Tristan Cabral : Quatre poèmes à dire

Quatre poème à dire

 

 

poèmes confiés par Jean-Michel Sananes,
extraits du nouveau recueil de Tristan Cabral aux éditions Chemins de Plume

Ce rien

Certains soirs,
On appuierait bien sur la gâchette,
On tenterait bien le trou noir et la tendre blessure
Mais on ne le fait pas
Par peur
Par peur qu’après
Il n’y ait plus Rien
Même pas cette fêlure
Qui fait danser la Vie !

 

L’enfant, le tilleul et le moineau

L’été, il court dans les avoines,
Un moineau le conduit ;
L’hiver, il dort au creux d’un arbre, Le moineau le nourrit,

Le tilleul le protège.
Ce tilleul ne perd jamais une de ses feuilles ; Le moineau ne perd jamais l’un de ses chants ; Cet enfant a été 
chassé de l’école, L’instituteur n’aimait ni les enfants, ni les tilleuls, ni les moineaux !

 

 

Sa dernière lettre à Dieu

Le sol tombe…
De l’autre côté du sang
Un cheval n’a pas échappé à sa solitude… Le sol tombe
Un homme aux mains d’oiseaux
Bien plus seul qu’une étoile
Jette des pierres dans le ciel

La neige est noire
Le cheval s’est noyé
Sur les charniers
Un homme écrit une dernière lettre à Dieu : Elle commence comme ça :
“À toi le Silencieux ! À toi le grand Aveugle ! Et elle se finit par ASSEZ, ÇA SUFFIT ! “.

 

 

 

Les arbres de Kiev

Tous les arbres mouraient…
Des mendiants de miracles passaient
Portant des sacs de sang ;
Les pilleurs d’étoiles
Cherchaient refuge sur la mer ;
D’autres tiraient à genoux dans l’or des acacias
Des loups noirs dévalaient de la Loubianka Des bouchers les suivaient
D’autres hommes mettaient la lumière en joue Et on voyait partout

Les visages dénudés des assassins tranquilles Mais où vont les arbres ? 

 

 

Avec les mains brûlées

Je ne suis pas d’ici
Je viens des nébuleuses
J’incise les époques
Et je joue sur les places
Des musiques douloureuses
Des chiens perdus hurlent dans l’Atlantique Je commence un voyage
Avec les mains brulées
Et je finirai bien
Par faire de mon visage
Une île intraduisible. 




Mathieu Gabard, Sang et miel, notes de Palestine et d’Israël

extrait de Sang et miel de Palestine

 

Le Jourdain hurle
des cris percent les branches chaudes
sont-ce des enfants, des drones ou des nuages?
la chaleur noire lèche les rives
mon ventre est un galet noueux exposé au soleil
des libellules me caressent
je ne plonge pas
je compte les déchets 
jetés à la face du fleuve
bouteilles en plastique
boîtes de conserve
paquets de chips
dieu souillé
homme souillé
nature souillée
poème souillé
comme s’il était bon d’être souillé
comme si on aimait ça
souiller
souiller
se souiller
j’ausculte les débris dans l’eau
ici aussi me dis-je
ici aussi
heureusement chaque ciel a sa forme de tourterelle 
pour rappeler l’enfance du paysage
mes idées noires s’épanchent dans l’eau
je deviens nu
une odeur d’eucalyptus 
poisson clair sur le rivage

 

Un chien de feuilles mortes me court après

 

 

je me lève branches mornes 
alourdi de regrets
qui refleurissent encore
des collines de pensées ternes dévalent en moi
des années de terreau nourries d’amours mortes
la chaleur monte
mes soupirs gonflent et charrient des flaques d’eau stagnante
j’en ai rempli des gouffres d’espoirs
je plonge sans élastique
le ciel me brûle le foie
j’erre dans les nuages gris
pris dans leurs baïnes
l’amour déferle et me tire vers le large
je bégaye des mouettes glacées

 

 

traverse
les plaies et les brûlures

ranime
brode
le souffle
en commun

sursaute
toi passerelle
pars
livre
sois prêt
parle

sors de toi de ta ville de ton pays de ta religion de tes pensées de ton corps de tes à priori de tes envies de tes 
croyances de tes habitudes de tes idées noires de tes idées claires

à la lune 
saute
souffle
entre chair et terre

relie les gouffres

 

 

il pleut des morts 
les souvenirs nous traversent
comme des oiseaux noyés

 

Présentation de l’auteur

Mathieu Gabard

Poète et diseur, Mathieu Gabard explore l’écriture, autant individuelle que collective, et ses formes de transmission.

En 2004, il sort un album de chanson française avec le groupe Joglaré. Il suit parallèlement une formation littéraire en Hypokhâgne et Khâgne au lycée de Sèvres, une formation de théâtre contemporain à la Compagnie du Pas Sage et une formation musicale à l’école des musiques actuelles ATLA. En 2009, il sort un album solo éponyme en tant qu’auteur-compositeur-interprète. Il collabore ensuite avec Armand Gatti et Hélène Châtelain lors d’expériences théâtrales et poétiques à La Parole Errante de Montreuil, à Strasbourg ainsi qu’à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard.

En 2011, il crée un collectif pluridisciplinaire autour de l’écriture : l’Ecole Internationale Supérieure de Poésie Intercontemporaine (EISPI – www.eispi.fr). Il y développe des colloques poétiques nomades, le Blind-Text (lectures participatives), le Catch Littéraire (combats d’écriture improvisée par des catcheurs masqués), Cactus Calamité (fanzine itinérant de poésie contemporaine) puis le Festival Cactus Calamité qui réunit différents arts autour de la poésie.

En 2013, il écrit, joue et met en scène la pièce de théâtre Princesse de Terre Brûlée en collaboration avec le metteur en scène et comédien haïtien Angelo Destin et le poète haïtien Fabian Charles. Il publie trois recueils de poèmes en auto-édition (Océan, Le chevalier errant qui voulait faire la révolution avec des poèmes d’amour etLe chant des ancolies)son dernier recueil Les trains crient plus fort que les aigles, éditions Albache, a été sélectionné au concours « Nouvelles voix d’ici 2017 » de la Maison de la Poésie de Montpellier.

En 2016, il crée un spectacle de performance poétique : Voyages,les trains crient plus fort que les aigles, mêlant poésie, théâtre, conte, danse et sons enregistrés lors de ses pérégrinations. Depuis 2018, il joue En attendant les avions décollent, créé avec Pierre Bertrand, à partir de propos d’hommes enfermés au Centre de Rétention Administrative (C.R.A.) de Sète. À venir, la publication d’un récit de voyage :Sang et Miel, notes de Palestine et d’Israël, sélectionné au Festival Textes En Cours2018 de Montpellier, et, une publication dans l’Anthologie des jeunes poètes 2019 chez le Temps de Cerises.

Il est aussi Poète Public sur les marchés et dans les rues de Montpellier.

© Juliette Oger-Lion - poète pour jun 2019

Autres lectures




Un Américain à Séville 4

Cette quatrième livraison nous fait pénétrer dans un univers fictif qui relève peut-être même de l’affabulation pure et simple, mais qui s’appuie toujours sur Alcalá.

LA TAPADA, THE MOORISH MILL

 LE MOULIN MAURESQUE LA TAPADA

 

1  (24)

Au pied de la sente qui grimpe la falaise
Et mène au barrio troglodyte, à proximité
De l’église, j’ai bien cru voir des inscriptions
Sur une pierre qui dépassait du sol.

Le curé : « Moi aussi, je l’ai vue, et je me suis même dit
Que j’allais la dégager. — Ça remonte à quand ?
— Je n’en sais rien, mais j’ai trouvé une date précise
Sur une pierre angulaire : dix siècles. 

— Où se trouve cette pierre ? »
Il désigne l’entrée de l’église. « Et par là-bas,
Les grands bâtiments avec des cours intérieures, la Mairie,

Vous trouverez du réemploi provenant de temples
Dans les murs des jardins et des chapelles. Je connais une maison
Où il y a des statues romaines dans le patio. »

 

 

(25)

Lorsqu’on m’attribue un moulin mauresque
Pour faire mon studio de peintre, je me dis
Que c’est idéal. Je suis heureux d’avoir
Remporté ce prix à Alcalá parce que

J’ai un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans,
Largement de quoi terminer quelques tableaux.
Ce moulin s’appelle La Tapada. C’est comme un jeu
De mots dans le coin. Tapa, c’est un couvercle,

Et mon moulin n’a pas de couverture. Il me faut
Une semaine pour en monter une, une autre
Pour dégager le sous-sol pour les poules.

C’est alors que je rencontre le curé descendu
Voir de ses propres yeux ce qui se passe :
Son église domine mon moulin.

 

Le moulin de la Tapada existe bien, mais l’histoire locale
infirme totalement les dires de David George. C’est l’un de ses plus 
importants châteaux en Espagne. Si Alcalá est connue, entre autres
et à cause de ses moulins, comme le Barbizon andalou,  David George,
qui fut peintre et exposa une fois à Séville, a détruit la plupart de ses
tableaux, jugeant qu’ils ne valaient rien.

(26)

Laissons-là le moulin. Ce qui importe, ce sont la forteresse
Qui domine le moulin et les grottes des gitans.
J’ai traité du moulin dans d’autres pages :
La Mort de Dolores Molinos.  J’ai décrit

Les juergas  au clair de lune, les cygnes blancs
(Pétales blancs sur l’eau noire), le bassin,
Les paons dans les jardins, le bar de La Veuve
Où l’on boit sur des meules de pierre, où les murs

Sont tendus de toile à sac, et ses juergas.
Dolorès c’est la danseuse qui a trouvé la mort
En venant à Alcalá. John Fulton

La connaissait bien. Il a peint le décor.
Beaucoup de Gitans sont venus à l’enterrement
Et on a porté le deuil dans leurs grottes.

 

 

Aucune trace de cette danseuse, mais le lieu réfère à l’ancienne
Venta Platilla, guinguette gitane mal famée dit-on, aujourd’hui
rasée. Par contre, John Fulton est bien réel. Son atelier se visite
dans le barrioSanta Cruz à Séville.

 

SHEARING THE SHEEP

 TONDRE LES MOUTONS

(35)

Pour l’aider à garder ses papiers à jour
Un ami éleveur de moutons laisse
Manolito venir en tondre quelques-uns.
Une fois l’an. Le paysan y gagne

De l’entendre chanter. Les journaliers un banquet
De bienvenue et un jour de congé.
Après une tonte symbolique, Manolito
Grimpe sur une estrade branlante et se déchaîne.

Tout le monde aime ça. Moi y compris,
Debout avec mon assiette à côté d’une chèvre
Qui tourne sur la broche. Le vin est superbe.

La fermière vient m’apporter un sac.
« Pour les enfants des grottes. »
À la voir sourire, je la prends pour une Gitane.

 

FLAMENCO AND THE BULLS

 FLAMENCO ET TAUREAUX

(68)

« Qu’est-ce que les taureaux ont de si flamenco ? »
J’interroge John, rien que pour le titiller 
Et tirer de lui une réponse éloquente : il s’exprime si bien
Que je prends des notes dans ma tête ou sur papier.

« Tu le sais foutre bien, pourquoi me casser les pieds ? 
—Il est difficile de tomber sur la bonne réponse.
—Bonne réponse, mon cul ! » Il est de mauvaise humeur.
Ce matin-là, au sorteo, il a tiré une bête dangereuse,

Un taureau qui a mauvaise réputation.
Diego dit : « Un matador ne sait jamais
Ce qui va se passer dans l’après-midi.

