosophe ». Alors que dit le Sangral poète au Sangral philosophe? Sans doute plus d'interrogations « A quoi sert mon présent ?...» « L'avenir, ça commence quand ? » que de vérités définitives.

Alors poésie, philosophie, philoésie, poésophie, peu importe, l'important est que du texte remue quelque chose en nous qui nous rend moins bruts. Et les mots de Sangral, par leur intelligence, nous ouvrent à bien des réflexions...

 




Chronique du veilleur (34) : Judith Chavanne

 Le vrai poète sait « se nourrir de lumière ». Judith Chavanne, à l’évidence, le sait, et sait le transmettre par son écriture poétique. Elle citait, dans le remarquable essai qu’elle avait consacré à Philippe Jaccottet : Philippe Jaccottet, une poétique de l’ouverture (Seli Arslan, 2003), la phrase de Simone Weil : « Il n’y a qu’une faute : ne pas avoir la capacité de se nourrir de lumière. » Son dernier recueil, A l’équilibre, rassemble cinq suites de poèmes, et la dernière, « l’attention, la neige », se termine précisément par le mot lumière. 

Chercher la lumière, c’est murmurer à l’oreille de l’autre, se pencher vers lui, par bonté, tendresse, sollicitude. Judith Chavanne ne conçoit pas la poésie autrement.

Judith Chavanne, A l’équilibre, Editions
Le Bois d’Orion, 15 euros.

Un poème de la suite « Ce qui nous appelle » définit, à mon sens, son propre langage poétique : c’est une façon « de verser des paroles à peine », d’user d’un « langage amenuisé », « le souffle, l’haleine tout juste articulés »

 

                       de doucement fouiller

                      comme dans le sous-bois un rayon de soleil,

                      dans tout le corps depuis l’oreille

                     jusqu’à l’âme, jusqu’à la débusquer.

 

L’enfance, « la rose secrète entre les feuilles », un effleurement, le « frôlement des mots », une « blanche pluie, très douce » des pétales qui se défont, tout est grâce pour le poète qui « tisse dans la lecture des heures lentes. » Ce rythme lent est souvent celui du bonheur simple, il est aussi celui d’une intériorité qui s’approfondit, « se recrée ». La fragilité, parfois extrême, que l’on devine dans l’âme du poète, s’accorde si bien avec le paysage, le jardin où l’enfant est là, l’instant qui s’arrête presque, tant alors « l’équilibre » apparaît comme une grâce divine accordée.

 

L’enfant au jardin cueille une pâquerette

à la tige trop courte, mais elle dira ainsi son amour.

Une femme au soir se pare avec pudeur,

elle suspend les heures.

Parfois, comme en sous mains les livres

aux époques terribles, on échange

dans un dialogue un peu de sens, des bribes.

On n’est prémuni contre rien

mais l’instant vibre, à jamais, dans l’évidence.

 

L’équilibre des poèmes de Judith Chavanne provoque en nous une émotion rare, celle que la beauté et la vérité réservent à ceux qui captent les moindres « gouttes de vie » avec attention, humilité, presque dans le dénuement.  Nous lui sommes reconnaissants de nous offrir, en ce magnifique recueil, « l’étreinte, la lumière, et le dessaisissement. »




Étienne Faure, 7 remarques sur Tête en bas et une causerie avec l’auteur

«… car il avait l’impression qu’il se cachait, par extraordinaire,
quelque part un mot juste. »

Samuel Beckett

1. à Tharros où le vent se lève

Je commence à la page que je préfère. Chance, c’en est une qui se termine bien (encore que). Certainement Étienne Faure n’use guère de happy end. Tête en bas, oui, mais vu d’en-dessous. Ça n’empêche pas de voyager. Par avion, dans les escaliers de l’amour, et même, dans le passé. Ça ne mange pas de pain / les souvenirs : derniers mots du livre. Un grand-père mort à la guerre – peut-être. L’autobiographie non plus n’est pas le premier souci de l’auteur, même si (à ma connaissance) il n’avait jamais jusque-là employé la première personne du singulier. 

En quatre ou cinq occurrences : il ne faut pas exagérer. Et la deuxième personne, un peu moins : Tous les vêtements que tu portas, la mémoire / depuis l’enfance n’en peut mais… Fausses pistes ? Qu’importe. On se laisse entraîner. Les poèmes s’imposent, un à un, et d’abord dans l’ordre, choisi, où l’auteur les a disposés, par la précision de ce qu’ils décrivent, par cette attention minutieuse, réjouissante, à la matérialité des choses, au réel et au réel encore (dont le rêve, le souvenir font partie) : le plus souvent en une seule phrase dessinée d’un trait, on dirait même lancée, avec des brisures de rythme pour arrêter, dérouter le regard, un instant suspendre la respiration ; et le lecteur revient deux lignes plus haut et recommence, parce que, ah oui, cela chante. Le vent se lève avec la pluie dans les ruines d’un temple antique. Il y a là quelque chose de nervalien, me disais-je. Je me trompe peut-être. Pourquoi des références ? C’est qu’on n’est pas seul, quand on écrit : les autres écrivains sont là aussi. On écrit pour être une part de la conversation. Un passage de relais. (…) sans répit ni repos, / des blocs de lave refroidie / assombris sous la pluie font leur âge, / où les piliers pâles, détachés tout à l’heure / impunément dans le bleu fixe, / lèvent à présent au ciel comme au soleil / punique leur ossature, rappels / de bras tendus, geste ancien que le vent / érode.

