Marc Alyn, T’ang l’obscur, Mémorial de l’encre, extraits

Paroles de T'ang

 

Le sommeil-confiait-il-est un lieu traversier
qu'empruntent nos géniteurs immémoriaux
nomades du clair-obscur
sujets à des absences
affublés d'oripeaux de pourpre rapiécés
porteurs de baluchons
que gonfle un passé rauque.

 

Les hors-venus des neiges morfondues
franchissaient d'une voltige les remparts
et l'eau serrée des douves
sur des radeaux de branchages.

Je parlerai encore-décrétait-il-
des espaces gordiens à l'intérieur de l'homme
où le désert s'unit aux vergers aux sépulcres : 
région de poussière et de suie
ultime retranchement de l'esprit en partance
au-dessous du niveau de la mort.

 

 

∗∗∗∗

 

 

La vie, songe éveillé, s'achevait par un sommeil
sans rêves ni rivages, au seuil des steppes, où croît
la solitude parmi chardons et ronces : barbelés du
règne végétal. Quand surgissaient, d'un vol acéré,
les oies sauvages dont l'aile nous frôlait hardiment
au passage, nous faisions halte sur les hauts pla
teaux de schiste noir afin de saluer les revenants
de nos vies à venir aux bras chargés d'icônes et de 
coquelicots. Un soleil flambant neuf nous guidait
vers les cimes. De l'autre côté de l'horizon s'éla
borait, dans des cuves gorgées de grappes écrasées,
la fermentation heureuse.

 

 

∗∗∗∗

 

L'au-delà ressemblait comme deux gouttes d'eau
à ces ombres chinoises
dont les doigts de l'aïeul peuplaient le papier
    peint
à la lueur échevelée
d'une lampe d'argile :
coq de bruyère errant dans le brouillard
chevreau de lait lapé par les ténèbres...

Á la fin
le loup dévorait la lumière.
Chacun demeurait seul
les mains sur ses genoux.

 

 

∗∗∗∗

 

Alchimiste inversé
sosie du Pendu des tarots
il restituait au brasier
l'or potable des chrysopées
à l'issue du Grand-OEuvre.

De son pinceau giclait
point-trait du morse des abîmes
flèche visant le coeur de la planète
au-delà des myriades d'années
et son oeil de huppe sagace
détectait les trésors dans le limon des fleuves.

Sisyphe de l'immatériel
nouveau-né du néant
agile gondolier
il édifiait des mausolées à la gloire de l'oubli
puis offusquait la nuit
d'un clignement de cils.

Présentation de l’auteur




Sébastien Cochinard, Induration et autres poèmes

induration

 

endurer le silence

sans prise avec toi

qui m’échappe aux fractions

des souvenirs de tes pas

 

attirante étrangeté

multiplice lucidité

sfumato de ta cachette

dilatoire et secrète

 

tu te dérobes aux corneilles

femme de philtre jouxte treille

pouce-pied aux rêves ruelles

 

pour quel empan de sylve ancienne

rive entr’ouverte à ton jusant

nos corps ruseraient un radeau

 

 

coraux ou kumquats

 

ou sont-ce des coraux

je ne saurais le dire

pointes légèrement tendues aux reflets des kumquats

donne m’en s’il te plaît la clef

femme d’entre toutes les flammes

tes gestes exsudent une lenteur involontaire

ainsi tu ajustes tes bas avant d’aller au travail

me lançant un sourire à la dérobée

tu sais aussi qu’anthracite et sixte est ton antre

à la frôle chaleur j’y greffe l’ente

aux mille caresses palimpsestes

ce matin le soleil ne se lève pas

que faire Eva de cette nuit qui n’en finit pas sans toi ?

 

 

 algèbre à l’orme

 

une femme flambante aux mèches de désir

m’a couché ce matin dans des draps d’orme neuf

le baiser échappé de ses lèvres suintantes semblait

une moulure dédiée aux satellites de la sensualité

cette sculpture de l’étrange était recouverte du réticule vert-de-gris

de la honte et de l’ennui mêlés

mais aussi des mille petites plumes de la sagacité qu’on ne peut attraper

sans sentir entre ses doigts le vert frais des promenades

nous échapper

les bords enroulés de son ouïe

plus la blancheur de ses chevilles

plus les mésanges indécises laissant leurs pas au long cours de ses bras

égalent l’invasion de son sourire

moins la froideur de ses adieux

 

 

au repos du miroir

 

drogue infusée au sang du ciel comptant

message échappé seul au seuil du miroir

mygale glaçant noire l’almoravide nuit

péquins affolés nus courant à l’autre rive

surseoir de ma rivière flageolant des grelots

pour une aléatoire nuit vivre d’éternels repos

 

 

archéologie des saisons

 

le printemps incarnat

comme un lilas caché

sous les replis de tes senteurs marines

embaume attire et badine

pousse au crime de soupirer

tes sels enfreints tes fracas

c’est ton espoir

d’enfante et adolescente

risquant outrepassant tentatrice de toi-même

tôt consciente de ton étrangeté

et de la nécessité d’aucune concession

 

aux lourdeurs écrasantes de l’été

tu te loves et te réveilles

offerte à la chaleur levantine

du soleil de ta vie

re-belle aux reflets roux

j’ai adoré tes yeux à hauteur d’homme

tes yeux sulfures ton oeil corolle

surtout l’alternance de noir vêtue

de tes silences

et de tes fulgurances

réflexions pauses décisions soudaines

sac et ressac de ton imagination et de tes sensations

le temps long que tu t’offres

pour la promesse des découvertes de l’autre

 

aux fraîcheurs venteuses de l’automne

tu joues sans fausseté mais bravache

ta liberté

encore et toujours remise en cause

du moins te semble-t-il

ayant compris le soin d’autrui

 

Présentation de l’auteur




Un rêve, anthologie

Après les recueils « Poètes drômois », « Rouge », « Rivages » et « Ailleurs » vient de paraître « Un rêve », la nouvelle anthologie publiée par la maison d'édition drômoise l'Aigrette.

C’est un élégant petit livre de forme carrée illustré par Tatiana Samoïlovkaet qui regroupe 42 poètes dont les 2/3 sont des voix féminines.

Le choix de l’article indéfini dans le titre laisse entendre qu’il ne s’agit pas du rêve en général mais d'un rêve en particulier, un rêve parmi d'autres mais qu'on imagine plus important que les autres, une étreinte de l'invisible qui donne corps au désir et laisse une trace profonde de son bref passage dans un monde mystérieux.

Un rêve, Anthologie poétique, éditions de L'Aigrette/Maison de la Poésie de la Drôme, 2019, 85 pages, 16 €

Ce que je rêve, nul autre que moi ne peut le voir [1] écrivait Fernando Pessoa. Rêver est de l’ordre de l’intimité.

En nous confiant le souvenir d’un rêve, les poètes de cette anthologie contribuent à nous montrer la multiplicité des aspects de ce paysage intérieur dépourvu de substance, visages de la nuit à mi-chemin entre conscient et inconscient, voyage irréel qui – le plus souvent – entre en résonance avec le réel.

Car le rêve est un silence qui nous parle de nous, le « Souvenir d'un souvenir, l’ombre d’une ombre » [2] que seul peut-être le poème peut tenter de restituer.

Ainsi dans le très beau texte qui ouvre le recueil, Nadia Gilard invoque le rêve pour surmonter l’absence et retrouver le passé dans une rencontre virtuelle où l'impossible pourrait devenir possible. « Je voudrais forcer le présent à redevenir passé/je voudrais m'enfouir dans un sommeil pour te regarder » . Même sentiment chez Hélène Duc : « il pleut si fort sans toi que j'en ai chaque nuit des bateaux dans les yeux en partance pour nulle part ». Et l’on pourrait citer également les textes de Pierre Vandel Joubert, Irène Duboeuf, Sylvie Miranne et, pour l’évocation des souvenirs d’enfance, Sonia Leijtz, Thierry Radière etc.

Le rêve est un espace privilégié où tout peut advenir, y compris les actes les plus incongrus ainsi Perrin Langda écrit « je parviens à me faire la malle en douce par une porte fermée. » et les textes de Muriel Carrupt et de Lionel Perret nous emportent dans un monde onirique où s’opère la totale fusion entre le poète et le paysage, entre l’humain et le végétal « je devenais/arbre/branche/bois » (Muriel Carrupt) : « Chaque rencontre avec l’arbre était l’occasion de se plonger dans un rêve troublant et délicieux : devenir arbre à son tour » (Lionnel Perret).

Véritable échappatoire pour Olga Zaslavski, le rêve n’en est pas moins qu’une illusion, un mensonge ( « La nuit je mens » conclut Valérie Dorpe en toute conscience), une espérance folle qui lorsqu’elle cesse, engendre le désenchantement : « Un rêve/crevé en plein vol » (cf. Un rêve au solde Margot Darverne). Si la confrontation au réel génère un état allant du bien-être aux regrets, parfois les deux sentiments cohabitent, comme chez Isabelle Granjon : « Mais tes possibles se réduisent/dans la ouate/du jour naissant […] ouvre les yeux maintenant sur le désarroi lumineux de l'éveil ».

« Mais ce port très au nord des terres habitables/Est-ce vraiment Harlingen ? » s’interroge Didier Gambert à la fin de son texte et Marjorie Tixier écrit : « Il est des pays exilés/Détachés ignorant/D’où ils viennent/Et qui dérivent/Lentement… » : les rêves sont parfois emplis d'incertitude, parfois aussi de violence et de sang, se transformant en véritables cauchemars : « j'ai franchi la membrane du rêve/recroquevillé sur mon lit/hébété/je te regarde sereine qui dort contre moi/j'entends toujours ton hurlement. » (Pierre Rosin).

