Yves Gasc, L’Étoile et autres poèmes

 

PRÉFACE

Pour en finir une fois pour toutes avec soi-même, (mais n’est-ce pas impossible ?) rien de tel que de se mettre en prison. Toutes les peurs, toutes les sueurs nous assaillent. Des corps se dressent, détenus d’un moment, et meurent d’abandon ; des rêves asphyxiés reprennent souffle ; la passion nous encercle mieux que les murs. Tout le reste s’inscrit en graffiti plus ou moins conscients, tracés d’une main ENNEMIE.

À force de tourner autour de soi, on finit par se perdre. Restent les regards au dehors, qui se veulent fraternels, vers les autres, la vie qui décline si vite, comme le jour à son second versant.

La poésie est qu’un moyen de se perfectionner soi- même, en projetant vers l’avenir tout ce que le passé ne nous a pas permis d’appréhender.

Si la mort demeure inacceptable, c’est que tout désespoir n’est pas perdu et qu’en tout cas l’écriture, comme le rêve, est une seconde vie.

∗∗∗∗∗∗

L’ÉTOILE

Chaque jour meurt en moi l’étoile
Qui reprend vie avec la nuit
Je traverse les jours les mois
Avec cette clarté blessée
Et personne ne la voit.

Elle porte les espérances
De la lumière incorruptible
Brûlante étoile au frais de l’ombre
O lourde lampe de mes rêves
Dans la demeure de la mort.

 

BEAU MARBRE

Statue coulée dans le désir sans forme
Que mes mains ont rendue vivante

J’ai parcouru tes horizons polis
Tes frontières de marbre veiné de sang noir
J’ai réveillé tes lèvres d’une faim dormante
Tes yeux ont battu devant les merveilles
Ma bouche a couru sut tes ruisseaux d’ombre
J’ai bu ta vie à la source délivrée
J’ai fait couler en toi la rivière profonde
Et me suis couché sur tes eaux

Nos mains se sont rejointes affluents de la nuit
Nous avons roulé loin vers la mer
Et tu t’es brisé dans mes bras
Mon marbre en morceaux de beauté.

*

Ton corps a trop de plages nues
Pour y laisser du sable sec
Le reflux des vagues lamente
Sur le rivage illuminé
Le soleil que j’y déposai

Le sel sur ma mangue assoiffée
Brûle mon désir de te boire
Tu allonges toutes tes dunes
Sous les caresses qui te brisent

Toute la nuit je chercherai
Dans ta toison d’ombre fleurie
La perle où jaillira l’aurore.

 

*

Je pense à ce corps ainsi qu’à une fête de l’âme
Sorti des remous de la mer comme un désir vivant
Sorti des vagues de l’amour comme une meurtrissure
Bain d’écume offrant au soleil son insolence
Offrant aux regards le pouvoir de la torture
Je pense à ce corps ainsi qu’à un emblème
Ruisselant des onguents de la lumière
Couvert des crachats de la lune
Superbe de se voir érigé en statue de silence
Enlacé par le lien des soupirs
Cloué au poteau du vertige
Les veines vidées du plomb subtil.

Quand le temps sera revenu
Je poserai les mains sur toi
Tu vivras ailleurs qu’aux rivages
Oubliés des minces mémoires
Et tu me donneras la force de ton sang.

 

LA MORT PROMISE

Quand je n’aurai plus rien à donner
Quand je serai pauvre de mes refus
de mes erreurs de l’oubli de la vie
Quand toutes mes peaux seront tombées
lambeaux de mes incertitudes
Je serai nu devant la mort promise
enfant de mes découvertes
héritier de mes silences
fils d’une autre éternité

Quand tout sera dit à jamais
Gardez-moi un coin de terre
Pour y déposer mon secret
Lourd comme le poids du monde.

Mon nom sera perdu mon nom
Telle une pièce de monnaie
Qui a traversé tous les siècles
Et qui ne vaut plus rien
Comme un caillou qui a roulé
Du haut des collines fières

Et rebondit au désert
Dans les champs du labour futur
La graine ne poussera plus
Plus de fleur à sentir de visage à aimer
De nom à prononcer Mon nom
Plus d’écho de nos voix dans les vallons du rire
Plus de nos ricochets sur l’eau morte du temps
Mes Pères j’ai trahi votre belle espérance
Je me retrouve seul ancre rouillée au port
Je serai le dernier d’une chaîne qui lie
Vos espoirs mon destin votre vie et ma mort.

*

Depuis longtemps plus rien n’existe
Je vis une vie enfouie
Enterrées sous le sable d’hiver
Sous les pelletées quotidiennes de l’amour
Du mensonge monotone
Où sont donc les éclats du rire en rut
Les berceuses de l’attente
Les plaisirs de l’improbable
Maintenant plus rien n’existe
À peine un instant de repos
Et il faut repartir
Vers quel mur en faillite
Ou quelle porte sur le vide.

Ouvrir les mains
Pour que renaissent les sources.

*

Quand tu rentres le soir seul
Après une journée lourde de paroles
D’actes plus ou moins avortés
Avec ta solitude en bandoulière
Les yeux vides de ne rien voir de plus près
que ton chemin solitaire
Pousse la porte et regarde la chambre déserte
(Aucune lampe ne brûle pour consumer ta soif
Pour te dire que la lumière existe
Pas de musique pour t’entendre
Ni de poème où lire ta vie
Pas de rose où la femme geint
De glaïeul où s’érige l’homme)
Tu es seul et tu parles quand même
À quelqu’un qui n’existe pas
qui ne répondra jamaisqui se tait sur ta lâcheté ta paresse
ton besoin d’être seul et d’attendre malgré tout
une réponse à des questions que tu n’as pas posées
Est-ce Dieu dis-moi est-ce  Dieu qui parle
et pourtant n’existe pas
Est-ce une prière à la plus haute  Solitude 
                          qui soit
Tu as puni tes frères de ne pas te ressembler
de ne pas être toi-même une fois encore
Et mille fois encore d’être tes frères
Rien n’a été créé pour toi
Rien ne te renvoie plus au pouvoir
De dire : Solitude à quelqu’un qui aime
Et est aimé
Rien ne te lie à la chaîne des solitaires
Tout est brisé entre tous
Tout est séparation infinie éternelle
Tout est absence infinie éternelle
Ce qui grandit en ton corps diminué
C’est une mort fatale et solitaire.

 

VOIX FRATERNELLE

 

Je voudrais être une voix fraternelle
Que tout chante par cette voix
Mais les mots dévorent ma bouche
Le sang de la colère rougit sans moi
Les larmes gèlent sans moi
sur la joue de marbre des mères
Il se fait quelque chose quelque part
où je ne suis pas
Les arbres grandissent sans moi
gardien vigilant de la ville
La pluie fait ses confidences
mais je ne les entends pas
Tout coule flux perpétuel
et retourne à la source première
Et je reste sur la rive
à regarder dans l’eau qui dort
l’image de ma défaite
La terreur brûle sans moi
La mort a peut-être ma voix
mais logée dans une caverne
où personne n’entrera.

 

Poèmes extraits de Donjon de soi-même (1985). © Librairie-Galerie Racine. 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre
mais lente à couler comme l’huile labile
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres.
La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage.
À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même

Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à ton nom
ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés
le tronc abattu

comme une hache qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes            Déploie
tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle
un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
- lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (19 96). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre,
mais lente à couler comme l’huile labile 
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres. La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage. À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même
Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à
ton nom ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés

*

le tronc abattu

comme une hache
qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes
Déploie tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

 

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
-lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (1996). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

HAMAC

Île du bel été flottant sur l’eau des herbes
J’oublie en ton berceau les rumeurs du rivage

Ma vie est suspendue à ton balancement
Je sens couler vers moi les rivières de l’air

Je libère tous les oiseaux de ma poitrine -
Mes désirs envolés dans des vagues ailées-

Je remonte le cours des sources délivrées
L’ombre verte survit aux décombres du jour.

 

SEMENCES DE FEU

 

Soleil bougie
Lampe miroir
Tout te dénonce
À mon regard

 

*

Le corps dessiné de l’absence
Dans les draps inhabités
L’âtre éteint – cendres vivantes –
Tu renaîtras de l’attente

*

Jamais plus peut-être
Tes yeux clos
Sur le secret de ton âme
Abandonnée à mes mains

*

Tout est possible
Rien ne m’attache
À l’ombre de ta vie
Sur la mienne

*

J’ai rêvé que tu étais en vie
Ma mort seule
Te déliera de l’énigme
De n’être pas au monde

*

Dans tes bras
Je m’emplis de toi
J’expulse mon amour
Dans l’enclos de ton corps

*

Tête d’ange
Renversée
Le plaisir illumine
Tes yeux éteints

*

Être de l’instant
Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre
Être de l’instinct

 

*

La nuit partout
Je te suis où tu vas
Tu es en marche
Dans mon rêve immobile

Poèmes extraits de Travaux d’approche (1999). © Librairie-Galerie Racine.

 

La ville me cerne mais de si loin

Murs étroits lavés de soleil
Où glissent des ombres stériles

Le sang ne circule plus
Dans les veines de l’arbre

Dimanches bêtes où se promène
La fatigue Enfants en laisse

Cœurs plombés par l’ennui
Broyés par la machine

De si près de si loin s’infiltre un bruit d’ailleurs

Être de l’instant Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre Être de l’instinct

La nuit partout Je te suis où tu vas
Tu es en marche Dans mon rêve immobile

D’une mer aux vagues fortuites
Je suis une île que le temps oublie

*

Insupportable fatigue d’être soi
Ne plus se comprendre ne plus se surprendre
Je traverse le jour opaque où je me perds
Je demande à la vie ce qu’elle ne peut me donner
Et je refuse ce qu’elle m’offre : don désespéré
Objets précieux cachés sous le linceul de la lumière

Soudain la pluie tombe et je fuis la terrasse
Comme si cette eau ne pouvait baptiser
Un nouvel espoir une reconquête plus facile
De présents éparpillés vainement toutes les prières
Il y aura peut-être d’autres jours, quelques paroles
            défrichées

Chaque chose est à sa place et je reste immobile

*

Silence creusé au cœur du patio
Puis posé comme une pierre qui regarde les choses
Sans les voir
Au moindre écho d’un signe qui me parle
Tout s’anime en moi
Même l’immobilité de mon cœur
Arrêté de battre soudain

Ce silence-là ne laisse pas de traces
Sur le mur absorbé
Dans la contemplation réciproque du ciel
Le remuement énorme de la mer
S‘entend au loin pourtant
Telle une autre parole confuse
Un Verbe sacré
Inconnu dans la langue des vivants

 

CHERGUI

Le vent qui me pousse
Vers toi
Toujours plus avant
Le vent qui violent m’étreint
Comme le front tes bras
Une aurore encore plus ardente
Se lève en moi
Quand se dresse le vent
Rempart contre le ciel d’écume
Je deviens torche vivante
Élément du désir vibrant
J’ai sur les lèvres
Le goût des étoiles sans lumière
Je bruis comme les arbres
Je bouillonne comme la mer
Je deviens le vent lui-même
Qui souffle le feu
Dans les veines de ta vie

Poèmes extraits de La Lumière est dans le noir (2002). © Librairie-Galerie Racine.

 

Une ombre se profile
derrière l’écran du soleil

Est-ce toi ou moi-même
ou l’Autre ?

Dans l’incandescence du jour
la nuit se repose et blêmit

Si je t’aime
pourrai-je supporter ma mort ?

 

 

Le monde se construit dans l’homme que l’on tue.

Christophe Dauphin

Vois           le monde
expulse sa rage dans un souffle de mort

Nul oiseau ne répond à l’appel de la paix
les brebis ensanglantées ne paissent plus

Le berger clame au ciel sa prière amputée
aucun sursis pour les bourreaux

Écoute le fracas se dissout
par ma voix qui t’exauce

*

Ton bras dressé dessine
dans l’ombre une blancheur de songe

Oui je crois te voir mais je rêve
j’illumine d’or ton absence

De mots inventés je couvre ton corps
comme d’un linceul étoilé

Explorant plus bas que ton cœur
mes lèvres t’inspirent

*

Je me cache au creux de ton ombre
comme une œuvre en devenir

Tu es mon unique avenir
mon présent réconcilié

Ma preuve d’exister            ma chance
d’être encore parmi les morts

Solitaire déshabité
un vivant qui respire

Ma planète n’est pas la vôtre.

Henri Rode

Ils restent là accroupis sur leurs déchets
les mangeurs de merde aurifère
Inconnus à eux-mêmes ignorants de tout
attendant le solstice de mort
qui les foudroiera dans leur gloire
Tandis que leurs âmes fripées
rejoindront le désert de l’île
rendant le souffle aux bergers de la mer

*

Les rêves du désir poussent dans
la lumière            roses d’abîme

Ton corps n’est plus un souvenir mortel
mais la réelle offrande de la nuit

Je me souviens de tout du moindre éclat d’azur
et du pas doucereux de l’ombre qui s’avance

C’est dans la tombe ou dans le feu
que sera enfouie ou brûlée ma mémoire

 

Poèmes extraits de Soleil de minuit (2010). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

 

 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre,
mais lente à couler comme l’huile labile
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres. La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage. À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même
Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à
ton nom ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés

*

le tronc abattu

comme une hache
qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes
Déploie tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

 

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
-lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (1996). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

HAMAC

Île du bel été flottant sur l’eau des herbes
J’oublie en ton berceau les rumeurs du rivage

Ma vie est suspendue à ton balancement
Je sens couler vers moi les rivières de l’air

Je libère tous les oiseaux de ma poitrine -
Mes désirs envolés dans des vagues ailées-

Je remonte le cours des sources délivrées
L’ombre verte survit aux décombres du jour.