Etienne Faure, Tête en bas, Gallimard, NRF, Paris.

2. extrait séculaire des blés

Étienne Faure aime à ordonner ses textes en ce qu’il appelle des ensembles, bien sûr ouverts à une lecture transversale. On pourrait désigner le thème du sol – ce qu’il y a là, sous nos pas, sous nos yeux, à ras de terre – comme un fil conducteur : à commencer par un ouvrage entier, Horizon du sol (2011), tous ses livres disent un attachement aux lieux, à la géographie et à l’histoire des lieux ; l’endroit où l’on se trouve plutôt que celui d’où l’on vient ; un attachement qu’on pourrait dire sans attaches, sans liens ; d’ailleurs tranchés, les liens, en maint poème, par un humour féroce. Ici c’est la quatrième partie qui s’intitule Travail du sol, où se côtoient les dieux de la Grèce, poly et monothéisme réunis (et désunis) dans le vent du soir qui tombe entre les troncs tors (le poète écrit : maniérisme) des oliviers dans le texte qui donne son titre à l’ensemble ; tandis qu’un peu plus loin, terre inculquée s’achève (logiquement) presque en chanson à boire. Ancestral, ancestral, on ne sait dire que ça, écrit Étienne Faure, avant de revenir à un passé plus proche – un petit siècle ; la moitié ; vingt ans, dix ; hier… – mais qui semble lui tenir à cœur. Un passé toujours pas passé, marqué par le fatalisme de la mélancolie dans cet extrait séculaire des blés, estival, bucolique… n’étaient, soudain, l’ombre des corbeaux, épitaphes du soir, et cette rime, deux lignes plus bas, effraie - ivraie, qui glace le sang. C’est qu’on n’est jamais loin des lieux et des souvenirs de la boucherie de 14-18 : (…) c’est la guerre, et tout ce qui fuit avec, / jeune homme, le heurt des verres, des assiettes, / le fracas émietté des cuisines / aussitôt balayé par l’histoire… Tête en bas, oui, au ras du sol, de la vie de tous les jours, des objets quotidiens, du dépotoir ; et avec le sourire, ne vous déplaise, la tache de vin sur l’inusable carreau vichy en prélude à la chute, sarcastique, de « la terre ne ment pas » (paysage arrière).

3. le ciel en hâte

Bien des poèmes d’Étienne Faure mettent en scène, ou en joue, la « Belle Époque ». Il faudrait lui demander pourquoi il y revient si souvent. Pour mieux tenir à aujourd’hui exactement ? C’est rare, un poète (moderne) aussi concerné par l’histoire. Toute l’histoire. Du xvie siècle à la Grande Guerre, de l’Antiquité au 13 novembre 2015. On pense à Claude Simon, à Histoire de Claude Simon. Il a fait une drôle de tête, Étienne Faure, quand je lui ai dit ça. J’ai essayé d’argumenter (pas très sûr de ce que j’avançais) : les longues phrases foisonnnantes et précises de Claude Simon, les champs de déshonneur de l’Acacia et ceux, plus anciens, deux siècles, ce sont les mêmes, des Géorgiques, j’avais bien cru les reconnaître du fond des aquarelles de Bagetti, où le regard, loin de se perdre, s’affine dans la brume de la bataille lointaine, avec ses fantassins en miniature et sans doute à la loupe / exécutés ; et Stendhal qui promène son miroir embué sur le bord de la route. La sensation de perte, abrupte, inéluctable, se renforce dans le poème suivant, noir figé, où le temps se brise net : (…) la mort me prit au bord du ruisseau / il n’y a pas deux heures, deux cents ans, cela / alla si vite – quel foin dans le crâne. 

En effet. La mort à la guerre inscrite, écrite dans le paysage, dans le récit du paysage. Le Dormeur du val bien sûr, et Simon : même attention inlassable, amusée parfois, à ce qui a eu lieu, et aux lieux où cela a eu lieu ; l’accueil, et la (tentative de) restitution, description, le mieux possible, de l’embrasement de l’histoire, et donc, aussi, et à la fois, des histoires, privées, les nôtres, avec leurs filiations étranges, souvent comiques. Les Années folles, mais elles le sont toutes, et c’est encore une fois l’humour qui les sauve, comme dans un film muet, au dernier vers, un dimanche au bordel, hein chéri, / ça s’éteint tout seul.

