Chronique du veilleur (35) : Didier Jourdren

Nous retrouvons avec grand plaisir la voix de Didier Jourdren qui nous invite à le suivre dans Le Chemin dans l’herbe, son sixième livre. Au hasard des marches dans la nature, au fil des rencontres qui viennent le saisir « dans l’ordinaire » de la vie, nous entendons une vraie voix de poète. Ce recueil de dix proses frappe par l’unité de l’inspiration qui le fait avancer, tel un ruisseau d’images, de sensations, de recherches devant la page blanche.

Ecrire, pour Didier Jourdren, c’est un peu reprendre la marche, le contact étroit des pas avec la terre.

Chaque matin je viens devant la feuille, à l’écart, j’écoute, comme j’ai posé l’oreille sur la paroi fraîche. Elle aussi devant moi s’enracine dans la terre, m’oblige à me tenir droit, me regarde, se penche pour m’entendre –je dois faire face, parler. En même temps, il me faut trouver un pas, un souffle, comme si j’allais entre les prunelliers, les ajoncs sur les talus. Je suis encore en chemin.

Didier Jourdren, Le chemin dans l’herbe, Editions Pétra, 15 euros

Le poète se rend aux évidences, elles lui viennent des arbres, des ombrages, des pins et des prés fraîchement fauchés. C’est alors qu’il guette en lui ce qui, brusquement, fléchit, le jette « dans un affaiblissement soudain ». L’émotion l’étreint, et il se trouve « démuni dans les mots » comme il l’a été « sur la lisière ». Il n’en écrit pas moins, en tâchant de mesurer chaque mot « au plus léger ».

Quelque chose, quelqu’un, se glisse près d’ici, se prononce en sourdine, on sent sa présence attentive, son approbation peut-être, qui touche à la rencontre que j’ai tenté de dire. Les mots que je trace semblent obéir à cette résonance, se répondre en un autre ordre, une trame subtile, étrangère, dans une scansion presque mienne pourtant, un air fredonné très bas, qui touche ma voix, ils murmurent en s’accordant sans moi, tout près, en disant les pommiers, l’herbe fauchée, le troupeau voué au sacrifice, et celle qui, au bout de tout, se déshabite, suivent le pas aux abords d’ici, au long des jardins, sans rien voir, puis se dispersent comme le pollen d’or pâle s’évanouissant dans l’air.

 Didier Jourdren continue son chemin de poète, les mains vides, l’âme émue, sans savoir si ce qu’il cherche n’est pas en lui ou s’il n’est pas cherché plutôt par cet invisible qui lui parle si souvent en un souffle. Un texte évoque des « abris du bout du monde », ces très humbles cabanes de jardins qui peuvent devenir des « cabanons de poésie » :

 …dans leur silence, parmi les outils, des mots tachés de bleu attendent des mains pour renouer avec la terre et nous rendre la résonance, le toucher très léger du monde. 

N’est-ce pas là une magnifique définition de la mission du poète ? Didier Jourdren, à coup sûr, la remplit parfaitement.

 




Un bouquet de mots pour Judith Rodriguez

Le 16 février 2019 a lieu, à Melbourne, en Australie, un hommage à Judith Rodriguez, poète dont l'influence se mesure déjà au nombre des jeunes poètes qu'elle a soutenus et accompagnés, et qui y témoigneront leur attachement à cette figure de proue qu'elle était à sa façon, toujours en première ligne de tous les combats (elle a représenté pendant de très longues années le Penclub international d'Australie, par exemple) : militant pour la culture populaire, la défense de la culture aborigène, les droits des femmes,  la défense des immigrés et de ces clandestins arrivés par mer et rejetés dont elle parle dans Boat Voices...  L'ampleur de sa culture, internationale, l'originalité de sa vision de la poésie, méritent qu'elle soit connue aussi en France, ce à quoi nous nous appliquerons, en commençant par ce florilège composé de poèmes de Dominique HECQ((https://www.recoursaupoeme.fr/auteurs/dominique-hecq/)) (qui a colligé et traduit les textes australiens), Nathan CURNOW 

Judith Rodriguez au musée Chagall de Nice, 2016 ©photo mbp

 

Les Etoiles d'Utelle

Marilyne Bertoncini

pour Judith Rodriguez

 

Hier je l’ignorais encore
mais c’est dans tes yeux que j’ai vu
pour la première fois
les étoiles d’Utelle((* Dans les Alpes Maritimes, la chapelle de la Madonne d’Utelle, fondée vers l’an 850 par des pêcheurs espagnols, sauvés du naufrage par une étoile, aperçue dans la nuit et la tempête au sommet de la montagne, est un sanctuaire et lieu de pélerinage. On y trouve des fossiles de crinoïdes, en forme de minuscules étoiles à 5 branches, que la tradition considère comme des dons nocturnes de la Vierge.))

En les cherchant dans la poussière
Je l’ignorais encore
Mais c’était toi que je cherchais
Comme autrefois mes Antipodes

Frêles fossiles au creux des mains
Ces étoiles minuscules
sont ta main d’ombre que je tiens
Par-delà toutes les distances

C’est ta voix d’ombre dans le vent
Qui balaie le plateau d’Utelle
Et la chevelure des pins
Et la mer aperçue au loin

Je pense aux naufragés du Palapa((Judith Rodriguez est l’auteure d’une série de poèmes – Boat voices (en cours de traduction – publiés dans l’édition originale de The Feather Boy, éd. Puncher & Wattmann ) : elle y évoque le drame des réfugiés, refoulés des côtes australiennes – qui fait écho à bien d’autres drames, passés et présents.))

the shoal shining, eyes
beyond the margin’s predictable lives

Auxquels tu as donné ta voix
Comme à tant d’autres autour de toi

 

Ici c’est un naufrage aussi
Qui bâtit la chapelle
Où la Madone rendit sa voix
A la Demoiselle de Sospel

Et ces étoiles du fond des mers
Et des milliers de millénaires
Retrouvent ici dans la lumière
Leurs sœurs célestes qui pétillent

Dans le velours des nuits où brille
le souvenir de tes yeux noirs.

 

 

 

The Stars of Utelle

for Judith Rodriguez

 

I didn't know it at that time
but that's in your eyes I had seen
for the very first time
the stars of Utelle((in Utelle, in the south of France, tiny fossils are found near a chapel, built after mariners had survived a shipwreck,  and thought for centuries to be miraculous gifts from the Virgin.))

Searching for them in the dust
I still didn't know it
but it was you I was searching for
as I did once my Antipodes

Frail fossils in my hands
these tiny stars
are your shadow hand in mine
beyond any distance

And your shadow voice's in the wind
sweeping the highs of Utelle
the hairy pines
and the sea in the distance

I remember the shipwrecked of the Palapa

 

the shoal shining, eyes

beyond the margin’s predictable lives

 

to whom you had given your voice
as you did to many around you

Here a shipwreck similarly
built this chapel
where the Virgin gave her voice back
to the Damigel of Sospel

And these stars from the deepest sea
and from thousands of thousand years
meet back here in the light
their celestial glittering sisters

in the velvety nights where shines also
the memory of your black eyes.

©photo mbp

 

A Voice

Dominique Hecq

For Judith

 

Says nothing and everything where silence originates

Moonlight catches your shadow
walking closer to streams of dark
rivulets of light about to gel, broken winglets
ankle your shape

I ease my way into the night
all ears, grief a dummy stopping my mouth

And what do you write, you ask in another time

Apricots hang from your friend's tree
we argue about things poetical, political, heretical, fall
in a heap of white wine giggles

Apricots are little moons at dawn
we argue about the shape of words and sounds
most of all their libidinal, even illicit power

You chide me for using jargon

Thirty years later, I make apricot jam
poeming as I inhale the fruit’s aroma

I laugh at my affectation, a nod
in your direction
say nothing
everything, caught in echoes of your voice

 

 

Une voix

Pour Judith

 

Ne dit rien et dit tout au point d’origine du silence

Le clair de lune attrape ton ombre
qui se rapproche du ruissellement d’ombres
sources de lumière sur le point de gélifier, des ailettes cassées
assaillent ta silhouette aux chevilles

Je m’installe dans la nuit
oreilles pointées, le chagrin une tétine me clouant la bouche

Des abricots pendillent de l’arbre chez ton amie
nous débattons de choses poétiques, politiques, hérétiques, éclatons
d’un rire arrosé de vin blanc

Les abricots sont des petites lunes à l’aube
nous débattons de la forme des mots, de leurs sonorités
surtout de leur pouvoir libidinal, si pas illicite

Tu me reproches l’emploi de jargon

Trente ans plus tard, je fais de la confiture d’abricots
poèmant tout en respirant l’arôme des fruits

Je ris de mon affectation, un hochement de tête
vers toi
ne dis rien
dis tout, prise dans les échos de ta voix

 

*

Now

Nathan Curnow((Nathan Curnow is a lifeguard, poet and spoken word performer. His previous books include The Ghost Poetry Project, RADAR and The Apocalypse Awards. His first collection No Other Life But This was published in 2006 with the help of Judith Rodriguez’s keen eye and invaluable guidance.))  

I know you’re gone
but even now
the dumb surprise of grief

sometimes in a blackout
by candlelight
I’ll enter a room
and catch myself
turning the light switch on

©Judith Rodriguez, Carrying-a-candle-1978

Maintenant

 

Je sais que tu es partie
mais même maintenant
la sidération du chagrin
comme lors d'une panne d'électricité

avec une chandelle
entrer dans une pièce
et se surprendre
à vouloir allumer une lampe allumée

*

 

Poets

Amanda Anastasi((Amanda Anastasi is an Australian poet whose work has been published as locally as Melbourne’s Artist Lane walls to The Massachusetts Review. Her collections are ‘2012 and other poems’ and ‘The Silences' with Robbie Coburn (Eaglemont Press, 2016). She is a 2018 recipient of the Wheeler Centre Hot Desk Fellowship.))

