Gilles Baudry et Philippe Kohn, Roland Halbert, Xavier Grall

Gilles Baudry et Philippe Kohn : « Haute lumière »

 

Etre moine bénédictin en Bretagne. Et le dire en poèmes à l’occasion des 1200 ans de  l’adoption de la règle de saint Benoît par les moines de l’abbaye de Landévennec. Gilles Baudry, moine-poète, décline en une trentaine de textes cette « vie humble à fleur de terre », accompagné par les photographies en noir et blanc de Philippe Kohn.

 

« Communier sous les espèces de la vie simple ». Etre moine bénédictin, nous dit Gilles Baudry, c’est conjuguer louange, pauvreté, silence, sobriété. C’est accepter le « terne quotidien » et savoir entendre « l’appel des lisières ». C’est vivre à l’écart mais dans une « solitude ouverte » en trouvant la « juste distance ».C’est « oser la confiance/malgré nos indicibles contre-jours ».

Gilles Baudry nous avait déjà fait saisir du doigt les « grandeurs et servitudes » de la vie monastique dans son Demeure le veilleur (éd.Ad Solem, 2016). Il nous en parle plus directement ici, nous disant comment il faut savoir « faire vœu d’effacement » et demeurer ce « veilleur de l’invisible » qui se tient « à l’ombre lumineuse du silence ». Mais sans jamais renier le concret, la routine, le quotidien.  Pour les moines de Landévennec, il y a le verger de pommiers dont la récolte donnera une production de pâtes de fruit. Mais il y encore plus le « Jardin des Ecritures » arpenté quotidiennement dans le chant et la prière « à ciel ouvert ». Frère Jean-Michel, abbé de Landévennec,  le dit à sa manière dans la préface du livre quand il parle de « l’intuition de Benoît invitant le moine à trouver Dieu en toute chose : à l’oratoire comme aux champs, dans la lectio divina aussi bien que dans le travail des mains ».

 

Haute lumière,Gilles Baudry et Philippe
Hohn, Locus Solus, 80 pages, 18 euros.

Landévennec (à la pointe du Finistère), où saint Guénolé, un jour, jeta l’ancre, est cette terre d’élection où la louange monte « dans le miroir/sans tain des brumes basses »comme « derrière la silhouette profilée du vent ». Gilles Baudry entend le « bruissement de  l’Ecriture », s’adresse à son « Seigneur »,ce « premier-né d’entre les morts ». Pour accompagner ces mots sur cette vie humble, il fallait les photos épurées de Philippe Kohn. Pas de  moine derrière le viseur de l’artiste, mais tout ce qui témoigne de leur vie simple : les épingles d’un séchoir à linge, un alignement de chaises en paille, une salle de réfectoire vide, un bouquet de fleurs sur une table en bois, un cloître gagné par la lumière… Tout en noir et blanc, comme ces compagnons du quotidien appelés arbres, racines, râteaux, feuilles… Oui, une prière en images « à ciel ouvert ».

 

Gilles Baudry accompagne par ailleurs 11 pastels de Nathalie Fréour dans un petit livre d’art intitule L’orée (18 euros + 3,50 euros de frais de port à l’ordre de Jean Lavoué, éditions L’enfance des arbres, 3, place vieille ville, 56 700 Hennebont.

 

                            

 Roland Halbert : « L’été en morceaux »

 

Le poète nantais Roland Halbert entre avec brio dans le cercle restreint des auteurs qui ont raconté, par le truchement du haïku, un séjour à l’hôpital. On peut donc, désormais, l’associer aux prestigieux Masaoka Shiki et Sumitaku Kenshin, haïjins japonais ayant écrit sur leur maladie. Skiki, qui meurt à 35 ans, en 1902, d’une tuberculose osseuse, est l’auteur de Un lit de malade, six pieds de long. Kenshin, qui meurt à 26 ans, en 1987, d’une leucémie est, pour sa part, l’auteur de Ebauche et de Inachevé, haïkus précisément consacrés à son hospitalisation.

Roland Halbert, qui fait d’ailleurs allusion à eux dans son livre, publie Un été en morceaux, journal en 103 haïkus de l’été 2015. Il sous-titre son livre chambre 575 par allusion au « pouls métrique »du haïku classique en 5, 7, 5 syllabes.

L’été en morceaux, Roland Halbert, éditions
Fraction, 105 pages, 25 euros.

 

 

 

« Ce court poème à l’oreille ultra-fine,écrit l’auteur dans une introduction à son livre, est une médecine douce ». Poursuivant la comparaison, il suggère « de ne pas dépasser la dose prescrite ». Puis il cite Julien Gracq pour qui « le haïku agit à dose homéopathique » (lettre à l’auteur de 2001).

