France Théoret, Cruauté du jeu

Une révolte poétique

Thème commun aux trois parties qui constituent ce recueil, la cruauté, traitée sous différents angles : cruauté d’une enfance et d’une jeunesse démunies ; cruauté de la maladie, celle de la folie. Ce qui ne tue pas renforce, paraît-il. France Théoret a dû traverser plusieurs morts pour se construire. Dans ses épreuves, elle n’a cessé de lutter, de penser, de mettre en forme les paroles insurrectionnelles. 

Cruauté du jeu illustre ce que soutenait Laure Adler, interviewée dans Le Monde((Laure Adler, « L’affaire Weinstein, une révolution ! », Le Monde, rubrique Entretien, 1er décembre 2017)) au sujet de son Dictionnaire intime des femmes, hommage aux devancières. Elles n'ont pas attendu l'autorisation et l'impulsion de la société pour avancer dans tous les domaines...Leur impulsion part toujours de l'intime et d'une interrogation sur leur propre vie...Quelle affirmation puis-je porter en moi ? Et comment participer au monde en offrant mon propre combat ?

France Théoret, Cruauté du jeu,
Ecrits des forges, novembre 2017.æ

Texte 1- Art poétique

Jamais, comme dans ce recueil, France Théoret ne s’est autant dévoilée. La 1ère partie (prose) s’achève sur cette phrase qu’il convient de prendre au pied de la lettre : Au départ, il y eut la faim, la soif, le froid. 

La petite fille devenue jeune fille désire quelque chose qu’elle n’ose même pas formuler : une vie comme une œuvre d’art, une vie studieuse. Comment a-t-elle pu concevoir, même si ce n’est que très confusément, cette ambition ? Mystère. Elle vient du dénuement : Rien n’a été au début, moins que le rien, du négatif a été mon lot…Le début n’a pas eu lieu. Et de l’humiliation, infligée par le père, les supérieurs, les religieux. Dans le Québec noir des années d’après-guerre, ils s’en sont pris à mon cerveau.

Pas de consolation. Pas de Dieu et une mère aux violences hurlantes qui incarne, lorsqu’elle lui fait face, l’horreur d’être femme (3ème partie).

On ne peut qu’imaginer les ressources qu’il lui a fallu mobiliser, le courage et la ténacité qu’elle a dû déployer pour réaliser ce rêve d’enfance. Au long de ces années de résistance et de construction de soi, des constantes. Refus des slogans, mots d’ordre et consensus faciles, le réconfort venant de la conviction de ne pas être seule à mener le combat - Laure Adler évoque cette solidarité féminine si contagieuse.

Refus d’une classification entre la poète, la femme et la militante.

Dire. Son combat, France Théoret le mènera dans le domaine de l’écriture. Sans sentimentalisme et sans métaphore, au plus près de ce qui a été vécu, supporté, elle dira le poids des cruautés supportées par elle et toutes les femmes. Dire la violence…Signifier avec le moyen du langage que la violence existe, tel est son propos même si elle reconnaît la valeur approximative des mots. Celle qui fut immensément révoltée et qui le reste peut, aujourd’hui, affirmer, tête haute : 

Il y a ce que moi, France, j’ai écrit.

 

Texte 2 - Vint la maladie

Dans ce poème de près de 20 pages, France Théoret conte le combat récent contre l’invasion silencieuse (le nom médical/n’apparaîtra pas/trop de répétitions en vue). Les souffrances tyranniques, les faiblesses récurrentes, elle les traverse en récusant les injonctions et les projections de son entourage et des bien-portants. 

Ne pas compter sur l’auteure pour s’apitoyer sur son sort ou chercher à provoquer l’apitoiement. 

Bien au contraire, le mal offensant engage à la sédition. Se battre, même ravagée, contre l’âge de la défaite. Devant l’ennemi lever la tête/au milieu du désastre ; sans compromissions, à commencer par les arrangements vestimentaires. La tête refuse le voile/sous aucun prétexte/ le nu commence par là. 

 

Texte 3 - Ma mère la folie 

Texte terrible et magnifique. Une femme suppliciée, tout en impulsions réflexes instincts brusques…Qui n’a rien retenu/ de son père ou de sa mère/ à l’exception qu’il faut paraître. Une femme double, qui hurle sans fin. Dans la maison fermée au monde, sans chauffage, au sous-sol où brillent nuit et jour des ampoules nues, la petite fille, la jeune-fille absorbe tout, en silence.

Je vis fusionnée à vous
je ressens votre détresse
en pure gratuité j’éprouve 
une peine sidérante…  

Pas d’étanchéité 

les crises m’effraient
je les conserve dans mon cerveau…
Il y a là une force inconnue
quelque chose plutôt que rien.
Vous me possédez
je ne suis plus jamais seule…

Et encore

L’irrecevable douleur
s’enferme et découvre
à contretemps sa présence
aussi certaine que son propre corps…

France Théoret gardera longtemps le silence sur ces années où l’invivable l’entraînait à répondre oui à cette interrogation : une femme c’est donc cela//une pure inadéquation au fait de vivre. 

Même si demeure en elle l’empreinte sauvage des épisodes lointains, elle peut aujourd’hui, affirmer dans ce clair poème du deuil : Mère vous n’êtes plus n’avez aucun nom/n’êtes ni la cause ni l’effet

Assurément, France Théoret a toute sa place dans le Dictionnaire intime des femmes.




Thierry Le Pennec, Un Tour au verger

« l’image /est bucolique et pourtant bien réelle »(( p. 28 ))

On ne trouvera pas de nature, d’agriculture idéalisées dans ce recueil, dont l’auteur (arboriculteur de profession) écrit ses poèmes comme il éclaircit ses arbres, discernant la beauté là où elle se tient retranchée, la dégageant mais ne l’inventant pas. Ce n’est pas poésie d’exaltation, surjouant l’émotion originelle et l’amplifiant, mais plutôt recherche de la transcription juste de choses perçues dans leur potentiel expressif.

Thierry Le Pennec, Un tour au verger, La Part Commune, 2018, 90 pages, 13 €.

