“Face aux verrous”, les étudiants du Master de Lettres Modernes de L’Université de Caen

Dans le cadre du Master de Lettres Modernes de l’Université de Caen, Anne Gourio, Maître de conférence, a organisé une rencontre avec les étudiants du cursus, afin de leur présenter  les revues de Poésie et parler de "l'activité" de poète. Marilyne Bertoncini et moi-même avons donc été invitées à  présenter Recours au Poème, puis la mission était de parler de la Poésie… Persuadée que la plus belle manière d’honorer cette impossible mission était de « lire de la Poésie »,  j'ai emmené des camarades, Henri Michaux, Marc Tison, Alain Brissiaud, Guy Viarre, Dominique Sampiero, pour ne citer qu’eux…

Leur point commun est qu’ils évoquent tous cet équilibre instable dans lequel nous tentons de tenir, nous, la communauté humaine. Equilibre impossible parce que nous essayons de nous enraciner dans la vase d’un monde lui aussi instable, inouï, incompréhensible, dément…

Ces étudiants ont choisi de vivre en Littérature, impossible de l’oublier, j’étais comme eux… Ils ont devant eux les routes à tracer, ils sont stupéfaits, et déracinés d’avenir… J’ai souvent fait ce parallèle avec les débuts de la période romantique, et vu en notre jeunesse des Frédéric Moreau, des Octave de La Confession, des jeunes soumis aux tourments du début du siècle XIX, lorsque les horizons social et politique disparus toute définition de soi-même au sein de la communauté devenait impossible. Les espoirs en une société meilleure amenés par la Révolution (mais c'est très simplifié... ) s’étaient envolés… A ceci près qu’alors, en même temps, ceux-ci renouent avec la mythologie chrétienne de La Matière de Bretagne, véhiculée par l'Imagerie moyenâgeuse. En ce début de siècle XXI, la spiritualité reste à inventer. Les croyances anciennes, les légendes, les mythes et archétypes qui portent les universaux de nos pères ne représentent plus les idéaux, et la physique quantique ouvre la voie d’une nouvelle source universelle et spirituelle. Mais en attendant, où va le monde ?

 

Je commence ma lecture par Mouvements, poème liminaire de Face aux verrous de Michaux. Je leur fais part de mon point de vue, « c’est le cri le plus magistral »… Ils écoutent et partent avec Michaux, qui tente l’envol, l’évasion de lui-même… Puis je lis Marc Tison, magnifique poète qui s’empare du monde, le met en mesure de restituer son absurdité. Ils sont attentifs, « ça » leur parle, « ça » touche leur cœur, réveille leurs émotions. Nous communions. J’ai parlé de Poésie, je crois… Puis certaines ont souhaité lire des textes. Un moment magnifique, le partage.

Rentrée je ne peux en rester là… Je souhaite évoquer leurs attentes, celle d’une Littérature engagée, manifeste et imprégnée du réel pour le faire aller vers un autre horizon, celui du début de qui devra exister : une société globale, mondiale, fraternelle, humaine et édifiée sur le partage. Ils le savent, ça peut me rassurer. Je le sais aussi… Alors je demande à leur professeure de leur dire que je souhaiterais qu’ils choisissent un poème qu’ils aiment, pour le publier…

Les photographies sont de Sanda Voïca.

Parmi les envois voici. Il y a, me semble-t-il, nature à réfléchir… Je les remercie, pour leur accueil, pour ces secondes du cri ensemble, à travers la Poésie,  chant cosmique, parole de tous, pour l’Humanité.

Voici l'envoi de quatre étudiants : le poème qu'ils ont choisi et les propos qui les accompagnent.

 

 

Léo Le Breton

Comme un lego, Alain Bashung et Gérard Manset

 

Léo accompagne son choix de ces quelques lignes :

 

Poésie, structure au service du flottement
qui berce aveuglément nos petites existences 
Comme un Lego 
Gérard Manset, en train de fulminer, mélodieux
Alain Bashung, au micro, sobrement extatique Comme un Lego
"tout-à-l'égo" dirait Muray !
ça rend compte du grouillement
mieux que toute statistique
or, indéniablement, ça pense
(le cri du "sans mémoire" désespoir du sans dieu)
ça dégage une odeur, aussi.

Peut-être le plus important. 

 

 

Comme un lego, Alain Bashung et Gérard Manset

 

C'est un grand terrain de nulle part
Avec de belles poignées d'argent
La lunette d'un microscope
Et tous ce petits êtres qui courent
 
Car chacun vaque à son destin
Petits ou grands
Comme durant des siècles égyptiens
Péniblement
 
A porter mille fois son point sur le i
Sous la chaleur et sous le vent
Dans le soleil ou dans la nuit
Voyez-vous ces êtres vivants ?
Voyez-vous ces êtres vivants ?
Voyez-vous ces êtres vivants ?
 
 
Quelqu'un a inventé ce jeu
Terrible, cruel, captivant
Les maisons, les lacs, les continents
Comme un lego avec du vent
 
La faiblesse des tout-puissants
Comme un lego avec du sang
La force décuplée des perdants
Comme un lego avec des dents
Comme un lego avec des mains
Comme un lego
 
Voyez-vous tous ces humains ?
Danser ensemble à se donner la main
S'embrasser dans le noir à cheveux blonds
A ne pas voir demain comme ils seront
 
Car si la Terre est ronde
Et qu'ils s'agrippent
Au-delà, c'est le vide
Assis devant le restant d'une portion de frites
Noir sidéral et quelques plats d'amibes
Les capitales sont toutes les mêmes devenues

Aux facettes d'un même miroir
Vêtues d'acier, vêtues de noir
Comme un légo mais sans mémoire
Comme un légo mais sans mémoire
Comme un légo mais sans mémoire

Aux facettes d'un même miroir
Vêtues d'acier, vêtues de noir
Comme un légo mais sans mémoire
Comme un légo mais sans mémoire
Comme un légo mais sans mémoire

Pourquoi ne me réponds-tu jamais ?

Sous ce manguier de plus de dix milles pages
A te balancer dans cette cage...
A voir le monde de si haut
Comme un damier, comme un légo
Comme un imputrescible radeau
Comme un insecte mais sur le dos
Comme un insecte sur le dos
Comme un insecte sur le dos

C'est un grand terrain de nulle part
Avec de belles poignées d'argent
La lunette d'un microscope
On regarde, on regarde, on regarde dedans...

On voit de toutes petites choses qui luisent

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Axel martin

J'ai choisi de présenter un poème  vis à vis de la chanson The End, du groupe américain The Doors.

 

" Voici la fin, mon bel ami. 
Voici la fin, mon seul ami, la fin de nos plans élaborés, la fin de tout ce qui a un sens,
la fin, ni salut, ni surprise, la fin ". 

Ce monde, ce monde se consume,
la terre que tu foules se meurt, noyée dans le consumérisme exacerbé.
Tes désirs t'ont rendu aveugle,
sourd aux cris d'alarmes de ceux qui l'entourent,et muet devant les revendications auxquelles tu pourrais participer.
Ce pourrait être la fin pour toi mon ami, pour moi, pour nous tous.
Pourquoi ne fais-tu rien ?
Pourquoi ne vois-tu rien ?
Pourquoi ne dis-tu rien ?
Tu es semblable à l'arbre mort, un simulacre d'existence t'anime, tu n'es qu'une ombre parmi les ombres, incapable de tolérer la lumière. 
Tu ignores les rares vivants devant lesquels tu passes, sans pouvoir comprendre à quel point ils te surpassent, toi l'arbre mort. 
Tu es le zombie blanc... 

 

Julie Jardin

Poètes d’aujourd’hui n°119 : Jacques Brel. Jean CLOUZET

 

 

Lire « Les Vieux » de Brel, c’est se perdre entre l’effroi du temps qui passe et le frisson du lyrisme employé à le dépeindre…

 

 

A ceux qui écriraient que la chanson n’est pas de la littérature, à ceux qui s’insurgeraient contre la publication de chansons dans une revue de poésie, à ceux qui dénonceraient la nomination d’un auteur-compositeur-interprète à un quelconque prix d’écriture, je répondrai :

– En effet, la chanson ‘’brute’’ n’est pas de la littérature. Elle est un art de l’entre deux, tantôt musical, tantôt littéraire… Est-ce pour autant à dire que les textes de chansons se dérobent à nous, lecteurs, et n’offrent leur poésie qu’au public d’auditeurs, aux musicologues ?