 

SEMENCES DE FEU

 

Soleil bougie
Lampe miroir
Tout te dénonce
À mon regard

 

*

Le corps dessiné de l’absence
Dans les draps inhabités
L’âtre éteint – cendres vivantes –
Tu renaîtras de l’attente

*

Jamais plus peut-être
Tes yeux clos
Sur le secret de ton âme
Abandonnée à mes mains

*

Tout est possible
Rien ne m’attache
À l’ombre de ta vie
Sur la mienne

*

J’ai rêvé que tu étais en vie
Ma mort seule
Te déliera de l’énigme
De n’être pas au monde

*

Dans tes bras
Je m’emplis de toi
J’expulse mon amour
Dans l’enclos de ton corps

*

Tête d’ange
Renversée
Le plaisir illumine
Tes yeux éteints

*

Être de l’instant
Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre
Être de l’instinct

 

*

La nuit partout
Je te suis où tu vas
Tu es en marche
Dans mon rêve immobile

Poèmes extraits de Travaux d’approche (1999). © Librairie-Galerie Racine.

 

La ville me cerne mais de si loin

Murs étroits lavés de soleil
Où glissent des ombres stériles

Le sang ne circule plus
Dans les veines de l’arbre

Dimanches bêtes où se promène
La fatigue Enfants en laisse

Cœurs plombés par l’ennui
Broyés par la machine

De si près de si loin s’infiltre un bruit d’ailleurs

Être de l’instant Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre Être de l’instinct

La nuit partout Je te suis où tu vas
Tu es en marche Dans mon rêve immobile

D’une mer aux vagues fortuites
Je suis une île que le temps oublie

*

Insupportable fatigue d’être soi
Ne plus se comprendre ne plus se surprendre
Je traverse le jour opaque où je me perds
Je demande à la vie ce qu’elle ne peut me donner
Et je refuse ce qu’elle m’offre : don désespéré
Objets précieux cachés sous le linceul de la lumière

Soudain la pluie tombe et je fuis la terrasse
Comme si cette eau ne pouvait baptiser
Un nouvel espoir une reconquête plus facile
De présents éparpillés vainement toutes les prières
Il y aura peut-être d’autres jours, quelques paroles
            défrichées

Chaque chose est à sa place et je reste immobile

*

Silence creusé au cœur du patio
Puis posé comme une pierre qui regarde les choses
Sans les voir
Au moindre écho d’un signe qui me parle
Tout s’anime en moi
Même l’immobilité de mon cœur
Arrêté de battre soudain

Ce silence-là ne laisse pas de traces
Sur le mur absorbé
Dans la contemplation réciproque du ciel
Le remuement énorme de la mer
S‘entend au loin pourtant
Telle une autre parole confuse
Un Verbe sacré
Inconnu dans la langue des vivants

 

CHERGUI

Le vent qui me pousse
Vers toi
Toujours plus avant
Le vent qui violent m’étreint
Comme le front tes bras
Une aurore encore plus ardente
Se lève en moi
Quand se dresse le vent
Rempart contre le ciel d’écume
Je deviens torche vivante
Élément du désir vibrant
J’ai sur les lèvres
Le goût des étoiles sans lumière
Je bruis comme les arbres
Je bouillonne comme la mer
Je deviens le vent lui-même
Qui souffle le feu
Dans les veines de ta vie

Poèmes extraits de La Lumière est dans le noir (2002). © Librairie-Galerie Racine.

 

Une ombre se profile
derrière l’écran du soleil

Est-ce toi ou moi-même
ou l’Autre ?

Dans l’incandescence du jour
la nuit se repose et blêmit

Si je t’aime
pourrai-je supporter ma mort ?

 

 

Le monde se construit dans l’homme que l’on tue.

Christophe Dauphin

Vois           le monde
expulse sa rage dans un souffle de mort

Nul oiseau ne répond à l’appel de la paix
les brebis ensanglantées ne paissent plus

Le berger clame au ciel sa prière amputée
aucun sursis pour les bourreaux

Écoute le fracas se dissout
par ma voix qui t’exauce

*

Ton bras dressé dessine
dans l’ombre une blancheur de songe

Oui je crois te voir mais je rêve
j’illumine d’or ton absence

De mots inventés je couvre ton corps
comme d’un linceul étoilé

Explorant plus bas que ton cœur
mes lèvres t’inspirent

*

Je me cache au creux de ton ombre
comme une œuvre en devenir

Tu es mon unique avenir
mon présent réconcilié

Ma preuve d’exister            ma chance
d’être encore parmi les morts

Solitaire déshabité
un vivant qui respire

Ma planète n’est pas la vôtre.

Henri Rode

Ils restent là accroupis sur leurs déchets
les mangeurs de merde aurifère
Inconnus à eux-mêmes ignorants de tout
attendant le solstice de mort
qui les foudroiera dans leur gloire
Tandis que leurs âmes fripées
rejoindront le désert de l’île
rendant le souffle aux bergers de la mer

*

Les rêves du désir poussent dans
la lumière            roses d’abîme

Ton corps n’est plus un souvenir mortel
mais la réelle offrande de la nuit

Je me souviens de tout du moindre éclat d’azur
et du pas doucereux de l’ombre qui s’avance

C’est dans la tombe ou dans le feu
que sera enfouie ou brûlée ma mémoire

 

Poèmes extraits de Soleil de minuit (2010). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

 

 




William Navarrete ‑poèmes suivis de considérations sur l’auto-traduction

traduction établie par l'auteur pour les trois premiers textes,
traduction de Dominique BOUDOU pour "Motels fermés"

 

Canto al pie de los Atlas

 

Yo no conozco la historia de estos hombres,

apenas sabría distinguirlos,

encapuchados o desnudos,

entre las nubes de eucalipto de sus baños

donde quedos escuchan al demiurgo de otros tiempos.

 

Yo no los reconozco

porque ignoro incluso si me hablan o me cantan

o me invitan a tomarles de la mano

como a veces se toman entre ellos

cuando la luz del día se confunde

con los faroles mortecinos de sus zocos.

 

Yo sólo siento que me fundo

lentamente, irresistiblemente,

detrás de sus miradas,

Donde se enconden los juegos y las danzas

Que cerca de las fuentes compartimos

Ajenos a los dogmas de los Libros.

 

Yo busco, paciente al pie de tantos muros,

que sus miradas prisioneras

y la mía de humilde ignorante de los Libros

apacigüen el fuego de los dogmas

se eleven por encima de los Atlas

para fundir con el brillo de otros tiempos,

las nieves que silencian nuestros cantos.

 

 

Chant au pied des Atlas

Je ne connais pas l'histoire de ces hommes,

je saurais à peine les distinguer,

encapuchonnés ou nus

entre les nuages d'eucalyptus de leurs bains

ou dans le bruit assourdissant de leurs places

écoutant dans la quiétude le démiurge d'autres temps.

 

Je ne les reconnais pas

car j'ignore même s'ils me parlent, s'ils me chantent,

ou s'ils m'invitent à les prendre par la main

comme ils le font parfois entre eux

lorsque la lumière du jour se confond

avec les réverbères languissants de leurs souks.

 

Je me sens en fusion

lente, irrésistible,

derrière leurs regards,

où s’éclipsent les jeux et les danses

que nous partagions près de la source

étrangers aux dogmes des Livres.

 

J'attends patiemment au pied de tant de murs,

que leurs regards prisonniers

et le mien, celui d'un humble ignorant des Livres,

apaisent le feu de tous les dogmes,

s'élèvent par-delà l’Atlas

pour faire fondre, sous l'éclat lointain d'un autre temps,

les neiges qui imposent le silence à nos chants.

 

 

 

Conversión añil de Majorelle

 

Ahora que el añil

es lámina argentada al filo de la noche

puedo pasearme a solas,

subir al cenador, volverme parra

o hechicera bunganvilla de lento vuelo

que cubra con pudor mis embelesos

y trepe hasta el alféizar de los dioses

para robarles el secreto del pigmento.

 

Debo ahuyentar las tardes tristes,

el plomo despiadado de Lorena,

ondear al viento las hojas verdes

de mis sueños de pérgola

que lamen las entrañas del desierto,

las albercas misteriosas de su alma,

danzas de agua escurridiza

filtrándose en el río de sus venas.

 

Tendré que complotar con el silencio

de la flor a la espera del insecto

atrapado en el redil de la enramada,

volver a ser el niño sigiloso

que teme le descubran las andanzas

para ascender ligero entre las ramas

hasta el azur ardiente de la llama

donde se abrasan todos mis deseos.

 

Ahora que el añil

es pacto clandestino con los dioses,

estampo mi silencio sobre el lienzo

reflejo baladí de mis denuedos

y dejo que veneren la memoria

en los cercos frondosos de mi huerto

donde obran el milagro y el destello

del azul floreciente del destierro.

 

Conversion indigo de Majorelle

 

Maintenant que l'indigo

est une lame argentée au fil de la nuit

je peux me promener seul,

monter sur la tonnelle, me transformer en berceau de treilles

ou en bougainvillier qui ensorcelle de son vol lent

et couvrir avec pudeur toutes mes ivresses

en rampant jusqu'à l'embrasure où se penchent les dieux

afin de dérober les secrets du pigment.

 

Je dois chasser la tristesse des après-midi,

le plomb impitoyable du ciel de la Lorraine,

faire ondoyer au vent les feuilles vertes

symbole de mes rêves de pergola

qui lèchent les entrailles du désert

et les bassins mystérieux de l’âme,

danses d'une eau furtive

se filtrant dans le fleuve de mes veines.

 

Je devrais comploter avec le silence

de la fleur qui attend l'insecte

prisonnier de la résille des branches,

pour redevenir l'enfant secret

qui craint qu'on découvre ses méfaits

et ainsi m'élever léger entre les tiges

jusqu'à l'azur ardent des flammes

où s'embrassent tous les désirs.

 

Maintenant que l'indigo

devient pacte clandestin avec les dieux

je dessine mon silence sur la toile,

humble reflet de mes efforts,

et je laisse ma mémoire vénérée

dans la haie luxuriante de mon verger

où œuvrent le miracle et l'étincelle

du bleu fleurissant de mon exil.

 

Encuentro galante en La Menara

 

Al llegar al jardín, amante de la noche,

desliza los cerrojos de la verja

que protegen la pureza de tu cuerpo.

 

Atraviesa el olivar, esclava de la danza,

sin detenerte en el tañido de las ramas,

arpas traicioneras que usurpan mi poder.

 

Rechaza las palmeras, novia ilusionada,

siluetas gráciles, esbelta insensatez del viento,

que no pueden competir con tus encantos.

 

Cierra los ojos al fulgor, amiga placentera,

de la corona de nieve de los montes,

espejismo caprichoso de las dunas.

 

Impulsa tus pies descalzos, sirvienta dócil,

hasta el pabellón que he levantado

donde antes pastaban las bestias.

 

Descorre las cortinas, gacela delicada,

y siente a la seda volverse burda

ante el contacto divino de tus manos.

 

Entra en el cuadrado, doncella ennoblecida,

de las delicias que ignoraba tu cuello,

arco certero en mi carcaj repleto.

 

Contempla desde el lecho, mujer efímera,

el estanque de purificadoras aguas

que borrará el pecado de mis ansias.

 

Húndete en sus fauces oscuras, princesa muerta,

ahoga en él tu llanto o el vulgar quejido,

y deja que despierte al alba, viudo de la noche.

 

Rencontre galante dans La Menara

 

En arrivant au jardin, maîtresse d'une nuit,

glisse les verrous de la grille

qui gardent la pureté de ton corps.

 

Traverse l'olivier, esclave de la danse,

sans remarquer l'air que jouent ses branches,

des harpes traîtresses qui usurpent mon pouvoir.

 

Repousse les palmiers, fiancée illusionnée,

ces silhouettes gracieuses, sveltesse insensée du vent,

qui ne peuvent rivaliser avec tes charmes.

 

Ferme les yeux, amie consentante,

à la couronne éclatante des monts enneigés,

mirage capricieux des dunes.

 

Élance tes pieds nus, servante docile,

jusqu'au pavillon que j'ai bâti

là où les bêtes paissaient jadis.

 

Écarte le rideau, gazelle délicate,

et sens la soie devenir grossière

au contact divin de tes mains.

 

Pénètre le carré, pucelle anoblie,

des délices que ton cou ignore,

l’arc adroit pour mon carquois rempli.

 

Contemple depuis le lit, femme éphémère,

le bassin d’eau purificatrice

qui effacera le pêché de mon désir.

 

Submerge-toi dans son gosier obscur, princesse morte,

noie dans ses eaux tes pleurs ou ton sanglot banal

et laisse-moi me réveiller à l'aube, veuf de la nuit.

 

 

Moteles cerrados

para María Ángeles Pérez López

 

en plena cacería de bisontes.

Anduvo solo el hombre.

Buscaba paz entre muchachas.

Sosiego en unos labios generosos.

En casa lo asedian mil dragones.

De pronto un motel de mala muerte.

Un neón rosado, una enseña vagabunda.

La firme convicción en el olvido.

El remedio contra el odio y la violencia.

La solución final, el desahogo.

El deseo quemándole por dentro.

El recuerdo del cuerpo de una hembra.

El cosquilleo feliz de aquella época.

El mismo bulevar, el mismo árbol.

Muros sin vida, luces apagadas.

Ni un solo coche en el aparcadero.

Las plantas secas, un mendigo en la negrura.

Letal silencio de una ciudad muerta.

Renuncia por decreto a los placeres.

Leyes morales que tejen la locura.

Un revólver tibio entre sus manos.

La puerta de su casa aborrecida.

La mueca de la esposa que lo espera.

Un tiro…, dos, en medio del silencio.

 

Motels fermés

 

L’homme est parti seul.

Il cherchait la paix parmi des filles.

Le repos sur des lèvres généreuses.

Chez lui mille dragons l’assiègent.

Soudain un motel miteux.

Un néon dépoli, une enseigne brinquebalante.

La certitude absolue de l’oubli.

Le remède contre la haine et la violence.

La solution extrême, le soulagement.

Le feu du désir au ventre.

Le souvenir du corps d’une femelle.

Le doux frisson de ce temps-là.

Le même boulevard, le même arbre.

Murs sans vie, lumières éteintes.

Pas la moindre voiture sur le parking.

Les plantes sèches, un mendiant dans l’obscurité.

Silence mortel d’une ville morte.

Il renonce par décret aux plaisirs.

Lois morales qui trament la folie.