We run our fingers
over the shell of humanity
feeling for the pulse of its mettle,
the rhythms of its prejudices,
the beat of its concord;
drunk on the beautiful, redefining
its boundaries - its height, its breadth,
its colours; worshipping a horizon’s
sweep and the vein of a leaf,
the collected light of a city
and the glisten in an eye;
capturing a moment
in the universe
and the universe
in a moment.

Poètes

 

Nous passons le doigt
sur la coque de l’humanité
prenant le pouls de son courage,
les rythmes de ses préjugés,
la mesure de son harmonie;
saoulés de beauté – sa grandeur, sa largesse,
ses couleurs; adorant l’arc
d’un horizon et la veine d’une feuille,
la lumière réfractée d’une ville
et l’éclat d’un regard;
capturant un instant
dans l’univers
et l’univers
dans un instant.

*

 

Crossing

Alex Skovron((Alex Skovron is the author of six poetry collections, a prose novella and a book of short stories, The Man who Took to his Bed (2017). His latest volume of poetry, Towards the Equator: New & Selected Poems (2014), was shortlisted in the Prime Minister’s Literary Awards. He lives in Melbourne.))

for Judith Rodriguez

 

They are tramping past my house,
I can see them out the corner of my eye,
the one I keep open when the sunlight dazzles.

They barely glance in my direction
as they follow at a steady, deliberate pace,
crossing the street while impatient traffic idles.

I’ve seen them many times, many places,
yet always they appear the same: weary, guarded
or discomposed, striding on regardless.

What do they harbour in those backpacks,
those cardboard suitcases, their corners battered,
faded labels half-torn or peeling?

Where do they trudge to, their knuckles clasped
around bony handles, or clutching
the lapels of shabby overcoats?

If one of them should uplift a weathered brow
and turn to glimpse the window I inhabit,
she swiftly looks away, in reprimand.

This morning, squinting against the sun,
I ventured out, thinking I might confront them:
they walked right past, as if I wasn’t there.

I ran inside to hide among mirrors and folders,
waiting for their footsteps to recede,
unsettled by the certainty of their return.

 

Traverse

 

pour Judith Rodriguez

 

Ils dépassent ma maison d’un pas lourd,
je les vois tous et toutes du coin de l’oeil,
celui que je garde ouvert contre le soleil éblouissant.

C’est à peine s’ils m’adressent un regard
lorsque d’un pas mesuré et délibéré ils
traversent la rue, le trafic impatient au ralenti.

Je les ai souvent vus, un peu partout,
toujours semblables à eux-mêmes: las, furtifs
ou décomposés, allant de l’avant, imperturbables.

Mais que recèlent-ils donc dans ces sacs à dos,
ces valises de carton aux coins cabossés,
étiquettes estompées, mi-déchirées ou pelées?

Mais où se traînent-ils donc, phalanges serrées
sur de maigres poignets, ou agrippées
aux revers de manteaux râpés?

Si l’une d'entre eux lève son front ridé
balayant des yeux la fenêtre où j’habite,
elle s’empresse de détourner le regard.

Ce matin, les yeux plissés contre le soleil,
je suis sorti, avec l’intention de les aborder:
ils ont poursuivi leur chemin, comme si je n’existais pas.

J’ai filé me cacher dans mes miroirs et mes classeurs,
attendant que leurs pas s’amenuisent,
ébranlé par la certitude de leur retour.

 

*

©photo mbp

Sur le balcon que tu aimais

Marilyne Bertoncini

pour Judith

Sur le balcon que tu aimais

nous tenons allumée une petite flamme, afin qu’elle t’accompagne dans le froid de ton
long voyage infiniment nocturne
vers les étoiles. 

Le jour, c’est un petit clou trouant la pénombre presque phosphorescente de la fougère arborescente.
Le soir, sa couleur chaude irradie d’or et de turquoise le front assombri de la plante de Tasmanie.

Ce midi, une fauvette est venue visiter les feuilles dentelées de la fougère des antipodes –
peut-être ne l’aurions-nous pas vue si, voletant autour de la flamme, son ombre dansante n’avait attiré notre regard.
Elle a sauté de feuille en feuille, jusqu’à la crosse la plus jeune,
puis a disparu dans l’azur,
de l’autre côté du balcon,
dans l’infini de l’outre-monde.

On the balcony you loved

traduction de l'autrice

for Judith

 

On the balcony you loved
we lit the flame of a candle, to keep you company in the cold of your long and dark endless voyage
towards the stars.

By day, it’s just a nail piercing the phosporescent shadow of the tree fern.
By evening, its warm color radiates gold and turquoise on the darker forehead of the Tasmanian plant.

 

At midday, a warbler visited the indented leaves of the fern from the Antipodes –
we might not have seen it if, fluttering around the flame, its dancing shadow hadn’t caught our attention.
It sprung from leaf to leaf, up to  the youngest fiddlehead green,
then disappeared in the deep blue,
the other side of the balcony,
in the infinity of the outer-world.

 

*

 

A Tribute to Judith Rodriguez

By Amanda Anastasi

 

It is with much sadness, fondness and celebration that we recognise the passing of our poet and friend, Judith Rodriguez. She leaves behind a legacy of prolific and memorable poems. Her poetry collections include (among many others) Water Life, Shadow on Glass, Mudcrab at Gambaro’s, Witch Heart, The Hanging of Minnie Thwaits and (shortly before her death) The Feather Boy and other poems. She was the poetry editor of Meanjin for a time and also for Penguin Australia, and a recipient of the OAM for services to literature, in addition to many other honours. As well as her extensive literary achievements, she was a social justice campaigner and advocate and was involved with PEN International across three decades, fighting for freedom of expression and promoting intellectual cooperation between writers globally.

As a teacher, Judith taught writing at the CAE and previously at Latrobe University and also at Deakin University for 14 years. This was where I came in contact with her, as a first-year Professional Writing and Editing student. I still recall her insistence that all students keep a writing journal to jot down our daily thoughts, ideas and musings. I remember entering Judith’s office as a nervous 18-year-old for the end-of-semester journal showing, which she said would be a brief check to see that we were maintaining our daily writings. Upon handing my notebook to her, she proceeded to intensely read it from cover to cover over a period of 15 minutes while I stood there watching. I remembered thinking “why does she – why would she - find my thoughts and notations of interest?” It was my first glimpse of the lady’s curious mind and deep interest in other people’s thoughts and ideas. Many, many years later I encountered her again on the Melbourne poetry scene. Upon asking her to look over my first poetry collection ‘2012 and other poems’ (expecting a polite no), she gladly and readily obliged and her written testimonial graces the back cover of both editions.

Judith was not merely a teacher, she was a mentor and a supporter of emerging poets throughout her life. She saw the potential in everyone, no matter their writing style or level of ability. This poetry caper was never just about her. Rather, it was concerned with a larger, collective practice of poetry, artistic expression and craftmanship. She was a person who was confident in her abilities and doggedly focused, though without the egotism. Her natural, deep interest in the world around her preserved that humility, hands-on helpfulness and down-to-earth humour that was so very particular to her. Judith was a listener and a creative enabler. She fully utilised her time onstage and the various platforms she had been given, but viewed the platform as a thing to be shared.

Judith’s poetic output was above and beyond any label that one could possibly place on it. One wouldn’t even think of calling her “a female poet” but, rather, an “Australian poet” or “a poet”. She was simply one of our greatest wordsmiths and teachers of poetry, and a respected academic and vocal human rights activist. Her mastery of words and stoical objective to preserve free speech and diverse voices made her universally respected. What she left behind in the poems and the poets she taught means that she will be always with us. Myself and so many others who came into contact with Judith will hold the memory of her in our hearts always, as a great example of what and how we could someday be.

 

Hommage à Judith Rodriguez

 

C’est avec beaucoup de tristesse, d’amitié et de révérence que nous assumons le décès de Judith Rodriguez, chère poète et amie. Elle nous lègue un héritage de poèmes à la fois prolifique et mémorable. Parmi ses nombreux receuils de poésie, nous retenons Water Life, Shadow on Glass, Mudcrab at Gambaro’s, Witch Heart, The Hanging of Minnie Thwaits et (peu avant sa mort) The Feather Boy and other poems. Elle fut éditeur chez Meanjin et aussi, brièvement, chez Penguin Australia. Elle fut aussi récipiendaire de la médaille d’honeur de l’Ordre d’Australie pour services rendus à la literature. En plus de ses accomplissements littéraires, elle milita avec ardeur pour la justice sociale dans le cadre de PEN International durant trois décennies, défendant férocement la liberté d’expression et encourageant la coopération intellectuelle entre écrivains à l’échelle globale.

En tant qu’enseignante, Judith exerça au Conseil d’éducation pour adultes (CAE) ainsi qu’à La Trobe University et Deakin University, où elle enseigna pendant quatorze ans. C’est là que je l’ai rencontrée quand j’étais étudiante en première année dans la section Ecriture Professionnelle et Edition. Je me souviens encore combine elle exigeait que nous prenions note de nos menues pensées, idées et réflexions quotidiennement dans un journal. Je me souviens lui avoir montré mon journal en fin de semestre cette année là pour qu’elle vérifie que j’avais respecté la consigne. J’avais dix-huit ans et j’étais nerveuse. Elle a pris mon journal et elle s’et immédiatement plongée dedans. Il lui a fallu quinze minutes pour couvrir le tout. Je la regardais et je me souviens m’être demandé pourquoi trouve-t-elle –pourquoi trouverait-elle –mes pensées et mes annotations intéressantes. C’était la première fois que je voyais à l’oeuvre l’esprit bizarre de la femme et l’intérêt qu’elle portait à autrui. Bien plus tard, je l’ai revue sur la scène de poésie à Melbourne. Lorsque je lui ai demandé si elle voulait bien lire mon premier receuil, 2012 et autre poèmes (m’attendant à une réponse negative), elle s’est empressée d’accepter. Elle a même rédigé une note de lecture pour la quatrième de couverture.

