Voix du Québec : Monique Juteau,Pastorale à la rhubarbe

Pastorale à la rhubarbe 
Monique Juteau

 

Tu es là
En cette nuit de juillet
Dans la rhubarbe qui trempe
Un rang de sucre
Un autre pour ton parler-vrai
Tes caries
Tes oreilles décollées
Par les bourrasques du fleuve.

... 

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Présentation de l’auteur




Guillaume Simon, Au Parc et autres poèmes

Au Parc

 

Erik Satie m’accompagne. 
Art nouveau, organique, végétal. 
Une sève urbaine irrigue mes organes, les sédiments donnent le La. 
Un parc en miniature a poussé rue de la Roquette. 
Les familles le traversent comme elles ont traversé leurs vies,
comme elles se sont pardonnées. 
Ceux qui croient tout savoir le transpercent de rires idiots. 
Le gardien a disparu sous le sable et des années de coupes budgétaires. 
Les enfants ne jouent plus sur les toboggans,
à quoi bon glisser sur des objets qui ne sont même pas connectés. 
Ils ne tombent plus sur les sols mous. 
Les points d’eau ne coulent plus. 
Pourtant, cette fois-ci,
la mélancolie perd la partie. 
Le printemps joue au prozac. 
Un loulou sur son vélo roule enfin sans les petites roues. 
L’orchestre s’accorde,
la baguette est levée, en suspension, 
les dièses, triolets et appoggiatures s’apprêtent à rhabiller les foules
et rallumer les cellules. 
Le blues devient majeur.
Allons goûter au bonheur.

 

Travelling

 

L’hiver a eu raison de mes ambitions nocturnes.
J’ai marché, tête rentrée dans les épaules,
le 5ème s’étalait sur Macron,
la ligne 7 ne mène décidément nulle part,
Pont-Marie, dos à la Seine, face au public des mauvais soirs,
Le Marais, où sont-ils passés,
Bastille, ses pommes d’amour, son majestic usé
et ses bandes d’amis qui crient d’ennui,
rue de la Roquette, la misère allongée entre les guichets automatiques,
rue de Lappe, où les âmes se salissent,
la mairie du 11ème, ni gaie ni triste,
puis l’avenue Parmentier,
si familière,
si souvent empruntée.
Les nuits sans envol ont aussi droit à leur travelling.

 

Si les briques s’effritent

 

Et si rien ne se passe, je recouvrirai ma peine,
je l'étoufferai avec un plaid,
je la coincerai sous le chauffe-eau,
je la noierai dans l'acide, la jetterai dans le vide,
je me moquerai d'elle, 
chaque soir, devant le miroir,
je la rendrai ridicule, je l'appellerai machin bidule,
si rien ne se passe,
si la déception l'emporte,
si les sentiments fondent, là, sur ce trottoir rayé,
si les briques s'effritent
je commanderai le pire des vins,
je ne paierai rien,
si rien ne se passe,
je changerai les saisons,
et si ce n'est toujours pas assez,
je rejouerai la partie,
même perdu d'avance,
je retenterai ma chance.
Pourvu que tu sois là.

 

14h49

 

J'ai envie d'écrire à quelqu'un.
Personne n'écrit jamais à 14h49.
C'est une heure sans objet, sans lumière, sans dessein.
Les corps s'écrasent et disparaissent au creux des fauteuils à roulettes.
Le café ne promet plus. 
C'est la traversée, celle de la Manche, celle des Ferry,
des tables en plastique et des horizons aplatis. 
A  l’aventure.

 

Un mot 

 

Trouver un mot qui soulage. 
Un seul,
même ridicule,
même compliqué. 
L’accorder à ses humeurs. 
Le faire sonner sur son coeur. 
L’écrire aux autres. 
Passer le mot. 
Guérir.

 

Présentation de l’auteur




Jean Prod’hom, Novembre

 

La vie continuait, se faisait et se défaisait et essaimait.
Novembre, page 236

Transmission, continuité et retrait, ces trois mots pourraient être à l’origine de l’écriture de Novembre, un livre de plein air écrit par Jean Prod’hom, texte nomade qu’on peut emporter avec soi pour le lire dehors, là où l’extérieur traverse l’écriture et rejoint l’intime. Les photographies ponctuent le voyage, alimentent la rêverie, éveillent la curiosité.

