Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs

Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs,

L’espace.

Avant même l’alternance des dessins et des poèmes, nous remarquons le blanc, vaste, omniprésent, intact. Primordiale innocence ? En tout cas nous nous interrogeons sur la connotation de la trace, les valeurs ambiguës de ce qui surgit : formes, couleurs, poèmes, à peine apposés sur le monde, est-ce violence ou douceur, vie ou inertie ? Et après tout, faudrait-il trancher ?

Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs, L’atelier contemporain, 2018

Nous nous promenons dans les bois. « De bon matin lichen s’étend », la nature frémit, nous la sentons qui respire et l’eau coule : encre, aquarelle, écriture comme un souffle et une flaque. Pelotes, averses, miroirs : ce n’est pas tant une unité que ce titre résume, mais un perpétuel mobile, d’incessants passages d’une figure à l’autre, labiles transformations :

 Je suis chevreuil, oiseau de juin

je suis nous sommes une guirlande 

[…] 

 

Cette espèce de vaste communication des choses entre elles (que Ludovic Degroote a raison de rapprocher de la correspondance baudelairienne), nous la sentons, souvent par la peau. Chaque être, tous les êtres, comme ces « petits os pointus », ces « branches », ces « nids de chenilles » en sont autant d’indices : ils renvoient vers d’autres êtres. Chemin faisant, nous ramassons par exemple des pelotes de réjection. Le crayon du dessin ou la plume de l’écriture tissent un obscur réseau serré sur la candeur absolument antérieure à tout.

 

 Nous ne sommes pas seuls, à tâtonner

sur de petites pierres, se frayant

un passage, n’évitant pas

quelques bosses. 

 

Toucher, tact, courtoisie : les êtres parlent, les êtres répondent. Seul un bien triste technicien de l’esprit réduirait les êtres à de mornes choses-en-soi. Dans ce livre de Patricia Cartereau et Albane Gellé, le mouvement du poème, et avec lui la trace légère du pinceau sur la feuille, révèle le rythme d’un cœur et la vie d’une conscience. Nous nous promenons dans les bois, des fougères nous caressent, et nous devinons l’âme. 

Et si nous sommes interpellés par l’apparition d’un noir, captivés par un rose, un vert, un mauve, si nous ignorons comment interpréter leur surgissement par rapport au virginal immaculé, c’est parce qu’ils parlent la langue aurorale de l’animal sauvage :

 

« Il faudra trouver

des gestes d’antilope, des sabots un peu sauvages,

[…] »

Au plus proche de l’émotion, l’écriture poétique communique avec le langage animal. Elle prend son rythme à même le tressaillement nerveux et sanguin du muscle d’un cheval, d’un cerf, d’un loup, aux pieds nus d’un homme qui marche dans la nature. Si la poésie rafraîchit la parole humaine, c’est à l’étalon de cette étrange altérité : l’animal. Le poème provient de cet « autre versant », « les langages sans mots, les renards  ». La raison et son armada de techniques de l’esprit, qui nous ensevelissent de questions, menacent incessamment de nous le faire oublier. 

Mais nous marchons dans les bois, tâchant d’apprendre de l’ignorance des bêtes.

 

 Asseyons-nous dans l’herbe,

les questions s’arrêtent. 




Elisabeth Rossé, Oeil dit et autres poèmes

Au mouillage

 

Paupière à la renverse
Autre jour
Calfeutré
Sous la peau

La mémoire est en fuite
Et certains chants s’y tiennent
Idiomes mécaniques
Etendus à l’écoute
Murène, ô murène, donne-nous la marée la plus belle !

Le monstre se faufile
La marée
Galante se cambre
Ouvrant le grand tiroir
Où sècheront ses os

 

 

 

 

Œil dit

 

Œil dit
La moisson
Excentrique
Et centrée des cils
Battus

L’œil
Les cils battants
La brèche
Du temps
            – Ouvert
Observe comme
Enivré

Œil
Par le sel
             – Ouvert
A la moisson
Aux larmes
Par le sel
            – Ouvert

La pupille est féconde
Savante
Les larmes sont solidaires
De la brèche
Du dire
            – Ouvert
De l’œil

Œil dit
L’ouverture magistrale
Et courbe des cils
Mouillés encore
De mémoire
            – Ouvert
Sans pâturages
Mouillés toujours
Par le sel
Sans raison
Par le sel
Qui rend les champs stériles
            – Ouvert
Aux chants
Excentriques
Et centrés
Sur le déploiement des cils

 

 

Œil dit
Le déploiement des cils
Le déploiement des cils
L’atermoiement du sel
Dans la lourdeur du jour

C’est dans l’air
          – Ouvert
A la moisson
Inexorable
C’est dans l’air
            – Ouvert
Que l’œil dit
Qu’il ne peut rien y faire

 

Affaire à suivre

 

L’œil

Est une jolie affaire

On ne sait plus
Si le regard est sérieux
Une affaire
De surface
Evaluée
Sans partage

L’œil

Est une jolie affaire
Apôtre aveugle du temps
Vieux
Unique roi
Par principe
Clôture du territoire

L’œil

Est une jolie affaire
Lorsque la vue se tait
L’image nous saisit
Et veuve de lumière
Affole l’amnésie

Œil
Enchâssé
A la mémoire qui claque
Equilibrant l’attente
Apôtre vulnérable
Sensible à la poussière

(Silence)

 

Opaques et polis sont les choses les miroirs vus d’ici

 

 

A voir

 

L’œil
Est grand ouvert

Etendue muette
Il faut se taire
Devant l’échange

Silence

Ne jamais le fixer
Œil pour œil
Par crainte des reflets
Et des enjambements

Et par manque d’appui sur sa texture saumâtre

Cheminer sur la rive
Suffit pour aujourd’hui
Et contourner les cils
Pour poser les jalons
De chemins de traverse

La naissance
Est
Un autre pays
Sage
Mais bavard
Et surgi d’une branche

L’œil
Prend son envol
Oiseau
Au-dessus de la mare
Avide de répit
Prisonnier des orages

 

 

 

 

 

Spectre

 

La main est un os
Agile
Sceptre parmi les nuits fastes
Décomptées
Des horloges

C’est en silence
Que les jours sont ôtés 
A la moindre phalange
Et que le jeu s’étend 

Ici les doigts
Sans aucune bague précieuse
Se glissent sous l’arcade  
Apitoyée de l’aube

L’ouverture de l’œil
Est un acte
Artisanal

Le premier regard
Est dangereux
Et couvert d’un rideau
Les images s’y croisent
Spectres ravitaillés
Comme des loups au fourneau

 

 




Carolyne Cannella — poèmes présentés par Georges de Rivas

Carolyne Cannella, poète, récitante, traductrice, concertiste – luth renaissance et guitare classique- et professeur d'enseignement artistique, a collaboré à plusieurs revues et anthologies poétiques. Dans son art poétique, la mélodie des mots - telles les notes d'une partition - relève selon elle d'un travail d'élévation et  d'harmonisation pour atteindre à cette qualité lyrique de la langue. A l'aune de sa passion - la musique, expression sensuelle de ce qu'elle considère comme un sentiment mystique – son écriture l'amène, avec peu de mots, à voyager immobile dans les territoires profonds de l'être, là où les silences prennent une dimension expressive.

Elle s'exprime sous des formes de poèmes, prose, fragments et aphorismes, avec une prédilection pour les formes brèves.

Carolyne Cannella comète apparue dans le ciel toujours imprévisible de la poésie incarne  la parole de Saint John Perse : « Poète, celui-là (Celle)  qui rompt pour nous l'accoutumance ».

Evangile de la brève lumière, bréviaire de la foudre et de l'éclair, sa poésie est don d'amour pour des temps difficiles, un viatique de lumière pour subsumer en pure beauté des heures tragiques  Elle est présence vigile et , signe de haute poésie, sismographe du tremblement de l'être, des choses et du monde. Concision, fulgurance et irradiance, sont trois sommets d'où émanent son sens de l'ellipse, l'éclat de sa vision, la puissance et la profondeur harmonique de son phrasé. Carolyne Cannella est de naissance musicienne et porte en elle réminiscence de  cette « essence de ciel « dont son âme est imprégnée.  Sa lyre chante et se souvient des temps où musique et poésie furent unies sur l'autel de la parole originelle ; elle donne à voir le mystère des sons et rend audible la vibration de la lumière au-delà de la nuit des sens. Son œuvre est ainsi marquée du sceau orphique et le diamant de son verbe brille sur son versant mystique. De là son affinité avec Novalis ; elle sait que « le chemin va vers l'intérieur » et le révèle dans son poème : « le Royaume en Toi » dédiée à sa « Fontaine d'élèves » ( extrait de son œuvre « Immuable Surgi » aux éditions Galerie Racine.

Son œuvre intitulée INSTANTS – : Tercets - Hommage au Japon publiée en octobre 2018 chez l'Harmattan, dit la quintessence alchimique saisie à travers la modernité de sa parole  et ces fulgurances dignes du pur esprit du haïku. Elle révèle le mystère de l'âme éternelle au cœur de l'instant et élève au dessus du néant le chant d'un lyrisme fulgurant : Jaillir/et habiter l'éclair/au cœur de l'instant-lumière.  En hommage aux morts de Fukushima elle écrit : « Le chant de l'oiseau jaillit/ flamboyant/dans l'espace affranchi » - « La vie tressaille encore/et joue avec la mort un tournoi de lumière ». Carolyne Cannella est la fervente d'un Absolu réverbéré jusque dans les fibres les plus secrètes de son être ... Passion du supra-sensible révélé dans ce saut dans l'inconnu  : « Et la porte de se refermer/pour que nous puissions entrer/dans cet ailleurs. »

Notre poète désaltère sa soif d'absolu aux sources de l'altérité radicale. Sa parole jaillit des gorges nouménales où elle se meut avec l'aisance et la grâce des grands visionnaires. Au-delà des mirages du Nada, elle entrevoit la présence de naïades talismaniques qui, dans les eaux-vives de son poème,  présagent le renouveau de l'immémorial chant orphique.

« Caresse veloutée /elle nous enlace et nous délie/la Grâce ». Carolyne Canella l'affirme :

Reste l'empreinte de l'amour/indélébile à jamais.