4. allégories

Un seul poème excède une page, il s’appelle extinction de voix, et l’on se dit qu’il était impossible d’épurer, que ce qui devait être écrit était trop impérieux pour ne pas laisser de côté, là plus encore qu’ailleurs, toute maîtrise ou virtuosité pour seulement faire affleurer la brûlure du souvenir et celle de la poésie. Mais peut-être ne s’agit-il que de deux textes qui se suivent et que sépare un interligne ; dans une autre page, quatre vers ont été isolés, qui forment strophe : La mémoire est un sac où les objets les plus fins / se glissent, resurgis tardivement / – le feu, la lettre ou le mouchoir – / oubliés, retrouvés familiers… Oui, la mémoire est sans fond comme un sac de femme et ce poème fait écho à quelques autres, dans ce recueil, de mélancolie amoureuse, pardon si je m’égare. On appelle aussi un sac fourre-tout, et la mémoire, pour la retrouver ne faut-il pas l’écrire ? Même et peut-être surtout si on ne récolte que des fragments, poèmes en forme de ce que j’ai entendu un jour leur auteur comparer à des fenêtres, ou des tableaux, signés au pied en italiques. Toute la sixième partie du livre, ordonnée en deux sous-ensembles où les poèmes se dévoilent comme des tableaux dans une promenade au musée (sans audioguide, s’il vous plaît) nous fait entrer En peinture, et il n’est pas étonnant que Goya, puis Rebeyrolle soient convoqués. Encore une affaire de sac : l’espoir luit comme une paire de pompes / jaunes… Sans parler du Poète à la tête renversée de Chagall, qui nous regarde pour de bon tête en bas. Mais il me semble que c’est dans ces deux textes qui se font face, page paire et impaire (laquelle appelait-on « belle page » ?), vétusté / restauration, que le poète prend le plus de risques, et dit le plus (sur l’art, la manière de le voir ; le sien, et celui des autres). J’avoue ma préférence pour le premier, le poème-tableau avec les blancs. Non restauré. Mais en irait-il ainsi si je n’avais pas lu l’autre tout de suite après ? Et puis tournant la page, que se passe-t-il ? On est encore dans la peinture ? dans l’art ? (…) c’est ici / qu’on hésite en passant près du corps étendu / dans la rue sans savoir si c’est un cadavre / ou bien l’allégorie de l’hiver à même l’asphalte, / doigts gourds, plus difficiles à représenter.

5. cœurs greffés

Les poètes lisent beaucoup, ils lisent les poètes, c’est bien le moins. Certes ils puisent à même la vie  —  l’art, la musique, la rue…  —  l’essentiel de leur inspiration ; mais enfin, si l’on veut écrire à son tour, ne faut-il pas avoir lu ses devanciers, histoire, au moins, de ne répéter ce qui a déjà été dit qu’en connaissance de cause ? (Il ne s’agit pas de vider sa bibliothèque. Certains ne font que ça.) Une parenthèse sur ce mot d’inspiration, naguère encore il pouvait passer pour suranné, sinon condamnable. Le soussigné peut-il risquer une anecdote personnelle ? Un soir de vernissage, à parler de la sorte, un collectionneur, un peu épais, m’assène que si l’on travaille, c’est avec le dictionnaire. J’ai envie de lui répondre (ce qui serait la bonne réponse) que le mot inspiration se trouve lui-même dans le dictionnaire et qu’il serait difficile de nier qu’un petit déclic, parfois… Au lieu de ça je lui rétorque Mais cher Monsieur, que faites-vous des Muses ? À notre amie peintre il parlera de moi comme d’un freluquet, jamais on ne me fit meilleur compliment. Étienne Faure (avec modération) aime à citer ses livres aimés (de longue date ou plus récemment découverts) au détour d’un vers, ou en épigraphe. Ne faut-il pas marquer des points de repère ? Une balise, un signe sur la carte ? Tête en bas s’ouvre sur deux citations, la première de Hannah Arendt, la seconde de Tchekhov, « … je voyais l’envers de la vie que l’on menait en ville ».

Marc Chagall (1887–1985), Étude pour Le Poète à
tête renversée, 1911Gouache, plume et encre sur papier,
27 x 21 cm

Une centaine de pages plus loin, prélude à la dernière partie du livre, Aux temps rassis (voyages anciens et modernes vers l’Est lointain), on lira quelques mots de Kurt Tucholsky qui vit ses livres brûlés par les nazis et préféra en finir tout de suite, dès 1935 ; et juste avant, dernier texte de l’ensemble précédent, Thoraciques, le dialogue d’Héloïse et Abélard. Est-ce parce qu’ils nous reviennent du douzième siècle que ces cœurs greffés sont le poème le plus poignant du recueil ? (…) encore palpitant / des émotions que tu me donnas, serré / près de toi quand je me demandais, amour, / par quel trépas passer… Bégaiement nécessaire. La deuxième personne l’est aussi, il s’agit d’un dialogue, dialogue d’amour, réel, imaginaire ? Un « vrai » souvenir, un souvenir de lecture, un rêve ? Cœur et cœur, cœur à cœur, et l’émotion greffée / comme ici celle de feu François Villon, à cœur fendre. Poursuivons, écrit Étienne Faure. Et Beckett avant lui : « Continuer ». Plus haut, c’est la lecture de Trakl qui accompagne la solitude d’hiver du mot allemand Allein, que le silence de la neige, la nuit, vient un instant soulager sur le blanc de la page.

