Roselyne Sibille : Entre les braises

Aux limites de l’humainement supportable, la mort d’un fils. Face à l’irréparable, la stupeur d’une mère « incluse dans le plomb », l’incompréhension : « Je me cogne/dans chaque mur/du labyrinthe », l’indicible chagrin : « Ça brûle-serre-mouille-creuse les yeux-gorge-désespoir ».

Pour autant, Entre les braises n’est ni une mélopée funèbre, ni un lamento. Si le cri « impossible » déchire la gorge, dans la tête et sur la page ne règne d’abord qu’un immense silence blanc. Roselyne Sibille, si profondément mère, si subtilement poète, est aux prises avec l’impensable : comment dire, comment écrire avec justesse cet inconcevable qui n’a pas de mots et que la vérité, pourtant, exige qu'on exprime sans détour : «On ne l’a pas perdu. Il s’est suicidé». Impitoyable, la mort disperse celui qui a disparu (dispersion que vient redoubler l’éparpillement de ses cendres dans le vent), dissout les images et les souvenirs – désassemble celle qui, « dépouillée », « déchiquetée », se regarde vivre de l’extérieur : « Elle le caresse, elle lui parle,/elle écoute son plus jeune fils lui parler », « On marchera sans les jambes, par habitude, jusqu’à l’évier. On remplira la bouilloire ». À l’encontre de cette dissolution, s’inscrivant dans les flux et les reflux, s’autorisant « l’expiration des marées basses », Roselyne Sibille sauve ce qui peut être sauvé, se retrouve en retrouvant ce qui constitua l’enchantement d’une présence : « Je porte en moi, et pour toujours ancré, un regard vert. De ce vert-lumière que donne le soleil à la transparence des feuilles ». Étape après étape, chemin de deuil et chemin d’écriture, dans leur progression conjointe, réalisent une traversée. Mieux, ils font œuvre de transformation, et dans ce mouvement permanent, il n’est pas de forme arrêtée.

Roselyne Sibille, Entre les braises, La Boucherie littéraire, 106 p. 16 €

 En des pages tour à tour en prose ou en poésie, narration, propos plus méditatifs et poèmes se succèdent. Pour accompagner ces variations, le recueil, dans sa matérialité, joue une partition colorée, tantôt en teinte vermillon, tantôt en teinte ocre ; d’évidence, Entre les braises, dans l’aigu brûlant de la séparation définitive, obstinément s’écrit « à la périphérie du cercle enflammé », choisissant ainsi la meilleure part du feu, à savoir la lumière. Avec un courage qui ne se dément jamais, Roselyne Sibille s’attache à convertir la brûlure en éclats lumineux : « baliser le chemin de lueurs que je reconnais », « Accompagner la vie/ Éclairer des bougies », « pour que ton regard vert-lumière soit tissé à ma vie, subtilement, sans la brûlure », et à continuer à être bellement disponible au monde et aux autres : « Ta mort m’amène à la conscience extrême qu’il ne faut pas que j’oublie la dimension fondamentale : la qualité des moments qui ne reviendront pas, la vibration fine au magique de la vie, la matière sacrée ».

Entre les braises retrace aussi les tentatives d’une langue qui va se cherchant et qui, ce faisant, invente une nouvelle relation avec le fils disparu. Que chacun, de part et d’autre de « la membrane entre nos mondes », accède au repos et à la paix. Roselyne Sibille, en parlant à son fils, fait le pari de la porosité. Et voici qu’advient une langue plus que jamais maternelle, qui prend sa source au cœur du plus grand amour qui soit : «Rompre, l’écrire, chercher la rupture. Envelopper le passé dans une bulle de protection, et le lâcher pour t’offrir la liberté, pour ouvrir un horizon d’insaisissable toi » - passer du scandale de la disparition à l’acceptation du mystère. Car accueillir le mystère, c’est commencer à voir clair. En réponse à l’impermanence, il établit une permanence d’un autre ordre. En son creux, dans son creuset, s’opère une alchimie pleine d’allégements : « au plus fin d’elle », le plomb s’est transmué, et, entre la première et la dernière page du recueil, le fils lui aussi s’est métamorphosé. Le temps de la perte irrémédiable, « temps de la parole morte/des mots hannetons aux pattes cassées » est devenu l’heure d’un avènement délicat et aérien : « Toi, là, venu vers moi à pas de papillon ».




Rezâ Sâdeghpour, Yvon Le Men, Marc Baron

                 Rezâ Sâdeghpour : « Le bris lent des bouteilles »

 

Il est Iranien. Il a trente-quatre ans et il est déjà reconnu dans son pays comme un très grand poète. Rezâ Sâdeghpour – avocat dans le civil, à Ispahan – a obtenu en 2015 le « Prix du recueil de l’année » décerné lors du Festival de la poésie persane contemporaine pour son livre Le bris lent des bouteilles. Ce livre est aujourd’hui publié en France dans une édition bilingue.

Avec Rezâ Sâdeghpour  il ne faut pas s’attendre à des grandes envolées lyriques ou mystiques. Non, nous sommes ici dans le minimalisme, ce qui n’empêche pas que cette poésie soit riche de sens et garde des accointances avec la poésie classique iranienne.

 

Rezâ Sâdeghpour,Le bris lent des bouteilles, traduit du persan et préfacé par Amin Kamranzadeh et Franck Merger, éditions Cheyne, collection D’une voix l’autre, édition bilingue, 110 pages, 22 euros.

 

Le jeune auteur  a été marqué, comme tous les poètes de son pays, par l’écriture de Hafez (1320-1389) et aussi d’Omar Khayyam (1050-1123).   Mais Sâdeghpour aborde la poésie dans une autre « posture » que ses illustres prédécesseurs. Il est sans doute plus proche des banalités de la vie quotidienne et élabore une autre architecture des poèmes avec des mots comme empilés les uns sur les autres. Plus fondamentalement, « l’ambiguïté est le maître-mot de la poésie de Rezâ Sâdeghpour, qui compare sa poésie à un lac calme et limpide où viendraient se mêler les eaux noires de rivières agitées », note ses deux préfaciers.

Les poèmes – au nombre de 46 dans ce livre – sont brefs. Une dizaine, une quinzaine de mots. Souvent pas plus que dans un haïku, un genre poétique auquel on pense volontiers quand on lit certains de ses courts textes. « Cerisiers en fleurs/moineaux joyeux/une ligne blanche/fait du ciel deux moitiés,/mes dents/hélas/cette année/noircissent ».

Il faut dire que, pour ce qui est de la concision et de l’art de saisir la banalité des jours, Sâdeghpour a de qui tenir. Avant lui, Sohrab Sepehri (1928-1980) avait, dans L’Orient de la tristesse, repris l’atmosphère si particulière du haïku japonais (« Une ride plie la face d’un étang/Une pomme roule sur la terre/Un pas s’arrête, la cigale chante »). Plus récemment, Abbas Kiarostami (1940 – 2016) avait carrément fait le choix d’écrire des haïkus persans tels qu’on les découvre notamment dans ses deux livres Avec le vent (P.O.L.) et Un loup aux aguets (La Table ronde). Lisant Le bris lent des bouteilles, comment ne pas penser à ces quelques vers du cinéaste-poète. « Une bouteille cassée/déborde/ de pluie de printemps ».

On retrouve donc chez Sâdeghpour ce détachement propre au haïku et cette sensibilité au passage des saisons : « cette année l’automne/a duré quatre mois: /les feuilles du figuier/ne tombaient pas ».  Et  cette attention  soutenue à ce qui nous entoure : « Il interrompt sa prière/pour faire boire un oiseau/dans le creux de sa main…»

Mais contrairement aux grands maîtres japonais du genre, il y a dans ce livre une forte dose d’amertume. Si l’on devient poète à cause d’une femme que l’on a perdue (comme dirait Stendhal), alors on peut faire ici le constat de la perte et du manque. C’est ce qui signe fondamentalement ce recueil. « L’amoureux/ connaît ce sort: /une cigarette/à ses lèvres attristées/et des sanglots/tels des trémolos », écrit le poète.  Ou encore ceci : « les photos au-dessus du lit/les narcisses dans le vase/les bougies/peuvent témoigner/que personne n’était là/pas même moi/à l’heure/où tu n’es pas venue ».

                      Yvon Le Men : « Un cri fendu en mille »

 

Yvon le Men publie le 3tome de son autobiographie poétique. Après l’enfance et le terroir familial (tome 1 : Une île en terre), après la découverte du monde par la littérature et la peinture (tome 2 : Le poids d’un nuage), voici les carnets de voyage du poète breton sous le titre Un cri fendu en mille. Titre sans doute inspiré par les mots du poète ami Claude Vigée cités en exergue : « L’homme nait grâce au cri ».

On sait d’Yvon Le Men qu’il est un « étonnant voyageur ». Pas seulement parce qu’il anime, chaque année à Saint-Malo, des rencontres poétiques au salon du livre du même nom. Pas seulement parce qu’il convie des poètes du monde entier au Carré magique dans sa bonne ville de Lannion. Non, il est surtout cet étonnant voyageur parce qu’il a toujours eu l’humeur vagabonde. Auteur d’un Tour du monde en 80 poèmes (Flammarion), livre où il rassemblait, pays par pays, ses auteurs favoris, il est lui-même allé à la rencontre du monde,  bourlinguant de la Chine au Brésil en passant par l’Afrique et l’Europe. Pas pour nous décrire des paysages ou évoquer la nature mais pour parler, d’abord et avant tout, des rencontres qu’il a faites.

Yvon Le Men, Un cri fendu en mille (Les continents sont des radeaux perdus, 3) , éditions Bruno Doucey, 157 pages, 16 euros.

 

« Le métier de poète/n’est-il pas de vérifier le sens des mots ? », note Yvon Le Men qui part sans préjugés, avec un esprit d’ouverture teinté de compassion quand le drame et la folie des hommes viennent broyer des vies à Gaza, à Haïti, en Bosnie, au Liban et dans tant d’autres pays. « Il faut du silence/autour des morts/pour entendre leur vie ».

Citoyen du monde, il n’évacue pas pour autant les différences. « Toutes elles sont noires/je suis tout blanc/sauf une trop blanche parmi les noires », constate-t-il dans une école de Port-au prince. Parlant plus loin de son ami haïtien Bonel Auguste, il écrit : « Il ne vivrait pas dans mon pays/je ne vivrais pas dans le sien//trop silencieux pour lui/trop de trop pour moi//même si nous sommes frères/fils du même père/sur la même terre//malgré l’océan/le ciel/la moitié d’un globe/qui nous sépare ».

Tout le Men est là dans ce type d’affirmation. Dans le fond et dans la forme. Cette manière à lui de faire surgir les mots entre les blancs. De leur donner du poids, en poète qu’il est et dont il revendique le statut. « Dans l’avion, mon voisin m’avoue son métier. Policier en chef. Poète, je réponds. Il se rend à un congrès international contre le terrorisme et je vais rendre hommage à un ami dont les vers sont encore sur les lèvres des habitants de Sarajevo. Il y a trois ans, Izet Sarajilic mourait. De chagrin, mais en chantant, malgré les récents massacres ».

                            Marc Baron : « Ô ma vie »

Marc Baron écrit pour les enfants et pour les « grands enfants » que  nous pouvons devenir en lisant des poèmes. Ô ma vieson dernier recueil, est destiné à tout le monde. L’auteur nous parle – à mots feutrés – de sa vie. Et donc aussi de la nôtre.