Dans son excellent ouvrage Le démon de la théorie, littérature et sens commun, Antoine Compagnon explique que « […] les textes littéraires sont justement ceux qu’une société utilise sans les rapporter nécessairement à leur contexte d’origine. Leur signification (leur application, leur pertinence) est censée ne pas se réduire au contexte de leur énonciation initiale. C’est une société qui décide que certains textes sont littéraires par l’usage qu’elle en fait hors de leurs contextes originaux »[1]. 

– Certes, me direz-vous, encore faut-il pouvoir distinguer une action ou un usage social permettant de définir un « texte littéraire »…

– C’est juste ; et ce phénomène social doit d’abord être envisagé comme un acte éditorial : en l’occurrence, la publication du texte de chanson n’est plus seulement phonographique, mais aussi imprimée. Le recueil de chansons, qui n’est pas un « cahier de chansons » (mêlant partitions et textes), est bel et bien destiné à des lecteurs : cette orientation du texte vers un lectorat conditionne et définit le recueil de chansons comme un genre littéraire hybride à découvrir et à penser. 

– Cela est très bien, vraiment. Mais la poésie dans tout ça ?

– J’y viens. Car pour lire des vers de poésie là où se rangent des lettres, des mots et des phrases qui composent le texte d’une chanson, le simple phénomène éditorial ne suffit plus. La force des auteurs-compositeurs-interprètes est d’avoir su poursuivre le dur labeur des initiateurs de la révolution poétique ayant eu cours dans la deuxième moitié du XIXe siècle : si Baudelaire ou Rimbaud sont parvenus à confondre le plus prosaïque au plus poétique, les auteurs-compositeurs-interprètes ont rendu au grand public le goût de la poésie. Avec la chanson, « le plus vraiment poète est en même temps le plus populaire. […] Dans les rues, les ateliers, les bistrots, le poème circule, camouflé en chanson mais poème, et beau poème. » [2]

– La réception du texte ne fait tout de même pas tout…  Si ? Peut-on parler d’une poétique du lyrisme pour la chanson « Les Vieux » de Jacques Brel ?

– S’il faut justifier la poésie de Brel stylistiquement, on observera simplement (parmi bien d’autres effets de formes employés dans « Les Vieux » ) les personnifications, des livres qui « s’ensommeillent » ; les réifications des voix qui se « lézardent » , comme des peintures flétries ou des cloisons fendues ; les parallélismes, avec par exemple au vers 17, « L'enterrement d'un plus vieux, l'enterrement d'une plus laide » ; ou encore les gradations, comme au vers 14, « Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit ».

L’opposition frontale entre la célèbre citation, « Le petit chat est mort », extraite de L’Ecole des femmes (II, 5) de Molière et le renvoi à un stéréotype culturel populaire, « le muscat du dimanche ne les fait plus chanter » (vers 10), témoigne d’un habile maillage entre différentes références culturelles. Ce maillage est repris tout au long du texte avec le va-et-vient de l’horloge, « qui dit oui qui dit non » : ce balancement ne symbolisant pas seulement le temps qui passe et le statut d’entre-deux des « vieux » (à demi vivants, à demi morts avec seulement « un cœur pour deux » ), mais aussi celui du texte et du genre « chanson » qui oscille entre art mineur et majeur, musique et littérature, prose et poésie, représentation scénique, édition phonographique et édition littéraire…

– Quelle ambition poétique, pouvons-nous alors octroyer à la chanson « Les Vieux » du Grand Jacques ?

– Il n’y a pas chez l’auteur-compositeur-interprète la volonté de se substituer au poète ; mais plutôt un désir analogue d’exprimer un frisson, une angoisse, une révolte à travers une forme différente. Le texte de chanson, animé d’une force poétique, s’émancipe : il est beau et lyrique, sans l’écrin du corps de l’interprète, de sa voix, ou de la musique. Son rythme, est soutenu par le découpage grammatical, les images successives et les procédés stylistiques. Lire « Les Vieux » ce n’est donc pas vraiment lire un poème, mais une forme intermédiaire de poésie. Lire « Les Vieux » de Brel, c’est se perdre entre l’effroi du temps qui passe et le frisson du lyrisme employé à le dépeindre.

 

Syrine Lehodey

 

Redéfinition, Marc  Nammour (La Canaille)

La Canaille est un pseudonyme inspiré de chants populaires de la Commune.  Entre le rap, le théâtre, les arts de la rue, ce poète urbain dépeint dans ses albums le monde des plus démunis face à un système toujours plus oppressant. De la vie des usines à la galère des fins de mois, il décrit la misère, la tristesse, la colère d’une part de la population souvent oubliée et sous représentée. Dans ce texte, il reprend un chant de 1865 « la canaille » qu’il actualise à des problématiques modernes. Le sous texte est toujours le même, une lutte de classe et un jeu de vocabulaire entre un pouvoir élitiste qui calomnie ses dissidents, les canailles et la réappropriation par ses derniers des mots pour leur donner un nouveau sens. La Canaille est un épouvantail que les classes dirigeantes agitent pour provoquer la peur des classes moyennes et aisées face à la crasse, l’immoralité, le manque de savoir vivre des plus pauvres sans les faire s’interroger sur les mécanismes du système qui mènent à cette situation. Il sert à étouffer des protestations populaires légitimes. Se revendiquer Canaille est un retournement, un détournement pour montrer les coulisses que cache l’emploi de ces mots : des injustices, un mépris de la classe dirigeante, et une peur des plus haut-placés de la révolution et de la perte de pouvoir.

 

 

C'est un cri qui sort de nulle part, une aberration

Une scie pour une évasion, c'est un tambour, un tam tam

Un boucan d'tous les diables c'est un ramdam

C'est un râle d'homme, un ras l'bol

Une bouteille du tissu et de l'alcool

C'est un fond de dalle, un calvaire

La gueule du sauvageon qui veut pas s'taire

C'est une espèce tenace

Une promesse, mieux, une menace

C'est une femme noire qui s'assoit devant, et désobéi

C'est cette plume qui rentre au pays

La boule au ventre de colère

Et le changement d'attitude qui s'opère

C'est un chant qui porte la résistance en lui

C'est la Canaille eh bien j'en suis

C'est un lion, c'est une panthère

Tête baissée, le poing en l'air

C'est un combat un constat, une réflexion

Un siècle et demi après la redéfinition

C'est du piratage, sabotage

D'la graine de mutin c'est de l'abordage

C'est la science du renversement

L'ennemi de l'ordre et des gouvernements

C'est ici, c'est maintenant

C'est ce son dans les tympans

La conséquence le réceptacle

L'alternative à la débâcle

C'est l'évolution, c'est l'après

C'est l'héritage, c'est la clef

Ouais c'est ce phare qui brille dans la nuit

C'est la canaille eh bien j'en suis

C'est la lave d'un volcan qui se réveille

C'est la vague qui te balaye

C'est le vent : un vent d'humanité

On veut la justice pas la charité

Au nom du merveilleux, de ces yeux écarquillés

Au nom de la beauté d'nos rêves éparpillés

C'est de l'amour, ouais de l'amour à revendre

A réduire un système en cendre

C'est une armée, c'est une légion

Internationale est la pression

C'est plus haut qu'les frontières et les barbelés

C'est des mots, des mots pour marteler

C'est ce qu'on sait faire de mieux

Et c'est vieux comme le feu

C'est la lutte comme un rempart à l'ennui

C'est la canaille eh bien j'en suis

 

 

Qu'ajouter... si ce n'est le poème de Leo, qui à lui seul dit toute absurdité... De quoi s'agit-il ? De nos modes de vie, sociaux, politiques, de ce qui perdure. Je ne souhaite qu'une chose, c'est qu'ils conservent ce regard, et leur coeur, ainsi, parce que nous avons demain à imaginer...

 

 

CANTINE

Ansamble avec deux fautes sur une plaquette cantine 
Salade marco polo : poivron rouge surimi
Des concombres sauce yaourt, leur caviar d'aubergines 
Mitonnée de légumes avec compote tout fruits

Disponibilité d'approvisionnement
La bavaroise betterave chantaillou ail fines herbes 
Parmentier de poisson au fondu président 
Pyrénées printanières coulommiers ail fines herbes

Entremets praliné, céréales oubliées
Jambon grill, fricassée, pommes de terre persillées 
La santé, bleu blanc coeur, porc issu de filière 
Madeleine tricolore, concarnoise jardinière

Produit animation, pâtisserie maison
La semoule fantaisie : tomates et petits pois 
La salade vendéenne : chou blanc et raisin sec 
Kiwi fripon picon saucisson cornichon
Roti au jus curry poulet liégois gouda
Torti agneau chipo salade mêlée pastèque.