Un revolver tiède entre ses mains.

La porte de sa maison honnie.

La grimace de l’épouse qui l’attend.

Un tir…, deux, au milieu du silence.

 

 

*

"Canto al pie de los Atlas", "Conversión añil de Majorelle", "Encuentro galante en La Menara" sont extraits du recueil bilingue  Lueurs voilées du Sud, Lumbres veladas del Sur, Oxybia éditions, 2018

 

Le poème "Moteles  cerrados" est tiré du recueil Animal en vilo, Universidad autonoma de Nuovo Leon - Ed. UANL, México, 2017

« Traduttore, traditore »

« Traduttore, traditore », tout le monde connaît la paronomase italienne qui signifie « traduire c’est trahir ». Combien de fois, en tant que traducteur, je me suis senti tenté de changer un mot ne serait-ce que parce qu’un autre pouvait sonner mieux à nos oreilles ! Combien de fois aussi, en tant qu’auteur, j’ai trouvé peu convaincante la traduction de certains passages de l’un de mes livres ! Non pas parce que le traducteur a été mauvais, mais simplement parce que parfois entre deux langues, et dans certaines situations, le « courant » ne passe pas. Dans la vie quotidienne à Cuba, mon pays d’origine, on utilise souvent un registre de langue argotique pour lequel on ne trouvera pas d’équivalent en français, et parfois même pas dans l’espagnol parlé dans la péninsule ibérique ou dans d’autres pays d’Amérique latine.

Mes derniers livres je les ai écrits directement en français. Cela fait plus de vingt-cinq ans que j’habite en France. Cependant, toutes ces années de pratique de la langue n’ont pas été d’une grande aide pour éviter les pièges dûs au fait de l’existence de très nombreux points en commun entre le français et l’espagnol. De ce fait, je crois que je me sentirai toujours plus à l’aise quand j’écris mes romans ou mes poèmes en espagnol, de la même façon que je me sens plus rassuré quand je rédige mes récits, voire mes essais, en français.

Toutefois, lorsque l’éditeur de mon dernier recueil de poésie a voulu publier mes poèmes dans une édition bilingue français-espagnol, j’ai opté pour établir moi-même la version française de mes propres vers déjà publiés, quelques années auparavant, en Espagne. Je ne pourrai pas affirmer que je me suis traduit moi-même, car on ne pourra jamais se traduire quand on est l’auteur d’un texte. Le texte, bien évidemment, nous appartient, et de ce fait on s’autorise toujours à faire des changements qu’un traducteur respectueux n’envisagerait jamais. Nous sommes constamment appelés à « améliorer » nos propres textes si nous avons l’occasion de le traduire dans une langue que l’on connaît.

Dans l’un des poèmes du recueil dont je parle, par exemple, inspiré par la présence de Paul Bowles au Maroc – où il a passé la plus grande partie de sa vie – j’ai écrit en espagnol :

Ahora se ha adentrado

en la noche azul eterno de las dunas

Si j’avais été un traducteur extérieur et que je devais traduire ces deux vers, j’aurais dû écrire :

Maintenant, il s’est aventuré

dans la nuit du bleu éternel des dunes …

Mais, quelque chose en tant qu’auteur me disait que « s’aventurer » n’était pas très beau en français et qu’on a du mal à admettre dans la langue de Molière que les dunes puissent devenir bleues pendant la nuit. Je me suis donc décidé à établir une autre version :

Maintenant, il s’est enfoncé dans le bleu

d’éternité des nuits du désert…

De telle façon que ce ne sont plus les « dunes », mais le « désert » qui devient d’un bleu éternel pendant la traversée nocturne de l’esprit de Paul Bowles.

Ce ne sont pas des licences poétiques, mais des licences tout court que seul l’auteur peut se permettre. Cette liberté, ne sera malheureusement pas possible lorsqu’on écrit dans une langue dans laquelle on ne se sentira pas à l’aise. Alors, nous n’aurons pas d’autre choix que de nous en remettre à ce fameux traditore évoqué par la paronomase italienne.

De la même façon que, dans l’une de ses nouvelles les plus géniales, Jorge Luis Borges avait décidé qu’un certain Paul Ménard était l’auteur du Quichotte parce qu’il l’avait recopié – Borges considérait que nous devenons les auteurs de toutes les œuvres que nous lisons car nous les réécrivons mentalement selon nos propres codes – je suis persuadé que chaque livre traduit dans une autre langue devient un autre livre. Et ceci, au point que si l’on perdait tous les exemplaires de ce livre dans sa langue d’origine, nous perdrions à jamais aussi les véritables intentions de l’auteur car aucune traduction ne serait capable de les transmettre dans leur intégralité.




Astrid Nischkauer : Poesie passieren & passieren lassen

Traduction par Anne Ortiz Talvaz((poèmes extraits du livre d'Astrid Nischkauer: Poesie passieren & passieren lassen (Gedichte Ausstellung Katalog. Köln: parasitenpresse, 2016)  avec la gracieuse autorisation de l'éditeur.))

 

 

einzelne weiße Blütenblätter
aus dem Nichts heraus
ein Hauch von Schnee

quelques pétales blancs
surgis de nulle part
un souffle de neige

 

 

ein Schutzengel wacht
über das schlafende Kind
hält die Schlange ab
von der Wiege
lässt keinen Herkules
aus ihm werden
sondern ihn unruhig
weiterschlafen

un ange gardien veille
sur l’enfant qui dort
éloigne le serpent
du berceau
ne le laisse pas
devenir un Hercule
mais le rend
au sommeil intranquille

 

 

 

war im Museum und
fand dort keinen Dichter
in höchster Konzentration
mit schmalen Lippen und
starrem Blick und auch
keine einzige der neunzehn
Szenen mit Kobolden
war zu sehen nur
Farbspiralen und ‐sphären
und ein einzelner Ventilator
der sich, von der Decke baumelnd
an langem Kabel, langsam
in weiten Kreisen drehte

j’étais au musée et
concentré au plus haut point
les lèvres compressées
et
n'y ai pas trouvé de
poète
le regard fixe et aussi
pas une seule des dix-neuf
scènes avec les kobolds
on ne voyait qu'en
des spirales et des sphères colorées
et un ventilateur isolé
attaché au plafond
par un long câble, qui lentement
décrivait de larges cercles

 

zart rankende
Topfgedanken
bei offenem Fenster
dem Licht entgege

doucement grimpantes
près de la fenêtre ouverte
des pensées en pots
à contre-jour




Georges de Rivas : La Beauté Eurydice (extraits inédits)

 

Orphée à Eurydice

 

Je t'ai reconnue, Eurydice vêtue de ta robe éthérée

A tes lèvres de rubis et tes joues d'aube empourprée

Comme l'enfant prodigue entend l'angélus des prés

Dans les trilles d'un oiseau accordés à un Agnus Dei

Je t'ai reconnue plus vivante que la Diane des nuées

A la pomme de tes joues qui tel un feu de Poméranie

Illuminait l'éther du poème au regard du Dieu Agni

 

Je t'ai reconnue promesse et présence d'altière poésie

En cette mer pourpre où frénésie ourlée de hautes lames

L'Amour versa ce vin d'or scellant l'union de nos âmes

A son vaisseau qui voguait au gré d'une sainte fantaisie !

 

Et d'une amphore où rêvait à fond de cale ce pur diadème

Dont tu fus parée, reine du ciel de cristal et grâce du poème

Tu arbores, amour à toute rive la couronne à la lumière d'or !

 

Ô femme aimée, mon totem tatoué au vélin de la louange

Nue- parure et fleur du ciel au phare de ton regard d'ange

Tu vis au dessus de cette fange où naissent les nénuphars

Et t'élèves plus haut, fleur de lotus qui veille sur les eaux !

 

Tu es pureté du corps et de l'esprit,  âme très limoneuse

Tu règnes, seule plante levée au dessus des eaux boueuses

 Eblouissante sortie du fleuve insomnieux de la Nuit

Lotus sur les marais, lotus et luth vibrant de beauté inouïe !

 

Je suis habité par ta haute présence, oriflamme de l'Absence

Tu es autel sacré à sa divine flamme où s'allume ma flamme

Et l'éclat de la lumière-amour, c'est dans la nuit de tes yeux

Que je l'ai vue, Soleil de Minuit réverbérant le silence des cieux !

 

Les augures de la Montagne d'or avaient prédit

L'amour sorcier ou l'amour fou et sa rose inédite

Semée pour ceux que le mystère a choisi d'aimer

La Rose de l' Eden exhumée des cendres de l'Oubli

Qui n'est pas née de l'écume ni du sein d'Aphrodite

 

Or voici que tu t'es endormie aux rives du futur

Voici que tu demeures rêvant parmi les limbes

Muse nimbée de neige et d'un cortège d'augures

Et mon cœur a suivi cette route pavée d'oracles

Où rendu aveugle par les rayons ardents de l'Amour

J'ai vogué hors du temps et je suis devenu Voyant

O puits du divin silence, quelle étoile guide ma nuit ?

 

C'est l'étoile de l'Amour d'où s'élève cette ode nuptiale

Car Alphée ne suis-je poursuivant la nymphe Aréthuse

En forêt de Symphale, mais Orphée en quête de sa Muse

Eurydice, nymphe des forêts et Dryade à la grâce royale

Et l'étoile où Apollon me plaça, otage de son divin refuge

A neigé plus de larmes qu'il n'en fût aux eaux du Déluge !

Colombe immaculée, mon amour, vole vers l'arche de Noë !

 

Ode tissée de haute lice, ma lyre aux volets d'une onde pure

Et ses visions vermeilles mieux que le violet en l'iris de Suse

Chante aux violons d'une langue dont ta voix d'ange est l'épure

Or Alphée ne suis-je chassant Aréthuse aux portes de Syracuse

Mais Orphée, appelant Eurydice, son épouse et éternelle Muse

Et j'ai rêvé d'une aile d'or qui m'emportait vers cet autel nuptial

Où sanctifié notre amour laissa trace de sa grâce immémoriale  

 

Noétique est la voix des amants élevée en cette nuit chaotique

Elle est celle de l'Âme du Monde qui tranche le nœud gordien

De ténèbres qui fermèrent leur ouïe au chant de l'ange gardien

Or j'ai trempé mes lèvres dans le fleuve aux ondes chamaniques

Et je bois à ces eaux lustrales où tu nageais, naïade talismanique !

 

John Roddam Spencer Stanhope - Orpheus and Eurydice on the Banks of the Styx

Eurydice

 

J'ai vu la Mort à face de carême, son visage blême aux yeux de marbre de Carrare qui descendait depuis l'Anneau d'Oort sur son carrosse macabre rempli de spectres glabres et blafards comme l'aura des lunes hivernales !

 

J'ai vu la Mort au crâne de céruse qui voguait sur son coursier aux crinières de cendres guidé par des candélabres nimbés de nuit, leurs sept yeux troués par les sept sceaux des ténèbres !

 

La Mort et son cortège de ruses, ravie jadis de voir la couronne d'épées au front du tyran de Syracuse

la mort qui laissait échapper de sa Bouche d'Ombre des myriades de voix de Cassandre

Et leur timbre strident de striges, pareil à l'effet torpide du curare, plongeait dans une profonde sidération les neuf Muses pétrifiées en leur haute Constellation !

 

J'ai vu la Mort en son apparat de ténèbres ouvrant leurs yeux d'or  trompeur et sans carat dans les cieux vides

la mort surgie sur son traîneau de plomb où traînaient des plumes de palombes calcinées et ses yeux de sabre marbré où pleuvaient des larmes de sang jaillies aux orbites nues des Pleureuses et des flocons de neige noire aux orbes de sphères sans mémoire !

 

Et sur la vaste ellipse d'un astre aux apsides anoxiées deux foyers vides comme des pupilles de mort en coma

Et d'autres astres troyens exorbités exhibant encore la poussière d'une apocalypse à leur chevelure de trichoma !

J'ai vu un cortège d' astéroïdes troyens  échevelées qui, propulsés par l'ire de titans resurgis,  hélitroyaient des tyrans aux masques de démons fomentant des séismes et des autodafés !

Et d'autres entités qui hantaient depuis la nuit des temps le seuil d'éternité où se cache la Beauté

Sombres divinités au service du Malin qui troublent les mânes des morts, telle la sorcière qui dans l'opéra Orlando Furioso vole les cendres de Merlin !

 

J'ai vu encore depuis la Voie lactée une route lointaine encombrée d'ombres pensives qui tenaient conseil avec le peuple des elfes et l'Esprit des forêts

Et tous appelaient depuis l'héliopause où s'initiait de très grands souffles oraculaires

Tous appelaient le retour d'Orphée, le poète inspiré par l' Ether !

 

J'ai vu une âme couleur fleur de pécher guidant la nuée de génies   et voyants qui pressaient le pis d'or vermeil d'une étoile naissante à peine sortie de sa couche embrasée.

Et veillant avec Hölderlin sur l'alphabet divin, Rimbaud chaussé des cothurnes de foudre qui dansait sur les feux des novas ayant trouvé  la langue divine où se révèlent toutes choses au monde

 

J'ai vu Rimbaud exhaussé aux portes du firmament, arborant la grâce de la beauté en son âme nimbée du lys blanc, et son cœur très ardent saisi par l'éclair du pur amour où embaumait la rose rouge qui l'appelait depuis la Terre !

 

Orphée

 

Ô Génie de Rimbaud, en tes abysses encore vertes fuyant l'ennui des villes et des salons littéraires au fond d'obscures Abyssinies

Enfant des froides Ardennes parti pour le golfe solaire d' Aden où tu rêvas dans ta solitude abyssale d'ange déchu à l'Eden que le siècle te déroba !

Et depuis ton trépas, tu es devenu, âme très rebelle, un enfant de Marseille que la Vierge sur les Hauteurs pleura deux fois à ton entrée dans le port

Car tu portais à tes membres le poids de ta ceinture d'or et dans ton cœur de Voyant, le rosier arborescent du chant éternel, la merveille des Voyelles ! 