Nombreux sont les auteurs qui évoquent des rêves éveillés, (désir impossible de maternité décrit par Sandrine Waronski) ou les rêves qui hantent leurs nuits. Danièle Helme, quant à elle, situe le rêve entre veille et sommeil, « avant de sombrer dans le sommeil, /Je chutais, victime de l’apesanteur/je me sentais évoluer au ralenti dans de courtes régions du vide » .

Il y a aussi ceux qui rêvent leur vie et ceux qui font de leur vie un rêve : « Il avait fait de sa vie un rêve parti en fumée dans la vallée de la lune » (cf. Clément Bollenot).

Il est impossible de citer tous les textes de cette anthologie. Soulignons encore le délicat poème de Sophie Lagal qui fait écho à l’illustration intérieure (toujours de Tatiana Samoïlovka) « Pourquoi le cerisier en fleur ne deviendrait-il pas oiseau rouge le long de ma robe ? » et l’engagement de Mich' Elle Grenier qui, « avant que la terre crève », nous appelle à « semer dans un coin de pré vert/les coquelicots de nos rêves » !

Nous en resterons-là, ne serait-ce que pour inciter le lecteur à ouvrir cette anthologie, inciter son regard à se poser sur ces textes très différents les uns des autres mais tous de qualité et peut-être aussi le faire… rêver !

Ont participé à cette anthologie, outre les poètes cités ci-dessus : Valère Kaletka, Jean-Marc Barrier, Cédric Merlan, Agnès Cognée, Clément Bollenot, Catherine Weber, Philippe Labaune, Delphine Burnod, Sandrine Davin, Marion Lafage, Cati Roman, Marianne Desroziers, Eve Eden, Marguerite C, Jacques Pierre, Ingrid S.Kim, Véronique le Milan, Pauline Moussours, Éric Dausse, Sabine Venaruzzo et Jacques Cauda.

 

∗∗∗∗

 

[1]Pessoa, Le livre de l’intranquillité  p.348

[2]Jean Cocteau, essai de critique indirecte (1932)




Marcus Smith : New-York à gogo (extraits)

 

Skyscraper,

 

You are the giant size of a billboard

And bigger than the Giants’ scoreboard.

You are funhouse angles painted on

A monument’s campaign facade

Or real as a funhouse is real charade.

 

The model is modeling her legs. Look.

Bombs are beating diplomacy. Fear.

The building is falling down. Run.

I think you are building. Once.

I think you are a funhouse. Fooled.

 

While a tower was crumbling down the side of the same tower,

The tower-size projection of archaic columns bearing a marble frieze

Of great gods and their human qualities enduring in marble persistence,

After earthquakes and munitions explosions at the Temple on the High Hill,

‘We didn't know what will happen, and the gods have stopped wondering,’

Recited the rolling caption when the time for introspection had passed.

 

 

Gratte-ciel,

 

Tu es le modèle géant d'un panneau-réclame,

Plus grand que le tableau d’affichage des Giants.

Tu es les arêtes d'une baraque foraine peintes sur

La façade en campagne d'un monument

Et  aussi  vrai qu’une baraque foraine est un vrai simulacre.

 

Le mannequin modèle ses jambes. Regardez.

Les bombes battent la diplomatie. Craignez.

Le bâtiment tombe. Fuyez.

Je crois que tu es construction. Une fois.

Je crois que tu es une baraque foraine. Raté.

 

Pendant qu'une tour s'effondrait sur le flanc de la tour identique,

La projection aux dimensions de la tour d’archaïques colonnes  portant une frise de marbre

Où de grands dieux et leurs humaines qualités, résistaient dans la persistance du marbre,

Après des tremblements de terre, des explosions de munitions au Temple sur la Haute Colline,

"Nous ignorions ce qui allait se passer, et les dieux avaient cessé de s’étonner",

Récitaient les sous-titres, passé le moment réservé à l'introspection.

 

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You Flinched for a Moment, Officer, and So Did I

 

(Where’s this?)

 

The corner of a number

and a number is now a name.

Another bomb.

 

She went over there to help.

  

‘Bicycle approaching on your left…’

 

Jump, mother, jump. Save the baby

Trapped in your running stroller

One inch from the Tour’s finish line.

The abandoned car in a no zone alarming,

The man on the gold phone barking,

A girl clutching dachshund balloons,

Covering her ear-muffed ears, crying.

(They’ll find problems with her later

And prescribe Specialty Conciliator.)

The woman reading yellowed personals –

Have You Seen My Beloved Dog?

Unfolding six tattered photos of Bruno,

The street sweeper enters stage right.

Eyeing my timid hound candidly,

Blowing his dog whistle cavalierly,

Policeman redlines next crime scene

In the caution lane. My mother said,

My mother…. What did she proclaim?

I laughed at pedestrians who spoke slow

But screamed at the whirl of crazy traffic.

During the ride in Metro à Go-go…

 

The lights have changed their protocols

According to the needs of time’s timing.

Watch out, watching out for –

(...)

 

 

'Vélo en approche à gauche...'

 

Saute, maman, saute. Sauve le bébé

enfermé dans ton chariot de course

Un mètre avant la ligne d'accès à la Tour.

La voiture abandonnée dans une zone sans danger,

L'homme aboyant dans son téléphone doré,

Une fillette cramponnée à des ballons en forme de teckel,

Couvrant ses oreilles sous le cache-oreilles, pleurant.

(Plus tard ils lui diagnostiqueront des problèmes

Et lui prescriront un Conseiller Spécialisé.)

La femme lisant des annonces jaunies -

Avez-vous vu mon chien bien-aimé?

Dépliant six photos déchirées de Bruno,

Le balayeur de rue entre côté jardin.

Examinant franchement mon chien timide,

donnant cavalièrement un coup de son sifflet,

Le policier trace en rouge la prochaine scène de crime

Sur la voie de sécurité. Ma mère a dit,

Ma mère... Qu'est-ce qu'elle a déclaré?

Je me suis moquée des piétons qui parlaient doucement

Mais hurlaient au tourbillon fou du trafic.

Pendant le trajet en Métro à Go-go...

 

Les lumières ont changé de protocole,

Pour les besoins du moment présent.

Faites attention, faire attention aux –

(...)

 

 

 

MISSING WOMAN

 

And you are missing and you are here

On billboards, streetlamps, the post office,

Dirty windows, construction site walls 

When last seen running after the sun alone

Saying, ‘Look where the world’s gone gold.’

5 foot 5, hair auburn as the leaves after dark,

Eyes blue when the sky tomorrow will clear

After terrible rain. And you are missing

And I am living since last seen here.

 

And coming up next in a cab

And coming up next on the escalator

And coming up next coming up next…

 

Fast-running footage

of birds frozen in ice,

a mole out if its hole

darting from every shadow

for every shadow

before the hawk, talons raised,

outstretched, descends.

 

Wake up, wake up your shadow

riding a morning bus.

 

She gets on wearing an arrow

To Fashion Avenue,

Advertising truthfully

Movement lurching there.

 

 Bigger and bigger letters,

Action Backpacks On Sale.

Snowing in window. Everest,

And Sir Hilary missing sale.

Would he still be first to top?

 

Speed, surrender to speed,

Surrender your heel-toe pace,

Let me go by you, hurry to –

Ever forget where?

 

T-Shirts on the rack,

Double zero on the back.

What's the front clue?

Name. Name of town,

Team. Your team

Or nothing or something

You love more than yourself.

 

Handbills. Street Sheet.

Store credit, Special Offer.

Not this life of desire.

My wallet bored, exhausted.

Trash tumbling over

An outstretched hand.

The heart needs a crutch.

 

 Wheels, on wheels

Bags, boxes, trolleys,

Racks of suffocating dresses,

Aphrodite in Nike’s shoes

Waving goodbye to Hermes

Perched above the station.

 

 

FEMME DISPARUE

 

Et tu as disparu et tu es là

Sur des panneaux, l’éclairage public, la poste,

Des fenêtres sales, des murs de chantiers

Vue pour la dernière fois courant seule après le soleil

Disant 'Regarde là où le monde est devenu doré.'

Un mètre cinquante, cheveux châtains comme

des feuilles après la tombée de la nuit,

Yeux bleus, comme le ciel éclairci demain

Après une pluie torrentielle. Et tu as disparu

Et je suis vivant depuis qu’on nous a vus ici pour la dernière fois.

 

Venant ensuite dans un taxi

Venant ensuite sur l’escalator

Et ensuite, et ensuite...

 

Des séquences d’images rapides

d’oiseaux pris dans la glace,

une taupe hors de son trou

s'écartant de chaque ombre

car une ombre

précède le faucon, serres dressées,

étendues, qui descend.

 

Réveille-toi, réveille ton ombre

assise dans le bus du matin.

 

Elle se lève, tenant une flèche

Vers Fashion Avenue,

Signalant honnêtement

Un mouvement chancelant là-bas.

 

Des lettres de plus en plus grandes,

Sacs à dos de rando En Solde.

La neige en vitrine. Everest.

Sir Hilary rate les soldes.

Sera-t--il encore le premier au sommet?

 

La vitesse, cède à la vitesse,

cède ton tempo talon-aiguille,

Laisse moi passer, me dépêcher vers -

Il t'arrive jamais d'oublier vers où?