Un Tour au verger nous fait habiter diverses strates temporelles. Certains poèmes veulent révéler l’essence du moment présent : la cueillette des pommes se fait tandis que « D’heure en heure dans l’air immobile, et la rosée, pendent les branches », et « Ça se termine par les plus rouges là-haut, juste en dessous du soleil » (p. 84). Cet ancrage dans l’instant et le territoire ne craint pas une forme d’autocontradiction à l’ironie légère : le même poème évoque l’exportation des fruits vers la région parisienne et s’intitule étrang(èr)ement « Product of ». L’ambivalence des choses de la vie apparaît aussi dans le traitement du couple : entre érotisme et espièglerie, des ruptures de ton transcrivent ce mélange de profondeur et de légèreté, d’idéal et de pragmatisme quotidien qu’est la relation amoureuse.

D’autres poèmes sont la reconstruction d’un souvenir. Le poème « Substrat » (p. 69) dit que, comme il existe un substrat organique favorisant le développement des plantations, il y eut des observations d’enfance d’où sont nés les gestes de l’arboriculteur et avec eux une forme d’identité. Ce qui fut entendu autrefois, dit dans son entourage, « c’est moi / incarnation des présentes années / qui le dis à mon tour » (p. 9) L’aventure agricole se déroule dans « l’immense histoire en arrière en avant de soi » (p. 75), ses aléas sont un mouvement dans le mouvement, un courant dans un courant plus large. Ces poèmes ramènent le lecteur aux temporalités authentiques, qui ne se vivent que dans le monde rural ; le « xylophone » du tas de bois qu’on amasse pour dans deux ans (p. 58) joue la musique d’un temps apprivoisé, tout autre que le temps subi, possédé, rentabilisé, le temps corrompu dont nombre d’entre nous sont aujourd’hui les esclaves. Les travaux nécessaires de la campagne ont la valeur double et paradoxale des contraintes qui libèrent.

Le jeu des langues comporte aussi une dimension temporelle : le breton survivant s’articule au français, le langage passé des petits enfants alterne avec la parole élaborée du poète.

Le thème récurrent de la filiation, de la transmission, est en amont caractérisé par autre chose que les liens du sang (la « lignée » familiale de ceux qui travaillaient le métal s’est éteinte avec « le frère ciseleur », p. 10), en aval porté par les figures des enfants du poète, très souvent évoqués, notamment dans leur petite enfance aujourd’hui lointaine. Les enfants, à leur manière naïve, assistent leur père dans ses travaux, et ce faisant observent à la fois la même chose et autre chose que leur père, constituant sans le savoir leur propre « substrat » :

 

je le vois ma grande petite fille
reste à côté de moi cependant que je plante
un carré de choux-à-lapins dans le bas
du jardin comme à chaque printemps
                       elle assiste et commente
de sa langue mille fois tournée les actes
essentiels la bêche les vers de terre l’aide
qu’elle me donne. (« Jour feuille », p. 21)

 

On note le relai émouvant des regards du père et de la petite qu’il tient dans ses bras, tournés vers les oisillons du nid vers lequel il l’a portée (« Abraxas », p. 53).

De beaux effets de sens naissent de la relation du poème à son titre :

 

« viendrais-tu faire un tour sur l’étang ? »
                          dit-elle alors que j’étais
                                         sur la rive délassant
mes chaussures d’une cueille nous montons
à bord du canot pneumatique elle prend
les rames c’est un rêve « que la mer vienne
                                          à moi » gire son visage
sur fond de feuilles et de reflets nous sommes
au centre de l’immense monde sien. (p. 79)

 

« l’immense monde sien », presque un oxymore, dit l’infini de l’intériorité, et le titre, « Zodiac », superpose au tableau dressé par le poème l’image étoilée des représentations astrologiques (élargissement cosmique), tout en amenant la référence au canot à moteur qui parcourt les côtes océaniques aimées du personnage féminin (élargissement géographique). Ainsi, à la navigation dans le temps se superpose l’extension des lieux réels aux espaces désirés et imaginaires. Qu’on n’y voie pas une trahison de la nature réelle, mais plutôt l’expression de la conscience des échelles de temps et d’espace qui ne saurait jamais faiblir chez qui travaille sous la direction de la nature.




Lambert Savigneux, Amina mutine ou les ensorcellements de l’ile, extraits

 

Rive à l’âme

 

Refermé 
les bras  

Traversé le désert 
et tendu l’essentiel

                                              Au 
les ai                                              sortir 
réouvert                                                                               

L’air perçait                       j’ai laissé chanter  

Vu les lignes amarrer 
en silence  
Et autour enlacer

Mes mains ont façonné lentement 

La Nuit      
La poigne du  vers  
tranchant 

S’exclame et s’efface 
simple libre 
la danse 
hisse
et lisse  

(…)

Baiser la beauté n’a qu’une peau 
elle rappelle l’eau au matin

La grève se met en garde 
paupières sur le lointain 

Bouche sur le proche 

Proche sur le lointain

Quand s’ouvre
le proche quand ferme 
le lointain 

C’est aussi

L’île

À laquelle il faut revenir 

Les ailleurs partent de l’île et îles en reviennent 

(…)

 

Voix sans croix 

 

Mais y tombant 
sans poids  
me dépliant 
sans voix 

J’accueille 
tout ce que le ciel sous-tend 
de la tendresse 
aux chutes des satellites

Attendant ta venue

Voix morne     
corde totémique 
les rames continentales 
assenant à l’île 
flotte à
la barre indéfinie 

À la nuit
j’ai lancé la pirogue 
mis le cap sur l’espérance 
et à la nuit
au sextant 
jouxté les points lucides (…)

 

Raclées et risées

 

Mais je crois qu’à force elles construisent une barrière de fer

À force de chercher à détacher 
l’air

À force de forcer la terre à lâcher l’air …

À force que l’air s’infiltre dans nos têtes 

Les paroles sous couvert

Et les fossés

Et l’habitude des bombes

Finissent par ouvrir en soi 

Comme un chemin

 Par se retourner contre soi

 Contre la paix

Le poids de l’enfance

D’un silence

Et l’attente d’une rosée

Ce sont  nos yeux qui s’éteignent

Le fer et les paroles qui  ferment

Les cris  
entament  le corps 

Les rêves ne savent plus rêver

Et l’esprit

Ne parvient qu’à retourner vers les lieux de la  blessure (…)

 

Amina

 

Amina, c’est le nom que je te donne
sa farine touche à toutes les rives, je n’ose les dire.