Judith n’était pas seulement une enseignante, elle prenait son rôle de mentor auprès de jeunes poètes très au sérieux, et cela tout au long de sa vie. Elle percevait un potentiel chez chacun de nous indépendemment du style et de la qualité de l’écriture. Ces cabrioles poétiques ne concernaient pas seulement sa personne. Elles témoignaient plutôt d’un désir de faire de la poésie une activité collective dont la raison première et fondamentale était l’intégrité artistique. Elle était quelqu’un qui avait confiance en ses capacités et elle avait une grande faculté de concentration; certes, sans l’égotisme. Une profonde curiosité envers le monde qui l’entourait préserva son humilité, serviabilité et son humour pragmatique si particulier. Judith avait le don d’écouter et d’encourager la créativité. Elle utilisait pleinement le temps qui lui était octroyé sur scène, mais elle considérait la scène comme une plate-forme à partager.

L’oeuvre poétique de Judith est imperméable à toute etiquette dont on voudrait l’affubler. Il serait même impensable de l’appeler ‘une femme poète’, mais bien au contraire, ‘un poète Australien’ ou ‘un poète’. Elle était tout simplement l’un de nos meilleurs wordsmiths, professeurs de poésie, universitaires respectés et activistes pour les droits de l’homme. Sa maîtrise de la langue et son objectif stoique de préserver la liberté d’expression lui ont valu un respect universel. Ce qu’elle a transmis dans ses poèmes et aux poétes qu’elle a formés signifie qu’elle restera toujours parmi nous. Comme tant d’autres poètes qui ont connu Judith, je garderai son souvenir dans mon Coeur en guise d’exemple de ce que nour pourrions un jour devenir.

 

*




Cécile Coulon, Seyhmus Dagtekin et Roland Reutenauer

Trois auteurs, trois âges, trois styles et pourtant des points communs. Des ponts et des ronces, mais surtout la poésie dans les mots.

 

Les ronces de Cécile Coulon

Cécile Coulon est la plus jeune de ces trois poètes. Elle publie Les ronces au Castor Astral. Bien que le titre ne le laisse pas penser, cet ouvrage est bien un appel à " vivre dans les hautes lumières ".

Poèmes écrits sur plusieurs années, Cécile Coulon revient sur son passé avec sans doute quelques " ronces ", " Ma force c'est d'avoir enfoncé mon poing sanglant/dans la gorge du passé ", " On se remet de tout/mais jamais/à l'endroit ".

Mais ce recueil est aussi un chant d'amour "ce visage endormi que tes yeux éclaboussent/de ce bleu si profond où la nuit/je ramasse/ce qu'il faut de trajet de tes lèvres à ma bouche/pour pouvoir le matin s'arrêter/se suspendre au bord/du temps qui passe/comme deux grands oiseaux/alourdis par la pluie/font sécher au soleil/leurs plumes d'oreillers".

Cécile Coulon, Les Ronces, Le Castor Astral 2018, 240 pages, 14€

C'est la fièvre qui parle/avec ses lèvres crevées d'avoir aussi soif/qu'un chien mourant sous une marche d'escalier/avec son corps brisé en travers des draps trempés/ces plaintes tranchées par des larmes brûlantes/nous n'avons plus l'habitude d'avoir mal/cette nuit, mon amour/c'est la fièvre qui parle ".

je cesserai d'écrire des poèmes le jour où l'on cessera/de considérer/les hommes sincères/comme des hommes malades/en attendant la rivière continue/elle/la pluie continue/elle/demain matin les ronces vont griffer les renards dans les bois/le ciel ce grand poumon sauvage a jeté ses filets/sur les hommes tout en bas/seul le bruit de la terre arrive depuis la fenêtre ouverte ".

Avec une poésie narrative, parsemée de quelques anaphores, Cécile Coulon situe ses poèmes, assez souvent, dans les paysages d'Auvergne et de la Drôme mais aussi du Vanuatu.

Le style de Cécile Coulon est une écriture qui donne envie de dire je t'aime autrement avec plus de lumière et d'herbe sauvage. Lisez cet ouvrage magnifique, vous regarderez le quotidien autrement.

 

Juste un pont sans feu de Seyhmus Dagtekin

Les éditions du Castor Astral viennent de rééditer Juste un pont sans feu qui avait reçu en 2007 les prestigieux prix Mallarmé et le prix Théophile-Gautier. Ce fut le 5ème ouvrage de Seyhmus Dagtekin édité par le Castor Astral, et de nombreux autres suivirent dans la fidélité des mots et des combats.

Il y aura quelques ronces, mais les choses finiront par s'arranger." C'est une vision optimiste que propose Seyhmus Dagtekin. Il tente de relier l'humain par le pont des mots que chacun emprunte à sa manière. Avec un regard bienveillant sur l'humanité " Comment exister dans le regard de l'autre, comment faire exister l'autre dans mon regard ?  ".

Seyhmus Dagtekin, Juste un pont sans feu, Le Castor Astral 2018, 10€

Dans un style foisonnant, Dagtekin déploie tout un lyrisme très personnel dans son travail sur le langage poétique " La langue s'éloigne comme une poche qui se vide ". " Je chanterai et m'éloignerai de tout ce qui est langue pour m'approcher du mot que tu n'auras pas à prononcer ". Et par moment, ce lyrisme se mélange à un surréalisme transfiguré que l'auteur revisite à sa façon. " Je sais que tu ne sors pas de mes mots. Que tu n'es pas chargée que de mes minuscules. Que tes doigts ne sont pas tirés que par mes majuscules/Pas de pointillés. Pas de lignes/Que le vert de tes yeux/Mais je suis tombé dans le suaire de mes becs/Bon repas/Bon trépas/Entre chien et louve/Elle s'y terre et y démasque ses oreilles/Par des trèfles à quatre feuilles/Elle y perce la mâchoire des sédentaires ".

On trouve également dans ce recueil un peu de mélancolie "A défaut de douceur, ne nous restera-t-il que mélancolie ? ". " Bien sûr, l'on tient la main de l'autre pour éviter de trouver la sienne dans le vide. Pour ne pas ouvrir un cimetière à côté d'un lit. Parce qu'à chacun ses hantises, à chacun ses cauchemars qui lui dévorent le jour. " Une forme d'inquiétude face à l'avenir " Sait-on de quelle tare surgira l'avenir ? ". Et puis aussi une belle invitation à l'intégration dans notre pays : " Vas-y, bouge-toi dans ce pays des clos/Face à la variété de tes douleurs/Qui passent  sous les ponts bordant les collines/Boisées d'arbres et de couleurs/Vas-y boulange ta pâte/Boulange ton pays d'orangers avec ce pays de collines  ".

Cette réédition, onze ans plus tard, prouve que le talent de Dagtekin récompensé par les prix Mallarmé et Théophile Gautier s'est confirmé. Quel que soit votre chemin, empruntez ce pont sans feu, allez vers le style de cet auteur kurde qui mélange à merveille sa double culture.

Le portail dans les ronces de Roland Reutenauer

Quant à Roland Reutenauer, il publie Le portail dans les ronces chez Rougerie (lui aussi une belle fidélité à noter) .

Cet ouvrage, avec la lucidité liée à l'âge " avec ses années nombreuses ", est comme un chemin vers " le portail dans les ronces ". Cette mort, ce seuil à franchir, ce " pont fatidique ", quand il s'agit "de poser/ses lèvres une dernière fois/sur la paupière du jour ". Reutenauer est attentif aux moindres détails qui lui parviennent du monde (les avis de décès ou la profanation de tombes juives) mais aussi de la nature " Coupé une branche basse du bouleau/la sève tombe goutte à goutte/et scintille au soleil de mars // il applique un pansement sur le moignon/car toute la sève il faudra/pour faire les feuilles une nouvelle fois // on ne pourra pas dire/qu'il a attenté à la vie de son bouleau ".

 

Roland Reutenauer, Le Portail dans les ronces, Rougerie 2018, 12€

Un chemin de vie donc, au contact de la nature et des mots pour dire la vie et la nature, avec pour l'accompagner les mots de Goethe, Héraclite, Mallarmé, Rutebeuf, Trakl. Toujours motivé par l'invention du langage " Il se sent pressé/d'écrire encore quelques motssans les obscurcir // de la langue apprise/il voudrait garder les premiers/qui conjuguent le mieux/présence et perte".  "Il trébuche sur les poncif/et les vieilles phrases/à l'approche du grand portail // il tient à hisser du profond/une parole de son âge/c'est comme si le jamais entendu/le jamais lu dédaignaient de s'immiscer ".

Reutenauer, même s'il n'utilise pas le je et privilégie la troisième personne, " déroule le fil de son enfance " et revoit ses grands-parents. " Le soir, il trie quelques souvenirs/et s'ils n'en garde que les plaisants/les autres dévastent sa nuit ". " Il souhaite fort la paix intérieure/il la sait hors d'atteinte ".

Son portail dans les ronces reste toujours ouvert à l'émotion et la nostalgie " Jusqu'à la dernière goutte / il pressera la nostalgie // il relève la tête et voudrait s'engager/léger les poches vides sur le sentier des chèvres/qui mène à l'herbe courte aux rares fleurs/avant de s'effacer dans le bleu et le froid ".

La poésie comme pont par-dessus les ronces. Lisez ces trois auteurs.

 




Florilège 2018 des Editions Tarmac : l’Art comme Copeaux contre la barbarie.

2018 est une très belle année pour les Editions Tarmac. Jean-Claude Goiri a su offrir de beaux noms à ce fameux « lieu » où se fabrique la Littérature. N’oublions pas qu’en plus de ses productions livresques, celui-ci publie un épais contenu éditorial, en la revue FPM((Voir à ce propos la rencontre avec Jean-Claude Goiri parue en avril de cette année sur Recours au Poème)) et sur son site du même nom. Des articles, des œuvres plastiques, des romans, des recueils de poèmes, qui rivalisent de qualité, ont édifié la pérennité de Tarmac.