Comment ne pas être saisi par les premiers vers de ce recueil : « Ô ma vie/tu m’en fais voir/de toutes les couleurs//La mort de mon père/et l’oiseau dans la boue ». Exercice de dédoublement. Le poète s’adresse à sa vie comme à quelqu’un à la fois d’extérieur et d’intime. Il lui parle comme à un compagnon de fortune et d’infortune. « Ô ma vie/tu m’en fais voir/de toutes les couleurs (…) moi le daltonien dont on se moque/lorsque je cueille une pomme verte ».

 

Marc Baron, Ô ma vieavec des dessins de Frédéric Coyère, éditions La rumeur libre, 47 pages, 14 euros.

Marc Baron ne durcit jamais le trait mais il sait nous dire qu’il a « des bleus partout » et qu’il fuit « la bêtise humaine ». Aussi appelle-t-il volontiers au sursaut. « Ô ma vie révolte-toi toujours/n’accepte plus bonimenteurs/ni compromis ». Mais comment faire face quand la vie vous bouscule ainsi, quand le sang coule « pour une broutille ou pour la guerre » ? Le poète part sur sa « voie verte » et « tire allègrement un wagon de poèmes ». Pour s’aérer l’esprit et carrément pour survivre, il fait aussi beaucoup de « pompes ». Soulevant des haltères, il peut soulever sa « rage ». Et en musclant ses « deltoïdes », il muscle son cerveau.

Marc Baron ne nous propose pas pour autant un traité de bien-être ou de résilience. Ses poèmes ne fredonnent pas les airs à la mode. Ils creusent le sens de nos existences au-delà des traités de sagesse que l’on voit fleurir dans les devantures. « Ô ma vie, ma bien vivante/et mon étoile morte quand je m’éteins/pour un oui ou pour un non ». Son livre est un hymne à cette vie qu’il chérit au fond. Mais sans illusion ni concession. « Pas d’amour qui ne fasse mal// Pas de moisson sans guérison ».  Le poète lit Rimbaud ou se met au piano, accueille le jour comme il le faisait enfant quand le soleil du matin inondait son lit.

Marc Baron a créé le salon du livre jeunesse de Fougères. Il n’a pas quitté sa jeunesse, son enfance. Et fait d’ailleurs cet aveu : « Ô ma vie/je ne fais pas mon âge ».

 




Didier Arnaudet & Bruno Lasnier, Laurent Grison, Adam Katzmann

Malgré la grande différence des propos et des styles, les trois textes regroupés ici pourraient l'être sous la bannière de "poésie et métaphysique",  l'absurde et un regard sagace et décalé sur le monde leur étant communs - c'est donc ce fil de lecture que nous suivrons. 

 

Didier Arnaudet & Bruno Lasnier,
Les icebergs sont encore libres d'ouvrir les yeux

 

L'élégant album que nous tenons en main ouvre sur un fond noir aux bords floutés une vue extraordinaire : celle d'un bateau rouge, qui se détache sur un  fond d'une blancheur d'azur - une barrière d'icebergs. Les auteurs, écrivain et photographe, ous précise la 4ème de couverture, sont embarqués, ensemble,  au Groenland, où l'un, Bruno Lasnier, phototographie les icebergs cadrés par les fenêtres du bateau – entre le photographe et l'écrivain (Didier Arnaudet, également critique d'art et commissaire de diverses expositions) s'engage une conversation fragmentée – on dirait à bâtons rompus tant les brefs textes – disposés tout en haut et tout en bas de la page – évoquent ces recueils d'oracles divinatoires inspirés de l'achillomancie.

Le même dispositif se répète pour chacune des vingt photos composant le parcours visuel de l'ouvrage : l'encadrement, qui évoque l'entour des vieux daguerréotypes sertissant les images fantômatiques d'autrefois, est bien celui d'un hublot, ainsi qu'on le comprend au grain de certaines images, comme grêlées de pluie, et que confirme l'inscription "durrit" et les clous de fixation de l'une d'entre elles. Chaque encadrement laisse entrevoir la masse mystérieuse de géants nébuleux, changeant au fil des heures et des jours, et selon la distance d'où ils ont été saisis.

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Didier Arnaudet & Bruno Lasnier, Les icebergs sont encore libres d'ouvrir les yeux, L'Atelier des brisants, album 50 p. 15 euros.

Feuilleter l'album est donc avant toute chose un enchantement visuel, et une sorte de fascination portant à une  "mélancolie effrayée" – de "pétrification en retour de cette contemplation des masses glacées : on ne peut en effet s'empêcher de penser au sens premier du terme (sur lequel naguère médita brillamment  Pascal Quignard, à qui j'emprunte l'expression, dans Le Sexe et l'effroi), évoquant l'érection du membre viril autant que le mauvais oeil, dont il semble que les auteurs aient doté ces blocs de banquise errants.

Au flanc de ce parcours donc, les deux voix en parallèle sur la page de gauche – en parallèle et à distance, mais le "prologue" qui explique le sens du geste "ouvrir les yeux" insiste aussi sur le fait que distance et proximité ne s'opposent pas, mais dans le flux – ici de la lecture et du regard – se rencontrent et s'entrelacent – au lecteur/voyeur d'en déceler les "intersections et les articulations" pour en faire sens – sens nécessairement pluriel, plurivoque, et révocable à chaque nouvelle lecture de cette sorte de canon à deux voix et un regard, où mots et images reprennent comme en écho différé, en contrepoint, par analogie...  Tous les parcours sont possibles ainsi que le suggère la voix en italique, p. 14 :

 

"Ce qui importe, ce n'est pas de s'en tenir à ce qui est offert, mais de parcourir, de multiplier les orientations, de changer d'avis et d'aller chercher ce qui n'est pas encore là. C'est d'être attentif à ce qui vient de loin et de s'en rapprocher sans tarder, et de prendre le déjà-là pour quelque chose qui ne peut tendre que vers l'inconnu.

 

Au fil des lectures affleurent parfois une fable, un discours politique, sous le regard des icebergs, comme des divinités tutélaires obscures et primitives. Un livre à consulter, parfois, au hasard, afin d'en faire jaillir de nouveaux sens comme on fait des étincelles du silex – des éclats de l’iceberg.

 

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Laurent Grison
E pericoloso sporgersi = une expérience typoétique

 

 

Nous avons naguère sur ces pages rendu compte d'un autre livre de Laurent Grison, aux éditions Color Gang, intitulé L'Homme élémentaire". Dans le même format carré, qu'on avait alors rapproché d'un élément des tableaux de Mondrian, ce nouveau texte sous-titré "expérience typoétique" inscrit cette fois une errance, sous le signe de cette inscription figurant autrefois sur les vitres des trains, que l'on pouvait baisser, en un temps ou "la clim" et les TGV n'existaient pas. "E pericoloso sporgersi – nicht hinauslehnen – ne pas se pencher au-dehors"...  c'est bien apparemment aussi une métaphore ferroviaire qu'illustre le tracé en rouge et noir d'un probable aiguillage, accompagné de tirets et de ces obliques, nommées "slash", que connait bien  tout usager du web – cet autre incontournable réseau.

 

Laurent Grison – E pericoloso sporgersi = une expérience typoétique = Collection Atelier, Color Gang, 42 p. 20 euros.

Le dispositif est aussi simple que celui de L'Homme élémentaire : pages aux larges marges dans lesquelles flottent des mots aux formes rondes et sans empattement des caractères calibri. « Flottent » n'est pas le mot juste, d'ailleurs : ils suivent des alignements – verticales, horizontales – jouent de la répétition, du déplacement, de l'interruption par les obliques - du lien que créent de rouges pointillés ou des tirets sur la vaste blancheur de la page... L'alphabet visuel est celui de la typo la plus élémentaire : la ponctuation, associée à des variations de taille, et cette alternance rouge et noir qui évoque les pages ornées de minium des plus anciens documents écrits de notre culture.

Les deux pleines pages 7 et 9 où s'alignent d'énormes signes donnnent une idée du rythme de la lecture – de la diction visuelle de ce poème typographique : elles miment, me semble-t-il, le balancement syncopé du train – des ces vieux trains de nuit pour l'Italie :  "tu es dans un train qui roule vers l'Italie" dit le texte à un interlocuteur qu’il tutoie comme jadis Michel Butor son narrateur de La Modification((éditions de Minuit, 1957)), en train lui aussi, entre Paris et Rome. Qui connaît encore ces voyages dans lesquels les pensées se conformaient au "(roulement des roues)" - évoqué p. 10 entre deux parenthèses -  jusqu'à l'anéantissement, dans une sorte de transe voyageuse ? C'est ainsi que je décide de lire le recueil de Laurent Grison qui puise à la source mallarméenne du signe sur la page, autant qu'à l'humour d'un Leiris dans ses calligrammes où il recherche le "paradis linguistique perdu" pour lequel l'alphabet serait la "clé déclenchant les ressorts de notre imagination" ((Biffures, 1948))

Ces parenthèses sont un signe – tout est signe/signal dans ce petit ouvrage qui dessine avec les mots  un discours qui ne se dit qu'à peine. On les retrouve, p 16 :

 

 

De même, elles encadrent un "( bruit sourd ) ", puis les mots "(  râle  ) " , "( cri )", "( respiration saccadée)"  et "( silence)". L'énigme – tue – se dénoue peut-être si l'on fait attention à la p. 25 qui dévoile cache entre les parenthèses ces mots :

 

 

Tout le typoème est au fond d'ailleurs une grande parenthèse inscrivant la brièveté d'un événement dans ce trajet vers "Rome      Naples      ou     Pavie", évoqué au début et à la fin dans le reflet des pages 6 et 32, 7 et 33  et 8 et 34.

Evénement qui tient de la chute, évitable si l'on avait suivi le conseil du titre, repris page 35, avant le retour au silence...

Chute lisible à la disposition verticale des mots, et que matérialise de façon humoristique la ligne de points-virgules mimant le "tapis moderne à poil ras" sur lequel elle s'achève – chute qui s'oppose (vraiment?) au mouvement du désir, évoqué au rythme hallucinatoire du train – ou plutôt qui en constitue le point d'orgue – d'ailleurs :

 

 

On laissera aux futurs lecteurs le choix d'imaginer à leur tour quelle chute est ici relatée, outre la prodigieuse "chute des reins" de la page 20 – ne serait-ce point, entre autres, la Chute Originelle qui nous chassa du Paradis, prélude aux confusions du monde, Babel et typographie incluses ? -  tout ce livret propose un jeu interprétatif, une rêverie typoétique ouverte sur l'alignement des points de suspension et du ( silence ) de la dernière page... E pericoloso sporgersi – tous les rêveurs le savent qui plongent dans le sommeil comme on part en voyage...

 

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Adam Katzmann 
L'Homme revient

 

C'est un tout petit volume dans la collection ivoire très dépouillée de l'éditeur, qui y présente des textes "nus, sous l'éclairage sans concession d'une typographie elle-même dépourvue d'artifices. Seule la chaleur du papier, ivoiré et bouffant, va permettre aux mots de reposer sur une surface douce, profonde et bienveillante."  Simplicité bienvenue dans un monde où l'apparence donne souvent au verbe un éclat trompeur : ici, aucun écran, aucune tricherie – les mots se défendent par eux-mêmes et réservent bien des surprises.

De l'auteur, peu de choses nous sont livrées : 5 titres de romans publiés chez Jacques André, de 2004 à 2007 – la fiche qui lui est consacrée sur le site indique une naissance à Constantine en 1952 et divers voyages, desquels il tire des enseignements dont la liste (farfelue) surprend :  "l'humilité au Cameroun, la Boxe coréenne à Séoul, le beer canyoning à Dublin, et le vol libre en supermarchés dans la banlieue parisienne" – autant que la présente occupation  : "Il enseigne actuellement la philosophie à Lima, et s'exerce à l'art difficile de l'ingérence humanitaire avec de fréquents séjours en Bolivie".