Ô Poète, nous avons vu ta ferveur de comète incandescente muée en iceberg des nuées et neiger des larmes de glaciers à tes joues halées d'un rayon lumineux

et nous t'avons suivi génie aux semelles d'or sur la route embrasée du crépuscule cheminant vers l'étoile de l'Amour, lumière incréée où le Christ au sourire t'attendait !

 

Eurydice

 

J'ai vu près de la mort au regard irisé de marbre et aux pupilles  d'albâtre, la splendeur d'une lumière épousant le fleuve de la Voie lactée constellée d'un cortège d'âmes qui voguaient sur les violons de vents solaires

Leurs cordes stellaires vibraient au souffle du zéphyr, archet gréé d'un air très pur à nos paupières closes et notre ouïe enneigée !

 

Or la mort livide pareille au sang où infuse le curare contemplait muette le passage rituel de berceaux sidéraux nimbés de nobles idéaux où exultait le rire angélique d'enfants, tels les rayons du nouveau soleil levant  

La mort aux orbites trouées d'abîmes où couvait la braise d'un feu ancien, regardait, comme saisie d'hypnose l'Espérance du monde voguer vers la terre, en ces âmes d'enfants vêtues de leur tunique d'or, leur unique corps de lumière !

 

 

 

Récitants : Carolyne Cannella et Georges de Rivas




Yves Giry, Franchissement et autres poèmes

Franchissement

 

Au tour
Hauteur comme l’aube sans bruit
Atouts aux couleurs de la carte délirante
Celle qui affranchit le jeu
Sans nom
Dépassement des rôles
De la figuration

Allant tour à tour
A cloche pied
Du ciel à l’enfer
Dans l’échiquier de l’être
Le lanceur de palets
Se transforme
En alerte danseur

Détour
Dans le singulier du méandre
Là où le fleuve s’enhardit
Delta où les rives s’abandonnent
Inondant les rêves
La poésie lue
Par une jeune fille de quatorze ans
Renverse le miroir de nuages

Contour
Estampe emportée
Par le frisson des amants
Où êtes-vous dans la mémoire du sensible
Le regard en ombre portée
Se fixe à la lisière
En cette immobilité
Où se perçoit la geste
Des cœurs
La sensorialité excentrique
Aboie
S’ébroue
Boit
Broie
A bas bruit se brise sur le bord des embruns de brimborions brosser
en brindezingue broder de brumes bigarrées de béryl de blush bistrés
de zinzolin

Semence affranchie
En rhizomes égarés en mangrove
L’échappée belle

Retour
L’incomplet jamais
N’abolira le hasard
Un soir
Me souvenir de vous
Je le veux
J’habillerai le décor
En liseré
De liniments opalins
De bois de jade
De lapis lazulli
Et de poudre de cornes d’ornithorynque
Pour accoster dans une nuit
De blandices
Me souvenir de vous
Je le veux
Dans l’éphémère
D’une encre de chine
Ciselée dans la peau d’un homme
De passage

Détour
Filigrane
Centaure en chants
Des transes ancestrales
Dans le dépassement
De toutes les ivresses
De tous les excès
En ce franchissement
Vers l’inconnu de soi
L’extase aux mondes invisibles.

 

 

 

 

 

Mordre au travers

 

Elle s’aligne dans la baie d’Alang

Il signale dans la voie tactile

Sécrète le blanc dans le noir de l’échiquier

Encercle l’ordre

En une spirale de hasards

 

L’aurore des notes martèle l’éclat

Cordes à cordes échancrent la nudité du son

L’écorce de joie sans nom

Percute la fente envoutée du palais

De la femme sans tête

 

Rires en amorce

Ecorché du spectre encagé

Soudain tordre le mors

Barytonner l’oubli du verbe

La bouche annoncée sans bée

Cangue des plaisirs sertis

D’autrefois milieu céleste

 

En traverse des alizés délices

Le décor au-delà des baisers soudés

Touche l’obsolescence de l’être

 

Trancher jusqu’à la transe

Trancher la connaissance

Trancher la viande asséchée sans os

 

Sa bouche en boucle mendie

Mendiant de l’antre l’autre

L’ordre de l’éther ennemie

Ordre du je

Apostrophe

M’ordre à l’instant de soie

Mordre le profane

 

L’entrave au bois de jade

Au-devant de saillir la perte

S’expose en mouvement

En salivant la possibilité du désir

Ainsi que le goût de la langue.

 

 

Avancer au grand jour

 

Sept heure cinquante

Dix-neuf heure vingt huit

L’écoulement

 

Passage de l’Hombre inconnu

Clepsydre foudroyé

Le feu s’échappe

En eau de lave

Solidifié en homme

 

Dans le passage du temps

Rue Sauvage

D’icelle jadis

Hexagramme gravé en eau forte

Parcheminé en herbes folles

 

Pascal B.

Estampe la constellation mystique

En parieur théiste

Paria de machines à sou

Enconneur de tétra mantique

 

Labyrinthe

En nombres portés

Ancré dans les fluides imaginaires

Isolat en devenir de cité

Incarnation des désordres

Amoureux à venir

 

Dans la voussure du ciel tantrique

Arceau d’écritures vagabondes

De peintures maculées des agrégats de souffre

Poudrière plutonique

Granité de cendres et de lapilli

En pénombre jusqu’à l’azur

Masque enchâssant l’ombre

Vernissant la larme d’onguent d’ambre

 

La paupière décline le rêve

S’emploie dès l’aube

A répandre l’iris de lumière

En regard lustral.

 

 

 

 

Aphorismes aléatoires

 

Briser la nuque
Briquer l’anus

L’ange au sperme
A-t-il un sexe

Dis-moi qui tu entes
Je te dirai qui tu hais

L’oisiveté est mère de tous les fils

Tartare de quoi
L'ennui nuit
Le déshabillé lui
Nue la nuit
La lune le suit
Le sait elle
Laisse luire
En elle lui

Jouir oui

Miss c'est l'année à toutes les heures.

Je dessine un instant né de l'instantané.

O le visage de son cul

Son regard baigne le ciel

Si demain s’ouvre au pied de biche
N’oublions pas de serrer la pince à monseigneur
Avec effraction

Certains changent d’idées comme de chemises
D’autres échangent des idées contre des chemises
Il y a ceux qui ont de la suie dans leurs idées
I y a les sans
Les riens
Le tout.

Rappelez-moi certes je ne suis pas assez rien du tout.
Emprunt au petit Gérard.
Puisque c’est ce que je cherche qui est tout
Emprunt au grand M.B.

L’amant drague l’or
La dague en larme dort
Or l’âme ment
En la vague de bord
Enfin le dard en elle
Auréole leurs corps

L’âme amant dore
Pendant que la maman dort

En Polynésie
Je polliniserai
Les iles sous le vent

Le hasard s'oublie dans le jeu
Nous jouons la lisière

Col
Cracha
Le feu
In
Paris

Wake up

The Dream

Pli
De l'être
Chiquer
La lettre

Nuire
La nuit
Ouïr
L'uni
L'éclair
Cella

Je joue à la lisière
Je lis en loup
Je ris en fou
Je lisse la roue
Je tisse le goût

J'agis le bruit

J'entonne le primitif

J'aboie l'image
J'écris le feu

En colonne
En se séparant
La colonie
Affronte
Le colon
Aux ailes
Détachées
Grande alors
Est la mélancolie

Le pôle inique
Enterre
La peau à l’aine
A la fin
Apollinaire
En manquât

 

 




Elisa Pellacani : Book Secret, Book Seeds & autres trésors

C’est de véritables trésors à plus d'un titre que nous allons parler ici, en découvrant la série de livres que nous présentons. Ils sont beaux, pour commencer – abondamment illustrés : ils reproduisent, comme les catalogues qu'ils sont également, les œuvres exposées lors des différentes manifestations internationales organisées par Elisa Pellacani, à Barcelone et à Reggio Emilia, où sont présentés des « livres d'artistes ». Le plus récent  Book Secret, correspond à l'exposition de Barcelone en avril 2018,  dont j'ai vu la manifestation jumelle en Italie, en septembre de la même année,  dans le fastueux décor du Museo Civico de Reggio Emilia, où la salle des antiquités accueillait, comme un écrin prestigieux, ces créations précieuses.

Ils sont beaux aussi parce que leur construction en elle-même est un projet de parcours ludique, qui implique le lecteur dès la couverture :

celui de 2018 couvre à demi la très belle illustration de couverture sous une jaquette percée d'un médaillon qui la cache/révéle. On y lit une silhouette noire d’enfant/fœtus encore enroulé dans une spirale bleue, d’où surgissent aussi des représentants vivement colorés du monde animal et végétal.

J 'ai sous la main  Book seeds  - livre double de 2015 - qui se lit tête-bêche, ainsi que l'indique un mode d'emploi : chaque article est accompagné d'un renvoi à l'autre côté, reliant ainsi artistes/oeuvres exposées et techniques de fabrication, dans un parcours labyrinthique multipliant les possibles entrées dans ce qui devient – comme ce qu'il présente – un objet-livre-d'artiste – évoquant le labyrinthe de Borges, auteur cité au début du volume le plus récent, et qui nous amène à ajouter la citation suivante à la construction de l’ensemble, tant ces livres-catalogues dressent la possibilité de multi-univers :

 

"Qu’est-ce qu’un livre si nous ne l’ouvrons pas ? Un simple cube de papier et de cuir avec des feuilles ; mais si nous le lisons, il se passe quelque chose d’étrange, je crois qu’il change à chaque fois.

 

Chaque couverture apporte, par un détail, une information originale sur le contenu et constitue une proposition éditoriale séduisante : un œuf d'or (clin d’oeil au nombre d’or ?) sur la couverture de The New Book  (2012), un autre – Black out book, qui propose avec humour de « fare libri al buio, senza elettricità » - est quant à lui couvert par  une  illustration qui s'illumine de toute sa phosphorescence dans la nuit... Chacun est une vraie réussite artistique.

Book Secret, il libro d’artista, un mistero, édition trilingue, anglais, catalan, italien, Consulta Libri e progetti, 248 p. 25 euros. (edizioniconsulta@virgilio.it)

Book Seeds, small but powerful, édition trilingue, anglais, catalan, italien, Consulta Libri e progetti 2 x 224 p. 30 euros

Ces livres sont aussi riches de contenu : plusieurs illustrations de chaque œuvre présentée, fiche détaillée sur les artistes – qu'on soit ou non concerné par la création de livres d'artiste, on le devient à feuilleter ces ouvrages, tant les propositions poétiques sont variées. Et ceci d'autant plus facilement que chaque livre offre de façon détaillée diverses façons de procéder : pliages, découpages, collages, reliures, utilisation de matériaux divers... les auteurs dévoilent leurs techniques (la deuxième partie de Book Secrets s'intitule « NO SECRET ») à renfort de schémas ou de photos explicites.

A bien considérer l'ensemble, le projet éditorial d'Elisa Pellacani s'apparente beaucoup – avec humilité, avec ténacité, mais aussi beaucoup d'originalité - à celui  que fut l'Encyclopédie des Lumières dans le temps troublé qui précéda la Révolution : rassembler des connaissances et des techniques pour donner aux citoyens des outils de libération.

En effet, dans le domaine qu'elle investit, elle apporte à une communauté de lecteurs-citoyens la possibilité de découvrir l'art ET celle de créer eux-mêmes – comme elle le fait au cours des ateliers de création organisés  avec des publics différents, parfois en difficulté de handicap. C'est un projet profondément POETIQUE, à tout point de vue, et particulièrement si l'on se réfère à l'étymologie exacte du mot, ce  poiên qui désigne l'acte de fabrication, de création.

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Il s'agit, dans les livres d'Elisa Pellacani - comme dans toute son activité artistique -  d'une poésie qui puise à la source première de l’énigme et de la création : les séquences du « livre » de l'ADN lui-même (la spirale d’azur intriguant en couverture du livre), et son secret porteur de toute vie, reliant le particulier de chaque individu à l’universel, et à tous les possibles, comme peut le faire l’œuvre artistique, ainsi qu'elle le suggère dans la préface au dernier livre (toutes les préfaces de l'artiste méritent d'être lues - les livres sont plurilingues, chacun s'exprimant en son propre idiome – avec une traduction pour les lecteurs anglo, italo- ou hispanophones).

C'était aussi le propos des poèmes de Philip Diehn, « The Remaining Book », dans le volume  Book Seeds , illustrés de la photo d'un livre d'Elisa Pellacani, niché dans une noix d'argent (œuvre de 2015, qui sert aussi d'affiche à l'une des nombreuses manifestations de diffusion qu'organise Elisa Pellacani, en l'occurence l'exposition Donne che fanno libri), auxquels font écho, de l'autre côté du livre, l'article et les photos de Gwen Diehn, autour de la création de livres-graines avec l'invitation de nous y mettre aussi...

 

La quatrième de couverture de Book Secret cite un extrait de la Lettre à un jeune poète, d'Heinrich Heine, traduit dans les 3 langues du livre et que je re-propose ici en français, en guise de conclusion, et d'appel aux lecteurs à se procurer ces livres-à-rêver, et peut-être à-fabriquer, aussi, tant ils inspirent de désir de faire, et ressemblent à de petits manuels pour guider les premiers gestes créateurs :

 

"Je vous prie d'être patient avec tout ce qui dans votre cœur est encore irrésolu, et de tenter d'aimer les questions elles-mêmes comme des pièces closes et comme des livres écrits dans une langue fort étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant des réponses, qui ne sauraient vous être données : car vous ne seriez pas en mesure de les vivre. 




Portrait du poète en comédien : Hommage à Yves GASC

Yves Gasc est décédé jeudi 22 novembre 2018, à l’âge de 88 ans. Le comédien était immense, tout comme le metteur en scène. Le poète était à l’assaut de son propre donjon, comme l’a écrit Jean Breton, avec une vibration de cristal que rend un cœur authentique, qui résonne dans tous ses poèmes. Yves était enfin et surtout un très grand ami. Son dernier enregistrement, son ultime participation aux Hommes sans Épaules, aura été le livre–CD (avec les voix d’Yves Gasc, de Janine Magnan et de Philippe Valmont), Drôles de rires, Aphorismes, contes et fables, une anthologie de l’humour  de Alain Breton et Sébastien Colmagro. Retour sur l’itinéraire d’Yves Gasc.