La peau s’éclat soie noire comme nuit au soleil, 
elles pourraient disparaitre

Fruit et fleur
abeille mutine à rive d’elle
une carte marine
charme
sombre
la profondeur océane

Les plis de la bouche touchent au bords de l’ébène
cœur mûre
l’œil serré
la peau brune
les veines d’un noir bleu de lave

Lisses 
les cheveux ramenés comme deux mains 
saisissent le ciel 

Isthme
Le ciel déferle profond
comme la mer
rouge fébrile
les vagues murmurent un séisme entre les émeraudes qui te sont seins (…) 

 

Ile en elle 

 

Est-ce le feu cette touffe cendrée

Le givre dissout l’étreinte 

La violence du choc fut telle 
qu’île en elle
en trombe
l’azur soudain par l’éclat des yeux évanouit le jour 

Allumé
le feu regorge l’amertume
est une ride à l’espérance 

Astre majeur
le gouffre en tombe aspire l’ajour

Rive
cette déchirure
à l’écrin indigo 
la chaleur africaine cerne
l’opposition féconde (…)

 

Textes tirés de Amina mutine ou les ensorcellements de l’ile, Lambert Savigneux, Editions du petit véhicule, avril 2018 .




Les anthologies à entête des Hommes sans Épaules

Les Hommes sans Épaules éditions publie régulièrement des anthologies. Des volumes généreux, à la couverture blanche, et des mines de diamants taillés par Christophe Dauphin. Il édifie le parcours d'un auteur à travers les œuvres convoquées, dont les étapes sont motivées par ses choix éditoriaux. Ceux-ci sont expliqués dans une préface et une postface, dont il est l’auteur, ou bien qui sont signées par un de ses nombreux  collaborateurs. 

Le lecteur peut alors apprécier les extraits proposés, les replacer dans u contexte illustré par des documents iconographiques d’une grande richesse, eux aussi. Une immersion dans l’univers d’un auteur, qui est à découvrir ou à comprendre dans la globalité d’une démarche exposée dans le déroulé temporel de ses productions, en lien avec une existence dont certains moments sont éclairés par la mise en œuvre.

 

Alain Breton et Sébastien Colmagro, Drôles de rires((Alain Breton et Sébastien Colmagro, Drôles de rires, Aphorismes, contes et fables, CD joint avec les voix de Yves Gasc, Janine Magnan et Philippe Valmont, Librairie-Galerie Racine, collection Les Hommes sans Epaules, Paris, 513 pages, 25 euros.))

 

Ces anthologies sont élaborées autour de thématiques. Drôles de rires  signée Alain Breton et Sébastien Colmagro nous propose un florilège de morceaux choisis parmi les productions d'auteurs tels Sacha Guitry, Alphonse Allais...Un tour d’horizon d’Aphorismes, contes et fables, Une anthologie de l’humour de Allais Alphonse à Allen Woody, avec en ouverture une belle préface des auteurs, et un extrait du Rire de Bergson. Pour clausule un Après rire… Un groupement de textes d’un grande richesse, qui interroge l’ancrage historique et social de l’humour, problématique bien sûr relevée par le paratexte. Et comme pour chaque volume du genre, pléthore de documents iconographiques établissent un dialogisme riche et pertinent avec les textes. 

En plus d'un moment jubilatoire, le lecteur peut réfléchir sur la question du rire, car ce groupement de textes propose un cadre de réflexion dont les enjeux nous sont montrés par le paratexte. Mystification, dérision, non-sens, ironie, parodie, la liste peut-être longue, et ces modalités humoristiques sont à prendre très au sérieux. A  la fin du dix-neuvième siècle le comique a été le premier moyen d'expression d'une crise du sens, bien avant que l'absurdité ne soit la trame féconde d'oeuvres plus sérieuses... 

 

Alain Breton, Infimes prodiges((Alain Breton, Infimes prodiges, Les Hommes sans Epaules éditions, Domont, 2018, 462 pages, 25 euros.))

 

Les anthologies qui proposent un focus sur un poète à découvrir dans une contextualisation biographique et sociologique fonctionnent de la même manière. Les extraits d’œuvres sont placés dans le moment et le lieu de leur production. Cet éclairage n’est pour autant  jamais envahissant. Le lecteur est ainsi libre d’apprécier les textes proposés sans que les éléments d’une biographie qui prendrait facilement le pas sur la portée artistique des textes  ne viennent perturber la portée sémantique des extraits.

Il est tout à fait admirable de feuilleter le volume consacré à Alain Breton. Un tour d’horizon de son œuvre qui regroupe les plus beaux de ses poèmes nous permet d’apprécier la richesse de son œuvre, mais aussi la trame épaisse de son parcours, car il est aussi critique et éditeur. Il est également possible comme pour chaque auteur abordé de suivre l’évolution de ses productions, leur édification, de percevoir les changements et la logique qui sont à l’œuvre dans la genèse de la globalité.

Et nonobstant le fait qu’Alain Breton est aujourd’hui le directeur littéraire de la Librairie-Galerie Racine, il est aussi un poète extraordinaire qui offre au langage une amplitude servie par des images puissantes et inédites. Le choix de mise en œuvre est chronologique, et on découvre autant de poèmes en prose que de textes versifiés.

 

Tu gis en Provence
dans les palabres des fleurs

Rincé
par la lumière

Tu monnayes
Le poignard des anges.

 

Des vers brefs, vifs et qui n’en travaillent pas moins toute l’amplitude du signe. Les antithèses servent des métaphores inédites, et le lexique pourtant usuel déploie toutes ses potentialités. Une langue revivifiée, renouvelée, retrouvée en somme, parce que cette poésie nous offre de nous l’approprier à travers la libération d’une multiplicité d’acceptions. 462 pages dont on ne peut que se réjouir, et qu’il est bon d’avoir près de soi, pour s’immerger dans la magie des vers d’Alain Breton.

 

 

Christophe Dauphin, Patrice Cauda, Je suis un cri qui marche((Christophe Dauphin, Patrice Cauda, Je suis un cri qui marche, Les hommes sans Epaules éditions, Domont, 2018, 194 pages, 15 euros.))