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Adam Katzmann, L'Homme revient, coll. Poésie XXI, éditions Jacques André, 52p., 11 euros

Je citerai intégralement également la 4ème de couverture, de la main de Jacques André, qui épaissit encore - ou élucide? - le mystère de ce voyageur toujours en partance, dont le patronyme évoque – est-ce un hasard – de façon apparemment parodique, les sonorités de l’Adam Kadmon, l’Homme primordial  :

 

 "J'ai rencontré Adam Katzman à l'angle d'une ruelle obscure et d'un boulevard inondé de soleil. Je me souviens bien de cet instant, même si je ne  me rappelle plus si c'était à Paris, à Buenos-Aires, à Dublin, Trieste ou Lisbonne. J'étais ébloui par la lumière du printemps, il surgissait de l'ombre, nous nous heurtâmes. Adam Katzmann est un habitant de l'exil, qu'il considère comme une vaste cité à caractère addictif. Il ne voyage pas, il s'en va. Il ne revient pas, il part ailleurs. Je compris immédiatement que cet homme allait prendre une place importante dans mon existence, voire qu'il allait la prendre, ma place. Mais, comme il a eu l'infinie délicatesse de ne pas exister, ce n'est pas gênant, en somme. J'ose en fin le publier.

 

Entre oubli et souvenir, entre ombre et lumière, ce personnage  épiphanique - qui a l'extrême  délicatesse de "ne pas exister" (et j’entends ex-ister comme étymologiquement : sortir du néant) - ne serait-il pas un double de Jacques André lui-même – double ou doublure, comme de ces étoffes qu'on coud à l'intérieur des vêtements, double caché et au plus près de l’être qui les porte – le revers-poète ombreux d'un éditeur discret, qui affirme dans un monostique "Tu n'as pas pour fonction première d'être poète"?

C'est bien  "le poète", le fil conducteur et le premier sujet du recueil : on le retrouvera par intermittence dans la suite des textes, qui ne constituent pas à proprement parler un parcours –   poèmes plus ou moins longs, aphorismes – tel  "tous les fleuves sont sacrés" à Michel D. Ou "Les filles / c'est comme les garçons // Avec des yeux // Et des rêves" – semi-haïkus et petits quatrains :

 

"En de nombreux points de la terre

de bleus lacs regardent les cieux

et se font sombres comme des songes

quand le soir les emprisonne.

 

Ces poèmes, nés en des circonstances sans doute fort diverses, semblent cousus en habit d'Arlequin, si l’on poursuit la métaphore lingère qui a précédé... Sous le masque d'Adam Katzmann, l'auteur mène une réflexion distanciée, amusée, sur le rôle et le statut du poète  - distance amusée et humour grinçant qui rappellent l'oeuvre de Roland Topor, qui intervient dans un poème (p.20), et dont on  retrouve l’esprit grinçant et surréaliste dans l'univers esquissé ici. Ainsi dans l'évocation du  "trou noir" par lequel s'engouffre le poète du début, perdu au fond de lui-même car il a perdu la clé de la serrure inexistante d'une porte, tout aussi inconsistante, ouverte sur l'univers  dans lequel "le métal de la clé aura fondu / à la température des étoiles".

Ainsi aussi – très noir, le dialogue ANTIPOÏEN, où le narrateur se propose de tirer un poète comme au tir au pigeon, puisque "l'espèce est en voie de disparition / et c'est tant mieux / c'est peut-être le dernier / et je veux me le faire" -  ou le poème qui commence (p. 45) par une réflexion sur l'âme, et engage une pêche à main nue dans le néant, pour en tirer la surprise… d'un poème...

A retenir aussi les rencontres métaphysiques - mais pas tant que ça – ou bien plutôt, d’une autre façon avec l’élégance de cette mélancolie dont on se rit plutôt que d’y succomber : plutôt pataphysiques, mais bien physiques et réelles, avec l'éternité qui n'a pas le temps de prendre un apéro, ou le destin qui n'est autre que l'Homme du titre, l'Adam des origines, celui qui revient et dont on ne se défait pas, comme on ne perd jamais son ombre.

 




Yannick Torlini, Bernard Desportes, Carole Carcillo Mesrobian

Yannick Torlini – Ce n’est rien

Le dernier ouvrage de Yannick Torlini est présenté comme un récit-poème sur le site des éditions TARMAC. Pas étonnant quand on sait que cet auteur n'aime pas parler de poésie, mais plutôt de textes, qu'il écrit des textes, qu'il explore la langue avec des textes et non des poèmes.

La langue donc, l' "ambiguïté de la langue". Depuis La malangue son premier recueil en 2012, ce travail sur la langue est une préoccupation constante chez Yannick Torlini. Par une succession de courtes strophes, comme des tweets, par des répétitions comme rebondissantes, il cherche sa propre langue, la place de la langue dans le temps présent, sa propre voie dans la langue.

 

 il y a une angoisse d'être de ce monde. d'être dans cette langue qui pense faire monde. / cette langue qui repose. sur l'obstination du sens. Sur le sol accumulé par le sens. strates après strates, pierres après pierres."

"Dans la langue il y a une autre langue qui creuse, gratte et crie. dans la voix un million de voix autres. m'adressent. me tarissent."

Yannick Torlini, Ce n'est rien,
TARMAC éditions, 2018, 52p, 10€

Yannick Torlini choisit la scansion pour dire et proférer le corps et le temps. Ses textes courts s'enchaînent et se succèdent dans un rythme et un style très rapide, comme autant de pas dans cette course contre le souffle qu'est le temps. Une course ponctuée sans majuscules. Mais à quoi servent les majuscules dans la déclamation?

Torlini interroge aussi bien sûr le temps qui passe "que tout poursuive. que tout s'érode. que les os tiennent la chair encore poursuivent que la chair tienne poursuive ici. / que les matins se succèdent lumière lente, sur la table, sur le bureau, sur tout ce qui porte le désastre lumière lente que tout poursuive."

Désastre et ruine du temps qui file "que les bouches poursuivent. que les cheveux tombent. que les ronces rampent. que la limite évite la lumière évide. que chaque abri chaque édifice crie la ruine." Comme un ravin invisible ou chacun vient à tomber "quelque chose du temps et des jours. quelque chose des ravins et des ronces. quelque chose sans mémoire et sans traces. / quelque chose quelque chose qui ne s'entend pas. ne se sent pas. ne se touche pas."

Mais Torlini n'est pas coupé du monde et de ses soucis : "j'écris pour le reste. pour la pluie et les terreurs liquides. pour les grillons qui tiennent encore les saisons debout, terre craquelée, sèche, puis glaise, meuble et molle." Et modeste face aux enjeux du monde et de son avenir "nous essayons d'être".

Cet ouvrage, ce n'est rien qu'un peu de poésie sans doute, mais cela fait du bien. Et dans ce rien il y a presque tout.

Bernard Desportes, Le Cri muet

 

Alain Gorius et sa maison d'édition Al Manar ont l'habitude de nous gratifier de livres d'artistes de grande qualité mais Le Cri muet  de Bernard Desportes vient ajouter de l'émotion à l'esthétisme.

Bernard Desportes est mort le 20 mars 2018, le cri muet est son dernier ouvrage publié quelques semaines avant sa disparition. Ce dernier cri est une sorte d'autobiographie, bilan d'une vie d'écrivain "serai-je allé plus loin / qu'au seuil / de moi-même ?" , traversant vingt cinq ans de poèmes, proses, essais, lettres de 1991 à 2016. Livre hommage, organisé par l'auteur lui-même, qui restera donc comme un témoin "ma vie / plus loin que moi", de ce que fut son talent.

Quand, pour un poème, Desportes choisit comme exergue cette citation d'Henry Vaughan : "et respire, toi, dans l'âcre monde / pour dire ce que je fus." c'est pour décrire cet âcre monde qu'il dépeint au travers de ce choix de textes en bleu, blanc et noir.

Le noir tout d'abord, avec le frontispice de Gilles du Bouchet qui vient bien résumer ce livre toujours sous-tendu de noir et de gris. Mais un noir noble, le noir universel qui touche chacun de nous en nos propres tourments. Il y a quelques années, Anish Kapoor s'est approprié la couleur noire la plus intense, au point d'en devenir propriétaire. Il s'agit ici pour Bernard Desportes, au contraire, de partager ses zones d'ombres pour que son cri, bien que muet, fasse écho en nous.

Le noir d'une vie de solitude et de nuit : "espoir et désespoir sont même cendres / même absence / dans l'immobilité des heures / même errance dans le néant du jour". Une vie dans l'urgence d'écrire :  "j'écris / comme on se sauve / mes jambes à mon cou", écrire en particulier son lien avec la terre "est-ce ton pays / ce pays / qui t'écartèle ?" et le monde à découvrir "je ne suis pas en deçà de la route que je suis", "un écho bruissant du monde déposé dans la matière brute, la pierre, le caillou, le grain de sable, la poussière."

Bernard Desportes, Le Cri muet,
Al Manar, 2018, 88p,18€

Se sachant malade, Desportes se confronte aussi à la mort "j'ai laissé la route / se défaire / de mes pas" avec au bilan "tout ne fut pas vain dans ce désastre / il nous reste des mots des rêves". Ouvrage-leg que ce cri, "une déchirure qui est la matière des mots".

Mais le noir n'est pas la seule couleur de cet ouvrage. Le blanc neige des "jours évidés"  y occupe aussi une bonne place. Le blanc de la page, dans l'amitié d'André du Bouchet "en amont du mot / sur la page vierge". En filigrane aussi René Char en son Isle.

Mais la couleur Desportes la côtoie aussi dans son compagnonnage avec des artistes comme Katuchevski.  Et son recueil fait aussi bonne place au bleu lumineux de quelques détours au soleil de Provence, des Cévennes ou de Tanger, pays de ciels, de vents et de pierre.

Bien entendu, ce Cri muet, d'un noir multicolore, n'est qu'un fragment de la vie de Desportes mais "ce dont on ne peut parler / reste seul à dire" mais aussi "ce qui n'est pas dit / demeure en mémoire dans le ciel".

Que Bernard Desportes trouve sa demeure en nos mémoires.

 

Carole Carcillo Mesrobian, Aperture du silence

Pour Carole Carcillo Mesrobian, "écrire c'est tenter de saisir un instant, une seconde, l'aperture d'un univers enclos dans le silence." Et cette aperture est le maître mot de son dernier ouvrage, publié chez PhB éditions. Car il ne s'agit pas simplement d'une simple ouverture mais aussi en linguistique, l’ouverture du canal buccal au point d’articulation d’un phonème. Et que prononce le silence sinon le chant inaudible du monde végétal? C'est en tout cas ce que laisse suggérer l'incipit de cet ouvrage : "J'irai tu le savais porter le chant des arbres / Aux fenêtres du ciel"

Et au-delà du végétal, Carole Carcillo Mesrobian, dans un style mêlant abstraction, surréalisme, regorgeant d'images, passe en revue toutes les vies silencieuses qui ont tant à exprimer : le feu "J'irai tordre le feu pour verser sa chaleur au seuil de tes hivers". Les larmes "Nos corps ne plus / Comme un chien qui s'ébroue pleut des larmes perdues". Les saisons "Sous le sillon des apertures se dépenaillent les étés / Et rime autant que la clôture l'entêtement de respirer". La solitude "La nuit jamais ne s'apprivoise [...] La solitude est son habit [...] ". Les ombres "Mais la vie ne mesure l'espace de nos rêves qu'à l'empan de nos ombres". La poussière "Et encenser la poussière / Pour ce qu'elle offre au sablier / D'éternité"

Carole Carcillo Mesrobian, Aperture du silence,
PhB éditions 2018,58 p, 10€

Mais aussi "Il y a le bleuté d'un bruit de papillon", image qui, en ce qu'elle évoque en trois dimensions : couleur, son et mouvement, est sans doute encore plus belle que la terre orange d'Eluard.