Les voix romanesques sélectionnées par Tarmac valent une lecture. Ne cédant à aucune tentative offerte par la facilité, Jean-Claude Goiri offre des voix inédites à la diégèse romanesque. Thierry Radière, qui publie Le Manège, édifie  une parole narrative qui questionne la fiction. Une indication générique claire soutient l’appareil tutélaire : « Roman ».

 

Jean-Claude Goiri, Copeaux contre la barbarie,
Editions Tarmac, 2016, 20 pages, 8 euros.

Christophe Bregaint, Dernier atome d’un horizon,
Editions Tarmac, Nancy, avril 2018, 86 pages, 14 euros.

Il faut également souligner les publications d’Alexo Xenidis avec Communication prioritaire, de Gilles Vernier qui signe Sans cesse, Rhapsodie à ciels ouverts. Prose poétique, poésie narrative, les postures de ces instances auctoriales et/ou poétiques ainsi que le style original de ces livres/recueils valent une lecture ! Il est à noter qu’aucune indication générique ne figure sur la une, ni même ailleurs… C’est ainsi que l’on défriche l’épaisse broussaille du futur de la Littérature, en permettant aux genres de se mêler, de s’affirmer dans ce décloisonnement fertile.

Ce souci d’exigence se retrouve dans les recueils poétiques (entendons par là qu’il s’agit d’une mise en oeuvre versifiée) publiés par Tarmac. Il ne s’agit en rien de donner voix à une coloration stylistique particulière, car Jean-Claude Goiri accueille toute parole poétique dès lors que le langage y est offert dans la dimension inédite permise par le genre… Et n’est-ce pas justement ce qu’offre Christophe Bregaint au lecteur ?

Son recueil, Dernier atome d’un horizon,  publié en avril, a connu un vif succès et consacré ce poète discret et actif… Il n’a en effet cessé de porter secours aux démunis, et de relayer les exigences de nos semblables qui luttent pour que les droits de tous soient respectés. Et, bien que la poésie ne souffre pas cette perméabilité biographique, que l’on se rassure, ses recueils sont de haute et belle allure. Le vers est vif et court, ce qui lui confère une puissance que seul un travail poétique sur la langue à même d’en révéler toute l’amplitude peut révéler. Le poème ne s'étend pas sur plus d'une page, et rend compte de l'humain dans un univers urbain devenu tentaculaire. Là au milieu des foules pétrifiées le poète voit et révèle les absurdités de nos sociétés, et offre une voix aux exclus. Surtout, il rend perméable cette solitude qui a avalé toutes les envergures des fraternités qui cimentaient autrefois nos semblables. Deux publications de Dehors, une anthologie éditée en faveur des sans abris, et des actions menées pour le changement de nos sociétés, voici ce que mène Christophe Bregaint, dans le silence et dans l'ombre.

Sophie Brassart qui est l’auteure de l’illustration de la couverture de Dernier atome d’un horizon, n’a pas à renier son premier recueil, qui offre à Tarmac une belle voix poétique. Les images sont, là aussi, inédites et fertiles, et la puissance des poèmes de cette artiste accomplie est mise en valeur par la haute tenue des publications. Le papier blanc et les pages gaufrées qui forment un écrin aux vers des poètes accueillis chez Tarmac accueillent ici aussi une de ses toiles en couverture : un visage de femme aux traits purs et mélancoliques encadré par des aplats de couleur  en dégradé de marron. Image de l’artiste, voix de l’atemporalité de l’Art ? Sûrement tout à la fois, car les archétypes présents dans les productions de Sophie Brassart soutiennent une transcendance qui est la signature de l’Art.

Sophie Brassart, Combe, Editions Tarmac,
Nancy, mai 2018, 43 pages, 12 euros

 

Jacques Cauda, Peindre, Editions Tarmac,
Nancy, 2018, 72 pages, 14 euros.

Citons encore François Ibanez, avec Lucifer au bord des larmes,  Rodrigue Lavallé, Décomposition du verbe être, et Adeline Miermont Giustinati, Sum ballein. Des vers courts et des jeux avec l’espace scriptural, des unes illustrées d’œuvres de plasticiens, tel Jacques Cauda, que l’on retrouve souvent avec plaisir dans les publications de Tarmac, et notamment dans Peindre. Il s'agit là d'un entretien passionnant mené par Murielle Compère-Demarcy,  pour le script d’un film en hom­mage au peintre. 

Un florilège bien sûr non exhaustif, bien que déjà il y ait matière à s’émerveiller !

Tarmac est donc une signature qui compte désormais, et chez qui on peut être fier de se voir publié. Nous lui souhaitons une aussi belle année 2019, et formons le vœu que Jean-Claude Goiri continue à nous émerveiller encore longtemps !

 

••••••

Christophe Bregaint, Dernier atome d’un horizon, Editions Tarmac, Nancy, avril 2018, 86 pages, 14 euros.

Sophie Brassart, Combe, Editions Tarmac, Nancy, mai 2018, 43 pages, 12 euros

François Ibanez, Lucifer au bord des larmes, Editions Tarmac, Nancy, juin 2018, 51 pages, 12 euros.

Gilles Vernier, Sans cesse, Rhapsodie à ciels ouverts, Editions Tarmac, Nancy, avril 2018, 66 pages, 14 euros

Adeline Miermont Giustinati, Sum ballein, Editions Tarmac, Nancy, septembre 2018, 129 pages, 15 euros.

Rodrigue Lavallé, Décomposition du verbe être, Editions Tarmac, Nancy, juin 2018, 102 pages, 14 euros.

Alexo Xenidis, Communication prioritaire, illustrations de Jacques Cauda, Editions Tarmac, Nancy, mai 2018, 12 euros.

Thierry Radière, Le Manège, Editions Tarmac, Nancy, août 2018, 114 pages, 15 euros.




Amont dévers, onzième livraison

(Voir Recours au Poème” 190, déc. 2018)                                                                                               

Amont dévers

Onzième livraison

 

                                           

Et le réel… sans les mots, qu’est-ce ? – Au risque de choquer, je dirai d’abord, pour laisser quelques portes ouvertes, qu’au delà du trop ressassé « effet de réel » (Riffaterre, Barthes) auquel bien sûr seuls succomberaient les esprits ingénus ou ignares, c’est, à travers un texte, l’émotion qui vous prend lorsque vous croyez reconnaître, dans une ombre entrevue, la figure d’un être aimé – ou que vous eussiez aimé ! – autrefois encore, ou hier à peine, ou naguère. Ou totalement ailleurs. 

Vous vous dites oui, c’est exactement cela (ou lui, ou elle), par une espèce de miracle…Et d’adhérer à ce vrai, cette pieuse illusion, ainsi que l’ont montré quelques sociologues de la littérature, est aussi un marqueur culturel bas”, d’appartenance sociale « subalterne », que l’on nous pardonnera ici de revendiquer, symboliquement en tout cas (encore que… ).

Pensers fallacieux de poètes, sans doute. Séductions du rêve. Histoire mise en mots (GiòFerri). D’où la possibilité, en soi paradoxale, vu l’arbitraire presque absolu du signe linguistique, de diverses formes de réalisme, en particulier celles du réalisme que j’ai essayé de dire habité, c’est-à-dire dépassé, malgré qu’on en ait – ou troué, si l’on veut – par l’arrière-fond énigmatique, le double fond du mystère des lettres, sous-texte et avant-texte y compris, à savoir par les mots de la Littérature même. Et, au plus haut point, de la poésie, dont il est question ici, sans exclusive. Légitime simple illusion, donc. Ce qui fait signe au delà, et veut être de ce fait reconnu alors que rien ne “ressemble” plus. Parce que tout reste à faire (on pense au beau nom, en France, de l’Action poétique), tout est à venir (Fortini) ou “en avant”. La preuve, Rimbaud : sous l’étoile duquel nous plaçons (aussi avec l’italien Campana, qui a été réellement fou) cette traversée nocturne. Dans le miroir, toute réalité est habitée, oui, par une autre elle-même, « et c’est toujours la seule », etc.

 

∗∗∗∗∗∗

 

  • « La réalité rugueuse à étreindre… »

 

                     De la plèbe

 

Le peuple est une bête variable et grosse,
qui ignore ses forces ; aussi reste-t-il
sous le poids et les coups de bois et de pierres,
mené par un enfant de faible puissance
qu’il pourrait mettre à terre d’un soubresaut ;
mais il le craint et le sert en ses outrances.
Et ne sait que lui, est craint, car les féroces
ont jeté un sort qui ses sens obnubile.

Chose étonnante ! il se pend et s’emprisonne
de ses propres mains, s’occit, se fait la guerre,
pour un carlin, de tous ceux qu’il donne au roi.
Tout est à lui, entre le ciel et la terre,
mais il n’en sait rien, et si quelque personne
vient l’en aviser, il la tue et fossoie. 

                    Campanella, OperedallaCantica(1622)           

 

 

   L'auteur, torturé par le mal de pierre

 

Et donc dedans mes reins se sont formés
les durs cailloux hostiles à ma vie,
qui chaque jour sont plus fiers ennemis,
car ils ont de mes jours la fin fixée.

Certains de pierres blanches vont marquer
leurs bonheurs, moi j'en marque les ennuis ;
les cailloux servent à bâtir, ceux-ci
pour détruire leur fabrique sont nés.

Ah, je peux bien appeler mon sort dur,
s'il est de pierre ! Va me lapider
depuis la part interne la nature.

Je sais que sur la pierre aiguise l'arme
la mort, et pour former ma sépulture
dans mes viscères s'érigent des marbres.

                                      Ciro di Pers, Poesie[1666-1689]

 

∗∗∗∗∗∗

 

Un paysan du territoire de Recanati, ayant amené un de ses bœufs, déjà vendu, au boucher qui l’avait acheté pour qu’il fût tué, au moment de l’opération, demeura d’abord incertain, tiraillé entre l’envie de partir ou de rester, de regarder ou de tourner la tête ; la curiosité finit par l’emporter et, voyant le bœuf s’écrouler, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Je l’ai entendu d’un témoin direct. 