6. Paris onze

Comment écrit-il, Étienne Faure, comme tout le monde sans doute, assis à une table, chez lui, au café, en promenade, couché sur son lit, ou chuchotant, inlassable, les vers sur ses lèvres comme Mandelstam. Mais en marchant, oui, et depuis longtemps, dans le onzième arrondissement de Paris, meurtri le 13 novembre 2015 mais toujours vivant, un jour ensoleillé que nous y déambulions on pouvait se féliciter de la permanence des terrasses de café bondées, animées, des rires et des sourires d’insouciance prouvant, si besoin était, la défaite des assassins ; non loin, me fit-il remarquer en passant, de la toujours présente (quoique désaffectée, semblait-il) « Clinique du rasoir électrique » de la rue de la Roquette. Parce que bien sûr les choses ont changé depuis le temps : (…) raconté hier / par un vieil enfant du quartier / pendant la guerre bringuebalé de piaule en piaule, / rue de Charonne, Basfroi, rue de la Roquette / puis de Charonne à nouveau, la peur / sous cape affleurant contre les capelines / passant du public au privé dans la cour intérieure / dénuée de vue… L’important, alors, c’est de sortir : de soi, de la chambre, de la rue, du pays, et de préférence sain et sauf, ayant réussi à conjurer l’idée de sortir encore plus vite directement par la fenêtre, quand l’évasion dans les images du papier peint ne suffit plus, voilà (aussi) ce que nous disent les Poèmes d’appartement, septième ensemble du recueil, onze textes, comme le Onzième ? (…) la mer, le large, / un ciel sans la moindre graphie, pas un nuage/ dans le crâne, juste l’été : à la fenêtre / on aperçoit la toile où se côtoient futur / et passé d’un bleu unique, sans l’ombre d’un sillage / hors les reflets, si ce sont des reflets à la fenêtre / de la chambre. C’est de là / que nous partions la nuit pour Londres, Venise, / sous un morceau de toit du Onzième, / enfuis dans le tic-tac peu à peu des ombres. Et partir où ? vers l’Est, assez souvent : en Allemagne avec le cubiste fragmentation d’un serveur berlinois qui ouvre la dernière partie du livre, dans le recueil précédent (Ciné-plage, 2016) en Pologne, en Bohême ; mais dans le monde entier aussi bien, et incidemment, me disait Étienne Faure lors de cette même remontée de la rue de la Roquette, pour entendre autour de soi une autre langue, et du coup se dépayser plus entièrement, retrouver un silence intérieur à l’écoute, attentive ou distraite, de mots inconnus.

7. H

Et chaque mot compte. Bien plus, chaque lettre : (…) tel le h dans le dahlia qui me tracasse, / entre le cueillir et le laisser sur place, au bord / de la vitre embuée par l’hiver de la chambre / me rappelant les prisonnières de Saint-Lazare / payées en monnaie de singe (du troc) / qui regardaient par les barreaux ce qu’il advient du ciel… Quelque chose à voir, envers et contre tout, contre l’ennui, la mort, le désespoir. Plus loin, un poème s’intitule, sobrement, H. Hôpital, silence. Mais il ne faut pas se taire, même et surtout quand la stupeur, la terreur nous figent, interdits, « bouche bée » : voici le O du regard excavé, / absent de l’extérieur, rien qu’en dedans / portant loin la vision ancienne / des mourants imminents, que le regard du poète distinge dans les tableaux de Goya. Mais c’est finalement, dans le même poème lui aussi au titre d’une seule lettre, O, la tendresse et l’amour qui surgissent, en dépit de tout et avec le sourire de l’ardeur, dans l’encoignure d’un cou nacré, / par le désir attisant l’attirance, / et la respiration le feu des yeux / perdus, éperdus, happés. Je suis un peu désolé de couper les poèmes, il faudrait les citer en entier, il faudrait citer le livre en entier. J’ai employé le mot de tendresse et je ne sais pas si Étienne Faure serait d’accord, pourtant je crois bien l’avoir trouvée en lisant ses poèmes et pas seulement entre les lignes, avec la douleur et le froid et la remémoration de la mort, celle d’inconnus et celle des amis (enterrement d’un ami, mains dans les poches). On peut même en éprouver, de la tendresse (et sans nostalgie, n’est-ce pas) pour nos vieux livres, qui, parfois, choient du rayonnage supérieur où la poussière les tenait alignés dans leur beau désordre silencieux, et nous tombent sur la tête. Alors (…) on les ramasse, / en relit quelques lignes, extraits de vie, / fulgurances, les adopte un temps / puis leur sens retombe, les mains les rangent / au plus haut, côté ciel, en réchappent / un dactyle, une fleur inhalée… Lettres d’amour recluses. La vie continue. Elle le mérite. Incipit de Tête en bas : « Vous êtes réveillé ».

21 juin 18, sous le Génie

La poésie peut coûter cher à ceux qui la font. Je lis dans le Monde de ce jour – daté vendredi 22 ; c’est l’été – que l’éditeur et auteur de poésie, et défenseur de la laïcité bangladais, Shahzahan Bachchu « a été abattu par balles le 11 juin ». Le journal n’en dit pas plus. Pourquoi ? Je me sens frère de ce Shahzahan Bachchu que je ne connaisssais pas, n’ai jamais lu, et ne lirai peut-être jamais. Peu importe. Peu importe ? On finit par en mourir de honte, de tout ce qui importe peu, et qu’on laisse passer.