 

T-shirts au porte-manteau,

Double zéro sur le dos.

Quel indice pour devant?

 

Nom. Nom de ville,

Équipe. Ton équipe

Ou rien, ou quelque chose

Que tu aimes plus que toi-même.

 

Prospectus. Publicité.

Crédit commercial. Offre spéciale.

Pas cette vie de désir.

Mon portefeuille s'ennuie, épuisé.

Les déchets tombent sur

Une main tendue.

Le cœur a besoin d'un béquille.

 

Roues, sur roues,

Sacs, boîtes, chariots,

Portants de robes suffocantes,

Aphrodite chaussée de Nike

Disant adieu à Hermès

Perchée au-dessus de la gare.

 

 

Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini, Sable

Marilyne Bertoncini nous emmène vers la plage au sable fin, vers la mer et ses vagues qui dansent dans le vent pour un voyage tout intérieur… Elle marche dans l’eau et rejoint au plus profond d’elle-même,  au contact de la mer,  matrice primordiale, la mémoire de la présence-absence d’un être cher. Les  grains de sable,  insaisissables dans leur fluidité, la renvoie à  l’insaisissable et à l’éphémère de notre condition humaine.

 C’est dans un langage métaphorique, tout en retenue, que  Marilyne Bertoncini révèle la souffrance toujours présente après la disparition de l’être aimé   « flamme cendre sous ses pas ».

Marilyne Bertoncini, Sable, Editions Transignum, 2018.

Avec une infinie délicatesse où la force intérieure ne fait jamais défaut, elle nous attire par son chant de sirène dans cette incursion intime « où se dissout le vent du souvenir ».

Le deuil creuse le vide laissé par cet être dont la perte, comme le dit Marilyne Bertoncini elle-même, « est à apprivoiser ». Son omniprésence dans l’esprit et dans le cœur  par son « âme fantôme » qui «  s’épuise en pure perte »,   la trouble, l’émeut, consciente de  «  ces pas sans fin (…) sans fil , sans trace ».

 Cette présence-absence lumineuse ( « l’or d’Elle s’écoule ») «  réverbère le silence immense de son cri »  et va conduire Marilyne Bertoncini à une réflexion métaphysique sur la vie et la mort, sur la vie après la mort. 

Ce recueil, léger comme le vent, laisse une trace profonde comme l’empreinte des pas dans le sable mouillé quand la mer s’est retirée. Il nous entraîne petit à petit hors du chagrin « vers la sortie du labyrinthe de solitude et de souffrance », car la poète veut «  naître, être, n’être rien de plus » .

De cette mémoire, « la cendre des mots/ flocons arrachés au silence »,  sourd la prise de conscience : « je sais qu’Elle respire de nous/de notre rire », la conviction que la mort-absence n’est que passage du corps matériel au corps invisible,  que l’être cher reste présent au-delà de l’absence.

Cette certitude ouvre alors la porte d’une joie nouvelle «  je suis fille de sable mais les mots m’appartiennent/je crie/j’écris » et se lit, se devine en filigrane, intuitivement  ET JE VIS.

Les tableaux de sable de Wanda Mihuleac dans leur effacement, leur subtilité aérienne et leur force suggestive, si évocatrice de cette matière mouvante et cristalline qu’est le sable, rehaussent par leur impact visuel, l’évocation de cette présence-absence.

Il faut ajouter qu’à la beauté du poème  de Marilyne Bertoncini, à la beauté des tableaux de Wanda Mihuleac, se joint la beauté et l’excellence de la traduction d’Eva-Maria Berg, elle-même poète.

C’est donc un recueil à lire, à méditer, à regarder…à recommander.

Présentation de l’auteur




Poésie Lusophone, premier épisode

POÉSIE LUSOPHONE 

Traduite par Stéphane Chao

 

Présentation

 Voici une sélection d’une douzaine de poèmes signés par trois auteurs venus du Brésil et du Portugal. Édités dans leur pays, ces poètes ont pour la plupart la particularité de publier dans la revue littéraire brésilienne Philos, l’une des plus actives et les plus soucieuses de dénicher les talents, en se jouant des frontières, avec une prédilection pour les auteurs de langue latine.

Chez le lisboète Pedro Belo Clara, l’écriture a pour fonction de dire un bonheur irréfutable quoique ténu à travers des métaphores qui débouchent sur une sorte de panthéisme bucolique où tout est matière à chant. Ici nulle métrique, fût-elle déstructurée, subvertie, mais une prose délicate, ductile qui épouse l’épiphanie printanière des choses et procure l’expérience florale de la communion avec les saisons.

 

Pour Regina Alonso, en revanche, le poème consisterait moins en cette fusion cosmique qu’en une opération alchimique chargée d’extraire la quintessence des choses à seule fin de manifester leur mystère.

Dans la poésie du Carioca Carlos Cardoso, le désir de métamorphose affecte principalement le sujet, qui attend de l’Autre la transsubstantiation qui le délivrera, ou qui sait, le rendra à lui-même. Expérience presque toujours déceptive.

Pour Tereza Du’Zai, cet Autre hors d’atteinte, c’est Dieu, à telle enseigne que sa poésie semble consister en une apologétique tourmentée qui a pour but d’affirmer Son existence à travers le blasphème.

 

NILTON RESENDE

 

As aves

 

São aves imundas
de imenso negror.
Passeiam aos pares,
centenas, milhares

— miríades de miríades de miríades de aves.

Passeiam em rondas,
agouros, caixões —
um ruflar de asas,
funestos sermões.

São pelos, não plumas, que orlam, adornam os corpos tufões.

São setas girando,
são dardos gritando,
são bicos sorrindo,
são olhos luzindo.

Os bicos, os bicos — beijam, cortam estes lábios famintos

Levantam-se aos ares,
abrindo suas fendas.
Recebo suas fezes
em minha garganta.

Corpo após outro visita-me a fenda, me abre, me encanta.

Insone torpor
recolhe meus pés,
me toma lilás,
partindo do ventre.
Raro gemido me toma o corpo, e rio descontente.

Eu rosno, eu grito,
eu abro as asas.
Eu salto e não vôo,
as asas pesadas.

As aves, as aves — onde? As aves. Empurram-me à larga
Um ventre? Que ventre?
Empurram por dentro,
soltando-se em estalos.
Eu grito, eu calo.
As asas das aves volteiam vermelhas, roxas. Acres.
Os céus são de chumbo.

Os céus são de carne.
Os céus são qual filhos nascidos em aves.

Meus filhos, meus filhos, são látegos, são bicos. E ardem

 

 

 

Les oiseaux

 

Ce sont des oiseaux souillés
par une immense noirceur.
Ils se promènent par paires,
par centaines, par milliers -

des myriades de myriades de myriades d'oiseaux.

Ils se promènent en rond,
formant augures, cercueils -
le ronflement de leurs ailes
est un funeste sermon.

Ce sont des poils, non des plumes, qui ourlent, ornent leurs corps de typhon.

Ce sont des flèches qui tournent,
Ce sont des pointes qui crient,
Ce sont des becs qui sourient,
Ce sont des yeux qui flamboient.

Leurs becs, leurs becs embrassent et découpent ces lèvres affamées. 

Ils s’élèvent dans les airs
tout en déployant leur fente.
Je reçois leurs excréments
à l’intérieur de ma gorge.

Leurs corps, l’un après l’autre, visitent ma fente, m’ouvrent, me réjouissent.

Une torpeur insomniaque
recroqueville mes pieds,
et remontant de mon ventre,
un teint violacé s’étend.

Un frêle gémissement me saisit le corps, et je ris mécontent. 

Je grogne, je pousse un cri,
J’ouvre mes ailes en grand.
Je saute, mais ne vole pas
avec mes lourdes ailes.

Oiseaux, oiseaux – mais où sont-ils ces oiseaux ? Ils me repoussent au large.

Ventre ? Quel ventre ? Ce ventre 
qu’ils enfoncent en prenant
leur essor à grand bruit.
Je pousse un cri, je me tais.

Les ailes des oiseaux virevoltent rouges, violettes. Aigres.

Les cieux sont chargés de plomb.
Les cieux sont chargés de chair.
Les cieux sont comme mes fils
nés sous la forme d’oiseaux.

Mes enfants, mes enfants, ils sont fouets, ils sont becs. Et ils m’embrasent !

Ils s’amassent en nuages,
et se retournant vers moi,
me jettent des excréments,
mes enfants, mes volatiles,

Et je les lèche et je les mange, et me dilue en parties intimes.

 

REGINA ALONSO

Poèmes tirés du recueil AZUIZ (éd. Kazuá, São Paulo)

 

Alquimia

 

Seca retorcida és outra
te soltas
ao fundo verde vivo

folha morta
és presa
ao fio da teia

e balanças

Aranha não te estranha,
só os humanos que da vida
querem a casca, a seiva, a carnadura

Inerte, és só entrega
ao possível instante
que sustenta
o olhar

Pipa de seda no ar selvático
és concretude do mistério
vida-morte

matéria do poema
não te esgotas

 

 

Alchimie

 

Torse sécheresse tu es autre
tu te détaches
sur le fond vert vif
feuille morte
tu es prisonnière
du fil de la toile

L’araignée ne te déconcerte pas,
seulement les hommes qui de la vie
veulent la coquille, la sève, la pulpe

Inerte, tu n’es qu’abandon
à l’instant possible
qui soutient
le regard

Cerf-volant de soie dans l’air déchaîné
tu es la concrétude du mystère
vie-mort

matière du poème
tu ne t’épuises pas.