Le style de Carole Carcillo Mesrobian interroge notre façon de percevoir la poésie, dans une liberté qui peut dérouter un lecteur peu habitué à la poésie contemporaine, mais qui garde l'enfance comme source. "Je porte manteau de vieillesse et parole de nouveau-né."  Tout en restant exigeante et originale dans son appel à l'imaginaire du lecteur.

Elle qui cherche à "Écrire contre le langage, contre soi-même, contre toute possibilité de dire, de vouloir dire, d'énoncer" garde à l'esprit que "Ecrire, c'est répandre un sang vaniteux sur une vacuité irréductible."

 




Sy Hoahwah

 

Né en 1973, Sy Hoahwah est membre de la nation Comanche. Les origines de sa famille sont à la fois Kwaharu (bande de Comanches), et Arapaho (bande des « Bad Faces » - vilains visages). Il a effectué ses études à l’université de l’Arkansas où il a obtenu un « MFA » (master de Beaux-arts). Sy est l’auteur de Night Cradle (berceau de la nuit, USPOCO Books, 2011) et du recueil de poésie Velroyand the Madischie Mafia (Velroy et la mafia de Madischie, West End Press, 2009). En préparation un troisième livre dont le titre est Ancestral Demon of a Grieving Bride (démon ancestral d’une mariée en deuil).

présenté et traduit par Béatrice Machet

Sy confesse que des auteurs comme Adrian C Louis (Païute), Joy Harjo (Muskogee), Lance Henson (Cheyenne) ont motivé sa volonté de devenir poète. Il raconte que, parce que la maison d’édition West End Press ne réclamait aucun argent pour le dépôt et l’examen des manuscrits, il a envoyé son premier livre à John Crawford. Il était pauvre dit-il encore, mais il a eu de la chance. Maintenant qu’il a trouvé une audience pour son travail personnel, il désire de toutes ses forces que, parmi la nouvelle génération de jeunes Indiens, se trouvent des personnalités assez courageuses pour partager leurs regards sur leur univers tribal, avec une honnêteté aux confins de la brutalité s’il le faut, afin de faire connaître leurs expériences de vie dans de monde. Il pense que les auteurs indigènes tels que les Indiens d’Amérique devraient trouver plus de lecteurs car il en va de l’harmonie et de la santé du monde en général.

Sa poésie est imprégnée de l’Histoire prestigieuse des Comanches, surnommés « seigneurs » ou encore les « Princes des plaines du sud » au 19ièmesiècle, mais elle se veut aussi le reflet, voire le témoignage fidèle, de ce qui se passe sur les réserves qu’il connaît bien. Ainsi Velroy and the Madischie Mafia décrit une communauté Comanche située dans le sud-est de l’Oklahoma, et plus précisément dans le voisinage du quartier de Madischie, qu’on pourrait comparer à une cité HLM. Ses rues sont prises par une bande de jeunes Indiens Comanches, Arapahos et Kiowas dont le leader se nomme Velroy. Ils sont pris au piège d’une réalité dans laquelle le passage de l’ancienne vie nomade, libre et fière, des Indiens des plaines, à une forme de vie sédentaire, les laisse sans espérance de participer à la société dominante qui les rejette et qu’ils méprisent, (sauf à profiter des gains du casino dont la communauté est propriétaire). Ces jeunes vont donc chercher à exercer un pouvoir et à remporter une gloire de « guerriers » en obéissant aux codes de la sous-culture du crime organisé. Pour décrire cela, Sy Hoahwah choisit une poésie narrative dont la syntaxe est peaufinée quand la grammaire parfois est malmenée, reflétant un parler du registre familier. Il nous plonge dans un imaginaire fantaisiste et « sauvage », il nous « éclabousse » de temps à autre d’un jet de lyrisme. On peut parler de réalisme magique ou plus précisément de vérisme mythique, deux expressions qui rendent compte de la capacité pour les Indiens de vivre dans plusieurs mondes comme « parallèles » et qui interagissent (ce, grâce par exemple à la voix du « Trickster » dans les cultures Indiennes). L’image que l’auteur montre n’est rien en soi, elle n’opère que parce que le lecteur en fait quelque chose. 

Sy Hoahwah, Velroy and the Madischie Mafia, West End Press, 2009, 64 pages, 12,95 $.

De même n’y a pas « d’au-delà » mais d’autres mondes et d’autres façons d’aborder l’immense de la « réalité » au sein d’une réalité insaisissable dans son entier. Il n’y a pas de naturel ou de surnaturel, il n’y a que des regards multiples et des points de vue diversifiés à faire cohabiter dans une conscience qui rend compte des expériences vécues. Il semblerait que l’image et l’imaginaire ainsi que Sy Hoahwah les utilise, est une façon de guérir : l’écriture devenant un rituel de guérison. Ou pour le dire autrement, l’imaginaire et la dimension mythique que recèlent les cultures amérindiennes nous permettent de déconstruire la réalité telle que présentée dans la culture occidentale et ses discours en appelant au scientifique et au rationnel. L’Occident apparaît comme la culture de la domination de la « nature » et de son effort à toujours plus de contrôle sur ladite « nature ». Il est alors salutaire d’être plongé dans une forme de « chaos » qui mette en question et qui sape la construction d’un réel, qui autorise des jeux de langage, qui valorise le chaos contre la toute-puissance de la bureaucratie ambiante. L’écriture de Sy Hoahwah, comme celle d’autres auteurs Indiens — Gerald Vizenor (Anishinabee), Michael Wasson (Nez Percé), Sherwin Bitsui (Navajo), Santee Frazier (Cherokee) — dérange, irrite, ou même outrage volontairement l’ordre établi, mais il y a un bénéfice à tirer de cet inconfort : faire l’expérience d’une forme de bonté inhérente à l’abondance que le hasard fournit.

Avoir recours au vérisme mythique nous permet de ne pas sombrer dans le dogmatisme, en rendant au cours des choses qui arrivent, leur complète et libre fluidité. Il en va de l’appartenance à une « Indianité » sans pour autant s’enfermer ni dans une identité ni dans une revendication identitaire dont le lieu se situe dans les marges, entre villes américaines et Réserves Indiennes. Le vérisme mythique ressort comme possibilité d’échapper au modèle de « l’Indien », qui est une invention occidentale et qui enferme les peuples et tribus indiennes américaines dans une gamme étroite de stéréotypes étouffants. Il n’y a pas d’identité originaire, il n’y a pas de « pureté » d’une « race», ce sont là des abstractions mortifères, et c’est bien ce que montrent les auteurs Indiens d’Amérique : Sy Hoahwah le fait à sa manière qui ne fait pas exception.

 

 

Trois textes inédits pour illustrer mon propos (merci à Sy Hoahwah pour son aimable permission de reproduire ces poèmes).

Sy Hoahwah, Night Cradle, Uspoco Books, 2011, 36 pages, 8$.

Biography

 

This is more valuable as my talisman rather than as my biography.

As a child, father told me I hatched out of a pearl partially dissolved in wine.

Mother always reminded me, I reminded her of father

and I made the milk curdle in the stomach of other newborns.

Father had a low wage body and pushed around a coffin full of Kahlua and coke.

Mother read Scripture backwards in a tone between poetry and prayer.

A high ceiling was our family’s dining table where light was easy to swallow.

Our first winter in the city, my brother became clairvoyant after he sipped accumulated frost

off a mausoleum. I remember the weave of the sun etched across his face.

Me, my whole life, determined to read the Devil’s mind.  To reach, pull out brain,

open to a random page, and read about my future from bottom to top. 

 

Biographie

 

Ceci a plus de valeur en tant que talisman que de biographie.

Mon père m’a dit qu’enfant j’avais fait éclore une perle partiellement dissoute dans du vin.

Ma mère me le rappelait toujours, je lui rappelais mon père

et faisais cailler le lait dans l’estomac des autres nouveau-nés.

Mon père avait un corps de petit salaire et malmenait un cercueil plein de Kahlua((boisson mexicaine à base de caféine, de rhum et de vanille.)) et de coca.

Ma mère lisait l’histoire sainte à l’envers sur un ton entre poésie et prière.

Notre table familiale était un plafond élevé et la lumière y était facile à avaler.

Durant notre premier hiver en ville, mon frère devint clairvoyant après avoir siroté le gel

accumulé au sortir d’un mausolée. Je me souviens du tissage que le soleil avait gravé sur son visage.                                                                                                                               

Moi, ma vie entière, déterminé à déchiffrer l’esprit du diable. Atteindre son cerveau, l’

extraire, ouvert au hasard sur une page, et lire mon avenir du début à la fin.

 

 

 

It’s Been 143 Years, I am Still Surrendering To Ft. Sill

after Charles Simic

 

It’s been 143 years, I am still surrendering to Ft. Sill.

The Quohada went one way, the Kiowa another.

The Cheyenne even another way,

We all cutting off fingertips, leaving trails of direction.

The moon, barefoot and gagged, limps off to lie down with the other captive.

Red River is the body and funeral.

Thistle tall enough to be silence.

We all been chased to this genocidal beauty once or twice,

surrendering at a fast food table with free wi-fi.

The stench of the run our beaded kicks,

unable to tell the difference between the glow of Google map lies

and campfires of all who is closing in with atm cards and 4G in hand. 

Even the dead land surveyor from Subiaco is right.

There is no sanctuary in the subdivisions

we edge closer to with our bowstrings cut.

 

 

Cela fait 143 ans, je me rends toujours à Fort Sill ((allusion à la reddition de Quanah Parker obligé de mener son peuple, menacé de mort par famine, sur une réserve. Fort Sill se situe en Oklahoma, territoire de déportation de nombreuses tribus Indiennes.))

d’après Charles Simic((poète américain d’origine yougoslave.))

 

Cela fait 143 ans, je me rends toujours à Fort Sill.

Les Quohadas ((bande des Comanches du sud.)) ont emprunté un chemin, les Kiowas un autre.

Les Cheyennes un autre encore,

Nous tous nous coupons l’extrémité des doigts ((allusion au rituel pratiqué  par certaines tribus des plaines : en plus des cheveux, les femmes se tailladaient jambes, bras et mains en signe de deuil, jusqu’à parfois se mutiler d’un doigt.))  laissons des traces signalant notre itinéraire.

La lune, nu-pied et bâillonnée, sort en boitant pour s’allonger avec l’autre captif.

Red River ((Rivière longue de plus de 1000 km qui traverse le Texas, l’Oklahoma et l’Arkansas avant de se jeter dans le Mississipi en Louisiane, a servi un temps de frontière entre les Etats-Unis et la nouvelle Espagne.))est corps et enterrement.

Sifflet assez grand pour être silence.

Nous tous talonnés par cette beauté génocidaire une ou deux fois,

capitulons à la table du fast-food avec wi-fi gratuite.

La puanteur de la course nos coups de pieds perlés,     

incapables de dire la différence entre la lueur des mensonges de Google map    

et les feux de camp de tous ceux qui s’approchent cartes bleues et 4G en main.