Jean Prod’hom ,Novembre, éditions d’autre part, Genève, Suisse, Novembre 2018, 25 euros

Le lecteur suit les différentes étapes d’un voyage initiatique, non plus celui d’un jeune homme au seuil d’une nouvelle vie, mais d’un homme en retrait qui se retrouve face à un moment important de son existence : « Je n’ai donc pas pris la direction du sud où l’homme rêve son avenir (…) mais une fois encore de ces terres du Nord que les hommes ont trop souvent désertées, là où le présent bégaie, l’avenir hésite et le passé s’attarde… ». Sur sa route, il rencontre, non seulement hommes et bêtes, mais aussi des pierres comme autant de repères plus solides que le temps et l’espace. Dans sa traversée, Jean Prod’hom note ce qui a contribué à la transformation du paysage, pour le pire ou le meilleur et comment l’industrie ou la canalisation des eaux de l’Aar l’ont modifié voire altéré, et dit ses inquiétudes et ses espoirs liés à l’état du monde naturel et aux menaces touchant sa conservation.

Le lecteur retrouve ce qu’il avait aimé dans les précédents livres de Jean Prod’hom, les connaissances artistiques, scientifiques et historiques utilisées de manière très personnelle et sensible, les croisements entre le réel et l’imaginaire, la marche solitaire qui fait advenir la pensée. Ce sont les hommes et leurs travaux, les oiseaux, un renard, le présent devenant le passé qui nourrissent le regard. Un ami du narrateur est en train de mourir, la marche de Jean sera cette boucle pendant laquelle il ira à la rencontre des Trois-Lacs et de leur conversion, liant à la fois des événements historiques ou personnels comme la mort de sa mère, au présent de ce qui l’entoure et à l’agonie de son vieil ami jusqu’à l’annonce de sa mort, qu’il apprend avec un jour de retard dans un message : « Avec, au milieu, en son axe, un mot dur, nu, minéral, aveuglant, mais qui libérait en même temps quelque chose de vivant autour de lui et de moi, rétablissant un circuit qui avait été interrompu et relançant ce que cet événement différé avait suspendu. »

Le marcheur de Novembre s’en va tout seul vers le lieu qu’il s’est fixé comme point d’arrivée. En lui les interrogations se bousculent et les réponses viennent peu à peu, données par les rencontres et les lieux. Le lecteur se dit que ce voyage solitaire est à sa portée, une initiation à la mesure de ses pas dans cette partie de Suisse romande semblable à un petit pays inclus dans un plus vaste, pour peu que lui aussi sente la nécessité de ce retrait.

Après la mort de son ami, à la fin de son voyage (et du livre), le marcheur se découvre encore plus seul et sans protection contre la disparition, et son salut, il doit le découvrir par lui-même:

 

J’étais seul désormais dans l’impossibilité de faire appel à lui, face à une étendue qu’une vague immense avait submergée avant de se retirer, une étendue lavée à grandes eaux, ravalée, recouverte de bois et de prés, peuplée de bêtes et d’hommes et ouverte au ciel. 

 

Que le temps soit déplié comme un éventail, voilà ce que le marcheur découvre avec la mort de son vieil ami et la fin du voyage. Jean Prod’hom cite Walser s’adressant à un bloc de granit :

 

Tu ne connais aucune faiblesse. L’impatience t’est étrangère. Nulle pensée ne t’émeut et nulle sensation ne peut te pénétrer. Et pourtant tu vis. Tu es vivant, tu mènes ton existence pétrifiée. Dis-moi, vis-tu ? 

 

Dans les dernières pages, Jean Prod’hom évoque un tableau réalisé en 1420. Son évocation constitue une sorte de clé pour le lecteur. Le voyage fini, de retour au Riau, l’écrivain tient entre ses mains la carte postale que lui a laissée son ami S. tel un testament amical. La Madone aux fraisiers. L’enfant et sa mère. La mère tient un livre et tend à l’enfant une fleur. La mère a foi en son fils. À elle la rose, à lui le vase, écrit Jean Prod’hom. Tout continue et se poursuit.