 

 

 

 

Alvará de demolição

 

Brincava na sombra, era menina. Cresci
abandonei a casa, desfiz a velha sina

A luz do sol no descampado
corta o pensamento
sem saber quem sou deixo-me levar
ao vento

Pouso no rio à margem esquerda
afetiva, vermelha de papoulas
que não brotam deste lado do Atlântico
Imaginária não é
a seda das pétalas nos dedos
Vou no redemoinho sem molhar os pés
mistério das águas

Envelheci para voltar a ser criança
procurar a casa
onde mora a sombra
do que sou

 

 

 

Permis de démolition

 

Je jouais à l’ombre, j’étais petite fille. J’ai grandi
j’ai délaissé la maison, défait le destin

La lumière du soleil sur le pré
coupe la pensée
sans savoir qui je suis je me laisse porter
par le vent

 

Je me repose sur la rive gauche de la rivière,
affectueuse, rouge de coquelicots
qui ne poussent pas de ce côté-ci de l’Atlantique
Imaginaire n’est pas
la soie des pétales sur les doigts
J’avance dans le tourbillon sans mouiller mes pieds
mystère des eaux

J’ai vieilli pour redevenir enfant
pour retrouver la maison
où habite l’ombre
de ce que je suis.

 

 

 

 

Ilha nua

 

A âncora me fisga
subo as encostas da ilha
o pai me ampara
Pesam em mim a história e o mar,
águas da vida em jorro perpétuo

O céu desce na curvatura dos corpos
que vão ao cimo sem cordas
A noite dá forças ao oceano
que nos molha
    do único tronco a semente brota

Os filhos tantos verão a árvore,
a flor e provarão o fruto

Sobre a mesa de tábuas, a menina
se alimenta, na inocência de que tudo
está pronto desde sempre

O homem e a mulher em travessias
mar e terra
ilha nua que se veste de promessas
                                  em cada pedra do chão
                                  em cada gesto do cuidar

 

Île nue

 

L’ancre m’agrippe
je gravis les coteaux de l’île
mon père me soutient
En moi pèsent l’histoire et la mer,
eaux de la vie qui jaillissent perpétuellement

Le ciel descend par la courbure des corps
qui vont vers la cime sans corde
La nuit donne des forces à l’océan
qui nous trempe
    de l’unique tronc germe la graine

 

Les fils nombreux verront l’arbre,
la fleur et goûteront le fruit

Sur la table en planches, la fillette
mange dans l’innocence de tout ce
qui est prêt depuis toujours

L’homme et la femme traversent
mer et terre
île nue qui se revêt de promesses
                                  à chaque pierre sur le sol
                                  à chaque geste attentionné

 

 

 

TEREZA DU'ZAI 

Condor et autres poèmes

Condor

A noite se encheu de estrelas mortas,
estrelas de sombra,
filhas, netas, bisnetas de meus antepassados;
esposas de Deus, amantes de Maria,
penetradas e lambidas.
Invejei-as,
clamei pelo sêmen divino.
Desnudei-me, santifiquei-me.
Um minuto de silêncio, um sussurro débil,
e renasci como um poema oculto no ventre de uma casa vazia, presa à sombra de um verso nu.
Um dia, talvez, Deus haverá de me comer.

 


Condor
 
La nuit s’est remplie d’étoiles mortes,
étoiles d’ombre,
filles, petites-filles, arrière-petites-filles de mes ancêtres,
épouses de Dieu, amantes de Marie,
pénétrées et léchées.
je les jalousais,
je réclamais la semence divine.
Je me suis dénudée, je me suis sanctifiée.
Une minute de silence, un fragile murmure,
et je renaissais comme un poème caché dans le ventre d’une maison vide, prisonnière de l’ombre d’un vers nu.
Un jour, peut-être, Dieu me baisera-t-il. 

 

Publié dans la revue brésilienne Philos, le 28 février 2018.

 

 

 

 

Predestinada

 

Certo dia, ao descobrir-me imoral,
Deparei-me com o destino em riste.
Tentei correr,
Mas sucumbi lançada ao chão, de costas e pernas abertas,
Ele atacou-me por trás.

 

Prédestinée

 

Le jour où je me suis découverte immorale,
Je me suis retrouvée face au destin tout droit.
J’ai essayé de courir,
Mais j’ai succombé, jetée par terre sur le ventre, jambes ouvertes,
Il m’a attaqué par-derrière.

 

 

 

 


Definitivamente 

Eu não escrevo poemas,
Descrevo a morte.
Meus versos são lâminas afiadas
Cortam segredos,
Sangram verdades,
Ferem vaidades,
Sem ter a pretensão de curar.

 

Définitivement

Je n’écris pas des poèmes,
Je décris la mort.
Mes vers sont des lames aiguisées
Ils découpent les secrets,
Saignent les vérités,
Blessent les vanités,
Sans avoir la prétention de soigner.

 

 

Mudez

 

Desprezo o silêncio,
mesmo o mais diabólico,
a quem dedico o pior de mim.
Desprezo seus nervos, sua respiração,
deixo-o, porém, que deslize por minha língua, que desça por minha garganta,
e adormeça em meu peito,
Deixo-o,
este assombroso asilo de morcegos,
apenas para que eu possa cavalgar
e errar,
e errar,
e errar.
In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen.

 

 

 

Mutisme

 

Je méprise le silence,
même le plus diabolique,
auquel je consacre le pire de moi-même.
Je méprise ses nerfs, sa respiration,
je le laisse cependant glisser sur ma langue, descendre dans ma gorge,
et dormir sur ma poitrine,
je le laisse faire,
cet effroyable asile de chauves-souris,
juste pour pouvoir chevaucher
et fauter,
et fauter,
et fauter.
In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen.

 

 

 

Epitáfio

 

Este corpo,
Morte e vida
Funde-se à terra agora.
Infinitamente.
Não terminará.

 

Épitaphe

 

Ce corps,
Mort et vie,
Se fond à la terre à présent.
Infiniment.
Il ne terminera pas.

 

 

 




Les Carnets d’Eucharis : Lire Charles Racine aujourd’hui

LIRE CHARLES RACINE AUJOURD’HUI

Charles Racine (1927-1995) est un poète suisse dont l’œuvre fut partiellement publiée de son vivant. Outre une plaquette, Sapristi, (Zürich, Hürlimann, 1963), il publia sous son nom deux livres : Buffet d’orgue (Zürich, Hürlimann, 1964) et Le Sujet est la clairière de son corps (Paris, Maeght, 1975). Il collabora par ailleurs à de nombreuses et prestigieuses revues en France, dont Le Nouveau Commerce, La Traverse, L’ÉphémèrePo&sie et Argile.

Il fut ainsi le contemporain ou l’ami de nombreux poètes qui écrivirent l’histoire de la poésie des années 60 et 70, comme Jacques Dupin, André du Bouchet, Jean Daive ou Michel Deguy, et fut soutenu par d’éminents critiques tels Georges Poulet ou Jean Starobinski, pour ne citer que quelques noms. Jusque dans l’effacement de ses écrits, Charles Racine et sa langue « posthume » témoignent de l’existence de la poésie. Cette œuvre qui semblait vouée au secret est désormais sortie de l’ombre où se tient l’étincelle du poème qui luit sous un Ciel étonné. Ce fut le titre du recueil posthume qui reprit en 1998, à l’initiative de Martine Broda et de Jacques Dupin, Le Sujet est la clairière de son corps (Maeght, 1975) avec les principaux écrits de Charles Racine publiés dans différentes revues françaises. Ainsi dans sa trajectoire solitaire avait-il croisé l’aventure éditoriale de la revue L’Éphémère créée sous l’impulsion de l’éditeur d’art Aimé Maeght. Avec le souci d’interroger la matière du poème, élargie à la question de l’art, l’écriture de Charles Racine trouva un port d’attache temporaire dans les pages de L’Éphémère puis de la revue Argile, de prometteuses revues qui accueillirent ses textes grâce aux rencontres avec les poètes de l’époque. L’étonnant recueil qui parut aux éditions Maeght en 1975 donnait à lire un subtil assemblage de textes, véritable alliage poétique accompagné de quatre gravures d’Eduardo Chillida. Par-delà son titre générique, Le Sujet est la clairière de son corps, ce recueil qui n’ouvrira pas un chemin vers d’autres projets de publication, constitue en lui-même un art poétique, et à sa manière singulière d’exister, « un lieu hors de tout lieu », ainsi que le définit le poète et ami Claude Esteban. Cette exceptionnelle publication reste pour les écrits de Charles Racine qui se poursuivront dans un retrait de plus en plus marqué jusqu’aux années 1990, un espace unique de dévoilement qui ne laissa pas indifférents les lecteurs du moment. Ainsi ce fut dans le premier numéro d’une nouvelle revue fondée en 1977 par Michel Deguy, la revue Po&sie, que parurent en ouverture un ensemble de poèmes de Charles Racine datés de 1942 à 1968. Cette poésie vouée à l’exil de l’écriture et qui met en question la lecture même du poème jusque dans le suspens d’une langue qui s’abîme dans ses reprises incessantes, a pris le risque d’exposer son échec, sans jamais oublier l’injonction de Paul Celan dans son discours Le Méridien prononcé le 22 octobre 1960 : « Prends plutôt l’art avec toi pour aller dans la voie qui est le plus étroitement la tienne. Et dégage-toi. »

 

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Les Carnets d’Eucharis

Conçue sous forme de triptyque, cette publication rassemble tous les articles publiés dans les numéros annuels des Carnets d’Eucharis des éditions 2016 et 2017, augmentée en 2018 de documents inédits, dont un long entretien avec Gudrun Racine, l’épouse du poète, dépositaire des Archives Charles Racine à Zurich. Placée sous le signe de « la rencontre de Charles Racine », elle a pour dessein d’éclairer les lecteurs autant sur la vie que sur l’œuvre d’un poète longtemps dissimulé.