Même le géomètre de la contrée morte de Subiac((Subiaco est une petite localité située en Arkansas))la raison.   

Il n’y a pas de sanctuaire dans les lotissements     

nous nous en approchons doucement munis de la corde coupée de nos arcs.    

 

 

THE LAST COMANCHE ALOTTMENT IN THE WORLD

 

Inside an unearthed skull, the bee tries to construct its own allotment:

God

Sky

Farmhouse stands like dusk on the hill.

Sunset slides back into its blood bucket.

Around the living room window, the deceased’s hair pressed inside books,

a portrait of Quanah Parker with Jesus as a water bird.

Barnyard swallows the flies.

The barn, itself, a question.  Hay and fire have sex.

Lips surface to taste the ash.  Horses confused with smoke.

The one hog packs its belongings into its floppy hat.

They are having one experience in a darkening field.

The buzzing to pin all of this:

what the bee believes in

what it hopes for

what it leaves behind.

Through the county the skull rolls.

Half asleep, the bee convinces the skull of what eternity to graze.

 

 

LE DERNIER LOTISSEMENT COMANCHE DU MONDE

 

A l’intérieur d’un crâne déterré, l’abeille essaie de

construire son propre lotissement :

Dieu

Ciel

La ferme comme le crépuscule debout sur la colline.

Le coucher du soleil glisse dans son sceau de sang.

Autour de la fenêtre du salon, les cheveux du défunt pressés entre les pages de livres,

un portrait de Quanah Parker ((Quanah Parker (1845-1911) était l’un des chefs Comanches les plus connus (et qui se battit contre les exterminateurs de bisons)) avec Jésus en oiseau aquatique.

Basse-cour avale les mouches.

La grange, elle-même, une question. Foin et feu s’accouplent.

Lèvres en surface pour goûter la cendre. Chevaux désorientés à cause de la fumée.

L’unique porc fourre ses affaires dans son chapeau à bords flottants.

Ils font une expérience dans un champ de plus en plus sombre.

Le bourdonnement pour épingler tout ça :

ce en quoi l’abeille croît

ce qu’elle espère

ce qu’elle abandonne.

Le crâne en roulant parcourt le comté.

A demi-endormie, l’abeille décide le crâne à choisir quelle éternité ((Peut-être une allusion aux squelettes et cadavres de bisons qui jonchaient les plaines à l’époque où la politique d’extermination des troupeaux fut décidée afin d’affamer les Indiens pour les réduire à se rendre sur les réserves et abandonner leurs territoires.)) brouter.

 

 




Revue L’Hôte

L’Hôte est une nouvelle revue mensuelle créée par Didier Ayres. Elle allie l’esthétique à un contenu raffiné, précieux, remarquable, tout comme l’est la couverture argentée sur laquelle un titre élégant chapeaute le paratexte, « Esthétique et Littérature ». Le numéro de la revue soutient le tout et fait office d’illustration. Une thématique pour ce volume sept : « De la nature »… Nous avons donc en main un concentré de qualité, tant la légèreté du volume se conjugue avec celle de son esthétique. Malgré son petit nombre de pages, cinquante ce mois-ci, à la lecture rien ne dément ces premières impressions.

 

L'Hôte n°7, De la nature, septembre 2018,
Saint-Junien, 51 pages, 5 euros.

Les articles sont en effet signés par des noms qui ne sont pas inconnus des lecteurs de revues littéraires : Yasmina Mahdi, Gabrielle Altehn, Jean-Paul Gavard-Perret, Bernard Grasset, Gérard Bocholier, Chrostophe Stolowicki. Ces critiques n’ont plus à faire leurs preuves et on connaît la densité de leurs analyses. Ils nous éclairent immanquablement et nous préparent à une lecture avertie, à une compréhension plus fine des auteurs et de leurs productions. Ils nous offrent ce savoir faire dans L’Hôte ! Après l’Edito signé par Didier Ayres, on ne sait pas où commencer tant on a hâte de découvrir les articles…

Parmi les rubriques qui soutiennent le fil des publications de cette revue, des titres qui annoncent l’orientation du contenu rédactionnel : opérer un synchrétisme artistique, en convoquant toutes les formes d’expression : le cinéma, l’histoire de l’art, un contenu iconographique de grande qualité, des poèmes, y compris des traductions d’auteurs méconnus car éloignés de notre horizon littéraire…

A ces rubriques répondent des contenus complémentaires. Un dossier, ce mois-ci signé Brigitte de Bletterie, qui aborde la thématique annoncée : « Le Jardin pour apprivoiser la nature ». Puis une présentation circonstanciée des auteurs convoqués.

Un Hôte chez qui on aime séjourner un long moment ! Saluons donc cette revue qui se démarque grâce à sa belle allure, à la qualité des articles proposés, et à son prix modique, cinq euros ! Il y a là de quoi s’émerveiller, s’interroger, réfléchir sur les sujets abordés, enrichir nos connaissances et ravir le regard. Souhaitons à L’Hôte une longue vie !

Site internet : http://revuelhote.wordpress.com/




“Poésie vêtue de livre” : Elisa Pellacani et le livre d’artiste

(ho) ancora l'illusione condivisa che , nonostante ciò che accade – in Italia ma anche nel mondo,  
proprio in ciò che sembra più "inutile", troveremo nuove risorse...((je conserve l'illusion partagée que, malgré tout ce qui arrive - en Italie, mais aussi dans le monde, c'est justement dans ce qui semble le plus "inutile" qu'on trouvera de nouvelles ressources...))

Elisa Pellacani

J'adapte pour cette rencontre le titre du colloque "Poesia vestita di poesia, itinerari nella poesia contemporanea" organisé le 14 décembre 2018 à Reggio-Emilia, auquel a contribué notre invitée à différents titres – graphiste de l’événement, auteure, éditrice  et responsable de collection pour les éditions Consulta...  Il me semble en effet que la poésie - et la force de changement qu'elle propose et que nous soutenons - se trouvent aussi hors des mots, ainsi que ce portrait devrait le démontrer.

On comprendra que réaliser un entretien avec Elisa Pellacani – artiste, écrivaine, éditrice (outre la belle collection de poésie, « Allaluna »,  mise en valeur lors du colloque, et qui édite le poète Daniele Beghè publié au cours de l’année sur nos pages, ou la gestion du concours de poésie "Luciano Serra") ainsi qu' organisatrice d’événements culturels dont nous allons parler -   est à la fois très simple – car c’est une personne remarquablement chaleureuse et disponible – et très compliqué – car son implication dans ces nombreux projets et sa modestie naturelle sont un frein aux questionnements d’une interview. Ce portrait doit donc beaucoup aux échanges à bâtons rompus que nous avons eus lors de la dernière exposition Libri d'artisti à Reggio Emilia, en octobre 2018,  aux préfaces des livres dont nous parlons par ailleurs, consacrés aux expositions de livres d’artistes, et à une interview télévisée réalisée en juillet 2017  et accessible en suivant le lien indiqué en note (( émission  "Detto tra noi", TRC, Rossana Caprari intervista Elisa Pellacani su editoria e libro d'artista, sul "Festival del Libro d'artista e della piccola edizione" di Barcellona, sull'edizione italiana "Fare libri", e sull'attività della Scuola Itinerante del Libro : https://www.youtube.com/watch?v=ciLVtGM1ZtI)).

Les illustrations retracent en partie la visite de l'exposition des livres d'artistes découverts dans le cadre prestigieux du musée d'histoire et d'archéologie, en septembre 2018 : Fare Libri  - avec le désir de partager avec vous la magie de ces créations.  Mais donnons la parole à l'artiste : 

"Je participe depuis 10 ans, avec  l'association  culturale ILDE, au festival de Barcelone qui se tient chaque 23 avril, journée mondiale du livre et du droit d'auteur  mais aussi fête de Saint Georges, saint protecteur de la ville,  qui se couvre de livres à cette occasion.

Plus de 100 artistes et auteurs du monde entier participent à ce « festival  du livre d'artiste et de la petite édition », au cours duquel nous organisons des rencontres autour de la  recherche  des  matrices anthropologiques de l'image et de la communication, ou sur les formes de narration. La recherche sur la fabrication des livres implique autant d'envisager des techniques diverses que d’attendre d’être surpris par des résultats bien différents.

La tradition  à Barcelone dit que le dragon vaincu par Saint Georges perdit son sang, donnant ainsi  naissance à une rose avec laquelle le saint conquit la princesse, et rendit la liberté à la Catalogne – sa victoire est aussi une métaphore politique évidemment. Ce jour-là les hommes offrent aux femmes une rose, et les femmes répondent avec un livre, acheté à cette occasion.

Comme nous nous demandions comment intéresser le public à la production délicate de livres d'artistes, nous avons profité  de cette journée dédiée massivement au livre pour imaginer un espace où les créateurs puissent s'exprimer, faire connaître leur forme d'art, en sortant des ateliers où ils passent  des heures solitaires à leur table, projetant, dessinant, réalisant leur projet, et créant des histoires qui souvent n'atteindront pas le grand public, ou ne trouveront pas d'éditeur. Pour  certains artistes, en effet, il s'agit de tout petits tirages, voire même d'exemplaires uniques.

Diana Isa Vallini, Felonica (Mantova), Italie,
Canto d'amore (2017), livre objet unique 13 x 6x 4 cm

Daniela Kasimir, Allemagne, Reading the keys, 2017,
édition de 20 exemplaires 11?5 x 18 x 5,5 cm
(collage, transfert, photos, clés)

Toutes les interventions internationales proposées pour le festival sont rassemblées dans des catalogues réalisés avec les éditions Consulta((voir dans ce numéro l’article correspondant))et comportent une fiche technique raisonnée, afin de créer, au fil des années, comme un fil rouge subtil, un dialogue autour du livre d’artiste et des techniques de fabrication contemporaines. Ce livre édité est un véhicule qui permet un catalogage durable, et un meilleur « rendement » du matériel exposé. Chaque année nous avons un thème général, et en 2017, 10ème année, Game book soulignait le côté ludique du livre-objet – en 2018, le livre est considéré comme porteur de secrets ou d'intimité – journaux intimes, confidences qu'on ne dit pas généralement en public, langage poétique un peu cryptique aussi, avec lequel se fait la communication non verbale, à travers le choix des matières, du format, le type de pliage, pour dire quelque chose sans les mots.

A Barcelone, la plate-forme que nous fabriquons depuis une dizaine d'années, avec bien des difficultés, fonctionne d’une façon qu’on pourrait dire un peu « alternative », grâce à l'engagement bénévole des membres de l'association, et à l'enthousiasme de l'éditeur. Cette plate-forme est devenue intéressante pour les auteurs qui peuvent se rencontrer, et motivante car elle permet de rencontrer le public. Il me déplaisait beaucoup qu'elle n'existe pas en Italie, pays traditionnellement sensible à la recherche dans l'imprimerie, la gravure, l'image. Je voulais aussi créer une situation utile, non seulement  pour  ceux qui travaillent déjà dans le secteur  éditorial et artistique, et que conforte cette manifestation, mais aussi pour impliquer le public :  je crois que de nos jours, une manifestation artistique doit toucher la société, contribuer – dans la mesure modeste de ses moyens - à son  changement. Nous avons donc commencé , il y a 5 ans, avec le soutien de la ville de Reggio-Emilia et les Musei Civici, à importer ce festival, à date plus ou moins fixe en automne.

Pietro Antolini, Bologna, Italie, La Grande Murène
technique mixte sur papier

.

Marilena Torlai, Collagna (Reggio Emilia, Italie) 
Strappo, 2018
livre objet unique 20 x 20 x 6 cm
coton, soie, papier, acrylique, fils, ruban, boutons à pression.