Il s’agit bien d’un livre de sagesse, un livre où la marche marque le temps et ponctue l’espace. Jean Prod’hom fait part d’une expérience humaine riche de prolongements. Un livre à parcourir et où revenir. Tel un pays à soi, à portée de main, à emporter sur le chemin pour trouver comment revenir à la maison.

 

 




Pourquoi viens-tu si tard, enfin !

Déjà une ligne éditoriale claire et définie selon une esthétique qui n’a rien à envier aux maisons d’édition les plus remarquées, Pourquoi Viens-tu si tard propose des publications qui recensent de beaux nom…

A commencer par Marilyne Bertoncini, qui offre aux premiers volumes publiés par Franck Berthoux un joyaux magnifiquement orchestré grâce à une mise en page qui laisse au texte toute sa latitude dans un rapport dialogique avec des photos de l’auteure placées juste là où elle enrichissent la portée sémantique de l’ensemble… Et comme si il n'y avait pas déjà de quoi se réjouir, une traduction en italien, assumée superbement par l'éditeur...

Des petits volumes, mais avec Albertine Benedetto, Eva-Maria Berg et Ada Mondès, tout prend tout de suite de l’ampleur…Gérardmer, Poèmes pour trois voix, recueil trilingue, français, allemand et espagnol, offre cette opportunité rare de pouvoir lire un même texte dans trois langues. Le lecteur a toute latitude de mesurer  la difficulté qu’est l’exercice de la traduction, et de peser combien la musicalité des langues est différente mais si proche dans cette ambition de traversées musicales du signe.

Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis, "Editions Pourquoi viens-tu si tard ?" Association LAC 2018, 94 pages, 10 € (pvst@orange.fr
www.association-lac.com)

Angèle Casanova, Philippe Martin et Miguel Angel real ont confié à PVST Erratiques, préfacé par Marilyne Bertoncini…Textes et photos de mouvement,  de vitesse du mouvement, décomposés de gestes, trajectoires des êtres, rythmés de manière à être pris dans cette vitesse de la lecture, du désir devenu presque compulsif de parcourir ce livre, une fois de plus petit   uniquement par la taille…

Laurence Bourgeois et Chantal Giraud Cauchy, Vincent Alvernhe et Jacques Fourcadier  Anne de Belleval, et l’éditeur lui-même, qui dans son Coin de table se présente :

A force de manger sur le pouce, l'auteur a connu bien des coins de table sur lesquels il a griffonné, repas après repas, des poèmes courts -en mode haïku- qui reflètent ses humeurs, mais aussi sans doute le goût et la qualité des aliments ingurgités.

On pourrait qualifier ces petites poésies de touche-à-tout tant les sujets abordés sont divers et variés, selon l'expression habituelle. Lectrice et lecteur y reconnaîtront l'amour, l'espoir, la mort, l'humour, l'énigmatique, l'engourdissement des sens et de l'esprit.

Puissent ces quelques vers vous réjouir !

Amédée Pan
Critique virtuel

Ces petits volumes n’ont de léger que le poids et... le prix ! Ils sont nés de cette volonté à laquelle Franck Berthoux a donné existence : rendre accessible l’achat de la Poésie à tous…Une posture remarquable et à encourager, à soutenir, car il ne s’agit en aucun cas de livre d’une facture médiocre, bien au contraire ! L’éditeur tient à produire de beaux livres, et il se démène et s’achemine sans compter pour offrir ce cadeau, la Poésie ! Il suffit de regarder le catalogue déjà épais et pesant le poids de belles signatures...

http://www.association-lac.com/editions/catalogue.html

Voilà, tout est dit.

Franck Berthoux, Coin de table, éditions Pourquoi viens-tu si tard, Poésie 12, 2017, 8 €.