Comme dans tout haïku digne de ce nom, dominent ici l’humour, l’ellipse et l’autodérision. Faut-il rappeler que Roland Halbert (auteur d’autres excellents livres de haïkus) maîtrise à merveille le genre?  « Ma belle d’été/s’appelle Morphine/ -cœur en quarantaine ». Ou encore ceci : « Prendre son mal en patience…/je fais de la sonde/ma corde à sauter ». Dans cette approche du plus fragile et du plus précaire – qui caractérise aussi foncièrement le haïku – il peut aussi signer ce merveilleux haïku : « Pies, moineaux, mésanges/qui veut pour perchoir/ma potence grise ? ».   Issa n’est pas loin (« Viens jouer avec moi/moineau/qui n’a pas de mère »).La lune (figure totémique du haïku)  est là, aussi, consolatrice : « A l’étage un enfant hurle/couleur doliprane, la lune/le soulage ».

De bout en bout, le dehors dit le dedans. La nature est là pour exprimer les douleurs ou les désarrois du patient. Pas étonnant, donc, qu’une« figue saigne »,qu’un « merle s’alarme »ou que « pris dans les boues rouges/un scarabée estropié/baratte le jour ». Confiné dans  sa chambre d’hôpital, Roland Halbert fait vibrer le monde extérieur. Ses sensations de malade sont celles d’un homme de plein vent dont le corps est aujourd’hui « empli de frelons ». Et, quand convalescent, il fait ses premiers pas, tout naturellement il peut écrire : « Marche à pas pénibles/le rouge-queue chante/les progrès de la médecine ».

Pour ajouter au bonheur de lire ce journal/album si incarné, au ton si juste, Roland Halbert a fait danser les haïkus dans la page. Une manière de nous rappeler que le fond c’est aussi la forme.

 

« Solo » : poèmes et dessins de Xavier Grall

 

Solo réédité. Oui, mais avec des dessins de Xavier Grall lui-même. « Dessins colorés, naïfs »,dont le poète a « enlacé, enluminé, illuminé ce long poème »,note en introduction  Marc Pennec.

On a tout dit sur Solo, œuvre essentielle sinon majeure de Xavier Grall. Le livre est publié au 2etrimestre 1981 par les éditions Calligrammes à Quimper, soit quelques mois avant le décès du poète en décembre de la même année. « Solo est un long chant de de réconciliation, nostalgique, très tendre, plein d’amour et de considération pour les êtres et les choses, d’un lyrisme au style laconique, précis », écrit Yves Loisel dans la biographie qu’il a consacré au poète de Bossulan (éditions Jean Picollec, réédition Coop Breiz 2015). « Xavier atteint le sommet de son inspiration lyrique et musicale dans Solo, en particulier dans cette fluidité de la mélodie de ses nostalgies et du temps qui passe », note pour sa part Mikaëla Kerdraon dans l’importante biographie qu’elle consacrera aussi à l’auteur (An Here, 2000).

Solo,textes et illustrations de Xavier Grall,
éditions Dialogues, 45 pages, 12 euros.

 

 

Qui n’a pas désormais en tête, s’il s’intéresse peu ou prou à la poésie bretonne, ces vers qui introduisent Solo : « Seigneur me voici c’est moi/Je viens de petite Bretagne/Mon havresac est lourd de rimes/De chagrins et de larmes ». Des mots qui reviendront régulièrement dans la bouche du jeune Yvon Le Men dans les récitals où il déclame les textes de Xavier.

Xavier Grall, de bout en bout, s’adresse ici à son Créateur. Il lui parle de cette Bretagne qu’il va quitter (ou qu’il a déjà quittée) et lui adresse sa requête au moment de Le rencontrer par delà la mort: « Seigneur Dieu c’est moi/J’ai fait un grand voyage/Permettez que je retourne en Bretagne/ Pour vivre encore quelques années/Je n’ai pas grand âge/vous le savez ». La Bretagne qu’il a aimée est celle des« oraisons ferventes », celle des « bonnes auberges », celle des « grèves ivres », celle des « hymnes marins »… Dans sa « bretonne supplique » (à la manière de François Villon, sous d’autres cieux, en d’autres temps), Grall demande à Dieu de lui redonner sa « maisonnée » et sa « femme française », mais aussi ses trois bouleaux, ses deux cyprès et son « talus buissonnant ».