Sauce confiture 
Semaine du goût 
Lentille, oeuf dur 
Et lé-tabou

Restauration, services plus près des territoires
Un restaurant scolaire, un plan alimentaire 
Pictogrammes et légendes dans une sole meunière 
Cocktail de bienvenue aromatisé noir.

 

 

 

[1]  COMPAGNON, Antoine. Le Démon de la théorie, littérature et sens commun. Collection « La couleur des idées » aux Editions Seuil, Paris, 1998, 307 p.

[2] Poètes d’aujourd’hui n°99 : Georges Brassens. Alphonse BONNAFE (dir.). Collection « Poètes d’aujourd’hui », sous la direction de Pierre SEGHERS. Poitiers, 1970 (1ère éd. 1963). « INTRODUCTION : L’HOMME QUI RIT », page 8.




Fabrice Marzuolo, À tous les poètes morts avant leur mère, et autres poèmes

À tous les poètes morts avant leur mère 

 

Une belle journée la fête des mères
une balle dans le cœur m’aurait tué autant
mais là je me dissous tranquille
dans ma vase
comme le bouquet de fleurs fanées
dans le vase brisé

 

L’air qu’on respire est invisible
le poème écrit devient visible
et plus le vide est grand
plus le poème est grandiose
les grands mots
font le Mont des songes
- Si Haut
les belles phrases
comme on fait son lit
on se couche

 

 

Le cœur au plancher

 

Cette journée avec beaucoup de vert sous du ciel
en bleu

des parasols ouverts

des fleurs dont j’ignore les noms
je les nomme par leurs couleurs
des jaunes des mauves des rouges

je distingue aussi des bambous
qui plient mais ne cassent pas
et pourtant ici droits sur leurs cannes

des cris d’enfants des sommations d’adultes
tous sans âge
ça joue à la famille
un jeu ancestral autant qu’ennuyeux
suivi des inévitables
effluves de graillon

avec Marie je compte les jours
on part à Boston
la ville natale d’Edgar Poe
mais à cet instant le cœur
cogne fort contre la cage
que je vais devoir revenir ici
pas de peau Edgar

 

 

Un autre but

 

pendant que la france joue le match
de foot j’écris un poème
il n’est pas bon d’écrire un poème
quand tout le pays
est devant l’écran
qu’il faut garder ses deux mains libres
pour applaudir ou prier
la france joue la coupe
tant qu’elle ne marque pas
il règne un silence d’or
le quartier est tranquille
la vie serait presque belle
il n’y a plus que des chats
nonchalants dehors
ça change des boas constrictors
mais une fois le match fini
c’est le retour des pétarades
des cris des tirs de ballons
des cagoules et des faux
qui sifflent sur la peau
le chaud et l’effroi

si je pouvais m’inventer ici
un paradis
ce serait un match
qui dure toute une vie

 

 

Présentation de l’auteur




Derviche tourneur, revue pauvre et artistique

"Derviche tourneur 1 est une revue protéiforme en devenir qui s’intéresse à la pensée plutôt qu’aux idées, aime les citations plutôt que les répétitions ; si elle tourne, c’est seulement une manière de rétablir le mouvement."

Au titre intriguant, au projet annoncé sur le site associé, répond le format de cette revue de quelques feuillets couleur ivoire pliés comme des origamis, et reçus  par la poste -  en fait, une production bien singulière. On trouve en ouvrant l’enveloppe :

  • Un premier feuillet long, plié en 3 au format A5, contient la carte de visite de la revue « protéiforme » avec l’adresse mail et le site.
  • Une page 30x42 cm pliée longitudinalement puis en 3,
  • Un deuxième feuillet long plié en 3 également.

Au plaisir enfantin de la découverte de ce que cachent les plis se mêle le plaisir de découvrir les textes, dans un désordre relatif, où participent les noms de Guillaume Bordier, Fanny Garin, Anne Duclos, Jean Gilbert-Capietto, Julien Boutonnier et Clément Birouste.

Au revers de la « une », Une « filmographie »  (liste dans laquelle on retrouve bien des titres de notre panthéon personnel) complétée de plusieurs « Rêves cinéma ». Parmi les autres titres des feuillets suivants, « Rêve avéré n°1 », « Défense de pauvreté », « Objets » et « Fragments ».

Le feuillet le plus grand propose une « introduction à l’ostéonirismologie », où je relève cette réflexion qui m'enchante  comme le poème d'Henry Michaux , désirant la caravelle qui l'emporte "Dans les corridors des os longs et des articulations".

 

 Il y a des os. Les os rêvent. Les rêves des os produisent le réel.

Tout ce qui existe est créé par cet onirisme des os. 

.

Anne Duclos, interrogée, a bien voulu nous donner quelques informations sur cet étrange objet revuistique, à commencer par le choix du titre : 

Le nom de la revue vient surtout de raisons purement contingentes et biographiques ; mais la notion de tourner renvoie bien, pour moi, à une fonction essentielle des revues, qui est à la fois de circuler et de mélanger, de donner une forme par le mouvement. C'est en tout cas ainsi qu'on peut l'entendre, et non bien sûr de façon thématique.

En l’absence d’indication sur la revue, pouvez-vous nous indiquer la façon dont vous fonctionnez (rythme de parution, choix des textes, équipe…) ?

Pour répondre à vos questions, le plus simple est de commencer par dire qu'il n'y a pas de fonctionnement ni de régularité. Pas exactement d'improvisation non plus, mais plutôt un suite de projets. Le rythme, si on peut encore le dire ainsi, est très lent : en moyenne un numéro par an. Mais on réussira peut-être à accélérer le processus. La diffusion se fait principalement par abonnement actuellement, mais ça changera peut-être aussi. Il n'y a pas d'appel à texte pour le moment. Nous sollicitons les auteurs avec lesquels on veut travailler.

Jusqu'à présent, il y a eu trois numéros, chacun de format et de nature différentes. J'aimerais beaucoup que ça continue ainsi, c'est en tout cas l'idée de départ. Le numéro deux est constitué de deux affiches par exemple. Mais le numéro trois reprend cette idée : il peut se lire comme un cahier, mais aussi comme trois affichettes indépendantes (d'où le système un peu compliqué des pliages). La dimension matérielle est donc très importante, on essaie à chaque fois de réfléchir à la création d'un objet, mais d'un objet pauvre malgré tout, et en partie artisanal.  Je ne sais pas si on peut parler de typographe, bien que le terme soit très flatteur, mais c'est moi qui ai fait la mise en page de ce numéro. Les numéros deux et trois ont été imprimés en risographie.  C’ est une technique de reproduction qui utilise des pochoirs, comme la sérigraphie, mais permet plus facilement que cette dernière d'imprimer en plus grande quantité. On peut ensuite jouer sur différentes opacités pour créer un effet de trame, ainsi que superposer les couleurs (l'impression étant monochrome : il faut un passage différent pour chaque couleur). Cela dit je n'y connais pas grand chose, je fais faire les tirages par un imprimeur.

Je crois moi aussi que cette notion d'objet pauvre a un sens !

Nous sommes deux à porter ce projet, Christophe Dauder et moi-même. Christophe travaille principalement dans le domaine du cinéma, surtout documentaire. Quant à moi, on peut m'écouter plus que me lire, mais ça n'a (pour le moment ?) pas de lien avec la revue. J'ai encore du mal à décloisonner et rassembler mes différentes activités, même si je pense que les revues, de manière générales, peuvent justement être un dispositif le permettant. C'est particulièrement visible pour les revues en ligne il me semble. En un sens, on pourrait tout à fait renverser le rapport initial et voir dans les revues papier des "objets pauvres" par rapport aux revues numériques !

_____________

Notes : 

1 - (https://revuedervichetourneur.wordpress.com/




Enesa Mahmic, poète bosniaque

 

Traduction et présentation  : Marilyne Bertoncini

Née en 1989, Enesa Mahmic a publié 4 recueils de poésie, et ses poèmes figurent dans diverses anthologies dont les titres indiquent son implication féministe : Social Justice and Intersectional Feminism, Université de Victoria, (Canada), ou Queen Global voices of 21st century female poets (India) ainsi que son engagement humanitaire et politique : We refugees (Australie ») ou Writing Politics and Knowledge production (Ireland).