Des articles, des poèmes, des lettres, des notes, des manuscrits, des entretiens et des témoignages ont aidé à la réalisation de cet ouvrage exceptionnel diffusé en France et en Suisse. Cette édition spéciale « Charles Racine – Dans la nuit du papier » constitue la première monographie consacrée au poète suisse et a été publiée en décembre 2018 avec le soutien de la Fondation Jan Michalski par la revue Les Carnets d'Eucharis que dirige Nathalie Riera. Cet hommage a été́ rendu possible grâce au concours de ceux qui ont été́ proches du poète, mais aussi de ceux qui ont pressenti une œuvre à venir.

 

Les Carnets d’Eucharis, édition spéciale « Charles Racine - Dans la nuit du papier », 104 pages (dont un Cahier visuel de 8 pages), 2018.

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BRÈVE ANTHOLOGIE DES ÉCRITS DE CHARLES RACINE

Légende posthume

Lorsque je viens
les cailloux craquent
sous mon pas
mes mains cherchent
ton endroit sur la pierre
ami où es-tu ami sous la pierre

le silence des fleurs blanches est-ce ta voix
le murmure de la feuille ta joie de me voir
est-ce la plume qui court
sur les ombres les feuilles couchées dans les fleurs
les mots que tu laisses

le souffle chaud qui s'appuie à mes jambes
est-ce la caresse d'une vie
les larmes qui baignent la fleur
est-ce l'ivresse de ces lieux
est-ce le long de ta mort
que s'incline ton ami

1953, Charles Racine, extrait de « Le Sujet est la clairière de son corps »,
in Légende Posthume, Éditions Grèges, 2013, p.21.

 

Charles Racine – Légende posthume, Éditions Grèges, 2013.

 

Poésie tu donnes lieu à la rescision
Tu l'accomplis cet acte
Que ne me reste-t-il quelque mie
sur la page Poésie tu es pulpe
jusqu'à même les contours de ton corps
présence tranchante d’avoisinage
du corps médiatif
qu'elle assume d'ailleurs incorpore
Non que ne me reste-t-il quelque mie sur la page
sinon que rapatriant qui ne vient
dans mes poches
le crayon se déploie dans l'hypnose sèche
moi au bas de ses moyens
du bas de ses moyens regardant vers le stylite
Je ne suis que cette girouette
qui parfois déploie un bras
qui l'attrape à la nuque qui ne laisse rien. 

 

1964, Charles Racine, extrait de Légende posthume, Éditions Grèges, 2013, p.74.

//

 

mon traîneau d’enfance s’est perdu
je pleure plus fort que d’enfance
je l’avais alors pleuré ce traîneau
je le pleure plus fort que de neige
je ne saurai jamaisle breuvage
dont je suis en reste
qui me cède à l’écart
où j’emblave une panique

 

//

 

Les signes à pleines mains dressent
leurs barrières dans la houle
Un divin naufrage est souhaité
mais le poème est face à ces lames
qu’abandonne la mer qui se retire
Économie du trait évoquant le relief
Des mains adressent leur paume
au pont qui chante et s’illumine
dans la voirie

 

//

 

je suis un livre
ouvert à la lecture
poursuivie et pourchassée inhumée
filet de vie qu’affirme le passage de la grille
de vie qui s’élit
sur le parcours infirme
au fil des pierres tombales

 

1964, Charles Racine, extrait de Légende posthume, Éditions Grèges, 2013, p.58, 59, 60.

 

//

 

Soleils frais blanchissent
ce regard que baigne la rivière
qu’elle met en montagne
absence qu’elle met dans la neige
pour recevoir la jeune fille
quiétude qu’investit l’hiver
couvre le creux qui cerne l’être
désinvolture que parcourent les cernes
de l’arbre qu’ils n’aient ramené l’étendue
désolation tracée dans la terre
ne leur vienne choyée
qu’ils ne laissent tomber l’hiver
sur une branche ramassé

 

1967, Charles Racine, extrait de Légende posthume, Éditions Grèges, 2013, p.102.

 

//

 

[AUTOBIOGRAPHIE]

Étant corps éclairé du sujet qui en est la clairière, corps abrégé qui danse
à la lueur du sujet, eau versée corps versé dont le sujet est la clairière

L'eau me dompte me singe  La nuit-le corps s'empare d'une corde dont elle
joue  Et l'heure tôt apparue  Clairière de l'eau versée, du corps versé

Ériger la formule  Stature de l'homme

Ainsi la nuit-le corps emportée par une lueur qui me révèle

Tout règne et songe  La lettre pleure ailleurs parfois pleure sous une horloge,
vacance du temps qui lui serait sujet, dont elle serait sujette ?

Le sujet se penche sur la vitre, d'où résulte un regard
Mourante qu'à travers un regard versé le chant me désigne

 

1974, Charles Racine, extrait de « Le Sujet est la clairière de son corps », in Légende Posthume, Éditions Grèges, 2013, p.189.

 

 

 

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Y a-t-il lieu d'écrire ?

 

Je ne suis pas là moi-même.
Ma tête est un sabot,
une élision,
auxquels on ne fait pas fête, il me semble.
Je ne crois pas aux poètes
qui prennent le sens, le pouls de la vie.
Il parcourait déjà des chemins de ronde.
Ces poèmes qui sont venus sous votre plume,
dans cette situation privilégiée, la plus étrange,
ce porte-à-faux poétique.
Il y a plusieurs années, j’avais écrit un texte
que je ne retrouve pas et vers lequel convergeaient
72 assonances : c’était la légende qui sous la plume
emmène par la main autant d’encre répandue.

 

1962, Charles Racine, extrait de « Le regard laitier », in Y a-t-il lieu d’écrire ? Éditions Grèges, 2015, p.102.

 

 

Charles Racine – Y a-t-il lieu d'écrire ? Éditions Grèges, 2015.

 

 

Chez AT
dissimulation et simulation se portent
l’une vers l’autre affrontant, pour
l’amener à leur lieu de rencontre
le trajet des masques et de la simulation,
dans la syncrétude (syncrétisme)
du regard plissé (de l’œil plissé),
en quelque sorte, défaite
temporaire–précaire de l’être capturé,
alors qu’il tue, dans sa visibilité,
par le regard qu’il dispute à la
persistance en laquelle ce dernier
est introduit, insinué.

La lutte du masque (et de la métaphysique) : 
AT installe le conflit (sa corrida) 
en ce lieu déporté de la lettre, du tracé ;
du tracé de la lettre.

AT, c’est le masque troussé où se porte
l’assaut du masque.

AT installe le conflit (sa corrida)
en ce lien déporté de la lettre, du tracé ;
du tracé de la lettre.

Tout est répliqué.

 

1967, Charles Racine, extrait de « Rencontre de Tàpies », in Y a-t-il lieu d’écrire ?Éditions Grèges, 2015, p.208.

 

//

 

Sans cause je travaille — une rivière tranquille et subitement
la houle qui la grossit, emportant la vie et ses papiers de la berge,
prière auprès de la voirie toute-puissante —
quand la tristesse m'accable je traduis Hölderlin,
quand le sang émet sa fatigue, je traduis.

Pilotis, piquets, forêt de lances vers le ciel,
affirmations surgissant du sujet de la syncope.
Rien n'est moins lointain du voyage à travers lequel
j'entrepris de me quitter.

1966/67, Charles Racine, extrait de « Ce qu'a tramé le pas », in Y a-t-il lieu d’écrire ?Éditions Grèges, 2015, p.215.

 

//

 

Ce que j’écris sans déployer un mythe vers hier
oppose un frontal entêtement à demain.
Que le cœur rabattu dans ces lignes pourvoie à sa sagesse !
L’heure succombe à l’heure.
Il y a dehors un soupçon qui règne, qui veille pour les hommes.
Pour moi, les yeux font le tour du regard
pour aller se taire en lui ; le regard qui n’est pas hébergé.
Qui ! se traînait encore, endurant la dernière flamme.

 

1966/67, Charles Racine, extrait de « Ce qu'a tramé le pas », in Y a-t-il lieu d’écrire ? Éditions Grèges, 2015, p.217.

 

 

 

 

 

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Poésie ne peut finir

 

quand toutes tes nuits, Eurydice
s’endorment en moi
s’emportent en moi
le vers dans le recueil
est irremplaçable
que le recueil ne remplace
quand toutes tes nuits, Eurydice
eurent fomenté leurs troubles
la musique fut vaine
quand toute nuit perdue
en paillette de jour
forme le livre de ma séparation
le jour à travers la nuit
s’éloigne
quand toutes cellules nouvelles
toutes nuits
se meurent d’être mises à jour
quand toutes nuits
réduites à l’aboiement de l’aube
s’emportent de leur berceau
nul est le mot
que lutte sourde ne remonte
à travers les saisons

 

1971, Charles Racine, extrait de « Nuit mais que la nuit s’achève », in Poésie ne peut finir, Éditions Grèges, 2017, p.40.