 

Īle secrète

 

 

elle s’empourpre

à l'heure vespérale

sa voix à celle du feuillage suspendue

île secrète

aux imprévisibles orages

elle repose en son alcôve humide

ses yeux d’outre-ciel

sous le parfum des amandiers

 

 

*

 

 

Abyssale lumière

 

 

Elle attend
que s’ouvre enfin la voie

Elle recueille les heures dilatées
la nuit sans fin, la vaine attente
et puis
l’aurore vacillante

Elle perçoit
en gouttes givrées
les prémisses de la source radiante
derrière l’âpreté d’un désert de brumes

Elle sait
tous les chemins, les interstices
déserts de son errance
vers le sentier unique au but incandescent

Elle plonge
dans l'antre même des ténèbres
et accueille
l'abyssale lumière

 

 

*

 

 

Écho

 

 

Sans autre soucis que d'aller
je vais
chavirée de silence
de faim
d'absence

Ma soif suspend tous les instants

Je cherche encore la source
sous les sables mouvants
énigme en plein midi
d'une terre non brûlée
dont l'écho me prolonge

J'existe l'instant d'une illusion

L'écho passe et se perd
dilué
dans la nuit qui se perd
engloutie
par toutes les autres nuits

 

*

 

 

Libre

 

 

Ciel limpide

L'enfant tourbillonne

Dans l'air immobile

 

De ses bras frêles

Il soulève le monde

 

Il tourne

Il titube

Enivré de son dialogue avec le vent

 

Les nuages au ciel s'amoncellent

Et chevauchent l'horizon

 

Le rêve de l'enfant demeure

 

Joyeux

Il voit une lumière nouvelle

Aspiré par un nouveau ciel 

Où il entre 

Sous la caresse de la brise

 

*

 

 

 

Oublier toutes choses
Jusqu'à son propre corps
Et contempler le vide
Pour tuer le vide
Grâce au vide

Alors....
Dans le vide de l’esprit
Apparaissent les choses
Dans leur évidente clarté

 

Extrait du recueil « Immuable surgi »

 

*

 

*




Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis

Un joli format qui tient dans la poche pour ce livre précieux dans lequel Marilyne Bertoncini fait dialoguer poèmes et photographies (les siennes) pour accueillir les fragments du passé qui affleurent dans les replis de sa mémoire. Ce ne sont pas des illustrations, mais une mise en écho de ces replis qui sont partout autour de nous, il suffit de regarder de près, de s’attarder sur les détails.

Le recueil est divisé en trois parties ponctuées de mises à distance, de réflexions (écrites en italique) où la poète s’interroge sur la nature et la provenance de ses souvenirs. 

Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis, "Editions Pourquoi viens-tu si tard ?" Association LAC 2018, 94 pages, 10 € (pvst@orange.fr
www.association-lac.com)

De quelle porte de l’Enfer
quelle rencontre au ténébreux
labyrinthe de ma
Mémoire  ?

 

La première partie, intitulée Sous cette carte d’amnésie, s’ouvre sur une série de photographies : plissements d’étoffes, de végétaux, de métaux (magnifique bas-relief de bronze érodé page 15) toujours centrées sur la partie, jamais sur le tout, des gros plans qui ne font que suggérer l’objet, jusqu’à le rendre non identifiable, ce qui interroge alors notre imaginaire et nous prépare à entrer dans une autre temporalité : celle des souvenirs. S’ensuivent des textes concis caractérisés par une grande puissance évocatrice : dès le premier vers le rêve se mêle à la réalité : 

 

Les plis des dunes en éventail déploient le Sahara 
de mon enfance 

 

On apprend très vite qu’il s’agit d’un lieu à la fois proche et lointain, dans l’espace comme dans le temps, un Bout du monde au nord de la France. Le langage est vivant, l’émotion contenue mais présente. 

 

Café-pension s’inscrivait à l’envers
derrière les rideaux au crochet sur leur tringle de cuivre
et l’ombre des mots dansait
sur le vieux comptoir…

 

De là on entend « l’appel d’une vapeur d’or vers le lointain », on aperçoit les chantiers de construction de la Ville-Neuve dont on voit « les grues dépasser les toitures/de leur cou de girafe que picoraient les goélands ».  Il y a aussi des maisons abandonnées, « planches en croix sur les volets », comme un avant-goût des souvenirs à naître. Une série de photos aux tons ocres et cuivrés prolonge cette partie tout en introduisant la seconde : Les distilleries idéales.

Les vers de Marilyne Bertoncini nous conduisent alors dans un monde de lumière et d’ombre, où luisent les cuivres d’une fontaine à bière en longues plaintes de saxophone, où les pales d’un ventilateur agitent au plafond d’éphémères dentelles d’ombre…, un monde qui toujours tient à la fois du réel et du rêve. Mais pour l’auteure, les deux sont indissociables.  À la manière d’un Pessoa affirmant que seul le rêve est vrai, la poète écrit : J’habite ma vie comme un rêve/où les temps s’enchevêtrent./Vie est ce rêve qui me dessine/sur la vitre […] (page 49).  

Si les souvenirs traversent la pensée, ils ne sauraient être de simples images muettes et inodores. Ils ont une dimension visuelle, sonore et olfactive, c’est pourquoi ils sont vivants (notons l’emploi du présent et de nombreuses personnifications). Ainsi le lecteur progresse dans un espace empli de sons, d’odeurs, de couleurs ambrées, dans lequel les décorations picturales prennent vie et nous emportent dans des lieux lointains et féériques, dans une atmosphère quasi de Mille et une nuits « Sous son dais, un roi africain/tient en laisse des léopards/qui feulent en foulant les guéridons/ignorant insolemment les buveurs/noyés dans les reflets fauves de la noce/et les silencieux éclats d’ottone e d’oro… » où les chaises se font des confidences à faire « rougir la peluche des banquettes cachées », un monde dans lequel une cour et une simple rue se parent de mystère et d’effroi, où le placard de la mère (pages 60 à 64) apparaît comme un  refuge décrit avec une émotion, une délicatesse, une précision digne des Vies minuscules de Pierre Michon((Pierre Michon, Vies minuscules, dernier chapitre, "Vie de la petite morte")).

Transporté dans l’enfance de l’auteure, c’est aussi face à notre propre enfance que l’on se retrouve. Trois photographies – qui voisinent avec l’énigme – terminent cette admirable partie.

La dernière, intitulée Conseils de survie pour un monde à l’envers, est courte et, comme son nom l’indique, nous met en garde. Contre quoi ? Nous ne le dirons pas, car il faut lire Mémoire vive des replis. Disons juste qu’en cas d’inadvertance, le monde risquerait bien de ne plus jamais se réveiller !

Sous l’apparence d’un recueil, Mémoire vive des replis est un véritable livre « construit » où photos et poèmes relèvent d’une même démarche poétique, mais si les photos nous interpellent, c’est bien la poésie qui l’emporte, peut-être parce que le langage est la seule résurrection pour ce qui a disparu((Pascal Guignard, De jadis))




Raphaël Monticelli, Les Creux de l’ombre et autres poèmes

LES CREUX DE L’OMBRE

Pour Gérard Serée

 

Branches lianes ronces langues encres longs enchevêtrements poussées violences ce qui cherche la lumière la cache là où elle n’est pas atteinte elle perce troue trouve passe ondulations végétales qui suivent les combinaisons imprévisibles de la lumière du vent des accidents de la terre des obstacles des branches des ruptures tu pousses cherchant dans les creux l’ombre et accumulant les traits tu accumules ce qui cache le blanc le trouve où il n’est pas atteint il reste et passe il suit et dessine les combinaisons imprévues de ta lumière de l’air des accidents de la plaque des obstacles de la résistance des traces des carrefours creux ornières trous gravant à force le cuivre et croisant le gravé je pousse cherchant dans les mots l’encre et les accumulant du sens accumule ce qui masque le papier le crée lui donnant sens le trouve où il n’est pas atteint il perce trouve espace qui suit les combinaisons imprévues de ma lumière de l’air du temps de la langue de ses trous ses creux ses croisées ses pertes sa lourdeur sa gravité ses ruptures branches lianes ronces langues encres traces voix elles giflent fouettent attaquent griffent la main les écarte le bras les pousse passe les repousse  comme elles le repoussent et attaquent au visage le giflent fouettent égratignent griffent les bras comme d’un nageur à bout de souffle les écartent cherchent à trouer l’ombre la nuit main Lucifer trouée d’air comme tu pousses et tires la pointe le grattoir le burin égratignes grattes érafles griffes écorches la plaque ou la donnes à mordre puis obstiné soignes ses creux ses scarifications ses cicatrices ses douleurs les encres frottes pour combler les manques les comblant les faire apparaître et longtemps tu frottes pour faire disparaître l’encre du métal intact comme je pousse et tire gratte rature biffe reprend superpose raye reprends redispose pour chercher à faire apparaître ceci arbres bras branches hanches ronces corps encres traces voix sirènes traits mots comme un nageur perdu cherchant son souffle la lumière la trouée d’air ou encore la lente ondulation des algues de la langue du corps qui suit sans qu’on puisse savoir à l’avance comment et pourquoi les tensions de l’eau sa danse ses remous quand elle heurte les obstacles que patiemment elle réduit ou quand elle charrie ses propres obstacles et tout en les roulant s’y heurte s’y entoure s’en dessaisit les reprend les écharpe les algues se saisissent des membres s’y collent  s’y enroulent et leur rotation va à l’inverse du mouvement de saisie elles s’y attachent les retiennent et tes mouvements pour lutter contre elles donnent plus de force à leur mouvement il faut se laisser aller suivre leur force accepter leur dessin aller dans son sens se donner force de leur force en abandonnant les gestes de sa main à la tension de la plaque aux traits antérieurs aux mouvements du regard à la rotation de la presse qui essuie le papier dans ses langes et l’encre dans le papier aux bruits assourdis de la langue à ses remous quand elle charrie ses propres obstacles et tout en les roulant s’y heurte s’y enroule s’en écharpe s’en dessaisit s’y retrouve et sans cesse s’y perd pour en naître comme en ceci où sourdement dansent arbres bras branches hanches ronces corps encres traces voix sirènes traits mots        

 

∗∗∗∗∗∗

TRAVERSÉE DU TRAPÈZE

 

Pour Daniel Farioli

 

Poussant la porte entrebâillée je m'ouvre à l'assaut des peuples de la mer Ils se pressent grouillantes multitudes derrière la surface de l'eau si aucun cri ne sort de leurs bouches c'est soit que leurs voix sont couvertes par l'empire impavide de l'eau soit que leur étonnement ou leur douleur se forgent dans des zones où ni le temps ni le bruit n'ont prise Dans l'entrebâillement de la porte de l'eau je me livre à l'assaut des peuples de la mer C'est le frémissement infiniment figé l'équilibre précaire où se stabilisent les tensions où elles s'apaisent c'est le lieu où dans l'entrebâillement des yeux court le fil ténu où le monde s'inverse entre eau et ciel l'un à l'autre s'ouvrant ou s'entrouvrant Horizon C'est le frémissement infiniment figé l'équilibre précaire où les tensions s'apaisent là où les regards d'en haut et ceux d'en bas se croisent entre l'eau qui se ressuie et celle qui indéfiniment retirée  en son mouvement se fige Entre l'eau trembleuse qui boit les reflets pâles de l'à fresque et celle qui durcit ses chatoiements dans la sourde lueur des mosaïques c'est le bord qui se mire et s'inverse où gisent au plus profond des miroirs silencieux tous les corps des enfants que nous fûmes Poussant la porte entrebâillée je suis assailli par la fureur de souffles chargés de poussières et d'odeurs étrangères La mer charrie le linceul de Leucate où dansent des ombres pâlies aux seins de violettes elle roule vineuse des corps irradiés de la lueur d'îles pierreuses Voici l'aube et près du bord où des caresses pleines de larmes parcourent des ombres mourantes je file ces mots de sable mesure d'un temps qui entre l'eau de la fresque et celle de la mosaïque se fige dans l'intervalle d'un clignement de l’oeil

 

∗∗∗∗∗∗

FANTAISIE DE LA MANGROVE

 