L’intranquille de printemps…

Une nouvelle livraison de L’intranquille, ce numéro 16 de printemps n’en finit pas de porter cette revue encore plus loin dans la qualité à laquelle tient Françoise Favretto,  qu’elle porte avec brio et efficacité.

 

Les rubriques habituelles proposent pour ce volume des productions qui s’inscrivent comme toujours dans un dossier thématique qui est pour ce numéro 16 Blessures/métissages culturels. Nous y retrouvons des poètes tels que Julien Blaine, Jacques Demarcq, Clara Calvet ou Patricia Cros, pour ne citer qu’eux.  Les critiques, avec tojours, ne nous en plaignons pas, J.P. Bobillot, Marie Cazenave et Françoise Favretto.

L’ouverture à l’internationale consacre un nombre appréciable de pages aux poètes scandinaves. Ruth Klüger propose des traductions de L. Stroeve, de M. Wignam et de S. Paulet. Ceux-ci sont suivis de poèmes en prose d’Elke Heidenreich, de textes de Mariane Larsen et de Risten Sokki, regroupés dans un article, Du cercle polaire à la Scandinavie… Le traitement du sujet ne décevra pas ! De même les présentations et articles sont toujours plaisants, mais jamais anodins ni récréatifs…! Comme à l’accoutumée un appareil critique et biographique accompagne les auteurs et leurs productions. Le lecteur est donc guidé, discrètement mais efficacement...

 

L'Intranquille n°16, Editions de L'Agneau, Orthez, printemps 2019, 88 pages, 17 €.

Signalons enfin une toute nouvelle rubrique, Changer d'air changer d'art, qui pour la toute première de ses apparitions donne la parole à Denis Ferdinande, à l'occasion d'un entretien avec L'Intranquille. Des thématiques chères à Françoise Favretto, et qui abordent des sujets qui sous-tendent la production artistique de ce début de siècle y sont abordées.

Encore un beau numéro qu'il faut donc saluer.




Nouvelles voix : Victor Malzac

PERCUSSIONS

 

Complainte

Poésie PERCUTÉE – les vapeurs de Paris
S’encastrent – les cheminées – le toit qui s’effondre
Sur un échafaudage – c’était ma demeure.

Mes poumons étriqués dans la fumée respirent
– Ils ont rénové la gare.

Au pavé fume amour – incartade à la rue
Entre des passants fous. L’arcane à Notre-Dame
A ricané si fort que mes poumons se crispent. –

Mes poumons suffoquaient dans la joie qu’elle inspire
– A la lune, Notre-Dame.

Chaque attaque me vêt d’une angoisse moderne –
– C’est un manteau de cuir solide à l’arc prosterne.
Chaque monument fume et mon visage attaque –

Mes poumons colorés par les fumées s’allument
– Notre-Dame à genoux – j’ai besoin de repos.

 

Peur

        Ma tête FRACASSÉE
        Percute les pavés de sa ville —

        Sa pierre
        Avalait mon manteau
        Tombe –

        Partout percute
        Et coque
        Ma tête en fer poli
        La mare froide mon manteau – sur les pavés s’assèche
        Et mon manteau n’est pas autre chose qu’un lac 
de cuir un lac de pierre un sac à main pour étouffer ma peau ses pores je transpire 
et m’étouffe je transpire en marchant je marche et le soleil et le soleil 
anxiété
        – dans les anciens récits des épopées périmées.

        Percute mon passé
        Dans les pavés des villes –
        Ma tête s’y réverbère. –

 

Pneumonie

        Mes poumons
        se sont craqués dans ma jeunesse —
        Course trop rapide
        et pluie
        – EXPLOSION
        Dans mes alvéoles s'est aspiré un vent mauvais, – un 
vent si mauvais qu'on en soupira deux ans.

        J'ai cru mourir et
        Je n'avais pas treize ans.
        Que le malheur me suffoque – la tête
        Et je t'en serai reconnaissant – tramontane.

        Il pleut encore
        – c'est pas vrai
        il pleuvra donc aussi longtemps
        que ma poésie parle ?