 

Patrice Cauda est aussi au nombre des poètes auxquels Christophe Dauphin a consacré un de ces volumes. Cette fois-ci cette anthologie dont il est l’unique maître d’œuvre nous permet de découvrir ou de redécouvrir à nouveau un grand poète : Je suis un cri qui marche, Essais, choix et inédits. Orphelin, ouvrier et rescapé des massacres de la seconde guerre mondiale, cet immense poète autodidacte nous émerveille, nous émeut, nous intimide, tant est puissante sa poésie, d’une gravité incroyable, d’une densité surprenante. Classique au demeurant, mais il en faut du talent pour marcher dans les pas de prédécesseurs qui ont tout exploité des richesses de la langue…croit-on, car Patrice Cauda nous démontre que l’on peut encore avancer en territoire connu.

 

Mon Dieu comme c’est long
ces jours soudés avec les nuits
et ce cœur qui ne veut pas mourir

Tant de cris pour l’obscurité
toutes ces mains qui se balancent
et cette sève infusée aux choses

Corps maladif retenu aux heures
tu n’as pas fini de trahir
sans un geste comme un fruit trop mûr

Terre muette touchée par les morts
qui espire l’inquiétude des pas
accrochés semblables au lierre sur la pierre

Ce front plissé ressemble à la vie
où chaque instant marque son passage
pour qu’un fleuve recommence la mer

 

 

Ilarie Voronca, Journal inédit suivi de Beauté de ce monde((Ilarie Voronca, Journal inédit suivi de Beauté de ce monde (Poèmes 1940/46), Les hommes sans Epaules éditions, Domont, 2018, 345 pages, 20 euros.))

 

Et enfin un volume qui convoque un poète rare : Ilarie Volonca, présenté dans une édition établie par Pierre Raileanu et Christophe Dauphin. Un Journal inédit et une anthologie de ses textes, Beauté de ce monde, qui offre un panel de poèmes classés par ordre chronologique, de 1940 à 1946. Là encore un paratexte riche et qui propose des éléments pour situer l’homme et l’œuvre. Poète français et roumain, cette figure-phare de la littérature de l’Est participe dans son pays de naissance à l’édification d’une avant-garde qui favorise l’émergence d’une modernité littéraire roumaine. Il fonde avec Victor Brauner la célèbre revue 75 HP qui perdure de nos jours.

 

 

 

Ces anthologies sont donc des volumes précieux, qui plongent le lecteur dans l’univers d’un auteur, pas uniquement grâce à ses productions artistiques. Elles entrouvrent la porte d’une intimité qui n’est qu’esquissée par les liens effectués entre les éléments biographiques purement factuels et une mise en situation historique. Le plus souvent engagés dans une démarche critique, les poètes dont il est question offrent matière à ce que le lecteur prenne connaissance de leur apport dans l’avancée d’une littérature qui peine à s’engager sur de nouvelles voies en ce début de siècle. Et que leur nom soit peu ou pas connu, il n’en demeure pas moins que Christophe Dauphin et Henri Rode savent où s’écrit la Poésie, de celle qui ne se taira pas.

 

 

 




Lidija Dimkovska, Une âme nationale et autres textes

Traduit du macédonien par Harita Wybrands 

 

Une âme nationale

 

Depuis que mon frère s'est pendu avec le câble téléphonique
je peux lui parler au téléphone pendant des heures.
Le bouton est toujours appuyé sur Voice
afin que ses mains soient libres
pour coller des affiches sur les poteaux du Très-Haut
et pour qu’il puisse m’exhorter au débat ardent sur le thème:
Est-ce que l'âme est nationale?
Tremblant d'émotion, nous cherchons ensemble,
moi, ici-bas, lui, dans l'au-delà.
La science a prouvé que l'âme russe, par ex. n'existe plus,
que celui qui rêve des anges, les écrase dans la mort comme une ombre.
Peut-être existe-t-il une âme turque, râle mon frère dans le combiné,
car chaque matin il écoute le grésillement de la théière de Nazim Hikmet
avant qu’il roule le petit chariot de gevreks
jusqu'aux portes de la terre. "Je vais t'en acheter un pour la paix de ton âme."
Et puis, essoufflé, il se tait. Et nous cherchons alors l'âme macédonienne
sur les plaques d'immatriculation du chemindieu Est-Ouest
dans des boîtes en carton portant l'inscription "N'ouvrez-pas! Gènes!",
chargés sur le dos de cadavres transparents.
Mais tu ne peux te reposer sur des cadavres.
Les cadavres sont des immigrants illégaux,
avec leurs organes gonflés ils s'introduisent dans les pays des autres,
avec leurs cavités et les pointes de leurs os
ils creusent leur dernière tombe.
Ils provoquent là-bas la dernière rixe
pour les cieux nationaux
et pour l'âme qu'on ne possède plus.
Il y a toujours plus d'hommes sans âme, d’âmes sans nom.
Dans l'autobus, ils ne se lèvent pas, les uns sans les autres ils vont au loin,
ils se cherchent par des intermédiaires, mais ne se rencontrent pas.
Les nations se cassent des œufs sur la tête.
Mon frère désespère. Moi, je deviens A-nationale.
Le câble téléphonique qui nous relie
brouille les mots à cause de ma main moite,
il ramène le téléphone contre le mur et le rentre dans la prise.
Pourquoi pour les malheureux de l'au-delà
n'ouvre-t-on pas une ligne SOS gratuite?
Pourquoi n'ai-je jamais appris à arrêter quelqu'un sur son chemin vers la mort?
Moi aussi, tout comme mon frère, depuis ma naissance, je coupe les cheveux en quatre,
une révélation à tout prix, la défiguration du sens.
Et les âmes des êtres qui coupent les cheveux en quatre
finissent de trois façons: pendues à un câble téléphonique,
dans le corps des poètes ou bien, l'un et l'autre.

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Summa summarum

 

Il faut neuf mois à l'embryon
pour devenir un être humain.
Et ensuite, l'enfance, la jeunesse et la vieillesse pour le rester.
Mais est-ce qu'il en sortira un homme
nul ne le sait.
Toute la vie peut ne pas lui suffire
pour devenir quelqu'un.
Et pourtant il suffit d'un instant pour que le corps
se mue en cadavre.
Tu vis pour toi mais tu meurs pour les autres,
ceux qui ne peuvent pas vivre sans toi.
Le mal, même lorsqu'il est rendu par le bien,
est retenu comme mal.
Tu peux cent fois te laver le visage,
mais jamais l'honneur.
En te lavant le visage, tu te mouilles les manches,
en essayant de te laver l'honneur, tu trempes ta conscience.
Pour le visage, tu as besoin d'eau et de savon,
et pour l'honneur, la conscience du sang.
Et maintenant
qui jubilera le plus:
Ce Personne et ce Rien qui est devenu Quelque chose,
ou ce Quelque chose en lequel s'est mué
ce Personne et ce Rien?