Je crois que le livre  - et le livre d'artiste renforce la valeur du message, par-delà les capacités artistiques personnelles – possède une grande force, qui le distingue, comme « langage »,  de la peinture, du dessin, et  toutes les autres formes d'expression. Ainsi avons-nous créé L'école itinérante du livre pour porter en des lieux divers cette pratique et susciter des moments  de rencontre, d'étude et d'expérimentation. Nous intervenons auprès des écoles, des centre éducatifs ou, comme avec la coopérative L'Ovile, auprès de publics  de jeunes extrêmement créatifs mais dont certains ont des  handicaps mentaux, si bien que pour eux, se confronter à  la production créative, en s’intégrant à un projet coordonné, était un  objectif important. Afin de dépasser les handicaps manuels,  les matrices d'impression du livre ont été réalisées de façon collective pour créer un livre ludique. Ainsi, ce dernier devient-il un instrument pour impliquer la collectivité  quel que soit le niveau de pratique, même dans  des  situations apparemment éloignées de la pratique artistique.

Mais qu'est-ce qu'un « livre d'artiste » ?

Ce terme générique et pompeux désigne une autre façon de concevoir et penser l'objet-livre, par rapport à un projet éditorial soumis à des exigences commerciales et économiques : il s'agit de « livre » comme forme de narration, séquence d'images, textes, formes aux langages artistiques  multiples,  libres, inventés par l'artiste, parfois aussi en collaboration avec d'autres. C'est un objet, avant tout, qui s'ouvre, raconte, pour le public, à travers un langage qui n'est pas seulement narratif, simplement décodable.

Cette façon de penser le livre donne une grande liberté expressive à laquelle participent aussi la diversité des matériaux, le format, le pliage,  et la forme de la narration.

Au fil des rencontres, des ateliers pratiques de fabrication de livres, on voit s'impliquer de plus en plus de groupes avec des formations très variées, et bien qu'on utilise toujours majoritairement le matériau papier, en réalité, le livre dit d'artiste échappe à une définition – il peut même être une manifestation purement performative, on pourrait dire « virtuelle » ( mot à la mode de nos jours)  enfin, une création qui ne ressortisse pas forcément au monde des objets.

El Templio sagrado, Elisa Pellacani, 2018, livre objet, exemplaire unique.
Exemplaire ancien  démonté, 
dévernis et réassemblé. Charnières, ouverture
et détails décoratifs 
en feuille d'argent taillée et modelée. 15 x 10 x 3 cm (fermé)

Gwen Diehn, Secret, 2017. Livre objet unique, rouleau 18 x 21 x 10 cm
tricot sténographique, argile séchée à l'air, blanchie à la gouache, cirée,
pierre, tissus, boîte en carton de Davey reliée avec des joints de papier.

En réalité, on est souvent confronté au matériau physique, mais certains de ces livres - et c'est ce qui me semble novateur et très contemporain - se prêtent à la reproduction : ce sont des expérimentations, des recherches personnelles, avec des exigences créatives ou artistiques, permettant une reproduction, une série, une édition, tout en préservant l'innovation, l'originalité de celui qui a pensé et voulu matérialiser un message.

Elisa Pellacani, Il Seme della discordia (2015/2018),
Ex voto de amor (2016) incision l'eau-forte sur argent et émaux, 
Livre-joyau (2018), pendentif en argent et émaux pour La Biblioteca dei sogni

 

Les artistes, les créateurs jouent avec des matériaux - plastique, métal, étoffes - et des processus qui ont peu de rapport avec le monde de l'édition tel que nous l'entendons habituellement. Ainsi, pour moi, avec une formation graphique et des années de pratique photographique, donc de communication, de type « bidimensionnelle »,  paradoxalement, c'est justement à travers le livre et l'objet -livre (pas seulement le projet graphique éditorial mais le fait de créer une petite édition, même de manière artisanale, ou en utilisant les extraordinaires systèmes de reprographie actuels ) que je me suis rapprochée de techniques et de langages qui n'étaient pas les miens à l'origine :  la joaillerie, par exemple,  la gravure, le fait de forger une couverture de cuivre, ou de penser qu'un livre puisse tout à coup devenir un objet si petit et si précieux qu'il se pare plutôt d’émaux que d’aquarelles, se porte comme un bijou, renouant ainsi  avec les antiques petits livres-cadeaux que portaient les dames attendant le retour des guerriers…   ou qu’il évoque encore les carnets de voyage... je joue sur toutes ces possibilités...

Le tout petit livre-accordéon,  « La première fois que j'ai volé »,  imprimé en offset sur papier aquarelle, a été imaginé et réalisé directement, au crayon et aquarelle sur papier. Pendant la phase de projet, je pensais à une possible édition – reproductible. Dans ce cas, c'est assez facile, le format le permet, avec une manipulation ultérieure pour faire les plis, réunir les différentes bandes, mais on peut dire qu'il s'agit d'un « produit éditorial » pas trop différent des livres-accordéons déjà existants sur le marché de l'édition. C'est sous cette forme qu'est né aussi « Le pingouin sans frac » - un livre pour enfants de Silvio d'Arzo, mis en forme et illustré pour les éditions Consulta, et déjà à la troisième édition : j'ai pensé à la taille originale des pages, réalisé  les illustrations directement  sur le format de chaque double page, en pensant à la mise en espace du texte et à la place qu'occuperait le texte avec les illustrations.  Le fait qu'on ait choisi  un papier blanc,   pour évoquer l'étendue blanche dans laquelle se déplace le pauvre pingouin, la relation entre les couleurs de l'illustration et le texte, tout ceci peut concerner un projet éditorial dans lequel une recherche artisanale faite avec des matériaux sur le « livre d'artiste » peut avoir  une influence.

 

Les livres Carta Luna et Una Notte, qui sont nominés pour le prestigieux Fredigoni Top Award sont tous deux des leporellos modifiés, avec des pliages alternés qui provoquent des mouvements différents des pages, et donc des résultats différents. Dans Carta Luna, à travers les échos entre les textes poétiques de Lia Rossi et les images ; dans Una Notte, avec des coutures et des parties retaillées pour créer un effet de tridimensionalité. L'un est un livre à feuilleter et lire, l'autre, un livre à ouvrir et regarder. Chacun a été conçu pour permettre une ouverture à 360 degrés, évoquant la forme des pétales d'une fleur, occupant ainsi, une fois ouvert, l'espace d'un objet vertical - comme une sculpture. "




Hervé Hostein, Tenir Parole, extraits, et autres textes

A l’’établi qui sommeille
Sous des copeaux de jour

Au silence fait bois
Entre les mains du temps

La lune ou la neige 
Apportent leur lumière

Ces paumes qui avaient faim
D’un peu de repos

De quelques mots à boire 
Ecartent la sciure

Quand l’oreille découvre
Au déclin de nos pas

Un cœur qui bat

 

Extrait du recueil « Tenir Parole », mars 2017

 

•••

 

Pour aller de cette librairie
Où les mots vivent et riment
Jusqu’à chez moi : il n’y a qu’un abîme

L’usine aux murs fardés
La boutique entrouverte... 
Mais de langues gommées...

Vieille église dont l’aiguille
Reprise du soir tombé
Un châle de neige

A l’albanaise qui tend la main
Aux yeux de la nuit
Tâchés sur son manteau

Le silence comme un gel
Tient tout cela ensemble :
Les maux, les lueurs et leurs cris

 

Extrait du recueil « Tenir Parole », mars 2017

 

•••

 

Un soleil poignant
Le temps passé, 
Poignards qui blessent
Quelque-chose de ce jour

Le silence d’écorces lépreuses
Fait sonner au faîte
De la lumière
Sa divine clochette

Pour envelopper
Dans l’ombre la fillette 
Qui d’infini
En infini se balance

Les fleurs et les arbres
S’écartent
Au passage des amours 
La pluie fait un détour

 

Extraits du recueil « Tenir Parole », mars 2017

 

•••

 

Les mains vides 
De ce dimanche

Et dans ce temps venu 
Sans horloge
Un rien dépose
Du silence

Le tic-tac
D’un ping-pong rieur 
A travers les meubles

La rivière qui passe
Par nos cœurs
En nous éclaboussant
D’oiseaux

 

Extraits du recueil « D’un jardin clos », juin 2016

 

•••

 

Entre les cils 
Blancs du soir
                Qui peinent
              à s’écarter
Et laissent passer l’hôte

Homme qui tombe 
Et se prête un chemin

Sous la herse ployant 
Que font les doux fanons 
De la pluie sur la mer

Les chevaux d’une bruine
                       Gris et salins
Qui couvent la montagne

Par la hêtraie
Fuyante
Aux arches de silence

A tout prendre 
Le Rouge
Le trésor

Je vais courir
Et perdre haleine
Vos maisons en sommeil
                               Les passer

Je ne suis pas d’ici

Extraits du recueil « Pour la forge d’hiver », 2013

 

 




Jean-Claude Pirotte et Didier Cros, les livres bilingues pour la jeunesse : Maya Angelou, Carson McCullers

Des recueils de poèmes bilingues pour initier intelligemment les bouts de chou à l’anglais ! C’est quoi l’intelligence? L’enseignante répond : ici, c’est une manière vivante et stimulante de réfléchir sur les langues du monde. Pas moins de deux premières autrices américaines y participent par leurs poèmes inédits. Leur point commun est la révolte l’une plutôt contre l’injustice, l’autre plutôt contre les a priori, mais toutes deux veulent un monde autre exempt de racisme ou de sexisme.

Maya Angelou

 

Maya Angelou écrit que « la vie ne me fait pas peur du tout ». Rien n’effraie cette afro-américaine qui connut ou fut victime de tant de discriminations : ni l’aboiement des dogues, ni les dragons de l’édredon, ni les mini-machos de l’école qui tirent ses cheveux… Pourquoi ? « I have got a magic charm/ that I keep up my sleeves/ I can walk the ocean floor/ and never have to breathe ».  Il lui suffit ainsi de s’évader par le rêve et l’imagination. En fin d’ouvrage, une bio de la poétesse rappelle sa lutte pour l’égalité des droits entre Noirs et Blancs auprès de Malcolm X, puis de Martin Luther King. Une façon d’inciter les enfants à lutter contre la ségrégation raciale.

Maya Angelou, Life doesn’t frighten me, La vie ne me fait pas peur,
illustration Géraldine Alibeu, traduction de Santiago Artozqui,
Seghers jeunesse bilingue, 15, 50€

Carson McCullers, Sweet as a pickle and clean as a pig/ Doux comme un cornichon
et propre comme un cochon
, illustrations de Rolf Gérard, traduction de Jacques
Demarcq, Seghers jeunesse bilingue, 15, 50€

Carson McCullers 

 

Carson McCullers au cœur festif dansera avec celui qui sera « doux comme un cornichon et propre comme un cochon » ! Si le pickle (cornichon) ne rime aucunement avec pig (cochon), le traducteur fait une prestation remarquée en créant des rimes. J.Demarcq impose un art de l’interprétation parfois simple (country jam devient « jambon de l’Ohio » ), parfois inventif (Kroochey et ses dérives sonores kazoochey, kaloochie, kazeen devient « Abracadabra, brocadabro, brocadabrou, cadabri ») and so on... Cette traduction juste (maintenir l’aspect délire des écrits) insère une part d’inventivité (trouver une équivalence de langue à des propos parfois imprévus : le « d » silencieux de Wednesday…). Elle enrichit l’ouvrage qui, outre une leçon d’anglais, propose subrepticement une leçon… de traduction. Façon discrète de saisir ce qu’est la communication entre des êtres parlant des langues différentes. 