Pas plus qu’un chanteur quand il se retrouve
De but en blanc dans une sale situation.
Il faut savoir improviser, agir sur le coup. »

 

2 (69)

« Ce n’est pas du tout pareil, Diego,
La corrida c’est une question de vie et de mort.
—Et pas le cante jondo ? D’où tu sors ?
Souviens-toi de la juerga avec Juan Talega

Quand le duende était si fort qu’il a été terrassé
Et qu’il a fini dans le coma ? » Inquiétant.
Le duende c’est un taureau mythologique,
Mais on ne le voit pas. Un voile lourd

Nous est tombé dessus, un fantôme couvert de cendres.
À ce moment-là, j’avais forcé sur la bouteille
Ou je n’étais pas dans le coup. Pedro

Se roulait par terre, s’arrachait les cheveux.
C’est là que je suis sorti, j’avais besoin de respirer.
J’avais les larmes aux yeux ; il y avait de la mort partout.

 

(70)

Quand le cante jondo va vraiment profond,
J’ai du mal à reprendre mon sérieux
Pour tomber sous le charme. Je crois que c’est
Dante Alighieri qui a dit qu’il est impossible

D’aller aux enfers si on a le sens de l’humour.
C’est la philosophie de Manolito.
« Il vaut mieux faire le saltimbanque comme moi,
Que traîner une auréole pendant la Semaine Sainte. »

Mais il ne fait pas ce qu’il préconise
Quand il se met à chanter et nous emporte
Plus profond que Jonas dans sa baleine. Sa soleá

Explore des abîmes inconnus. Diego pleure.
Le puits de sa guitare se remplit :
« Comme une source qui résonne en noir. » 

 

 

 

 

 

(71)

 Il ajoute en caló : « Ducas negras,
Ces sons, ce sang, noirs dans ta moelle
Qui ne reposent jamais en paix. Ils montent
Et redescendent quand Manolito chante la soleá,

Quand Juan Talega chante sa seguiriya. »
Je n’ai jamais pu m’habituer à cette profonde
Immersion dans la transe du duende, puits
Sans fond de l’émotion où les étoiles noires

N’éclairent rien, le Grand Nada,
Comme l’appelle Manolito. Il nous réveille
En claquant des mains comme s’il tirait au pistolet.

Le rythme de la bulería, le jaleo appuie
Sur la détente de la guitare, y met le feu.
Lola Flores se lève, danse pour nous.

 

 

THE BULLFIGHTER’S VIRGIN

 LA VIERGE DU MATADOR

 

(72)

J’ai vu un torero et un cantaor
Assis côte à côte dans un bar flamenco
Sans rien dire, absorbés dans leur bière
Et négligeant les tapas. J’ai eu envie

De demander : « Pourquoi faire cette tête ? »
Mais ce n’était pas mes oignons. Je les avais rencontrés
Dans leur gloire, dans l’arène et en juerga.
En arrivant, Manolito me voit sortir

Mon étui en argent : « Remballe ça. Il y a un mort.
Ce n’est pas le moment pour un cigare. »
Il y a toujours un mort, me suis-je dit. La mort

Est-elle un risque du métier ? J’ai vu trop
De mort en Espagne, cette terre que la Mort
A choisie pour y bâtir son château.

 

(73)

La mort est devenue un genre artistique.
Pendant la Semaine Sainte, on la sort de l’église,
Squelette assis sur le monde, globe énorme.
Ça se passe le Vendredi Saint, tous les ans.

On la porte dans les ruelles étroites et tortueuses
Où l’on glisse sur les bavures de cierge. Une fanfare funèbre
Suit le char. Pourquoi pleurer la mort ?
Marchant derrière et crucifix à la main

Les pleureuses suivent le paso et montent
Les marches de la Cathédrale de Séville.
Je l’ai vue sortir à minuit, sous un clair de lune

Qui nimbe l’os, le squelette, le crâne
D’une lumière surnaturelle. On dirait qu’elle vit
Quand ça cliquette et penche dans la descente.

 

 

 

(74)

Ô quel plaisir l’existence peut-elle donner ?
Savoir que l’on meurt ne fait que prouver que l’on vit.
Ma grand-mère n’était pas espagnole, mais elle chantait
Des trucs comme ça. Même pas catholique, non plus.

Ça me résonnait dans la tête ce printemps-là :
Un genre de tas d’os, un squelette.
Pendant cette semaine de mort et de résurrection,
Quatre-vingt-dix-neuf vierges sont promenées dans Séville.

Sorties de leurs églises, à travers la cathédrale et retour.
La vierge des matadors, la Macarena, pleure
Des larmes de diamant. Les toreros avancent solennellement

Derrière la fanfare. Il y a des chanteurs gitans
Sur les balcons, sur son parcours, qui lui décochent
Des flèches de chant pour atténuer sa souffrance.

 

Photo © Wikipedia  statue de Lola Flores à Jerez.

4  (75)

« ¡ Viva la Macarena ! » La foule applaudit
Quand elle passe sur les épaules des costilleros.
Mille cierges éclairent son trône.
Son visage inspire le solitaire debout face

Au taureau à cinq heures du soir.
La vie est un cycle : le taureau, le sang, le sable,
Et même les mouches qui se déversent sur la dépouille.
Le costume de lumière qui scintille au soleil

Définit le moment, le matador, l’homme
Prêt à mourir pour l’honneur, à risquer sa vie.
Mais qu’est-ce que la vie sans le baiser d’Aphrodite,

Même le baiser de la Mort ? Le taureau est mort.
La bête en lui a été terrassée, sa tête repose
Dans une mare d’eau et de sang.

 

 

 

 

 

 

 

 

Dali, Le Matador 




Fil autour de Catherine Gil Alcala, Serge Pey, Olivier Domerg

Catherine Gil Alcala, La Foule divinatoire des rêves,

Il est une poétesse qui grandit avec ses rêves. Ceux-ci sont les lieux où se réfugient ses pensées, où tout peut arriver, où rien n’est impossible. Là, Catherine Gil Alcala s’évade à sa façon, déployant et dévidant ses cœur et corps enchevêtrés.  Il arrive qu’ « un morceau d’arc-en-ciel tombe à ses pieds », qu’ « un nain chevauche un chien en pelure d’orange » , que « des mains d’arc-en ciel déroulent des rubans bariolés »… 

Catherine Gil Alcala, La foule divinatoire des
rêves, Editions La maison brûlée, 2018, 15€.

Il arrive que « la dame d’un mirage joue au bilboquet aztèque » ou qu’une autre dame « dévore le cœur épicé de l’amant ». L’auteure y rencontre même l’homme d’un rêve qui « joue son propre rôle » :  Lawrence et « sa parole dépersonnalisée dans les bruits de quincaillerie de l’immensité » ou  Lear – sans doute le roi -  « allongé sur un lit pliable ». Sa poésie flotte au-dessus du monde de poème en poème, à l’image de la vision qu’elle déploie d’elle-même : « Je marche sans toucher le sol » (rêve 26), puis « Je marche vers le rivage/Je veux me noyer dans la mer pour renaître » (rêve 30). Un tel « vertige au bord du vide/dans le miroir éternel d’âme folle » (rêve 35), raconte ainsi l’histoire d’une femme dont la plongée dans le gouffre sous-marin aurait pu être noyade, mais qui revient vers le rivage où apparaît un crabe jaune, « une étoile de mer » . La créatrice accomplit une sorte de ronde à travers elle-même, où toute fin n’est qu’apparente mais recèle en secret un autre commencement. Se deviner soi-même à travers ses rêves-miroirs offre parfois d’heureuses surprises.

Cette performeuse met ensuite sa poésie en dessins fugaces et sombres, en mouvement et en gestes. Elle la prolonge en une sorte d’offrande délicieusement illogique devant les spectateurs de son théâtre de l’intériorité (La foule divinatoire des rêves, Déréliction de l’Art, Miroir 10).

 

 

∗∗∗∗∗∗

Serge Pey, Mathématique générale de l’infini

D’où vient l’envie soudaine de consulter cette Mathématique générale de l’infini, de me jeter dans ces mots poétiques  – certes mon habitude – déchaînés sur quatre centaines  de pages ? Comment entrer dans un tel univers  disposant de multiples portes d’accès, évidentes ou secrètes, réelles  ou inventées, hall ou vestibule, cul-de-sac…  au risque d’être emportée par un courant d’air ou un ouragan.

L’auteur en soi excentrique avait accepté au Marché de la Poésie de me dédicacer son livre sans que je ne le mette à sa disposition (l’opuscule était resté chez moi). Sur mon cahier de brouillons, j’ai eu néanmoins droit à la même estime que la solliciteuse précédente qui serrait en main  le vrai produit Gallimard. A savoir une dédicace au stylo noir sur laquelle se pose, en un second temps, un personnage succinct  esquissé au stylo rouge. Serge Pey s’exécuta avec une étincelle fugace dans le regard, écrivant au noir : « A Jeanne, mon amie/Sur ce livre absent/En remontant l’échelle de tous les poèmes/En vous embrassant». Puis au rouge, il traça d’emblée un personnage  au corps  quasi-rectangulaire dans la lignée d'une dalle funéraire : la tête en bas avec deux yeux ronds, les deux pieds en haut et sans  mains (hormis deux gribouillis rouges).  

Serge Pey, Mathématique générale de l’infini,
préface d’André Velter, Gallimard, février 2018,
432 pages, 8, 50 €.

Position inconfortable à la Docteur Knock ! L’énergie graphique de Pey pour la banale passagère du Marché que j’étais, m’imposa un pensum d’été : essayer de croire que je pouvais cerner une démarche poétique qui semblait faire  tout pour se rendre insaisissable. 

La première interrogation  sur le titre de l’ouvrage,  intégralement répété dans plusieurs poèmes  (Le haut sacrifice de midi, Monnaie nouvelle  au 21ème « bâton »)  confortait  déjà  mon goût secret de l’énigme.  Semblable intitulé révèle habituellement un idéal philosophique :   la « mathématique » (l’ordre et la quantité de quelque.s  chose.s)  de l’« infini » (n’ayant de limite ni en forme ni en taille) est néanmoins susceptible d’être « générale » (en regroupant  la majorité ou tous les cas). Ni plus, ni moins ! Ouf. L’art mathématique devrait donc se révéler plus ou moins subrepticement  au fil des pages - tantôt ici, tantôt là - de diverses manières. 

Tout d’abord par les signes traditionnels propres aux opérations mathématiques. Ainsi en est-il de la multiplication : « Pour multiplier le chemin/l’homme a besoin de deux bâtons/qu’il croise comme un signe ». Puis de la soustraction : « Nous soustrayons le  Nombre/à son chiffre imparfait ». Puis de l’addition : « Nous traçons la croix/d’une addition/quand un oiseau s’échappe du vent/pour s’ajouter à un arbre».  Puis de la négation : «Nous jetons  des  oui/puis des clefs/pour entrer dans les négations ». Dans quel but ? Le poète ne semble pas hésiter puisque « Nous organisons l’ordre/dans le désordre des boussoles » .

 Cet enchevêtrement inextricable n’était  pas pour me déplaire, car la raison s’y perdait. Alors pourquoi ne pas persister à lui arracher un sens, ne serait-ce que pour justifier cette note de lecture. L’aspect réducteur du projet  parut évident : l’insensé se contentant de lui-même !  Je choisis d’emprunter un chemin de Petite Poucette, d’abord rythmé par le repère/repaire des nombres, mes pierres d’égarement très calculé ! 