Aujourd’hui les dessins du poète donnent une couleur chatoyante à cette supplique. Avec les pastels qu’il s’était procuré auprès de Geneviève, une de ses cinq filles, le poète avait apporté « une contrepoint solaire, lumineux, presque enfantin, au tragique de Solo »(Marc Pennec). On y découvre un bateau toutes voiles dehors, un caboulot (« Au repos du marin »), un calvaire comme entouré de buissons ardents, un phare…  Un pays« glaz », naviguant entre le bleu et le vert. Sans oublier un « Christ bleu »,en référence au Christ jaune de la chapelle toute proche de Trémalo. « Mais Seigneur Dieu/Comme la vie était jolie/En ma Bretagne bleue ». Amen, Alleluia !




Patrick Quillier : Voix éclatées, 14–18

Chantent les témoins, chantent les martyrs

À l’heure des commémorations officielles de la Grande Guerre le poète et traducteur Patrick Quillier((Patrick Quillier, poète, est aussi professeur de Littérature générale et comparée à l'Université de Nice-Sophia Antipolis. Traducteur et éditeur de Fernando Pessoa en Pléiade, il a également traduit des poète d’expression portugaise et hongroise contemporains. ))nous offre une immense œuvre lyrique, véritable opéra spirituel qui donne la parole aux morts de 14/18,  inscrits pour une grande part d’entre eux au « monument commémoratif » d’Aiglun  et de Sigale, deux communes de la vallée de l’Estéron dans les Alpes maritimes. Son œuvre s’inspire de leurs écrits, des lettres envoyées ou des confidences des carnets de combats, plus intimes, plus libres.

Se joignent à eux les voix de « grands témoins », Jean Giono, Ernst Jünger, Joë Bousquet, Wilfred Owen et bien d’autres noms de soldats- écrivains ou poètes. Trois personnages fictifs introduits par l’auteur, les frères Lhomme, Adam Nicolas, Achille et Ulysse, exaltent cette épopée de tonalités plus romanesques et oniriques((Adam Nicolas Lhomme est l’avatar du personnage de Nick Adams dans l’Adieu aux Armes, d’Hemingway, Ulysse et Achille Lhomme réécrivent à leur manière deux passages d’Homère : le chant XI de l’Odyssée et les vers 455 à 617 du chant XVIII de l’Iliade)). Un ensemble qui n’oublie personne, qui rejoint chacun dans son histoire, à « l’emplacement que lui a ménagé le hasard des circonstances »((Gabriel Mwènè Okoundji, préface de l’ouvrage, p 8)).

Toutes ces voix mêlées, connues, moins connues ou anonymes, chacune inédite dans ce qu’elle livre d’émotion, s’éclairent mutuellement, se rejoignent en une vibration unique. Un véritable chant de vie porté par la symphonie des instruments de fortune fabriqués sur le front avec des restes de guerre, caisses de munitions ou autres débris de bois. Le violoncelle de Maurice Maréchal, le violon de René Moreau ou encore de Lucien Durosoir entraînent dans leur sillage « tout un orchestre spectral aux sons puissants » (p 292).

Patrick Quillier, Voix éclatées (de 14 à 18), préface de Gabriel Mwènè Okoundji, collection Paul Froment, Fédérop, 408 p., 25€, paru le 5 juin 2018

Les résonances de toutes ces voix nous emmènent en une longue marche sur la ligne des tranchées, dans le cœur ému des soldats, dans les petits riens d’un quotidien si peu ordinaire, mais encore au milieu de l’incessant va-et-vient des brancardiers, infirmières, médecins et chercheurs (Marie Curie) « qui guettent l’infime acharnement des vies à se maintenir » (p 45). Un ensemble mémoriel saisissant, troublant. D’autant plus que cette marche est scandée par les décasyllabes qu’adapte le poète pour libérer les voix convoquées et les mouler harmonieusement dans le poème. Les voix volent tant bien que mal sur la « scansion déhanchée de vers de dix pieds »((Gabriel Mwènè Okoundjip, p 7)).  Il s’est agi, nous explique l’auteur, « de les faire résonner ces voix dans l’espace mental configuré par les contraintes rythmiques du décasyllabe, un décasyllabe plus secoué, voire cahoteux que ne l’aurait permis une écriture soumise aux règles contraignantes de la tradition, en somme un décasyllabe éclaté lui aussi » (p 401).

C’est sur ce rythme que se disent avec force la cruauté et la fraternité qui s’entrelacent dans la complainte des bruits de la guerre venus du ciel et des cris des hommes. Cette complainte nous endeuille et nous indigne.

Pourtant l’énergie poétique de cette écriture nous emporte très près d’un réel mis à nu, tout près de ce qui brûle l’âme et nous attache au désespoir d’une terre qui colle, englue, ensevelit l’homme avant de l’avoir fait mourir, chaque « corps agonisant étant l’agonie anticipée » de chacun.