Pour Jean Marie Cartereau

 

 dans ce monde incertain qui grouille comme au creux de mon crâne dans une indécision de limbes ce qui est dit aussi qu’autre chose pourrait être que toute chose pourrait être autre évidemment puisque je pourrait être l’autre ou un autre

dans ce monde comme au creux de mon crâne ou au creux du crâne autre au cœur du plexus des viscères ce qui remue est indécis c’est dedans dit-on mais dedans dit aussi que toute chose pourrait être du dedans ou du dehors comme je qui pourrait être cet l’intime ou l’ailleurs et l’en dehors de soi comme l’est ce crâne multiple dans lequel chaque je infiniment baigne immensément la langue nos langues

dans les limbes espace creux qui n’est ni vie ni mort ni salut ni perdition « ce qui n’est pas » déjà  grouille comme allant être ce qui fut n’est pas encore dissout mais déjà autre ou pas encore là mais déjà créant le vide de sa non encore apparition c’est cet espace dont on dit qu’il est l’innocence là où le pas encore est déjà où le déjà plus remue encore

c’est d’avant tout espace ou d’en dehors du temps l’art se faisant dans son espace et dans son temps propres l’artiste poussant de la main des doigts des épaules même l’aiguille de plomb ou d’acier le rameau de charbon ou la touffe de poils orientant les ruisseaux et les torrents fugaces qui charrient les poudres de pierres d’arbres de fleurs ou de fruits dans la tension et le projet de l’œil comme rivé aux doigts et aux circonvolutions du cerveau du dedans du cerveau du dehors

tout comme on suit la piste d’un animal il a laissé sa trace on ne sait quand elle est là lui ailleurs et la projection de ma vision est telle qu’il est à la fois la permanence de lui même dans la trace et le surgissement de son futur dans mon projet ou même comme on voit aux ridules de l’eau l’effacement de l’animal dans le silence des eaux et je dans ce silence encore enfant sans voix mais déjà désirant et déjà projetant

c’est suivre la piste du possible quand au creux de mes crânes limbes grouille le monde et du monde ce que je pourrait dire et autrement que dire je l’art comme une forme toujours autre et ni vie ni mort mais sans cesse projet actant infiniment possible projet

 

∗∗∗∗∗∗

ARIA

(Extrait de FATA)

 

Pour Leonardo Rosa

 

Les morceaux de nuit se retirent dans leurs propres replis
(Ainsi le font les oiseaux dans leurs ailes
Qui s'abandonnent au sommeil).
L'aube vacille et chancelle, chassant les chiffons d'ombres.

Au dessus des eaux, dans les fluidités terreuses qui montent des roseaux immobilisés et des bois flottés,
L'air
Tremble
Encore
Incertain
De l'à peine ébauchée d'un fruit au premier plan
Ou de l'improbable présence d'un massif suspendu, dans le lointain, à la légèreté des gouttes de lumières.

Bientôt les horizons se chargeront de transparences bleues;
L'air le plus proche s'échauffera progressivement,
Et dans l'or pauvre des pailles usées par le temps,
Vapeurs lentes des rêves de renaissance,
Se dilateront nos regards.

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

VOL INVERSE

Pour Pierrette Bloch

Oiseau tranquille au vol inverse  oiseau
qui nidifie en l’air
Guillaume Apollinaire

 

Attaquer le vide le
grignoter pousser la vie lancer
la vie

excroissance

là où il n'y avait rien

là où
il aurait pu ne jamais rien exister
et de ma main serrant les fibres
et de mes doigts les nouant
creuset
où se construit la lenteur
la chimie du temps de la lumière de l'espace et des mots

Ariane en tes détours construis le labyrinthe

ce que tu pièges c'est la mort

végétation animale
et ses pauses moussues s'élancent
oublieuses des creux et des sources
nuageuses
respiration ténue et tenace
postée au seuil du silence

la main
tenant la plume sur les chemins de la feuille
tenant les fibres

liant le vide
il n'est d'autre canevas que l'infini à combler
d'autre métier que la main
attentive
postée au seuil du vide
filant l'espace à l'opposé des pouces

 

 

∗∗∗∗∗∗

TROUÉES

 

Pour Martin Miguel

 

Écrire les couleurs du monde Regarde tes mains la vie en dépend elles tremblent Tous les souffles retournent au bleu ta voix s’enfonce dans ta gorge la caresse de l’air fait un cri l’espace remue Diluer l’espace trouble le cri te traverse le corps Torpiller le temps bousculer les soubassements du monde leur implosion produit des musiques profondes te cloue Tu ne sais jamais si tu parles ou si tu dans une coulure soudaine hantes ta propre mort retournes à l’eau des origines Tu nais des transformations de tes mains les mots voguent se glacent Tu devais nous dire un jour ce qui t’effraie voici que le monde s’ouvre sous tes mains tu les unis  Mais le pourrais-tu si elles ne contenaient le ciel paumes et doigts joints Ton effroi étouffe les mots tu serres en toi le tranchant et l’acide sans cesse renouvelés la lame et le poinçon Bruit de la mort des mots bourdonnent au bout des doigts l’aigu et le grave Toutes les couleurs du monde les larmes et les sources effondrement des voix qui bourdonnent au bout de nos doigts glaces et buées Tu as recueilli le sang et les cendres Trouant nos langues de constellations Basculant l’envol de tes mains émiette le cri Pourquoi faut-il qu’écrire soit si hésitante frontière entre vivre et mourir




Pascal Boulanger — Trame : Anthologie 1991–2018, suivie de L’Amour là, Lydia Padellec, Cicatrice de l’Avant-jour

 Pascal Boulanger en son Anthologie poétique vivante

Septembre s’allonge sur la ville est le premier vers édité de Pascal Boulanger dans Septembre, déjà, publié chez Messidor en 1991. C’est important le jet initial : cette première pierre lancée dans le jardin de lecture est une forme oblongue couvrant le mystère de l’Unité métaphoriquement présentée comme une ville.

Septembre, déjà… déjà l’automne à l’aube des saisons. Déjà, poser nos sacs dans l’or du jour écrit le poète nouveau de 1991. 

 

Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991-2018, suivie de L’Amour là, TINBAD collection POÉSIE, 2018, 30 euros. Illustration de couverture, Sophie Brassard.

 

J’aime l’idée que la vie commençant est automnale. Toutes les limites se confondent, s’anéantissent dans cette cité bleue où Pascal Boulanger, poète de l’incendie, connaît les filles passantes jetant leurs robes sur les clôtures. Ainsi allons-nous nus.

Laissez-moi me perdre dans la foule poursuit Pascal Boulanger dans Martingale où se découvre la plage d’Ostie, la plage du crime, du corps offert. Toujours cette quête de l’unité, la soif de l’autre qui abreuve. Dans cette Martingale apparaît la figure de Clément Rosset, elle claque comme un coup de fusil. Où chercher la balle ? Pascal Boulanger distille son secret dans l’entretien partagé avec Gwen Garnier- Duguy en 2014 pour Recours au poème (texte figurant en clôture de l’ouvrage ici recensé) ; je le cite : « À une physique de la finitude, il faut opposer une métaphysique de la sensation ». Après sa conversion au catholicisme, lui, l’ancien militant communiste, en vient à convoquer l’enfer de ce qui se dévoile et aussi le paradis qui oppose l’amour au nihilisme.

Le voilà frère de Pasolini, communiste, marxiste en économie, catholique, le voilà, je le suppose, d’accord avec Kierkegaard énonçant que l’homme vient au monde pour vivre, non pour comprendre. La foi vive ne se commande pas, il faut la vivre au monde, et le monde se vit en réalité. Retour à Clément Rosset qui approuve le réel dans la joie sans en gommer les aspérités désastreuses. Ainsi raisonne Boulanger, il le rappelle, toujours dans ce même entretien : « Clément Rosset, c’est le philosophe du tragique et de l’allégresse, c’est celui qui accueille l’offrande du réel et qui (…), d’un livre à l’autre, déjoue la pensée systématique promettant une vie meilleure, différée, illusoire. » Le double que décrit Rosset jusque dans son dernier souffle, son compagnon en humanité, cherche des faux-semblants dans le nihilisme ambiant, espérant ainsi échapper à son destin tragique. Le fantasme du double est une fuite en avant, une faute contre le réel. Rosset est en empathie avec celui qui passe le miroir mais lui reste debout, face contre face.

En quoi Boulanger diffère-t-il de Rosset ? C’est qu’il croit (et le verbe croire est important) que la Chute a bien eu lieu et que l’histoire est toujours la reconduction de l’enfer. Mais, je le répète, le poète Pascal Boulanger pose son sac dans l’or du jour. Comme Rosset tombé dans le réel, si ténu soit-il, dit le vrai dans la joie du peu, Boulanger est dans la sensation au monde, le tremblement de l’amour guerroyant le nihilisme. C’est Alléluia encore un été !  avec torrents lumineux & vibrations dans l’air, comme le pose le poème Le bel endormi. S’il fallait ne retenir qu’un seul vers de toute cette anthologie, pourquoi pas celui-ci ?

L’image du monde est une paroi surchargée de gravures qui se recouvrent, lit-on dans Tacite, mais aussi ils se frottent (les hommes) les yeux en fixant la lumière électrique d’un monde dissous. Revoici le double de Clément Rosset, celui de René Girard aussi.

Voilà, la poésie est philosophie, et même philosophie première comme l’est celle d’Héraclite. Pour Héraclite, le commencement ne diffère pas de la fin. La poésie d’Héraclite ignore la musique de la stance, celle de Pascal Boulanger l’approche mais ne s’y noie pas. Elle préfère sculpter les images, les idées, elle préfère peindre. La poésie est palimpseste : elle gratte, régurgite, nettoie, réécrit ce qui est écrit. Elle va, forcément, du chaos au logos, au cosmos organisé.

C’est ce que dit le recueil Cherchant ce que je sais déjà. Pur joyaux. Quel besoin de connaître, je sais, je sais déjà sourit le poète. Noli me tangere.

 

Me voici
Ici
Mais pas ici même
Ailleurs
En partance
Mais ici
Avec moi-même
Sans être le même

 

Cherchant ce que je sais déjà est le recueil que je préfère de Pascal Boulanger. Il est celui du dévoilement, de la solitude, de la vie intérieure où toujours la révolution commence, pour paraphraser Pasolini.

 

Même si ma chance
n’est plus qu’une flamme de la mort
Je goûte encore
la présence d’instants dans l’instant
J’efface le jour en me jouant des bornes
et je cueille les roses qui m’absorbent
lentement dans le vide.

 

Ce besoin de joindre Pasolini et Boulanger peut sembler étrange car l’un est l’homme du passé, mal dans son présent, l’autre celui du présent assumé, incontournable. La présence goûtée d’instants dans l’instant signale cette force de Boulanger, force qui lui permet d’effacer le jour, c’est à dire de prendre le jour à son compte. Le poète s’habille des roses offertes pour affronter le réel absorbant. C’est le rythme, le phrasé, la profondeur des vues, l’engagement politique en poésie, le rejet de la « religion » égalitaire qui rapprochent les deux hommes. Les deux, le nostalgique et l’ouvrier des jours, sont pertinents, éclairants, proches dans le style.

Une fois né, on n’a jamais tort de vivre, énonce le recueil Un ciel ouvert en toute saison, recueil dédié aux deux filles du poète. Dans l’émeute du cœur se construit la vie vraie et la prolifération inattendue du simple. Ainsi le Chaos des origines s’effondre dans l’Amour, ainsi se construit le cosmos. Le fils de l’ouvrier couronné d’épines (Le lierre la foudre), se cache sous le manteau du poète (entre autre vêtements). C’est dire l’engagement de Pascal Boulanger pour sauver ce qui peut être sauvé dans l’enfer des jours. Par l’Amour mais conscient que la ville brûle.