Conversation de poètes, moins risquée, avec Étienne aujourd’hui dans le brouhaha – tonitruant – de la place de la Bastille. Autour de nous tout le monde regarde le foot, on est assis dos à la télé mais on comprend très bien quand les Français marquent un but. E., un rien provocateur (je découvre ça chez lui, ça me plaît bien) marque (crie) hautement sa désapprobation mais personne ne fait attention à nous. L’instant d’avant il me parlait d’une lecture récente, anthologie des poètes précieux. (Si je me souviens bien.) Étienne Jodelle… Un homonyme… Forêts, tourmente, et nuit, longue, orageuse et noire… Pas grand monde, en effet, ne fait attention aux poètes, précieux, pas précieux, c’est pareil, ou presque, et on est bien tranquilles (on ne vit pas au Bangladesh). Un à zéro, pas terrible. On se quitte métro St-Ambroise, ces conversations nous plaisent à tous les deux, poètes alors moins seuls. Est-ce parce que j’ai relu Bolaño récemment, mais cette idée qu’il défend, que des poètes (pas tous) se parlent, ont à se parler (de tout et de rien ; surtout pas de poésie ; ce ne sont pas des critiques ; ah mais, aussi de poésie après tout…) me rassérène. J’ai plaisir à rêver qu’à une troisième chaise de notre table en terrasse au milieu du foot et des préparatifs de la Fête de la musique s’est un temps glissée l’ombre amicale auprès de nous, de Shahzahan Bachchu dont la poésie que je ne connais pas tourne dans ma tête dans le wagon de métro du retour.




Marc Ross, Manuel et François

Manuel et François - suivi de Badlands

         

Manuel et François

            à mon grand-père,

 

 

Les mots impuissants trouvent le temps long
Des notes se convertissent en syllabes d’espoir
Dans un hangar servant d’hôpital provisoire
Les ombres délicates trouvent la nuit démente

Partout des cris des pleurs et des gémissements !
Parmi tant d’affligés et de corps malmenés
D’odeurs pestilentielles et de mâchoires closes
Des bouches sont là pour faire briller l’histoire

Parlons de Manuel soldat brave et fougueux  
Au 96èmerégiment d’infanterie celui d’Apollinaire
Manuel Martinez recherche son jeune frère
Et la page décline son matricule : R 2414 !

À portée de regard du diable en uniforme
Un homme se relève se signe d’une croix
L’artilleur du groupe 6 se trouve peut-être 
Parmi ces estropiés à la tête bandée

 

.
.
.

.

-   Où es-tu François réponds ? Et cesse de mourir !
Mère ne sort déjà plus de la chambre endeuillée !
La guerre lui a pris en plus de son mari
José son fils aîné tombé aux Dardanelles ! 

Comment s’y retrouver les blessés se ressemblent
À croire que ces fantômes sont tous sourds et aveugles !
Malgré le brouhaha il faut qu’oreille entende
Un air remue couvertures et oreillers pourris !

Ne sachant comment faire pour retrouver
Son cadet Manuel eut l’idée de siffler
De la même manière qu’ils communiquaient
Lorsqu’ils étaient enfants à Merdja Sidi Abed

Allez ! Siffle Manuel… Ravive la mémoire
Dieu n’est pas insensible à cette mélodie !
Ce quatrain visible sait faire preuve d’indulgence 
Porté à bout de bras l’écho n’est pas perdu !

Voilà les murs les lits avertis de la partition !
Vous savez les lèvres tissent tant d’histoires
Que sans d’autres armes qu’un regard étendard
Les sons prennent allure pour rapprocher les êtres

Ô trouble confusion !…  Entends-tu ce que j’entends ?
La suite de sons trouve lieu de miséricorde
Quelques accords jaillissent de cet orifice
La bouche en coeur abrite mille chardonnerets 

Devant pareil festin le silence fleurit enfin
Les poilus allongés s’étonnent de l’instant    
Deux soldats salués offrent un fameux duo
Et leur musique réveille tous les humbles damnés

.

.

.

.

Cousu de cicatrices François trône dans la pénombre
L’hymne fraternel fait valser ses tympans
Et la joie comme flambeau de fête semble
Se tenir debout sur la table des convives

-  Ô frère protecteur ! Manuel mon ami !
 N’est-ce pas là mirage encore à l’affût ?
 Je rêve du pays     Je rêve d’idées folles  
 De caresser encore l’herbe de nos cabrioles !

 -  Musique d’os et de chair ! Tu es vivant François !
 Prends ta sacoche usée moi j’ai mon baluchon
 Il faut s’enfuir   Regarde ! La lune est rouge sang 
 Des baïonnettes entrent encore par la fenêtre !

-  Manuel ! Je m’étonne des ténèbres attentives
 Nous sifflons tous les deux avec tant d’allégresse
 Que la chambre en béquilles apparaît plus sereine
 Et la belle compagnie semble amie du bien !

  -  Chaque note te sert d’échelle mon beau François
 Et Le poème en fleurs se poursuit dans tes yeux 
 Allez viens avec moi ! Partons sans crier gare !
 Laissons visions d’horreur citations et médailles

 

Des soldats obstinés vont mourir au combat
Mais nos deux grands gaillards gardent un souffle de vie
N’en déplaise au gueulard au capitaine obscène
Ils s’écartent pour un temps du désastre boueux !      