La vocation de comédien se manifeste très tôt chez Yves Gasc (né le 21 mai 1930), encore proche de l’adolescence, lorsqu’il intègre le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, dans les classes de Jean Yonnel et Georges Le Roy. Il débute en 1950, changé en philosophe de L’Île de la raison de Marivaux, avec la compagnie l’Équipe. Trois ans plus tard, il adapte pour la scène, Le Cahier bleu, d’André Billy, puis en 57, gageure réussie, Mon Faust de Paul Valéry, qu’il joue avec Emmanuelle Riva, au théâtre Gramont. C’est ensuite, en 61,une autre tentative audacieuse : l’adaptation scénique des Vagues de Virginia Woolf, promesse à risque certes, mais enlevée du jeune Gasc. À l’âge de vingt-trois ans, Yves Gasc est engagé au Théâtre national populaire, en 1953, par Jean Vilar, qui le nomme par la suite responsable des soirées ou matinées poétiques et littéraires du Théâtre national de Chaillot, au Festival d’Avignon et en tournée. 

Plus tard, dans son premier livre de poèmes, L’Instable et l’instant (1974), Yves Gasc écrira le « Tombeau de Jean Vilar», pour lequel il nourrissait une forte amitié, admiration et reconnaissance : Homme tout droit comme une épée – Épée debout dans la terre – Beaucoup d’amour pas de prière – Un regard dur comme la pierre – Les yeux tournés vers le futur.

Yves Gasc se frotte à nouveau à la mise en scène et collabore fréquemment avec Laurent Terzieff. Il reste dix ans au TNP et y interprète : Ruy Blasde Victor Hugo, mise en scène Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot ; Lorenzacciod'Alfred de Musset, mise en scène de Gérard Philipe ; Macbethde William Shakespeare, TNP Festival d’Avignon ; L’Étourdi de Molière, mise en scène de Daniel Sorano, TNP Théâtre Montansier ; Les Femmes savantesde Molière ; Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; L’Avare de Molière ; Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène de Daniel Sorano, TNP Théâtre de Chaillot ; Henri IV de Luigi Pirandello, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon; Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; Ubu roi d’Alfred Jarry, TNP Théâtre de Chaillot ; L’École des femmes de Molière, mise en scène de Georges Wilson, TNP Théâtre de Chaillot ; Œdipe d’André Gide, mise en scène de Jean Vilar, TNP, Festival de Bordeaux ; Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; La Mort de Danton de Georg Büchner, mise en scène de Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot ; La Fête du cordonnier de Michel Vinaver d’après Thomas Dekker, mise en scène de Georges Wilson, TNP Théâtre de Chaillot ;Mère Courage  de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; Les Précieuses ridicules de Molière, mise en scène d’Yves Gasc, TNP Théâtre de Chaillot ; Erik XIV d’August Strindberg, mise en scène de Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot, Festival   d'Avignon ; Polyeucte de Corneille, mise en scène de Jean- François Rémi, Théâtre de l'Alliance française ; L’École de dressage de Francis Beaumont et John Fletcher, mise en scène d’Yves Gasc, Théâtre Récamier ; Dieu, empereur et paysan de Julius Hay, mise en scène de Georges Wilson, TNP Festival d’Avignon...

 

En 1961, il fonde une jeune compagnie et obtient avec La place royale de Corneille, jamais jouée depuis sa création en 1636, le prix de la mise en scène au Concours du Jeune Théâtre et le prix du Masque et la Plume pour la meilleure reprise classique de l’année. Puis après une longue tournée autour du monde avec Tartuffe de Molière, qu’il réalise et dont il interprète le rôle-titre, il entame une collaboration de plusieurs années avec Laurent Terzieff et joue Zoo story d’Edward Albee, Les Amis d’Arnold Wesker, Richard II de Shakespeare, avec Laurent Terzieff à l’Atelier, Le roi Lear, avec Jean Marais au théâtre antique de Vaison-la-Romaine, etc. Yves Gasc fait partie de la Compagnie Renaud-Barrault entre 1973 et 1977, y joue entre autres, l’Explicateur dans Christophe Colomb et le Roi dans la dernière journée du Soulier de satin de Paul Claudel, mais aussi Colin Higgins (Harold et Maud), Villiers de l’Isle Adam, Restif de la Bretonne...Yves Gasc comédien, c’est, comme l’a écrit Henri Rode : l’art du mentir-vrai. Yves ne cesse d’obéir au besoin, à la fièvre d’être toujours soi à travers même les personnages les plus imprévus. Yves Gasc écrit lui-même : « Dans le comédien demeure toujours un homme à la recherche de son identité. Il espère la retrouver à chaque nouveau rôle et s’épuise dans cette poursuite comme un mystique en quête de l’absolu ».

 

Yves Gasc et Laurent Terzieff en 1969 dans
Zoo Story de Edward Albee, au Théâtre du
Vieux Colombier.

En 1978, il est engagé par Pierre Dux à la Comédie- Française, dont il est nommé Sociétaire (il est le 470e sociétaire) quatre ans plus tard. Il travaille sous la direction de metteurs en scène aussi divers que J.-P. Roussilon, J.- Luc Boutté, J. Lassalle, J.-P. Vincent, G. Lavaudant, Jean- Louis Benoît, Roger Planchon...À la Comédie-Française, il anime ou interprète seul de nombreuses soirées littéraires et poétiques. il interprète le répertoire classique et contemporain, jouant entre autres dans : Mystère bouffe et fabulages de Dario Fo ; Oh les beaux jours de Samuel Beckett ; Dom Juan de Molière ; Les Trois Sœurs de Tchekhov ; La Folle de Chaillot de Jean Giraudoux ; Médée d’Euripide ; Marie Tudor de Victor Hugo ; L’École des femmes de Molière ; La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux  ; Le Balcon de Jean Genet ; Le Bourgeois gentilhomme de Molière ; Dialogues des carmélites de Georges Bernanos  ; Un mari d’Italo Svevo ; Antigone de Sophocle ; Caligula d’Albert Camus ; Le Faiseur d’Honoré de Balzac ; Occupe-toi d’Amélie de Georges Feydeau ; Moi d’Eugène Labiche ; Cinna de Corneille ; Le Mariage de Witold Gombrowicz ; Opéra savon de Magnin...Il met en scène à la Comédie-Française : Le Montreur d’Andrée Chedid ; Paralchimie de Robert Pinget, Le jour où Mary Shelley rencontra Charlotte Brontë d’Eduardo Manet ; Le Triomphe de l’amour de Marivaux ; Le Pain de ménage et Le Plaisir de rompre de Jules Renard ; Turcaret d’Alain- René Lesage ; Le Châle de David Mamet ; Le Fauteuil à bascule et L’Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune de Jean-Claude Brisville...Il quitte la troupe en décembre 1997 et est nommé Sociétaire Honoraire en janvier 1998, ce qui lui permet de rejouer à la Comédie-Française quand on le lui demande, mais aussi dans le Théâtre privé. On le verra par la suite dans le rôle du Trissotin des Femmes savantes, mis en scène par Simon Eine, (1998), le bossu dans Amorphe d’Ottenburg, de Jean Claude Grumberg, mis en scène par Jean Michel Ribes (1999), l’Ivrogne excentrique et grotesque, lançant ses billevesées et invectives à travers la dictature dans Le Mariage, de Gombrowicz, mis en scène par Jacques Rosner (2001), Salle Richelieu, en mère abusive, aux sentiments bourgeois fabriqués, de Jacques ou la soumission d’Eugène Ionesco ; dans les rôles de Stépane, domestique de Kapilotadov, et Pépev, marchand, dans Le Mariage, de Nikolaï Gogol, en 2010. Dans le privé, Yves Gasc a joué entre autres, Lord Augustus dans L’Éventail de Lady Windermere, d’Oscar Wilde, adapté par Pierre Laville ; le Juge dans Dix petits nègres, mis en scène par Bernard Murat ; Oh les beaux jours, de Beckett (Willie), mis en scène par Frédéric Wiseman au Vieux colombier et le Juge dans Romance, de David Mamet, adaptée et mise en scène par Pierre Laville au théâtre Tristan Bernard ; en 2006/07, dans L’importance d’être constant, d’Oscar Wilde, mise en scène par Pierre Laville, au Théâtre Antoine ; en 2009, dans Philadelphia story, mise en scène par Pierre Laville, au Théâtre Antoine ; en 2013, avec Guillaume Gallienne, dans Oblomov, la pièce que Volodia Serre a tiré du roman d'Ivan Aleksandrovitch Gontcharov ; en 2014, dans La Visite de la vieille dame, pièce de Friedrich Dürrenmatt, mise en scène de Christophe Lidon.

 

Yves Gasc en 1986, dans Le Balcon, de Jean
Genet. Photo : Despatin & Gobeli.

Parallèlement, au cinéma, Yves Gasc a joué dans six films, dont : 1976 : Des journées entières dans les arbres (1976) de Marguerite Duras ; Beau-père (1980) de Bertrand Tavernier ou Tous les matins du monde (1991)d’Alain Corneau. Pour la télévision, Yves Gasc a joué dans près de trente téléfilms, dont : Maupassant ou le procès d’un valet de chambre (1972) de Jean Pierre Marchand ; La Dernière carte ou la main de l’aube (1974) de Maurice Cravenne ; Les Poètes (1974) de Jean Pierre Prévost ; La Grande peur de 1789 (1974) de Michel Favart ; Le Front populaire (1976), de Claude Santelli ; L’Embrume (1979) de Josée Dayan ; Jacques le fataliste (1983) de Claude Santelli ou René Bousquet (2006) de Laurent Heynemann. 

De la Comédie-Française au théâtre privé, Yves Gasc a continué à mener sa carrière avec passion ; une passion qu’il ne conçoit pas sans poésie et à propos de laquelle il donnera un précieux « bréviaire » : Comme dans un miroir, conseils au jeune comédien (1983) ; car Yves Gasc est un poète. Il n’y a aucune contradiction entre le comédien et le poète. L’un s’est toujours nourri de l’autre et vice versa. Une chose est certaine, c’est qu’il soit sur scène ou dans la solitude du poète, Gasc n’a jamais triché. L’art du comédien est unanimement reconnu. Celui du poète le mérite tout autant. C’est en parallèle de cette très prenante carrière d’homme de théâtre, qu’Yves Gasc élève discrètement mais sûrement, une œuvre poétique singulière.

L’Instable et l’instant (1974) et Infimes débris (1980), sont les deux premiers jalons, au sein desquels le poète affirme la communion de la poésie et du lyrisme. D’emblée, l’inspiration ; Yves la puise au cœur même de la vie, de la poésie vécue, y compris charnellement, oniriquement : Je pense à ce corps ainsi qu’à une fête de l’âme – Sorti des remous de la mer comme un désir vivant. Suivra Donjon de soi-même (1985), premier recueil réellement abouti, dans lequel, à l’assaut de son propre donjon, si loin de lui-même, le poète rencontre la solitude et l’amour, comme le poète Jean Breton, qui est également son éditeur, l’écrit.

Il y a qu’Yves Gasc est lié à notre mouvance de la Poésie pour vivre depuis fort longtemps, étant l’ami de deux poètes importants du groupe des Hommes sans Épaules ; Henri Rode, tout d’abord, qui fut l’aîné de trois générations d’Hommes sans Épaules, et Patrice Cauda. C’est d’ailleurs par Henri, que j’ai rencontré Yves en 1993. Nous sommes devenus amis. J’admirais son immense talent de comédien, sa présence vraie sur scène et sa grande humilité aussi ; tout ce qu’il était également dans la vie comme dans son poème. Un ami fraternel, attentif et bienveillant. Nous nous écrivions, mais ce que je préférais, c’était bien sûr d’aller le voir jouer, Salle Richelieu, puis de le retrouver dans sa loge au Français, après le spectacle. La soirée finissait ensuite devant quelques bocks de bière dans des discussions à bâtons rompus. Parfois l’on pouvait croiser l’incomparable et extraordinaire et sympathique Jean-Pierre Marielle, la magnifique et fidèle Catherine Samie, le ténébreux et très secret Michael Lonsdale, Macha Méril la pétillante foudre de la vie, vodka en tête et bien d’autres comédiens. Yves Gasc, si discret sur lui-même et sur son travail ((Notre ami Henri Rode a bien raison d’écrire : « Yves Gasc, tant par l’écriture que sur les planches, n’a pas fini de nous séduire, en dépit même de la qualité qu’il place au plus haut niveau : la discrétion. »)), était considéré comme une sommité dans le milieu du théâtre, tant par les comédien(ne)s chevronné(e)s que par les débutants, les régisseurs...