Les scènes récurrentes de corps hurlants, profanés, éclatés dans leur intimité ne nous épargnent pas. « Triste spectacle d’humanité souffrante, hébétée, brute » qui serait inaudible, bien trop aveuglant si le rythme cadencé et litanique et le souffle évocateur des mots ne venaient nous le faire entendre comme la « fondation sacrée de la communauté humaine » (p 92).

Ainsi le charnier que traverse Adam Nicolas Lhomme (en une expérience extrême) devient un paysage écrit et écrivant. Le champ des morts est aussi le champ « aux papiers », « un grand fleuve de papiers versés en libation perpétuelle » (p.184).

 

[…] «  Et près de chaque cadavre ou de chaque

monceau de cadavres, l’on aperçoit,

semés ça et là, toutes sortes de

papiers », […] (p 166)

 

Les livres déchirés, les cartes postales de toutes sortes, les photos de famille et confidences privées se mêlent aux chairs suppliciées, abandonnées, les recouvrent come un linceul. Et peut-être même qu’en certains endroits de ce long poème, le pouvoir des mots vient parfumer les corps moribonds noircis de vagues de mouches.

Adam Nicolas Lhomme dialogue avec ses frères morts. Il frissonne, saisi par d’étranges voix, par « le son d’un murmure ou d’une rumeur d’être vivants » (p167). Les yeux levés au ciel, remplis de larmes il « entend en lui le requiem lent et sourd qui déplore tous ces hommes » (p184)

Le poète donne sa voix à ses personnages, parle au travers d’eux, fait s’écouler de leur bouche les mots venus du fond de leur âme. Il entend la vérité de leur mobilisation et la force de leurs espérances et rêveries qui chassent loin la vision des souvenirs sanglants.  C’est ainsi que Louis Joseph Fortuné « […] soupire une dernière fois la tête/bourdonnante de tous les bruits de sa /vallée du timbre rugueux de la voix/de son père des chants si bien ornés/ de sa mère des douces inflexions/[…] » (p 116-117).

Ils s’endorment en écoutant les berceuses de leur village et contre tout désespoir chantent l’hymne des fraternités. Ainsi « l’auteur transforme t-il des anecdotes de guerre en bornes de la fraternité humaine. Il en fait l’ode d’un choeur solidaire dans la zone franche de la belle amour humaine » ((Gabriel Mwènè Okoundji, p 8))

 

[...] Alors

On fraternise avant que de hurler

à la mort, à la haine, on fraternise

avant que de frémir sous la terreur,

de toute éternité on fraternise

avant que d’étriper, de trucider,

de mitrailler, on fraternise avant

de faire de l’effroi un feu furieux […]

[…]

On fraternise en partageant la flamme

fragile et méritoire de l’amour [...] (p. 93)

 

Mais si ces voix nous parviennent avec tant de force c’est parce que le poète s’indigne, dénonce d’emblée l’absurdité et le malheur de la guerre :

 

[…]

Malheureux tous ces morts gibier sans fin

aux chasses sans pitié de la bêtise

mariée à l’hypocrite couardise

à la plus obscène des convoitises

au cynisme se camouflant en « crise »

à l’arrogant dégoûtant égo(t)ïsme […] (p. 13)

 

il s’élève contre la haine, contre la fureur nationaliste et la violence. Il pleure la barbarie inutile, le gâchis des chairs abimées, s’élève contre les fauteurs de guerre pour chanter sans fin, avec tant d’autres qui ont chanté avant, « la vie, le merveilleux souffle de vie, la peine, la révolte et l’harmonie » (p 91)

Les voix de la révolte sont encore plus incisives lorsqu’elles sont confrontées à celles du consentement au patriotisme intériorisé et incarné par un grand nombre de soldats, et dont s’est abreuvée l’image de la France. « Mourir pour la patrie sur la voix tracée par le devoir, est le sort le plus beau »   écrivent-ils à l’unisson. Une mort donnée sans regret dans le « […] bonheur de se sentir/valide, au pied, pour ainsi dire, de/ son devoir. Vraiment, rien ne me fait peur/tant que je me sens fort et comme fier//» (p 311). Cette idée exaltée par la force nationaliste que la matière n’est rien et que l’esprit est tout, beaucoup de combattants l’ont porté jusqu’au paradoxe((Ernst Jünger, La Guerre comme expérience intérieure, Christian Bourgois, 1997, p. 104.))

Les voix se répondent, se nuancent et se divisent entre l’idée du devoir, de la juste cause et la colère contre l’héroïsation de la guerre. Beaucoup se mettent à douter au fil de l’immersion dans les tranchées. Ainsi Marc Boasson se demande sans cesse dans ses lettres de guerre « quel est ce monde  englouti dans ce noir ? »

 

[…] « Ô France mon pays ensanglanté !