Une musique éloigne Manuel et François
De la pire malédiction     Comme un cri de victoire
Un train les attend à Soissons pour les ramener
Chez eux     Sur le lieu même où la mère habite.

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Manuel Martinez  (1894 – 1981) -  96èmerégiment d’infanterie
François Martinez (1897 – 1980)  -  6èmegroupe d’artillerie à pied d’Afrique

José Martinez (1891 – 1915)  -  3èmerégiment de zouaves

-------------

 

 

*

BADLANDS

(mauvaises terres)  

 

« On ne vend pas la terre sur laquelle on marche »

Crazy Horse

 

Flash éclair  Grand vent  Soleil brûlant

Quelques taches parsemées de genévrier 

Dans la région sauvage du ruisseau Sauge

Les Arikaras les premiers à subsister

Autour de ces rochers

Mis à nus   Déposés

 

Dénoncées mauvaises terres à traverser

Par les crapoteux trappeurs français

Mutilées par des soldats ivres

De vulgaires marchands

Monnayant eau de feu contre bain de sang

Sur ces arpents de terre violée

Passent en amont   Passe le temps

Paissent encore quelques bisons

 

Flash éclair   Grand vent   Soleil brûlant

Quelques taches parsemées de genévrier

Hommes condamnés à regarder l’herbe pousser !

Des indiens Lakotas les derniers à subsister

Autour de ces rochers

Mis à nus   Déposés.

 

 

témoignage de la Grande Guerre, et Badlands, par Marc Ross (poème et voix) et Claudine Ross (marionnettes)




Joël Bastard, Des lézards, des liqueurs

Dès Beule, son premier recueil, il était évident que Joël Bastard avait un langage poétique original, étonnant et rare. Les titres qui ont suivi n’ont pas démenti cette impression première. Le poète s’ébat joyeusement, ou sérieusement, ou ironiquement, tout à tour, au milieu du merveilleux chaos de l’univers que ses poèmes nous restituent fidèlement, avec l’étrange « logique-illogique » qu’on lui connaît. D’une certaine manière, à la page 133 du livre, dans une section intitulées « Grigris et fictions » il nous décrit à sa façon, c’est à dire avec un humour poétique, comment « il utilise toujours les mêmes ingrédients pour tambouiller son plat de résistance ». Si l’on considère qu’un « beau désordre est un effet de l’art », il sera difficile au lecteur de trouver un plus bel effet de l’art que l’écriture de Joël Bastard.

Joël Bastard – Des lézards, des liqueurs , poèmes, Ed. Gallimard,
NRF, Coll. Blanche, 2018, 176 pages, 18, 50 €.

Non qu’il n’en existe d’égales, certes, mais son art d’écrire est d’une sorte de fonctionnement « harmonique » inimitable, tout en résonances inattendues, évocations suggestives qui nous ouvrent des espaces insoupçonnés. Il n’est pas à proprement parler surréaliste, mais il en a l’audace et la fantaisie. Il n’est pas philosophe, mais il en a le sérieux et la profondeur, par éclairs, dans la réflexion sur la vie que trahissent ses pages, livre après livre. 

Il transfigure sans cesse le quotidien en lui conservant pour ainsi dire sa « quotidienneté », il débanalise poétiquement son existence sur terre jusque dans les plus infimes détails parfois, lui qui est terrien et capable d’éprouver à l’égard de la nature le « sentiment du lièvre », puis en retire grâce au langage ce que j’appellerai « l’essence de la banalisation », une parole où de façon indifférenciée s’entrelacent le concret et l’abstrait : ce qui se transmet ainsi au lecteur en est la version non-naïve mais enchantée et exemplaire d’une existence que la fée de la poésie a touchée de sa baguette. L’esprit qui entre en contact avec la vivacité de cette écriture s’en trouve inspiré. Et s’il est vrai, comme le dit Joël que « nous n’aurons pas le temps de commettre l’infini », de livre en livre notre poète, à la fois fantasque et concentré, s’attache à commettre des éclairs d’éternité avec un bonheur auquel sa manière de façonner la langue nous permet de participer. Je ne puis donc que recommander, en reprenant une formule du poète lui-même (page 123 de son recueil, si riche, si « sorcier », si plein d’une intention de partage) : « Prenez cette grâce, elle est seule,/consentante... » 




Eva-Maria Berg, poésie, engagement, mémoire 

 

poesie, engagement, gedenken

 

 

 

wieviele fragen
kannst du ertragen
wieviele antworten
darauf geben was
lässt du ungesagt
was in der schwebe
was vorerst offen
um nachzudenken
was übergehst du
als unzumutbar
oder weigerst dich
stellung zu nehmen
gibt es auch fragen
die kommen aus dir
neugierig unsicher
skeptisch erschüttert
angesichts dessen
was du siehst hörst
spürst ohne eine
erklärung und
ohne das wissen
wohin sie dich führen
wenn du dir selbst
gegenüberstehst

 

*

 

Photo d'Eva-Maria Berg prise par Roswitha Strüber.

kein blatt
von den mund
inmitten schweigens
aus ensetzen angst
oder gleichgültigkeit
kein blatt
vor den mund
dorch suchen
in blutrot auf
schwarz auf weiß
nach worten
der empörung
des zweifels
und widerstands
so schmerzhaft
sie sind für
einen selbst
und vielleicht
treffen sie
auch andere