Ah, soutient carrément le poète : « Nous sommes/le Nombre/C’est nous/Nous comptons/sans compter/Nous soustrayons le Nombre à son chiffre imparfait » .  « Compter sans compter » ou « chiffre imparfait »… Des aberrations logiques inscrites en une phrase poétique saccadée, haletante, hachée en petits morceaux.  Des miettes d’insensé encensé. D’un tel  constat  découle aisément l’affirmation : «  le soleil est un zéro/au fond du puits » .  Le cercle solaire peut se tapir, telle la vérité, au fond d’une excavation. Pourquoi pas ? Pourtant chacun sait que le zéro étant zéro, il est un rien sans lieu ou place ! Ou du moins n’a-t-il de place qu’en poésie dans l’imaginaire fulgurant du créateur. La meilleure, sans doute.

Rien ne nous étonne plus désormais.  Une telle incohérence*  peut muer  l’univers de Pey en un bûcher stupéfiant, introducteur d’un infini imprévu qui n’est pas tout à fait lui-même : « Les photos/voient brûler leur halte/et saluent les chiffres/venus d’un infini/caché dans une marge ». Derrière cet infini marginal – difficile à concevoir -  s’inscrit en outre un second infini (le même masqué ? le même devenu autre?). Or ce néo-infini  peyien/peyesque ne supporte pas l’enfermement ou le confinement dans sa « marge » . « Je ferme la porte à clef/car elle prend/ l’habitude de l’infini/ de  son ouverture entrebâillée».  Ici, on n’est pas dans la chambre close où Barbe Bleue case ses épouses curieuses !

Tout se complique en découvrant que cet infini version Pey  possède de surcroît  les caractéristiques du fini qu’il n’est pas. Cet infini là - paradoxal  car fini -  se mesure pour donner un réel tournis au lecteur. Ainsi il est possible de « compter les pieds/de l’infini »  et de les compter deux fois et  même d’« allonger l’infini/d’un pas plus grand que lui » .  Pour aller encore plus loin, l’infini se développe non seulement dans l’espace – trop facile - mais aussi dans le temps du poète qui se cale sur celui de l’homme préhistorique de Tautavel : « J’ai/quatre cent cinquante mille ans/plus ou moins l’infini/sans lui et contre lui/Je ne sais pas s’il est fini/ » . Tels sont les prémices vertigineux de  notre « humanité du XXIe siècle » !  Cette temporalité immense est reprise en leitmotiv : « J’ai/quatre cent cinquante mille ans/Je ne sais pas/un peu moins/un peu plus/que l’infini » . Pris dans le temps ce qui cesse d’être le temps chronologique en devenant l’éternité - le toujours temps, le encore-temps-, le poète (ou  le lecteur/rice) revient au point de départ (le titre de l’ouvrage).  En effet, cette éternité soustrait le paysage « dans la mathématique générale de l’infini ». Un temps-espace qu’il n’est pas vain d’appréhender ou de détruire.  Une  « épitaphe » porte cette alternance  fini-infini,  telle une marque de la vie-mort : « Car mourir c’est voir/de tous les angles de la maison infinie/jusqu’à ne plus penser qu’on voit ». Vivre consistait, à l’opposé, à voir une maison finie en pensant toujours qu’on voit.  Vivre ou mourir, ont un point commun : « voir » . Reste qu’à un moment du déraisonnement poétique  le poète lui-même n’en peut plus : sa quête mathématique d’infini devient : « un coup de fusil /tire vers l’Autre chose/qui balaie le champ/où l’idée d’un dieu mort… »

Que noter encore dans ce dédale poétique possédant  différentes strates de lecture ? La prééminence d’un « nous » , porteur d’engagement. Il honore ce Pey qui dansa la sardane devant les fusils dans l’horrible camp de concentration d’Argelés (comme Rimbaud  chantait dans les supplices).  Cet incarcéré est-il  l’un de  ses  ancêtres (ou s’il ne l’est il pourrait l’être) auquel il s’identifie ? Le « Je » n’est qu’exception que le poète  Pey  s’autorise pour être celui  de cette femme « envoûtée » qui abandonna sa fillette sur une plage de Berck. Il exprime parfois des moments insolites  :  « je te caresse avec un lézard de morphine/et je jouis à mort dans ta chèvre puante et tes crapauds » . Ou il s’inscrit dans une  conjugaison  personnelle, donnant un coup de pied à l’orthographe : « Je tu nous vous îles ailes » .

De fait, sa pensée  s’exprime sans ponctuation  tantôt par coup de butoir au réel (« Avorteuse d’escargots/et de sardine » ,  « Nous portons des étoiles/dans un sac de pommes de terre/et d’oignons » , etc.,  tantôt par une propension  à la définition originale (la mort est un miroir, les mots sont les petits jouets cassés de la mort, la mer est mère des poupées, la lune est une roue de trop à la brouette, le vent est un oiseau, etc.). Une clef  de lecture possible est donné au hasard des pages : « Quand nous commençons/une définition/par un article indéfini/nous écoutons/ deux fois l’infini/dans  tout ce qui a disparu** » 

Que voulez-vous, « Nous sommes là pour rire » ! Le poète  le suggère. A moins qu’il ne se mette, comme le Guignol lyonnais,  à donner des coups de « bâton » pour les bêtises commises en ce commentaire. Ces bâtons sur lesquels il a déjà inscrit ses propres poèmes, peuvent accueillir de nouvelles colères,  critiques ou des désaccords avec le monde.

 

****

 

* Le mot n’est pas péjoratif mais logique

** Le lecteur souligne la racine des mots, non le poète qui l’emploie.

 

∗∗∗∗∗∗

 

 

Olivier Domerg, La somme de ce que nous sommes

« La somme de ce que nous sommes », ce dont nous sommes la somme. Voila un titre qui tourne en boucle dans la tête et se retourne sur lui-même, tantôt comme un serpent Ouroboros se mordant la queue, tantôt en s’enrubannant en un Möbius du langage.

Nous sommes presque sommés de croire que nous sommes la somme de quelque chose, nous additionnant en quelque sorte à nous-mêmes. Pourquoi ne pas explorer ce mot « somme » avant de se lancer dans la rédaction d’un commentaire ? Son et sens emmêlés. Le poète-enfant Olivier Domerg se glisse ainsi… dans un « demi-sommeil si léger, si sensuel » qu’il en perd la notion du temps !  En une sorte de vertige, il découvre que « nous sommes faits de vieilles géologies intérieures, de sombres épaisseurs du temps ». Il est alors emporté vers « l’absence de sommeil » plus extrême, cette « insomnie comme un scalp ; comme un rapt ». Il continue néanmoins imperturbable ses additions sur le vif : « En somme », il tisse et « tresse » trois états du texte qu’il détecte et déploie à travers ces lieux magiques d’enfance que sont le jardin, le ruisseau, l’île. Cette triade d’espaces singuliers propices – ici ou là – engendrent des souvenirs et sentiments également singuliers. Autant de bases « de départ » en quelque sorte, toujours en connivence avec ce qui la suit tout en la … précédant.

Olivier Domerg, La somme de ce que nous sommes,
Editions Lanskine, 2018, 112 pages, 14 €.

Nous n’échapperons pas à cette lecture-commentaire grâce à un « somme » apaisant ! Car nous réalisons brusquement la présence – pourtant évidente - de ce « nous » dans l’intitulé. « Nous », c’est qui ? Domerg et ses lecteurs ou ses copains d’enfance indistinctement, Domerg et les humains en général dont moi en particulier, Domerg qui se pense en être universel. Rien n’est impossible.  Chacun de nous étant universel à sa façon ! Tout prend peu à peu sens, d’autant que les qualités graphique et humaine de l’édition (*) incitent à poursuivre.

Offrons-nous d’abord un caprice de lectrice, en entrant dans le « bleu » , un certain bleu franc dont la présence est ressentie sous les mots de chaque poème ? Certes ce bleu Domerg occupe une place d’emblée reconnue, celle du ciel. « Toujours bleu ? Bleu dans la chair de nos souvenirs. Bleu dans la conscience aigüe que nous en avions ». Pourquoi ? Parce que l’enfance « est le lieu de la clarté la plus vive » , celle du commencement ou du point d’origine. « Si le ciel est toujours bleu, c’est que l’enfance est lumineuse ».  Les équivalences espace et bleu, temps et enfance constituent son évidence poétique.

Ce bleu – son bleu - se décline différemment selon les lieux dans la nature :  il peut être le bleu « extatique » du parc du Mugel aux « configurations précises » dans le Sud (parc de la Ciotat).  Un bleu en extension qui va depuis « Saint-Jean jusqu’aux Crêtes, immense, troublant » . En Bretagne, il devient pourtant celui de « l’ombre » des « blockhaus éternellement enlisés » . Plus culturel, il peut se muer en cette couleur peinte sur le « tableau de Jean » , dont l’eau est d’un « bleu soutenu ».  

Il advient que ce bleu croise le blanc : ici, la « fixité du bleu, blanc des roches » au bord du ruisseau ; là, le surgissement de la « nature » (de l’objet île, ce me semble) « nette et blanche sur fond bleu » .  Cette contiguïté du blanc et du bleu est, d’une certaine façon, très méditerranéenne (à la grecque).

Choisissons l’île pour séjour de l’esprit, aboutissement ou début de soi ? Ce lieu de fantasmagorie est tantôt un « jouet » de l’imagination, tantôt au « commencement de l’écriture » , tantôt cette même île est « elle », tantôt elle est « il/lusion de sa présence ». Cette enfilade de significations insulaires se développe du réel (jouet) au conçu (écriture), au genre (il-elle) puis au produit ludique d’un jeu de sonorités (il/lusion). Ainsi la pensée du poète revient autrement… au jeu du jouet !

Il apparaît peu à peu que ce poète à la légèreté profonde – oxymore ! – cherche et vit selon une « géométrie du plaisir » . Ce goût du jouissif émerge dès que ce premier mot prononcé devient « JEUométrique » en remuant nos trompes d’Eustache ! Il conduit du ruisseau « jusqu’à la mer », en suivant une leçon traditionnelle de géographie. Après tant et tant de marches de pierres dévalées dans le jardin, les enfants entendent « la conque des songes » , la « crécelle enrouée » d’un moulin sonore, découvrant d’autres cordes « contre les sœurs de la harpe » :  une musique secrète et subtile perce ainsi derrière la prose.

Cependant le lieu mental de l’enfance n’est pas dans ce passé où chacun croie qu’il est.… Notre enfance qui « grandit » reste « devant nous » . Au fil de sa croissance, elle  grandit en permettant aux ancêtres d’émerger : ainsi grand-mère qui, « comme un roc chantourné (…) fixe la trame incessante des vagues » ; ainsi grand-père qui joue du violon en gilet et  costume sombre, « debout devant la bibliothèque en acajou » . Est-elle aussi cette « forme dans la forme » (pas seulement celle de l’île) ? Nous retrouvons ça et là « les identités fluettes et lumineuses de ceux que nous sommes et que nous fûmes » . Nous sommes… Nous voici revenus au début de ce commentaire, et même avant lui puisqu’il est question de ce « que nous fûmes » ! Il ne manque plus désormais que la somme de ce que nous serons ! Elle sera peut-être dans le prochain ouvrage ?

 

****

 

(*) L’édition dont le nom révèle l’histoire d’une grande amitié de M. Lanskine avec l’éditrice Catherine Tourné, base de sa  présente démarche éditoriale.




Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit, extraits, et poèmes inédits

 

Où vont les robes le nuit, extraits

 

 

Un matin, j'ai ouvert les portes de la maison
et j'ai invité le nuage le plus animal à entrer. Puis
j'ai décroché ta petite robe noire de son cintre de 
bois clair dans l'armoire cirée où dorment encore
toutes tes enveloppes.

 

∗∗∗∗

 

 

Mais un matin
le manque m'a chuchoté
cette porcelaine
d'une phrase

Si tu laisses la robe
dans le lit d'herbe de ton jardin
elle va germer
et les contours du paysage
lui dessineront
des seins
des hanches

le manque de l'homme
que tu as été.

 

∗∗∗∗

 

 

 

 

 

 

J'ai attendu sous la coque nocturne du bateau de
cendre, là où on avait tant navigué, là où la houle
de nos caresses griffe encore la poussière de cette
fièvre noire, épaisse comme le néant sous le lit, j'ai
attendu que ton corps me murmure, me supplie de 
te serrer dans mes bras.

 

∗∗∗∗

 

 

Où vont les robes la nuit
quand les femmes
les déposent en offrande
à leur chaise ?

Où va l'âme des femmes
endormie dans le cri de l'herbe

 

∗∗∗∗

 

 

Un jour les phrases rejoignent exactement ce 
qu'elles ont appris à dire. C'est ce que ta main a
rendu à la mienne en la serrant très fort.

 

 

 

Basse résolution

Présentation de l’auteur

Dominique Sampiero

Dominique Sampiero est né dans l’Avesnois, région de prairie, de forêt, de bocage du Nord de la France, l’hiver où l’abbé Pierre lance son appel pour les sans-logis, quelques jours après la mort de Matisse et le même mois que la démission de Marguerite Duras du Parti Communiste.

Instituteur et directeur en école maternelle à partir de 1970 et pendant une vingtaine d’années, militant des pédagogies Freinet, Montessori, Rudolph Steiner et de la pensée humaniste de Françoise Dolto, il démissionne de l’Education nationale en 2000 pour se consacrer entièrement à l’écriture.

Poète (Prix Ganzo 2014 pour La vie est chaude, éditions Bruno Doucey et pour l’ensemble de son œuvre), romancier (Le rebutant, Gallimard, prix du roman Populiste 2003), auteur de livres jeunesses (P’tite mère, Prix sorcière 2004) mais aussi scénariste (Ça commence aujourd’hui, Prix international de la critique à Berlin, et Holy Lola, deux films réalisés par Bertrand Tavernier) auteur de théâtre (TchatLand / Le bleu est au fond) et réalisateur de courts métrages (La dormeuse / On est méchant avec ceux qu’on aime), il reste profondément attaché à sa région natale et une grande partie de son écriture parle de la lumière des paysages et des vies minuscules en lutte avec leur propre silence et l’oubli.

Son dernier roman Le sentiment de l’inachevé paru en Avril 2016 chez Gallimard est une plongée dans l’enfance à travers laquelle il raconte une histoire d’amour qui laissera une empreinte forte dans son élan vers l’écriture. La petite fille qui a perdu sa langue (Gallimard jeunesse Giboulées. Illustrations Bruno Liance ) a été écrit avec des enfants en difficulté scolaire. Les éditions de la Rumeur Libre ont publié le premier tome de l’ensemble de ses textes poétiques.

Photo de Jacques Van Roy.

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Lichen, premier signe de vie à revenir…

Une revue mensuelle de poésie en ligne, façonnée par Elisée Bec, Lichen propose une ligne graphique épurée mais riche, très riche, et placée sous le signe de la convivialité. Les rubriques en témoignent : "Espèces en voie de disparition", "L'atelier des mots", "La grange aux mots reçus", "Le hangar des mots moches". Le champ lexical de l'agriculture est ici présent, ce qui permet de créer le lien entre la poésie et le travail de la terre.

Mais il ne s'agit aucunement de simplicité. ce qui est suggéré c'est que le travail des mots est l'espace d'un savoir ancestral et inné, un savoir-faire manuel et charnel, comme cultiver son champ requiert des gestes transmis de génération en génération... Le matériau langage, glaise malléable et offerte à d'infinies potentialités, puise sa puissance dans le socle commun qu'est la vie, simplement jour après jour, et dans la communauté des hommes.

Des noms apparaissent, comme Dominique Mans, Sylvie Franceus, et Perle Vallens, qui dans la rubrique "Espèces en voie de disparition" proposent des poèmes en prose. Des noms peu vus par ailleurs, et des textes dont certains nous donnent envie d'en lire plus de ces auteurs. 

 

"L'atelier du don des mots", rubrique suivante (dans l'ordre des onglets de la page d'accueil) publie des textes écrits à partir d'une liste de mots donnés par la revue. Ce mois-ci quinquagénaire, facéties, goupil, esquive, gariguette... Un jeu, oui mais enfin, aussi une gageure extrêmement sérieuse : motiver le texte par un arbitraire qui offre des occasions inédites de créer un écrit en sortant de ses territoires habituels, connus, fréquentés en tout confort...

Et puis c'est également allégorique d'une conception de l'art conçu comme un artisanat, avec pour matière première le langage... Mais qu'est-ce d'autre ?

Ici encore des noms que nous n'avons pas l'habitude de rencontrer, et des poèmes en prose à découvrir...

"La grange aux mots reçus", où trouver la liste des matières premières, les mots, qui permettent d'écrire les textes de la rubrique précédente, avec pour introduction une explication quant à son nom : 

 

À l'instigation d'une lectrice de Lichen, nous avons changé le nom du "répertoire" en "grange" : « [...] grange parce que je n'aime pas le mot répertoire, la grange, c'est joli, ça sent la paille et les vieilles cagettes, ça a des trous dans les murs de bois et des clayettes pour les pommes et des fils suspendus pour les grappes de tomates et de raisins. Il y a des brouettes et des échelles, des fourches et des pelles. Alors le répertoire... » (Sylvie Franceus, 4 avril 2019). Clément, qui était l'initiateur de cette liste fort utile, est tout à fait d'accord.
NB : Les mots venant d'être engrangés sont indiqués en bleu.) 
Dernière mise à jour : 16/04/19.

 

Même modus operandi pour la rubrique "Hangar des mots moches" :

 

Sylfée nous soumet une idée : 

« À côté de "La grange des mots",  il pourrait y avoir un hangar, le "hangar des mots moches", une sorte de grosse benne à mots. Et dedans, on pourrait ranger les mots qu'on n'aime pas tels que : répertoirecordialementpromotion... 

Ce serait une sorte de torsion de la bienséance, une collecte de la laideur, une réserve hideuse. C'est juste une idée. (...) Quelque chose qui nous éviterait de pencher toujours du côté du beau et qui équilibrerait les forces vives de nos goûts et de nos dégoûts. (...) L'antipode de l'esthétique. L'hommage aux répulsions. », m'écrit-elle. 

Et elle ajoute : « Ainsi, je dépose sur la clayette qui est là, juste face à vous quand vous poussez la porte du hangar, je dépose mes rebuts de mots...

 

 

Une revue participative, une revue où le partage et l'accueil forment le ferment fertile d'une poésie née d'une communauté humaine. Autant dire que là est le socle de tout poème ! Pour preuve, cet espace laissé aux commentaires, au bas de chaque page, où chacun peut intervenir, dans le respect et le désir de partager.

Partir de ceci, c'est déjà garantir un vecteur propice aux productions les plus prometteuses. Il n'y a qu'à lire la liste des "auteur(e)s", longue et riche, variée et édifiante : le poème n'est pas l'apanage des 'Happy few", n'en déplaise à Stendhal qui en énonçant ceci désespérait seulement de n'être pas compris... Il aurait aimé Lichen, à coup sûr, lui qui promenait son "miroir au bord du chemin" pour y montrer à ses contemporains le reflet édifiant d'une société qu'il souhaitait donner à comprendre grâce au roman(1)... 

 

 

∗∗∗∗

 

1. Epigraphe d'oeuvre du roman Le Rouge et le noir : "Eh, monsieur, un roman c'est un miroir que l'on promène au bord du chemin".




Fil autour de Jean-Claude Caër, François de Cornière, Jean-Pierre Boulic

 Quand on est poète, que dire d’un voyage qu’on a fait au Japon ? « Je n’ai rien à raconter », nous dit Jean-Claude Caër, retour du Pays du soleil levant. « Pas d’histoires, pas d’anecdotes/Seulement des sensations diffuses, des malaises,/Une solitude appuyée ». Car son nouveau livre, en effet, est un récit fragmenté (on se gardera bien de parler de carnet de voyage) à la manière des grands maîtres de la poésie japonaise. Jean-Claude Caër se met dans leurs pas, visite à leur manière les campagnes comme les villes et n’hésite pas à se rendre sur la tombe des plus illustres d’entre eux (Saigyô, Sôseki…). 

Jean-Claude Caër, Devant la mer d’Okhotsk,
Le Bruit du temps, 96 pages, 18 euros.

 

Et, au bout du compte, appréhende le monde comme ils le faisaient. Avec distance. Dans la contemplation des êtres et des choses. 

En allant à« l’étang du bas », au « jardin des mousses », au« mont Koya », « dans une barque », « à la petite cabane »… Mais, toujours, sans trop se faire d’illusion sur un monde qui est aussi, nous dit Jean-Claude Caër, « un enfer ». Et nous reviennent en mémoire ces vers de Kobayashi Issa : « Nous marchons en ce monde/sur le toit de l’enfer/en regardant les fleurs ».

Dans la lignée de cette « impermanence » soulignée par le bouddhisme,  Jean-Claude Caër nous dit encore que « tout nous échappe/Et file entre nos mains ». Et quand « la montagne fume après la pluie de la nuit », on a le sentiment d’entrevoir une estampe japonaise. L’esprit du haïku est là, aussi, quand il écrit : « 27°/Au bord de la rivière Kamo/On joue de l’éventail » ou encore ceci : « Une croix/sur un bâtiment gris/perdue dans Tokyo »

Mais au-delà de cette profonde imprégnation de la culture japonaise par l’auteur, il y a, ponctuellement, dans ce livre, un subtil va et vient entre deux mondes. Celui de l’Extrême-Orient où Jean-Claude Caër pérégrine et celui de cet Extrême-Occident où il est né (sur la côte sauvage du Nord-Finistère). Devant cette mer d’Okhotsk, au nord du Japon entre Sakhaline et Kamtchatka, à quoi pense-t-il ? A« la plage de Keremma/Couverte d’algues brunes en septembre ». Et quand il se rend aux « jardins de sable » du Daitoku-ji à Kyôto, « dans ce désert miniature à taille humaine »,  il pense à nouveau à cette plage de Keremma « quand la mer se retire à l’infini du sable ». A Keremma, comme devant la mer d’Okhotsk, une même sensation d’infini, de puissance brute de la nature et des éléments.

Ailleurs, voici l’auteur dans un temple où « dès l’aube quatre moines récitent  les sûtras » et « où les tambours résonnent dans le monastère » ? A quoi pense-t-il ? « A ces années de collège, où nous allions à la messe avant le petit-déjeuner ». Ici, dans ce monastère, la langue lui est « inconnue » comme l’était « le latin d’Eglise ».

Ce retour par la pensée à la « terre natale » le rattache à sa mère dont il évoque la figure à plusieurs reprises et qu’il croit découvrir un jour sous les traits  d’une paysanne japonaise au travail. « Je t’ai peut-être vue, penchée vers la terre,/Travailler ce matin dans les champs/Près d’Abashiri ou de Obihiro/Sous ton grand chelgenn/Dans la campagne paisible sous le soleil de mai » (ndlr : Chelgenndésigne une coiffe du Haut-Léon). Universalité du labeur paysan que l’on soit d’Abashiri ou de Plounévez-Lochrist, commune de naissance de Jean-Claude Caër.