Nous disions Cosmos, disons cosmologie, qui est une métaphysique. Mourir ne me suffit pas, écrit l’Anthologiste voyageur du réel. Une Anthologie voulue par lui « de son vivant », construite, cosmique littéralement et littérairement. Il faut bien en venir à l’essentiel de Pascal Boulanger :

 

Les douze pierres 

Ils jouent la tunique au dés
près de la croix que chevauchent les oiseaux du ciel
mais l’habitant des tentes sommeille avec candeur
sur les douze pierres éparses

& les anges qui montent et qui descendent
sur la terre noyée et sans contour
bruissent dans son oreille.

 

La parole des anges construit le sens de la poétique de Pascal Boulanger, qui, constructeur cosmologique, crée le monde comme sumbolon (ce qui rassemble les deux parts du tout) opposé au diaballein (la division). Le poème titre de l’Anthologie, qu’il faut bien dévoiler, est Trame, texte de Jean Follain repris dans Mourir ne me suffit pas. Voici ce fulgurant quatrain, pris à un autre car tout est transmission :

 

La même lettre de plomb
sert pour imprimer
l’infâme décret mortel
et la prière au ciel chrétien.

Jean Follain

 

TOUT EST DIT de l’œuvre poétique de Pascal Boulanger (une vie pour le dire). Non… car, auteur d’un dernier recueil, L’amour là, hors Trame mais quand même dans l’ouvrage ! Pascal Boulanger, en un sursaut du sexe ravageur, rassemble les deux parts du sumbolon dans un hymne d’amour à la femme, la femme porteuse du monde, dans les sens propre et figuré, comme réponse possible au chaos.

 

*

Lydia Padellec, Cicatrice de l’Avant-jour

L’avant-jour est l’ultime chant de la nuit blanche. Lydia Padellec, poète, auteure notamment de Et ce n’est pas la nuit, paru aux éditions Henri en 2013, signe aujourd’hui un recueil des moments suspendus d’une nuit d’été finissant entre musique et musique : celle d’un groupe de rock se produisant au Bataclan le 13 novembre 2015, celle de la mitraille d’un groupe armé semant la désolation parmi les spectateurs et flâneurs. Impactée, Lydia Padellec décrit l’obscur, force du réveil, dans un recueil superbe, Cicatrice de l’Avant-Jour, qu’Al Manar édite, comme le fruit ultime et espéré d’une branche formée des six milliards d’humains. 

Lydia Padellec, Cicatrice de l’Avant-jour, Al Manar, 17 €

Bien sûr, cet acte d’écriture, qui est une action, répond aussi au besoin de l’auteure de remettre de la chair sur le souvenir de l’autre, afin que chairs et chairs ne forment plus qu’UN.

Nuit blanche. Formée de cinq chants (le premier, Dans la nuit profonde du jour, le second, Chant de la dernière nuit, le quatrième, Nuit de sang, l’ultime, La Brûlure de cendres), cette somme poétique s’articule autour de l’axe formé par le troisième d’entre eux, Cicatrice de l’Avant-jour. Le jour est une parenthèse de la nuit, la porte étroite de la nuit :

 

Le miroir te regarde
Comme un enfant perdu
Au milieu du noir
(…)

 

Le miroir comme outil d’un retour de la lumière. C’est ce que raconte 1.  Dans la nuit profonde du jour, quasiment comme introït. Et comme pour préciser en quel lieu la nuit agit,  éclairons :

 

(…)
et dans la nuit profonde 
du jour qui vient
tu entends encore les mots 
frapper la lumière

 

Ainsi ce sont les mots qui seront révélateurs de la lumière, les mots, cette géométrie de l’âme, l’épée d’argent du poète.

Mais dans ce jour « d’avant », qui oublie qu’il n’est qu’une parenthèse, est rappelé que le reste, soit l’essentiel, est à écrire, toujours :

 

Assis contre la nuit
tu feuillettes un livre
aux pages blanches
(…)

 

C’est alors qu’est envisagé le franchissement du seuil du miroir / porte :

 

(…)
tu attends le signal
pour chausser tes bottes
et fendre la nuit

 

Mais 2. Chant de la dernière nuit  obture le passage, élève un mur. La douleur est trop grande pour penser :

 

La nuit verse son obole
dans la gamelle du chien
dans la bouche béante
du mort qui s’ignore
(…)

 

La mort ne se pense pas, elle advient ; et seul l’autre, le rescapé, « sait ». Le 3. Cicatrice de l’Avant-jour ne marque pas une rupture mais une différence d’état, de statut de la nuit. Le rescapé pense la nuit définitive de « l’évanoui » comme noir absolu, et envisage la parenthèse du jour comme la « possibilité d’une île » pour lui-même ; Michel Houellebecq, dans son roman La possibilité d’une île, avance que « le bonheur (n’est) pas un horizon possible », Lydia Padellec, dans 3. Cicatrice de l’Avant-Jour, appelle la venue de l’aube. Celle-ci ne vient pas. Un poème Houellebecquien dans le fond l’énonce, qui forme l’axe du livre :

 

Replié dans le vent
l’arbre guette
la lueur de la lampe
qui s’évapore
de la fenêtre close –
Je suis dans mon île
halo lumineux
à l’épiderme fragile
île entourée d’ombres
aux grimaces de pierre

 

Pour parachever le profond désarroi de celui /celle qui reste :

 

Clair obscur
de ma mélancolie
les mots ont un goût de cendre

 

Dans ce 3. Cicatrice de l’Avant-jour, Lydia Padellec récuse la possibilité au géomètre / poète de nommer la perte (les mots disparaissent dans le feu). Elle tangue, avoue son ignorance :

 

J’ignore où me mène
le poème
par le bout du nez
ou en bateau
vers je ne sais
quelle île ou pays
(…)

 

4. Nuit de sang s’ouvre par une citation de Jean-Marie Kerwich : « On croit que les étoiles sont dans le ciel mais elles sont sous nos pas. On les écrase. Ce qu’on voit briller dans la nuit, ce sont leurs cris. » 4. Nuit de sang, c’est le repentir du poète agissant en peintre, l’irruption du souvenir qu’on voudrait ériger en forme vivante…une transgression. C’est un leurre, peut-être, mais assumé par Lydia Padellec, CONTRE la vérité. Où es-tu mon amour est la question récurrente de celle qui cherche dans Paris vêtu d’un manteau ténébreux, l’ombre du cri fille des étoiles.

Ainsi s’achemine le poème vers sa conclusion livrée dans 5. La brûlure des cendres. La mémoire désigne une clé : la recherche d’une fissure dans la réalité, non pour trouver le bonheur, mais pour briser la peur de rester. Dernier poème dédié à Clara :

 

Peler nos cicatrices jusqu’à l’os
(…)
nous voulons tous embrasser l’aube
(…)
nous vivons dans des maisons
de pierres et de cendres
nous cherchons la fissure
qui laissera passer
le souffle
le poème
brisant le roc
de nos peurs

 

S’il est une possibilité d’une île, elle est dans la fissure éclairée par les mots. Et qu’importe la cendre si la brûlure nous consume et nous permet d’embrasser l’aube, même furtivement.

Le recueil Cicatrice de l’Avant-jour est illustré de gravures de Marie Alloy, peintre, graveur et poète. Le rouge éclate partout, sauf dans le cinquième chant, La brûlure des cendres, où la valeur sépia sature l’espace, comme pour rappeler que si le jour est une parenthèse de la nuit rouge et noire, sa lumière reste fragile, obscure. Saluons également la belle mise en page et le parfait travail éditorial d’Al Manar, éditeur précieux.




Ivan Dmitrieff, Sente (extrait), et autres poèmes

SENTE  (extrait)

une absence native procède à l'espace, rien ne manque ; pierre, et transparences, dans le jet du temps ; cet amour, ce silence ; ce qui arrive d'herbe, de racine, d'ombre claire sous la trouée des buissons ; d'oiseau de ton pouls dans la lumière ; de danse d'arbre et d'air, de sente et de pas ;

une énergie ; emplit, et déborde ; vallonnée de ciel et de buissons, terre assise, racinée, oiseau jeté dans le vent ; alors tissée du vert et du nuage, de la sente et du gué ; toujours venue à la beauté, à l'instant ; jouant l'horizon et le soleil, arbre et ronce, et ruisseau ;

une présence, ouvre ; paisible, où survient toute lumière : transparences et cri d'oiseau, pierre sous les feuillages, ombre et trou ; que ta main repose sur l'herbe est aussi son visage, infini ; ce rougeoiement des baies, ce ciel-au-dedans, témoin du jour ; ce repos et ce mouvement d'un corps, vécu par la vie ;

 

DANS LA LUMIERE EN FILIGRANE DE L’OUVERT ( extrait)

et au sein de toutes choses, matière et esprit se réorientent continûment vers la résonance d'un nouvel équilibre, leur chant est la demeure de l'invisible qui toujours se déploie dans le peuplement des pierres et des corps, dans la vibration intime de leur présence que poètes nous apprenons patiemment à voir, nous lisons de l'univers le poème, et c'est lui qui nous lit, et c'est lui qui nous dit lorsqu'en notre cœur nous disons du poème l'infinie parole, le chant ininterrompu qui depuis les nues primordiales forme dans l’éther le visage de chaque existence, et nous tendons profondément l'oreille pour accueillir du chant singulier de chaque être du ciel et du sol, et de nous-mêmes, la langue, et poésie originelle, dont nous sommes tous en ce monde le chemin et le voyage qui sans fin vibrent avec la lumière

 

 

 

 

 

ENTONNE

 

 

Entonne
entonne le chant vivant de l’ouvert
entonne
entonne
c’est le chant de ton voyage
le chant vertigineux de ton voyage
dans la densité des mondes
entonne
entonne
c’est lui ton chemin d’existence
c’est lui ta boussole de réalité
chant donné qui conduit le souffle
à travers les forges de la matière
chant donné qui conduit le souffle
au-delà du temps et de l’espace
chant donné qui conduit le souffle
à la bouche de l’ange
chant donné qui conduit le souffle
aux tréfonds du très haut silence
entonne
entonne le chant qui est en toi
ce voyage de vie
de toutes les nuits
et de tous les soleils
ce chant manifesté
de l’océan des mondes
des paysages millénaires
sculptant des montagnes émeraudes
des sommets éclatants du soleil
offerts à la neige
des jours qui tanguent
telle une barque de lumière à la dérive
des épreuves initiatiques du cœur
dans les labyrinthes de l’expérience
rouges et déroutants
des rebonds terribles de colère et de doute
des épines d’une douleur de cauchemars
dardant les plaies de l’âme
des doigts frais de la lumière
levant les rideaux d’un long sommeil
des étreintes de l’aube étincelante
et du feu naturelle de la joie
entonne
entonne
c’est le chant du voyageur suprême chant
de cette jouissance d’être lancée
dans les étoiles chant
du voyage de l’ouvert entré
dans la danse des seuils chant
d’exploration du vivant éployé
dans l’entrelacs d’amour
entonne
entonne
ce voyage !
ce chant !
ce voyage !
ce chant ! de ton existence
offerte à l’existence
comme elle est à la beauté autant qu’à la boue
comme elle est aux délices autant qu’aux larmes
qui traverse les terres innombrables du ciel
comme elle est à l’éternité autant qu’au moment offerte
à l’existence multiple de ses vies simultanées offerte
à l’ instant de chacun de ses possibles offerte
à ce jeu parfait de l’immensité consciente
entonne
entonne les mots et le sang du cœur entonne
les formes du voile de l’ombre entonne
les rives flamboyantes de la lumière entonne
les sonorités du vase humaine
car c’est ton étreinte céleste des pôles de la vie
c’est ton voyage infini du chemin du retour
ton chant ému du soufre de l’âme
ton chant ému du caducée du corps
ton chant ému du gui du temps nouveau
vers le centre absolu de toi-même
chant
de ta réalité manifestée
dans le miroir des formes
entonne
entonne
entre encore et encore
dans la profondeur de ta matière
car c’est elle seule ici-bas qui te mène
vibrant et solitaire
dans l’espace vivant entre les choses
vers le seuil de ton être
entonne
entonne
du jeu divin de l’ouvert
enchante le monde
enchante le monde