Ecrivain voyageur, ses poèmes évoquent les lieux qu’elle visite avec empathie, dégageant de chacun ce qui transcende tout aspect anecdotique ou touristique : les voyages sont occasion de rencontres et de dévoilement des souffrances et des possibilités de résilience par la fraternité. Et si la poésie n’avait qu’une raison d’être, ce pourrait être ce message.  

 

Les lavandières du Gange

 

J'avais longtemps marché, jusqu'au pont d'Haridwar

Il n'y avait aucun bruit sinon le murmure de l'eau

Et les voix assourdies des lavandières

Soudain

J'eus l'impression de couler au même rythme que l'eau

Et que l'eau s'écoulait à travers tout mon être

 

Alors

Les lavandières éteignirent leurs lanternes

L'eau devint noire et huileuse

Kali - toute la vie dans le cycle de la lumière et des ténèbres

 

 

*

 

 

Ce que Tanja m'a raconté

 

Urbi et Orbi

Je suis une femme fatiguée

Fatiguée des amants de passage

Le premier déchira un morceau de mon coeur

Un second détruisit mon foie

Le troisième vida mon compte en banque

Quand le quatrième arriva je fermai toutes les portes

Je ne le laisserai pas m'approcher

Les expériences nous forment

Mon chéri

 

À Gori

J'ai visité le musée de Staline

Dans sa jeunesse il écrivait des poèmes d'amour

Le poète se tranforme facilementen tueur

Et le tueur en poète

Leçon d'écriture créative, disent-ils

Ils rassemblent les prisonniers, leur donnent du papier, pour les aider

Ils font de même dans les hôpitaux psychiatriques

C'est ainsi que naît la meilleure poésie

Ecorchant

Chair et sang.

 

 

*

 

 

Déjeuner du dimanche en exil

 

Nous ne parlions jamais de nos souffrances.

Nous enseignions à nos enfants la patience

Le subir en silence

Nos maîtres disaient:

“Les soucis inutiles détournent de la gloire divine”

Alors nous mangions les miettes de leur table.

Sans nous plaindre

Nous nous convainquions :”Je vais bien. Tout va bien.”

 

Demain sera de même

La même discrimination se perpétue

Les mêmes douleurs

L'assistante sociale me rappellera

Que je ne suis qu'un numéro dans le système

Je chercherai encore

Un moyen de tout quitter

Pour une autre ville, un autre pays peut-être.

Je me bercerai d'y trouver une illusion d'amour,

de compréhension,de pardon.

Mais au plus profond de mon coeur je sais

Que les immigrants n'ont pas de pays.

 

 

*

 

 

Départ

 

Quand je partis, le matin était brumeux

Des visages blêmes d'insomnie

chancelaient vers les bureaux, les écoles et les banques.

Des chats miaulaient sur les toits

Un vieillard voûté ramassait des feuilles

Rien ne pouvait modifier l'ordre immuabledes choses

Ni réveiller la foule endormie

Masi j'avançais comme si c'était possible

 

Je marchai longtemps :

Masques et pièges déjoués

Pieds blessés

Le sol habitué au pas des conquérants

ne supporte pas une foulée légère.

Les démons du passé de leur doigts noueux m'étranglaient

Crois moi

Il y en avait de toute sortes.

Il y en avait d'innocents qui se flagellaient trop

Parlant ironiquement parce qu'on ne les acceptait pas.

Il y avait des mauvais, des pervers, des idiots

Mais sourtout des solitaires.

Il fallait s'adapter, s'arranger, plier l'échine, perdre sa forme.

La voix de la radio répétait:

Peuples. Volonté solidaire. Individu. Force.

Les mots tombaient comme des oiseaux morts.

 

J'allais bien loin

Sous le ciel lugubre

Avant que mon être ne réclame : Chez moi !

 

 




Isabelle Levesque, Le Fil de givre

Le Fil de givre d’Isabelle Lévesque : une lecture

En 2017, Isabelle Lévesque nous offrait Voltige ! (L’Herbe qui tremble), un chant d’amour ou une danse amoureuse, qui nous avait entraînés dans une folle ronde : tantôt tourmente, tantôt transcendante, sa force centrifuge toujours nous décentre, active le moteur désirant au cœur de notre vie, qui ne demande que cela : tourner et sortir d’elle-même, enthousiaste. 

Ce drôle de mouvement fou de l’amour déraisonne, lève l’ancre de la raison qui nous arraisonnait, abolit les mesures de contrôle qui s’amoncellent entre nous et le monde. Quelque chose d’essentiel, de vivant, de vibrant, d’unique, peut-être, semble approché. Paradoxalement, le mouvement centrifuge de la danse amoureuse produit un effet centripète : notre personne se remet à creuser son propre sillon, gagne en concentration, s’individualise.

À travers une parole sensible tendue entre échos d’expériences intimes et sens à portée universelle, Isabelle Lévesque a pleinement joué son rôle de poétesse. Les deux extrémités du fil poétique ont leur rôle à jouer, même si c’est d’abord l’extrémité individuelle que tire l’auteure.

 

Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, avec des
peintures de Marie Alloy, Al Manar, 2018

 

Dans les poèmes en vers et en prose de son recueil Le fil de givre, accompagné de belles peintures de Marie Alloy, qui a paru au printemps 2018, c’est le même fil que tire Isabelle Lévesque. Malgré les vertiges donnés par des expériences souvent impossibles à rassembler en un tout cohérent, il faut oser sauter le pas, pour que la danse de la vie regagne de l’élan, que soit entraînée dans un mouvement notre vie toute entière, sans que soit abandonnée derrière elle l’une de ses parties. « Le saut devient danse », lisons-nous à la première page du livre.

 

*

Ces poèmes, qui, de prime abord, peuvent paraître abstraits, ne le sont pas, ils détiennent seulement une part de mystère, que l’écrivain partage avec le lecteur, et ne renvoient qu’à des expériences vécues, mentales ou physiques. De sorte qu’ils savent comme par eux-mêmes – mais en fait, par l’art poétique – se frayer un chemin liquide dans la masse calcaire (Isabelle vit auprès du Plateau du Vexin), compacte et ancestrale, des souvenirs. Cependant, là-bas une complicité intime lie l’eau et le calcaire, le liquide et le minéral, une complicité toute faite de temps, dans sa modalité de durée à l’échelle géologique, autrement dit de patience.

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

Le livre commence ainsi : 

 

Au rendez-vous de pierre.
Escalier droit, marches larges. Jour au pied de la falaise. […]. Le saut devient danse.
 […] J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents. (p. 9)

 

Par ces chemins sinueux que l’auteure leur assigne de son mieux, les souvenirs trouvent parfois une issue à la surface de la conscience, révélant ainsi une part de leur secret. Pour l’heure, l’élément minéral domine, les chemins « couverts de lierre » (ibid.) sont périlleux, et dans ce même poème, la « pierre » en excipit fait écho à celle en incipit :

 

Désormais vigne se cueille.
Je te retrouverai tout à l’heure ou jamais, le ciel est une forteresse de pierre. 

 

 

La même « pierre » scelle encore le passage vers les hauteurs de la conscience, gravis par « degrés » (ibid.). « Désormais » et « ou jamais » : deux ensembles de trois syllabes, mis en relief par l’auteure grâce à l’italique, riment ensemble, défiant réciproquement, mais sans encore pouvoir la dépasser, leur apparente contradiction temporelle, celle de l’avenir qu’ouvre le présent (ce que signifie « désormais ») et celle du présent à l’avenir fermé (ce que signifie « jamais »). Quant au « mais », il rature chaque mot de l’intérieur, conspire pour leur réconciliation.

 

*

« Pas le vide. Nuit claire » (ibid.). Les jalons sont déjà présents, il suffira d’ouvrir les yeux, et de faire confiance au temps, qui finira bien par nous élever, « ronde ascension » (p. 57), et ouvrir la « forteresse du ciel » (ibid.). La nuit est claire, n’est jamais absolue. « Peindre, écrire, renouer les fibres déliées » (p. 20).

Pour l’heure, le lien fragile doit encore être tissé, ou retrouvé – retissé –, si bien qu’il y manque le « l » final : « Fi du jour ! » (p. 10). Ce « l » qui tombe, par exemple, n’est pas une réduction positive, mais une perte, dans le procès de restitution du sens. « Un son se perd, le sort, pire victoire en voyelle. » (p. 12). Comment rassembler le sens sans les phrases, les phrases sans les mots, les mots sans les lettres, quand ces dernières, bien « loin » (ibid.) de tout accord de paix, sont en lutte, peuvent s’annuler l’une l’autre, surtout les vindicatives voyelles, dont la sonorité naturelle prime les trop sourdes consonnes, discrètes par nature, et dépendantes de leurs sœurs. « Les consonnes assourdies trébuchent » (ibid.). « La voyelle, accentuée, vigilante, écarte le carrefour des consonnes. » (p. 32).