                    Leopardi, Zibaldone29 [c. 1819]

 

 

                     Le taurillon

I.

Sur la rive du Serchio, à Salvapiane,
en deçà du Pont où fait halte pour boire
le charretier venu de la Garfagnane,

depuis Castelvecchio conduisent, les soirs
des jours de fête, leur tout petit troupeau
nombre de jeunes filles aux tresses noires.

Elles s’assoient là sur la berge, menton
dans une main, regardant les peupliers
blancs du fleuve ; et elles parlent. Mais le vent

apporte un brouhaha de voix, des échos
de feux d’artifice, un écho bref de pas
et un confus tremblement de cloches doubles.

Il est doux d’écouter alors, mais la tête
attirée ailleurs, ces quelques simples mots…
un peu recouverts par les cloches en fête !

ailleurs… au Serchio qui brille, ou au soleil
qui prend le mont… ô Nelly ; et aux ourlets
de ton tablier, et même aux vaches seules

qui broutent les flouves sous les châtaigniers.

 

II.

Tiens…ce veau – à son gros œil tu apparais
immense, avec un arbre souple à la main,
quand avec une tige tu le conduis –

il regarde, surpris, le mont neuf, la plaine :
toute une sylve, le mont ; et la descente
semblable à un tendre velours de froment.

Lui qui jamais n’avait connu de printemps
agite sa dure queue raide, et salue
le monde beau. Avant, cela n’était pas :

il s’y retrouve ; il flaire la brise, il flaire
la terre ; dans l’air d’une secousse il jette
les cornes brèves de son front animal

et de ses pattes impatientes retourne
la terre. Le ciel est en entier plein d’or,
Nelly, et le sol est tout empli de menthe.

Il voudrait remplir de sa joie le sonore
espace, le veau, tirant de sa profonde
gorge un mugissement rauque de taureau.

Une génisse lointaine lui répond.

 

III.

Donc, Nelly, tu ramènes un taurillon ;
mais calme, car il te voit toujours devant
avec à la main le grand arbre flexible.

Te voilà à Castelvecchio, à sa source
nouvelle, pérenne, où s’avancent en file
les vaches lourdes qui reviennent du mont.

Elles, d’un côté, au réservoir de marbre
aspirent l’eau ; quand elles soulèvent leur
cou, l’eau retombe de leurs noires narines.

De l’autre résonne, s’emplissant au jet
vif, la seille : une jeune femme surveille,
tenant son bourrelet sur ses boucles brunes.

À cette source, ô Nelly, vois que se presse
ton taurillon, pour y boire ; et de la pleine
cuvette l’eau s’écoule dans le chéneau,

si bien qu’on croirait voir pulser une veine.
Il regarde avec ses gros yeux, et ne boit :
car au-dedans de l’eau, qui se meut à peine,

il voit un couteau bleu onduler léger…

 

IV.

Il meugle et s’échappe. Et en meuglant il erre
deux jours, de sylve en sylve, par la colline,
arrachant parfois des fils d’herbe à la terre.

Il souffre et il cherche ses trous d’eau secrets
verts de cheveux-de-Vénus ; il y regarde
et au fond le couteau coupe l’ombre humide.

Il attend au puits, si quelqu’une y remonte
le seau : en déborde presque une eau, tressaute :
au-dedans le couteau tourne, tourne, tourne.

Alors, au torrent : de la côte aérienne
il descend : le couteau est sur le gravier ;
mais le courant le heurte un peu, le soulève

peut-être, et l’emporte. Il attend. Il se couche
sur les lisses joncs, et de ses grands yeux guette,
les fixant vers l’eau à travers la jonchaie,

si jamais cette ombre de la mort au loin
emmènent les flots. Au-dessus de sa tête
le temps par sa route muette s’enfuit.

Il attend : et l’eau passe, et cette ombre reste.

 

V.

Le troisième jour… « Qu’as-tu à pleurer, sotte ?
Sait rien. C’est des bêtes sans cervelle : écoute,
même nous, on ne sait ce que nous aurons ! »

dit ton père, ô Nelly. Tu cours, du côté
de la Route Neuve, tu regardes, là,
pour le voir passer même une seule fois.

Il passe : un homme devant, un par derrière :
il est entravé, fréquemment il trébuche…
Il passe...Oh ! pentes claires ! gîtes ombreux !

Et toutes ces luzernes ! tout ce sainfoin !

                                                           Giovanni Pascoli, Poemetti, 1900 
       Déjà publié sur : http://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/05/carte-blanche-%C3%A0-jean-charles-vegliante-une-traduction-de-giovanni-pascoli.html que nous remercions.           

 

 

Le vitrage

 

Le soir d’été fumeux
Du haut du vitrage verse ses éclats dans l’ombre
Et me laisse au cœur un sceau ardent.
Mais qui a (sur le terre-plein sur le fleuve s’allume une lampe) qui a
À la petite Madone du Pont qui est-ce qui est-ce qu’a allumé la lampe? – c’est
Dans la pièce une odeur de pourri : c’est
Dans la pièce une rouge plaie qui s’étiole.
Les étoiles sont boutons de nacre et le soir s’habille de velours
Et enfle le soir tremblant : est tremblant le soir et il enfle mais c’est
Au cœur du soir, c’est :
Toujours une rouge plaie qui s’étiole.

                    Campana, Canti Orfici, 1914

 

 

                 Souvenir

 

Souvenir d’une vieille église,
solitaire,
à l’heure où l’air devient ocre
que la voix devient rauque
sous l’arc tendu du ciel.
Tu étais lasse,
on s’est assis sur une marche
comme deux mendiants.
Mais le sang frissonnait
de merveille, à voir
chaque oiseau se muer en étoile
dans le ciel. 

                    Caproni, Come un’allegoria, 1936

 

 

        Le paradis au-dessus des toits

Ce sera un jour tranquille, de lumière froide
comme le soleil qui naît ou qui meurt, et la vitre
laissera dehors l'air sale du ciel.

On s'éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la tiédeur du dernier sommeil : l'ombre
sera comme la tiédeur. Emplira la pièce
par la grande fenêtre un ciel plus grand.
De l'escalier gravi un jour pour toujours
ne viendront plus des voix, ni visages morts.

Il ne sera pas nécessaire de quitter le lit.
Seule l'aube entrera dans la pièce vide.
La fenêtre suffira à habiller toute chose
d'une clarté tranquille, presque lumineuse.
Elle mettra une ombre maigre sur le visage étendu.
Les souvenirs seront des caillots d'ombre
rencoignés comme une ancienne braise
dans l'âtre. Le souvenir sera la flambée
qui hier encore mordait dans les yeux éteints.

                    Pavese, Lavorare stanca, 1943      

 

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

 

Sa mère a appris à Virginia
l’importance du corps
chaque soir durant de nombreux beaux étés
son père recevait
                     une fois Virginia éloignée
sa compensation
                     nous étions heureux si j’y pense
le métier maudit des sous
                       le petit commerce
un chat au milieu des chiens
                       faisait son papa
c’est étrange
                       grand et joyeux
comme il est doux de garder un corps humain
                      Virginia se souvient
la viande sur la table le vin barbera
la lumière au dessus du pain
puis plus tard
la lumière rationnée pas de viande
Virginia
                       le père à la maison
s’embaucha comme employée
                       le père avait désormais quarante-et-un ans
dactylographe bien considérée
et non pour sa robe fendue
                       Téléphones à la stipel Panettoni
                       de motta Magasins standa/upìm
que de pluie est tombée sur les toits
qu’elle est dure la voix de Virginia
                       cela pourrait finir ici mais il y a autre chose
il y a le père comme un chat sur sa chaise
qui attend la dame avec son manger[…]

                                          Giancarlo Majorino, La capitale del nord, 1959  

 

 

                  Tellement jeune…

 

« Tellement jeune et tellement putain » :
t’as ce renom et ce n’est peut-être pas
ta faute – c’est le pull en laine
noir serré qui parle mal pour toi.

Et la bouche rit aigre :
mais comment ça te mord le cœur
il le sait, celui qui t’a vue maigre
refaire tes tresses pour faire l’amour.

                            Giovanni Giudici, La vita in versi, 1965     

 

 

À mi-côte


Ce qu’on voit d’ici
– vous m’entendez ? – depuis
le belvédère de non retour
– ombres de campagnes gradins
naturels et quel luxe
d’eaux quels éclairs quels embrasements
de couleurs quelles tables apprêtées –
c’est ce qu’on voit d’ici de vous
et que vous savez d’autant
moins que vous y êtes plus.

                      Sereni, Stella variabile, 1981

 

 

                  Voix en rêve

 

C’est ce que dirent les derniers arrivés
le front bas, privés de vue,
d’une auto sans chauffeur descendus

– la honte la plus dure m’a écrasé –  
– par la rage j’ai été déchiqueté –
– les flots par pitié m’ont noyé… –

Le feu d’été gonflait l’asphalte
en bosselant les traces vagues
– ainsi nous sommes passés dans l’histoire –

                    De Signoribus, Nessun luogo è elementare,2010

 

 

                      Siglo de oro

 

La poussière m’intéresse, si elle tournoie
dans un puits de lumière, attendant
juste ce qu’il faut de gravité
pour rejoindre la terre. Le minuscule
silence avec lequel si nous marchons elle fuit
dans les coins pour s’y faire galaxie ou minons.
Quand nous secouons les vêtements, passons
le doigt sur les meubles pour la surprendre
dans son sommeil et troublons le rêve gris
de se ré-agréger en strate et corps.
Sa nostalgie de toute forme,
l’incompréhension pour l’eau
et cette façon de se poser en marge, sur les côtés
comme un témoin de la noce.
Sa ressemblance avec le sable,
géant qui au moins s’exprime en dunes,
mime des collines et engrène la tempête.
Sa tranquille décadence,
futur saigné à blanc qui campe,
douce armure, ombre que nous sommes,
mère du temps, notre obsolescence.