« Mère, j’ai traversé des cercles de douleur/L’écriture et la vue de la mer me calment ». Devant la plage de Keremma comme devant la Mer d’Okhotsk

 

François de Cornière : Ça tient à quoi ? 

 « Mon émotion est toujours là./Je me demande/ça tient à quoi ?/ça tient à quoi ? » François de Cornière écrit comme il vit et vit comme il écrit. Dans la lumière des jours et parfois leur noirceur. Ses poèmes sont abonnés à la simplicité, à l’absence d’éloquence. Le poète dit « je » pour nous faire partager sa vie, mais il dit aussi « l’homme ».

 

Ce qui donne leur piment à ses textes, c’est cet inattendu et ce merveilleux qui se glissent dans l’ordinaire des jours et dont sait témoigner le poète. A partir d’un point minuscule, François de Cornière ouvre toujours des perspectives. Voici que, dans une salle de cinéma, il imagine (non pas la possibilité d’une île) mais la possibilité d’un poème qui serait « d’art et essai ». A un autre moment, c’est un feuillet qui glisse d’un livre de sa bibliothèque et le voici embarqué – nous avec – dans la découverte de son auteur (le poète Jean Rousselot). Comme François de Cornière le dit lui-même, il accorde sa bienveillance « à tout ce qui peut échouer dans un poème un jour » : sur une terrasse en Crête, lors d’un lever matinal, pendant une promenade nocturne, à l’écoute d’un disque de jazz… « Je poursuis ici, confie le poète,  le parcours qui a été toujours le mien : celui de la vie, traversée par des instants notés au vol parce qu’ils m’ont touché ».

François de Cornière, Ça tient à quoi ?,
préface de Jacques Morin, Le Castor
astral, 198 pages, 13 euros.

 

Mais voilà un poète aux allures de diariste ou de nouvelliste. A tel point qu’après une lecture de ses poèmes, une femme s’est approchée de lui pour lui dire : « Pendant que vous lisiez vos textes/je me suis plusieurs fois demandé/si c’étaient des poèmes/ou de très courtes nouvelles/vous voyez ce que je veux dire ? ». François ne sait plus ce qu’il a répondu mais il se dit sûr que ses poèmes ne sont pas « de vrais beaux/ou modernes comme il faut ». On n’y trouve pas, en effet, ces images poétiques (métaphores, métonymie, analogies… ) que l’on rencontre chez la majorité des auteurs. François de Cornière en apporte la démonstration à l’écoute enthousiaste de la bande son d’un film. « C’était formidable/sans les images j’avais tout vu/tout ressenti./Je m’étais dit qu’écrire ainsi de la poésie/sans ce qui fait la poésie/serait un sacré beau défi ». Beau défi qu’il relève depuis des années, nous faisant penser à cette belle remarque du poète palestinien Mahmud Darwich : « La prose est la voisine de la poésie et la promenade du poète. Le poète est perplexe entre prose et poésie » (Présente absence, Actes Sud)

Sans rechigner, partons donc  dans le sillage de ce Nageur du petit matin (La Castor Astral, 2015) qu’est François de Cornière, poète des sens en éveil, à l’écoute des battements de son cœur (surtout quand la mer est fraîche). Il témoigne, sans faillir, des « minutes noires comme des minutes heureuses », fidèle en cela à l’injonction du poète suisse Georges Haldas qu’il a eu le bonheur de rencontrer à Genève et donc il évoque, dans ce livre, la mémoire.

Avec François de Cornière, les questions, les remarques, les confidences ou les exclamations - celles qui ponctuent son livre et qui sont celles de tous les jours - ont une étonnante densité dans leur simplicité. C’est pour cela qu’elles nous touchent et peuvent, mine de rien, nous mener très loin. « Tu as vu la lune ? », « Il y a combien d’années déjà ? », « Je t’aime bien sur celle-là », « Tu crois que c’était où ? », « J’ai pas été trop longue ? », « Lui, tu le reconnais ? », « A ton avis, on a fait combien de kilomètres ? » « Cette nuit tu as parlé en dormant », « ça a passé vite », « Tu veux que je prenne le volant ?», « A quoi Tu penses ?… Eh ! Oui, tout cela « ça tient à quoi ? »

   

Jean-Pierre Boulic : Laisser entrer en présence 

 

Faire advenir, accueillir, se mettre à l’écoute : il y a dans la poésie de Jean-Pierre Boulic cette inlassable « quête de signes au cœur d’un monde qui  ne demande qu’à répondre » (Philippe Jaccottet). Le poète breton le manifeste dans un nouveau recueil où « joie » et « souffrance » se répondent, dans une tonalité parfois sombre quand sont évoqués l’hôpital, la maladie, la mort. Chaque fois qu’il voit « une âme livrée à la douleur ».

Mais on retrouve aussi dans ce recueil la toile de fond géographique – disons plutôt « cosmographique » - de l’œuvre de Jean-Pierre Boulic : ce pays d’Iroise, au bout du bout du Finistère, avec « le vaste grondement de l’océan », « l’haleine du large » et « les goélands parés de blanc ». Le poète est un homme du rivage, un homme du seuil, dans la lumière des saisons. Voici « l’automne écorché », « la fraîcheur d’avril », « l’été déchiré ». Et il nous dit : « Entre en présence/De ce silence/Où palpite la source/De l’inépuisable printemps ».

C’est sous ces cieux-là qu’il importe, nous dit-il,  de «Converser avec/les humbles choses muettes/Bleuets capucines ». De déceler « signes » et « traces » d’un autre monde dans le monde qui nous enveloppe.

Jean-Pierre Boulic, Laisser entrer en présence, 
La Part Commune, 107 pages, 13 euros

Et de se mettre à l’écoute de l’oiseau qui « grisolle »  comme de la voix qui « brasille ». Jean-Pierre Boulic aime les mots qui chantent pour mieux enchanter le monde. « Tu lèves les yeux/Vers un pays irrigué » et « Ce grand ciel est d’étoiles/Miettes sans tourments ».

Le malheur peut venir écorcher cette félicité. « Il tombe des cordes depuis des heures/On enterre la jeune morte/Au bout du chemin d’herbes et de pierres ». Ailleurs le poète nous parle d’une mère « qui vacille/De laisser partir l’enfant » ou de l’hôpital « où s’entend la souffrance ». Ce qui sauve ? « La salvatrice parole de l’amitié/ Plus incisive que celle d’un bistouri ».

Jean-Pierre Boulic nous laisse alors « entrer en présence » de figures charismatiques. Celles qui ont cultivé cette amitié féconde appelée fraternité. Voici la « sœur du réconfort/Parmi les chiffons de la ville immense ». Voici Thérèse, « Inépuisable auréole/Au cœur du présent ». Voici « Tibhirine/Cet étonnant visage/D’homme aux regards sans prises/Et le cœur sans entraves ».

Rapprochant en définitive l’écriture poétique de l’exercice spirituel (ainsi que l’a défini Gérard Bocholier), Jean-Pierre Boulic peut affirmer au bout du compte : ton poème « n’est point de toi/Il est ce que dit l’indicible/Du verbe créateur ».




Marc Alyn, T’ang Hayden, T’ang l’obscur, Mémorial de l’encre

Un livre absolument superbe, un  format A4 d’épais papier de qualité, blanc et soyeux, ponctué par les encres de T’ang Haywen qui rythment la lecture des textes et poèmes de Marc Alyn. On est tenté de se demander qui accompagne l’autre... Mais ce n’est pas du tout le propos de ce calice, il révèle bien plus qu’une simple juxtaposition même signifiante du texte et de l’image.

 

Il semble que la couverture trace un horizon d’attente révélateur de la haute portée du contenu. Elle donne à voir la trace de quatre mains qui supportent le titre, T’ang l’obscur, Mémorial de l’encre, chapeauté par le nom des deux artistes, Marc Alyn et T’ang Haywen. Deux fois deux mains, paume de créateurs s’il en est, pour un recueil publié chez Voix d’encre. Justement c’est à propos, car ces deux artistes et amis ont pour point commun de créer avec de l’encre l’un des poèmes, l’autre des images… La quatrième de couverture est explicative. Elle nous apprend cette belle amitié jamais tarie entre le calligraphe et le poète, et place le recueil sous le signe d’un hommage à un ami disparu. Marc Alyn signataire de ces deux paragraphes précise que l’œuvre du peintre est « de plus en plus visible à travers le monde » et « fait peu à peu de lui l’un des artistes marquants de la modernité ».

Marc Alyn, T'ang Hayden, T'ang l'obscur, Mémorial de l'encre, Voix d'Encre, 119 pages, 32 €.

Et, par une magie que je qualifierais de surnaturelle si je ne savais l’immense et unique poète qu’est Marc Alyn, ce recueil porte haut un discours sur l’essence de l’Art. En ceci je crois réside le plus bel hommage que l’on puisse rendre à T’ang l’obscur, artiste qui crée de la Lumière avec de l'encre noire,  présent tout entier dans l’épaisseur incompressible de ses tracés. Marc Alyn évoque le souvenir du calligraphe, restitué à travers divers prismes, le souvenir, son œuvre, la réminiscence de ses paroles, syncrétisme mnésique et artistique ( des reproductions des calligraphies de T'ang Haywen jalonnent ce recueil somptueux). Ce discours est aussi un discours sur l’Art, celui qui transcende les catégories génériques et la diversité des vecteurs de représentation, celui qui chevauche l’anecdotique et porte les archétypes en majesté. L’Art, cette voie du « Grand Œuvre », révélation des dimensions multiples de l'univers, et représentation de la pérennité et de la persistance d’une communauté, celle des Humains.

Grâce à des dispositifs tutélaires,  textuels et iconographiques, le poète parvient à juxtaposer les strates temporelles, des voix, et la portée du discours, qui laisse poindre dans l’évocation des souvenirs, des paroles, des visages du calligraphe une des réponses possibles à cette question : Qu’est-ce que l’Art ? Qu’est-ce que ça veut dire, représenter, et représenter quoi ? Justement, qu’y a-t-il dans les paumes de ces quatre mains façonneuses d’encre ?

Au milieu des reproductions des oeuvres picturales (encres et lavis) de T'ang Haywen, des poèmes courts et centrés, sans titre, sur les pages de gauche font face à des paragraphes en italiques pages de droite. Certains des poèmes n’ont pas de titre, d’autres qui apparaissent régulièrement portent le même titre « Paroles de T’ang ». La forme du poème n'est pas fixe, et les longueurs sont en général assez courtes, sortes de petits pavés justifiés pour la prose, centrés pour les vers, sortes d'évocations de l'esthétique graphique qui rythme les calligraphies qui accompagnent la poésie.

Paroles de T'ang

 

Le temps feignait de somnoler à l'écart
le compteur arrêté
quand j'atteignis le point de non-retour
en oeil insondable de l'ange.

Sans doute avais-je franchi par mégarde
le chemin de halage
au bord des soleils incréés ?

D'un seul élan l'invisible
clouait au sol sa proie
et je rêvais des vies déjà vécues
(tenues de fusillés robes de bal
subtilisés au vestiaire de l'Histoire)
à seule fin de me défiler
sans laisser plus de trace
qu'un flocon pris au piège
dans les closeries du cristal.