*

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

« Fi du jour ! ». De même que les ténèbres nocturnes ont d’emblée été relativisées, le jour, aussi accueillant soit-il, doit être repoussé, pour laisser place au travail de la matière des souvenirs – du présent immédiatement transmuté en souvenir. Cette matière est nuancée comme l’est la lumière dans la vie, faite de jour et de nuit : c’est une « ombre » (p. 10). Ainsi, un travail ardu aux tréfonds de la langue sera nécessaire, à travers un double biais :

D’abord, un biais photographique, c’est-à-dire la révélation des dégradés du noir au blanc :

 

Temps ferment, nocturne inversé,
ponctuation de l’ombre
tournant pleine-lumière  (ibid.).

 

L’espoir tient précisément dans la précarité de la lumière, et non dans le plein feu du soleil. Vacillante dans la nuit, la flamme demeure vaillante.

Ensuite, un biais de gravure, la langue creusant la matière des mots pour lui donner, outre la couleur, un aspect propice à l’expression recherchée : « Nous ne graverons aucun signe pour durer » (p. 63), et :

 

Phrase et le verbe échappé rejoint. 
Rien ne finit qu’il faille creuser un sillon, ces lignes où des signes attisent.
Trace. Vestige. Les mots solides  […] (p. 54)

 

 

*

Que se joue-t-il dans les tensions entre ces extrêmes – non, ces pôles –, nuit et jour, voyelles et consonnes, passé et futur, etc. ? C’est justement cette tension qui met en mouvement, ou permet de le retrouver ; qui, relançant ce mouvement, par suite entraîne positivement chaque pôle dans une « danse », afin que leur polarité ne constitue pas une simple opposition négative ; enfin, qui permet, à partir de ce dynamisme, qu’un avenir puisse encore advenir. 

Ainsi, tantôt il s’agit de « flétrir le soir » (p. 16), tantôt de « défroisser le jour » (p. 18). Le jour est propice pour flétrir le soir, le soir est propice à défroisser le jour. La nuit n’est pas négative, et ne doit pas étouffer le jour. Chacun doit trouver sa place vis-à-vis de l’autre, qui doit suivre, comme un cycle, comme une ronde – comme une danse.

 

*

 

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

La poétesse ne désire pas cristalliser le fil, à sceller le givre en glace immuable, d’une solidité confortable, peut-être. Elle cherche à puiser la force nécessaire à son poème dans la lecture qu’elle fait du givre, son regard glissant le long de sa sinueuse écriture primitive, son œil faisant du fil de givre un fil de lecture, compréhensible, déchiffrable, potentiellement transmissible et partageable.

 

Où la parole première ?
Flocon magnétique.  (p. 53)

 

Le fil de givre tiré, fait fil de lecture, a naturellement pour vocation d’être partagé : de donner un livre, comme le présent recueil, bien sûr, mais préalablement, d’être conçu ensemble. Ainsi, la poétesse n’est pas seule dans ce travail. Du moins désire-t-elle le croire, se savoir vraiment épaulée, cheminant main dans la main dans une direction commune. Mais le plus souvent, la collaboration prendre la forme d’un corps à corps avec l’homme aimé. Solitaire corps à corps (cosmique) autour du duel corps à corps (amoureux). Le corps à corps épuise corps et âme.

 

Tu es en fleur
ou
presque
déjà

– tu es partout  (p. 12)

 

Dans les 9 courts vers du poème suivant (p. 13), nous comptons 4 « tu » et un seul « nous » final. Effectivement, la présence sensuelle de l’être aimé envahit tout, perturbe davantage l’ouvrage (poétique et mémoriel) qu’il ne le favorise. Ainsi les écrivains sont-ils accompagnés, le plus souvent, eux qui se consacrent à un travail très solitaire.

Néanmoins, c’est le propre de l’amour de sublimer le temps en intensifiant l’expérience, quitte à se croire capable de « retenir le monde » ou d’ « attraper le soir. Rien n’est moins sûr. » (p. 14, là encore, l’auteure souligne). « Tu courais contre le temps », lisons-nous p. 18. La « lutte contre le temps » ne peut durer qu’un temps.

« Rien n’est moins sûr. » Après cette précoce prise de conscience, le nuage de « tu » se mue en un nuage de « il » (5 occurrences dans les 9 petits vers du poème suivant, p. 15), un pronom déjà plus distant, ou plus lucide. 

Le pouvoir de l’amour devient ainsi une force ambiguë, contre laquelle la poétesse va devoir lutter, et déterminer si elle peut composer avec lui. Lutter pour le temps, restaurer sa place dans la vie. Ce faisant, comment ne pas lutter contre l’amour ? Question douloureuse et délicate, qui est peut-être au cœur du livre.

 

*

 

Comment retisser l’assise du temps pour refaire le monde, lorsque nous l’avons « défait » (p. 18), et que l’amour continue d’entretenir le désir, et réciproquement ? « Ce que nous fûmes résonne » (p. 19). Dans la relation amoureuse, si rapidement blesse la nostalgie !

Désir omniprésent, polymorphe, puisqu’il est semé par l’être aimé, lui-même « partout » (p. 12, déjà cité). Forme ignée, aérienne, gazeuse, ou aquatique, comme dans le poème de la page 20, teinté de mélancolie.

 

Les points écartés
à la surface changent l’écume en sel. 

 

Comme en chemin retour vers son origine, l’éros perd de sa fertilité, et du sel naît une écume sans Aphrodite. Plus tard, il sera à nouveau associé à l’élément minéral :

 

Marche dans l’eau claire,
contre la pierre. Le sel (jadis : relief du ciel).  (p. 53)

 

Mais l’élément aquatique est des plus mobiles (« L’eau des métamorphoses », écrit l’auteure, p. 52), car il sait se mêler aux autres :

 

Pour qu’une humide escale prenne terre
et féconde.  (ibid.)

 

L’omniprésence de l’être aimé transforme la contemplation avec la matière mémorielle en confrontation avec lui et ses multiples traces, par lesquelles proprement il s’inscrit partout, et persiste longtemps, sans que l’amante ne parvienne véritablement à décider si elle désire ou non cette perturbation, puisque cette dernière est inhérente à la relation amoureuse. Les choses résonnent de sa présence, même s’il est absent.

 

Tu es passé, le bord-fossé discourt et
falaise, moitié craie, silex en aparté. La voix,
l’inaudible couché au pied du vaillant.  (p. 21)

 

Là encore, le temps, réalisant la complicité entre les éléments, sera un puissant viatique. Car l’aquatique et la terrestre donnent le minéral : celui des falaises calcaire (cette eau solidifiée, un peu friable) auprès desquelles vit l’auteure.

 

L’eau prise en sortilège.
L’érosion n’a rien suivi
du maritime attrait d’un massif poli. (p. 53)

 

*

 

Écrire, si c’est pour relancer le mouvement entraînant de la vie pour réconcilier ses aspects, passe désormais par la lutte. Oui, la danse s’est faite lutte.

« J’oublie, je cogne. » (ibid.). Il faut oublier pour mieux écrire, mais il est impossible d’oublier lorsque l’autre vous rappelle sans cesse à son souvenir, contrariant et favorisant en même temps la volonté poétique. « Portant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tu secouais mes ombres » (ibid.). Si bien que l’amante entend « un mot cogne pour conjurer l’oubli ».

Or, écrire de la poésie n’est possible qu’à partir d’une dilatation silencieuse des sens, ouverts sur le monde et ses manifestations. La poétesse se retrouve ainsi à combattre sur tous les fronts, entre voix et silence, activité et passivité : préservant sa capacité contemplative (les poèmes sont marqués, par exemple, par de nombreux marqueurs saisonniers, jusqu’à l’hiver, et au-delà – p. 25), méditant sur le rôle de sa relation amoureuse, débusquant les ombres pour mieux les accueillir en son sein (p. 23). Autant d’aspects qu’elle composera en un bouquet subtil – « fleur » du sexe masculin (p. 12), « coquelicots » fétiches follement cueillis (p. 18 et p. 34), « jacinthe » et « jonquille » annonçant le printemps (p. 25), « lys immaculé » enluminant le recueil de poésie –, avant que ne prenne le pas, jusqu’à la fin du livre, un herbier plus primitif, composé de simples – « feuilles », « herbes », « lierre ».