                                    Paolo Febbraro, in : Kamen’ 51 (juin 2017)  

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

  • De nouvelles références ?

 

                   Pour tenter de vivre

 

 [Giacomo Leopardi, après sa déconvenue avec Fanny T. T. ]

[…] Vante-toi, tu le peux. Raconte que seule
tu es de ton sexe à qui j’ai dû plier
ma tête fière, à qui j’offris simplement
mon cœur indompté. Raconte que tu vis
la première, et j’espère unique, mes yeux
qui suppliaient, moi si timide devant
toi, plein de crainte (je brûle si j’y pense
et m’indigne, et rougis) : moi privé de moi,
à guetter humblement chaque envie, chaque acte,
chaque mot tiens, à pâlir aux impatiences
superbes, m’illuminer au moindre signe
courtois, changer à chaque regard de mine
et de couleur. L’enchantement est rompu,
et avec lui brisé, à terre gisant,
ce joug ; je m’en félicite. Et, bien que pleines
d’ennui, après le servage enfin, après
une longue errance, j’embrasse content
sagesse et liberté. Car si de passions
est veuve ma vie, et de nobles erreurs,
comme une nuit sans étoile en plein hiver,
me sont suffisants réconfort et revanche
du sort des mortels, dès lors qu’ici sur l’herbe
immobile étendu, oisif, je regarde
la mer, la terre et le ciel, et je souris.

                                                  G.L. Aspasie, fin (ChantsXXIX) 

 

 

              (Chœurs de Didon, IV)  

 

Je n’ai dans l’âme qu’arrachements sourds,
Équateurs sylvestres, sur des marais
Brumeux amas de vapeurs où
Délire le désir,
Dans le sommeil, de n’être jamais né.

                    Ungaretti,Cori descrittivi di stati d’animo di Dido, 1947

 

 

                   Pauvres

 

Les pauvres ont la froidure de la terre.
Dans la ville qui penche, aux toits, aux fumées
tranquilles des maisons, le jour émigre
dans la couleur d’orient : si calme,
le soir se fait lueur aux yeux dolents.
Je m’en souviens contre un ciel aéré,
les pauvres étonnés, comme l’acerbe
vert des prés effleure dans la pluie
une éternité voilée de soleil.

                    Gatto,Poesie1929-41, 1961

 

 

                      (Internat)  

 

[…]      
Il y aura peut-être, ensuite,
une journée comme tant d’autres, dépensée
en studieuse application, jeux enflammés,
parfaite préfiguration
de la vie future. Non pour toi
qui, inquiet, retournes
ton esprit dans une hantise incessante
en quête de la joie impossible, amour
qui se satisfait de soi
jouissant d’une joie autre
en autre chose…
Plus tard, attends, elle viendra, au bord
du désespoir, ce sera,
une fois largement épuisé le temps
imparti et pourtant
tendu encore sur la terre le coton
du ciel, pour un peu,
pour autant que ta faim soit apaisée et ce sera
le jeu tranquille
d’un camarade sur les rives ensommeillées
d’une eau qui s’en va.

                            Attilio Bertolucci, La camera da lettoXII, 1984   

 

 

    Encore sur le Golfe

 

Que, d'immondes armées,
la ferraille en décharge
de rouilles et goudrons
dessèche les vallées.
Qui a tué, or pleure,
mais juste en rêve ; puis
puisse oublier. Ses larmes
ne servent plus à rien.

Où courut le liquide
qui baigne les méninges,
de crânes innombrables
pointe, ah, un maigre épi,
un chaume ! Et cet aride
piquant broute une chèvre.
Que ce seul espoir s'ouvre
aux vivants d'ici-bas

jusqu'à ce que tordus
crient les gonds de la terre
et, chantant, bleus s'embrasent
les mondes dans la guerre
de l'espace et des clairs
astres d'outre le temps
et vacant rie le temple
de l'Être qui là, fut…

                    Fortini, Light verses e imitazioni, 1994

                    (une première version sur http://www.nuoviargomenti.net/poesie/un-omaggio-a-fortini/)  

 

 

[ … ] déchaînée elle se déroule dans la cavité et se déglingue
et ne trouvant pas le bon appui ne consonne point
jusqu’à s’affaisser sur le plancher
et elle a du mal avec le effe chuintant
tant qu’elle devient en tremblant muette sous la voûte écroulée

mise à l’écart dans sa Thèbes
elle ne retrouve pas sa demeure de coins et parois
la langue tortionnée

l’ennemi est archi-victorieux ?
mais le dernier mot n’est pas dit
et je m’en irai par le monde
avec mon petit caillou en poche
parce que la vitrine ne m’attire pas,
ni la boucherie où pendent boyaux et malecordes

                                           Jolanda Insana,La stortura, 2002

 

 

            Tu n’auras que la vie

 

Les chaussures ne furent pas retrouvées.
Mais la lumière tombait coïtalement sur le corps de la jeune femme
cristallisé dans le témoignage.
Entre les yeux et le ventre
des traces de lavoir – un parcours inversé pour établir les alibis.
La porte d’entrée avait été fermée à quadruple tour.
 
Elle brûlait comme une hostie dans la matière
lacrymale de fin d’après midi – la tête prise dans les arbustes
et l’opiniâtre répétition des trajets. Pour des raisons inconnues
elle n’a pas pu atteindre ses années
quelle que fût leur fonction singulière, mais un immobile
adieu à la beauté du monde
réchauffait la fibre qui résiste,
cri de joie du corps sans douleur.

                                     Maria Grazia Calandrone, Gli scomparsi –Storie da “Chi l’ha visto?”, 2016

 

 

 

 

 

 

 




Judith Rodriguez, Extases /Ecstasies (extrait)

traduction de Marilyne Bertoncini

reflection

 

A glass so clean it shines.

The base hives light.

Glassily, there I am

half out of water, half in,

sodden short-tails bellying

and ribs rimmed with wet.

 

©Judith Rodriguez, The-cup-at-David's-1977

 

réflexion

 

Un verre si pur qu'il brille.

Le pied diffuse la lumière.

Vitreusement je suis là

moitié hors de l'eau, moitié dedans,

les basques trempées toute renflées

un ourlé  humide sur les côtes.

 

 bird life

 

In another life

I shall return as a bird

in a part of the wood so deep

I shall see no human

except when a girl

wanders there forlorn

and lost till I sing her home

to her little sister.

 

Vie d'oiseau

 

Dans une autre vie

je reviendrai en oiseau

dans un bois si profond

que je ne verrai pas d'humains

sauf quand une jeune fille

s'y enfoncera  délaissée

et perdue et mon chant l’accompagnera

vers sa demeure et sa petite soeur

 

 

 I am held up

 

I am held up in the arms

of all my friends, held up

by the Indian taxi-drivers’

tales of family and home,

by the smiling sellers of food,

by bright eyes suddenly remet

at encounters. Held up, I am held.

©Judith Rodriguez, Hand Circle, 1978

 

Je suis soutenue

 

Je suis retenue par les bras

de tous mes amis, retenue

par les histoires de famille

et de maison des taxis indiens,

par les souriants vendeurs de nourriture

par des yeux brillants soudain revus

à des rencontres. Retenue, je suis tenue.

 

dog alive

 

And I marvel at the dog Ashur,

his coursing the lawns and his rolling

crashing through ferns, his flattening,

his hasty way past mounds,

his paws on my shoulders.

 

chien vivant

 

Et je m'émerveille du chien Ashur,

ses courses sur les pelouses ses rouler-

bouler à travers les fougères, sa façon de

s'aplatir, d'accélérer devant un tertre,

ses pattes sur mes épaules

 

wind-change

 

Under the young sky

poplars glitter

the pond’s jets waver

shaken in morning airs

and fling out silver.

An oak pours wind.

 

Till round the walk

eddying from their game

up a beach of lawn

come three with racquets

headed for deck-chairs

and the still end of day.

©Judith Rodriguez, Old-playground,-El-Bosque,-Armenia-1975

 

le vent change

 

Sous le jeune ciel

les peupliers scintillent

les jets de la mare tremblotent

secoués dans l'air matinal

et font jaillir l'argent.

Un chêne verse du vent.

 

Jusqu'à ce qu'au détour de l'allée

sorties en trombe de leur jeu

sur un coin de pelouse

arrivent ces trois avec leurs raquettes

qui se dirigent vers les transats

et la douce fin du jour.




Christine Durif-Bruckert , Arbre au vent, Joseph Thermac, Du sublime moderne

Ce livre se reçoit comme un cadeau ami, tant il a préservé la trace de ceux qui l’ont conçu. Le dos de couverture, cousu d’un fil bis, marque une attention éditoriale imprévue (à la chinoise). La photographie en noir et blanc de Pascal Durif, collée sur la première de couverture, capture son titre magnifique Arbre au vent, les noms des auteurs et le logo extrême-oriental de l’éditeur((Un éléphant dodu. Le Petit véhicule est une des trois options bouddhistes.)). 

Christine Durif-Bruckert , Arbre au vent, Texte, Photographies Pascal Durif, Editions du petit véhicule, 25€, septembre 2018

Ce titre est juché au-dessus de trois arbres bousculés par la tempête, au-delà des graminées couchées par une rafale, tandis que de lourds cumulus roulent et s’enroulent dans le ciel en un camaïeu blanc-gris-noir. Lettres et images conjuguent, avec sobriété, leurs énergies respectives pour se glisser dans la vision d’Artaud d’un « arbre au centre du vent ».

Les photos, au-delà de représenter un paysage à la beauté presque tragique, se déploient en un clair-obscur invitant à la transcendance. La lumière sait ourler les feuillages, se diffuser sur les herbes, émaner d’un horizon sous des cieux orageux à la Vlaminck. Ici un tronc dresse son écorce sculptée comme des tresses, là des racines musclées s’arc-boutent dans la neige, tels des humains enchâssés dans la matière.