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Déchets

 

Tu ramasses avec tes enfants des petites images, des coquillages
des timbres-poste et des cartes postales,
vous les rangez soigneusement dans des tiroirs et des boîtes.
Tu souris lorsque ta femme te dit:
"vous ne ramassez que des déchets",
et tu ne sais pas que brusquement viendra le jour
ou plutôt la nuit de ce jour
où, éperdu, en caleçon, dans l'escalier de secours en acier trempé
tu tituberas en tremblant dans une direction opposée à ta demeure,
les mains aussi vides qu'une tombe creusée
et les poings noircis par les flammes.
Tu chancèles hors du diamètre de la volonté divine,
tu regardes derrière toi, mais ils ne sont plus là, cri lointain et ténèbres,
nu et petit sous le jet qui te ramène vers la vie
alors que tu le repousses dans le sens opposé,
mourir, c'est tout ce que tu veux,
expirer sous la couverture derrière le buisson.
Ils sont morts.

Tu te traînes jusqu'au container
où hier tu as jeté les derniers déchets.
Les doigts engourdis, tu tries dans cette puanteur,
voici le sachet vert avec les pelures d'oranges,
avec les enveloppes des petits chocolats
que tu avais achetés en rentrant du travail,
avec un morceau de la dernière tranche de salami
et les petites briques écrasées de jus de fruits
que les enfants ont bu avant de se coucher,
tout ce qui est resté de vous, de ta vie où tu es maintenant seul,
tu les renifles, tu les embrasses,
tu recomposes les pelures d'oranges pour reconstituer un tout
tu ramasses les miettes de chocolat dans le papier alu,
le petit bout de salami t'étourdit en te ramenant à cette familière vie domestique,
les pailles des briques de jus de fruit ont conservé la salive de tes enfants
ce sachet vert avec des déchets est à présent tout ce qui est à toi.
"Il faut commencer du commencement", te dit-on.
Alors que toi, tu saurais si bien commencer par le milieu,
tu saurais comment transformer l'ancien
le rendre meilleur, plus beau, plus chaleureux.
Mais lorsque les morts ne sont plus vivants,
personne ne sait commencer ni par la fin ni par le commencement.
Tu sais, tu sais très bien comment la vie peut se transformer en déchets
mais tu ignores comment transformer ces déchets en vie.

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Sans moi

 

Comme la porte automatique d'un train
s'est refermée ma vie.
Sur les quais sont restés des gens inconnus,
mais chacun sait pour qui il agite la main.
Dans les wagons - valises, vacarme,
voyageurs avec les pieds sur les sièges.
A côté de la fenêtre, une place réservée,
que tous lorgnent depuis le couloir.
Au loin court une vieille femme vêtue de noir
épuisée, elle tombe dans l'herbe,
et elle rate le train.
Je tire le signal d’alarme.
Le conducteur s’en prend à moi.
Je pousse la porte et je saute.
Le train siffle, sur les fenêtres se dresse une ombre.
La vieillarde en noir a disparu.
Et ma vie s'en est allée sans moi.

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

L'écho

 

Sous la maison primordiale
l'écho nous revenait de ce monde-ci,
en survolant le cognassier, les colliers de feuilles de tabac
et le raki dans le chaudron,
il nous apportait les salutations de nos proches.
Nous étions tous encore en vie alors.
La vessie des jeunes bêtes égorgées
était le ballon le plus résistant du monde,
la soupe faite avec le vieux coq
pas même les cochons ne voulaient la manger,
au fond de la marmite à savon
parfois apparaissait un arc-en-ciel.
Les cultures mondiales résonnaient
sur Radio Macédoine, Troisième programme,
dans la pièce qui sentait la citrouille cuite
et des bas séchaient au-dessus du fourneau
où ma grand-mère m'avait tricoté un gilet en laine
commode pour toutes les saisons de l'année.
Lorsqu'il devint trop petit, je suis partie dans le monde
et j'y ai vécu noir sur blanc,
mêlant le sang à l'eau,
je n'ai pas même senti à quel moment il s'est transformé en salive,
tout comme la maison primordiale
avait été d'abord une demeure
puis un bien avec un taux d’imposition
puis une ruine en litige juridique.
Maintenant, sous la maison, nous crions et crions,
mais l'écho revient de l'autre monde,
en survolant les tombes et les tas de fumier
il ne nous renvoie que des salutations de nous-mêmes.

 

 

 




Pierre Dhainaut, Et même le versant nord

J’ai rencontré l’œuvre de Pierre Dhainaut dans la revue Voix d’encre. C’était en 2005 et le texte s’intitulait « Toujours à l’avant du jour », une suite de notes dans lesquelles il définissait la poésie comme une architecture de souffles et déclarait que si les poèmes ont une fin, celle-ci n’est jamais définitive. Depuis, j’ai lu Dhainaut à maintes reprises, et si je partage toujours sa définition de la poésie, j’aime surtout sa formulation toute personnelle, car dans ce nouveau livre comme dans les précédents, son écriture est simultanément poésie et réflexion sur la poésie.

Pierre Dhainaut- Et même le versant nord, 
Éditions Arfuyen 2018, 88 pages, 11 €

Le recueil comprend quatre parties introduites par un poème évocateur de l’enfance et dans lequel très vite les sons prennent le pas sur les images. De la vasque où flottaient quelques morceaux d’écorce/ornés de voiles de papier ou d’oriflammes, /l’eau s’écoulait […] Mais en profondeur le silence, c’était le bruissement du lierre, le tumulte/du torrent…

À l’orient de la musique (titre de la première partie) nous donne à lire deux poèmes, écrits à l’issue de concerts, circonstances favorables à la prise en compte de la prédominance du souffle et des sons. Si le poète est en proie à la solitude au milieu du chaos, sa peur de la mort s’efface devant une attitude d’écoute créatrice de liens. Ainsi, s’adressant autant au double de lui-même qu’au lecteur, il nous affirme : « rien ne s’éteindra tant que tu t’accordes. » Et c’est sur un très bel aphorisme (de ceux que l’on pourrait lire sur un vieux cadran solaire) que s’ouvre le poème qui suit : Oui, la vie n’est qu’un souffle, il passe/quand nous croyons qu’il meurt. 