 

*

 

L’auteure « cogne » pour oublier, afin d’écrire. À l’approche de la fin de l’hiver, c’est-à-dire à l’approche d’un nouveau cycle vital, pour espérer elle aussi participer au nouveau printemps qui doit venir, elle doit 

 

Battre le vent
Frapper fort » (p. 25),
jusqu’à trancher l’hiver.

Pour que le soir ne soit pas
la fin. (p. 48).

 

Mais alors, c’est elle qui « saigne, flanc touché » (ibid.). Dans le danger de l’extinction, la possibilité d’être non seulement traquée mais chassée, l’idée du « fil de givre » (p. 39), aussi précaire paraisse-t-elle, ne peut pas encore émerger. Dans ce poème, la métaphore cynégétique pour évoquer la relation amoureuse prend tout son sens. « J’écris je saigne ici, flanc touché, le chasseur et sa proie. » (p. 25).

Nous comprenons aussi que deux amours s’opposent, cherchent à cohabiter : celui de l’homme et celui de l’écriture (d’où naîtra l’idée de co-écriture).

Le printemps renaît, comme doit revenir l’écriture.

 

Elle écrit. C’est sa vie[…] Ce qui cesse commence.  (p. 62)

 

Ce mouvement cyclique positif s’oppose au cycle négatif de l’éternel retour, pas celui de Nietzsche, celui des mensonges. Celui-ci, par exemple :

 

 […] au risque du songe, nous écrivons
l’histoire qui n’a pas commencé. Éternel aveu fossoyé par le passé. » (p. 60)

 

Il apparaît alors que le recueil retrace à sa manière, comme une histoire, la dialectique de l’élaboration poétique, faite de moments négatifs et de dépassements successifs. La proie seule n’est jamais chantée, elle l’est avec le prédateur. L’hiver n’est pas vainqueur, sans la tiédeur future du printemps. Etc. Et réciproquement. Dans un poème, « je saigne », le vent battu et la « flamme » de l’ « ici » (p. 25) donnent dans un autre en écho le « tu saignes », le « Il bat » et le « nous brûlons » (p. 40).

 

*

 

Après cette acmé des poèmes des pages 24 et 25, un pas est franchi, la violence retombe.

 

Pas de taille
à regarder venir
le pire. 
 (p. 26)

 

Les amants ont « trop filé le noir » (p. 28), il faut se confier à « la graine promise » (p. 27) de l’espoir d’un printemps. La nuit embrassée au début du recueil, du moins honorée (p. 14), cède du terrain au jour, au supposé « Matin clair, dis-tu » (p. 30). « Braise effraie. Rompt la nuit. » (ibid.).

C’est dans ce contexte plus favorable, mais avec la blessure au flanc, que doit se recomposer, à nouveau frais, le tissage de la langue poétique, sa laine nuageuse.

Pour l’heure, « Rien de plus indicible que le mot sans lettre en gorge. » (p. 25). C’est que la douleur est un savoir, fait de « silence », ce précieux « secours » (p. 30). Mutique, « Sans question » le poète reçoit « Réponse » (ibid.).

Ainsi, l’aventure se poursuit depuis le « Silence plus grand que l’ombre » (p. 36), depuis une sorte de tabula rasa du langage. Silence, puis « murmures » (ibid.). Tout est à recomposer, il s’agit de « relire notre histoire » (p. 32). Mais rien n’est à créer, car tout est déjà présent, sous les cendres ou la neige : il ne s’agit pas tant de créer que de ramasser et rassembler auprès de soi.

La poétesse reprend d’abord la conjugaison et ses groupes (verbes des trois groupes, verbes réfléchis et irréfléchis) :

 

Les murmures épellent les verbes par groupes :

se blottir arriver joindre

 

Puis elle rassemble autour d’elle les lettres, « voyelle » et « consonnes », pour susciter la renaissance du « son » (ibid.), le son articulé né de leur alliance.

Sur cette base fragile, dans le lexique du lien qui est au cœur du recueil, il est possible d’envisager encore l’être ensemble, le « nous », et son homonyme à l’impératif, « Noue » (p. 33), qui est aussi son quasi synonyme.

 

Nous sommes,
loin d’une apparence trompeuse,
noués à l’herbe.  (p. 37)

 

*

 

Avec cette laine cardée, cette relation rafraîchie du langage, le mystère de la réalité sensible, « indéchiffrable » (p. 38), revient envahir la poétesse. Elle l’avait effrayé avec ses frasques, trop loin de lui, « Comme et si loin. » (p. 24). C’est par lui seul que peut se nouer le fil de givre, car il se manifeste sous la forme d’un « paysage nu confondu [qui] brusque notre mémoire. » (p. 38) : un poète n’est relié avec lui-même que lorsqu’il est relié au mystère de l’être.

La relation amoureuse, quant à elle, peut à nouveau s’écrire, redevenir l’apparence d’une écriture, une histoire commune, avec son langage propre, mutique lui aussi. « Je t’embrasse. » (p. 39). Le « Fil de givre » serait-il cet invisible dans la relation, qui relie, la Relation même, impalpable, qui entoure (ibid.) ? L’amour dit avoir retrouvé son vrai mystère.

 

*

 

Pourtant, un nouveau moment négatif survient par surprise. Le retour de la force amoureuse se fait à nouveau au détriment des conditions du travail poétique : « j’ai perdu le fil. » (p. 40).

Et le jeu reprend entre l’amour de l’homme et celui de l’écriture, un jeu douloureux, laborieux, beau, presque jamais simple, puisque en même temps l’autre, qui aime le poème (qui aime l’amante au travers de ses poèmes ?) lui aussi (« lisait les poèmes », p. 22), peut encourager à écrire :

 

Tu veux. Des poèmes.
Je m’attelle. Tu souris. Alorspossible. (p. 31)

 

*

 

Les termes de la réconciliation doivent à nouveau être posés. Comment approcher une « guerre vaincue » (p. 47), quand « les armes cesseront leur fracas » (p. 49) ? À ce stade, la solution semble se situer dans l’invention d’une forme de co-écriture. Celle-ci existait déjà, mais sous le mode plus distendu, moins construit, voire ambivalent, de l’incitation à écrire. Une écriture à deux mains serait possible, comme nous parlons de « piano à quatre mains ».

 

Nous écrirons
la fortune faite du songe.[…] Tu caresseras le projet, corps
vestige, nous serons singuliers.  (p. 46)

 

Et plus loin :

 

Et nous ferons poèmes par bribes  (p. 48)

 

Écriture volumineuse, patiente, douce, déjà plus picturale, car elle a le goût des couleurs, au-delà des nuances du gris, que l’on pose par touches successives, à commencer par le « bleu », cousin du noir d’encre :

 

Nous poserons le bleu, ses gouttes vives
étonneront la braise  (ibid.)

 

Écriture où chacun doit trouver, avec et grâce à la tolérance de l’autre, sa pleine place. Situation presque impossible, soumise à la vive menace d’être « l’indistinct » (p. 50), une menace que lance l’être aimé aux pires moments, ou créant ces moments les pires, comme une malédiction, revenant « sans fin » (ibid.).

« Le bleu » juste posé disparaît alors (« – Où est ce bleu, nuance du soir […] ? », p. 51). Par amour, la poétesse ne cesse de tenter de faire entrer la voix aimée dans son chœur, tantôt avec tous les outils poétiques, tantôt en s’en débarrassant – dans les deux cas, par amour. Si bien que se construit un grand poème amoureux, un courageux hommage. Un poème courtois écrit pour son guerrier par sa dame. « Chagrin des heures, portant belles phrases – poèmes mêlés, pas de roman. » (p. 55).

 

*

 

« Aimer tient en un verbe rond. » (p. 62). Finalement, ce rêve d’un accord entre les deux amours (l’homme et de l’écriture) s’avère comme tel impossible, car il ne constitue pas une réconciliation – comme s’il y avait une paix initiale –, mais un contrat soumis aux aléas de la vie. Il s’agit d’un ouvrage toujours à reprendre, et donc à confier à l’espérance, à l’ « escale » à venir : « ils deviendront. » (p. 52).

De sorte que la dialectique de négociation, rang après rang, a tramé toute une écriture, généré tout ce beau livre – a été porteur de poésie. N’est-ce pas l’essentiel ? La poésie n’est pas aussi vive que lorsqu’elle est inquiète.