 

das erinnern beginnt bei sich selbst
es gibt keine ausflucht
was geschieht geht dich an
ganz gleich wo du lebst
du bist mitbetroffen
von jeglichem unrecht
ein zeuge der zweifelt
ein zeuge der empört ist
ein zeuge der angst hat
sich aufzulehnen ein zeuge
der sich auflehnen will ein zeuge
der keine ruhe findet solange
er schweigt ein zeuge
der versucht um worte
zu ringen die seine wahrnehmung
wiedergeben und du suchst
eine stimme suchst sie für
die menschen die kein
gehör finden versuchst
zu schreiben gegen
das vergessen im bewusstsein

 

inauguration à Waldkirch du monument aux victimes lithuaniennes
de l'Holocauste, janvier 2017 ©badische-zeitung.de 

 

poésie, engagement, mémoire

 

combien de questions
peux-tu supporter
combien de réponses
peux-tu apporter qu'est-ce
que tu laisses non-dit
ou en suspens
ou tout d'abord ouvert
pour y réfléchir
qu´est-ce que tu écartes
comme inacceptable
ou à quoi refuses-tu
de te rallier
y a-t-il aussi des questions
qui viennent de toi-même
curieux embarrassé
sceptique bouleversé
en face de ce que
tu vois écoutes
perçois sans aucune
explication et
sans savoir
où elles te mènent
quand tu es confronté
à toi-même

 

*

ne pas fermer
la bouche
au milieu du silence
par horreur peur
ou indifférence
ne pas fermer
la bouche
mais chercher
en rouge-sang sur
noir et blanc
les mots
de la révolte
du doute et
de la résistance
aussi douloureux
qu´ils soient
pour soi-même
peut-être
touchent-ils
d'autres aussi

 

*

la mémoire commence par soi-même
il n'y a pas d'échappatoire
ce qui se passe te concerne
peu importe où tu vis
tu es impliqué
par toute injustice
témoin qui doute
témoin indigné
témoin qui craint
de se rebeller témoin
qui veut se rebeller témoin
qui ne peut trouver la paix tant
qu'il se tait témoin
qui essaye de lutter pour trouver
les mots qui reflètent sa
perception et tu cherches
une voix tu la cherches pour
les hommes qui ne sont
pas entendus tu essaies
d'écrire contre
l'oubli dans la conscience

traduction de l'auteure

Eva-Maria Berg nous demande de joindre le poème suivant , qui lui a été envoyé par Pablo Poblete, en témoignage de son émotion à la lecture des siens. 

Auschwitz  après l'art.

finito la danse

finito la peinture

finito le dessin

finito la gravure

finito le tirage original

finito l’installation d’art

finito les critiques d’art

finito le théâtre

finito la photographie

finito la sculpture

finito la musique

finito le roman

finito la nouvelle

finito le manuscrit

finito la maquette de livre

finito le livre

finito le papier pour un livre

finito le crayon

finito la gomme à effacer

finito les études d’art

finito le journaliste d’art

finito les salons des livres

finito l’édition d’un livre

finito les éditeurs des livres

finito les lecteurs des livres

finito les bibliothèques

finito les librairies

finito la vente des livres

finito l’information sur les livres

finito le cinema

finito le conte

finito le conteur

finito la performance-Art

finito le performeur

finito l’art numérique

finito l’art digital

finito l’art virtual

finito la exposition d’art

finito la galerie d’art

finito le salon d’art

finito la Biennale d’art

finito l’art moderne

finito l’art contemporain

finito l’art post-moderne

finito l’art actuel

finito la vente d’art

finito le vendeur d’art

finito le vernissage

finito l’acheteur d’art

finito l’agent d’art

finito le créateur d’art

finito le concepteur d’art

finito l’obsédé de l’art

finito l’amateur d’art

finito le mot art

finito la mort de l’art

finito le mot finito 

Pablo Poblète

2017/12/31,  Île de la Guadeloupe

 

 

 

 




Wilfrid Owen : Et chaque lent crépuscule (extraits)

Né à Oswestry (Shropshire) - tué à Ors (Nord), le 4 novembre 1918,
sept jours avant l'armistice
((avec l'aimable permission de l'éditeur, extraits de Poèmes et lettres choisis et traduits de l'anglais par Barthélémy Dussert, avec la collaboration de Xavier Hanotte, nouvelle édition revue et augmentée, Le Castor Astral))

 

Anthem for Doomed Youth

 

What passing-bells for these who die as cattle?

- Only the monstrous anger of the guns.

Only the stuttering rifles’ rapid rattle

Can patter out their hasty orisons.

No mockeries now for them; no prayers nor bells;

Nor any voice of mourning save the choirs, -

The shrill, demented choirs of wailing shells;

And bugles calling for them from sad shires.

What candles may be held to speed them all?

Not in the hands of boys, but in their eyes

Shall shine the holy glimmers of good-byes.

The pallor of girls’ brows shall be their pall;

Their flowers the tenderness of patient minds,

And each slow dusk a drawing-down of blinds.