Vents et Lumières constitue la plus grande partie du recueil. Il y est question de voix, d’arbres, de neige, de nuit, de mort, et très souvent d’enfants, de l’enfance en général, de ses petits-enfants, mais aussi de l’enfant qu’a été l’auteur et dont la voix persiste : La voix n’a pas vieilli, la voix augurale/chante au pied des arbres.

Pierre Dhainaut nous fait entrer dans un monde où le souffle qui maintient la vie permet d'outrepasser le visible, où la voix remplace la mémoire. Tu appartiens à l’air, à son écume envahissant la gorge écrit-il. L’air impalpable, invisible, s’oppose ainsi aux images. A quoi bon s’attacher à ce qui n’est point son essence ? On mutile une vie en se préoccupant/du sort de la fumée, écrit-il (p.50).

Sa poésie nous transporte au cœur des mots, voire dans leur âme, car le mot est beaucoup plus qu'un vocable. Les mots sont vivants. Les mots s’évadent de leurs traces. Ils nous ouvrent au monde en nous emportant au-delà du signifié. Il suffit de passer « outre à la clôture » et le poème crée cet espace favorable aux arbres et à la neige.

La troisième partie, Dits de reconnaissance est formé d’un poème versifié suivi d’un texte en prose. On y lit les recommandations du poète induites par sa relation aux mots : « Remercie les poèmes, ils te comblent/en n’étant qu’une promesse. » et, en écho au titre des textes parus en 2005 dans la revue Voix d’encre, il réaffirme l’idée que, semblable à l’oiseau qui chante avant l’aube, le poème est toujours devant toi (p.56).

Apparaît ensuite le « versant nord » qui donne son titre au recueil. Élément central de ce dernier, il sert de transition à la dernière partie. Dhainaut y définit la poésie comme une absence d’écriture, ce qui n’est pas sans rappeler René Char, mais alors que ce dernier reconnaissait le poète au nombre de pages insignifiantes qu’il n’écrivait pas, Dhainaut appelle « poésie » ce que jamais nous n’écrirons (et qui justement nous fait écrire avec les vents porteurs de lumières en mouvement comme en enfance). 

Prélèvement à la source, la dernière partie, nous emporte à travers une succession de courtes proses qui interrogent la relation entre le poète et son œuvre et nous montre la poésie comme un but jamais atteint, le poème n’étant qu’une approche, un prélude à la poésie : Il n’y a pas de poèmes à proprement parler, il n’y a que des avant-poèmes en permanence réécrits, revécus. Le poème s’engendre lui-même : Le poème qui ne savait pas qu'il est un poème s'incarne en incarnant la poésie. Il se garde d'en prononcer le nom, à son tour il deviendra une source. Le sens en est toujours provisoire. 

Si Pierre Dhainaut continue à donner un titre à ses recueils, s’il emploie toujours les majuscules en début de vers et les points en fin de phrase, s’il prend soin de préciser les dates de création de ses poèmes dans des notes (dont il justifie la présence) en fin de livre, il n’en avertit pas moins son lecteur de sa conception contraire à ces usages : « Est-il indispensable de mentionner les dates entre lesquels les poèmes ont été composés ? » « La majuscule est inutile au début des poèmes, inutile le point à la fin. » « Les poètes devraient pouvoir présenter leur recueil sans titre. »

Enfin l’auteur nous rappelle que le poème ouvre un dialogue avec le lecteur lequel « convoque tous les poèmes qu’il connaît. » Ainsi, aucun poème n'est solitaire (p. 65). Avant une dernière allusion à l’enfance, le recueil s’achève sur une affirmation d’une grande humilité : pour Dhainaut, les poèmes devraient être écrits sur des feuilles volantes que des passants découvriraient au hasard. Peu importe le nom de l’auteur, les poèmes n’appartiennent à personne : Les livres entretiennent cette illusion qui fait de nous des propriétaires, nous disons « nos poèmes » alors que l’acte qui leur a donné naissance est le moins cupide et le plus incertain. Il met au monde ce qui nous met au monde.

Et même le versant nord est un livre écrit entre vigilance et abandon, à la limite entre le monde extérieur et le monde intérieur du poète, une poésie qui pense et se pense elle-même dans une remarquable mise en abîme qui suscite chez le lecteur écoute et méditation. La vie ne se résume-t-elle pas à la lente extinction du mot ?  




Pauline Michel, Insomnie

Insomnie

 

Je déchire l’insomnie de la nuit
comme un texte mal écrit

Mon regard vertical
de louve alarmée
se couche vainement
en une plainte animale

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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François Xavier, Jean Grenier, Gilles Mentré

François XAVIER : Elégies du chaos (Dialogue avec Julius Baltazar).

 

Cela commence fort, très fort même : page 24, Ben et Buren sont traités d’apparatchiks de l’art et de mystificateurs (et je ne suis pas loin de partager cette formule). L’art est objet de contemplation, non de spéculation : à chaque fois que j’ai vu du Ben ou du Buren, j’ai été déçu… Le rôle de l’observation est bien noté : « C’est là toute la magie du génie baltazarien, laisser sa main décanter à partir de l’observation du réel, (re)faire à partir d’un rien, rendre à la beauté sa place originelle dans l’espace infini bien au-delà du cadre » (p 30). La notion de plan d’action prend alors toute sa valeur. Ailleurs, François Xavier éclate à propos de Julius Baltazar « Le voilà partie intégrante du réel, maître de son idée au sein de l’univers agrandi pour accueillir l’espace déterminé » (p 35). 

Julius Baltazar serait-il le dernier peintre réaliste, au risque de sombrer dans le paradoxe ?

François Xavier : Elégies du chaos (Dialogue avec Julius Baltazar). Plus de 150 pages avec les annexes, Co-édition Les éditions du Littéraire & L’Atelier d’artistes, 20 euros. En librairie ou sur commande cher l’éditeur Les éditions du Littéraire ; 70, rue de l’amiral Mouchez. 75014 Paris ; nombreuses illustrations.

Ailleurs encore, citant Pierre Wat, François Xavier ne déclare-t-il pas : «  Quand Baltazar regarde le monde et ose l’affronter, il y a chez lui (...) ce face à face  entre l’Histoire et la nature [qui] tourne  au profit de la seconde  » (p 39).