L’Art est la transcription d’une des modalités d’exister, mais nous ne sommes plus ni dans la restitution d’une perception du réel unique pensé comme unique dimension, ni dans la transcription des perceptions de l'artiste face à ce réel. C’est là que s’ouvre l’accès à un renouveau, qui fait de l’œuvre une trace de ce que recèle l’Univers des multiples dimensions perceptibles, tangibles ou perçues grâce à d'autres vecteurs que nos cinq sens... Des univers subtils, révélés grâce à une exploration méditative, et à une posture de témoin, celui qui regarde passer le fleuve, immobile, et qui dans le même temps se laisse emporter par le courant... Un paysage onirique restitué comme une dimension ni plus vraie ni moins réelle que celle de la matière. Et ceci est la voie que devra emprunter l'Art, à travers cette réconciliation des contraires explorés par les modes d'expression qui ont jalonné les siècles de représentations. Une synthèse de ce que furent les postures contraires adoptées par les artistes en manière de reproduction du réel. Les paragraphes des pages de gauche énoncent une voix qui est située dans une des strates temporelles indéfinie mais dont on pressent qu'il s'agit des pensées des deux artistes lorsqu'ils étaient réunis, de leurs silences aussi sûrement, de cette communauté d'esprit. 

 

Tout s'acheminait vers le vide : zéro pointé. Le
temps méticuleux biffait nos empreintes digitales
sur les objets compromis dans le meurtre. Une
certaine densité de ténèbres arrondissait les angles
de nos cellules monacales au fond des puits assoif
fés. Si proches et néanmoins inaccessibles, s'ou-
vraient d'inextricables galeries aux parois de sel
gemme menant à la chambre des Machines.
Quelques miroirs empoussiérés tenaient lieu de
fenêtres. Fatigués d'avoir trop escaladé les cieux,
les pendus arrimés aux lustres se contorsionnaient,
emmêlés au cordon ombilical.

Cette rencontre entre l'encre et l'encre, le jeu de pendus retenus par la chair, par le poids du corps, et l'exploration d'autres dimensions, dit l'objectif de T'ang Haywen et de Marc Alyn : tenter d'en offrir trace, découvrir comment, grâce à quel trait d'encre, à quel mot écrit sur l'espace infini de la page, restituer les empreintes que des hommes disparus ont laissées  comme effluve de leur passage. 

Il est possible d’y voir une réconciliation de ce que furent ces deux opposés qui ont façonné l’Histoire de l’Art : une représentation fidèle du réel et la transcription de la perception de l‘artiste, dans ce basculement du point focal du regard, qui prend naissance au dix-neuvième siècle. On représente alors ce qu‘on perçoit, le réel est soumis à caution, au doute (au vingtième siècle, Nathalie Sarraulte rend compte de cette suspicion envers le souvenir, la mémoire, dans son autobiographie L’Ere du soupçon). La psychanalyse, la photographie, le cinéma et les progrès scientifiques remettent en cause la lecture littérale de la réalité, on n'en voit qu'une infime partie. Dés lors, il est question de révéler ce que l'on perçoit face à des ressentis dont on ne maîtrise pas les motivations, pour la majeure partie inconnues.

Une thèse et son antithèse, dont la synthèse est ce qui est énoncé dans ce manifeste artistique : la lecture de nos perceptions d’une autre dimension du réel, les arcanes des mondes invisibles qui existent au-delà, en deçà de nos perceptions et restituées à travers un prisme spirituel. Celui qui encre, qui trace, qui dessine, qui décrypte les présences des réalités multiples et offertes à qui sait voir en l’immensité de l’Univers, voici qui fut T'ang Haywen, voici qui est Marc Alyn, voici qui sont ceux qui ouvrent la voie d’un renouveau artistique. Renouant avec l’image du mage, du démiurge qu’a incarné l’artiste durant des siècle, ils englobent également celle du révolutionnaire, porte parole des minorités, engagés dans la lutte pour une société égalitaire et humaine. Cette fois-ci l'Artiste ne met en avant aucune  obédience politique, religieuse, artistique, mais il ouvre l’espace d’un territoire commun, celui autrefois habité par nos âmes, lorsque nous étions un. L'Art, cette langue commune, cette langue des âmes réconciliées des Hommes, et ce miracle, comme un tao qui avale le silence dans le silence, pour restituer l'ampleur d'un langage qui est celui d'une communauté fraternelle.

Tel est T’ang l’obscur.

Paroles de T'ang

 

Quelle page contiendrait le poème du monde ?
-chuchotait-il-creusant les marches de la 
glace
afin de surprendre au nid le phénix
en léthargie dans son berceau torride.

L'allégeance d'un lézard d'un coq d'un coquillage
déploie devant mes pas
l'univers replié un milliard de fois sur lui-même.

Heureux ceux qui vont seuls dans l'amitié des 
      arbres !
Quand le vent papillonne
sous les jupes des amandiers
il est sage d'oublier la mort-balle perdue
en vue de chevauchées hors les murs
jusqu'au point où fini et infini s'étreignent
au confluent de l'étincelle et de la flamme.




Jigmé Thrinlé Gyatso, L’épine et la fleur

Nos lecteurs connaissent ce poète français adepte du bouddhisme tibétain 1. Son précédent recueil, Présence des fougères, était déjà placé sous le signe du végétal. Une préface de Bernard Grasset introduit à cette nouvelle méditation, dont les dessins dynamiques et aérés de Gérard Haton-Gauthier amplifient les résonances.

tout est épine et fleur. Elle revient plus d’une fois à ces vers et reprend ses volutes autour des dualités – naissance et mort, corps et esprit, matière et antimatière, homme-épine et homme-fleur –, les explorant, les questionnant, les dépassant dans l’union des contraires.

Loin de désincarner le monde, la contemplation en approfondit la présence. L’expression nature illusoire des choses désigne leur impermanence et leur insertion dans une trame mouvante dont bien des dimensions nous échappent complètement : ici et partout /palpite la terre /vibrante et vivante.

une conversation minérale /quasi silencieuse.

Jigmé Thrinlé Gyatso, L’épine et la fleur , Éditions de l’Astronome – 2018, 79 pages, 9 €

et Milarépa, cité dans une notice, énonce le même constat : « Je suis un yogi sans opinions ». Telle est l’expérience directe où l’on peut vivre chaque instant /tel qu’il est.

Un vers du mouvement final évoque les attentats assassins des ego explosifs, et L’épine et la fleur est suivi d’un poème sans prétention écrit après les évènements de janvier 2015. Sans les exclure de sa compassion, le poète met les terroristes en face de chacune de leurs victimes, et de leur vision idolâtre d’un « divin » fabriqué à l’image étriquée d’un neurone non-miroir.

Inlassablement, il invite à cultiver ce que Fabrice Midal a défini comme « le plus haut désir qui nous habite, le désir d’éveil, de liberté, de tendresse et d’amour 2 ». Comme le suggère la phrase d’Hölderlin en exergue, son développement correspond à la passe ultra-critique où est engagée l’humanité. Lecteur, sois concentré en un point /comme l’épine /ouvert au firmament /comme la fleur.

______________

Notes : 

1. Outre le recueil cité, Jigmé Thrinlé Gyatso a publié Silencieux arpèges, Lumineux arpèges, Vibrants arpèges, Extrêmes saisons, auxquels il faut ajouter L’oiseau rouge et autres écrits bouddhiques, Le jardin de Mila, Le doigt qui montre la Voie, et un roman jeunesse, Le dragon des neiges et la montagne d’or, tous aux Éditions de l’Astronome.

2. Fabrice Midal, 52 poèmes d’Occident pour apprendre à s’émerveiller.

Présentation de l’auteur

Jigmé Thrinlé Gyatso

Né à La Roche-sur-Yon en 1967, poète depuis l’enfance et moine bouddhiste depuis 1987, Jigmé Thrinlé Gyatso a vécu 14 en communauté puis 15 ans en retraites solitaires en France et au Népal. Continuant sa vie d’ermite et de poète en Vendée, il partage son expérience humaine et spirituelle par l’écriture, la lecture et la musique, lors de séances ou de retraites collectives de méditation et lors de conférences en France et en Europe.

         Il est l’auteur d’une douzaine livres, en majorité poétiques et illustrés par des artistes peintres et plasticiens. Les éditions de l’Astronome ont créé la collection Vade mecum spécialement pour ses ouvrages.

         Il est membre de la Société des écrivains de Vendée (SEV), de la Société des gens de lettres de France (SGDL), de la Maison des écrivains et de la littérature (Mel), et de l’association Écritures et spiritualités.

Aux éditions de l’Astronome (Thonon-les-Bains, France) :

  • L’Oiseau rouge et autres écrits, 2012, poésie.
  • Silencieux arpèges, 2013, poésie.
  • Traduction, présentation et biographie : Kagyü Khenchen Yéshé Tcheudar Rinpoché, Le doigt qui montre la voie, 2013, bouddhisme.
  • Lumineux arpèges, 2014, poésie.
  • Extrêmes saisons, 2014, poésie.
  • Vibrants arpèges, 2015, poésie.
  • Le jardin de Mila, suivi de Y et Empreintes, 2015, poésie.
  • Le Dragon des Neiges et la montagne d’or, 2016, conte pour enfants.
  • Présence des fougères, 2017, poésie.
  • L’épine et la fleur, avril 2018, poésie.
  • Himalaya, Népal, Ermitages en Pays Sherpa, Photos de Yann Rollo van de Vyver, Avant-Propos de Sa Sainteté le Dalaï-Lama, Préface de Matthieu Ricard, à paraître en octobre 2018, bouddhisme et témoignage.
  • À l’estuaire du monde, 2019, poésie en français, anglais et arabe.

Chez d’autres éditeurs :

  • Dominique Malardé et Jigmé Thrinlé Gyatso, À l’estuaire du monde, arcanes et arabesques de l’état naturel, éditions Dongola, 2017, livre d’art.

Participations et préfaces :

  • Participation à : Le désir en question, Regards bouddhistes et chrétiens, sous la direction de Bertrand Dumas et Dennis Gira, éditions Profac-Théo, Lyon, 2015, religion.
  • Préface à : Pensée Sentiment Corps, du Vénérable Thich Tri Siêu, traduction et annotations de Nguyên Tân Hung, éditions Joseph Ouaknine, 2014, bouddhisme.

- Dossier "Être de plusieurs religions ?", Revue Spiritus N°229, décembre 2017.http://www.spiritains.org/pub/spiritus/spiritus.htm

Poèmes choisis

Autres lectures

Jigmé Thrinlé Gyatso, L’épine et la fleur

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Dominique Ottavi : En passant et A deux mains, demain

 

En passant

 

Écrire pour voir ce qui s’écrit quand on dit : c’était écrit. L’incessant jeu du chat et de la souris sur le boulevard des mots, la jetée du langage.

Les maîtres d’école ne sont peut-être pas allés à la bonne école. Redire qu’on n’a rien à dire, puisque vivre est une denrée périssable et qu’il faut bien l’écrire.

Écrire le vide.

Bâillonner la bayadère,

Pour mieux venir

Batifoler

Autour de ses baskets

Le cœur piano

Ma non troppo

La rage aussi

Et la Musique !

Il manque juste une note, une bien seule, bien voulue, qui se coud bien aux autres notes, juste une note, -non, pas l’Orénoque ! juste une note qui saura prendre, au cas, la poudre d’escampette, pour ne pas avoir à vomir sur la carpette. Juste une note qui ne se tienne pas à carreaux en toutes circonstances. Une note comme on n’en fait plus, quoi ! depuis belle lurette, une note alouette, cousue de fil blanc, - on l’avait bien vue déjà se coudre à ses sœurettes, ses congénères, ses collègues, ses compagnes de fortune, ou d’infortune, une note qui ne se prend pas la tête, qui ne se plaindra pas, ne gémira pas, ne pleurera même pas, une note qui détonne dans ce paysage ambiant de mauvaises notes (votre dernier bulletin est nul ! ) les pauvrettes.