1917

 

Hymne pour une jeunesse perdue

 

Quels glas pour ceux-là qui meurent comme du bétail ?

- Seule la monstrueuse colère des canons.

Seuls les crépitements rapides des fusils

Peuvent encore marmotter leurs hâtives oraisons.

Plus de singeries pour eux, de prières ni de cloches,

Aucune voix de deuil sinon les chœurs -

Les chœurs aigus, déments des obus qui pleurent,

Et les clairons qui les appellent du fond de comtés tristes.

Quels cierges portera-t-on pour leur dernier voyage ?

Les mains des gosses resteront vides, mais dans leurs yeux

Brûlera la flamme sacrée des au revoir.

Le front pâle des filles sera leur linceul,

Leurs fleurs la tendresse d’âmes patientes

Et chaque lent crépuscule, un volet qui se ferme.

 

 

Mental Cases

 

Who are these? Why sit they here in twilight?

Wherefore rock they, purgatorial shadows,

Drooping tongues from jaws that slob their relish,

Baring teeth that leer like skulls’ teeth wicked?

Stroke on stroke of pain, – but what slow panic,

Gouged these chasms round their fretted sockets?

Ever from their hair and through their hands’ palms

Misery swelters. Surely we have perished

Sleeping, and walk hell; but who these hellish?

- These are men whose minds the Dead have ravished.

Memory fingers in their hair of murders,

Multitudinous murders they once witnessed.

Wading sloughs of flesh these helpless wander,

Treading blood from lungs that had loved laughter.

Always they must see these things and hear them,

Batter of guns and shatter of flying muscles,

Carnage incomparable and human squander

Rucked too thick for these men’s extrication.

Therefore still their eyeballs shrink tormented

Back into their brains, because on their sense

Sunlight seems a blood-smear; night comes blood-black;

Dawn breaks open like a wound that bleeds afresh.

- Thus their heads wear this hilarious, hideous,

Awful falseness of set-smiling corpses.

- Thus their hands are plucking at each other;

Picking at the rope-knouts of their scourging;

Snatching after us who smote them, brother,

Pawing us who dealt them war and madness.

 

 

Les aliénés

 

Qui sont ils ? Pourquoi se tiennent-ils ici dans le crépuscule ?

Pourquoi se balancent-elles, ces ombres du purgatoire,

Langues pendantes bavant leur délectation,

Dents en sourires obscènes comme celles de squelettes ?

La douleur vient et revient, – mais quelle lente panique,

A creusé ces gouffres autour de leurs orbites ?

Dans leurs cheveux et sur leurs paumes

La misère meurt de chaud. C’est sûr nous sommes morts

Pendant notre sommeil, nous marchons en enfer...

Mais qui sont ces damnés ?

- Voici les hommes dont les morts ont pris l’esprit.

Dans leurs cheveux pianote le souvenir de meurtres,

Ces innombrables meurtres dont ils furent témoins.

À travers les bourbiers de chair, ils errent impuissants,

Foulant le sang hors de poumons qui aimaient rire.

Toujours il leur faut voir ces choses et les entendre,

Fracas de canons, envols de muscles démembrés,

Carnages sans pareils et gaspillages humains

Trop denses pour qu’ils en émergent.

C’est pourquoi leurs yeux tourmentés se contractent encore,

Entrent dans leur cerveau, car pour leurs sens

La lumière du soleil semble tache de sang, la nuit arrive noire,

L’aube s’ouvre comme blessure à nouveau saignante.

- Ainsi leurs faces portent-elles, hilare, hideuse,

L’affreuse fausseté de cadavres souriants.

Ainsi leurs mains se cueillent-elles,

Triturant les nœuds des fouets qui les battent.

Ils cherchent à nous saisir, mon frère, nous les avons frappés;

Ils cherchent à nous toucher, nous leur avons donné

La guerre et la folie.

1918

 

I am the ghost of Shadwell Stair

 

I am the ghost of Shadwell Stair.

Along the wharves by the water-house,

And through the cavernous slaughter-house,

I am the shadow that walks there.

Yet I have flesh both firm and cool,

And eyes tumultuous as the gems

Of moons and lamps in the full Thames

When dusk sails wavering down the Pool.

Shuddering, a purple street-arc burns

Where I watch always. From the banks

Dolorously the shipping clanks.

And after me a strange tide turns.

I walk till the stars of London wane,

And dawn creeps up the Shadwell Stair.

But when the crowing sirens blare,

I with another ghost am lain.

1918

 

 

Je suis le fantôme de Shadwell Stair

 

Je suis le fantôme de Shadwell Stair.

Le long des quais, du réservoir,

Dans les cavernes des abattoirs

Je suis l’ombre qui marche.

Pourtant je suis de chair ferme et fraîche,

Mes yeux sont vifs comme les gemmes

Que jettent à la Tamise lunes et lampes

Quand le crépuscule titube sur les bassins.

Les réverbères pourpres frissonnent et brûlent

Où je monte ma garde. Depuis les berges,

Les navires grincent leur douleur

Et derrière moi monte une étrange marée.

Je marche jusqu’au déclin des étoiles sur Londres,

L’heure où l’aube gravit les marches de Shadwell.

Mais quand sonne le chant des sirènes

Je suis déjà couché près d’un autre fantôme.