Les fantaisies d’imagination sont

trop puériles désormais en face

de la réalité abominable.

Qu’on en finisse avec les exercices

rhétoriques, qui sont si peu conformes

à ce que tout soldat affronte et vit ! » […] (p. 353)

 

Au fil de l’écriture de ce long poème d’une substance et d’un rythme incomparables, Patrick Quillier s’engage dans un « acte de mémoire » inédit. Si cette expression a des accents convenus et quelque peu flous, au travers de ce recueil elle prend un tout autre ton. Le poète médium et compositeur « entrouvre la porte du jardin des morts... », comme l’écrivait René Char((Char R. Œuvres complètes. Paris, Gallimard, 1983)). Il les entend, il chante leur rêve, la vie suspendue, « projetant leur voix »  méconnues ou trop rapidement ensevelies « dans l’écoute contemporaine, quitte à les transcrire ou à les transposer » (p. 402).

Et voilà que nous font frémir les forces de l’archaïque qui écrivent sur le tempo d’une désolation profonde de l’esprit la tragédie de ces temps maudits, du passé et du présent comme d’ici et d’ailleurs.

 

 

monument aux morts de Venanson - ©mbp

Présentation de l’auteur




REVU, La revue de poésie snob et élitiste

Il y a certes du dandysme dans la posture qui consiste - de nos jours - à présenter une revue comme "snob et élitiste", et au fond, c'est loin de nous déplaire : nous n'aimons guère les meutes ou les troupeaux, encore moins la bien-pensance respectueuse de l'air du temps et des idées en vogue... Qu'on revendique une position différente de la doxa est une belle chose en poésie comme dans la vie...

Voici donc, dès la couverture (sobre, photo de fougères monochrome sur fond ocre, le titre en beaux caractères blancs art déco...) une revue très élégante qui, une fois ouverte dévoile, sur de belles pages ivoire,  une profusion de textes, dessins et photos en n&b...

REVU, la revue de poésie snob et élitiste,
numéro 4/5,  "Pieds nus sur la lande",
130 p., 5 euros, ou par abonnement, par chèque
à l'ordre de l'association REVU 
59 rue Voltaire, 54520 Laxou

Feuilletons-la comme elle nous y invite, et découvrons  l'édito, qui nous annonce tout de go la position de la rédaction  - dont on comprend, à la lecture de cette livraison, tout ce que la posture initiale enferme de vérité, et de provocation amusée :

 

Effort semble soudain le mot qu'il faut pour faire le tri, après tant de concepts, d'avant-gardes et de commentaires – on a oublié qu'écrire de la poésie demandait un effort. La poésie s'étudie au cordeau.

 

Cette "petite corde tendue entre deux points fixes afin de tracer des lignes droites, utilisée notamment dans le bâtiment et en horticulture" selon la définition du TLF nous amènera à envisager la poésie comme un jardinage (et je repense au charmant Parcelle 101 de Florence Saint-Roch recensé sur ces pages en octobre) . Toutefois, je ne peux m'empêcher aussi de penser à "L'unique cordeau des trompettes marines" qui nous ramène à la poésie d'Apollinaire - et me voici en condition pour lire ce numéro double de la revue.

        numéro 1.

 

.

 

.

numéro 2.

 

 

.

 

 

.

numéro 3

Le "sommaire", lui,  annonce 4 volets : poèmes en archipel, Relâche, Dossier (ici "pieds nus sur la lande" - mais les numéros précédents portaient sur "La Psychologie des mouettes" ou "La Ville à nos pieds" et l'esprit des bardes) et enfin :  Situations. Le premier volet - qui se réfère au titre de René Char - s'ouvre sur deux double pages de photo (la même, et son "écho" inversé) accompagnées de cette légende : "Les Poèmes en archipel invitent à se perdre dans les chemins des peaux et des forêts. Tel le Petit Poucet rêveur guidé par le chuchotement d'un fleuve, on y croisera les animaux curieux des contes : à moins que le parchemin des corps à nu ne nous égare vers un désert peuplé de mirages." Il regroupe des textes qui se parlent ou se font écho, comme toujours les voix poétiques. On y retrouve Fabrice Farre dont nous avons récemment présenté un recueil , Hawad, traduit par l'auteur et Hélène Claudot-Hawad, présentant aussi la version originale en tamajaght, Dom Corrieras qui nous emmène sur les chemins "De Bordeaux à Roncevaux", avec "Vingt kilos sur le dos / ma sueur soignant mon âme", et de belles gravures de Gérard Hutt et Michèle Forestier...