Chaque fois que j’y pense, je la revois : ses beaux bas blancs, son bustier généreux, ses cheveux de haute lutte, genre choucroute, mais là c’est quand ça s’accélère, ça veut s’accélérer, ou faire semblant… une touche, une note Ménilmontant, -mais pas si haut que ça- une note qui se voudrait notule, renvoi en bas de page avec les astérisques, les chiffres, les colonnes juxtaposées pour plus de lisibilité. Une note d’envergure, une note d’Académie découronnée, une note de la rue où elle n’en mène pas large, une note de zéphyr doux, qui t’émotionne par les deux bouts, une note qui pleure, une qui s’en fout. Ces mots deviennent fous, fous d’elle ma note belle, bout de ficelle qu’on promène, à qui on fait la courte échelle, mais non, c’est plutôt elle qui nous la fait, appelant les mots à la rescousse.

Je ne vais pas au bal, non

J’attends qu’il pleuve

Ils vivent dans du papier buvard

La main sur la crosse

Du cœur.

Je n’en demande pas plus que ça. Les chiens sont sur les toits et la lune a froid. Demain, nous sommes prévenus, le retour se fera obligatoirement par les quais, à cause des meurtres au centre-ville. Il y a des soirs, il y a des matins, et au milieu, il n’y a rien. Que des regrets. Non formulés. Qui, je me le promets, ne se changeront pas en remords. Ceux qui caracolaient en tête ont mordu la poussière. On ne leur en saura pas gré. Tu as passé le gué trop tôt pour toi, ta vieille carcasse de matelot naufragé, épave sublime du faux-semblant, et de la vraie générosité. Tu savais ce qu’il t’en coûterait, pourtant tu l’as fait. Les fées sont des chipies et les chipies pissent encore au lit. On se demande qui est le plus fier : le loup des steppes, ou la ménagère ? A l’ouest une drôle de lumière immobile, stationnaire, qui n’est pas, à coup sûr, une étoile. On se perd en conjectures. Le silence est une valeur sûre. Je n’ai rien dit au vent. Pas pu. Il était occupé avec des filles qui ne le lâchaient pas. Ah ! La survie par l’écriture, la floraison par la bouture, ce mine de rien qui t’amène droit à la déconfiture. Je suis dicté ? Oui, oui, oui, tel une machine de guerre qui répond aux ordres, venus non d’en haut, mais d’en bas, enfin plus bas, vers où crêche le cœur, ce qu’on appelle par ce nom-là, mais moi je ne l’appelle jamais, il vient tout seul, suffit que je me tienne prêt.

A la volée

A la sauvette

Les mains liées

Le cœur plié

Sans piétiner

Ni rebrousser

Chemin

Droit à la ligne

Point à la ligne

Recommencer

Renaître

Résister

Ne plus se sauver

Juste être là

Sauvé déjà

doigts de ta main dans ma main de mes mains sur tes seins je rêve beaucoup de toi j’ai refait le chemin mille fois sur mes doigts timide et incertain, j’ai lâché mes bateaux dans le vent des oiseaux j’ai craché mon désert comme un chant sur tes lèvres, je rêve beaucoup de toi la porte grande ouverte sur mon chemin de croix où s’enfle la poussière, il y a longtemps déjà, ces mots qui ne viennent pas qui disaient : revenir, je t’aime, ne plus souffrir, je vous aime comme un taureau, je vous aime comme les animaux, libère-moi de la colère et redonne-moi ton chant, je ne t’ai plus vue je m’en souviens et ce silence et ton absence et tes lèvres serrées si blanches quand je t’aimais, les yeux du vent les dieux de la pluie, un jeune palestinien a jeté des grenades dans la gare routière, 64 blessés, sans complice, on est les rois du monde, une de mes plus belles histoires d’amour dit Éric c’est quand j’avais 15 ans, on avait creusé un tunnel dans le sable pour toucher la main de celle que j’aimais, l’ultime enfance, j’ai croisé la dame sans lit, au revers de sa robe ma chance, mon dernier alibi, mon beau totem je t’aime je t’aime je mens je rêve poussière d’étoiles fille du vent tisse ta toile à Hurlevent y’a plus rien à voler dans le château hanté y’a plus rien à sauver dans le château abandonné, j’ai remonté le temps à pas de loup, j’ai remonté le temps je ne t’ai pas crue je ne bois plus je tiens en respect tes baisers ne bouge pas ça ira, bonnet de nuit gardien de cimetière, tu seras comme la nuit sans boire et sans manger, sans répit sans souci, sans débit, juste lu, à peine compris dans le ttc, et pourtant ressuscité d’entre les pluies au quatrième jour cinquième coup du gong, inachevé inaccompli évanoui, un nain noyé dans ma prose qui se joint les mains comme un jeune fauve à l’abandon, des alouettes pleureuses, revenues de la poussière s’invectivent en braille entre le manuel et le cahier j’ai peu pris d’exercice mais je t’ai tenu bon les mains quand il fallait, mon sang était le refrain, me voici client au café étudiant où nous avions déjeuné hier avant-hier autrefois demain, des chiens courent lentement, la pluie tombe sans y toucher et j’ai un courant d’air sur la nuque qui me parle de toi partout, qu’est-ce que je dis là ? il n’aurait pas fallu couper court aux démonstrations convenues par haine de la démagogie, mais si elle est bleue que ne ferai-je ? mal habillé maladroit, je me moque de moi de mon cœur qui bat comme ça, comme s’il n’y avait jamais eu ces années écoulées à vivre chercher comment pourquoi vivre comme aux premiers jours, adolescence, souvenir du monsieur qui se fait vieux doucement, convenable et solide ce qu’il faut la table est bancale l’expresso refroidit, c’est vrai nous sommes seulement samedi, pas dimanche, pourquoi dimanche ? cette impression de grand vent calme où se nouent doucement les écharpes d’un autre âge, long silence habité sans hâte comme un repos d’enfance un abandon au rêve du temps nos âmes fortes et craintives souvent avant qu’on n’ait jamais rien commencé, débuts titubants dans la vie qui t’appelle, forêt vierge de tout savoir, doute, connaissance, tu sais bien que tu iras, mais tu prends le temps puisque tu l’as, le temps de te décider et déjà tu as fait plus de la moitié du chemin, nous ne vivrons plus longtemps, comment as-tu fait ? ah je ne savais pas, allons, pas de hâte non, allons, allons, en route mon fils, prends ma main, conduis-moi où je dois, c’est là aussi qu’il te faut

Tu n'as pas voulu mettre les flûtes à la fenêtre. Le renard dans le poulailler. La Grande Ourse dans le plumier. Croquignolesque, votre Altesse !

Tu n’aurais pas eu le temps de t’attendrir, de chérir le coucher du soleil, de frapper du plat de la paume les belles vagues de la mer. C’était un jardin à deux sous, plein d’herbes folles et de gros cailloux, il y avait cet arbre centenaire au moins, tout rongé par le vent et les embruns. De la mer. On y venait comme à l’office, au sacre, au mariage en blanc du ciel et de la terre. La mer pour témoin. Ses vagues, garçons et petites filles d’honneur. Nous filions doux quand on apporta les provisions et les boissons. Personne ne se précipita. On tâcha de rêver le plus longtemps et le plus loin possible, avant la nuit. Et la nuit est venue comme toujours, beaucoup trop vite. Le rêve de l’ange est la sœur de son compagnon d’infortune, ou de fortune si l’on préfère. J’applaudis comme la foule : à tout rompre. Rompre quoi ? Tout ? Vous êtes sûrs ? En êtes-vous vraiment sûrs ? Demain est le jour du radis, du poisson, et des salsifis.

 

À DEUX MAINS, DEMAIN

 

Perdre peu à peu le contrôle

Jusqu’à ce que je t’aie perdue

Avec le contrôle

Mais je me refais bien

Comme ce cri tu te souviens

Qui montait de l’estuaire

Répercuté sur l’acier rouillé des grues

Des monte-charges

Des engins de levage

Comme nous sommes confondants

Et confondus tout à la fois

Et contents

La volière a pris le large

Nous, le chagrin

Le vent est en panne sur la presqu’île

Alors il se fâche et râle

Nous rions de bon cœur

J’aimais cette odeur de ta peau

Qui demeurait longtemps

Sur la mienne

J’aurais dû alors

Le savoir

Mais en ce temps là je croyais tout savoir

Ça nous a perdus

Même pas mal

Même pas grave

Nous mourrons quand même seuls

Célébrant la vie

La beauté du monde

Au creux de tes paumes

Celle de ton visage,

De tes doigts sur mes doigts

De tes doigts dans mes doigts

De mes doigts dans les tiens

Et nos paumes confondues

Qui fleurissent

Qui bourgeonnent

Qui s’épicent

Qui papillonnent

Qui s’éclipsent

Face à la représentation

Des divinités aux mille bras

Dans un pépiement d’asphodèles.

Il y a ceux qui ploient sous le poids du destin, et ceux qui le bravent, le destin.

C’est un monde peuplé de signes.

Un monde de gestes : certains le bravent, d’autres croulent sous son empire.

Un monde de gestes, un monde de signes. Vocabulaire de la rhétorique, de la peinture, de la danse, de la scénographie bien sûr, de la musique, de plus…

Allégories, oxymores, métaphores, métonymies, la langue des signes, et celle des cygnes. L’illustratif, le démonstratif. Le soulignement, le sur-lignage. On y danse la valse-hésitation, la valse de Vienne, le sombre tango, reggae et bourrée, hip hop, tamouré et catastrophe.

On y cache sa pensée. On s’y contredit, en gants blancs dans la nuit.

C’est un monde que ce peuple-là, on y trouve tout le monde, mais on se croit contraint de devoir chercher chacun.

On entrevoit les dépendances.

On a les extrémités qu’on peut

Qu’on ait le bras long ou pas

Des doigts de toutes factures, de toutes manières, de toutes façons, bagués, manucurés, déformés, difformes ou comme des os, rongés.

Des paumes particulières, à orientation variable, et variée, pleines de courants d’air, de trésors dissimulés, moufles ou mitaines, ou l’air du large.

Maintes fois j’ai attendu, applaudissant, à tout rompre, demain, ce demain tant guetté, le tant attendu. Et bien, ce n’est pas bien malin de rompre demain, fut-ce en applaudissant, ou alors tu n’en attends plus rien, de demain. Et demain se met donc le doigt dans l’œil, et passe, sans même prévenir, sans même un signe. Et le temps est déconfit, il lui manque depuis toujours quelque chose de constitutif de son être : demain !

Qui n’écrit plus, non plus : abolie, la plume ! Qui ne sait plus comment se maintenir.

Et dans ce siècle à mains, l’écriture du corps, c’est la leur. Puisqu’elles sont bien en possession des cartes : carreau, cœur, trèfle, pic. Dans le désordre, et panachées. Poker menteur. Je passe la main, celle de dieu, celle de diable, d’Orlac. Celles de Victor Jara, coupées au ras des poignets :« Et bien joue et chante à présent… ». Et il chante à voix nue. Même à mains nues. À mains dites. À mains coupées. En dépit des doutes. En dépit des dires. Et le peuple se rassemble et se prend la main. Et toi, dorénavant, qu’as-tu maintenu donc ? Rien d’autre qu’une ligne de vie, brouillée. Qu’une ligne de chagrin ? Alors te reviennent du plus loin que l’enfance, les mains oiseaux, qui volent seules, telles les mains du manchot qui a encore mal à sa main, absentée depuis quand ? Main des contours. De l’amour. Manomètres. Blaise, sommes-nous loin de Montmartre ?