La poétesse Christiane Durif-Bruckert appréhende ces arbres en « êtres de parole qui nous parlent du prodigieux dépouillement ». Comment traduire ce qu’elle capte ? « L’arbre est en moi comme un cri/Jusqu’aux soupirs des étoiles/Jusqu’au silence de l’air. » Un appel que la lectrice entend, puis écoute au fil des pages.

Chaque arbre est porteur d’un certain état d’âme, découlant de sa forme ou son environnement. Celui qui est « lourd » et « rustre » est « une révolte/des solitudes désirantes ». Quelquefois ses « pattes velues s’allongent/supplient encore le vent ». Celui qui est frêle, « aux aguets de l’aube » (...) « pleure à l’unisson des âmes endeuillées/de la nature abimée ». Il n’est parfois « pas plus épais qu’un souffle ». Celui dont les « branches se courbent vers le passant/lui font la révérence/le touchent jusqu’à la racine des poèmes/jusqu’au tangage des âmes ».

Certains arbres, ancrés au bord des rivières, « s’embourbent dans d’énormes vasques/sortes de béances imaginaires qui absorbent les gémissements du vent ». Ils se reflètent parfois dans l’onde et « un tremblé de rainures affronte les profondeurs de l’eau ». Leurs racines entrelacées s’égarent « dans les profondeurs obscures », faites de « substances indéchiffrables/de pierres/de restes de bois/ se désaltèrent à la source de la nuit ».

 Ils forment parfois un couple aux « troncs enlacés », offrant leur « destin d’éternité au milieu de plaines traquées/ravagées par les vents ». Ce « tronc noué, alambiqué » est « trace des conflits ». Il advient aussi que l’arbre soit mourant : « son agonie/fait sourciller le cœur du vent. (…) Il marche vers une éternité sans retour ».

Ainsi en est-il de l’« esprit des arbres », très humain somme toute. Cet ouvrage est hanté par le silence, la lumière, le vent, le destin, l’éternité... Le silence y est « troublé par la lumière ». Un « vent de fièvre » casse les écorces.  « Entêté/déboussolé/désaccordé » et « nu », il « fait pénétrer les soleils couchants dans l’éclat de ses rêves ». Autant d’états exprimant ce « temps qui pénètre lentement/l’écorce des mots ».

Ces ressentis romantiques élèvent la pensée vers le religieux. La poétesse évoque une « cathédrale de bois », la « perte d’innocence », la « parabole divine », « l’éternité des prières » ou le « ciel » qui « attend » l’arbre en croissance. Et puis, hors de tous ces instants d’arbres, une lune « cherche sa place/Ebouriffée par le désir/elle boit goulûment le déplacement du temps/de branche en branche/écrit le réel. »  Elle renvoie à notre propre réalité habitée par les vents, les silences, et bien sûr les arbres.

 

Joseph Thermac, Du sublime moderne

Il se peut que Joseph Thermac soit un poète de  la dérive,  happé par cette zone où le réel cesse subrepticement de l’être. Ses dix nouvelles sublimement « moderne » ou modernement « sublime » se déclinent sous l’égide d’un  Kafka désolé du bonheur de sa sœur    si banal – après mariage !  Le frangin Kafka  en perd  jusqu’à « la sensation des muscles »  de ses bras, du moins dans son Journal... Une question  sur la perte ou le bonheur que l’on retourne à l’auteur de l’ouvrage et même à soi-même, lecteur? 

Joseph Thermac, Du sublime moderne, Illustrations Chantal Prévost, La fabrique du pré, 2018, 16€

Que trouvons-nous dans ces écrits où l’ordinaire vacille sans en avoir l’air,  entre en décalage et se mue subrepticement en a-ordinaire((Néologisme pour dire l’ébauche d’insolite))?  Dans une première nouvelle, le  héros Vsevolod  s’aventure  en un « établissement » qui appelle ses membres de sections par ordre alphabétique. La  « femme » (mi-chef.e, mi prof) questionne sur l’avenir de chacun, oui mais  la réponse est  « facultative ».  Cette  Madame Corneille exige - ni plus ni moins - du « un peu plus, un peu moins facultatif » ! Pas évident.  Indiquer la profession des parents ne sert à rien… Que  faire ? Comment quitter cette drôle de salle de classe, dont la sonnerie n’autorise pas  à « bouger » en fin de cours !

La leçon suivante aura lieu au même endroit. Tout est ainsi inattendu, « sans queue ni tête », ni tête à queue !  De quoi muer ce facultatif en « énigme »  introduisant  un univers où rien n’est à comprendre ! Pourquoi alors ne pas prendre la « liberté de souffler sur le causse » ? Dans une autre nouvelle, chercher  le tableau L’origine du monde se mue en parcours géographique dans le musée d’Orsay, masquant - de fait - un souci  plus métaphysique. Vouloir aller quelque part est écarté au profit d’un « voyage dans le temps » plus philosophique. A remarquer la peinture de Luc-Henri Lefort,  oeuvre d’une promenade véritable… en un  puissant paysage d’amour((Intitulée comme le célèbre tableau de Courbet et peint sous le même angle.)). Dans une troisième nouvelle de facture plus classique, le major Spengler  détaille  par strates superposées et pertinentes son « carnet » à souvenirs.  Occasion de réfléchir sur la « quête » des hommes en… observant des faiseurs de trous sur la plage (ces « bêcheurs » tomberont dedans) qui côtoient un rameur (dont la barque chavirera).  Que penser de la « sagacité » humaine ? Samuel,  le petit fils du major,  a ouvert pour nous  le journal de l’ancêtre d’où est extrait le présent récit. Au fond, telle est la marque de la liberté – de l’auteur ? du narrateur ?  du lecteur ? - qui tente de répondre aux questions qui nous « taraudent ». 

Dans l’univers thermacien, ce n’est pas la terre  qui est bleue comme une orange surréaliste (dixit Eluard), mais bien le ciel dont le bleu n’est pas aussi bleu que chacun le croie ou le voie. Pour illustration, le « sublime moderne » de la dernière nouvelle est la marche d’un élève vers le domicile de son directeur de thèse, découpée en étapes (du primo au septimo) révélant que nous ne sommes guère  que des « illusions ». Pour preuve, ce commentaire de lectrice qui paraphrase l’auteur et rappelle notre présence en ce monde dans lequel nous sommes « absents à nous-mêmes »,  absence à soi qui est néanmoins une « prégnante présence » au monde. De quoi se perdre dans ce ruban de Moebius mental.




La lettre-mail “Vous prendrez bien un poème ?”

Comme une revue en miniature  (pas plus d'une page - et d'un poème -  à la fois ), la "lettre" hebdomadaire de Françoise Vignet, joliment intitulée "Vous prendrez bien un poème ? " et illustrée de la jolie photo du pont du Jardin Japonais de Toulouse,  fait circuler la poésie contemporaine de façon moderne, via mail, à son réseau d'abonnés,  en toute simplicité :

nous lui donnons la parole.

"Vous prendrez bien un poème?",
feuille
 hebdomadaire gratuite
par abonnement à  
framboise.bergelle@gmail.com

 

 Vous prendrez bien un poème ?  est né d’un désir inachevé, il y a huit ans. Fraîchement installée à l’écart du monde, je disposais de temps libre : il m’est apparu naturel de partager les poètes que j’aime, ceux qui m’ont formée - partager et découvrir- puisque la poésie n’a jamais cessé de m’accompagner, plutôt en secret. Aussi ai-je commencé en janvier 2011 avec les amis anciens, les amis voisins, les amis familiaux, les compagnons de voyage – peu nombreux mais divers. Là où je vis, des lecteurs se sont ensuite présentés. Et la Toile m’a permis de joindre tout le monde, sans frais ni retard.

Très vite, pour suspendre le temps…

La formule initiale, toute simple, n’a pas varié. Un titre sans façon. Une totale gratuité, qui me laisse ma liberté. Une démarche à l’inverse de celle du blog,  puisque le poème vient se glisser dans la boîte aux Lettres du lecteur : intimité assurée. Un poème adressé « au visage » et non en dossier joint : présence immédiate. Une fréquence hebdomadaire, qui donne à la Poésie sa place au fil des jours. Un format réduit, qui facilite la lecture : le « morceau choisi » ne dépasse pas une page, en principe, mais un même auteur est diffusé à tout le moins pendant deux semaines consécutives : ainsi peut-on goûter (mise en bouche) davantage son écriture. Un souci de rigueur, puisque seuls sont diffusés des poèmes publiés en revue ou édités à compte d’éditeur, bien tangibles en leurs feuillets, assortis de leurs références. Une exigence de qualité, qui privilégie le plus souvent la poésie contemporaine d’expression française … sans exclure bien des pas de côté (côté cœur), dans l’espace et dans le temps.

Quant au choix, autant dire que c’est le poème qui me choisit. Le « hasard » a sa part, l’heureux hasard, avec/malgré son « coup de dés »… J’agis par « plaisir », celui « du texte ». Ce qui n’est pas futile (et quand bien même ! …). Un lecteur a suggéré, il y a quelques années, de participer aux choix : ainsi est née la  Feuille Volante, ouverte à tous, qui, le 15 de chaque mois, accueille un poème aimé par un lecteur.

En février 2011, après seulement trois « envois » (deux poèmes de Judith Chavanne et des haïkus pour le Nouvel An lunaire), les lecteurs ont réagi si généreusement que j’ai rassemblé leurs propos dans un Courrier des lecteurs N°1,  Courrier  qui perdure à ce jour. Leurs retours - réactions aux poèmes, informations poétiques ou artistiques, envois de textes - ajoutent à cette circulation de la parole du poème une épaisseur humaine, une résonance singulière, réconfortantes. Ce sont des êtres qui ont « de l’amitié envers la poésie », selon l’expression de Gaston Puel, qui se pencha avec bienveillance sur le berceau de Vous prendrez bien un poème ?