 

De tels jeux de mots empreints d’une subtile adaptabilité traductive expliquent pourquoi J. Demarcq a obtenu le prix Nelly Sachs pour la traduction poétique de Tennessee Williams. Une biographie finale rappelle que Carson McCullers est une poétesse sensible aux « êtres inadaptés en quête d’amour et de bonheur ». Nul doute, le jeune lecteur - futur bilingue - sera « à la fête », at the fair.

 

••••••

Jean-Claude Pirotte, Il y a 

 

« Il y a » affirme le titre de cet ouvrage qu’on aimerait conjuguer à tous les temps passés et à venir. Il y avait. Il y aura. Comme si le temps présent d’un poète défunt, Jean-Claude Pirotte, échappait justement au temps. Comme si le poète s’inscrivait hors du temps. Ce désarroi de lecture dans le temps émerge de l’emploi du futur antérieur de l'ultime poème : « j’aurai franchi les paysages/ comme un oiseau dans ses voyages/ j’aurai connu la terre entière/ et j’aurai vu toutes les mers ». Sylvie Doizelet, compagne de cœur et d’esprit du poète, a rassemblé ici tout ce qui faisait de Pirotte précisément « Pirotte », c'est-à-dire 33 quatrains d’un « enfant contrarié » qui n’aimait pas « les câlins ». Laissons les souvenirs dits d’école, attardons-nous aujourd’hui sur ce qui les transcende en leur donnant sens. Tout d’abord la rencontre avec l’animal ou le prétendu sauvage : l’ourse qui vient parler au poète, la tortue prudente qui se déplace « dans les laitues », la coccinelle à la « robe pailletée de ciel », le moucheron qui voit « plus loin que les prophètes », les indiens Sioux enfin.

 

Jean-Claude Pirotte et Didier Cros, Il y a, Editions
Motus, Collection Pommes Pirates Papillons, 2016

A terme, il y a ce monde autre que secrète le pensée de Pirotte : un monde où « il n’y aura plus de saison/ chacune aura perdu sa chanson/ il neige et puis l’orage tonne/ le printemps vient pendant l’automne ». C’est pourquoi ancré dans un tel monde si fusionnel la lectrice - moi - cesse de lire, biffe la dictature de la chronologie (publié en 2014) pour écrire la présente notule, caresse le papier au grammage sensuel. Elle consulte les « images » de Didier Cros((Pirotte réfléchissait depuis plusieurs années sur le travail troublant de ce peintre.))qui sont les échos amis des quatrains, des peintures à mi-chemin entre le réel et le mystique. Et la lectrice se dit que ce poète au cœur rebelle a aimé et a été aimé.




YVES GASC, SOURCIER DE LUI-MÊME

1/ SONGE ET MENSONGE AVEC YVES GASC

 

Lors de sa mort en 1997, Robert Pinget((Robert Pinget par lui-même, en 1988 : « Né à Genève en 1919. Enfance magnifique en famille. Études classiques au collège, puis études de droit jusqu'au brevet d'avocat. Mobilisé en 39-45. Installé à Paris en 1946. Y travaille d’abord la peinture, puis reprend définitivement la littérature. Première publication d'Entre Fantoine et Agapa en 1951, suivie de nombreux romans, pièces de théâtre et de radio. Liste exhaustive page 4 du roman L’Ennemi, 1987, publié aux éditions de Minuit comme tous ses autres livres. A fait beaucoup de voyages, de conférences et de lectures dans les universités de quatre continents. En 1966, tout en gardant sa nationalité genevoise, a repris la nationalité française de son grand-père maternel et de son arrière-grand-père paternel. A bénéficié d'une place d’honneur au Festival d’Avignon 1987 et du Prix national des Lettres la même année. Travaille aujourd'hui de préférence en Touraine. »))laissait comme un point d’interrogation, ou une part de mystère, tant sa carrière, en marge de toute l’actualité facile, se présentait discrète, à l’image de sa renommée d’auteur dramatique. En revanche, aucun doute ne se levait, quant au fait qu’il reconnût Yves Gasc, acteur aux cent-trente-cinq rôles, le M. Songe((Robert Pinget est l’auteur d’une série de courts récits mettant en scène un certain monsieur Songe ; personnage créé en 1982 comme une sorte de faux double ; personnage récurrent de l’œuvre à l’origine d’un livre éponyme (1982), et donné depuis comme l’« auteur » de plusieurs petits volumes de carnets (le Harnais, Charrue, Du nerf).

Celui-ci est retraité. Il habite une villa en bord de mer, « non loin d’Agapa, petite station balnéaire pleine de monde l’été et très ennuyeuse l’hiver ». Il est à la fois un poète, un sentimental, un méditatif et un impulsif. Il a tendance à s’assoupir devant son café ou ses factures. N’est jamais là où il se trouve. A toujours confondu parler et écrire. Pour Robert Pinget, le recueil des histoires de monsieur Songe est à prendre comme un « divertissement ». Le plus subtil, drôle et mélancolique qui soit. Monsieur Songe, occupé à un jardinage existentiel, se pose de fréquentes questions philosophiques, dans la catégorie du devisement de bistro, en nettement plus profond et avec une prédilection pour la matière littéraire. Car Monsieur Songe écrit, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque c'est l’auteur.))idéal, soit l’un des principaux personnages, et le plus singulier à coup sûr de son œuvre. Dans une certaine mesure, l’adéquation parfaite, si rare, qu’on note entre la création d’un personnage et celui qui lui prête ses traits semble tenir de la magie. En portant à la scène Identité de Pinget, puis en montant et jouant, du même, Paralchimie, Yves Gasc avait choisi de camper Mortin, l’égocentrique et vétilleux ami de M. Songe. Pinget ignorait alors qu’aux cours de conversations révélatrices avec Gasc, dans sa maison de Touraine propice aux coups de sonde intimes, cette intuition fulgurante lui viendrait : le comédien qu’il appréciait certes et dont la carrière exemplaire était louée par lui se révélait, à sa surprise en imitant ses gestes, ses mimiques, son élocution supposée, une sorte de clone de son personnage-fétiche – ce Songe insaisissable dont il doutait qu’on puisse un jour lui prêter apparence et vie sur les planches. Or, Pinget sentait, voyait Gasc tout prêt à tenter la gageure, à matérialiser ce fantoche de papier né d’on ne sait quelle région ambiguë de son créateur.

 

Celui-ci est retraité. Il habite une villa en bord de mer, « non loin d’Agapa, petite station balnéaire pleine de monde l’été et très ennuyeuse l’hiver ». Il est à la fois un poète, un sentimental, un méditatif et un impulsif. Il a tendance à s’assoupir devant son café ou ses factures. N’est jamais là où il se trouve. A toujours confondu parler et écrire. Pour Robert Pinget, le recueil des histoires de monsieur Songe est à prendre comme un « divertissement ». Le plus subtil, drôle et mélancolique qui soit. Monsieur Songe, occupé à un jardinage existentiel, se pose de fréquentes questions philosophiques, dans la catégorie du devisement de bistro, en nettement plus profond et avec une prédilection pour la matière littéraire. Car Monsieur Songe écrit, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque c'est l’auteur.))idéal, soit l’un des principaux personnages, et le plus singulier à coup sûr de son œuvre. Dans une certaine mesure, l’adéquation parfaite, si rare, qu’on note entre la création d’un personnage et celui qui lui prête ses traits semble tenir de la magie. En portant à la scène Identité de Pinget, puis en montant et jouant, du même, Paralchimie, Yves Gasc avait choisi de camper Mortin, l’égocentrique et vétilleux ami de M. Songe. Pinget ignorait alors qu’aux cours de conversations révélatrices avec Gasc, dans sa maison de Touraine propice aux coups de sonde intimes, cette intuition fulgurante lui viendrait : le comédien qu’il appréciait certes et dont la carrière exemplaire était louée par lui se révélait, à sa surprise en imitant ses gestes, ses mimiques, son élocution supposée, une sorte de clone de son personnage-fétiche – ce Songe insaisissable dont il doutait qu’on puisse un jour lui prêter apparence et vie sur les planches. Or, Pinget sentait, voyait Gasc tout prêt à tenter la gageure, à matérialiser ce fantoche de papier né d’on ne sait quelle région ambiguë de son créateur.

 

Yves Gasc en 2014, dans La Visite
de la vieille dame, de Friedrich
Dürrenmatt. Photo Mirco Magliocca.

Gasc se mouvait, se matérialisait, rentrait dans la catégorie des automates de chair et d’os, tel que l’avait conçu Robert Pinget dans un de ces moments où la création d’un écrivain, devenu apprenti-sorcier, le dépasse par la portée de sa dérision, de son ridicule.

À coup sûr, Yves Gasc était rompu à toutes les métamorphoses grâce à la diversité des masques qu’il s’était prêté en allant du classique à l’avant-garde théâtrales. De plus, il poursuivait, parallèlement à son parcours d’acteur ; une carrière de scénographe, qu’il accompagnait de la publication de poèmes, d’adaptations diverses, de lectures en public d’auteurs souvent rares. Cette fois, l’admiration qu’il portait à Pinget l’aidait à mettre sur pied, pour le faire vivre en public, un Songe tiré de trois livres de l’auteur : Monsieur Songe (roman ; éd. de Minuit, 1982), Charrue (carnets ; éd. de Minuit, 1985), et Taches d’encre (carnets ; éd. de Minuit, 1997). Les passages choisis parmi les plus significatifs deviendraient sur les planches, Les Carnets de Monsieur Songe, une lecture-spectacle qui ne laisserait pas de surprendre les spectateurs, curieux du défi complexe qu’elle suggérait.

Avec Pinget, pas une minute de doute: nous sommes en plein dans le théâtre de l’absurde, malgré l’apparence logique, à l’abord, de la narration. Mais il s’agit là d’une absurdité qui, par sa prédilection pour on ne sait quel vide, peut devenir terrifiante. Cet absurde castrateur, Gasc est chargé de le véhiculer et si possible, sous nos yeux, de le concrétiser. En créant Songe, Pinget a-t-il voulu se donner un suppôt rejoignant les interrogations secrètes, enfouies jusque-là, de sa propre existence? Nous l’ignorons. De vrai, il ne cherche pas à nous suggérer que Songe est son double, épinglé comme hors de lui, à qui il prêterait ses tics et contrôlerait avec sa plume. Non. Pinget évite de tomber sous la dépendance de son antihéros, alors que Samuel Beckett est sous la sienne quand il crée Godot, que Ionesco, Arrabal, Gombrowicz ou Jean Tardieu se projettent dans leur caricature, comme le fait Renard avec Aupic et Vernet et que Marcel Jouhandeau, en inventant M. Godeau, son satanique suppôt, entend se décharger à la fois d’un sur-moi et d’un sans-moi par une tentation rejoignant le maléfice. Rien de tel chez Pinget. Son dessein, si bien saisi par Yves Gasc, est la volonté entière de laisser Songe à une sorte d’identité caricaturale, à ses velléités, ses limbes, ses radotages qu’il croit fondés, à une sagesse fabriquée, ainsi, qui ne vaut pas pipette. Pinget tient sans cesse en respect, en demeure d’empiéter sur sa propre individualité, ce bonhomme qu’il préfère vouer à l’irrespirable, plutôt que se risquer à le rapprocher de lui. Il le choisit mensonge, selon une assonance avec son nom, plutôt que révélateur (une seule seconde) de son géniteur. Tu es Songe, mensonge, et le resteras. L’ambiguïté autoritaire de Pinget trouve, chez Gasc, un traducteur si fidèle que devant nous le personnage devient presque tangible, sans perdre son inanité. Oh ! Songe se connaît bien pourtant, avec ses actes manqués, et se juge. N’avoue-t-il pas qu’il ne pense à rien, sûr que tout coup de théâtre en ce monde n’est que dans les mots, jamais dans notre vie ? Ne se sent-il pas le jouet absolu de son incapacité à tout ? C’est ce que lui souffle l’ami-témoin Motin, avec son autorité suffisante, en surprenant Songe (qui se veut écrivain, autre échec total) devant son manuscrit vide : « Énumère donc ce qu’il n’y a pas dans ton crâne. » Oui, Songe a voulu écrire, se dire peut-être, mais dire quoi ? Sa bonne reconnaît chez lui le goût des mots, en lui reprochant son « désamour des gens ». Mais écrire s’avère aussi un porte-à-faux dans son trajet terrestre. Bah ! de cette impuissance, de cette « outrecuidance » renoncée, la sagesse biscornue de Songe prend le dessus. Après tout, « on ne peut rien contre soi », a- t-il conclu, pas même fataliste, face à son manque d’inspiration.