Non, je n’ai rien vu, je vous dis. Rien fait qu’entrevoir, de mon débarcadère bleu, (je n’y suis pour rien), seul toujours et sans cesse la main mise à ma solitude, ma pâte. Et la solitude renâcle. 

« Je ne te crois pas, je ne vous crois pas, mon petit doigt me le dit, et mes mains aussi, qui tremblent : j’ai perdu le sens du temps, mais le temps n’a pas de sens ! Le temps est insensé » 

Ayant fait lien par leurs deux pouces, ombre chinoise, elles battent des ailes et finissent par s’envoler donc,

Malgré l’horreur, malgré leur peine. De l’aigle à l’étourneau. Du busard de plomb au pigeon perdu parmi les coquelicots. Elles se sont faites oiseaux, vraiment, ne se feront plus avoir par l’appeau, Puisqu’ à présent elles sont le ciel, et que le ciel ne se rend pas, jamais. Paumes et doigts. Ciel et terre. Paradis et enfer. Mains soleil. Qui volent haut. Et signent. À voix blanche. À mains nues. À mains pleines.

Vous l’aurez compris : je me régule comme je peux.

Je ne suis pas une catapulte, juste un épieu.

Un épi ?

La main est au geste ce que l’appeau est à l’oiseau. La vitre au carreau. Quand les fils de la vierge s’enroulent sur les doigts de ciel. Il manque juste la fleur de trop. Un bruissement de feuilles. Une brusque inclinaison de la lumière tombée. Les mains qui se dérobent. Je cherchais dans le ciel quelle question ? Dont j’avais depuis longtemps la réponse. Incandescente. Qui me brûlait l’intérieur de l’âme. De la viande. Depuis si longtemps. Cherchant au loin des repos guerriers, des relâches d’âme, des larmes non retenues, absorbées par le sable. Consentant. Ma mie, te souvient-il de la marée montante, l’hiver, le sinagot éventré, par notre faute, notre imprudence. Il pleuvait. J’avais les mains en sang. Et ma caresse sur tes lèvres y a laissé du sang. La faute à mes mains. À la pluie. À l’hiver. Au vent. A la marée qui descend, au même cauchemar d’enfant, quand le bateau bleu et blanc où je suis seul fout le camp vers le large, l’horizon désert, et je n’ai pas peur, passé au-delà de la peur avec l’image de ma main gauche sur le carreau glacé poisseux de buée, c’était en 1956, ma main s’est refermée sur elle-même, je lui ai trouvé un refuge près de mon cou et n’ai plus bougé pour que personne ne puisse croire que je ne pleurais pas avec les autres. Et puis le printemps, toutes ses dents, les quatre dents du trèfle que ma main fauche à foison et je me redresse dans le soleil, ma main en visière, le cœur en bandoulière, affectant une ou deux de ces poses qu’on croit réservées aux cabots, cabotins. Mon teint est-il au mieux ? Ma vie vous fait-elle envie ? Voyez, je la partage bien volontiers. Donnez-moi la main, je vous tends la mienne, celle du cœur bien sûr, le sentez-vous, bien battant, bien à vif, bien au pic de cette émotion venue de votre main dans la mienne, qui que vous soyez, ou de la mienne dans la vôtre. Je sais quels frissons je suis capable de laisser se propager de mes mains, douces comme la crème, qui n’ont jamais travaillé, non, pensez donc, juste joui, à tout propos, toute occasion, et quand le frisson n’est pas au rendez-vous, je le convoque toujours, puisque je suis le maître, la main de mon destin. Plus besoin de rire. Tu n’avais qu’à reprendre le cours de ton cours. L’ennemi rit. La mésange pâlit. Tu sauras bien retrouver ton chemin, mais ton âme ? Alors tu abattras les cartes sur la table de bois du bistro de la dernière chance. Il y aura un nain, et il y aura une dame. Nous, nous serons autour, fous, incertains. Identités douteuses et objectifs dépareillés. La nuit aura joué. Je n’aurais pas encore perdu. L’aurore s’occupe des couplets. Le refrain est annoncé, vendu d’avance : dis, quand reviendras-tu ? Et cette plénitude de savoir au moment de comprendre que ça ne se produira jamais. J’aimais les élégantes et ignorais les parjures. La calotte du prélat est un souvenir sur la plaine quand les cavaliers d’un coup de sabre la lui ont fait voler par-delà les dunes de sable, les lunes de marbre. Comme il était déjà tôt j’ai refermé la fenêtre. Tes mains étaient ouvertes vers le ciel, mais ton cœur fermé comme celui d’une demoiselle qui calcule à tout moment ses chances d’être arrimée ou répudiée. Alors le plus souvent, elle se répudie d’elle-même. Ne te reste plus que le souvenir de l’odeur de ses mains, cette fragrance entre trois lignes, identité érotique dont elle prétend n’avoir donné qu’à toi seul le secret, beau sire, bon sire, escroc, parjure, duelliste, corrompu ! Qui es-tu ? de quel bois te chauffes-tu ? Il y en a qui ne restent qu’indécis et il fait froid par là-bas…

Un excès de main peut faire taire le silence

Le parapluie de ta main

Sur la pure faconde du jour

Elles ont fait le tour

Elles ont fait le jour

Elles ont fait l’amour

Mes filles fleurs

Mes filles femmes

Elles ont tout donné

Sans rien garder dans les paumes

Elles ont cousu les bouches

Des menteurs des errants des malheureux

Le bâillon pour les traîtres

Recueilli le sang et les larmes

Apaisé l’enfant

Le vieillard

Et l’aveugle

D’une simple imposition

Non rémunérée

Mes mains ne sont pas dans l’annuaire

Ton visage non plus

Et pourtant ton visage sans mes mains…

Et pourtant mes mains sans ton visage…

Main veux-tu, main crois-tu ? Main menteuse, ébouriffée dans tes cheveux défaits. Main songe, main conte, maintes fois repris au début, au commencement, il était une fois, bien avant les mots était la main. Ou plutôt les mains. Depuis elles se sont défaites, séparées, chacune toute à sa liberté revendiquée… qui n’est que de chercher une autre main ailleurs, à serrer, à caresser, à implorer, pleurant et sanglotant et revenant sans cesse à la même chanson : « donne-moi ta main et prends la mienne… » Et pourtant, nos mains le savent bien, il n’est jamais fini le temps de l’école… Quand l’intelligence vient aux mains, les maîtres du monde ont du souci à se faire. Je ne sais pas si la terre est ronde mais je sais que ta main est blonde et mon désir comme une mappemonde où ta main pointe un à un tous les points de convergence, tous ceux de la divergence, terrible engeance. Les mains visières et les mains parasols, avec un grand mouchoir à carreaux ou pas. Les mains qui te sonnent, celles qui te somment. Celles qui passent en courant d’air et celles qui s’attardent, derrière la porte de derrière. Les mains de l’antichambre et celles de la chambre, les mains qui trient, qui plient, qui creusent, qui reviennent pour mieux repartir et puis s’en revenir sur la pointe des pieds, sur les galets rompus par nos pas répétés. Où est-elle cette main de Dieu, et cette colombe qui un beau jour, un beau matin a fui sa paume ? je me demande ce qu’il restera de ce ballet des mains, tous doigts confondus, toutes paumes tour à tour ouvertes en grand ou fermées en petit, tout petit. Les mains sont une vue de l’esprit, une métaphore de ses ébauches de phrases contrites, ou bien la jouissance pure de son envol par-delà les terres arides et les contrées du vide. Nous sommes les lieutenants des mains, nous en sommes les domestiques, elles qui ont pris à deux mains tout le cœur qui restait, à la fin du banquet, et qui serrent, qui serrent…

Mains baladeuses, un monde de signes qui se dessinent dans l’espace en trois dimensions, voire quatre, abscisses, ordonnées, temps, espace, éternité fugace de l’instant qui se dit sans un mot, à toute main.

Bénédiction, couper le pain, charia, couper la main, couper la tête, rentrer les foins, caresse de la main qui caresse la caresse de l’autre main qui se tend, accueille, se referme sur la première sans chercher à l’emprisonner pour autant, mains de l’amour, toujours séparées, à jamais, toujours néanmoins cherchant à se rejoindre, à se relier, se fondre, ne faire qu’un, qu’une, que deux du même, touchant, palpant l’éternité demain et toujours maintenir les jeux qui ne sont pas de vilains, mais du destin les signes, destin qui s’accomplit et se révèle par l’ingéniosité aimante des mains qui ont le choix sans cesse d’aimer ou de haïr, de délaisser ou d’accomplir, jeux de mains, A Morra, main tenue, basse continue… Lorsque tu te réveilles lourd de sens, décalqué dans une sorte d’image éternelle de ce que tu aurais pu être, et que tu ne sais pas à qui donner cette chance.

Monde des signes, qui soulignent le propos, même s’il est hors de propos, à cet instant, ils le montrent, désignent, ou bien en tiennent lieu quand l’oreille est sourde et la bouche muette. On s’en remet alors aux mains, aux signes, aux poignets, aux paumes, aux doigts. Il ne s’agit plus alors de souligner, de contredire, ou d’infirmer, mais bien de se substituer.

La main se dresse et dit : « Charmée, vraiment, charmée… »

Mes mains ne sont pas dans l’annuaire

Ton visage non plus

Et pourtant ton visage sans mes mains…

Et pourtant mes mains sans ton visage…

Tu le savais pourtant :

De demain à maintenant

On remonte le temps

À mains nues

Et sans assurance, ni casque, ni corde, ni képi.

À demain.

 

© dominique ottavi

Présentation de l’auteur

Dominique Ottavi

Poète et chanteur corse et libertaire.

Homme de paroles, c’est un poète qui chante, un chanteur qui écrit, un écrivain qui conte, un conteur qui musique, un musicien (cetara-cistre traditionnel corse -) un comédien-acteur, qui joue, toutes les comédies du vivre, du sentir et du dire, paroles nomades et voix multiples :

omu di parolle, hè pueta chì canta, cantarinu à scrive, scrittore à fà fole, fulaghju à musicà, musicante à rifà e cumedie tutte di u campà, di u sente è u dì, parole vagabonde è voce propiu à voli ne più :

Dominique Ottavi /dumenicu ottavi

a publié, ces dernières années, une vingtaine d’ouvrages de littérature et 15 albums musicaux de ses compositions.

  • 1964 sur scène, Angers, salle paroissiale ? premier contrat rémunéré accompagné par banjo, douze-cordes et contrebasse, répertoire Hughes Aufray, folk et compos personnelles.

  • 1966 : monte à Vannes sa première pièce : Léocadia de Jean Anouilh, mise en scène et comédien

  • 1967-68 suit the Living Theatre, de Julian Beck et Judith Malina à travers la France, et l’Europe. Apothéose au Festival d’Avignon, qu’on empêche, 68, tous tout nus dans la rue… Découverte du corps, nudité, expressions corporelle, yoga, méditation… révolte.

  • Rencontre avec Léo Ferré, le suit sur la route pendant sa tournée.

  • Devient le « Jean-Pierre Léaud » comédien favori de Joël Farges ( qui fondera plus tard la revue : Ca Cinéma) dans trois court-métrages dont : « Des vagues, des mers »

  • le reste à suivre

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