 

 

Volume III Charles Racine - Poésie ne
peut finir
- Éditions Grèges 2017

 

Il n’y a de sueur
qu’elle ne propage l’homme
entre la mort et l’amour.

Je veux châtrer ma baraque
(y) mettre d’autres serrures.

Le bleu et le dit.

Il me suffit d’être ce que je suis,
ce dont je souffre.

L’amour, s’il n’est conjoint,
fait regretter l’enfance
et son chant.

C’est un homme qui aime et court
autour d’une couronne sans y
être jamais.

Mon oreille n’est point sourde
à la mort.

 

1975, Charles Racine, extrait de « Fable déflorée », in Poésie ne peut finir, Éditions Grèges, 2017, p.157.

 

//

 

Je m’éveillerai de la mort
c’est certain ! Je traverserai 
les lignes, les courbes de ma texture
les enjambant toutes, je serai libre de tout opprobre
je serai la route et le vaisseau
je serai l’eau voyante, l’eau voyant ceux qui existent

Je n’irai pas portant mon sac vide de pain

 

1975, Charles Racine, extrait de « Il faut avoir traversé l’écriture », in Poésie ne peut finir, Éditions Grèges, 2017, p.177.

 

//

 

Riveraine ô regret de ce
qui eût pu être. Ô maison
autre que celle-là que j’aurais
pu habiter. Ô paysage m’en
cachant le visage
que j’aurais pu voir.
Ô torrent m’en cachant la
fenêtre que j’aurais pu du regard
abriter. Ô terre dont l’avoir m’éloigne
et me fait perdre pied.

 

1985

 

//

 

Une missive

Je ne suis là,
sans commencement ni fin.
Phrases courtes.
trajets rapidement parcourus
pour éviter les ruptures et les silences.

 

1988, Charles Racine, extrait de « Une missive », in Poésie ne peut finir, Éditions Grèges, 2017, p.279 et 303.

 

//

 

Lettres posthumes (Légende posthume)

Légende où les lettres posthumes configurent les plumes
tombales.

Le sujet est mort au poème.
La lettre m’est posthume (elle est à lire après ma mort).

Mes lettres pacifiques, non conflictuelles,
dans l’enclos poétique.

La poésie serait le récit de l’absence.

Le poète succombe à la lettre qu’il trace. Mais il « poursuit sa vie »
en traçant la seconde lettre, le second mot, la seconde phrase.

J’ai des lettres, j’ai des mots, j’ai des phrases et j’ajourne
l’incarcération phraséologique.

 

1994, Charles Racine, extrait de « Une missive », in Poésie ne peut finir, Éditions Grèges, 2017, p.313.

 

 

 

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Texte de présentation de l’éditeur à l’occasion de la parution du volume III des écrits de Charles Racine Poésie ne peut finir. Pour toute commande auprès des éditions Grèges, voir le site www.greges.net

 

Les éditions Grèges

Inaugurée avec la publication « originale » des textes publiés de son vivant, Légende posthume (Grèges, 2013), cette édition des œuvres du poète se termine avec ce nouvel ouvrage principalement composé de textes inédits. Il vient compléter Y a-t-il lieu d’écrire ? (Grèges, 2015), dont la sélection de textes couvrait les années 1942-1969. Cette fois, c’est la période 1970-1994 qui est traversée, c’est-à-dire à nouveau une vingtaine d’années. Ce deuxième moment de la vie poétique de Racine est emblématique. Il semble en effet proposer deux mouvements successifs contradictoires : une percée (les années soixante-dix) et un retrait (les années quatre-vingt). Ce qui frappe dans ces textes qui cultivent parfois l’inachevé comme un art poétique, c’est la cohérence d’une œuvre qui aura fait de sa recherche perpétuelle le processus en cours de son élaboration. Une œuvre processuelle en effet, où se lit l’affirmation d’un style et d’un matériau, de thèmes ou de motifs, entre innovation (étrangeté syntaxique ou lexicale) et simplicité (évidence des propositions, nudité du geste d’écriture). Une poétique des restes, de l’éparpillement, à travers laquelle le poète « étripé », supplicié à la lettre, confronte son corps autant que son esprit à ce désir d’incarnation poétique qui le meut, jusqu’à souffrir d’une telle –improbable sinon impossible – transsubstantiation. « Le poème me récolte et me dénude et me laisse là, démuni. » La question du sujet (de l’individu ou indivis poétique) constitue en effet le cœur de sa poésie. Cette poétique de la dispersion et de l’inachèvement, cette difficulté de se rassembler, se reflètent bien évidemment dans les papiers laissés et archivés par le poète, proposant souvent des textes dans un état précaire, suspendus à l’instant d’un travail toujours en cours. Nous ne présentons pas une édition critique ni complète, mais un parcours singulier rendant compte d’un tel travail à l’œuvre. Une exhumation. Certains textes étaient comme en attente de publication, d’autres plus rétifs, saisis dans le travail de leur précipité. Comme pour les volumes précédents, et plus particulièrement dans la lignée de Y a-t-il lieu d’écrire ?, nous avons procédé à des choix, choix de poèmes ou de mises en forme. Nous avons globalement respecté la chronologie de textes le plus souvent datés, parfois avec précision. Afin d’organiser l’afflux épars de ces derniers, nous avons découpé des séquences en suivant la logique de certains ensembles ; les titres proposés sont extraits de poèmes ou proviennent des multiples notes ou notations, réflexions ou ajouts, qui jalonnent les manuscrits et les tapuscrits : Nuit mais que la nuit s’achève (regroupant des textes des années 1970-1972), Le pain défait que rejoigne la mie (1971-1973), La voix de l’eau perchée (1973-1975), Il faut avoir traversé l’écriture (1975-1979), Le feu éteignit le feu (1980-1984), Une missive (1985-1994). Parallèlement à ce découpage relativement arbitraire se distinguent des cycles ou de grands ensembles poétiques délibérément constitués et, pour la plupart, nommés : Une femme au bord de l’heure (1969/70), Ondée des cordes (décembre 1971), Fable déflorée (mars 1975), Pérouse (octobre 1975), Rome (septembre/octobre 1978), Le Testament (mars 1983) ou Convenir du poème (janvier 1984).




Alma Saporito : Poèmes du Juke-box, extraits

choix et traduction de Marilyne Bertoncini

L’art d’Alma Saporito lui ressemble :  couleur d’âme délicate, il se découvre dans les évocations de sa poésie et l’alchimie de ses collages. Deux arts d’assemblage - de mots, de bribes de souvenirs, ou d’images découpées.

« Tout était jeu/ la fantaisie transforme / l'absolu d'un objet »  écrit-elle dans l’un des poèmes de son recueil  Al Tempo del Juke-box : cette pratique ludique, ce passe-temps créateur, ramène à la mémoire les jeux du temps passé, où l’on se déguisait en fée ou en zorro, où l’armoire recélait des mystères...

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©Alma Saporito

Mais je sais qu’il faut aussi entendre par « jeu»  cet espace - infime et nécessaire - laissé entre deux pièces d’un mécanisme ;  invisible, puisqu’il s’agit d’un  « vide » ténu (plus grand, il empêcherait le mouvement) , mais dont l’indispensable présence permet aux différentes pièces de s’imbriquer plus souplement, de “jouer” entre elles. Ainsi,  ce vide, dans les oeuvres d’Alma Saporito, permet de jouer avec le lecteur, de l’inviter à laisser s’infiltrer son  imaginaire  entre les plis, entre les mots, et d’animer les éléments du collage...

C’est tout un  art d’animation, qui touche à la profondeur sans la dévoiler, que nous vous invitons à découvrir. L’artiste, discrète, nous disait récemment combien lui importait, en réalisant ses collages, d’y ménager profondeur et mouvement. C’est une dimension que l’on ressent fort bien, en contemplant ces montages inscrits dans le cadre d’une barquette de polystirène, comme de modernes icones étrangement tridimensionnelles, auréoléeset troublantes, reflets d’une modernité où se mêlent élements provenant de vieux magazines et de revues contemporaines, pour donner une image de la femme telle qu’Alma Saporito la décline: protéiforme, maîtresse de ses choix et de son destin, dansant sur le monde, jouant des artifices pour exprimer, avec humour et tendresse,  son insaisissable et authentique identité.

C’est de même, tendre, sans être mièvre, l’image de l’enfance qu’évoquent les poèmes, avec des mots simples, presque transparents à force de netteté, faisant apparaître nettement la silhouette de ces objets d’autrefois – juke-box, bicyclette... - autant d’éléments revus avec la distance amusée de l’adulte, re-créant cette «  ile qui n’existe pas»,  et dont l’absence, plus réelle que bien des constructions -  l’autrice n’écrit-elle pas qu’elle existe bien pour elle ? - permet aussi au lecteur, embarqué par ce jeu, d’entamer lui aussi un voyage vers le passé et son imaginaire.

 

Il mio
è stato il tempo
dei jukebox
non auricolari
ad isolare dal mondo
ma musica condivisa
ognuno ad aspettare
l’altrui scelta
a volte a riascoltare
lo stesso brano
e quando sulla spiaggia
si correva allo stabilimento
con gli spiccioli
per un gelato e una canzone
calzavo gli zoccoli
per isolarmi dalla scossa
che pizzicava le dita
nell’introdurre una moneta
e così gli altri
mi porgevano
monete e desiderio
ed io
a manovrar
la melodia.