        À peine ai-je craqué mes poumons
        que mon odeur s'en dégage et s'évapore –
        comme les mauvaises pensées qui m'avaient envahi 
dans mes douleurs les plus terrestres et les plus aiguës 
– piqûres et cachets d'aspirine pour cacher à mon corps 
son oubli –
        et l'empêcher d'en adonner les mots.

        Les mots s'emparaient de mes articulations
        Comme des os brisés craquellent –
        et m'ont donné la force insurmontable
        d'aller courir un peu. –

 

Soleil

Le soleil est trop près de moi –
Il me colle à la peau
Comme elle que j’attends depuis mille ans peut-être. –

– Peut-être à mille mètres
L’angle de chaque vague
Percute mes cheveux. –

C’est la force du monde autour de moi
Qui m’accroche la peau comme l’eau des tropiques
Et m’incite à valser.

Tout s’envole –
Sinon moi.

Tout est près
De moi – râle, ma belle mer,
A quoi bon les cris ?

Depuis trente ans j’attends déjà
Pectoraux blancs, chemise ouverte,
Face au vent que je nargue

Aux vagues qui prenaient le risque d’enrager
Et le soleil près de moi –

Râle, à quoi bon les cris ?

 

Pluie dispute

La nuit tombait sur toi sur la fenêtre tombe
En haut de ton immeuble – regarde les volets
Couleur lavande et les oiseaux qui s’envolaient
Du rebord de tes yeux tes cernes des colombes. –

Les bras en croix tu cries – qu’a-t-on fait de tes yeux
Bercés de solitude et fermés près de la
Fenêtre sur quoi tombe la pluie. Car il a
Plu sur Paris ce soir – persistent dans les cieux

Des étoiles. – Tes yeux tombent de la fenêtre
A l’approche du soir, puisque la pluie délave
Les vitraux fatigués de tes cernes. – L’eau claire

Et l’eau sombre ici-bas font des flaques. Peut-être
Est-ce là que la veille à la fenêtre grave
Tu as froissé puis mis à l’eau mes vers ? –

 

 

 

Présentation de l’auteur




Paul Nizan : le cheval de Troie

Normalien, ami de Sartre, militant communiste, philosophe et romancier, Paul Nizan (1905-1940) vivait et écrivait en des temps extrêmement périlleux. Se serait-il engagé dans la Résistance s’il n’était tombé sous les balles allemandes, près de Saint-Omer, en mai 1940 ? Sans doute. De cette vie fauchée dans la fleur de l’âge, il reste cependant quelques livres majeurs de la littérature française d’avant-guerre. Le cheval de Troie est de ceux-là. Moins connu que La conspiration qu’il précède de quelques années, ce roman est la preuve assez parfaite que l’engagement ne nuit pas à la littérature quand il est porté par la plume d’un grand écrivain.

Paul Nizan, Le Cheval de Troie,Edition l’Imaginaire/Gallimard (avec une préface de l’historien Pascal Ory) 

Car Nizan fut un remarquable prosateur capable, tout comme Aragon, de transcender la réalité par des descriptions confinant à l’allégorie, usant avec bonheur de l’analogie pour faire mettre en lumière les rapports secrets entre l’activité humaine et les productions de la nature. Il excellait aussi à croquer en quelques lignes des portraits de militants, à commencer par Antoine Bloyé, le professeur en quête d’un idéal fraternel, l’âme pensante de ce petit groupe d’hommes et de femmes précocement marqués par la dureté des tâches quotidiennes :

 

Le ventre de Berthe gonflait sa robe : sur ses jambes nues se nouaient les serpents violets des varices ; ses paumes tournées vers le ciel portaient les ampoules, les callosités des mains d’hommes. Les yeux de Catherine étaient bordés de rouge ; ses seins étaient vidés. Ces deux corps manifestaient au grand jour par des signes accablants leurs fardeaux, leurs combats. Seuls le corps, les joues, les jambes de Marie-Louise profitaient encore des sursis de la jeunesse. (Page 35) 

 