« Rassembler les ténèbres feintes ». (p. 58) Le poème se hâte de tout rassembler autour de lui, à largeur humaine des bras, espérant l’apaisement universel. « La pensée des feuilles nous rassemble » (p. 59). Le recueil en dépend. Il n’a pas d’autre sens. Mais lui aussi doit avoir un terme (« Trop vécu le livre », p. 58), et l’inventaire s’impose :

 

Je n’oublie ni la mer
ni la roche,
je n’oublie pas le chemin[…].
Je n’oublie aucun geste.  (p. 57)

 

*

 

En dépit de ses secrets, le livre d’Isabelle Lévesque déjoue pleinement le mythe fallacieux de l’absence de capacité narrative de la poésie. Son livre est un livre d’aventure, un conte lyrique (p. 56), une fable amoureuse, un poème biographique, un récit initiatique, un livre proposant naturellement plusieurs niveaux de lecture, où chacun peut trouver un fil à lui, à tirer vers lui, mystère à la clé.

C’est un don qui nous est fait, celui de l’espoir lucide de demeurer ensemble tout en restant soi-même, encore et malgré tout ; d’aimer sans démesure (« Nous ne graverons aucun signe pour durer », p. 63), mais infiniment. « Nous resterons unis. » (p. 59).

Oui, de vivre ainsi, avec, rassemblés et mêlés, ces trois aspects : aimer et écrire ensemble, cheminant à deux vers l’origine, qui n’est que lettre, aussi première soit-elle : « nous rejoignons l’initiale » (p. 62, dernier poème).

Présentation de l’auteur




La déligature de Christine Bonduelle

La Déligature de Christine Bonduelle

Les sonorités de la langue se déploient à travers le rythme soutenu des vers libres et la jonction parfaite des nombres. On devine la très rigoureuse construction de l'ensemble en se laissant porter par l'émerveillement de cette résonance multiforme.

 

L'enchaînement et la combinaison des différents média (insertion des poèmes et des chorégraphies au cours des dialogues entre les personnages ou leurs « voix »), mais aussi le silence qui les sertit comme orfèvrerie, la basse continue de la chorégraphie des affects dans les strophes du prologue reprises au fil du texte, esquissent l'orbe des archétypes, au delà du drame qui se déroule à travers les quatre actes : celui du salut.

 

 

Temps d'un jour
D'une nuit
Ou sans même de corps l'approcher
Il a pu l'enserrer
Longuement    (Page. 38, 1eracte, scène 3)

 

 

Christine Bonduelle La Déligature, Acte II, avec Louis Blanchier, le 01/04/16, video Dailymotion.

Avec un humour amplifiant le rire de Sarah à l'annonce par les trois visiteurs de la multitude de ses descendants, c’est la descente du divin dans l'union sexuelle qui est chantée. Elle n'y croit pas et pourtant le véritable miracle a lieu de deux façons opposées : la chasteté obligée d'Abimelek, et sa fécondité à Elle. Voilà ce que célèbre le deuxième acte à travers ses échanges avec le roi de Ghérard, puis ceux entre Abraham et Lui dont la colère sera vaincue par l'inconnu du songe : grâce de la retenue dont ce dernier fait don et de la fécondité du couple, dans laquelle se reflète indirectement l'énigme des trois anges annonciateurs de la naissance d’Isaac.

 

La pierre qu'inexcise l'épreuve (p. 33, 1eracte, scène 2)

 La bouche tendue qui s'arrondit encore
Sous la double voûture des langues
Tournoyant au pressoir des vendanges tardives (
p. 40 ; 1eracte, scène 3)

 

Dans ce compagnonage avec le roi et ses hôtes puis Isaac et ses parents, le passage du tutoiement au vouvoiement embarque le lecteur/spectateur dans la fiction d'une connaissance intérieure des figures mythiques rencontrées : on ne se les représente pas seulement, on est un instant tenu par le fil avec chacun d’eux, et cela se renforce encore sur scène par ce couplage du medium poème/théatre, ajout à l'ellipse soustractive mettant en valeur le mot chose ou la chose mot.

 

 Intacte revenue de cette convoitise (p. 41, 1er acte, scène 3)

 

Le nu de revenue remémore au double miroir du poème et de la scène le passage des corps nus devant le vrai miroir sur la scène, preuve même de cette science du rayonnement dont la lecture/spectacle approche ici, par réunion du mythe et du quotidien, panis substantialis.

 

Sous toutes  coutures
En passe
De connaître
L'habit de noces 
Le passe 
(p. 86, 3èmeacte, scène 2)

 

Le jeu subtil sur les couleurs et les matières (rouge du sacrifice mais aussi du fruit de l'election, blanc de la tunique immaculée et de la neige), évoque l’élévation de la créature dans sa dimension mystique autant que corporelle, annoncée en légère ironie par les vêtements glissant sur une tringle comme autant de corps, signe de la multitude des âmes : en une langue tranchante comme le silex, ce qui nous est le plus charnel transposé au plan spirituel par la correspondance des éléments dans la communion des règnes végétal, minéral (pierre et eau) et animal.

 

L'orage du regard éclate en son midi
Pour son relèvement (p. 37, 1eracte, scène 3)

 

 

 

Christine Bonduelle La Déligature, Acte IV, scène 2, Jacques Kraemer et Louis Blanchier, le 7/10/17, video Dailymotion

La raréfaction du verbe favorise l’expression par le double, le corps, l’habit, les objets tenus en main, le cadre etc., ouverture qui encline les personnages et le lecteur à l’accueil d’une vision, d’une illumination, tant est puissante la force identificatoire non seulement aux figures du livre mais aussi au décor lui-même : métaphore du fruit rempli des nutriments en vue des vendanges terrestres et célestes (habit de noces, réunion mystique des opposés par le théâtre des mains actrices revenant plusieurs fois notamment à la scène 1 du 4èmeacte), acteurs et lecteurs/spectateurs en feuillaison, écriture et lecture/écoute climactérique, le temps de déplier parole.

 

Et l’on touche à ce que Merleau-Ponty nomme le rayon de l'univers dans cette parole du fils,

 

 Telle étoiles des ciels
Graviers sur la lèvre des eaux 
(p. 63, 2èmeacte, scène 2)

 

sans s'interdire la grimace d’une gargouille de cathédrale gothique recrachant les liquides d'une secousse…

 

Le corps gueulant au foutre
Foutu
De sa semence (p. 63, 2èmeacte, scène 2)

 

Les correspondances entre l'espacement du temps et la musique textuelle, tels silex frottés l'un contre l'autre, étendent l’ère biblique à notre préhistoire où l'invention du feu se fit par tâtonnements comme la phrase se cherche et se renforce dans l'attente. Et ce téléscopage continuel des temps en écho avec les étincelles des pierres et le froufrou de la robe est bonne nouvelle. La science et l'être, la nature et l'industrie se regroupent en un ensemble plus vaste qui est leur commune vêture.

 

Par le service ordinaire 
Du détail et de l'horizon
(p. 37, 1eracte, scène 3)

Le temps à prendre et l'espace a laisser
Entre nous (
p. 35, 1eracte, scène 2)

 

Il y a certes, sur ce terrain une rencontre allègre avec Claudel dans l'appropriation du sol et le rapport à un coin de terre comme demeure abritée par Dieu. La scène d’Abraham devant le tombeau de Sarah à Hébron, sur le lieu du bien foncier qu’il vient d’acquérir, signe un rapport entre croyance et sol approprié ; il figure le territoire singulier, projection terrestre d'une âme singulière (avec Amrouche  Claudel médite devant le tombeau de sa soeur, dans son jardin) mais à la différence de celle de L'annonce faite à Marie, l’intrigue n'est pas traitée de façon linéaire mais au moyen d’une mise en perspective avec alternance de dialogues rééls et phantasmatiques ; le degré zéro du vocable établit une distance entre les voix, qui, sans se répondre toujours ni se toucher matériellement, s’interpellent jusqu’au cri.

 

 

 

 

 

 

 

La déligature

Note d’intention musicale

La pièce de Christine Bonduelle « La déligature » dont j’ai connu plusieurs étapes de rédaction et l’intérêt de l’auteure pour un déploiement musical de l’œuvre suscitent chez moi un écho et un désir musical.

Le terreau archétypal biblique, avec la péricope fondatrice de la ligature d’Isaac, sa réécriture au féminin (c’est Sarah et non pas Abraham qui agit en figure d’inacomplissement pour le sacrifice ultime) et le travail très personnel et précis sur la langue qui atteint un degré d’abstraction symbolique, un raffinement et une densité propice à l’ouverture vers la musique m’incitent à penser à plusieurs projets de composition musicale possibles à partir de ce texte.