Pour nous, Les Hommes sans Épaules, Yves était plus qu’un ami. Il était des nôtres, toujours présent et disponible pour participer à une lecture ou à un projet, qu’il soit ambitieux ou modeste par rapport à sa stature dont il ne jouait jamais. Des présences, mais aussi des absences liées à une tournée théâtrale, une répétition ou un moment de désespoir. Il vivait alors retranché en lui-même et retiré dans sa maison familiale dans le hameau de Château-Guillaume, rattaché à Lignac, dans l’Indre, à une cinquantaine de kilomètres de Châteauroux. Le hameau, ce qui n’était pas pour déplaire à Yves, tire son nom du constructeur de son imposant château, construit entre 1087 et 1112, Guillaume IX, le « duc Troubadour », chantre de l’amour courtois : Ferai chansonnette nouvelle - Avant qu'il vente, pleuve ou gèle - Madame m'éprouve, tente - De savoir combien je l'aime ; - Mais elle a beau chercher querelle, - Je ne renoncerai pas à son lien. Il y a aussi, que boulimique de travail et de projets, Yves Gasc était souvent en état de surmenage, voire d’épuisement (« La Comédie- Française est dévoreuse de temps et d’âme ! », in lettre du 1er mars 1996), comme en témoigne cet extrait, d’une lettre qu’il m’adressa en date du 28 août 2005 : « Je vous écris de la campagne où je prends quelques repos après deux années de travail intensif : j’ai joué 350 fois Les dix petits nègres d’Agatha Christie, neuf mois à Paris, six en tournée. Le spectacle, et le rôle, étaient si lourds, si épuisants à tenir que je me suis terré dans le silence, que la mort d’Henri n’a fait qu’appesantir. Je ne suis même pas allé au Maroc cette année, car je me sentais détaché de tout, incapable de porter, de communiquer avec personne. De plus – est-ce la fatigue, un léger état dépressif ? – toute source poétique semble en moi tarie, comme si je n’avais plus rien à dire. Rien ne m’inspire, tout m’éloigne de tout. » Dans cette lettre, Yves fait allusion à la disparition de notre cher Henri Rode, le 19 avril 2004, à l’âge de quatre-vingts ans ; et aussi au Maroc, pays qui comptait beaucoup pour lui. Il s’y rendait tous les ans et avait acheté une maison à Asilah, ville située sur la côte atlantique du Maroc, à quarante kilomètres au sud de Tanger. Yves avait pu ainsi m’écrire, en date du 14 juillet 2000 : « Plus que deux représentations des Femmes savantes et je partirai pour Angers où nous allons recréer Cinna de Corneille, avant de m’envoler, avec les ailes les plus légères qui soient, pour mon cher Maroc. » Si Yves Gasc est « partout ailleurs » ; il n’est « jamais loin d’ici.

Il y a que Yves, dans sa vie, comme dans son poème, ne s’habitue pas à cette machine debout, hésitante, parfois lâche, toute bourrée d’organes – O mes mots - Guérissez – Mes maux. Occasion de vanter les charmes de la mémoire secrète, presque toujours dans des décors de ville.

Yves Gasc en 2013, avec Guillaume
Galienne, dans Oblomov.

Vue d’Asilah (Maroc) et deux peintures
murales du centre-ville. Photographies
d’Yves Gasc (1999/2000). D. R.

Yves Gasc en 2014, dans La Visite de la vieille dame,
de Friedrich Dürrenmatt. Photo Mirco Magliocca.

Mais, poursuit Jean Breton, à propos de Donjon de soi-même((Le titre provient d’un vers du poète anglais John Milton : La plus dure des prisons : le donjon de soi-même.)), le poète évoque aussi la Nuit comme la seule patrie libre, celle du sommeil et des songes, et les nuits des « corps sans noms » où « caresser les fruits de fortune », ou l’être élu par le solitaire. Cela va jusqu’au rêve de fusion totale dans l’ultime étreinte. Ici, la quête d’amour se corse d’une aventure intérieure, d’une recherche de sa propre identité. Mais en même temps, le plaisir fait fête, agite et insulte le funèbre : désir d’être nu « devant la mort promise ». Jean Breton note qu’Yves Gasc reste « en arrière-fond une sorte de « classique » épuré. » Le poète, écrivain et critique Robert Sabatier écrit, quant à lui : « Si le poème est nouveau, la structure est d’un classicisme atténué, l’assonance apportant sa plus douce musique. Ils’agit d’interrogations, d’émotions à l’état brut et l’on devine l’homme dans chaque poème. C’est fortement ressenti et communiqué.» Plus tard, Robert Sabatier ajoutera : « À la rencontre de la solitude, de la nuit des songes, de son identité, interrogeant son devenir comme sa mémoire, Yves Gasc cherche dans sa propre prison des raisons de vivre malgré la peur du temps qui court et entraîne vers la mort.» À propos de cette notion de « classique », qui l’agaçait quelque peu, Yves put m’écrire, en date du 11 septembre 1966 : « Si à chaque nouveau recueil, je me sens comme un débutant, grâce à une lecture aussi fraternelle que la vôtre, si intimement liée à mes fibres charnelles, quoique nous ne partagions pas sur ce plan les mêmes goûts, j’ai le courage de continuer à m’exprimer, à sortir de moi tout ce que le théâtre ne m’a pas permis et presque interdit de dire. J’apprécie particulièrement que vous me jugiez iconoclaste. C’est si vrai, alors même que l’étiquette de « classique » m’a été si souvent collée sur le visage (idem au théâtre). Bref, je vous remercie de tout cœur de m’avoir si bien compris et si bien lu. Lettres et articles ont été les rayons de soleil dont j’avais besoin en retrouvant Paris, le travail et l’angoisse du quotidien. » En fait, pour Yves Gasc, le « moderne » n’est pas lié à une mode langagière, mais à une qualité de secret qu’on laisse entrevoir. Cette vibration de cristal que rend un cœur authentique résonne ici : Et mes rêves figurent partout ma naissance – Et l’aube me dépose au rivage nouveau. L’écriture d’Yves Gasc est limpide, ses images soigneusement ciselées nous portent, en nous-mêmes, au cœur de l’être : Corps sans nom dans mes nuits de misère –Dans mes nuits de hasard vous brillez inconnus.

Après avoir donné Donjon de soi-même, Yves Gasc éprouva le besoin de revenir à un genre qu’il affectionnait particulièrement, le haïku(( Le haïku est un court poème, né au Japon à la fin du XVIIe siècle. En Occident, il s’écrit principalement sur trois lignes selon le rythme court / long / court : 5 / 7 / 5 syllabes dans sa forme classique.)), en publiant, L’Eaublier, 99 haïku.Eaublier est un mot inventé par le poète : aubier + eau + oubli, et comme un jeu parallèle au mot sablier :Goutte à goutte – Dans l’eaublier – Tombent les jours. Ici, nous dit Yves, chaque poème s’inscrit dans le déroulement des quatre saisons, à travers la nature, l’amour et la mort : Je t’aime debout – Arbre dépouillé – Reverdi de caresses. Ces haïku sont des impressions ou des aphorismes d’une écriture légère, mais non sans gravité (Quand on fait le tour– De la douleur on se retrouve – Au centre de soi-même), des pensées qui nous viennent dans la solitude, ou des visions saisies par la fenêtre de l’intime : L’œil et le cœur –Plus court chemin – D’un être à l’autre.

Le Jardin des désirs obscurs (1991) prolonge la réflexion créatrice de Gasc, mais en prose cette fois, avec une note prononcée d’humour et une surprenante ambiguïté. Nous retrouvons dans ces nouvelles les thèmes favoris de l’auteur : l’imprévisible, l’insolite, le désir, la vérité, l’enfance, l’amour, la mort, la solitude, l’individu sous toutes ses coutures. Avec ces nouvelles, comme l’écrit Henri Rode, c’est l’itinéraire de sa vie qu’Yves Gasc recompose, depuis les secrets de l’enfance jusqu’au jour inéluctable où nous devons franchir «la douane » du grand silence. Entre-temps, sa plume avisée, fine, parfois trempée d’humour frondeur, détectrice des mobiles humains les plus singuliers (« Le Village interdit », « Sister Dolorosa », « Le dernier jour de Pompeius »), nous conduit dans maintes situations – drame et cocasserie alternant – dont l’imprévisible tend au même but : nous révéler le désir profond sous les actes des personnages. L’humanité qui défile dans les récits d’Yves Gasc est le fruit de ses observations, de ses rencontres, de son insatiable curiosité. Le résultat ? Un recueil plein de la science des êtres, tout aussi intériorisé qu’ouvert sur les imprévus de la vie, ses pièges. En le lisant, poursuit Henri Rode, comme on se sent loin de ces livres d’acteurs, qui ne sont souvent qu’une fabrication plus ou moins bien faite. Le Jardin des désirs obscurs révèle en Gasc un auteur authentique, dont l’expérience de la scène a enrichi l’art personnel.

Fenêtre aveugle, suivi d’Esquisse d'un soleil (1996) qui marque le retour au poème, après la parution des nouvelles du Jardin des désirs obscurs, me paraît être le deuxième recueil important d’Yves Gasc. On ne peut en douter : le comédien réputé qu’est Yves Gasc se révèle aussi comme un poète de la vérité humaine dans toutes ses nuances : Ferai-je un rempart de ma solitude – En ferai-je un tombeau – J’ai peur de ma propre présence – comme d’un ennemi inconnu. Si la tentation est grande de qualifier son écriture de «classique», ne serait-ce que par son itinéraire et/ou sa forme, il suffit de le lire attentivement, de s’imbiber de son univers, pour s’apercevoir que cette étiquette tombe d’elle-même et peut-être changée en celle d’un poète iconoclaste, un poète de la liberté de vivre et d’aimer (Je ne suis le prêtre d’aucune religion – sinon celle qui me voue au voyage), comme il vous plait, dans les dédales du désir ; un inlassable interrogateur du quotidien, mais vu de l’intérieur, fracturant la blessure fermée du nom de solitude. En cela, Yves Gasc est résolument moderne et sa poésie permet de sortir de soi, de s’exprimer en bravant les interdits : Qui parle encore de sagesse ? – Je n’ai plus peur d’être vivant, - J’offre mon ombre à la nuit claire. Elle est intimement liée aux fibres charnelles du poète, qui est également un poète de l’amour (Si je t’aime – pourrai-je supporter ma mort ?), tour à tour sentiment, sensuel et charnel, ou le tout dans le même laps de temps : Écartèle mon désir – Puis affute ton couteau – Tranche ma langue –Fais saigner nos cris – Tranche ma vie. Le feu monte et embrase tout, avant que ne vienne le moment de la haute solitude, de l’attente ou même de l’abandon : mon beau désespoir – Et le silence qui suit l’absence – le – silence ; autres thèmes et hantises omniprésents, obsédants, chez Yves Gasc : L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri –Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent...-La porte qui se referme est une douleur – Ton sourire qui s’éteint est une douleur – Mais toi parti ma solitude est grande – Tu es le géant qui l’habite. Il en va ainsi de cette Fenêtre aveugle, et tout autant d’un recueil tel que Khalil (Traduis-moi la musique de ton corps, fais-la chanter...), publié, non pas sous le manteau, mais sous le pseudonyme de Yûsef Ghazâl, car faisant allusion à ce qu’Yves Gasc appelait les « amours interdits » : parmi le monde assagi des vivants – dans le cercle assiégé des maudits. Voilà en quel terme, Henri Rode présente Yûsef Ghâzal et son Kahlîl((Le prénom Khalîl signifie en arabe « ami intime ».)):  D’Hâfez, les vers Yûsef Ghâzal ont la grâce et la résonnance à la fois brûlante et aérienne. Mais trop facile serait de le situer parmi les grands de la poésie musulmane. En appuyant sur la touche d’un amour idéalisé, conçu pour un jeune homme, Ghâzal n’oublie pas qu’il reste un contemporain. Sa passion le dépasse et en même temps le voue à une lucidité brûlée, toujours éminemment poétique. Ce recueil est un bréviaire de la révélation amoureuse, jusque dans le détail, un refuge où la grâce de l’amour vient illuminer l’auteur, mais aussi un avertisseur : autour de la passion installée, fluide magique inondant le poète, il y a le monde qu’on interroge, le sentiment du temps qui passe, de l’éphémère de ce qui nous est donné en regard de l’éternité. Ghâzal boit au filtre, tel un nouveau Tristan, mais il sait que les heures nous sont comptées, que les trahisons de la vie font armée contre tout ce qui nous surélève. N’importe.  Cette vingtaine de poèmes, tous du ton le plus juste et surtout inspirés, nous prêtent à rêver. Nous devenions la passion de l’auteur, lui, et l’être qu’il désire. Et là, saluons la qualité de l’art de Yûsef Ghâzal((Le ghazal (parole amoureuse) est genre de poème, florissant en Perse au XIIIe siècle et XIVe siècle, composé de plusieurs distiques et chantant l'amour de l'être aimé. Le ghazal obéit à des règles de composition strictes : chaque distique est composé de deux vers d'égale longueur, le second vers se termine par un mot ou groupe de mot identique dans chaque distique (le refrain), mot que l'on retrouve par ailleurs à la fin du premier vers du ghazal. En général, le dernier distique doit contenir une allusion ou une invocation à l'auteur du poème.)): il nous fait croire que notre terre pleine de vindicte et de fureur est aussi celle de l’extase sublime. Aime et tu renaîtras. »

L’écrivain Claude Mauriac salue les poèmes d’amour d’Yves Gasc, « graves et beaux. » Le poète belge André Miguel évoque « un poète remarquable par son sens de la rigueur, du secret, par son étrange mémoire citadine et par sa fascination de la nuit. Partout chez Gasc vibre la force de l’amour, qui déborde, dépasse le doute et l’absurde du vivre pour rejoindre l’aurore du monde. » Il y a que l’amour règne dans le poème Gasc, de L’Instable et l’instant, 1974 (T’aimer pour ta liberté – Et t’aimer pour mon malheur) en passant par Khalil (1995), et ce, jusqu’à l’ultime Soleil de minuit (2010), livre qui donne la parole au vertige amoureux et « ses vagues unanimes » pour « ranimer la lumière » : Que les ténèbres envahissent mon regard – Que le sommeil pèse de tout son poids – sur mes paupières et m’ensevelisse – à jamais pour ne plus vivre à genoux sans amour. De Soleil de minuit, Yves Gasc nous dit : « Les poèmes m’ont été donnés naturellement, commencés durant l’été douloureux d’une séparation (qui, prolongée, devenait difficile à supporter), due au hasard, à ce qu’un homme nomme le destin, les contingences de la vie, en fait. Ces poèmes parlent d’un amour qu’on appelle «marginal», alors qu’il est involontaire, non un choix délibéré, le « seul cri de la vie » qu’il m’ait été donné de pousser. Heureusement, j’ai d’illustres devanciers : Les Sonnets de Shakespeare à un inconnu, ceux de Michel Ange à Tommaso Cavalieri. Je n’aurais pas l’audace de me comparer à eux, mais ils ont été de précieux guides, ne serait-ce que par leur explicite aveu. »

Poète de l’amour, Yves Gasc n’est en fait que cela. Le thème est omniprésent et résonne dans tous ses livres, sous la forme d’une rare sensualité, qui peut aussi bien devenir Éros torride, lumière brûlante de vie et de douleur : je ne sens que le froid du couteau qui me blesse. Car, aimer, en dépit du message des « faux prophètes de la mort », est la seule merveille contre l’heure exténuée, la seule loi fondée sur le butin des étreintes, et une puissance apte à conjurer même la honte maternelle. Gasc ne triche pas, ne nous ménage pas, ne s’épargne ni ne cache rien. Son écriture y gagne en vérité comme en force, alors que la chair se multiplie – sous les doigts du rêveur – songeant au corps aimé. Définition de l’amour, inventaire de l’être sans masque, dans Fenêtre aveugle et ses autres livres, Gasc sait à la fois nous parler et nous impliquer de façon intime : expulser l’âme de l’autre équivaut à se vomir soi-même ; tendre les bras vers ce corps puis l’attirer contre soi, oblige à nous mêler à lui, nous fondre douloureusement dans la beauté. 