 

 

 

 

 

 

 

 




Entretien avec Alain Brissiaud : le présent de la Poésie

Alain Brissiaud est un poète discret. Depuis des années il mène un chemin droit et haut  pour porter la poésie de ceux qu'ils a croisés et aimés. Il reste très modeste et effacé lorsqu'il s'agit d'évoquer son oeuvre, déjà importante, non pas en matière de volume, mais pour sa voix, inédite, déjà pérenne, à n'en pas douter. Il écrit depuis l'adolescence sans jamais se soucier d'être publié. Il a été libraire, puis éditeur, notamment de Claude Pélieu. C'est dans la revue Les Hommes sans Epaules qu'il trouve une première fois des lecteurs, et qu'il est révélé. S'en suivront deux recueils, Au pas des gouffres (Librairie-Galerie Racine, 2015), Jusqu'au coeur (Collection Les Hommes sans Epaules/éd. Librairie-Galerie Racine, 2017), et Cantos sévillans, suivis de La lisière (La Porte, 2017)... Il nous a confié ces propos, ainsi que des poèmes inédits. 

Alain, pourquoi la poésie ? 

La poésie questionne le monde, la poésie scrute le monde simplement pour que celui-ci continue d’exister ; c’est une question de survie ! Pourquoi : pour déranger, pour résister, pour éviter la mise à mort, aussi parce qu’à l’origine l’essence même de la poésie est de ne pouvoir autrement répondre à cette question : pourquoi? Le langage poétique s’écoule vers celui qui écoute, elle  irrigue l’autre pour l’associer ; aussi, Ecrire c’est porter attention à l’autre, c’est l’entendre et le comprendre. L’espace du poème se déploie à l’infini de lieu et de temps ; il est au monde, il est tout le monde et donc questionne le monde. La poésie, sans se retourner, questionne le monde depuis l’Origine, allant vers, parcourant le Chemin, nous intimant d’aller à la rencontre de.

Pourquoi les premiers textes antiques, pourquoi Villon, pourquoi Holderlin, pourquoi Baudelaire, pourquoi Artaud, pourquoi Mandelstam et Celan ? Pourquoi tant de souffrances bordant ce long chemin, pourquoi l’errance, pourquoi tant d’amateurs ? Peut-être est-il le lien tendu depuis ces âges anciens jusqu’à ce jour, un chemin  praticable par tous où vibre cette question : pourquoi ? Et ce lien n’est-il pas ce que l’humain tente d’abord de préserver ?  Ce chemin vit de sa propre énergie,  bouscule, pousse et se fraie un passage pour sonder nos vies. Ce lien qui nous rattache aux temps anciens est le lieu même du poème ; voilà pourquoi la poésie.

Un lieu où les archétypes portés par le langage lorsqu’il est soumis au travail de cette distorsion poétique rassemblent tous les humains ?  L’union du sacré et du profane, de la parole et du silence, de l’éphémère et de l’éternité ? Une coïncidence divine ?
 
 Ah, quelles belles utopies ! Oui, ce lieu est au cœur de l’humain, il en est le cœur, assurément. Décidons, osons par le poème nous confronter au vivre ensemble, à la tolérance, au respect de l’autre. Voyez la ferveur qui se dégage d’une lecture publique, voyez les poignants concerts de Léonard Cohen, ne vous ont-ils pas envoutés ? Cette union n’est-elle pas celle du sacré et du profane ? Non, pas une coïncidence divine, plutôt une volonté de chacun de nous à établir une relation  apaisée à l’autre, à l’écoute de l’autre. 
Le poète nous donne à lire son âme sans pudeur, il nous laisse entrevoir sa vraie nature et cela nous ramène à nous-mêmes ; ce que nous montre le poète ce n’est pas de l’ordre du moi mais de l’universel, alors pourquoi ne pas l’écouter ? Là, oui, la parole et le silence se confondent, me semble-t-il. Mais revenons dans le monde réel, celui où règnent la peur et la détresse, le lieu du quotidien… pour dire, et cela ne me parait pas utopique, compte tenu de l’état du monde, qu’il existe une autre voie à celle de son fonctionnement actuel qui est le chemin de l’apprentissage de la parole poétique ; avant tout. Et le lieu en est le cœur de l’homme.
Y a-t-il des voix poétiques qui vous ont suivi, guidé, et pourquoi ?
Quelle belle chance nous avons de pouvoir écouter et lire les poètes en un clic ! Le monde n’a jamais été aussi vaste. Hier, un ami de passage me fait écouter des textes de Vladimir Vissotsky interprétés par Lise Martin ; plus tôt c’était le chant d’Angélique Ianatos sur des poèmes de Dimitra Manda et la sublime musique de Théodorakis…les supports modernes sont si commodes que tous les auteurs nous sont proches. Nous sommes près de la source, abreuvons-nous.
Les poètes veillent sur nous, saisissons leurs mains tendues. Je pense à mon ami Claude Pélieu qui a tant compté pour moi, à Allen Ginsberg le barde bondissant, si bon, si entier, je pense à Paul Celan l’homme-douleur, à Yves Bonnefoy, le patron ou aux vers de  Franck Venaille où je me perds avec bonheur. Demain d’autres viendront à moi, sans cesse, comme un fleuve, il suffit de s’ouvrir. Il ne s’agit pas de feuilleter un catalogue : que retenir d’une vie d’écoute sinon attendre les signaux qui viennent nous surprendre. Courons les librairies, les livres de poésie sont partout, l’édition est vivante, les revues nombreuses. C’est par elles que l’accès est le plus simple. J’ai débuté comme beaucoup en lisant les revues. Une revue compte particulièrement pour moi : celle animée par Christophe Dauphin : Les Hommes sans Epaules, toujours d’une grande richesse. Les revues permettent la lecture d’une incroyable diversité de ton et de forme. Tant d’écrivains me seraient inconnus sans la lecture régulière des revues.
Je suis d’une autre époque et les auteurs qui m’ont aidé à vivre ne sont plus jeunes et pour beaucoup ne sont plus du tout. Mais le poète essentiel, et nous sommes nombreux à le penser,  a été couronné par le Prix Nobel de Littérature, il s’appelle Bob Dylan et c’est bien ainsi.
Oui Bob Dylan a écrit des textes d’une immense richesse ! Alain Ginsberg, Bob Kaufman, et Claude Pélieu, aussi. Ils ont en commun leur engagement, le fait de porter une parole fraternelle et de militer pour une société humaine. Vous avez publié des inédits de Claude Pélieu, et vous avez connu cette époque de la Beat Generation, peut-être pourriez-vous nous en parler ?
 
Oui, j’ai eu la chance de pouvoir publier Claude Pélieu à deux reprises et Allen Ginsberg pour son long poème Iron Horse. J’ai été mis en rapport avec Claude par François Di Dio l’éditeur du Soleil Noir. C’était mes années d’apprentissage… Mais, au-delà de l’époque, des rencontres, des amitiés, de « l’histoire littéraire », c’est un état d’esprit que je souhaite évoquer. Allez sur la chaine Youtube écouter Ginsberg chanter Father Death Blues accompagné de son guide-chant : la souffrance est ce qui est né – l’ignorance m’a désespéré – tristes vérités, à ne pas mépriser (Traduit par Pierre Joris).
La « beat generation » nous a donné des écrivains en phase avec le monde, ancrés dans l’humain au cœur de la nature, des hommes qui ont tenté la réconciliation des hommes, qui ont pratiqué l’unité retrouvée, qui étaient beaux et facétieux, qui étaient du matin sans morale, qui habitaient un lieu où la pensée et la poésie n’étaient qu’un, pacifistes ne se prenaient pas au sérieux, jamais seuls ils étaient tous et toutes, ils souriaient au bord d’un monde prêt à l’Apocalypse, ils étaient l’essence même de l’homme enraciné, du monde de Whitman, solaires soufflant sur les braises de l’aventure, le pas sur la terre au spirituel pratique, ils savaient que la poésie nous mène à ne croire qu’en elle : elle est force, elle est libre. Ces poètes touchaient le plus grand nombre, c’est cela aussi qui est remarquable. Leurs visages nous étaient connus : Ginsberg était une pop-star. Je ne suis pas aveuglé disant cela : la poésie doit retrouver cette place ! C’est pour cela que tout à l’heure j’évoquai Dylan. Mahmoud Darwich, Yannis Ritsos,  Pablo Neruda, Anna Akhmatova… les grandes voix nous manquent, des poètes qui se dressent et se saisissent du pouvoir de la parole et nous guident vers un monde dépouillé de frilosité ayant abandonné ses peurs.
 
Je souhaite exprimer ma reconnaissance à Recours au poème qui par l’intermédiaire de Gwen Garnier-Duguy ma ouvert sa porte alors que je n’avais rien publié ainsi qu’à Christophe Dauphin et Alain Breton mes merveilleux éditeurs de la Librairie Galerie Racine.
 
 A lire :
Claude Pélieu : New poems & Sketches 1977. Books Factory Editions, 211rue du Fg Saint Antoine 75011 Paris.
IndigoExpress. Le Livre à Venir. 1986. A la  même adresse.