La première option envisagée serait une musique d’accompagnement pour une mise en scène théâtrale de l’œuvre. Une alternance entre l’accompagnement instrumental de certaines scènes (percussions agrémentées d’un ou deux instruments aux possibilités évocatrices, tels que l’accordéon micro-tonal, le cymbalum, l’euphonium etc.) et la mise en chant d’autres scènes constituerait dans ce cas l’une des possibilités.  La musique se cantonnerait alors tantôt au rôle de soulignement ou de contrepoint discret, tantôt se mettrait en avant sous forme d’œuvre quasi autonome, au sein d’une continuité du déroulement théâtral.

La déligaturede Christine Bonduelle, 
tituli, 2017, 104 pages.

A l’autre extrémité du spectre, une forme d’opéra de chambre pourrait être envisagée, à 3 ou 4 voix, avec un ensemble instrumental réduit, éventuellement augmenté d’électronique. Dans ce cas une refonte du texte dans la perspective d’un livret serait à envisager avec l’auteure. La particularité du texte littéraire inciterait alors à la recherche d’un type d’écriture vocale cohérente et nouvelle, nourrie par mes propres travaux de philologie et à partir de mon expérience de compositeur où j’ai pu travailler sur le lien entre son et sens d’un texte, en particulier à partir de textes anciens en langues dites mortes (« Amours sidoniennes » à partir d’une inscription grecque, « Comme un feu dévorant… » à partir d’un fragment du livre de Jérémie, « La première aube » à partir d’une hymne éthiopienne, « Horae quidem cedunt… » à partir du texte de la Genèse et les Géorgiques de Virgile, etc.)

Entre ces deux pôles, musique de scène et opéra de chambre, plusieurs réalisations seraient envisageables, en fonction du lieu, du cadre et des conditions possibles.

L’idée fondamentale à ce stade, c’est de rendre possible une rencontre entre l’univers de Christine Bonduelle et le mien, qui consonne à ces champs de profondeur multiples d’une œuvre qui appelle des degrés de lecture divers, le sentiment de la continuité dans le temps véhiculé par le recours à des sources fondatrices de notre civilisation et une vraie négociation du seuil de la modernité. En effet, cette dernière question ne se pose pas de la même manière aujourd’hui comme elle se posait hier, et la réflexion sur la spiritualité, le féminin redéfini au sein même des structures qui semblaient l’exclure, le travail sur la personnalisation de langage artistique non pas à partir de l’idée du style mais de l’ouverture à l’imaginaire et la suscitation d’un univers me paraissent féconds et porteurs pour un dialogue entre les disciplines.

 

 

Michel Petrossian, compositeur 

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Québec : Annie Molin Vasseur, Panser le monde

Panser le monde

 

L’aube. L’utopie est le reste du trop, sait-on qui parle et chante en sous dessous ? Dit-on
l’importance des yeux, exigeantes finalités ? Les hordes sont en nous, mais le for invétéré renvoie le
bruit, retournement, oubli et mémoire fondus, on ne meurt que de ne pas oser vivre, tu dis, Mélodie,
un nom de soi à venir.

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Arsalan Chalabi, À une révolution échouée au Kurdistan

Arsalan Chalabi, poète et écrivain kurdophone, est né en 1987 à Boukan (Kurdistan Iranien). De 2007 à 2009 il publie des recueils de poésie et prend la responsabilité de la société littéraire de Boukan. Mais il est incarcéré en automne 2014  pour ses opinions politiques : il a participé  à des  manifestations et prend part à des actions politiques et civiques. Après sa libération il reste sous  surveillance. En 2015, il est prié de quitter définitivement son pays natal. Il part pour le  Kurdistan iraquien, et puis il émigre en Europe, au Danemark comme  réfugié politique. Les poèmes de Arsalan Chalabi sont publiés et traduits en persan, en anglais, en  français et même en danois. 

 

À une révolution échouée au Kurdistan

Les Poème d'Arsalan Chalabi

Traduit de Kurade en français: Ako Abassi

 

Mais je pouvais parler avec toi

Je t’embrasse et te quitte de tout mon cœur

Mes mains dans tes poches je  vole tes reins

Je mets le doigt sur ton nombril et donne au vent tes cheveux

Je mets la tempête de ton sourire dans la boîte aux lettres

Je  brise les  coquetteries  de ton sourire

Nous pouvions ridiculiser la liberté à l'horizon

et boire notre sang devant la police

Mais je pouvais peigner tes cheveux

te tordre le  cou et faire danser la rotule de ton genou

Nous parlions de vie partagée et des maux de ventre des autres

Nous pouvions devenir voleurs dans le métro introduire nos mains dans les poches des autres

Nous pouvions uriner sur le gazon à travers  les fenêtres de la solitude

Ou bien à l’aube  insulter l’horizon

Lancer  des pierres sur le soleil et provoquer les nuages

Nous pouvions tuer la pluie comme un chien ou exécuter les flocons de neige !

 

Mais je pouvais  aussi embrasser tes joues

Et le creux de ton cou

J'aurais dû désarmer  tes seins comme deux pommes jaunes d'automne

Nous pouvions crier, couper les ceintures des autres,

Faire tomber le pantalon de notre maître

Aller dans les rues

Étouffer  les slogans de ”Vive le Kurdistan”

Déchirer  les affiches de tous les partis proches de nous!

Nous pouvions  nous cracher au visages, nous  empêcher

De brûler  les drapeaux

Et dans la rue donner des coups de pieds aux tibias et  aux poèmes de la  révolution échouée !

Mais on peut domestiquer le front du sang

On peut infiniment aider la lumière

et dans nos coeurs préparer les rues  pour la révolution.

 

 

 

 

***

 

Remarque : le nom de ce poème est tiré d’un poème de “Walt Whitman” au nom d'une Révolution échouée en Europe”.

 

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Gérard Bayo, Et si mal regardée

Urgence (III)

En arc
de cercle au-dessus de nos tètes, le coucou
sous le ciel bleu.

Derrière la crête
le village

désert, éparpillé jusqu'au ciel. De tous
les visages essuyant les larmes.

L'éternité n'est pas
de demain, est silence de la naissance
recommencée.

 

(Marișel, Roumanie)

 

 Force est de sourire face à l'heureuse coïncidence qui a fait paraître le dernier recueil de Gérard Bayo aux éditions L'herbe qui tremble car c'est précisément dans le tremblant interstice entre deux brins d'herbe que l'écriture du poète semble prendre chair – dans ce minuscule intervalle entre deux brins d'herbe, mais aussi dans le vide vertigineux qui sépare la vie et la mort, la présence et l'absence, la lumière et l'obscurité, le bruissement de la parole et le poids du silence.

 “La mort s'autodétruit pour naître encore” (p. 25) écrit le poète, et ce que questionne le recueil est le mode opératoire de cette renaissance : la mort étant actée, où trouver la vie ? “La permission/de vivre, nous l'avons” (p. 29), il faut désormais en chercher le moyen. Et c'est au poète que revient la tâche de “réparer le monde” (p. 39) pour en faire un lieu vivable.

“Tu habiteras le silence” (p. 68) propose le poète, mais cet espace d'où le verbe est absent – et qui va jusqu'à s'incarner dans la matière du poème par la typographie lacunaire (p. 79) – n'est en réalité pas si vide que cela. Curieusement, “on dirait que les mots/du poème sont depuis toujours écrits” (p. 92) : même le silence se dit par le verbe. La poésie est par essence verbe.

 

Gérard Bayo, Et si mal regardée,
L'herbe Qui Tremble, 2018, 156
pages, 14€.

 Chez Gérard Bayo, ce verbe est habité de deux manières : par le Verbe lui-même (c'est-à-dire par le principe religieux de la parole divine) et, surtout, par le lexique inconscient qui est à l'oeuvre chez chacun d'entre nous, c'est-à-dire par ce “dictionnaire/oublié par coeur” (p. 33), dictionnaire à la fois de noms communs (la langue de Bayo est assez simple et délimitée dans son étendue lexicale) et de noms propres, comme en témoigne à la fin du recueil la liste des lieux et personnes qui parcourent les poèmes et sur lesquels le poète s'appuie pour (re)construire le monde.

Au lecteur de juger si ce monde tient debout.

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Voix du Québec : Jean-Marc La Frenière, La Rose est nue,

La rose est nue 

J'interroge le vide

avec les yeux pleins d'eau 
et les bras tatoués de soleil.

Qui suis-je dans la nuit, 
la voix prise de vertige, 
la vie prise en otage.

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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