Car le Nizan de cette période est déjà un romancier du collectif, à l’opposé tant de Sartre et du Roquentin de La nausée que du Gilles de Drieu La Rochelle. Seul Lange, dans ce groupe, est celui qui, par son indécision, se rapproche le plus de ces figures conflictuelles de l’individualisme bourgeois. Nizan veut exalter l’union des prolétaires en vue de faire advenir un monde plus juste. Si ce chemin-là passe forcément par la lutte contre les tenants du fascisme, il implique d’abord l’affrontement avec les représentants d’un pouvoir républicain résolu à faire régner l’ordre et la paix civile par les moyens les plus brutaux. C’est précisément ce qui va arriver par un beau dimanche après-midi, avec un meeting socialo-communiste organisé sur la grande place de Villefranche, commune rhodanienne où se situe l’acmé tragique de cette histoire :

 

La place de la Cathédrale était encore déserte : il y avait simplement des rangées de gardes-mobiles qui s’avançaient vers l’entrée des boulevards ; les officiers commandaient leurs déplacements : sur le terrain pierreux de la place et de l’esplanade qui descendait jusqu’au fleuve, ces gros vers noirs rampaient comme les régiments dans les batailles de la guerre de Sept Ans.  (Page 182)

 Peu ou prou, nous connaissons tous, par les documentaires télévisés et les ouvrages d’histoire contemporaine, ce que furent les années Trente en France, avec leurs cortèges de grèves et de rixes entre des factions aux lignes idéologiques bien marquées. Mais ce savoir théorique ne nous dit rien sur les sentiments éprouvés par ceux qui allaient risquer leur vie face à des policiers mieux armés qu’eux et qui n’avaient – contrairement à ceux d’aujourd’hui – aucune limite déontologique dans leurs moyens répressifs. Pour les connaître, précisément, il faut lire les romanciers, comme Nizan, qui ont pris pour sujet ces luttes sociales sans lesquelles bien des acquis dont nous jouissons aujourd’hui seraient encore en jachère. Alors on comprend mieux le courage de ces hommes et le sens de leur sacrifice. Car ces batailles de rues ne faisaient pas que des blessés mais aussi des morts, surtout du côté des militants.

C’est ce qui advient ici au personnage de Paul, nerveux ouvrier des Lignes des Postes qui sera tiré comme un lapin avant d‘être achevé à coups de pied par les policiers. Cette nouvelle produira un effet de sidération sur ses camarades :

 

Mais quelqu’un était mort parmi eux. Tué. L’adversaire reprenait toute sa taille, la colère reprenait sa sève, la haine sa vertu. Le mot mort, le mot tué étaient des mots qui exigeaient soudain un sens charnel, un sens sanglant, un accent familier. Ils lui donnaient d’abord le sens de la fureur. (Page 209) 

 

C’est à l’hôpital voisin qu’ils iront nuitamment identifier son cadavre. Du reste, la mort plane d’un bout à l’autre sur les protagonistes de ce grand roman prolétarien. Et certaines des pages qu’elle inspire à Nizan confinent à l’insoutenable, tellement elles scrutent les sensations qui accompagnent le processus létal. C’est le cas pour la jeune Catherine qui meurt dans son lit d’une hémorragie pendant que Cravois, son époux, assiste au meeting :

 

C’est l’heure où Catherine fut enlevée par un vertige : elle se sentait basculer en arrière, filer la tête la première au fond d’un abîme d’obscurité, de tourbillons, d’étoiles, elle tombait, et comme elle tombait, pour la première fois depuis son réveil, elle essaya de résister à la mort. Cette résistance exténuée n’avait aucune chance de victoire. (Page 164)

 

Peut-être est-ce  la mort, le véritable cheval de Troie dans la vie incertaine de ces femmes et de ces hommes égarés, bousculés dans un siècle d’airain – qui fut aussi le nôtre. Depuis, d’autres ont repris le flambeau de la révolte contre les injustices et les inégalités ; car l’humanisation de la société – à défaut de changer le monde – est une tâche à poursuivre sans relâche, génération après génération. On aura compris qu’on ne sort pas tout à fait le même de cette lecture, désespéré ou tonifié selon son tempérament.

Présentation de l’auteur