∗∗∗∗∗∗

 

Louise
pleure dans sa Nuit

 

 

Alors nous fûmes privés de la parole
la terreur des mots nous quitta
l’absence vint
celle

sans cesse recommencée

 nous pouvions enfin
ne plus avoir peur

 

∗∗∗∗∗∗

Louise

 

Car tu ne le sais peut-être pas
écoute
les mots ne peuvent dire

ceux qui courent
se répandent
disent les évidences et disparaissent
cédant la place à d’autres
et nous laissent
dans la détresse

même plus la parole
ôtée la parole
retirée
confisquée
êtres muets
nous restons

vaines paroles d’ailleurs
d’un lieu à l’autre
ni le savoir et quelle route prendre
partout
les pierres ont le même tranchant

sans détour
innocence
abandon

 

∗∗∗

 

Jours mystérieux et secs
jusqu’à l’odeur du figuier
entendu dans le souffle du vent
Louise
son parfum se mêle à ta salive

à ton coté
je n’ai plus peur
d’emprunter ce chemin de nuit

que viennent
ta joie ta peine
je serais l’eau de ta voix
ta peine ta joie
seront miennes

 

∗∗∗

 

Ce neuf août à Marseille
j’écoute la pluie taper contre la vitre
mais c’est ta voix qui chante derrière la cloison
qui me montre la route
ce jour là la vie allait dans la buée des choses
avec nonchalance et retenue
peut-être étais-je sourd au charme des joies éteintes
car rien ne pouvait calmer
mon angoisse de la nuit
celle-là même qui me fit tourner en rond
sur le palier devant ta porte
guettant le jugement du baiser d’adieu

ô
puis-je échapper à tes questions

puissent-elles ne jamais revenir

 

∗∗∗

 

Louise dans ta nuit
tu voles avec les corneilles
toutes là
rassemblées et tu sanglotes
lorsque tu perds au jeu quand tout se trouble

pas moyen de tenir en place
tu cours et chutes cinq fois

une pluie glacée coule de tes plaies

c’est étrange de te voir si nette
dis-moi que fais-tu toute nue sur le lit allongée
si attirante
un chanteur bon marché peut te charmer
mais dira-t-il ta vérité

jours sans pain sur ton ventre
maintenant tu vieillis
tu voudrais que l’alcool s’écoule dans tes veines
Louise
la flamme de tes reins vacille
tu es comme au désert

petite aube
chuchote encore la prière à mon oreille

 

∗∗∗

 

Tu tournes
bloquée en ville une sale histoire
le valet de ton cœur provoque ta colère
il est lâche
il est bête
il ment sans cesse
tu veux le fuir
las
tu te retournes sur ton image

tu regardes la mort

silence des mots

je me penche à la fenêtre pour oublier
vertige
l’herbe est jaune derrière le muret

tout se dessèche

vaines tendresses

 

∗∗∗

 

Tu es grande
tu t’essayes à l’amour amère
hors du temps dans l’insouciance des nuisances

alors tu nages près du ciel
ce bout de monde
tes pieds mordent l’eau
comme avec un amoureux

mélancolie exorbitante

je vois les images de beautés sur ton écran
tu me tends des couleurs de vie
du naufrage de nos idées
il reste
ton cri derrière la cloison
et ta photo près de la porte
je l’ai vu
ta poitrine au centre des années
visages d’hommes
où êtes-vous tous ceux
penchés sur ton jeune corps

jeunesse
de la douleur

n’as-tu rien ramené de ce temps

 

∗∗∗

 

A jamais  jeune

sautant  dansant dans l’herbe haute
Louise tes jambes falsifient l’espace
ton ventre
s’abreuve au fil de l’eau
c’est toute la rivière de tes veines

tu découds le livre à coups de regret

ta vie à faire ce va et vient toujours allant vers le père
mais t’aimait-il à ta façon

posait-il sa main tendresse sur ta bouche le soir contre le lit
n’ai pas de peurs il chuchote
je suis en bas
et qui maintenant pour te dire ces choses

enfance encore
rappelle-toi la mère sous le viaduc
caressait-il son ventre le soir après l’usine

faiblesse de l’amour
Louise
pour ces gens que nous sommes
et qui pour nous aimer
et rire
ne pas crever dans la mélancolie maternelle de l’oubli
ici l’air brûle toujours nos passions
alors
cela a-t-il un sens

et qui pour dire le blanc de ta bouche sous l’étreinte

que de pâles pensées volées

cette mère tant aimée dis-tu
son amoureuse
le soir à la veillée lui donnait-il du plaisir

immédiate poussière

 

∗∗∗

 

tendre chose que cela
de rien de personne

assis sous le figuier je t’écris ces sombres choses

pour quel deuil

 

∗∗∗

 

Là où tu cuisines les fruits de la terre
se joignent nos souvenirs

nous n’étions rien rappelle-toi l’enchanteur de Grenade
pauvre mémoire de l’amour
la chair plutôt
la ferveur la chaleur
rien
rien
ne peut plus arriver
rien maintenant nous sommes à quai
le sang ne peut vivre au soleil tu le sais
notre faim vacille sous ce ciel
si dur

je tiens ta main souviens-toi
tu croisais les cuisses sous mes regards
le ciel se couvrait de pétales de larmes
tu jouais à la petite fille
aujourd’hui petite fille
écoute Désolation row
l’Angélique Dylan erre dans la chambre noire
sous ton visage à l’encre bleue
tu doutes de cela
douces craintes du ciel
la nuit vient comme une étrave de douceurs

quels désirs mangent ton ventre
quelle langueur du souvenir
tu venais au passage recueillir le sang
des songes

hors du temps
insouciance

 

∗∗∗

 

Ce père nage maintenant près du ciel
ce bout de monde
à lui presque au bout de tes doigts
tu lui tends la main tu t’élèves
trop petite
et ce ciel si haut c’en est désespérant

être heureuse tu danses
être regardée
que dira-t-il si tu pleures dans ta nuit

qui es-tu dira-t-il
qui es-tu à tourner ainsi autour de tes mensonges
vérité de tes journées fictives

assis sous le figuier je poursuis ton rêve
tu ne te crains plus
vos silence
c’est une légende un faux
même si tu avances au-devant nue si nue
essentielle
à construire ton mal-être

tu le sais bien
c’est ton cœur qu’il voulait il veut te dire
tu veux savoir

son front dissimule
une grande détresse

et qui tire les ficelles

 

∗∗∗

 

Quel délit pour la langue venue lire
d’anciens caractères imprimés
ta jeune voix si faible maintenant
et ton rire ironique
faiblesses que cela
hautaines dans la dune tu déjeunes de lumières vives
d’éclats obscènes
qui prier
comme une confiserie de vent
tu en viens à piétiner celui
qui guette ta peau parcourue de frissons

ô Louise
grande douceur sous ta jupe plissée
pour qui
pour celui qui t’écrit des poèmes au goût de lait
dis
t’écrit-il un poème

lui aussi cherche ton cœur il veut te dire
ta chair
dis
dissimules-tu ton âme derrière une étoile
elle scintille comme le jour
mais c’est ton corps désiré
qui est à la peine

pas ton âme
elle tu la caches la retournes au fond de ta poche
qu’il te prenne comme ça vient
pas le bleu enfoui de ton tourment
juste le temps du corps

oh
jouissance

 

∗∗∗

 

Nous sommes tous les deux dorénavant sous le figuier
à déjeuner de frais silences

parfois
ma main s’égare prés de la tienne
loyale tu soupires
me donnes à voir une grande peinture
le valet de cœur n’a plus de travail

le ciel est immortel
c’est égal
ce temps est maintenant le nôtre
marée basse sur la terre le climat est doux
les hommes attendent le fou rire de la pluie
sagesse d’eau retirée
dis-moi les brumes et donne au vent d’ici
les allures de la pluie
tes larmes
avec les ciseaux de la tumeur

nous ne parlons pas
l’arrière-pays se cabre
pages vides à la fenêtre sombres lueurs
toutes ces choses entre nous défaites
et rétablies

je te vois Louise
tu tiens ces choses fermement
elles nous bouleversent
Louise

ton cœur cette nuit mesure le temps

 

 




Ghyslaine Leloup : Constance des oiseaux & autres poèmes

Ghyslaine - poète vibrante et musicienne de mots - nous avait confié des poèmes, que nous publions aujourd'hui,  avec le regret de n'avoir pu le faire de son vivant. Notre dernière rencontre avait eu lieu en juin 2018, à Paris,  lors du marché de la poésie, place Saint-Sulpice. Nous nous étions promis de nous revoir, dans un lieu et un moment plus propices aux échanges tranquilles : elle nous a envoyé ces textes. Elle les avait accompagnés de reproduction d'oeuvres de Noël Roch, auxquelles elle tenait beaucoup (et particulièrement la dernière, pour illustrer "En marchant". Elle avait joint aussi, en guise de présentation biographique, l'émouvant autoportrait que nous vous proposons, comme un portrait de l'artiste en chercheuse de lumière.

 

Ne pas traquer l'ange

S'adonner à la lumière

Tant est dense l'ombre fondatrice

Laisse œuvrer l'aubépine

 

À force d'évider ton rêve

Il ne restera que le tranchant de sa flamme

Et ton cœur calciné

 

Ce jour, j’ai perdu l’évidence de la rose en découvrant sa beauté

 

Ô vieux mots sédentarisés

Donnez-moi une phrase nomade

 

 

Se présenter ? Comment faire pour éviter cette gêne à se donner tant de place ? Les autocitations de l’exergue me semblent plus proches d’une « vérité » que tout autre exposé.

Des repères biographiques ?

Née pendant le très froid hiver 1956, j’ai passé mon enfance en Normandie, dans un village proche d’Omaha Beach. Nombre de vestiges de la guerre étaient encore bruts, non muséographiés. Par chance, le contact permanent avec la nature, fleurs, arbres, oiseaux, adoucissait cette sauvagerie visuelle.

La découverte d’une photographie d’Isadora Duncan puis de sa danse, me marque à vie.

À partir de 9ans, je retourne en ville vivre chez mes parents.

Et c’est au lycée que je nais…

Quittant le foyer familial à 18 ans, j’abandonne ma 1ère année de fac, petits boulots, reprise d’études universitaires (littérature française et comparée) à 21 ans.

Psychanalyse pendant 6 ans.

Découverte très marquante imaginairement d’une île irlandaise en 1995.

1er recueil de poésie publié tardivement, en 1999.

 

Des repères professionnels ?

Mon expérience est pour le moins variée. Mais c’est la chose artistique que je sers depuis 30 ans. À 27 ans, en intégrant l’IRCAM encore dirigé par Pierre Boulez, le travail m’apparait enfin comme une possibilité d’épanouissement de l’être. Après un séjour de 6 ans, je poursuis en administrant des compagnies de création, un centre culturel. Actuellement c’est le domaine du cinéma d’auteur qui m’occupe, ainsi qu’un volet plus « social », en assurant la coordination nationale d’une association reconnue d’utilité publique.

 

Le dialogue que peuvent entretenir entre elles les expressions artistiques, scientifiques et les sciences humaines, me parait un des rares à donner lieu à de lumineuses épousailles, pouvoir éclairer quelque peu et écarter les barreaux de notre pathétique condition humaine.

 

Et l’écriture dans tout ça ?

Je ne lis quasiment plus, en dehors de la poésie, que des autobiographies, des correspondances et des ouvrages de sciences humaines.

Comme beaucoup, j’écris des poèmes pendant l’enfance et l’adolescence. L’université va dessécher tout ça mais je reviens à la poésie à 26 ans sans la quitter depuis. Quand elle sort de sa solitude, l’écriture épistolaire est ce que je préfère mais la correspondance « soutenue » est une pratique rare. Cette expérience précieuse m’est encore offerte.

 

À relire tout ça, vous voyez bien qu’une présentation est impossible.

 

Comment, et pourquoi, parler de ce qui nous agit au plus intime ? C’est dans ce lieu retiré que s’élabore l’écriture, à notre insu le plus souvent. Le dévoilement de soi serait une forme d’exhibitionnisme sans intérêt dans un tel contexte.

Nous procédons de toutes les rencontres, réelles, virtuelles et théoriques de notre parcours, de toutes nos expériences, et c’est cette combinaison unique d’éléments qui pousse ses mots.

 

Alors il s’agit d’être « à hauteur d’homme », de vivre, sentir et écrire dans le balancement entre mon appartenance à la communauté humaine et ma singularité, de me parler dans l’autre toujours présent. La poésie creuse vers le noyau, ne dissimule pas, cherche inlassablement à ouvrir l’ombre.