Le volet "Relâche" se présente (toujours sur la luxueuse double page de photo) comme "cabinet curieux, lieu de la friction, du mélange des genres, de l'insolite, espace du jeu et de la bigarrure, îlot désemparé, oeuvre vive, carène fissurée". Y sont proposées de curieuses recommandations de Roy Chicky Arad, traduit par Marianne Louis, desquelles nous relevons celle-ci (pas la plus étrange !) :

 

Je conseille à mes lecteurs

de s'asseoir près de la fenêtre

et d'éviter la guerre par tous les moyens

il n'en sortira rien de bon

et évitez aussi les luna parks. Ça ne vaut vraiment pas

le déplacement (...)

 

On y lit aussi la biographie fantaisiste d"une imaginaire Lisette Poupidor par Alexane Aubane, de vrais textes d'un illustre inconnu ou de Pierre-Albert Birot, dans un article intitulé "De REVU à revue SIC (1916-1919)" - frère aîné revendiqué, donc, et dont  l'importance et l'originalité ne sont  pas à démontrer, cette publication ayant accueilli - mais qui l'ignore? - Philippe Soupault, Pierre Reverdy, Gino Severini, Pablo Picasso, Blaise Cendrars, Tristan Tzara...

Le "dossier" quant à lui interroge l'état et la variété de la poésie contemporaine, à l'ère des nouveaux médias en particulier, en présentant un aperçu des différentes directions où s'aventure la poésie – des recherches formelles renouant avec la tradition, aux nouvelles formes à lire et écouter... Il s'ouvre sur un texte de Chloé Charpentier, "La Poésie est un jardin". La métaphore qu'y file l'auteure s'accompagne d'une "bibliographie verte" citant Le Jardin Perdu chez Actes Sud (2011), et les ouvrages des poètes cités au cours de l'article (Gilbert Vautrin, Gilles Baudry, Tahar Ben Jelloun).

Suit un écrit de Mathieu Olmedo consacré à "La Sorgue en Kayak avec Dom et René Char" – texte sur la parole "percutante" du poète, et son intérêt pour le monde végétal... tempéré par les considérations de Dom, lors de la descente en kayak annoncée dans le titre, considérations qui permettent à l'auteur d'aborder l'intérêt des aphorismes du poète, avant de se conclure sur un bel hymne à La Sorgue, dont les vertus "sont semblables à celles de la poésie. Lié au mouvement et au jaillissement, le poème est comme le cours d'une rivière, un cri propice à l'abandon, au brouillard, au sinueux, à l'incomplet (...). C'est un très beau texte, très géopoétique, que je relirai volontiers - j'y laisse un marque-page (et pour rester dans l'humeur générale de ce numéro horticole, je choisis plutôt d'y mettre une fleur séchée).

Etonnant dans ce dossier, également, la "recette" pour réaliser un iris en origami (ainsi s'explique la feuille pliée étrangement collée à la fin du numéro, où se lisent les mots du poème qui n'apparaîtra qu'une fois  le pliage réalisé – très poétique idée due à Théo Maurice). Le dossier contient aussi  une série de dessins et photos de paysage "déshabités" (si l'on me permet le néologisme), et un texte d'ana nb intitulé :"(images et sons captés lors d'une contemplation dans un jardin sauvage)" - il s'agit du listage (accompagné de chiffres dont j'ignore le sens) entrecoupé de paragraphes/strophes décrivant le parcours de "il", jardinier-bourreau des fleurs rouges qu'il écrase, et la surprise du lecteur/auditeur sans doute habituellement, à la lecture de la dernière strophe. Il se clôt sur une double page intitulée "photosynthèse", sorte de planche botanique, fort scientifique et délicieusement dessinée, faisant naître - comme d'un arbre généalogique - depuis des racines "Baudelaire, Hawad, Ronsard", ou Vivaldi ou Dalida... en passant par les branches de toutes les rencontres inspirantes,  l'oeillet de poète sauvage que nous rêvons tous de cueillir.

 

Le voyage se termine, avec "Situations", par une invitation au voyage – à la découverte du poète vénézuelien Miguel Bonnefoy, mais aussi par un historique du fascinant voyage dans l'espace et le temps du quinquina, par Samir Boumediene, et un série de brefs poèmes bilingues de Omar Youssef Souleimane, traduit de l'arabe par Caroline Boulord et l'auteur. On apprécie la générosité qui fait que ces poèmes, en bas de page, laissent tout l'espace ivoire au lecteur pour rêver dans cette immense marge, si rare dans l'édition.

mon marque-page-coquelicot-séché-
dans-un-livre-de-botanique
©mbp




Un Américain à Séville, 2

 