Où l’on apprend que l’artiste pratique la répétition déchirée, mais déplacée, délocalisée. Julius Baltazar peint sur papier par souci de conservation nous dit François Xavier. Mais Julius Baltazar « refuse que l’art soit soit au service d’une vérité supérieure car ne visant pas l’outre-monde, mais l’ici-bas » (p 46). Mais François Xavier ne peut s’empêcher d’affirmer : « D’une pique dans la baudruche Koons…» (p 48). Mais il ne manque pas d’émailler son récit ou sa description d’anecdotes qui révèlent son incorporation dans le milieu des vrais peintres… Baltazar peint des paysages abstraits, de grandes nappes colorées pas si éloignées que cela du réalisme : François Xavier va jusqu’à noter (p 43) : « Il s’agit là de signe abstrait-figuratif », ou ailleurs (p 50) : « Il n’y a donc plus que des formes, ses formes si spéciales que Baltazar est le seul à peindre, ces fantômes d’une vie, jadis, rêvée, désirée et toujours fuyantes comme l’ombre des croûtes grises et salées des marais ». Page 60, revient la notion de chaos qui donne son titre à l’ouvrage : « D’un côté, ce qui peut paraître dramatique, cette fin du monde ou ce chaos originel ; de l’autre, une pratique ancestrale et une technique millénaire maniée avec respect et une pointe d’insolence qui transforme les monstruosités en chefs-d’œuvre » (c’est moi qui souligne !).

« Soyons honnête : il y a pléthore de peintres, alors d’où vient cette magie qui opère sur certaines toiles, offrant sur quelques élus le pouvoir de montrer la Beauté dans toute sa splendeur ? » (p 79). Dès lors, François Xavier va s’employer à trouver réponse(s) à cette question dont la principale est à trouver dans « une extrême sensibilité en relation avec ce Tout ce qui nous effraie » (id). Plus loin, il précise (p 85) : « Son œuvre se gorge de violence, temps sacrificiel qui s’imprègne d’étranges figures lentement abandonnées sur le chemin convulsif d’un retour aux origines ». C’est ce qui fait que l’amateur d’art s’arrête pour contempler… Il y a une véritable osmose qui s’établit quand on contemple les toiles ou les papiers de Julius Baltazar : « les couleurs flottent en nappes nuageuses, les pigments aux diverses intensités libèrent des sensations inconnues : lire devient une activité physique, l’extase foudroie la volonté ; la matière a raison de moi » (p 93). Même pour les livres d’artiste, cette citation s’applique : c’est que Baltazar est « visuel avant d’être cérébral » (p 95)…, mais la saillie sur Aragon est inutile ! Il va sans dire que j’adhère totalement à ce que François Xavier dit page 114 : « Oserai-je paraphraser André Breton quand il écrit […] l’arrivée d’un nouvel esprit. Lequel est bel et bien ancré dans les mœurs du XXIème siècle qui continue sa politique de destruction du Beau par la promotion de l’AC, cet art contemporain, ce divertissement sans intérêt, loin de se soucier de qualité mais seulement de rentabilité et/ou de discours creux et pompeux. De ce monde dédié au libéralisme débridé qui vénère la mondialisation comme l’idéologie suprême…». Cela ne va pas sans efforts si on refuse de rejoindre le troupeau de ceux qui encensent Koons et Cie : « Car chercher la beauté nue pour ressentir sa force brute demande quelque effort, un esprit de contradiction, un appétit sans limite pour affronter l’incohérence contemporaine» (p 122). La peinture de Baltazar, au moment où elle se fait, est résolument hors marché.

         Conclusion.

François Xavier fait preuve d’une belle connaissance de l’histoire de la peinture occidentale : l’index des noms cités court sur cinq pages, soit de nombreux peintres. Peinture sensible car  Baltazar « cherche à ne retenir les sensations, le mouvement du vent sur la peau, la lumière sur la mer» (p 76). Et ce, à une époque où la spéculation domine, à une époque où l’argent a mauvaise presse chez les vrais amoureux de la peinture, où le kitsch fait la loi, sa loi financière…Tout comme l’annexe intitulée Collections publiques est utile pour qui veut préparer une visite de ces lieux (manque seulement le nombre d’œuvres qu’on peut admirer)… J’aime ces développements sur Kijno qui surviennent au hasard (comme à la page 123), par associations d’idées. J’aime les groupes de vers de Rainer Maria Rilke qui servent d’exergue à chaque nouveau chapitre de l’essai de François Xavier. J’aime tout ; lisez donc ce livre en toute confiance…

 

KIJNO ET LES ÎLES DE Jean GRENIER

 

Il est une œuvre de Kijno, Les îles de Jean Grenier, un manuscrit à peintures froissées, qui fait office de fantôme, car jamais vue du plus grand nombre. En 1960, il recopie, à la main, des fragments des îles de Jean Grenier qu’il accompagne de peintures froissées. Seule, une note biographique, très succincte, signale cette réalisation dans la monographie de Raoul-Jean Moulin ((Raoul-Jean Moulin, Kijno, Editions Le Cercle d’Art, Paris, 1994, page 284. R-J Moulin écrit (p 44) : «…avant d’atteindre Les îles de Jean Grenier (1959-1960) et bien d’autres ports jusqu’à ce jour ».))  : «  1960 : illustre Les îles de Jean Grenier  ». Malou Kijno, qui a retrouvé ce manuscrit du peintre disparu en 2012, a eu l’excellente idée de le faire reproduire par les Editions Somogy. La librairie Landarchet, Somogy éditions d’Art et Malou Kijno organisèrent une exposition accompagnée, le 12 avril 2018, d’une conférence de Renaud Faroux, le commissaire de l’exposition La grande Utopie de Kijno, qui s’est tenue à Saint-Germain en Laye en 2017.

 

La reproduction s’accompagne d’une présentation de Renaud Faroux, d’une préface d’Albert Camus écrite à l’époque de la parution des Îles  et de la reproduction d’un choix de Kijno, textes et papiers froissés en vis à vis, opéré par Malou Kijno… « Car [Kijno en fit] don […] à son professeur qui le garda précieusement toute sa vie. Son fils, Alain Grenier, a bien voulu extraire de ses archives ce rare manuscrit pour le présenter une première fois au public lors de la rétrospective organisée par Malou Kijno à Saint-Germain-en-Laye en 2017 : La Grande Utopie de Kijno » (p 10).