Avec Travaux d’approche (1999), qu’Yves me demanda de préfacer, le poète ne découvre pas la nature, bien présente dans son œuvre, souveraine, mais approfondit sa relation aux éléments, aux sens, à tous les sens. Le poète épouse le cosmos, guidé par l’évidence qu’il existe également en lui ; qu’il est tout son être profond. Si Rien n’arrêtera le ruisseau, c’est que L’eau coulant dans nos veines, nous entrons ainsi dans sa peau, alors que La mort est au pied du lit, là, parmi la feuillée. L’air que l’on respire est déjà celui qui se dissipe à l’horizon en fuite. Le feu est une rose d’incendie, le grand purificateur qui consume l’humain comme un brasier. Quant à la Terre, n’est-elle pas ce Bois de solitude bâti sur notre naufrage, déjà programmé et inéluctable ? Pas de méprise cependant. Si l’angoisse est là, et bien là, le recueil est plutôt serein. Yves Gasc constate la fatalité, mais en se lasse pas pour autant d’être au monde, de s’interroger, de s’émerveiller et de nous donner à voir, à ressentir ses inquiétudes comme ses émotions, dans un langage fluide, épuré comme un trait d’aile déchire la soie. Cela même si la fièvre du jour s’apaise et si le poète s’en remet au soupir solitaire de l’étoile.

 

Le poète prend à bras- le-corps la solitude, s’exile loin du monde, pendant plusieurs mois, parmi les quatre éléments, dans une Nature presque vierge. Il se définit au centre de son projet : « Une apparence de vide qui cherche pas à pas son enveloppe. » Son écoute des choses (dont l’amour est toujours au cœur) aussi discrète que modeste et volontaire, débarrassée des carcans et des bluffs de la ville, erre en liberté parmi la franchise des plantes, des saisons, interroge, nomme, retient les points d’adhésion, « l’entraide » réciproque, les connivences entre l’homme et le cosmos, entre l’enthousiasme et la méditation. Tout ce qu’il voit et réceptionne est témoignage de sa « présence ». Et que d’images neuves et fortes sur l’eau, la terre, le feu ! La poésie d’Yves Gasc sonne juste par ce que la poésie en ressort est aussi vraie que celui qui s’exprime en elle.

C’est cette voie que poursuit Yves Gasc, en publiant La lumière est dans le noir (2002), ce septième livre de poèmes qui se présente tel un triptyque, sorte de journal intime du poète, éternel voyage initiatique entre l’Occident vécu et l’Orient (le Maroc, si cher à Yves Gasc) comme rêvé, quoique concrètement habité. Dans la première partie, les « Poèmes de la terrasse » sont à la fois complainte de la solitude, quête de soi dans ce vide et attente de l’être privilégié. La terrasse de Paris où cette attente a lieu devient presque un personnage, un témoin sensible. Souvenirs de l’enfance, d’un vécu multiple, révolte contre le désir dominateur. Cette réflexion lyrique s’attarde aussi sur l’acte d’écriture. Nous sommes un « réseau d’offrandes ». Calmons notre inquiétude avant le retour de « ce visage et nul autre », dans le regard duquel « on prend le large ». Les « poèmes du patio », en deuxième partie, chantent la présence de l’aimé, le défi de l’amour unique, le silence positif. Voici de fortes images sur la solitude, malgré le souvenir, par moments encore, de « la fête barbare ». Décision mûrement réfléchie : « Ne pas recevoir, seulement donner ! Tel est l’amour. » Sur toute chose perdure cependant «l’ombre de la mort». En troisième partie, Khalîl, reprend le recueil qui avait paru initialement sous un pseudonyme. Les poèmes de Khalîl, dont nous avons déjà parlé, sont écrits à partir du premier vers de poèmes choisis d’Abû-Nûwas, puis de Hafez Shirâzi. Sur le mode oriental revisité, le poète salue l’aimé mystérieux qui se confond avec l’image du Seigneur. Le chant d’éloges, tantôt charnel, tantôt épuré s’élève, évocation, supplique, partage d’infini. « Il n’y a qu’en toi que repose la paix ». Est-ce un crime que de trop aimer ? Ne faut-il pas craindre aussi « la nuit de l’âge » ? Le poète s’imagine mort, sa main apaisée dans celle de l’amour, car les rêves eux-mêmes, les plus forts, «pourrissent» un jour : Alors le brancard de la mort pourra passer – et m’emporter – Je sais que tu me tiendras la main – Tout sera dit tout sera bien.

 

Debouts de gauche à droite : Olivier Hussenot,
Yves Gasc, Jean-Pierre Miquel. Assis : Robert
Pinget, Andrée Chédid, Guy Foissy. Comédie-Française,
1971.

Yves Gasc en 2000, dans Amorphe d’Ottenburg,
de Jean-Claude Grumberg.

On habite l’absurde par défaut, on déambule dans la stupéfaction d’être « ni né ni mort » dans une misère parfois somptueuse, a écrit Alain Breton, mais toujours terrible, où la solitude est virtuose, «où la voix même du temps s’étiole » Et puis on rencontre l’amour et tout passe à l’ivresse, le monde se transforme dans les ovations du cœur. C’est aussi de cela dont nous parle l’œuvre poétique d’Yves Gasc, qui fut sa vie, avec le théâtre ; une œuvre au sein de laquelle, le poète jette l’ancre de l’Éros et de la vie entre la blessure fermée de la solitude et le cri que lui arrache le réel. Yves Gasc ; la poésie est intimement liée à ses fibres charnelles. Les poèmes d’Yves Gasc s’échelonnent au fil de sa vie : ils sont toute une vie.

 

∗∗∗∗∗∗

 

Œuvres d’Yves Gasc : L’Instable et l’instant (éd. Saint- Germain-des-Prés, 1974), Infimes débris (éd. Saint- Germain-des-Prés, 1980), Comme dans un miroir, conseils au jeune comédien, essai, (Magnard, 1983), Donjon de soi- même (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1985), L’Eaublier (Le Méridien, 1990), Le Jardin des désirs obscurs, nouvelles, (Hérodotos-Le Milieu du Jour, 1991), Khalîl, sous le nom de Yûsef Ghâzal (Le Milieu du Jour, 1995), Fenêtre aveugle, suivi d’Esquisse d'un soleil (Collection Les Hommes sans Épaules, Le Milieu du Jour, 1996), Travaux d’approche, préface de Christophe Dauphin, (éd. Librairie- Galerie Racine, 1999), La Lumière est dans le noir (éd. Librairie-Galerie Racine, 2002), Un Château de nuages, Choix de poèmes, (éd. Librairie-Galerie Racine, 2009), Soleil de minuit, cinquante poèmes secrets (éd. Librairie- Galerie Racine, 2010).

 

 




Un Américain à Séville (2)

Nul n’entre un tant soit peu dans l’histoire de Manolito, telle que la relate David George, sans s’apercevoir que ce n’est que la partie émergée d’un énorme iceberg. Aujourd’hui, nous proposons le reste des premiers sonnets tels que publiés dans le Flamenco Project de Steve Kahn, en anglais et espagnol. Ils sont, à l’origine, numérotés de 1 (le prologue) à 15. (Ceci pour vous donner une idée de l’ampleur de l’original dont nous vous donnerons des morceaux choisis : il y en a 235). 

Nous joignons, en complément, une série de portraits des principaux acteurs réels de cette assez extraordinaire période. La toile de fond sera brossée au fur et à mesure des livraisons. Elle sera littéraire, historique, géographique, artistique et ethnographique à l’occasion. ((L’ouvrage était originalement prévu pour une publication papier sous le titre : Un Américain à Séville et Alcalá de Guadaíra ou encore La route de David George au pays du flamenco puro.))

Elle vous ouvrira, si l’envie vous en vient, un 7/24 de flamenco sur le lien Canal Sur Flamenco Radio.

 

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Le Flamenco Project à Nîmes, 2014,
et Jean Migrenne, raviveur de la flamme.
Cliché de l’auteur.

*

 

(7)

Tout y est : pointes de cactus, épines,
Scorpion qui te pique si tu t'assieds
Sans faire attention. Dans chaque chanson
Une parole ou deux a ce genre d’aiguillon.

Ce chant fait mal car les paroles sont vraies.
Elles vont au vif, comme la statue dans l’église
Où la Vierge assise tient dans ses bras la dépouille de son Fils,
Couvert de sang, glaive planté par le sculpteur

Dans un cœur de mère. Les soirs de pluie,
La guitare de Diego s’enflamme, des volutes
De fumée sortent des grottes agglutinées, le chant

Monte avec elles et se dissipe, chaque note
Plus sombre, plus profonde, plus intense que la précédente :
Ducas negras, dards qui vont droit au cœur.

 

(8)

Par de telles nuits, personne ne danse. On laisse
Aux étoiles la danse, le théâtre,
Le monde hors des ténèbres de la grotte.
Seuls les pouces cognent sur la table, le sol

Résonne coup pour coup : bois qui heurte la pierre.
Doigts, poings et coudes frappent le bois
Et battent la mesure, guident le chanteur penché
Sur le noir vibrato de la mort,

Le bourdon âpre et métallique de la guitare.
La nuit tombe, le désespoir, la fatalité,
Dans le puits sans fond du cante jondo. La pièce

Devient temple, sanctuaire. Un spectre immémorial
Entre et préside. Il se nomme duende.
Ils en tiennent l’âme au creux de leurs mains.

 

(9)

Par de telles nuits, aucun regard artificiel
Ne peut plonger dans une scène si noire, si étrange
Qu’elle pourrait être relatée dans la Bible.
Goya, peut-être, dans ses Peintures Noires,

A côtoyé la vérité sortie de la guitare,
Marquée sur le visage du chanteur tordu de douleur.
Goya s’est-il un jour, pas à pas, risqué à gravir
Les étroits degrés que Dante a décrits ?

Par de telles nuits, aucune oreille artificielle
Ne peut rendre le son que cache le son ;
La surface, si, mais pas la souffrance intérieure

Qui fait éruption et se dissipe, avant que l’esprit
Ne comprenne ce qu’il a entendu.
Quelle ombre marque le chanteur au repos ?

 

(10)

Âpre sous le soleil qui ne ment jamais, il est là,
Bras croisés, en paix avec lui-même, avec ceux
Qui le saluent discrètement au passage, comme s’ils
Le reconnaissent roi pour ce qu’il est.

Ils voient celui qui, Nikon en main, œuvre
Lentement, un œil ouvert, l’autre
Caché par cet Autre Œil brillant
Qui vampirise l’âme, l’absorbe dans l’objectif,

L’avale à jamais. Quelqu’un fronce le sourcil :
La vieille dame en noir qui aime Manolito.
Lorsqu’elle entend le déclic de l’obturateur, elle croit

Que son âme est à jamais perdue. Elle pousse un cri.
Le photographe, surpris, s’arrête, la regarde.
Manolito ne sourcille pas.

 

(11)

Manolito, l’imperturbable, reste
Bras croisés, bienveillant, tolérant,
Laisse filtrer dans son regard l’ombre d’un sourire.
L’artiste qu’il est a reconnu en lui

La vitesse d’exécution, cette même sûreté
Nécessaire au chanteur qui cadre un chant,
Prolonge l’instant avant qu’il ne se dérobe.
Manolito fait confiance à celui qui s’arrache

Les cheveux pour l’éclairage, l’ambiance,
L’instant fixé qui est l’essence de son art.
Il a certainement dû voir son œil à lui le regarder.

Des années plus tard, le photographe a déclaré :
Je n’ai jamais vu pareille dignité, pareille prestance !
Il a accroché le portrait au-dessus de son lit.

 

(12)

Manolito est devant sa porte
Quand Krause vient le photographier.
Les ventres sont vides, l’hiver est rude, le vent
Fouaille les interstices de la grotte de Manolito.

L’épouse de Manolito, la vaca negra,
Essaye de les colmater de filasse de laine,
D’une couverture usée. En vain.
Des éclats de bise faufilés sous la porte,

Mouchardent sur le temps. Il faut du charbon de terre
Ou de bois pour que reste allumée la chaufferette de cuivre
Sous la couverture qui sert aussi de nappe.

Les enfants se serrent les uns contre les autres ou sont au lit
À rêver des figues de barbarie, du soleil brûlant,
Des jours d'été à courir sur les murailles.

 

Cliché pris en 1964, le jour décrit par David George.
Manolito mourut peu après. (© George Krause)

 

 

(13)

Lorsque Krause et moi montons la grimpette
Qui serpente à flanc de falaise jusqu'à la forteresse,
La nouvelle de notre arrivée nous précède :
Guetteurs sur les remparts, sans doute, ou gamins

Qui traînaient autour du bistrot. Qui courent
Comme des chèvres de montagne sur le sentier dangereux.
Ils ont flairé le poisson et le pain que nous montons
À pleins sacs, les bonbons et les pruneaux,

Le vin et le whisky, les paquets de cigarettes.
Nous nous arrêtons à l’église une fois en haut :
Notre-Dame-de-l’Aigle, La Águila,

Nous parlons au curé croisé en chemin
Sur sa pétrolette. Comme toujours il lance ses
¡Hola! ¿Qué pasa? Et moi d’y aller d’un : ¡Nada!