 

CONSTANCE DES OISEAUX

 

©Noël Roch

Saisons des dormances

Et nous passons

Dans le silence ascendant des arbres

Ombres sans ombre au soleil frugal

En cette veille

Même si tu doutes de la lumière

Les oiseaux dépêchent l’aube freinée d’hiver

Ecoute-les

Etourneaux pinsons mésanges

Chantent l’étoile tardive et le retour des couleurs

Et demain comme en cette veille

Leurs cœurs rapides éloigneront l’obscurité

 

*

 

DEUX ROSES POURTANT

 

 

J’ai vu un geai derrière la vitre

Des camées d’azur sur ses ailes

Beau geai des millefleurs

Et des miniatures persanes

Tu me ravissais déjà enfant

Le temps s’étourdit d’astres morts (oh Van Gogh)

Peut-être n’y a-t-il qu’un seul jour

Traversé par les nuits, les printemps,

Et les partages de pain et d’étoiles

Il y a en cet instant

Le battement de ton sang

Le chant du premier merle

Derrière la vitre, la neige qui tombe

Et deux roses

©Noël Roch

 

*

 

EN MARCHANT

 

©Noël Roch, De natura rerum, 2011. Dyptique grand format, acrylique sur toile.

1.

Joie

Présence intense au plein du monde

Ressentie par la conscience devenue peau

Nuit dénudée

Vérité pantelante

Et elle, parlant par la voix des merles

Battement d’ailes

Dans une froissure d’encens

Et elle, s’échappant du feu vertical

Flaques de bleuets

Remontées au ciel

Et elle, vaguant dans les blés

Pour la dire

Il faudrait des paroles comme des fleurs

Avec leurs principes, avec leurs parfums

2.

Mains guérisseuses

Insufflez la douceur à nos corps apeurés

Protégez les terres où perdurent les papillons

3.

Insomnie

La nuit t’agenouille

Dans son souffle de velours

Au casino du ciel

Tu as parié sur les comètes

En attendant l’aube baptismale

4.

Printemps, faune résurgent

Une rose lutte contre le plomb des racines

Extasiée par la sève nouvelle

Quand le doute te coupe de la fête verte

Soumets-le aux vergers en fleurs

Leur plénitude blanche éblouit les césures

5.

Malgré les soleils noirs

Nous prenons notre part incandescente

Aux jours et aux nuits bagués de braises

 

*

 

à L.R

MAI, UNE FEMME ET UN OISEAU

La voix est claire, enchâssée dans une rumeur d’arbres et d’ailes.

Le chant d’un merle s’y superpose

Elle dit

Son monde d’ascensions et de larmes

Modelé par un christ-oiseau

Eprouvé par l’enfant volé envolé

Le fils de l’homme et le fils de l’autre

La parole et l’image avivées

Echo et reflet pétris en pâte de lumière

Qu’ainsi se défroisse l’air

Qu’il délivre une pâque domestique

Confiance tisonnée comme un feu

Une fillette brave les bombes sous un toit de fleurs

Sa peur solitaire et nue à l’abri d’un pommier

Confiance à la persistance d’herbe folle

A la croisée du cœur et du silence

L’arbre bienveillant poursuit sa floraison

Elle y retrouve ses voyageurs ineffables

Dilater le présent, dit-elle

Quel jour ensoleillé, n’est-ce pas ?




Rencontre avec Angèle Paoli

Comment présenter Angèle Paoli ? Elle porte le bel élan de Terres de Femmes, la revue numérique de poésie et de critique qu'elle a créée en décembre 2004 avec son mari éditeur Yves Thomas et le photographe et architecte Guidu Antonietti di Cinarca ; elle est poète et auteure ; Son activité de critique littéraire lui a valu le Prix européen de critique en poésie Aristote 2013… Ces éléments de biographie nous révèlent déjà un parcours édifié dans la constance d’un dévouement sans faille à la poésie, à la littérature ; quant à la richesse et la subtilité de cette femme remarquable, elles sont perceptibles dans cet entretien, pour lequel nous la remercions.

 

Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez créé Terres de femmes? Quelle a été votre motivation première ?
Les raisons qui m’ont conduite à créer Terres de femmes (TdF) sont multiples. Elles sont pour beaucoup liées aux modes de communication du début des années 2000. Nous étions à l’époque de la création des « blogs », et au sortir de l’expérience du site participatif Zazieweb, créé et dirigé par Isabelle Aveline, un site auquel j’ai contribué pendant trois années consécutives. Alors qu’était annoncée la fermeture du site, j’ai souhaité, comme beaucoup d’autres de mes ami(e)s, créer mon propre espace. En décembre 2004. Ce qui m’a conduite à réfléchir sur ce que je voulais entreprendre (ou ne pas entreprendre). Mon idée première était d’ouvrir un espace qui accueillerait à la fois mes propres écrits et les textes littéraires auxquels je suis très attachée. Pour ce qui est de mes propres écrits, ils étaient majoritairement inspirés par mon tropisme corse (je vivais encore en Picardie à ce moment-là) et l’univers des femmes des précédentes générations, en l’occurrence mes aïeules corses, à qui je voulais rendre une parole qui leur avait été confisquée par les us et coutumes insulaires. Le titre de Terres de femmes (au pluriel) joue de ce fait à la fois sur une pluralité et sur l’homophonie  « terres »/« taire ».
Quant aux textes littéraires proprement dits, ils continuent d’alimenter mes lectures. Dans le même temps, j’ai voulu poursuivre ma « route en poésie », en poésie contemporaine notamment. Ce qui m’a incitée à découvrir des auteurs et des recueils que je n’aurais sans doute pas eu l’occasion de lire et de fréquenter si je m’en étais tenue aux auteurs dits « classiques » que j’ai fréquentés lors de ma formation littéraire universitaire et tout au long de mes années d’enseignement.
 
Quel serait l’objectif à atteindre si vous deviez un jour vous dire que votre engagement a mené à la réalisation de ce projet de longue haleine ?
 À vrai dire, je ne me pose pas la question des objectifs, en tout cas pas dans le sens où sans doute vous l’entendez. Mes objectifs sont multiples, eux aussi. Il y a d’abord celui de mon propre plaisir. « Le plaisir du texte », plus précisément. Lire, découvrir, faire découvrir, éventuellement promouvoir, partager et tout cela bénévolement, en me conformant aux règles et équilibres mis au point avec mon mari et éditeur-webmestre Yves Thomas (un ancien directeur d’édition d’encyclopédies).
 
Ensemble nous travaillons à la conception et à la réalisation quotidienne du site, à sa mise à jour permanente… Et à son évolution, et ce sur trois volets principaux : esthétique, typographie, ergonomie…C’est un travail exigeant, que nous accomplissons tous les deux au quotidien, chacun selon ses compétences et son savoir-faire. Nous travaillons en réseau : chaque jour je propose un poème ou une recension ou un extrait d’un texte en prose…et mon éditeur-webmestre en assure la mise en forme et la mise en ligne. Je suis plongée dans mes livres ; lui a les mains dans le cambouis, au cœur d’une  machine énorme, complexe, multiple. Notre objectif est de maintenir le plus longtemps possible cet équilibre pour beaucoup conditionné par l’évolution de la santé de mon conjoint (qui souffre d’une sclérose en plaques progressive), équilibre qui est aussi dépendant des aléas informatiques du serveur qui nous héberge, susceptibles un jour de gripper le site, voire de le faire disparaître.
Qu’est-ce qui différencie Terres de femmes, dans sa conception, des sites et revues actuels ? Qu’est-ce que le savoir de votre époux, Yves Thomas, a apporté à la mise en œuvre des contenus éditoriaux ?
En premier lieu, une grande attention a été portée aux questions de circularité et d’indexation, telles qu’on les retrouvait dans les encyclopédies traditionnelles et multimédias. Le site de Terres de femmes ne se contente pas de proposer un grand choix de textes d’auteurs et de recensions. Il propose également un grand nombre d’outils qui facilitent l’accès immédiat à ces textes.
D’abord des sommaires détaillés établis jour après jour (et tous accessibles de manière simplifiée) et trois index principaux qui suppléent aux lacunes de l’outil de recherche plein texte : un index des auteurs, un index chronologique et un index thématique.
L’index alphabétique est un index nominum « raisonné » et interactif, mais aussi un index bibliographique. Pour chacun des auteurs (classés alphabétiquement par patronymes), un lien  hypertexte a été établi en direction des articles, notices et /ou extraits concernés de la totalité du site.
L’index chronologique permet d’entrer et de naviguer, mois par mois, année après année, dans l’éphéméride culturelle de TdF.
L’index thématique renvoie à des textes classés sous l’intitulé « mes Topiques », comprenant un grand nombre d’écrits personnels, dont certains ont fait l’objet d’une publication papier.
Chaque note comprend un encadré où sont répertoriés en premier lieu les textes de TdF en relation directe avec l’auteur choisi ; cet encadré comprend également une zone de corrélats (« Voir aussi ») au modèle de ce qui existe dans le thesaurus de l’Encyclopaedia Universalis.  Les liens proposés sont des liens internes et des liens externes qui viennent enrichir l’information et qui font l’objet d’une sélection rigoureuse selon des critères de « prioritarisation » hiérarchisés, et qui nous sont personnels. 
Le lecteur peut ainsi circuler à sa guise à l’intérieur de la revue ou bien s’en échapper pour poursuivre son cheminement à l’extérieur sur des itinéraires suggérés. Notre volonté première est de ne pas enfermer le lecteur, de ne pas l’emprisonner.
Vérifiés et mis à jour en permanence, les liens internes renvoient aussi bien à des textes récents qu’aux textes les plus anciens de TdF (ceux-ci étant eux-mêmes mis à jour et mis en liens retour – rétroliens – avec les textes les plus récemment mis en ligne). Le système mis en place par Yves Thomas (une circulation réticulaire par circularité) permet d’éviter « l’empilement » rétro-chronologique non raisonné des articles proposés. Ce qui est conforme à l’expérience encyclopédique de mon mari.
Autre point caractéristique de l’esprit dans lequel nous travaillons : les notices bio-bibliographiques des auteurs présents au sein de la revue sont régulièrement vérifiées et mises à jour. Ce qui est rarement le cas des revues en ligne, même les plus prestigieuses.
Il existe par ailleurs une rubrique « Actualités » qui renvoie au « scoop.it » de TdF (une plateforme en ligne de curation de contenu). Cet outil permet au lecteur d’entrer de plain-pied dans l’actualité culturelle. Cette rubrique est élaborée jour après jour à partir des informations que nous recevons : avis de lectures, d’expositions, de rencontres, de concerts, de publications… de France et d’ailleurs. Là encore, nous procédons à des choix et des prioritarisations conformes à notre sensibilité propre et à l’esprit de la revue TdF.
Pour ce qui concerne la mise en forme des textes, ceux-ci font l’objet d’une préparation de copie selon les normes typographiques des pays concernés, mais aussi en conformité avec la charte typographique de la revue.
Telle qu’elle est élaborée, la revue Terres de femmes est l’équivalent pour moi d’une immense bibliothèque, et aussi une mémoire considérable. Qui vient pallier mes propres déficiences (mes « trous de mémoire »). Je m’y réfère continuellement. C’est ainsi que chaque fois que j’ai une recherche à effectuer sur un auteur, mon premier geste est de consulter l’index des auteurs de mon site. Ce qui me permet de vérifier immédiatement si le livre qui m’est nécessaire est présent dans les rayonnages de nos bibliothèques. Je précise par ailleurs que tous les extraits qui sont en ligne sont dûment vérifiés à partir des ouvrages en ma possession.
 