Kijno : Les Îles de Jean Grenier, un manuscrit retrouvé.  Somogy éditeur, 208 pages, 27 x 20 cm, reliure suisse cartonnée et contrecollée avec revêtement en toile, 125 euros. Textes manuscrits de Kijno, nombreuses reproductions de papiers froissés. Préface d’Albert Camus, présentation de Renaud Faroux. En librairie ou sur commande chez Somogy.

C’est aujourd’hui cette reproduction qui est offerte à la curiosité des amateurs du peintre disparu en 2012. Il s’agit de véritables « mécaniques mentales » (p 13). Renaud Faroux, dans sa présentation cite Kijno qui déclare « J’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots : « Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit…» (p 13). Et il termine sa présentation par ces mots : « … l’association entre l’œil, la main, l’esprit et le cœur produit un jeu subtil entre le verbal et le visuel » (p 16).

La préface d’Albert Camus fut publiée par Gallimard en 1959 aux devants des Îles de Jean Grenier. A l’époque, Camus reçut un choc : «  Les Îles venaient, en somme, de nous initier au désenchantement ; nous avions découvert la culture (p 19) » : rien d’étonnant à ce que désenchantement et culture soient associés : qu’est-ce que c’est ? Camus manifeste dans ses propos une belle connaissance de la pensée de Jean Grenier : « Ainsi, je  ne dois pas à Grenier de certitudes qu’il ne pouvait ni ne voulait donner. Mais je lui dois, au contraire, un  doute (c’est moi qui souligne) qui n’en finira pas, qui m’a empêché d’être un humaniste au sens où on l’entend aujourd’hui, je veux dire un homme aveuglé par de courtes certitudes. Ce tremblement qui court dans Les Îles, dès le premier jour, en tout cas, je l’ai admiré  et j’ai voulu l’imiter  » (p 20).

Avec la troisième partie, le lecteur entre dans le vif du sujet : Les Îles de Jean Grenier que, pour la commodité de l’ouvrage, Malou Kijno a réduites à huit chapitres raccourcis… Il me faut revenir à ce qu’écrivait Renaud Faroux quant à la reproduction du livre original dans le présent ouvrage : « L’ouvrage original se compose de différents cahiers avec d’un côté le texte copié sur un léger papier kraft et de l’autre comme sur du papier buvard des séries de papiers froissés. Le tout est enchâssé dans dans une pochette de carton dur qui donne à l’œuvre un aspect de véritable parchemin » (p 10). On remarquera une différence dans la reproduction (?) : le texte est reproduit sur du papier de couleur kraft plus clair que le kraft ordinaire… On me permettra de m’arrêter sur le troisième chapitre intitulé Aux îles Kerguelen car c’est là qu’on comprend le mieux que Kijno n’illustre pas, mais peint, non la chose mais l’effet qu’elle produit. Dans ce chapitre, au niveau des papiers froissés de Kijno, on trouve une traduction des coups de vents et des bourrasques qui soufflent sur les îles Kerguelen, comme des idéogrammes ou des pictogrammes extrême-orientaux…

Le moment est sans doute venu de parler du texte avec les Îles Fortunées: celui de Jean Grenier est précis, évocateur, il dit tout ce qu’on peut penser de rares paysages (p.85 et suivantes, et, surtout, la page 86.8) : la beauté est dangereuse. Sur le chapitre ayant pour titre « L’ Île de Pâques » que Kijno visitera quelques dizaines d’années plus tard,  rien à dire si ce n’est qu’y furent prises quelques photographies dont une (très belle) de Christian Pinson où l’on voit Lad en majesté et en mouvement… Dans les Îles Borromées, je retrouve le cercle cher à Pierre Garnier : Kijno n’en finira pas de chercher ses îles Borromées…

Un livre, doublement, de poésie…

 

Gilles MENTRÉ : « Le bruit de la langue ».

 

Gilles Mentré, dans son recueil « Le bruit de la langue », mêle prose et vers, réflexions sur l’écriture et essai d’écriture poétique (qui ne néglige pas les dites réflexions). Ce livre est composé de différentes parties que séparent les peintures de Christian Gardair. Si la première partie s’interroge sur la poésie, tout en interrogeant le poète lui-même (sur son intégrité, sa liberté, qui ne ne connaissent pas de limites), la seconde s’emploie à traquer la réalité. D’où ces questions : « Comment la réalité peut-elle être si discontinue en nous ? » (p 19), « Est-il possible de regarder les choses en face, comme si c’était nous qui les éclairions ? » (p 20)… Ces questions sont légions, comme les peut-être, les mais qui amorcent des hypothèses de réponse… Que viennent vérifier les poèmes qui terminent chacune de ces parties? Peut-être est-ce le rôle de l’homme ou de la femme (du poète) que de s’interroger sur l’adéquation des mots et du monde ? En tout cas le poème s’y essaie : désespérément. 

Gilles Mentré s’empare ensuite de la particularité des bobacs((il s'agit d'une marmotte des steppes de Sibérie, dont le suicide collectif annuel constaté depuis la fin du XIXème siècle est relaté par Jean Giono dans le Nice-matin du 12 septembre 1964 et repris par Barjavel dans La Faim du tigre.)) (leur « suicide » collectif depuis plus d’un siècle) et en produit un poème fait d’accumulations et qui interroge le lecteur sur l’écriture poétique. Gilles Mentré s’essaie à la justification à droite pour le poème (p 56). Les considérations linguistiques du poète sont parfois difficiles à suivre ; j’en veux pour preuve ces deux vers : « si la phrase ne contient pas seulement les mots /mais la langue »…  Alors ?

Gilles Mentré, «  Le bruit de la langue  ».
L’Herbe qui tremble éditeur, peintures de
Christian Gardair, 96 pages, 14 euros. En
librairie ou sur commande sur le site de l’éditeur…

 

Gilles Mentré passe au conte dans ses proses mais continue sa méditation: « la possession est dans les mots / et les mots seront rendus au langage » (p 68). Et si le poète n’écrivait que la difficulté à saisir le réel ? Et s’il s’interrogeait sur ce qui fait la singularité du langage ? Et si, et si… Il faut lire ce recueil pour son originalité et pour celle de la démarche de Gilles Mentré…