Multiples et celles de L'Arrière-Pays, notamment, ont amené nombre de lecteurs. C’est dire que le lectorat de Vous prendrez bien un poème ? (une centaine environ, répartie dans l’hexagone et quelque peu au-delà), est varié – ce qui est tout à fait précieux, parce que cela lui confère une énergie et une saveur particulières.

En mai 2012, une Anthologie permanente, dont les accès sont privatifs, a vu le jour. Ainsi chaque lecteur, quelle que soit la date à laquelle il s’est abonné, peut-il découvrir ou relire tous les textes, à son gré.

Lors du premier anniversaire, le 6 février 2012, ces mots me sont venus :

« En ces temps de disette et de galimatias, ce que j'aurais à dire tiendrait en peu de

mots : JOIE à découvrir le poème, JOIE à le partager. (…) ».

Huit ans après, ils sonnent toujours juste.




Elisabeth Rossé, Oeil dit et autres poèmes

Œil dit

 

Œil dit
La moisson
Excentrique
Et centrée des cils
Battus

L’œil
Les cils battants
La brèche
Du temps
            – Ouvert
Observe comme
Enivré

Œil
Par le sel
             – Ouvert
A la moisson
Aux larmes
Par le sel
            – Ouvert

La pupille est féconde
Savante
Les larmes sont solidaires
De la brèche
Du dire
            – Ouvert
De l’œil

Œil dit
L’ouverture magistrale
Et courbe des cils
Mouillés encore
De mémoire
            – Ouvert
Sans pâturages
Mouillés toujours
Par le sel
Sans raison
Par le sel
Qui rend les champs stériles
            – Ouvert
Aux chants
Excentriques
Et centrés
Sur le déploiement des cils

 

 

Œil dit
Le déploiement des cils
Le déploiement des cils
L’atermoiement du sel
Dans la lourdeur du jour

C’est dans l’air
          – Ouvert
A la moisson
Inexorable
C’est dans l’air
            – Ouvert
Que l’œil dit
Qu’il ne peut rien y faire

 

Au mouillage

Paupière à la renverse
Autre jour
Calfeutré
Sous la peau

La mémoire est en fuite
Et certains chants s’y tiennent
Idiomes mécaniques
Etendus à l’écoute
Murène, ô murène, donne-nous la marée la plus belle !

Le monstre se faufile
La marée
Galante se cambre
Ouvrant le grand tiroir
Où sècheront ses os

 

Affaire à suivre

 

L’œil

Est une jolie affaire

On ne sait plus
Si le regard est sérieux
Une affaire
De surface
Evaluée
Sans partage

L’œil

Est une jolie affaire
Apôtre aveugle du temps
Vieux
Unique roi
Par principe
Clôture du territoire

L’œil

Est une jolie affaire
Lorsque la vue se tait
L’image nous saisit
Et veuve de lumière
Affole l’amnésie

Œil
Enchâssé
A la mémoire qui claque
Equilibrant l’attente
Apôtre vulnérable
Sensible à la poussière

(Silence)

 

Opaques et polis sont les choses les miroirs vus d’ici

 

 

A voir

 

L’œil
Est grand ouvert

Etendue muette
Il faut se taire
Devant l’échange

Silence

Ne jamais le fixer
Œil pour œil
Par crainte des reflets
Et des enjambements

                                                                      Et par manqued’appui sur sa texture saumâtre

Cheminer sur la rive
Suffit pour aujourd’hui
Et contourner les cils
Pour poser les jalons
De chemins de traverse

La naissance
Est
Un autre pays
Sage
Mais bavard
Et surgi d’une branche

L’œil
Prend son envol
Oiseau
Au-dessus de la mare
Avide de répit
Prisonnier des orages

 

 

 

 

 

Spectre

 

La main est un os
Agile
Sceptre parmi les nuits fastes
Décomptées
Des horloges

C’est en silence
Que les jours sont ôtés 
A la moindre phalange
Et que le jeu s’étend 

Ici les doigts
Sans aucune bague précieuse
Se glissent sous l’arcade  
Apitoyée de l’aube

L’ouverture de l’œil
Est un acte
Artisanal

Le premier regard
Est dangereux
Et couvert d’un rideau
Les images s’y croisent
Spectres ravitaillés
Comme des loups au fourneau

 

 




Judith Rodriguez : l’aluminium de la poésie

S’il me fallait définir d’une image la poésie de Judith Rodriguez,  je choisirais « la plante d’aluminium qui souffre dehors/(et) soulève, déploie, refait le langage » - dans « Quatorze façons de nommer la pluie  pour Tom»((dans la série "The Reproach" traduite et publiée sur nos pages)) …

Quoi de plus insignifiant que ce métal à tout faire, dont la présence peut surprendre dans un univers poétique ? Métal « pauvre » - puisqu’abondant ,  mais blanc, brillant, malléable, il est associé à  notre environnement le plus quotidien : Il fait, comme le langage, partie de notre vie, et comme lui, est entré dans le domaine des évidences  – on l’utilise sans y penser dans les tâches les plus ordinaires, ignorant que ce métal  fut (lors de sa découverte au XIXème siècle), réservé à la joaillerie en raison de sa préciosité et de sa rareté.  Eh bien, la poésie de Judith Rodriguez  travaille  l’aluminium du langage pour  rendre à ce dernier sa dignité initiale, sa vertu poétique, au sens premier du terme, sa vertu de création.

Judith Rodriguez, Autoportrait - linogravure, 1974

Pas d’ors inutiles, pas d’oripeaux, mais des mots- coups de poing, des mots et des images à la découpe franche, comme ces linogravures dont notre auteur  illustre certains de ses ouvrages, et dont elle déclare « Je les fais comme mes poèmes ; elles ne sont pas une illustration, elles sont une impression. » Une impression forte faite sur le lecteur.

C’est ainsi,  qu’une « voix type chaussure de gomme »,  des « réverbères aux yeux écarquillés » ou une « radio frétillante »  jalonnent, tout comme cette plante, un univers où le réel  le plus prosaïque redonne au langage un éclat inattendu – loin des clichés, des images faciles.

Judith Rodriguez, Backyard, 1978

Toute l’œuvre de Judith Rodriguez surprend autant par  la simplicité du langage que l’apparente banalité des propos, à  l’image de ce jardin d’arrière-cour (« At the end of the garden ») où s’ébrouent les chiens dans l’entassement du compost ,  et que traversent les opossums impassibles. Il n’y a pas de petits sujets dans cette œuvre en partie dédiée à l’observation des « événements minuscules » du quotidien, des rencontres et  des liens et  lieux familiaux : dans une interview publiée sur le web, le poète déclare « I suppose homes and families would be one side of my work (the scene of our most important decisions, the craddle of our abilities. » Effectivement, maisons et familles sont à l’origine d’une poésie du quotidien, fortement ancrée dans la réalité géographique locale – qui peut sembler exotique à notre regard européen – où chaque détail, chargé d’une sensualité tendre et nostalgique, délivre une leçon épicurienne,  comme le suggèrent ces vers : « Il n’y a pas de solitude – votre chambre autour de moi /boit les sons de la vie (…) »

La plante souffreteuse de l’image initiale permet aussi d’illustrer tout le pan de cette œuvre  tourné vers les problèmes de la vie politique et sociale australienne :  écrivain engagée dans la cause des femmes, des aborigènes…  elle évoque dans les poèmes ici présentés les problèmes de l’injustice, à travers  l’immigration clandestine (la série de Boat Voices dans ce même numéro) le  terrorisme (« Poems of Terror ») , les rapports dans  le couple ou la société (« Note de Vol » ,  « Le Reproche ») - thèmes majeurs de son œuvre  non seulement poétique,  mais touchant l’ensemble d’une production tournée vers l’opéra (Poor Johanna de Robin Archer, 1994 et Lindy, de Maya Henderson, 2003) aussi bien que le  récit (The Hanging of Minnie Waites).

Œuvre très diversifiée dans sa forme et son  inspiration : « a bit like a ragbag  -  un fourre-tout» selon l’expression même de l’auteur – on y  lit en filigrane la sensibilité ironique et l’humour qui dévoilent  l’arrière-plan de toute situation. 

Dans ces poèmes - minuscules scènes en apparence superficielles - la chute, pathétique et dérisoire, soumet le lecteur à un questionnement impitoyable de nos croyances, de nos illusions, des mauvais plis de notre société. Cet humour décapant se déploie pleinement dans  certains poèmes dont le surréaliste et très pragmatique « Rêve d’ours ».

La poésie de Judith Rodriguez se compose en quelque sorte d’observations volées,  comme cette « Note de vol » où elle saisit, comme un instantané,  l’attitude d’un voisin de voyage plongé dans l’écriture, et  inventant le contenu du journal intime, désamorce le romantisme d’une relation amoureuse imaginée.

Judith Rodriguez, Sweetheart, 1978

Ce refus du pathos,  ce déboulonnage du merveilleux, généralement  associé à la poésie, créent la tension particulière qui caractérise cette œuvre, dans laquelle les images les plus fortes et les plus étranges naissent de la trivialité revendiquée : ainsi, dans « Palapa », inspiré d’un fait-divers, la très grande beauté du sauvetage de l’enfant  naufragé par des « mains/visibles de partout,/ mains de la mer », relaté par le sauveteur comme étant « exactement comme la pêche ». De même l’extrême délicatesse des restes (« guenille sèche ») dans le jardin de l’oubli, nouvel Eden inversé, « Enclos en nul album ».

Originale, en ce qu’elle s’attache au plus infime, au plus essentiel  quoique  plus méprisé de nos vies, cette poétique humaniste qui se veut sans apprêt touche profondément, longuement, à l’instar de « l’obscurité argentée de l’air (qui) bien facilement / imprime la pensée de sa touche ».