La poésie est depuis plus d’un siècle un genre délaissé, relégué au dernier rang d’une littérature qui a hissé le roman au pinacle des catégories littéraires. Quelle place peut-elle occuper de nos jours ? Pensez-vous qu’elle puisse être considérée à nouveau comme un vecteur artistique capable de donner forme et voix à des problématiques contemporaines individuelles ou collectives ? Et, pour vous, est-ce là son rôle ?
Je ne suis pas sûre que le roman en tant que genre littéraire jouisse d’un regain d’intérêt aussi important que ce que vous en dites. Ce qui occupe les têtes de gondole des librairies courantes et des maisons de la presse, ce sont davantage des ouvrages qui n’appartiennent à aucune catégorie propre et qui présentent rarement de réelles qualités littéraires. De sorte que je ne suis par certaine que l’opposition ou la rivalité roman/poésie puisse être tenue pour un véritable critère de pertinence. Je ne suis pas non plus convaincue que la poésie ait connu par le passé un engouement qui lui aurait permis d’accéder à une place aujourd’hui perdue.
Il a certes existé de grandes voix, celles que nous connaissons tous à ce jour, mais sommes-nous vraiment sûr(e)s qu’elles aient à ce point marqué les lecteurs de leur génération ? Je crois pour ma part qu’il y a toujours eu des lecteurs-de-poésie et un très grand nombre de non-lecteurs-de-poésie. La poésie a toujours été considérée comme un genre à part et c’est peut-être cela qui en fait sa spécificité et qui lui donne sa part de mystère.
En ce qui concerne la poésie contemporaine, ce qui me paraît évident, c’est qu’elle répond, pour la plupart des poètes, à un véritable engagement. Les véritables poètes non seulement écrivent mais lisent les poètes. Il en résulte cette énergie considérable qui circule dans le microcosme qu’est celui que nous défendons. Les poètes se battent non seulement pour faire entendre leurs voix mais aussi pour faire entendre une symphonie du monde.
Ceci dit, il y a autant de formes de poèmes que de poètes, de formes d’écriture que de sensibilités. Mais ce que j’attends des ouvrages de poésie que je lis vraiment c’est qu’ils me transportent. Très régulièrement, je découvre des voix d’une force vitale inouïe, d’une richesse exaltante. Je suis persuadée que cette exaltation est transmissible à d’autres. C’est sans doute le rôle qu’ont à jouer les passeurs qui gravitent dans le monde de la poésie. Entre les lectures, les rencontres, les performances, les festivals…on ne peut pas dire qu’il ne se passe rien en poésie. Dans ma vie, la poésie est une force underground, une sorte de « basse continue », avec parfois des voix solistes dominantes qui me subjuguent.
Je suis convaincue que la poésie est à même d’apporter au monde, non pas des réponses (il y a beau temps que je n’y crois plus vraiment ! ) mais un regain d’énergie. Une façon aussi de vivre, un regard différent autour de soi. Une façon aussi d’écouter, de se mettre à l’écoute. Il faut bien sûr pour cela une certaine détermination ; et de la persévérance. Rien n’est acquis d’avance. Il y a toute une démarche intérieure à entreprendre, tout un travail sur soi. Car se mettre à l’écoute de l’autre, cela demande aussi de se mettre soi-même à distance. C’est peut-être ce qui décourage le lecteur ordinaire. Les temps n’étant pas vraiment favorables à ce type d’effort. Et puis il faut bien reconnaître que la poésie n’est pas toujours très aisée d’accès pour les lecteurs /auditeurs qui fonctionnent prioritairement sur l’affect. Sur l’immédiateté de l’émotion. Si cette émotion n’est pas d’emblée au rendez-vous, la poésie peut être rejetée. Je crois à ce sujet qu’il faudrait relire Brecht. Et remettre l’accent sur la notion d’identification.
Jugée trop complexe par les uns, trop lyrique par d’autres, trop intellectuelle ou pas suffisamment… la poésie décourage plus souvent qu’elle n’attire. Et pourtant, force est de constater que de nouvelles voix s’élèvent régulièrement, qui font fi des modes, des mouvements, des courants – et, si j’ose dire, des clans – qui font entendre leur émotion, leur colère. Je pense à l’instant au très beau texte de Claude Ber « Célébration de l’espèce » dans Il y a des choses que non. Un texte puissant porté par une voix puissante. Ce qui y est dit, énoncé, nous concerne tous (de mon point de vue). Au point que je viens de le recommander à une amie suisse qui me demandait de l’aider à trouver un texte sur violence/non-violence… Elle n’avait en tête que des voix d’hommes. Je lui ai suggéré ce ouvrage de Claude Ber. J’aurais pu tout autant lui proposer le OUI de Jeanine Baude.
Ai-je répondu à votre question ? En partie, sans doute…Du moins, je l’espère.
Vous évoquez une évolution de la place des femmes au sein du paysage poétique, et vous soulignez le rôle que jouent les revues de poésie en ligne. Pensez-vous que la présence de ces lieux, qui proposent aux lecteurs un accès à des auteur(e)s qu’ils n’auraient par ailleurs peut-être jamais rencontrés, ait modifié les habitudes de fréquentation de la poésie et ses modalités de réception ?
Il faudrait, pour répondre avec précision à cette question, se livrer à une enquête sérieuse, attentive, fournie, de l’ensemble des sites de poésie actuellement disponibles et actifs. Ce qui n’est pas de mon ressort, ni de ma compétence. Cependant, d’après ce que je peux lire et voir ici ou là, il me semble pouvoir répondre que les sites consacrés à la poésie – Terre à ciel ; Ce qui reste ; Les Découvreurs… et Recours au poème, aussi, bien sûr –ont profondément modifié le rapport des lecteurs à la poésie. Et que par ailleurs cela a entraîné une pratique réelle d’écriture.  La fréquentation de la Toile et la présence des réseaux sociaux a également modifié les comportements et levé les inhibitions. De sorte que nombreux sont celles et ceux qui se lancent, proposant leurs propres textes. Il me semble que la poésie n’est pas la seule à profiter de cette énergie créatrice. On la trouve également sous les formes artistiques qu’attestent les livres d’artistes ou les livres pauvres…Dans ce contexte très ouvert, chacun peut trouver son compte, choisir la poésie qu’il aime, se lancer sans plus avoir besoin de passer par les éditeurs traditionnels. Sauf que, au bout d’un certain temps, chacun aspire à être publié, lu et diffusé en version papier. C’est là un terrible paradoxe.  C’est là aussi que commencent les difficultés. Car les éditeurs ont chacun leur cahier des charges, leurs exigences, qu’il n’est pas aisé de cerner. Le marché de l’édition poétique est un labyrinthe et on s’y perd plus souvent que l’on ne s’y retrouve. Les déconvenues sont souvent au rendez-vous lorsque les auteurs de plus en plus nombreux à publier sur la toile se heurtent au refus des éditeurs papier.  C’est une expérience difficile à vivre et à affronter.
 Pensez-vous qu’il existe une « poésie féminine » ?
 Je ne sais pas s’il existe une « poésie féminine ». L’affirmer agacerait bon nombre de poètes de sexe masculin.  Et ferait sans doute bondir nombre de leurs homologues féminins, celles en particulier pour qui sont devenus au fil du temps primordiaux (voire prioritaires) le travail sur la forme, la mise en page et /ou espace du poème, la répartition des blancs et des silences.  Sans parler de celles pour qui il est urgent de réduire le vers, de le dépecer, de le restreindre jusqu’à n’obtenir qu’un « essentiel » qui se résume à peu de mots. Une réduction à l’os qui exclut tout sentimentalisme ou toute forme enflammée de l’expression du moi. Ainsi de certains poèmes de la poète argentine Alejandra Pizarnik. Ou encore, plus près de nous et dans les sphères actuelles les plus originales, Laure Gauthier dont les derniers recueils illustrent particulièrement selon moi cette tentative et cette nécessité. Outre une réflexion sur la poésie en parallèle à une réflexion sur la musique. Sur leur mise en résonance. Est-ce que tout ceci est propre à la « poésie féminine » ? Je ne le crois pas. Je crois que les femmes explorent des champs poétiques de plus en plus vastes et de plus en plus diversifiés. Mais elles le font avec leur voix propre, où la problématique (et la pertinence) du féminin /masculin est dépassée.
Parmi les poètes femmes qui me touchent aujourd’hui (mais pas nécessairement sur le plan émotionnel), je peux citer Esther Tellermann. Mais aussi Isabelle Lévesque ou Sylvie Fabre G. Toutes deux pourtant ont une écriture à l’opposé l’une de l’autre. Mais je les reconnais l’une et l’autre, j’oserais presque dire les yeux fermés. Qu’ont-elles en commun en dehors d’être femmes ? Justement, elles sont poètes. Et en chacune d’elles il y a quelque chose de profond qui échappe et qui ne se laisse pas appréhender par la seule question du féminin et du masculin. À dire vrai, lorsque je m’immerge dans un nouveau recueil de poésie, je ne m’interroge pas sur cette question. La rencontre a lieu ou elle ne se fait pas. Elle peut avoir lieu de multiples façons. Tout aussi opposées les unes aux autres. Chaque recueil est une énigme. Chaque poète a son fonctionnement et son mode d’écriture propres. Et, à chaque lecture, je dois me déposséder de moi-même, de mes propres clivages, de mes attentes de lecture, de mes clichés, sonores ou visuels…Me délester de ma propre archéologie, de ma propre mythologie ; me dépouiller de mes présupposés. Chaque recueil est un « monde en soi » et chacun d’eux m’attire par un biais ou par un autre qui n’a rien à voir avec le précédent. D’où mon impossibilité à répondre à semblable question. J’aime tout autant la poésie de Jean-Claude Caër, de Jean-Pierre Chambon, de Jacques Moulin ou d’Emmanuel Merle (je ne peux les citer tous) que celle de Cécile A. Holdban ou de Claudine Bohi.  Je n’ai pas de préalable quand j’ouvre un livre.
J’ai bien conscience que la question qui m’est posée est une question complexe et insondable. À chaque fil tiré surgit une réponse possible qui annule la précédente. Ce que je crois savoir, c’est qu’il y a des sensibilités différentes, des modes d’expression qui échappent à toute tentative d’enfermement, à tout déterminisme. Il n’y a pas d’univocité. Il y a des natures différentes, les unes baroques – dont je pense faire partie – les autres au contraire frappées du sceau du minimalisme ou de l’économie de moyens. Les terreaux d’inspirations diffèrent aussi. Qui fournissent une matière où puiser qui appartient à chacun, même si tous peuvent s’y reconnaître à un moment ou un autre.
En définitive, s’il est un point commun, il se trouve dans le sentiment d’une nécessité absolue d’écrire. Une autre réponse me vient à l’instant à l’esprit, et c’est Alejandra Pizarnik qui me la fournit :
« Écrire, c’est donner un sens à la souffrance. »  (Alejandra Pizarnik, Journal, novembre 1971).