Qui est Songe, pris dans l’immensité bigarrée de la comédie-humaine ? À l’approche, un pré-septuagénaire en retraite (probablement de l’Administration ; ça se flaire) tiré à quatre épingles, mise à part une touche « artiste » dans la coupe du veston. Il vit, non sans un certain confort, dans une villa de la Côté dont on devine le jardin fleuriste, comme les semis, tirés au cordeau. Songe fait mine de jardiner assidument, craignant la froidure pour ses végétaux, en coupant ses occupations d’une horométrie rigoureuse par des contestations ne manquant pas de cocasserie avec sa bonne. C’est un homme (mérite-t-il ce nom ?) qui ne tient que par le conventionnel, suivi à la lettre et une routine élue. Pinget n’a-t-il pas eu peur, un jour, en démontant pour nous ce vieux rentier vidé de moelle. Consentant soudain à se pencher sur le destin de Songe, son géniteur nous apparaît atterré, impossible même de prêter quelque drame, survenu en circonstance atténuante, à la vie de Songe, dont même le passé semble exempt de passion amoureuse, de douleur humaine, du moindre élan salvateur. Aucune responsabilité non plus, chez lui, vis-à-vis d’autrui. Pour le justifier aux yeux de la création, sans doute faudrait-il trouver la pièce qui manque à la machine. Lorsqu’il s’imagine mort, c’est au vide, pense-t-on, que s’adresse le retraité : « Tu me laisses finir comme ça ? » Cette interrogation au rien, c’est miracle qu’elle nous touche, en nous poussant à bord du vide, grâce au verbe sans reproche de Pinget transmis avec acuité par Yves Gasc, cet expert en ironie rentrée.

Le public, à l’audition de ces Carnets de Monsieur Songe rit beaucoup lorsqu’il entend l’acteur imiter les burlesques commentaires s’élevant autour du faux décès de M. Songe. À Paris comme à Genève, les spectateurs se sont raccrochés à ce que la lecture-spectacle de Gasc contient d’humour, de jeux de scène riches de drôlerie, même si, là encore, la férocité clairvoyante du comédien n’épargne pas la marionnette qui est Songe. Son jeu a su s’établir sur deux portées : il montre entière la vacuité vertigineuse de Songe et nous permet de le juger humainement. On peut considérer que Robert Pinget, lui, commence et se continue à la fois lorsque son personnage salue les spectateurs. Il cesse de nous inquiéter en finissant de démonter son « monstre », nous laissant un message sans chiffre, une porte sans serrure, en suspens sur le chemin desséché de quelle découverte impossible?, dont Gasc tente de raccorder, d’orchestrer, de remonter le fil. Pourtant la découverte doit bien se trouver là, au cœur du texte et du spectacle – à deux doigts de nous subjuguer par le truchement d’un interprète plus personnel et original qu’il n’a voulu qu’on le dise durant un demi-siècle de carrière. Yves Gasc colle au mensonge qu’est Songe, en complice d’un Pinget qu’il admire, avec la vérité de sa présence, de son sens des nuances sournoises et de sa voix, de son autorité enfin. Par- là, il nous rappelle comment il a su renouveler le Trissotin de Molière, durant près de deux cents représentations à la Comédie-Française, en faisant de ce bas-bleu l’incarnation même de la méchanceté, du parasitisme truqué et du mal tout court. En se déplaçant dans l’énigme Pinget, Gasc nous donne au moins une clé : celle du grand comédien qu’il est resté, par défi et besoin de vérité critique, à l’abri de tous les tapages de notre temps.

 

Yves Gasc dans L'Importance d'être constant, comédie d'Oscar Wilde, à Paris en 2006.

2/ YVES GASC, UN SOURCIER EN MIRAGES INTIMES

 

Dans sa poésie Yves Gasc, perpétuel sourcier de lui-même, sait, à merveille, opérer une osmose, on pourrait dire une synthèse, entre l’événement intime et la félicité qu’il peut tirer de la nature ambiante, reliée à lui par des fluides mystérieux. Si l’on peut le définir comme un romantique à part entière, mais lucide, définition qu’il assume souvent en véritable tunique de Nessus, il met au défi le monde de ne pas correspondre avec lui, dût-il prendre à parti la puissance qui l’accable avant de l’exalter à nouveau, en propriétaire d’on ne sait quelle foi secrète : De ma foi je fais mon enfer. Gasc, qui a pu se rêver hors souillure, ne cesse d’interroger, de humer son angoisse, de goûter sa liesse et d’approfondir jusqu’au vertige malheur et délices d’être là, bien vivant, apte à toujours supporter richesses et mauvais coups du destin : ce sont pour lui, avec son « amour du bien et du mal », des aguets et comme une disponibilité de chaque instant, à se pencher sur les strates et décombres encore vivaces de son moi. A le lire, on retient surtout une sourde, une innée exaltation, suivie d’un bien- être qui le confond lui-même, alors qu’il tient, par exemple, un œuf frais pondu dans sa paume : Quelqu’un nous tient-il ainsi dans sa main, avec cette douceur, au creux de l’univers ? D’indifférence, chez Gasc ? Point. À ce constant régime d’étude de soi, ne risque-t-il pas de faire sourde oreille aux grandes mutations, aux cataclysmes de notre planète, au malheur d’autrui enfin ? Les endosser, croit-il, n’est pas son rôle, si, malgré tout, il les passe au crible de sa sensibilité, en échos intérieurs s’ajoutant au malaise d’exister.

De recueil en recueil, Yves Gasc poursuit une destruction/reconstruction de soi jusque dans l’infime débris. Ce qui semble plus qu’évident lorsqu’on lit son dernier recueil en date, La lumière est dans le noir. Brûlé à vif aux fontaines du désir, et au feu de ce qu’il appelle « les passions contraires », que lui reste-t-il tout à coup, pantelant de désillusions et lassé même, sans doute, de toute douleur fructueuse, alors qu’il se sent presque comme un mort dans sa barque noire ? Quand il part pour le Sud lointain, Paris n’étant plus à ses yeux qu’un enfer parodique, Gasc souffre au point de ne plus réfuter la part de néant promise à tous les hommes, mais en humaniste. Ce grand lecteur de Hâfiz, de Al-Qâdr, cet amoureux des poètes d’Extrême-Orient et des deux Afriques n’accepte pas en son tréfonds, s’il sent leur morsure, que les chiennes sauvages lui lacèrent le cerveau. Royaume suprême à sauvegarder. Il attend sourdement mais intensément, sur la terrasse de sa maison marocaine d’Asilah, où il ne dénombre pourtant qu’absences d’appel, d’embrassement du devenir, en dépit de ce lieu recueilli où stagne la creuse attente du rien qui l’y cloue. Soudain, frémissement jusque dans l’inespoir le poète sait, en persuasion fulgurante, qu’il ne restera pas cette île que le temps oublie. Mais quoi ? Ce voyageur rendu, moulu, humilié par toutes les défaites du vivre, ce solitaire à bout de toutes les imprudences, les impudences peut-être, peut-il croire encore à l’intervention, à l’approche d’une présence bénéfique ?

Oui, puisqu’une voix magicienne, souterraine et comme jaillie de l’impossible qui devient possible, chante à son oreille que le beau mensonge de vivre toujours se confond avec la réalité qui nous garrotte. L’autre est là, palpable, même si cet autre lui fait souffler : Je reste assis au bord du secret – de toi-même. Ne nous a-t-il pas dit qu’il n’y a pas de vraie mort si un jour la main aimée vient tenir la nôtre ? Alors Tout sera dit tout sera bien, termine le poète. Comment ne pas songer au « tout est bien » final gidien ? La partie « Khâlil » du recueil La lumière est dans le noir, conte ce renouveau ensemble emporté et lucide.

Il est évident qu’Yves Gasc, faisant ainsi la nique aux poètes du rien, croit à la permanence, à la vérité, à l’éternité de l’art. Ce qu’il n’a cessé de démontrer au cours de sa longue carrière théâtrale, commencée chez Jean Vilar, poursuivie chez Barrault et parachevée au Français où il joua 180 fois le Trissotin des Femmes Savantes, après avoir abordé Genet, Albee, David Mamet, Ionesco, Pinget, Beckett, Gombrowicz, etc., tout en mettant plusieurs auteurs connus en scène. Que de fois, arrivé dans quelque capitale étrangère, en faussant compagnie à ses compagnons de tournée, à New York, au Japon ou à Moscou, ce lecteur insatiable s’est dirigé, souvent d’instinct, vers quelque librairie inconnue, où il savait dénicher l’oiseau rare. Il retournait, enthousiasmé par ses trouvailles, son sac craquant de livres et de brochures, pour ajouter dans la « campagne » qu’il possède dans le Berry un Mishima ignoré, ou un Essenine, un conte de Bohême oublié de Rilke, ou un Séféris, un Cernuda. Dès ses plus jeunes années, Yves Gasc a fait son havre, son panthéon avec – en dehors des poètes français qu’il connaît à fond, surréalistes compris – Borges le grand favori, Lorca, Ungaretti, Cavafy, et tant d’autres. Cet amour du verbe poétique, il l’a prouvé par de nombreux récitals, dans le cadre des revues Poésie 1 et Les Hommes sans Épaules, à la Maison de la Poésie, à la Sorbonne, en dehors des matinées très courues de la Comédie française, ou encore sur France-Culture. Il faut avoir entendu l’acteur- poète parler de ses prédilections et découvertes avec les Breton père et fils, ou Christophe Dauphin, vigilants témoins de la poésie de notre temps. Yves Gasc aurait pu être un de ces « amateurs » profonds, un de ces « honnêtes hommes », naturellement férus d’art, que vit fleurir la Renaissance.

Ses connaissances en roman n’étant pas moindres que sa culture en vers, on l’imagine, tandis qu’il parcourt l’univers avec les comédiens du T.N.P ou la troupe de Jean- Louis Barrault (plus tard ce seront les Sociétaires du Français) penché sur quelque bouquin révélateur dans un recoin de ces nouveaux chariots de Thespis que sont nos Boeing et T.G.V. Comment ne pas rêver ce jeu de scène ? Madeleine Renaud (ou Roger Mollien) s’inquiète à la ronde : « Mais où est donc passé le cher Yves ? » Barrault met un doigt sur ses lèvres, puis déclare : « Chut ! Vous le savez très bien. Yves Gasc se livre au vice impuni : IL LIT. »