 

 

Mon époque,
c'était celle
du jukebox
pas des écouteurs
qui t'isolent du monde
mais la musique partagée
chacun en train d'attendre
le choix de l'autre
parfois réécoutant
le même morceau
et quand sur la plage
on courait vers le bar
avec la monnaie
pour une glace ou une chanson
j'enfilais les socques
pour m'isoler de la secousse
qui piquait les doigts
en introduisant une pièce
et comme ça les autres
me passaient
monnaie et désirs
et moi
je dirigeais
la mélodie

Ballando sul mondo ©Alma Saporito

 

*

Le ho amate
tutte
le mie biciclette

fino all’ultima ruggine
al pedale staccato
al fanale bruciato


le tengo riposte
tra molti ricordi e polvere
nei loro colori assortiti

la grigia
mi condusse in campagna
d’estate
con pedalata veloce e sicura

la nera
nella pioggia e nel freddo
di mattine
dal duro risveglio

la rossa
ancora cammina
cigolando e arrancando
scheletro stanco.

 

 

Je les ai aimées
toutes
mes bicyclettes

jusqu'à la rouille ultime
la pédale détachée
le phare grillé

je les garde rangées
parmi souvenirs et poussière
dans leurs couleurs assorties

la grise
qui me conduisit à la campagne
l'été
par pédalées véloces et sûres

la noire
dans la pluie et le froid
du matin
au dur réveil

la rouge
fonctionne encore
grinçant et se traînant
squelette fourbu.

 

*

©Alma Saporito

Tutto era gioco

la fantasia trasforma
l’assoluto di un oggetto

un lenzuolo
steso tra due sedie
diventava un inespugnabile rifugio

la casa prendeva un solo colore
vista attraverso la carta di una caramella

le frasi dei cioccolatini
venivano lette
come profezie di un oracolo
e il foglietto poi
riposto in un cassetto.

 

Tout était jeu

la fantaisie transforme
l'absolu d'un objet

un drap
entre deux chaises
devenait un refuge imprenable

la maison prenait une seule couleur
vue à travers l'emballage d'un caramel

les phrases des papillotes
étaient lues
comme les prophéties d'un oracle
et la feuille ensuite
rangée dans un tiroir.

 

 

*

 

Grembiule bianco
e fiocco rosa
indossavo ai tempi della scuola
e calze colorate di filanca

a voce alta
in piedi
si salutava la maestra

a turno si usciva nel cortile
accompagnati dal bidello
per scuotere dai cancellini
la polvere del gesso

nell’intervallo
si consumava la merenda
e giochi coi compagni

non c’erano paure
a volte per errore dicevamo – mamma –
e neppure interferenze di adulti
ad impedire che la cultura nutra la mente.

 

 

 

Tablier blanc
et ruban rose
c'est ce que je portais pour l'école
et des chaussettes en lycra de couleur

à haute voix
debout
on saluait la maîtresse

à tour de rôle on sortait dans la cour
accompagnés du concierge
pour secouer de la brosse
la poudre de craie

pendant la récréation
on partageait le goûter
et les jeux avec les camarades

on n'avait pas peur
parfois par erreur on disait – maman -
et aucune intervention des adultes
pour empêcher que la culture nourrisse l'esprit.

 

Hands ©Alma Saporito

 

*

Il tuo costume
era da Zorro
ed io vestita da fatina

compresi nel ruolo
quasi non sorridiamo
nella fotografia

lo sfondo
l’armadio guardaroba

con il legno rigato
dai freni del triciclo

pronti ad ospitare
le altre mascherine

a spargere coriandoli
per la casa

che riapparivano improvvisi
dai battiscopa
nel cuore dell’estate.

 

 

Tu avais un costume
de Zorro
et moi celui de fée

pris dans notre rôle
on ne souriait presque pas
sur la photo

au fond
l'armoire garde-robe

au bois rayé
par les freins du tricycle

prête à abriter
les autres costumes

à répandre des confettis
dans la maison

quand ils réapparaissaient soudain
sous les coups de balai
en plein été.

 

 

 

*

 

L’isola che non c’è
per me c’era


una strada
la chiesa
il bar

la casa
sola tra i prati
non imponeva silenzio

le ampie stanze
si riempivano di incontenibili risate

all’aperto
correvamo inseguendoci tra gli urli
perché i fiori
non temono il vocio
fino al canale
per immergere i piedi

nessun rumore invece
quando in autunno
davanti all’incanto del camino
ascoltavamo
i racconti della guerra

quando il solaio
celava nascondigli
nei suoi muri

da abbandonare
solo all’allontanarsi dei soldati

l’isola che non c’è
per me ha un nome.

 

 

L'île qui n'existe pas
existait pour moi

une rue
l'église
le bar

la maison
seule au milieu des près
n'imposait pas le silence

les vastes pièces
s'emplissaient de rires irrépressibles

dehors
on se poursuivait en courant et hurlant
parce que les fleurs
ne craignent pas les cris
jusqu'au canal
pour y tremper les pieds.

aucun bruit au contraire
quand en automne
devant l'enchantement de la cheminée
on écoutait
les récits de la guerre

quand le grenier
recelait des cachettes
dans ses murs

à ne quitter
qu'après le départ des soldats

l'île qui n'existe pas
pour moi a un nom.

 

 

©Alma Saporito

textes extraits de Il tempo dei jukebox, Epika Edizioni

Présentation de l’auteur




L’Effacement, poème de Lise Gauvin & 10 photographies de Wanda Mihuleac

L’effacement

poème de Lise Gauvin 10 photographies de Wanda Mihuleac

 

Une aventure de fréquentation poétique

Sous le titre L’effacement [1], les éditions Transignum ont publié, en janvier 2019, un somptueux ouvrage de bibliophilie, qui fait converser dix photographies de la plasticienne Wanda Mihuleac avec un poème en douze strophes de Lise Gauvin.

 

Avant de découvrir le texte français de la poète, essayiste et critique littéraire québécoise, ainsi que sa traduction en anglais par le poète et traducteur Patrick Williamson, il faut –et l’on éprouve, à ce geste, l’émotion d’ouvrir l’écrin d’un contenu pressenti comme aussi précieux que mystérieux –soulever le couvercle d’un sobre et très beau coffret [2] d’un noir mat, profond, qui porte seulement, en bas à droite, sous une première grande [3] photo noir et blanc, les lettres en relief argenté du nom de l’auteure : Lise Gauvin.

 

Énigmatique d’abord, cette photographie de couverture !

Seulement belle, en ses formes vaguement nuageuses ou de géographies plus ou moins déchiquetées qui se détachent, blanches ou nuancées de camaïeux de gris, sur le fond d’un noir encore plus dense que celui du coffret.

Abstraite alors ?... On pourra hésiter, mettre un certain temps avant de percevoir ce qu’elle figure.

Pour sans doute se raviser bientôt : quelque gros plan de neige en train, déjà, de commencer à fondre ? Où deviner aussi, en une sorte d’encart, dans la partie supérieure de la photographie, comme une autre image enneigée, mais en reflet décalé, dans un miroir peut-être et sur un autre plan.

Une métaphore, se dira-t-on, du dialogue entre mots et images, entre poète et photographe.

Métaphore, qui sait, de tout dialogue.

Or, c’est bien de neige que Lise Gauvin nous parle effectivement ici ; des chemins effacés par et sous une neige qui, au fil des pages et des douze strophes de son poème, sera vouée elle-même à l’effacement.

Mais, en douze strophes, vraiment ? Disons plutôt et plus exactement : une, plus onze.

Si la première est, en effet, aisément repérable en acrostiche de L’EFFACEMENT (en français seulement, bien sûr : misère et grandeur de la poésie, le plus souvent et quel que soit le talent du traducteur, consubstantiellement lié à sa langue d’écriture ! ), les onze suivantes orchestrent, plus largo pourrait-on dire, une autre variation sur cette forme poétique enracinée dans une tradition plurimillénaire. Dans la suite du poème, chaque strophe reprend ainsi, en la lettre initiale de son premier vers – la seule lettre de début de vers, dans l’ensemble de la strophe, à porter la majuscule – chacune des lettres du titre : la deuxième strophe commence pour la seconde fois dans le poème par L, puis la troisième strophe par E, les deux suivantes par F,  jusqu’au T de la douzième et dernière strophe. Où l’on se prend à penser que le choix du mot initial de cette strophe finale, en note d’attaque : « Tracés », ne saurait être le fruit du hasard !

Car, aucune gratuité dans cette rigueur de la construction choisie par l’auteure ; comme si Lise Gauvin tentait de mieux cadrer, fixer, sauver par les mots tracés tissés du poème, la fugacité d’une réalité qui ne cesse tragiquement de lui, nous échapper et dont le double processus d’effacement – objectif et subjectif, par et de la neige – figure si justement  l’impermanence dans laquelle la poète se doit de vivre et créer.

Lorsqu’en me demandant d’écrire la préface du livre, Wanda Mihuleac m’a envoyé le poème de Lise Gauvin avec ses dix photographies, j’ai été immédiatement retenue, séduite, par les multiples résonances que suscitait aussitôt la fréquentation (je pense ici à l’étymologie de cette ancienne « conversation ») entre texte et images. Car, paradoxalement, et c’est ce qui ressort de leur dialogue, ce qui s’est trouvé effacé, raturé par la neige, a beaucoup à nous dire et à nous faire voir. Une sorte de secret palimpseste, dans le mystère d’une polysémie, polyphonie annoncées.