 

(14)

Le manque d’eau courante, d’électricité
Est le moindre de leurs soucis dans les grottes
Creusées dans la roche sous la forteresse mauresque.
Ils se servent des lampes romaines trouvées par les gosses

Dans les anfractuosités de la partie romaine
Où les plus anciennes grottes, écroulées, ont dévalé
Les pentes de la forteresse, mais ils n’ont pas
Beaucoup d’huile à brûler pour s’éclairer la nuit.

Ce qu’ils ont bien à eux, c’est la solidarité.
« C’est vrai que je vis comme un lézard
Dans son trou, mais je suis libre d’aller et venir. »

Manolito ne crève pas de jalousie
Pour le confort de la ville. Il va et il vient,
Chante pour gagner sa croûte, littéralement.

 

(15)

Lorsque Krause vient le prendre en photo,
Le soleil brille, le temps est clair. Ça sent le printemps.
Manolito est en train de chanter, entouré
D’une foule venue écouter son chant.

Les terrassiers avec leurs pelles et leurs pioches
Ne peuvent pas passer : ils s’arrêtent, eux aussi, pour l’écouter,
Laissent leurs ânes sous l’arche mauresque.
Krause est surpris de voir qu’il chante comme cela

Si tôt dans la journée. J’interroge sa femme :
« Je sais, mais il a été absent des semaines.
Il vient de rentrer. Il ne s’est pas couché. »

Quand elle voit nos sacs, elle les rentre,
Envoie un gamin s’asseoir dessus, et lance :
« Cache-ça bien. Ne mets pas le nez dedans. »

 

*

Les Principaux protagonistes :

Vers le début des années soixante et pendant une vingtaine d’années, un groupe d’aficionados Américains hanta l’Andalousie sévillane et en particulier, autour de Donn Pohren (The Art of Flamenco, Madrid, 1962), le milieu très restreint des chanteurs, danseurs et guitaristes gitans d’Alcalá de Guadaira et de Morón de la Frontera. Cette aventure est retracée dans l’ouvrage bilingue anglais/espagnol de l’un d’eux, Steve Kahn, tout récemment décédé, guitariste reconnu et photographe de talent : The Flamenco Project, Una ventana a la visión extranjera, 1960-1985. Séville, Cajasol, 2010. Sous ce titre a circulé aussi une très belle exposition photographique (Nîmes 2014), maintenant déposée à Morón. ((The Flamenco Project en tant que livre présente notamment une sélection de 14 sonnets dédiés au cantaor Manolito el de María. Ils sont signés David George, tout comme la photographie (entre autres) du jeune bailaor en première de couverture.))

David George, poète et photographe était du nombre. Alors employé par le gouvernement américain, sous couverture, il tomba dans la marmite, publia un livre : The Flamenco Guitar, Madrid, The Society of Spanish Studies, 1969, et disparut quasiment de la circulation. Mais sans jamais cesser d’écrire. Il est décédé en Californie en 2003, laissant derrière lui un immense corpus poétique dont j’ai eu communication et que je suis autorisé à citer et traduire. ((David George (Vogenitz) s’est aussi distingué par la composition de sonnets ecphractiques et on lui doit d’excellents textes sur, notamment, Chagall et Edward Hopper : Frisson Esthétique #8, 12, 14 (2009-2013), Peut-être #3 (2012), Temporel #12 (2011), Europe, #966 (2009) et 1005-6 (2013). Nous vous en avons présenté cinq (Dalí) en apéritif.))

Il reste aussi des enregistrements sur bande et des milliers de clichés. Inexploités pour la plupart. J’ai découvert son existence en 2009 et coopéré à la rédaction du livre de Steve Kahn avant d’aller sur les lieux en 2011, voir ce qu’il en restait.

pour écouter du Flamenco en continu : http://www.canalsur.es/radio/flamencoradio-1313.html

(pour le son, cliquez sur en directo puis sur la case flamenco radio.)

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Steve Kahn devant l’azulejo du guitariste Diego del Gastor à Morón

Le mécène de Madrid et Morón de la Frontera : Donn Pohren

 

 




Opus 8 — trois variations autour de Claire Denis, Vittorio de Sica et Marguerite Duras

 

Station Terminus de Vittorio De Sica

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La salle des pas perdus de la gare grouille de monde. Les gens vont et viennent par groupes multiples de deux (couple, quatuor, sextet, octopode, etc.) qu’un ordre institutionnel ordonne (mariage, armée, église, école, sport, entreprise, tourisme, etc.). C’est une tranche d’histoire différentielle où nombre d’époques coexistent : pour ce jeune homme en uniforme, un service national d’une durée de cinq ans ; pour cet autre, avec des fleurs, dix-huit ans et le mariage auquel les usages obligent ; ne pas pleurer le samedi, parce que c’est un jour de fête ; l’huile parfumée des beignets, le nuage de talc du clown, dans l’angle, près du kiosque à journaux ; Va-t’en, emporte ton odeur, dit une femme à un homme ; le baiser de deux amants apposé sur le brouhaha comme un timbre précieux sur une enveloppe verte…

 

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Une gare, en Italie. Montgomery Clift : son visage est une plainte rentrée, s’éprouvant comme un défaut dans l’image et cherchant un défaut de celle-ci où dissimuler celui-là. Jennifer Jones a déposé son eurasienne figure sur le col du tailleur de la petite-bourgeoise consumériste américaine des années 50, elle y est délicieusement inappropriée. Lorsqu’ils se font face, dans l’embarras mélodramatique où ils s’enlisent, l’un, regarde du temps, l’autre, regarde de l’espace - toute plainte est faite de temps, toute impropriété est affaire de distance. Station Terminus de Vittorio de Sica n’est que leur maladresse, leur difficulté à être ensemble, qui déteint sur tout, y compris sur la mise en scène. Comme le train est une combinaison utile d’espace et de temps, leur combinaison à eux, plaintive et impropre, les fera s’aimer dans un wagon vide qui attend la reprise sur une voie de garage ; ils seront surpris par la police, après avoir été dénoncés par un employé. Ne rien faire le dimanche de l’amour, parce que c’est un jour qui n’existe pas.

 

 

 

 

 

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High Life de Claire Denis

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La nuit cosmique est muette. Elle nous interdit de lui répondre deux mots.

Je me retourne vers ma fille et lui dis que recycler la merde pour en consommer le produit, comme je suis en train de le faire, est tabou – Tabou, insisté-je…

À même la cloison de la pièce, en contrechamp, sur un écran défilent les images d’un film muet de la jeunesse du cinéma. Bien que n’en relevant pas, l’extrait évoque, à cause des paroles prononcées et de la proximité des situations, le Tabou de Murnau et Flaherty.

Le silence profond réveille dans l’oreille un mi flûté, presque un infrason. Ça vous a une allure de fer, comme un poinçon à percer le cuir. Que déjà la main retourne et enfonce dans l’espace sans confins où dérive notre cellule.

Gens de justice qui nous ont enfermés, ce sont bêtes féroces qui nous ont abandonnés. Ce sont bêtes féroces qui auraient eu raison de nous abandonner ?

Tout m’est arme et tout m’est désir. Nous sommes face à un mur d’étoiles et d’interdits. Nous vivons une situation de tabou. Force anagrammatique du mot. Le tabou ne se rencontre qu’une fois à bout ; exténuation qui commande, non par crainte mais soin, la sourdine : le tabou ne se transgresse que tout bas. Ma fille, mon enfant, oiseau de novembre qui fait tourner la tête du chat, un jour de ce voyage, tard venue, parle tout bas, quand tu me parles d’amour.

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Le sas du module spatial ouvert, son visage sous le casque est un profil de médaille, la phosphorescence calcaire en plus. Il se découpe épinglé sur le crêpe d’une bouche qui aurait cessé d’être d’ombre pour laisser place au néant. Que sera ma mort commencée sous une pareille nuit ? Avec ces milliards de tumulus d’étoiles scintillantes, la nuit ressemble à un homme caché par son dos embossé. J’en ai après sa bosse. Donne-m’en la peau, lui dis-je. Que je l’endosse. Je ressemblerai ainsi voûté à une barricade, une des gibbosités insurgées des rues étroites de l’ancien Paris. Si lointain le souvenir du temps où il lisait Jules Vallés, où il était un pauvre au livre. Le vaisseau stationne à l’horizon d’un trou noir. Une poignée de proscrits y sont déportés là. La communauté humaine réduite quant à ses relations à l’indirect, notamment dans le plaisir et la reproduction, n’existe pratiquement plus. Suivant cette courbe célibataire, le langage s’est retranché à la corsaire sur sa part infrasonore, telle une guitare qui laisse percevoir le bruit des cordes et non le son des notes. Une solitude impie est devenue avec le temps Dame de Cœur. Il y a là une clé que nos bourreaux n’ont pas prévue.

 

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Est-il possible d’en parler autrement ? Le film de Claire Denis, High Life, malgré une articulation narrative classique, quoiqu’un peu sommaire (et c’est une indication quant à ce qui suit), est comme un fragment de littérature contemporaine où chaque mot est un plomb dont le texte est la mitraille – celle qui, après les rieurs du jour et les rats de la nuit, aux premiers chants des oiseaux, aide le malheureux à se faire sauter la cervelle. Le film chemine dans la violence de l’étoilement sanglant qu’il crée, au sein d’un milieu en forme de poudre à canon, de fulmicoton et de braises, il va ainsi à 99% de la vitesse de la lumière jusqu’à un trou de blessure noir, trou qui se dessine si large et de si faible densité que l’idée, folle en soi, ce qui est bien, y voit un couloir qui se traverse à cœur pour quelque ailleurs sauf de tout ce que l’humanité a conçu.

 

 

Improvisation sur le thème de
Son nom de Venise dans Calcutta désert de Marguerite Duras

 

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La mouche de fin d’été bourdonne dans la pièce – elle bourdonnera à la recherche de son issue en dépit des portes et fenêtres grandes ouvertes. Elle est lige de sa vision du visible dont son bourdon marque l’espace. Lige comme l’est à la sienne la main qui pour s’en délivrer a fait claquer les cymbales des volets, des battants – ils béent sur le soleil jaune qui tient dans sa main noire un revolver.

La mouche bourdonne. L’ouverture des fenêtres a divisé le sol de noir et de blanc par une ligne droite qui naît dans l’angle inférieur droit de la baie battue par la lumière et le vent et se termine aux pieds de l’homme assis qui remonte des yeux cette colonne vertébrale quantique jusqu’aux lèvres là accrochées qui soufflent dans une clarinette basse.

La note de gorge de la mouche, la main encore sur la crémone, le regard de l’homme. La note passe d’une présence à l’autre à la manière d’un cheval de haies. C’est difficile, c’est comme des murs. Car chacune est close en son image, chacune est l’effet de son image. Toute la scène dans l’été est l’image d’une image, elle-même image d’une image. La note jumpée s’étire jusqu’à un son qui n’est pas produit mais que l’on entend.

 

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Le monde comme volonté et comme représentation – en d’autres termes, le vœu de mourir dans une image – rien de moins qu’un effet spécial – la hauteur de l’exigence écarte l’imaginaire de vieille boîte à jouets – ce seront les mille et une nuits sous l’aspect des mille et un Zorn (les jump cut à la Pierrot le Fou de John Zorn et son Electric Masada en 2004 au Nancy Jazz Pulsations) – et si d’aventure en pareilles circonstances l’ennui te prend, camarade, n’oublie pas que l’ennui est parfois le garant du nouveau – en tout cas, c’est ce que j’aurai voulu, en quoi j’aurai cherché à convertir la vibration quelconque qui m’anime – il n’est pas d’autre réalisme : des concepts et une féerie.

 




La Lettre sous le bruit

Cette revue (littérature, arts, idées) a été conçue, en 1992, comme un acte politique, son titre le dit  - j’écrivais dans l’éditorial du premier numéro : 

Il y a du bruit. Il y a beaucoup de bruit. C’est-à-dire un formidable silence sur le fond.

Un acte de résistance, avec ce petit moyen, ridicule et nécessaire : 4 pages A4 photocopiées - parfois même 6 ou 8 !... Par lassitude, j'ai mis fin à cette publication en 2002, après 57 numéros. J'ai repris la parution en 2011, au format numérique : il s'agit d'un simple PDF que j'adresse gratuitement à qui le désire ; je ne souhaitais pas me lancer dans les contraintes techniques d'un blog et encore moins d'un site (Je vous salue d'autant plus admirativement d'avoir conçu Recours au poème qui est de très belle teneur, vivant, divers, et très élégant). Voilà. J’essaie de faire ma part. Ma part de résistance. Au brouillage du tout se vaut et du tout est culturel, à la marchandisation de l’humain, à la mise en compétition des êtres.

J’ai conçu dès le début La Lettre sous le Bruit et la conçois toujours sans aucune ligne directrice. Je sollicite des écrivains. Mais aussi je reçois des propositions de contribution, que j'accepte si elles me disent quelque chose (c'est-à-dire si je sens qu'il y a véritablement quelqu'un dans le texte, une nécessité de la personne à avoir écrit cela), même si je ne partage pas nécessairement totalement le propos ou que je trouve des faiblesses - c'est aussi je crois le rôle d'une revue de donner une chance à une écriture non encore forcément aboutie mais qui comporte en elle des promesses. 

La parution est aléatoire, afin que je ne me trouve pas contraint de remplir les pages coûte que coûte. Je sors un numéro quand j’ai la matière. La revue est numérique, même si je la préférerais sur papier, mais cela permet une diffusion rapide, gratuite et plus nombreuse, ainsi que la création de liens informatiques vers d’autres contenus. J’essaie de limiter le nombre de pages à une dizaine désormais car je trouve la lecture sur écran très rapidement lassante et pénible. Le numérique n’est donc pas un vrai choix, je compose avec cette contrainte. 

Mon travail pour cette revue fait partie d'un ensemble : écrire, être publié, lire en public, organiser des rencontres-lectures, rencontrer des lecteurs, rencontrer de nouveaux auteurs, maintenir des liens avec d'autres, publier leurs textes. Tout cela comme une énorme contradiction que j'apporte au solitaire sauvage que je suis !

Le numéro 39 est sorti !