Vers le début des années soixante et pendant une vingtaine d’années, un groupe d’aficionados Américains hanta l’Andalousie sévillane et en particulier, autour de Donn Pohren (The Art of Flamenco, Madrid, 1962), le milieu très restreint  des chanteurs, danseurs et guitaristes gitans d’Alcalá de Guadaira et de Morón de la Frontera. Cette aventure est retracée dans l’ouvrage bilingue anglais/espagnol de l’un d’eux, Steve Kahn, tout récemment décédé, guitariste reconnu et photographe de talent : The Flamenco Project, Una ventana a la visión extranjera, 1960-1985. Séville, Cajasol, 2010.  Sous ce titre a circulé aussi une très belle exposition photographique (Nîmes 2014), maintenant déposée à Morón.((Flamenco en continu : http://www.canalsur.es/radio/flamencoradio-1313.html Pour le son, cliquez sur en directo puis sur la case flamenco radio. L’ouvrage était originalement prévu pour une publication papier sous le titre : Un Américain à Séville et Alcalá de Guadaíra ou encore La route de David George au pays du flamenco puro.))

The Flamenco Project présente notamment une sélection de 14 sonnets dédiés au cantaor Manolito el de María. Ils sont signés David George, tout comme la photographie (entre autres) du jeune bailaor en première de couverture.

David George, poète et photographe était du nombre. Alors employé par le gouvernement américain, sous couverture, il tomba dans la marmite, publia un livre : The Flamenco Guitar, Madrid, The Society of Spanish Studies, 1969, et disparut quasiment de la circulation. Mais sans jamais cesser d’écrire. Il est décédé en Californie en 2003, laissant derrière lui un immense corpus poétique dont j’ai eu communication et que je suis autorisé à citer et traduire. Il reste aussi des enregistrements sur bande et des milliers de clichés. Inexploités pour la plupart. J’ai découvert son existence en 2009 et coopéré à la rédaction du livre de Steve Kahn avant d’aller sur les lieux en 2011, voir ce qu’il en restait.

 (7)

Tout y est : pointes de cactus, épines,
Scorpion qui te pique si tu t’assieds
Sans faire attention. Dans chaque chanson
Une parole ou deux a ce genre d’aiguillon.

Ce chantfait mal car les paroles sont vraies.
Elles vont au vif, comme la statue dans l’église
Où la Vierge assise tient dans ses bras la dépouille de son Fils,
Couvert de sang, glaive planté par le sculpteur

Dans un cœur de mère. Les soirs de pluie,
La guitare de Diego s’enflamme, des volutes
De fumée sortent des grottes agglutinées, le chant

Monte avec elles et se dissipe, chaque note
Plus sombre, plus profonde, plus intense que la précédente :
Ducas negras, dards qui vont droit au cœur.

 

(8)

Par de telles nuits, personne ne danse. On laisse
Aux étoiles la danse, le théâtre,
Le monde hors des ténèbres de la grotte.
Seuls les pouces cognent sur la table, le sol

Résonne coup pour coup : bois qui heurte la pierre.
Doigts, poings et coudes frappent le bois
Et battent la mesure, guident le chanteur penché
Sur le noir vibrato de la mort,

Le bourdon âpre et métallique de la guitare.
La nuit tombe, le désespoir, la fatalité,
Dans le puits sans fond du cante jondo.La pièce

Devient temple, sanctuaire. Un spectre immémorial
Entre et préside. Il se nomme duende.
Ils en tiennent l’âme au creux de leurs mains.

 

(9)

Par de telles nuits, aucun regard artificiel
Ne peut plonger dans une scène si noire, si étrange
Qu’elle pourrait être relatée dans la Bible.
Goya, peut-être, dans ses Peintures Noires,

A côtoyé la vérité sortie de la guitare,
Marquée sur le visage du chanteur tordu de douleur.
Goya s’est-il un jour, pas à pas, risqué à gravir
Les étroits degrés que Dante a décrits ?

Par de telles nuits, aucune oreille artificielle
Ne peut rendre le son que cache le son ;
La surface, si, mais pas la souffrance intérieure

Qui fait éruption et se dissipe, avant que l’esprit
Ne comprenne ce qu’il a entendu.
Quelle ombre marque le chanteur au repos ?

 

 

(10)

Âpre sous le soleil qui ne ment jamais, il est là,
Bras croisés, en paix avec lui-même, avec ceux
Qui le saluent discrètement au passage, comme s’ils
Le reconnaissent roi pour ce qu’il est.

Ils voient celui qui, Nikon en main, œuvre
Lentement, un œil ouvert, l’autre
Caché par cet Autre Œil brillant
Qui vampirise l’âme, l’absorbe dans l’objectif,

L’avale à jamais. Quelqu’un fronce le sourcil :
La vieille dame en noir qui aime Manolito.
Lorsqu’elle entend le déclic de l’obturateur, elle croit

Que son âme est à jamais perdue. Elle pousse un cri.
Le photographe, surpris, s’arrête, la regarde.
Manolito ne sourcille pas.

 

(11)

Manolito, l’imperturbable, reste
Bras croisés, bienveillant, tolérant,
Laisse filtrer dans son regard l’ombre d’un sourire.
L’artiste qu’il est a reconnu en lui

La vitesse d’exécution, cette même sûreté
Nécessaire au chanteur qui cadre un chant,
Prolonge l’instant avant qu’il ne se dérobe.
Manolito fait confiance à celui qui s’arrache

Les cheveux pour l’éclairage, l’ambiance,
L’instant fixé qui est l’essence de son art.
Il a certainement dû voir son œil à lui le regarder.

Des années plus tard, le photographe a déclaré :
Je n’ai jamais vu pareille dignité, pareille prestance !
Il a accroché le portrait au-dessus de son lit.

 

(12)

Manolito est devant sa porte
Quand Krause vient le photographier.
Les ventres sont vides, l’hiver est rude, le vent
Fouaille les interstices de la grotte de Manolito.

L’épouse de Manolito, la vaca negra,
Essaye de les colmater de filasse de laine,
D’une couverture usée. En vain.
Des éclats de bise faufilés sous la porte,

Mouchardent sur le temps. Il faut du charbon de terre
Ou de bois pour que reste allumée la chaufferette de cuivre
Sous la couverture qui sert aussi de nappe.

Les enfants se serrent les uns contre les autres ou sont au lit
À rêver des figues de barbarie, du soleil brûlant,
Des jours d’été à courir sur les murailles.

 

(13)

Lorsque Krause et moi montons la grimpette
Qui serpente à flanc de falaise jusqu’à la forteresse,
La nouvelle de notre arrivée nous précède :
Guetteurs sur les remparts, sans doute, ou gamins

Qui traînaient autour du bistrot. Qui courent
Comme des chèvres de montagne sur le sentier dangereux.
Ils ont flairé le poisson et le pain que nous montons
À pleins sacs, les bonbons et les pruneaux,

Le vin et le whisky, les paquets de cigarettes.
Nous nous arrêtons à l’église une fois en haut :
Notre-Dame-de-l’Aigle, La Águila,

Nous parlons au curé croisé en chemin
Sur sa pétrolette. Comme toujours il lance ses
¡Hola! ¿Qué pasa?Et moi d’y aller d’un : ¡Nada!

 

(14)

Le manque d’eau courante, d’électricité
Est le moindre de leurs soucis dans les grottes
Creusées dans la roche sous la forteresse mauresque.
Ils se servent des lampes romaines trouvées par les gosses

Dans les anfractuosités de la partie romaine
Où les plus anciennes grottes, écroulées, ont dévalé
Les pentes de la forteresse, mais ils n’ont pas
Beaucoup d’huile à brûler pour s’éclairer la nuit.

Ce qu’ils ont bien à eux, c’est la solidarité.
« C’est vrai que je vis comme un lézard
Dans son trou, mais je suis libre d’aller et venir. »

Manolito ne crève pas de jalousie
Pour le confort de la ville. Il va et il vient,
Chante pour gagner sa croûte, littéralement.

 

(15)

Lorsque Krause vient le prendre en photo,
Le soleil brille, le temps est clair. Ça sent le printemps.
Manolito est en train de chanter, entouré
D’une foule venue écouter son chant.

Les terrassiers avec leurs pelles et leurs pioches
Ne peuvent pas passer : ils s’arrêtent, eux aussi, pour l’écouter,
Laissent leurs ânes sous l’arche mauresque.
Krause est surpris de voir qu’il chante comme cela

Si tôt dans la journée. J’interroge sa femme :
« Je sais, mais il a été absent des semaines.
Il vient de rentrer. Il ne s’est pas couché. »

Quand elle voit nos sacs, elle les rentre,
Envoie un gamin s’asseoir dessus, et lance :
« Cache-ça bien. Ne mets pas le nez dedans. »

 

 

La Argentina, (Antonia  Mercé) 1930.

Steve Kahn devant l’azulero de Diego del Gastor
à Morón de la Frontera (© Steve Kahn)

Donn Pohren (© Steve Kahn)

David George (Vogenitz) s’est aussi distingué par la composition de sonnets ecphractiques et on lui doit d’excellents textes sur, notamment, Chagall et Edward Hopper : Frisson Esthétique#8, 12, 14 (2009-2013), Peut-être#3 (2012), Temporel# 12 (2011), Europe, # 966 (2009) et 1005-6 (2013). Nous vous en avons présenté cinq (Dalí) en apéritif.

Le Flamenco Project, photo Jean Migrenne