Avant la neige, oui, il y avait donc eu un paysage, des chemins ‒ connus, familiers, si banals parfois qu’on ne les voyait même plus.Autant de frontières et repères susceptibles en tout cas de jalonner un parcours ; celui d’une marche au hasard comme celui d’un itinéraire soigneusement préparé.

Et puis, soudain, ainsi que s’en émerveille la poète : « Ah ! Comme la neige a neigé ». 

Avec, maintenant, à la place de ces lieux à présent masqués, toute cette neige, tout ce blanc ! 

Autrement dit : rien ?

Mais un rien qui, dans le cadre à présent vide, nous ferait paradoxalement nous souvenir d’un quelque chose qui aurait naguère été là !

Et, par ricochet, nous souvenir de nous, en ce que nous avions auparavant été, en ce que nous avions fait, pensé de – et au milieu de – ce monde enfui d’avant la neige.

Avec la neige, s’instaure en effet un règne des plus étranges ; celui d’une énigmatique présence-absence à laquelle la poète sait nous rendre sensibles et qui nous pose question.

Pour Lise Gauvin, parce qu’il nous avertit d’un « évanouissement programmé», le spectacle de la neige nous incite d’abord à prendre une conscience plus aiguë de « la vie qui passe », « la vie passante ». N’est-il pas, comme elle le formule si bien, « figuration sensible/de la disparition » ?

Comme si, sur la page blanche silencieusement tournée ouverte par la neige, se révélait enfin, d’un coup, ce que tente tant bien que mal de nous masquer – encombré de ses innombrables objets hétéroclites aux multiples couleurs bariolées, aux bruits parfois tellement cacophoniques – tout ce divertissement(au sens pascalien du terme) de notre habituel espace quotidien, je veux dire : l’aveuglante épiphanie du néant !

 Et cependant, chez Lise Gauvin, loin de n’engendrer que  méditation mélancolique sur notre finitude, les frontières effacées par la neige entrent aussi en résonance positive avec la vibrante sensibilité de la poète, avec son insatiable appétit de voir et de vivre.

Pour elle, qui se dit familière « des gares / et des aéroports », elle qui se présente en « Nomade parmi les nomades », la neige comme le voyage, tout en abolissant les habituelles limites géographiques, les topographies familières et jusqu’à la notion d’espace, bouleverse également la perception temporele, dans sa trop prévisible régularité. En résulte pour la poète le « plaisir » et « vertige » d’échapper ainsi « au temps des horloges ».

Et puis, si pour la Québécoise Lise Gauvin, le spectacle de la neige renvoie à une expérience de « scènes […] familières », plus que tout autre elle se montre néanmoins sensible à ‒soudainement révélée par la métamorphose imprévue de la neige ‒cette prodigieuse « Magie de l’instant / suspendu », essence et pierre de touche, pour tout vrai poète, d’une poésie authentique ! « To see a World in a Grain of Sand […] /Hold Infinity in the palm of your hand /And Eternity in an hour » disait William Blake...

Mais, en quoi consiste plus précisément ce que Lise Gauvin nomme ici « pouvoir du blanc », ce précieux cadeau offert en l’instant magiquement suspendu par la neige ? Pour la poète, c’est en particulier la découverte d’un « espace réinventé », d’un paysage qui aurait « revêtu ses habits du dimanche », « pris des allures de fête ». Une atmosphère d’harmonie joyeuse, voire de monde ré-enchanté, qui nous mène apparemment bien loin de toute déréliction !

Et pourtant !… Insidieuse, la question qui s’obstine, nous taraude : pour combien de temps ?

Là encore, Lise Gauvin nous confronte aux « Fragilités », vanités de notre humaine et terrestre condition, si lucidement et vigoureusement pointées par l’oxymore : « l’éternité provisoire/du Tableau ». Comme nous en avait prévenus la poète, lorsqu’elle qualifie d’éphémèrece pouvoir de la neige, par ailleurs lyriquement célébré, les « traces » qu’elle laisse, comme celles que nous laissons par nos écrits, nos œuvres d’art, comme les photos de Wanda Mihuleac, qui immobilisent poétiquement l’instant saisi en le nimbant d’une sombre et mystérieuse aura, tout cela nous parle au plus près de l’impermanence des choses. Quelle que soit alors l’intensité du plaisir esthétique qui peut les illuminer, elle n’occulte pas, bien au contraire, le caractère tragique de leur précarité.

L’écriture de Lise Gauvin, très concertée en son apparente simplicité de bon aloi, distille un puissant charme (au sens fort et originel du terme), une sorte de « Mystères Mirages », qu’on retrouve en miroir dans les photos de Wanda Mihuleac, où « Cartographies intimes » et «  Tracés aléatoires » esquissés par les « parenthèses neigeuses », se font l’écho de la neige elle-même, dont elles laissent finalement entrevoir et prévoir le « propre/EFFACEMENT ».

Quant à ce terme d’EFFACEMENT qui – boucle bouclée – clôt le poème en faisant écho à son titre, et dont les majuscules manifestent typographiquement l’ultime tentative de faire face, faire trace, faire signe contre le blanc néant de la neige, de la page, sa position lui confère une aussi inéluctable que cruelle valeur performative : après lui tout ne s’arrêtera-t-il pas – les mots, le poème ?…

Après lui, il n’y a plus rien !

Dans La beauté dès le premier jour [4], Yves Bonnefoy montre qu’« adhérer pleinement à la finitude, c’est-à-dire […]ressentir la valeur absolue de la moindre chose » dans « le refus de l’aveuglement », permet seul d’accéder à la véritable poésie, cette « obstination qui doit constater l’échec de son entreprise mais veut aussitôt et toujours en recommencer le travail ». Avec la riche ambiguïté de cet « Éphémère pouvoir du blanc », de son « éternité provisoire », voici précisément l’enjeu du dialogue, ici magistralement poétisé, entre Lise Gauvin en son poème et Wanda Mihuleac en ses photographies.

 

∗∗∗∗

 

[1]‒  L’effacement, poème de Lise Gauvin traduit en anglais par Patrick Williamson & 10 photographies de Wanda Mihuleac, préface de Martine Morillon-Carreau, Éditions Transignum, janvier 2019, édition originale franco-anglaise, tirée en 10 exemplaires sur papier INNOVA IFA25 220 g, signés et numérotés de 1 à 10 et présentés dans une boîte avec une œuvre originale.

[2] ‒  Dimensions : 31 cm x 22,5 cm.

[3]‒ Dimensions : 19 cm x 27 cm.

 [4]–   William Blake & Co. Édit. , 2010.




Marian Drăghici, Poèmes

Traduction du roumain par Sonia Elvireanu

hymne. à la  jouissance complète

 

j’ai eu un étang
j’ai eu une maison
avec un étang

maintenant

au bord d’aucune eau
je demeure
et regarde dans l’eau: le ciel

avec des poissons et des étoiles
avec le petit verre parmi elles.

ce fut
le but de ma vie

je peux

te contempler, Dieu,
à cet instant
éternellement

tout

 

imn. juisării complete

 

am avut heleşteu
am avut casă
cu heleşteu

acum

la margine de nicio apă
stau
şi mă uit în apă : cerul

cu peşti şi stele
cu păhăruţul printre ele.

ăsta fuse
rostul vieţii mele

pot

să te contemplu, Doamne
în clipa asta
veşnic

tot

 

la trace. une cantilène

 “Dichterexistentz als Sünde” (Rilke)

 

de mon temps, pendant les fêtes
il neigeait aux petits verres sur le village
du crépuscule à l’aube
de l’aube au crépuscule
de l’aube au crépuscule

à blancs petits verres il neigeait
à blancs petits verres il tourbillonnait
à blancs petits verres il neigeait
à blancs petits verres il tourbillonnait

il neigeait,
il neigeait aux petits verres en tourbillons
sur les traces de l’enfant parti
seul
au monde
à faire ses voeux.

seul
au monde
à faire ses voeux.

en regardant sa trace
remémorée
en regardant sa trace
remémorée de tant de blanc immaculé
ma foi, je me suis enivré
de tant de blanc immaculé
ma foi, je me suis enivré :

assez, c’est terminé
avec l’existence
du poète
comme péché !

le ronronnement de la chatte
à la fenêtre quand elle écrit
en soi une poésie
une grande, absolue poésie
dont personne ne sait
comme du tombeau du désert
comme du tombeau du désert

c’est ma seule nostalgie
c’est ma seule
ma seule
nostalgie.

 

urma. o cantilenă

 “Dichterexistentz als Sünde” (Rilke)

 

la vremea mea, în sărbători
ningea cu păhăruţe peste sat
din înserare până-n zori
din zori şi până-n înserat
din zori şi până-n înserat

cu albe păhăruţe fulguia
cu albe păhăruţe viscolea
cu albe păhăruţe fulguia
cu albe păhăruţe viscolea

ningea,
ningea cu albe păhăruţe ‘nvolburat
pe urmele băiatului plecat
singur
în lume
la urat

singur
în lume
la urat.

privind în urma lui
rememorat
privind în urma lui
rememorat de-atâta alb imaculat
pe cinstea mea, m-am îmbătat
de-atâta alb imaculat
pe cinstea mea, m-am îmbătat:

gata, s-a terminat
cu existenţa
poetului
ca păcat!

torsul pisicii
la geam când scrie
în sinea ei o poezie
o mare absolută poezie
de care nimeni nu ştie
ca de mormântul din pustie
ca de mormântul din pustie

e singura mea nostalgie
e singura singura
mea
nostalgie.

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur