Patrick Dubost, Jean-Philippe Aubanel, Une forêt de hasards

Une forêt de hasards

Une forêt de hasards est un livre expérimental, « un livre d’expériences », comme le dit Patrick Dubost. Il est avant tout le fruit d’une conversation poétique entre le poète et les visages dessinés au fusain par le peintre lyonnais Jean Philippe Aubanel. 

Dès l’ouverture du livre, on pénètre dans une suite de textes découpés dans des « blocs » d’écriture qui occupent l’espace avec fantaisies. Chaque feuillet représente une aventure typographique singulière. 

De drôles de frontières arrondies ou plus tranchées dessinent des objets reconnaissables, des animaux, une femme qui prie, mais encore des géométries et des compositions plus irréelles qui quelquefois se dédoublent dans des jeux de miroirs intrépides.

Quelques figures florales décoratives, de couleur pâle, rose, verte, ou violette flottent discrètement d’une page à l’autre. A la façon de rubans de soie, elles nouent avec discrétion une certaine intimité entre les mots, les formes et les images. 

 

Livre d’artistes. Format 25 x 32,5 cm. 60 exemplaires. Vingt-et-un poème
de Patrick Dubost. Dix-sept
sérigraphies de Jean-Philippe Aubanel avec
des
pages rehaussées en couleur. Réalisé avec l’Atelier Sérigraphie Chalopin,
Lyon

 

Les visages, explique Patrick Dubost, « déclenchent un mécanisme de paroles dans ma tête, je les entends parler, je les vois vivre comme des marionnettes ». C’est en elles que se sculptent les poèmes : « je trouvais agréable de modeler ainsi le texte, comme si on modelait une pâte, d’un commun accord avec Jean-Philippe Aubanel et avec la complicité du typographe, Alain Paccoud. 

Dans ce paysage de figures et de toute une profusion de créatures et d’animaux, on pourrait se croire dans l’ombre secrète d’une forêt, peut-être dans l’intimité d’une pensée dont les contours sont si doux si/tendres que même les coqs/les lapins, les orignaux n’avaient/aucunement, non aucunement l’idée/de creuser un peu sous la surface.

 

Mais le langage déjoue les frontières, toutes les frontières. Il va où il veut, se laisse prendre par ce qui survient, par son propre mouvement. La parole du poète cherche le vacarme, cherche des accès nouveaux, vers plus de profondeur, dans l’obscurité de ce qui tient tête. Elle descend dans les strates de l’intériorité, dans la pluralité de ses mondes, un énième monde à la frontière des précédents. Elle s’égare dans des espaces méconnus, pénètre les crânes, cherchant à se repérer dans toute cette géographie de la pensée :  j’avais tout misé sur/ce que je positionnais juste à l’arrière du/crâne mais je sais aujourd’hui que/tout est faux la parole est/autant derrière que devant tout autour & partout & même parfois loin de moi parfois loin dans le temps.  

 

Et nous voilà livrés à l’étrangeté des visages. Un face à face troublant lorsque le regard se dédouble dans une tentative visionnaire :  deux yeux dissociés selon un plan/vertical justifiant le troisième œil : il/ne se voit que de l’intérieur & ne voit/que ce que les deux autres ne voient/pas : il va chercher au fond sous/l’image. C’est d’ici, de dessous les images que remontent la puissance de questions qui hantent le poète : Est-ce que le/monde en dedans reproduit le monde au/dehors ? … tous ces/mondes sont-ils distincts ?/…celui qui m’habite qui/est-il, où se niche-t-il /de quel bois est-il fait ? qui/regarde par ses yeux ? qui se cache là tout au fond (et) reçoit/la lumière ? .

Les questions se bousculent sans interruption dans le chevauchement des regards : ça /court partout/ça file au-devant des/yeux. Les yeux, tout/entier gravés sur le/dehors/, absorbent dans leur trou le réel, cherchent le monde, désavouent leur symétrie, pour voir dans les angles, derrière, ailleurs. Des créatures parasites flottent, se mêlent aux lignes de distorsions des images et renversent leurs expressions.

Les regards s’effacent derrière les arbres qui poussent dans les orbites, se voilent de touts petits gribouillis qui s’achèvent en écriture animales : d’impassibles poneys, des têtes d’oiseaux, vautour ou corneille au bec fin et coupant. Qui sommes-nous à tant aimer disparaître ?  Demande le poète.

C’est une jolie pagaille, écrit-il :  un désordre dans le système des perceptions : « nos animaux nos mots/nos constructions mentales/nous dépassent. Aspirés par un néant irrésistible, les textes se resserrent contre les images, se collent à elles, jusqu’à la dilution du langage, lorsque l’œil s’éloigne hors/du livre & se perd dans une parole hors temps/…pour ne plus rien avoir à formuler sinon une petite fin des temps.

L’auteur et l’artiste nous invitent ainsi à traverser des « enclos approximatifs, des territoires non bornés » ouverts et inaccessibles, indécis autant que déterminés. Ils nous emmènent dans les « milliers/de récits menés à la chaleur d’un feu :/tremblent en continu à l’envers/des pupilles & ne s’éteignent/que la mort venue : cela/perdure & s’entend/doucement : cela/n’a d’autre souci/que d’éclairer le monde. Cela n’a d’autres objectifs que de laisser des traces/& pour cela chercher tout/au fond du fond les images qui/parlaient toutes seules ou jouaient une/musique de regards ou pépiements d’oiseaux.
Les visages disent avec douceur l’intolérable effacement de l’homme dans la clarté du monde.

Ce livre de paroles et de regards est magnifique. Nous l’avons lu comme un tableau de songes, comme le débordement d’un chant qui brasse en dedans, qui ne cesse de chavirer, de perdre le fil lorsque les nombres ne riment à rien.  Pourtant ce chant est celui de la promesse quand tout animal en/inclut mille autre & quand/tout regard est le sujet d’un/regard plus profond.  Un livre méthodique de mouvements hasardeux qui ondulent entre les paroles et les regards poignants de ces visages qui ne nous quittent jamais.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Yvon Le Men : un poète à plein temps

 

       

Prix Goncourt 2019 de poésie

Yvon Le Men : un poète à plein temps

 

Il est une exception dans le paysage poétique français. Yvon Le Men vit de la poésie à plein temps. Poète professionnel ? L’expression ne lui plairait guère. Disons, plutôt, auteur-compositeur-interprète. A la manière d’un chanteur. D’un artiste.

  

  

Cette volonté de vivre de sa poésie lui est venue très tôt. Sans doute l’environnement culturel de ses débuts y a été pour beaucoup. Quand il publie, à 21 ans, son premier recueil intitulé Vie  (éditions Oswald),  la Bretagne connaît une effervescence musicale et littéraire (dans la foulée de mai 68)  d’où émergent les noms des chanteurs Stivell, Glenmor, Servat, Gwernig, Kerguiduff, et des écrivains et poètes Xavier Grall ou Paol Keineg. Yvon Le Men s’inscrit d’une certaine manière dans cette mouvance et commence à dire ses poèmes sur les tréteaux des fêtes bretonnes ou dans de petites maisons des jeunes et de la culture. Il est alors associé, au sein d’une coopérative appelée Névénoé, à des chanteurs nommés Gérard Delahaye, Patrick Ewen, Melaine Favennec, Christen Noguès…

Yvon Le Men et Yvon Boëlle, Bretagne, 
Editions Apogée,
collection Terre celte,
2000, 47 pages, 7,50 €.

Le Men dit la Bretagne  mais ce n’est pas un barde. Il dit surtout l’urgence de vivre. Il dit aussi son espoir d’un monde meilleur et défend les ouvriers « en lutte ». Car il sait de quoi il parle. Issu d’un milieu très populaire du pays de Tréguier (Côtes d’Armor), où il est né en 1953, le poète a l’humeur rageuse et le verbe haut. Mais il ne verse jamais dans l’idéologie ni le discours militant même si certains auteurs,  marqués très politiquement, l’ont profondément influencé, à l’image de Nazim Hikmet

En réalité, Yvon Le Men se cherche d’abord un père. Le premier et grand drame de sa vie a été la mort de son père alors qu’il avait 12 ans. Il trouvera très vite écoute et réconfort auprès de grands auteurs et poètes avec qui il correspondra et qu’il rencontrera : Jean Malrieu, Eugène Guillevic, Xavier Grall… Il dit leurs textes dans ses propres récitals. Et le bouche à oreille fait très vite son œuvre puisque l’on commencera à solliciter l’auteur de partout. Mais il aura fallu auparavant passer par quelques années de vraies vaches maigres. Le Men aura tenu bon « malgré le froid et presque la faim »,comme il le dira plus tard dans son recueil A l’entrée du jour (Flammarion, 1984)

La disparition d’êtres proches (notamment de jeunes femmes) accentuera très vite le côté intimiste de son œuvre. C’est le cas notamment dans L’échappée blanche (Rougerie, 1995) où il aborde aussi des questions d’ordre métaphysique.  Le Men resserre alors son écriture. Sa poésie, simple et limpide, flirte souvent avec la prose. Fini le temps de la fièvre et d’une forme d’exaltation. Le poète en vient même à approcher, avec talent, le haïku (Le chemin de halage,Ubacs, 1991). « Large courbe//don du temps/à la rivière »

Viendra ensuite sa grande période de découverte du monde, dans la mouvance de ces « Etonnants voyageurs » que réunit chaque année Michel Le Bris lors d’un important salon du livre à Saint-Malo. Le Men rencontre des auteurs étrangers, rend visite à certains d’entre eux dans les Balkans, en Afrique, au Canada, à Haïti… Il monte un véritable réseau de connivence et d’amitiés poétiques. Il devient le créateur de rencontres poétiques internationales sous le label « Il fait un temps de poèmes » au Carré magique de Lannion, la ville où il réside.  Il approfondit ses relations avec des poètes qui lui sont particulièrement chers : Claude Vigée, François Cheng et tant d’autres. Cette débauche d’énergie n’empêche pas des hauts et des bas, mais dans les moments difficiles il pourra toujours compter sur de fidèles soutiens.

 

Yvon Le Men, Un cri fendu en mille, Les Continents
sont des radeaux perdus, Tome 3
, Editions Bruno
Doucey, collection
Soleil noir, 2018, 153 pages, 16 €.

Après la publication de son autobiographie poétique en trois tomes chez Bruno Doucey (Les continents sont des radeaux perdus), il s’est signalé récemment par des ouvrages faisant état de résidence d’écriture dans un quartier populaire de Rennes (Les rumeurs de BabelDialogues, 2017) puis dans la campagne profonde de l’est de la Bretagne (Aux marches de BretagneDialogues, 2019)

 

Le Goncourt 2019 vient donc couronner l’œuvre d’un auteur qui a beaucoup publié et beaucoup donné pour la diffusion de la poésie. Et ce que l’on doit retenir de son œuvre (qui n’est pas achevée), c’est d’abord cette fidélité indéfectible à l’enfance, lui qui a été un enfant « aux poches pleines de crayons de couleurs » et qui est devenu un  homme « aux yeux perméables à la source » (A l’entrée du jour). « Un poète est quelqu’un de curieux qui,  comme l’enfant ne sait pas et qui avance vers quelque chose. La poésie commence là ou l’intelligence et le savoir finissent », déclarait-il en 1994 dans la Revue Blaireau.

De Yvon Le Men on peut dire enfin qu’il ne conçoit la poésie qu’en terme d’échange et de partage. De fraternité. Avec un regard toujours neuf sur le monde et une capacité d’émerveillement intacte. « Le bruit court qu’on peut être heureux ». Ces mots de Jean Malrieu auront été, de bout en bout, son sésame dans la vie.

Présentation de l’auteur




Tanaya Winder : Regard sur la poésie native américaine

Regard sur la poésie native américaine.

Tanaya Winder : de la réserve Ute (Colorado) à la notoriété littéraire. 

Tanaya Winder est poète, performeuse, enseignante. Elle représente de façon éclatante comment de plus en plus de jeunes « Native American » comprennent la nécessité du processus de guérison

Après des générations et des générations de populations indiennes traumatisées par les politiques et les mauvais traitements qui leur ont été infligés au cours des siècles, la volonté de sortir de l’abîme grâce à la force de résilience est affirmée aussi bien dans des textes, des pièces d’art, que par des actions concrètes. Tanaya a grandi sur la réserve Ute d’Ignacio dans l’état du Colorado, elle est membre de la tribu Shoshone de Duckwater (avec également des ascendances Païute, Diné (Navajo) et même noire-américaine).

Très marquée par le suicide d’un ami étudiant qui n’était que bonté et empathie, elle en est venue dans ses textes et lectures, conférences et ateliers, à promouvoir un comportement basé sur « l’amour ». Elle écrit, enseigne sur et autour les différentes expressions de l’amour : amour de soi, amour intime, amour social, amour au sein d’une communauté, amour universel.

Elle parle souvent de l’importance de « l’œuvre du cœur » : comment l’on peut utiliser nos talents pour servir nos passions et réussir une vie en dehors des rails du succès tel que compris aux Etats Unis. Elle a obtenu une licence d’Anglais à l’université de Stanford (Californie) et une maîtrise en écriture créative à l’université du Nouveau Mexique. Après quoi elle a co-fondé avec Casandra Lopez (voir https://www.recoursaupoeme.fr/?s=Casandra+Lopez), un site littéraire nommé As/Us: A Space for Women of the World. Puis elle a fondé une compagnie appelée DREAM Warriors (les guerriers du rêve) pour aider les artistes Indiens, compagnie dans laquelle elle est secondée par le rappeur Lakota Sioux Frank Waln par exemple, ainsi que d’autres artistes « Native American », et ce afin de soutenir les étudiants Indiens apprentis artistes « perdus » dans la jungle universitaire. Auteure d’un premier livre de poésie, Words Like Love (West End Press, 2015), elle avait précédemment fait paraître un livre d’entretiens avec Joy Harjo, (voir également https://www.recoursaupoeme.fr/un-regard-sur-la-poesie-native-american-12/), livre intitulé : Soul Talk, Song Language: Conversations with Joy Harjo (Wesleyan University Press, 2011). Son dernier livre de poésie a pour titre “Why Storms are Named After People but Bullets Remain Nameless.” (Pourquoi les tempêtes portent des noms de personnes alors que les balles restent sans nom). Dernièrement elle a assumé la charge de directrice du programme d’enseignement supérieur « Upward Bound » à l’université du Colorado à Boulder. Elle voyage à travers les Etats Unis et à l’étranger pour donner des conférences ou dire sa poésie, elle enseigne dans les universités et les lycées, mène des ateliers d’écriture. En 2010 lui fut attribué le prix littéraire Orlando. Elle milite au sein de l’organisation « Sing Our River Red », (chanter notre rivière rouge), qui se bat contre le meurtre et la disparition de femmes Indiennes au Canada et aux Etats-Unis (en toute impunité), ce en faisant voyager des expositions de places en places pour alerter, sensibiliser et informer les populations à propos de ce problème récurrent. On peut lire et suivre Tanaya sur son blog : Letters from a Young Poet (tanayawinder.com).

Dans un récent interview, Tanaya explique que le décès de son grand-père a été le déclic qui l’a incité à devenir poète. Il avait manifesté le désir que Tanaya accède à l’université afin d’accéder à une carrière de « lawyer », soit avocate. Mais à Stanford Tanaya découvre l’amour de la poésie et suit le programme de « spoken word poetry class », soit des cours qui forment les étudiants à la poésie « parlée ». Pour résumer sa pensée (partagée par d’autres Indiens d’Amérique), la poésie telle que nous la comprenons dans nos cultures occidentales est sans doute ce qui se rapproche le mieux de l’esprit « Native American » : c’est un domaine où il n’y a ni bonnes ni mauvaises réponses. Chacun l’interprète à sa façon, c’est un espace sans calcul ni arrière-pensée, c’est la façon dont nos êtres se mettent en relation avec le monde et ce qu’il contient. Mais pour prendre cette grave décision de devenir poète, il lui avait fallu d’abord renoncer à des études de droit, ce que sa communauté aurait préféré qu’elle poursuive afin de travailler pour aider les siens lors de conflits juridiques avec les institutions Américaines, fédérales ou non.  

Learning To Say I Love You by Tanaya
Winder Art "Fall" by Chief Lady Bird

Difficile à l’époque actuelle, dans un contexte occidental de matérialisme, de consumérisme à outrance, quand l’économie est devenue une « déesse » à révérer, de sentir combien l’art est indispensable, capable d’aider votre peuple à l’égal de connaissances en droit ! Maîtriser les lois du pays qui vous oppresse c’est être capable de se défendre contre lui. Mais chanter, écrire, la poésie, c’est ce qui aide au jour le jour à survivre et à ne pas se suicider avoue Tanaya. Il faut savoir que le taux de suicide parmi la jeunesse Indienne est le plus élevé des Etats Unis, c’est comme une épidémie qui ravage les réserves.

Dans son livre Words Like Love, Tanaya chante l’amour, ses joies et ses peines. Il s’agit tout au long de sa sombre quête, d’apprendre, de comprendre pour elle-même tout en nous rendant conscients de tous les aspects complexes d’un sujet si délicat. L’émotion est au rendez-vous de chaque poème, qu’il s’agisse d’amitié, d’attachement, d’amour romantique ou platonique, qu’il s’agisse de fossé culturel ou de liens familiaux. A propos de l’écriture de ce livre, Tanaya raconte volontiers que le déclic fut la perte d’un ami cher. Il ne savait pas prononcer le mot amour, et il s’est suicidé à l’âge de 22 ans. Elle en avait 24 et poursuivait des études à Oxford en Angleterre. 

Tanaya Winder, Words like love.

Elle dit : « April is a month that holds space, collecting abandoned words in my mouth’s cave, all the things I left unspoken, unsaid. My mouth is full of incomplete sentences, words like limbs chained to the tip of my tongue, waiting to be spoken and see the light of day.» (Avril est un mois qui retient l’espace, qui recueille les mots dans ma bouche-grotte, toutes les choses que j’avais tues, rendues muettes. Ma bouche est pleine de phrases incomplètes, de mots comme membres enchaînés au bout de ma langue, qui attendent d’être dits, de voir la lumière du jour.)

Plus loin : « When it happened I didn’t know there were some things words couldn’t make sense of. I didn’t know that some experiences existed in a plane just beyond any expression’s reach. I didn’t know I’d spend the rest of my life trying to get there – where words, art, song, and poetry could slow down time long enough to deconstruct a memory and rebuild it as a sculpture capable of holding all the light we cannot see. » (Quand c’est arrivé je ne savais pas qu’il y avait des choses avec lesquelles les paroles ne pouvaient pas créer du sens. Je ne savais pas que certaines expériences existaient sur un plan au-delà de la saisie de l’expression. Je ne savais pas que je passerai le reste de ma vie à essayer de m’y rendre – là où les mots, l’art, le chant, la poésie, pouvaient ralentir le temps suffisamment pour déconstruire la mémoire, et la reconstruire en une sculpture capable de retenir toute la lumière que nous sommes incapables de voir. »). En matière de sculpture voici un poème écrit par Tanaya paru sur le site superstition review :

Pense à l’assemblage d’un désir

manifesté dans la pierre si distinct qu’il devrait être étudié   pas tout à fait
pas comme Eurydice
et Orphée qui ont essayé de revenir sur la terre des vivants –
El Parque del Amor*
et El Beso devraient faire partie du corpus des mythes
à l’instar du Baiser de Rodin,
le livre dans les mains de Paolo, un presque raté de lèvres, la bouche
ouvre un cyclone, les souffles
tout juste séparés comme l’espace entre les pages. Mais
il n’y pas de dieux,
ni monstres ni héros – simplement deux corps dans l’histoire.
Et peut-être sur la terre des vivants
il est certain que toujours un amant au moins essaiera de regarder en arrière
pour appeler l’autre –
à la façon dont le soleil supplie la lune de réordonner
les constellations
qu’elles soient monuments assemblés en forme de désir.

*El Parque del Amor : à Lima, capitale du Pérou. Il s’agit d’un parc où trône la statue de Victor Delfin intitulée «El Beso » (le baiser), qui montre deux adolescents enlacés. La statue mesure 12 mètres de long et trois mètres de haut et fait face à l’océan pacifique. (N.d.T.) 

 

 

consider the assemblage of a longing

 

rendered in stone so distinct it should be studied not quite
unlike Orpheu
and Eurydice who tried to return to the land of the living—
El Parque del Amor
and El Beso should be a part of this body of myths
like Rodin's Kiss,
the book in Paolo's hand, a near-miss of lips, the mouth
opens a cyclone, breaths
barely separated as the space between pages. But,
there are no gods,
no monsters, or heroes—just two unnamed bodies in history.
And maybe
in the land of the living it is certain one lover will always try to look back,
to call the other—
the way the sun continually begs the moon to rearrange
constellations
into monuments assembled in longing.

 

 

Cherrie Moraga, chantant les louanges de Tanaya et de son livre, écrit qu’elle nous offre la possibilité de comprendre en profondeur que l’art est un moyen de guérison, que les mots censurés ou gelés comme « amour » peuvent revivre et renaître dans les eaux chaudes de notre bouche. Chaque blessure adressée spécifiquement peut trouver apaisement et guérison et cette « découverte » n’est pas rien quand on est issu d’un milieu Indien avec toutes les chances d’avoir été discriminé et/ou d’avoir subi des violences et des injustices depuis son enfance. Quant à Joy Harjo, poète Muskogee, elle remarque : « Ses poèmes sont un chant d’amour pour une génération, pour ceux qui font tout ce qu’ils peuvent afin de rester dignes en dépit des insultes, pour ceux qui sont morts tragiquement parce qu’ils ne pouvaient pas porter ce que ces poèmes portent. Dans ces poèmes se trouvent le chagrin de perdre un territoire, de perdre une famille, un amant. Cette auteure est une merveilleuse fugitive de l’histoire qui traversant la poésie a appris à voler. »

A présent voici comment Tanaya s’empare de l’histoire. Elle évoque d’abord le dix-neuvième et début du vingtième siècle, quand les enfants Indiens étaient arrachés à leur famille pour être emmenés loin de chez eux dans des pensionnats pour Indiens, afin d’en faire un prolétariat docile qui servirait les blancs et finirait par « s’assimiler » à la société américaine. Dans ces pensionnats les enfants étaient maltraités, mal nourris, violés, apprenaient la honte d’être Indien et n’avaient pas le droit de parler leurs langues maternelles tribales. Puis le poème continue en évoquant les problèmes contemporains comme la lutte contre les pipelines dans les Dakotas du sud et du nord.

Extraction

« Extraction c’est voler – c’est prendre sans le consentement, sans réfléchir, sans attention ou connaissance des conséquences que l’extraction a sur les autres choses vivantes dans cet environnement. Cela a toujours été une part du colonialisme et de la conquête. »

Leanne Simpson

Ma grand-mère dit que le pensionnat
est l’endroit où les gens se rendent pour mourir,
alors qu’elle m’apprend à broder et à tricoter,
mes mains tâtonnent au-dessus des aiguilles.
Grand-mère, quand pour la première fois
as-tu appris les chansons de ton répertoire?

 Avant que je sois née ils ont essayé de nous faire taire,
ont percé nos langues avec des aiguilles puis ont enseigné
aux filles d’alors - maintenant grands-mères - comment coudre
comme des machines. A cette époque déjà ils cousaient nos corps
comme un territoire, plein de ressources
prêtes à être extraites et exploitées.

 Nous piquons ensemble des phrases ; ma grand-mère
patiemment m’apprend des mots « en Indien » comme elle dit.
Mugua-vi signifie cœur – je veux apprendre comment déterrer cela,
enterrer*, sogho’mi je veux des mots à dé-boire les drogues que nous aimons 
dans nos veines parce que pour certains d’entre nous c’est l’unique moyen
connu pour continuer à respirer. Je veux dire :
l’alcoolisme est le symptôme, pas la maladie.

 Peut-on dé-suicider, dé-pipeliniser,
dé-partir nos chers disparus ? Il n’y a pas de mots
pour défaire mais de nombreuses façons de dire revenir.
Nous ne pouvons revenir au temps d’avant
avant que nos pères commencent à s’évaporer
avant que nos mères commencent à s’inonder elles-mêmes
dans des rivières nonmondialisables parce que leurs mères
avaient été capturées il y a longtemps. Et nous cherchons encore
draguons les rivières rouges jusqu’à ce que nous trouvions chaque corps
mentionné absent.

Car du plus loin que je me souvienne nous avons été volés :
de la réserve aux pensionnats industriels
et aujourd’hui nos filles, femmes, et deux-esprits disparaissent encore
assassinés. Je n’ai
assassinés. Je n’ai pu trouver de mot pour cela.
Mais yáakwi signifie couler ou disparaitre. Où tombons-nous donc ?
Quand avons-nous commencé à nous évanouir ?

 Nous cousons nos souvenirs devenus vieilles cicatrices, une douleur enregistrée
aussi précise qu’enfiler une aiguille à travers le chas de laquelle on voit à peine.
Quelquefois je veux mettre le feu à ce monde,
transporter l’odeur de fumée où que j’aille
ainsi (si je venais à manquer) vous sauriez comment me trouver.
Est-ce la raison pour laquelle nos mères ont été élevées pour devenir gardiennes du foyer ?
Et nos pères tellement coupables qu’ils ont pelleté la cendre dans leurs bouches ?
C’est ici que ma langue trébuche : sur son être colonisé.

Grand-mère, quand il s’agit de laisser aller
mes mains me trahissent toujours,
mais ma bouche veux raconter l’histoire
des chansons que tu chantes encore doucement ‘áa-qáa
parce qu’un jour quand nous serons parties,
la seule chose qui restera pour remplir l’espace
que nos corps laisseront sera le silence.

 

*enterrer ici pourrait faire référence au livre célèbre de Dee Brown : Enterre mon cœur à Wounded-Knee (titre original : Bury my Heart at Wounded Knee), paru en 1970, et qui est une sorte d’encyclopédie des luttes et batailles vues du côté des Indiens d’Amérique tout au long de la « conquête ». Le sous-titre de ce livre, évocateur ô combien, est : La longue marche des Indiens vers la mort. (N.d.T.)

 

 

“Extracting is stealing—it is taking without consent, without thought, care or even knowledge of the impacts that extraction has on the other living things in that environment. That’s always been a part of colonialism and conquest.” – Leanne Simpson

 

My grandmother says boarding school
is where people go to die,
as she teaches me to embroider and knit,
my hands fumble over the needles.
Grandmother, when did you first learn
how to sing the songs you carry?

Before I was born they tried to silence us,
pierced our tongues with needles then taught
our then-girls-grandmothers how to sew
like machines. Even then, they saw our bodies
as land, full of resources
waiting to be extracted and exploited.

We stitch together phrases; my grandmother
patiently teaches me words, “in Indian” as she says.
Mugua-vi  means heart—I want to learn how to unbury this,
bury, sogho’miI want words to un-drink the drugs we loved
into our veins because for some of us this was the only way
we knew how to keep breathing. I want to say—
alcoholism is the symptom and not the disease.

Can we un-suicide, un-pipeline,
un-disapppear our dear ones? There is no word
for undobut many ways to say return.
We never get to go back to before
our fathers began evaporating
and our mothers started flooding themselves
into unglobable rivers because their mothers
were taken long ago. And, we are still searching
dragging rivers red until we find every body
that ever went missing.

For as long as I can remember, we’ve been stolen:
from reservation to Industrial boarding schools
and today our girls, women, and two-spirit still go missing
and murdered. I could find no word for this.
But yáakwiis to sink or disappear. Where is it we fall?
When did we first start vanishing?

We sewed new memories into old scars, a recorded pain
so precise like threading a needle one can barely see through.
Sometimes I want to set this world on fire,
carry the scent of smoke wherever I go
so (should I go missing) you’ll know how to find me.
Is this why our mothers grew up to be keepers of the fire?
And our fathers so guilty they shovel ash into their mouths?
This is where my tongue stumbles over its colonized self.

Grandmother, when it comes to letting go
my hands have always failed me,
but my mouth wants to tell the story
about the songs you still sing softly ‘áa-qáa
because one day when we’re gone,
the only thing left to fill the space
our bodies leave will be silence.

 

 

 

Tanaya confie dans un entretien récent qu’elle a été touchée par un poème (« One Art ») d’Elizabeth Bishop qui dès le premier vers dit : “The art of losing isn’t hard to master.” (l’art de perdre n’est pas difficile à maîtriser). Ceci fait évidemment écho à l’expérience des Indiens d’Amérique du nord à qui les colons et l’état américain ont presque tout pris, presque, car l’esprit des cultures et des langues demeurent, les valeurs demeurent. Et ce phénomène de perte est universel : on perd son temps, on perd un proche, cela arrive tous les jours partout, parfois brutalement, et c’est ce qui crée une tension que nous pourrions aussi appeler poésie.  

Tanaya comme toutes les personnes de sa génération, est active sur les réseaux sociaux, on peut la lire sur Instagram, elle poste des paroles entre prières et sagesse Indienne, afin d’encourager ses « frères et sœurs » à reprendre confiance, à reprendre courage, à aimer leurs vies comme la vie en général, quelque soient les épreuves qu’ils endurent encore, car c’est ce cette façon, en restant Indiens avec leurs valeurs de résilience, de beauté et d’harmonie, qu’ils pourront montrer au monde et aux leurs, comment comprendre le monde, comment vivre sa relation au monde et y participer afin d’atteindre une plénitude digne de l’adjectif « humain ».

Un exemple de ces messages :

Je prie chaque jour et tente de vivre ma vie
en reconnaissant, en honorant les modes de
vie que nos ancêtres nous ont offert. Je le
fais car je veux que mes ancêtres me
rencontrent dans cette vie, et sur le chemin
de l’esprit qui vient après.
Je veux que mes ancêtres me connaissent.

 

 

P        pour férocement

      embrasser

U        une ancestrale

R         résilience

J’aimerais conclure la présentation de cette auteure ô combien attachante avec ce poème « en prose » qui affirme le rôle ancestral des femmes dans leurs communauté : assurer le lien social, faire régner la paix et l’harmonie, créer les conditions grâce auxquelles chaque membre de la communauté peut s’épanouir et donner le meilleur de lui-même parce qu’heureux. Poème où les mots ne commencent pas par des lettres majuscules même après les points. Pas de hiérarchie, mais la simplicité et l’efficacité en forme de témoignage et de manifeste. Tanaya a trouvé sa mission et elle l’assume jusqu’à l’achèvement de ses forces, ainsi que le font nombre d’autres femmes Indiennes, qu’elles soient auteures ou non, car mères et sœurs elles sont ; comme le font aussi des hommes Indiens, ils sont frères et pères, et tous ensemble ils peuvent rétablir la fierté d’une identité et la beauté de la « Red Road », cette voie rouge à l’Indienne dont nous, occidentaux, devrions bien nous inspirer avant que la terre par trop empoisonnée, ne puisse plus ni nous supporter, ni nous nourrir.

Any Good Indian Woman - N’importe quelle femme Indienne bonne

je sors mes frères des mots, indienstupide, tirés comme des balles, quand les gens demandent pourquoi mes frères détestent l’école je dis : l’esprit se souvient comment ça fait d’être abandonné derrière, quand l’Amérique enlevait les enfants de chez eux, déportait des familles en les séparant, arrachait la main d’un enfant à celle de sa mère pour les placer dans des pensionnats. mes frères pleurent une perte qu’ils essaient de réparer en trouvant un chez eux en une autre personne, alors ils voyagent de la réserve à la ville en chantant des blues et les chansons d’amour de l’année 49.

             i pull my brothers from words, stupid injun, shot like bullets. when people ask why my brothers hated school i say: the spirit remembers what it’s like to be left behind when america took children from homes, displaced families with rupture, ripping a child’s hand from a mother’s to put them in boarding school buildings. my brothers are mourning a loss they try to fix in finding home in another person, so they travel from reservation to city singing blues and 49 songs about love.

    je sors mes frères de voitures affublées de noms Indiens : navajo, cherokee, & tacoma. sur une route destinée au danger mes frères sont nés avec le désir de revenir de déportation & des longues marches pendant des kilomètres & et des kilomètres & des kilomètres de déplacement. mes frères se cherchent eux-mêmes au moyen de dépendances malsaines déguisées en pansements de fortune.

   i pull my brothers from cars named after indians: navajo, cherokee, & tacoma. on a danger-destined road my brothers are born longing for a way back from relocation & long walks across miles & miles & miles of removal. my brothers search for themselves in unhealthy addictions disguised as makeshift bandages. 

   je sors mes frères des bouteilles au fond desquelles ils pensent que des réponses se cachent. mes frères trébuchent dans des ruelles à la recherche d’un amour & des rires qui leurs furent volés tout comme la terre. et quand leurs corps bruns tentent de trouver la guérison et l’amour, d’autres corps bruns grimacent à leur contact parce que tout comme pour n’importe quelle bonne indienne, nos corps sont connectés à une terre, encore violée par les pipelines allongés de force à l’intérieur de tout ce que nous tenons pour sacré. et mes frères s’accrochent à leur bagage émotionnel colonial si fermement qu’ils pensent que c’est force de gravité

 i pull my brothers from bottles they think answers might be hidden at the bottom of. my brothers stumble through back alleys looking for a love & laughter that was stolen from them like the land. and when their brown bodies try to find healing & love, other brown bodies cringe at their touch because like any good indian woman, our bodies are connected to an earth, still being raped by the pipelines forcibly laid down inside all that we hold sacred. and my brothers hold onto their colonial emotional baggage so tightly they think it’s gravity

     alors des océans je sors mes frères tellement convaincus de mériter la souffrance qu’ils se noient presque dedans. et parfois mes frères taillent dans leurs poignets le deuil ancestral, incisions pour se souvenir du seul moment où ils sont rouges, écorchés c’est quand le sang s’écoule depuis les plaies ouvertes que l’Amérique a entaillé dans nos peaux brunes. amour de soi : exercer une pression.

                    so i pull my brothers from oceans believing they deserve the hurt so much they nearly drown themselves in it. and sometimes my brothers knife ancestral grieving onto their wrists, slits to remember the only time we are ever red, skinned is when blood flows from the open wounds america knifed onto our brown skin. self-love: apply pressure. 

          je sors mes frères des cendres. l’Amérique a essayé de nous brûler ne sachant pas que nous étions déjà flammes.

                                        i pull my brothers from ashes. america tried to burn us not knowing we were already flame. 

& ce seront les histoires que je raconterai à mes petits-enfants quand un jour ils me demanderont : pourquoi être une bonne indienne signifie que nous brûlons comme le phénix et qu’à maintes reprises nous sortons nos frères.

& these will be the stories i tell my grandchildren when one day, they ask me – why being a good indian woman means we burn like phoenix repeatedly pulling our brothers. 

 

(A retrouver sur le site :https://www.worldliteraturetoday.org/2017/may/any-good-indian-woman-tanaya-winder)

 

Any Good Indian Woman - N’importe quelle femme Indienne bonne

 

je sors mes frères des mots, indienstupide, tirés comme des balles, quand les gens demandent pourquoi mes frères détestent l’école je dis : l’esprit se souvient comment ça fait d’être abandonné derrière, quand l’Amérique enlevait les enfants de chez eux, déportait des familles en les séparant, arrachait la main d’un enfant à celle de sa mère pour les placer dans des pensionnats. mes frères pleurent une perte qu’ils essaient de réparer en trouvant un chez eux en une autre personne, alors ils voyagent de la réserve à la ville en chantant des blues et les chansons d’amour de l’année 49.

             i pull my brothers from words, stupid injun, shot like bullets. when people ask why my brothers hated school i say: the spirit remembers what it’s like to be left behind when america took children from homes, displaced families with rupture, ripping a child’s hand from a mother’s to put them in boarding school buildings. my brothers are mourning a loss they try to fix in finding home in another person, so they travel from reservation to city singing blues and 49 songs about love.

    je sors mes frères de voitures affublées de noms Indiens : navajo, cherokee, & tacoma. sur une route destinée au danger mes frères sont nés avec le désir de revenir de déportation & des longues marches pendant des kilomètres & et des kilomètres & des kilomètres de déplacement. mes frères se cherchent eux-mêmes au moyen de dépendances malsaines déguisées en pansements de fortune.

   i pull my brothers from cars named after indians: navajo, cherokee, & tacoma. on a danger-destined road my brothers are born longing for a way back from relocation & long walks across miles & miles & miles of removal. my brothers search for themselves in unhealthy addictions disguised as makeshift bandages. 

   je sors mes frères des bouteilles au fond desquelles ils pensent que des réponses se cachent. mes frères trébuchent dans des ruelles à la recherche d’un amour & des rires qui leurs furent volés tout comme la terre. et quand leurs corps bruns tentent de trouver la guérison et l’amour, d’autres corps bruns grimacent à leur contact parce que tout comme pour n’importe quelle bonne indienne, nos corps sont connectés à une terre, encore violée par les pipelines allongés de force à l’intérieur de tout ce que nous tenons pour sacré. et mes frères s’accrochent à leur bagage émotionnel colonial si fermement qu’ils pensent que c’est force de gravité

 i pull my brothers from bottles they think answers might be hidden at the bottom of. my brothers stumble through back alleys looking for a love & laughter that was stolen from them like the land. and when their brown bodies try to find healing & love, other brown bodies cringe at their touch because like any good indian woman, our bodies are connected to an earth, still being raped by the pipelines forcibly laid down inside all that we hold sacred. and my brothers hold onto their colonial emotional baggage so tightly they think it’s gravity

     alors des océans je sors mes frères tellement convaincus de mériter la souffrance qu’ils se noient presque dedans. et parfois mes frères taillent dans leurs poignets le deuil ancestral, incisions pour se souvenir du seul moment où ils sont rouges, écorchés c’est quand le sang s’écoule depuis les plaies ouvertes que l’Amérique a entaillé dans nos peaux brunes. amour de soi : exercer une pression.

                    so i pull my brothers from oceans believing they deserve the hurt so much they nearly drown themselves in it. and sometimes my brothers knife ancestral grieving onto their wrists, slits to remember the only time we are ever red, skinned is when blood flows from the open wounds america knifed onto our brown skin. self-love: apply pressure. 

          je sors mes frères des cendres. l’Amérique a essayé de nous brûler ne sachant pas que nous étions déjà flammes.

                                        i pull my brothers from ashes. america tried to burn us not knowing we were already flame. 

& ce seront les histoires que je raconterai à mes petits-enfants quand un jour ils me demanderont : pourquoi être une bonne indienne signifie que nous brûlons comme le phénix et qu’à maintes reprises nous sortons nos frères.

& these will be the stories i tell my grandchildren when one day, they ask me – why being a good indian woman means we burn like phoenix repeatedly pulling our brothers. 

 

 

(A retrouver sur le site :https://www.worldliteraturetoday.org/2017/may/any-good-indian-woman-tanaya-winder)

 

 

Présentation de l’auteur




Collection PO&PSY : le grand art de la forme brève

                  Collection PO&PSY : le grand art de la forme brève

Les poèmes, tels des bijoux ou des parfums, sont enfermés dans de petits coffrets.  La collection PO&PSY, éditée par Erès, nous séduit d’abord par sa qualité formelle. On accède au poème un peu comme on le faisait autrefois quand il fallait prendre con coupe-papier pour accéder au texte. C’est dire que, encore aujourd’hui, le poème sait se mériter.

Il y a, aussi et surtout, dans cette collection, la qualité intrinsèque des œuvres présentées, en privilégiant, nous dit l’éditeur, des « formes ou anthologies brèves ».

Enfin, c’est une ligne éditoriale très précise qui préside à cette collection dont l’ambition est de jeter des formes de pont entre la poésie et la psychologie. Et de citer Freud parlant des poètes : « Ils nous devancent beaucoup, nous autres hommes ordinaires, notamment en matière de psychologie, parce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore explorées pour la science ».

Ces sources sont à chercher du côté de cette « foule de choses entre le ciel et la terre dont notre sagesse d’école n’a pas encore la moindre idée ».

Place, donc, à ces poètes dont la tâche propre est, comme le disait R.M.Rilke, de « traduire une sensibilité à l’immédiat, à l’intime, à l’obscur ». Avec, en toile de fond, cette « angoisse »  dont il faut bien faire quelque chose et cette inquiétude de l’esprit qui tourmente les vrais créateurs.

 Rabih el-Atat : « Humeurs vagabondes »

Forme brève, poème court. En voici une parfaite illustration avec ces tercets, largement inspirés du haïku, dont l’auteur est Libanais.

Rabih el-Atat, né en 1977, est médecin-chirurgien et l’art du détail et de la précision, qu’il cultive à coup sûr dans sa vie professionnelle, trouve en quelque sorte un écho dans son art de saisir des échantillons de la réalité, den faire une biopsie scrupuleuse et, au final, de faire un diagnostic dont on souligne toujours la justesse.

 

Repasser mes chemises
me rappelle ta chaleur
mère

 Mon enfance
une balançoire dans le jardin
qui refuse de bouger

Le cadavre d’un seul corbeau
blanchit
toute la neige

 

Rabih el-Atat , Humeurs vagabondes, édition bilingue,
poèmes traduits de l’arabe (Liban) par Antoine Jockey,
dessins de Odile Fix, éditions Erès, collection PO&PSY,
12 euros.

 

Sandor Weöres : Filles, nuages et papillons

 

Sandor Weöres (1913-1989) est une des figures majeures de la poésie hongroise moderne. On trouve dans cette anthologie bilingue de l’auteur une grande variété de formes poétiques, allant de simples vers d’une ligne (« La poussière se hâte. La pierre a le temps ») à des poèmes plus élaborés en passant par des tercets ou des textes en forme de quatrains ou encore par des formes d’aphorismes (« L’erreur de l’église baroque. Les fioritures sont païennes »).

Cécile A.Holdban, elle-même poète, qui a composé et traduit cette anthologie, souligne que « mysticisme, érotisme et folie »ont été toujours les thèmes privilégiés du poète hongrois, tout en indiquant le côté « protéiforme et inclassable »de ce poète. Il y en effet de tout dans cette anthologie/patchwork, depuis la « vision agreste » (L’oiseau/s’envole,/derrière lui l’herbe  folle redresse ») jusqu’à la « lumière fractale » (« Le soir bruisse cousu d’ombres,/tissu couvert de vagues sombres… ».

Tout, ici, est surprenant, plein de questionnements, nous ramenant parfois au rêve et sans doute à Freud. « Je m’interroge – des oiseaux monstrueux/se posent en rangs lourds sur mes bras,/s’évanouissent et se fondent dans l’alphabet »

Sandor Weöres, Filles, nuages et papillons, bilingue,
anthologie composée et traduite par Cécile A.Holdban,
encres d’Annie Lacour, éditions Erès, collection PO&PSY,
12 euros.

 

Amir Or : Entre ici et là

Amir Or est né à Tel Aviv en 1956. Sa poésie méditative est traversée par cette approche spirituelle si particulière aux auteurs du Proche-Orient. Elle se situe à la fois entre une forme légère de mysticisme et une sensibilité particulière à la nature et aux éléments.

Si Amir Or est du côté de la méditation, c’est qu’il la pratique lui-même ou qu’il la fait pratiquer dans tel ou tel centre ou communauté qu’il a créé à Jérusalem. Mais quand il écrit ses « poèmes-prières », il le fait en manifestant sa liberté loin des dogmes et des impératifs religieux. « L’arbre à ma fenêtre ne se tourne pas vers La Mecque./Vers lui seul je suis tourné./La prière de la pluie murmure dans ses feuilles/et le midi de son feuillage s’ouvre à la lumière ».

Amir Or cultive la forme brève. L’on croit même entendre Guillevic quand il écrit : « Conversation d’oiseau qui ne se lasse pas/de faire l’éloge du matin,/tranche la somnolence des branches ». Et c’est au haïku que l’on pense dans les tercets de son chapitre intitulé « Travelogue » : « Un panneau stop/sur la chemin du retour/un chat écrasé ». Ou encore ceci : « Aube dans la ruelle/le balayeur ratisse/les monticules d’hier ».

 

Amir Or, Entre ici et là, édition bilingue, traduit de
l’hébreu par Michel Eckhard Elial, dessins de sylvie
Deparis, éditions Erès, collection Po&Psy, 12 euros.

 

Il y a, enfin, dans ce recueil, tous ces « poèmes épars » et cet amour de la femme exprimé avec ardeur : « Je suis le serpent de l’amour lové dans ta chair/dressé sur tes seins, je mords à ton ventre… »

 




Wislawa Szymborska, de la mort sans exagérer

Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer

Il est des livres qui, posés sur un coin de table, y stagnent en objets définitifs : des parallélépipèdes rectangles de papier, parés d’un titre et d’une image éventuelle. D’autres, plus subjectifs, vous invitent ou vous repoussent d’emblée, portés par un quelque chose imprécis qui suscite l’attrait ou le rejet, conduit à la notoriété ou l’anonymat, etc.

Chez Szymborska, le mot « mort » m’a sollicitée, sortant comme un diable de sa boîte de papier. Cette mort que chacun redoute, mais qui n’est – finalement - rien puisque nous ne la vivrons pas… Ne sommes-nous pas des morts-vivants d’une façon ou d’une autre ? Cependant la mort version Szymborska se présente ici accompagnée d’une préposition « sans » qui signifie qu’elle écarte un état, celui de l’exagération. Mais tout en le repoussant, elle révèle qu’elle aurait justement pu exagérer cette exagération ! C’est ce « sans » que nous avons envie d’explorer. Que secrète donc ce négatif (le contraire, l’opposition, la rébellion, l’absence, et pourquoi pas… l’ironie) ?

Partons sur les traces de l’auteure en attaquant le poème éponyme. Szymborska personnifie déjà la mort à sa façon, par le négatif. Elle la prétend insensible « aux blagues ». Avec ironie, elle estime qu’elle se mêle de « nos projets d’avenir » pour « avoir le dernier mot » !

Wislawa Szymborska, de la mort sans exagérer,
Préface et traduction de Piotr Kaminski, Poèmes
1957-2009, Poésie/Gallimard, 2018

Le persiflage poétisé se continue en observant l’enterrement durant lequel se débitent tant de fadaises (« si soudain, qui l’aurait cru », « ça nous arrivera à tous »), de commentaires imprévus (« dis donc, le curé, on dirait Belmondo »), de rappel du réel (« barbu, je ne vous aurais jamais reconnu ») ou tout simplement de retour à la vie quotidienne (« si on prenait un pot »). Un vrac qui écarte ou évite d’affronter la disparition. Au demeurant, les survivants se souviennent-ils vraiment des morts ? Ne s’agit-il pas de simples « manigances », subodore la poétesse ? Comment « rêvent-ils » leurs morts ? Sont-ils toujours les mêmes ? Ont-ils des visages « semblables à leurs photos » ? Que tiennent-ils « en main ? ». Façon d’insister sur la dissolution du défunt dans notre mémoire, la métamorphose des souvenirs, le travail de l’oubli. Un post-mortem fort distinct de l’ante-mortem ! Ainsi la mort, recomposée par l’acuité acide de la poétesse, relève à la fois de l’observation journalistique et la réflexion morale.

En se tournant vers la vie, Szymborska fait preuve du même esprit de dérision. Elle nous surprend par ses choix d’une inspiration qui évite souvent le poétique ordinaire. Ainsi à la naissance, on affuble volontiers le bébé de « p’tit ange, bout’chou, mon lapin ». Quelle inconscience ! « Mais qui c’est, ce bébé dans son petit maillot ? C’est le petit Adolf, fils de Mme Hitler ». Comme si tous les possibles – dont le pire – étaient contenus en chacun de nous.

Prendre le monde à revers tout en « l’inventant » avec une évidente sagacité … Dans cette existence composite, tout est source d’approche poétique. Szymborska bondit avec une aisance fulgurante, parfois capricieuse, d’une bribe de vie réelle ou imaginaire à une réflexion profonde. Le réel d’abord ? Elle n’hésite pas une rédiger un poème sur les « statistiques », un thème rarement traité en poésie. Elle nous déroule le pourcentage entre les « sachant tout mieux que les autres » et les « incertains à chaque pas », les « doués pour le bonheur » et les « dignes de compassion », etc ! Ailleurs elle approche « un vieux professeur » ou les aveugles, évoque Shakespeare ou la danseuse Duncan. Rien ne lui échappe !

L’imaginé ensuite ? Tantôt Szymborska entretient un « dialogue avec les poissons », tantôt elle imagine « Bach joué sur une scie », tantôt elle propose une « âme » [de temps en temps] qui prend son congé devant… « la viande hachée ». Elle n’hésite pas à traiter dans le même poème les « Marcel » - pas les maillots de corps - mais les deux Marcel - Proust et Pagnol - que certains confondent. Puis elle adopte soudain le point de vue des « anges » surpris par les « hurlements » et les « spasmes » déployés dans nos romans et poèmes. Elle les voit même applaudissant « des deux ailes », leurs yeux versant de larmes. Pas n’importe lesquelles : « des larmes de rire ».

Puis elle se fait penseuse (féminin de penseur !) et réfléchit avec une gravité mutine à la « mémoire de la matière » en archéologie. Elle touche aussi un monde qui restera « gravé dans l’eau de babel ». Au fil des années, la maturité se précise tant dans l’inspiration que dans l’écriture. Le poids du hasard se révèle et se personnalise : « Entre ses mains, le hasard tient un kaléidoscope ». Comme le reste de sa pensée, il fonctionne en poupée gigogne. Il « s’enveloppe dans une vaste cape. On y perd des objets, ou bien on les retrouve. Je suis tombée dessus par hasard ». Le hasard du hasard, somme toute ! Même le « coup de foudre », qui laisse supposer qu’un « sentiment soudain » réunit des amants, en est aussi le produit. « Belle est cette certitude/plus belle est l’incertitude ». En effet, il se peut que ces amoureux se soient déjà vus dans la foule : ce qu’ils prennent pour un début, n’est peut-être qu’une « suite ».   Et si, pour l’Ecclésiaste, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, il lui paraît nouveau à elle de soutenir que cette pensée-là est justement… nouvelle.

Le traducteur Piotr Kaminski, polonais, module aussi l’idée de traduction (vers la langue maternelle dont il domine toutes les subtilités). Traducteur du français en polonais, puis du polonais en français (en 1996-97, il traduit Szymborska), il poursuit ce slalom entre les langues en s’attaquant désormais à l’anglais, captivé sans doute par le transfert d’une pensée à l’autre.

L’anthologie de cette poétesse narquoise, prix Nobel de Littérature en 1996, regroupe ses écrits à dater de 1952. Cependant ce recueil est trompeur – on n’anthologise pas l’infini ! - car le moindre poème s’ouvre en gouffre sous nos pieds. A noter le démarrage – provocateur mais facile - de son discours de remise du Nobel (argument : la première phrase est difficile, mais comme elle est déjà écrite, attaquer la seconde règle le problème de la précédente !).  Même si la poétesse est devenue célèbre à dater de l’opuscule Au cas où (1972), la même âme impulsive se peaufine et se diffuse au fil de ses écrits. Au fond, elle invite à se pencher sur le statut du poète. Ce dernier, sans diplôme ni attestation officielle, est mis à l’écart de la société. Avec lui, « Rien ne va plus » (comme à la roulette). Il a toute l’apparence de la « futilité ».  Il n’est pas « photogénique pour un sou » ! Il ne peut que répéter « Je ne sais pas », jusqu’à l’heure où les « docteurs es lettres » décrètent qu’il a fait une « œuvre ». Il se trouve alors catalogué et emprisonné dans le littéraire et les littérateurs. Nul doute que Szymborska pense probablement à elle-même, à la façon Szymborska. Et puis quelques lignes nous prennent au dépourvu après cette panoplie de thèmes traités : « Quel grand bonheur/de ne pas savoir/dans quel monde on vit ». L’ignorance s’avère délicieuse. Pourquoi chercher alors à comprendre, ne serait-ce qu’un écrit ?

 

Présentation de l’auteur




Ivano Mugnaini, extraits de La Creta indocile

Poèmes extraits de La Creta Indocile (L'argile indocile), 
choix et traduction par Marilyne Bertoncini

 

La speranza di settembre

 

Ora che sono finiti gli spunti antichi

e le idee adeguate annotate con cura

hanno ridisceso scale di ferro

senza ringhiera, ora che l'afa

lascia spazio alla sera, sarebbe tempo

di scrivere solo del tempo,

come un naufrago che si innamora

dell'acqua che lo strangola e si abbandona

a un abbraccio infinito.

Sarebbe tempo di percorrere le strade

dei perché lasciando a casa le borse

dei come, cercare una voce, una chiave

nelle ossa spezzate dei cani, nella carne

di ghignanti puttane. Sarebbe tempo,

se il tempo non fosse fragile, imperfetto,

regolato da cronografi tarati male, ancora

soggetti a salti e arresti, orgogli e terrori,

costretti a fare algebra dell’artimetica,

sbagliando i teoremi più elementari,

contenti, in fondo, di fallire gli schemi,

le basi, le proporzioni, felici

di sprecare un'altra estate fingendo di studiare

o lavorare, per poi tornare

al primo giorno di scuola, assetati,

immutabilmente, finché sussiste

la speranza

di settembre

 

Espérance de septembre

 

Désormais finis les antiques goûters

et les bonnes idées notées soigneusement

ils ont redescendu des échelles de fer

privées de rampe, maintenant que la canicule

laisse sa place au soir, il serait temps

de n'écrire qu'à propos du temps,

comme un naufragé qui s'éprend

de l'eau qui l'étrangle et s'abandonne

à une étreinte infinie.

Il serait temps de parcourir les rues

des pourquoi laissant à la maison les sacs

des comments, chercher une voix, une clé

dans les os brisés des chiens, dans les chairs

de putains ricanantes. Il serait temps,

si le temps n'était fragile, imparfait,

réglé par des chronographes mal calibrés, encore

sujets à des sauts, des arrêts, orgueils et terreurs,

contraints à faire de l’algèbre avec l'arithmétique,

mélangeant les théorèmes les plus élémentaires,

satisfaits, au fond, de rater les projets,

les bases, les proportions, heureux

de gâcher un autre été à feindre d'étudier

ou de travailler, pour retourner ensuite

au premier jour de classe, bien mis,

immuablement, tant que demeure

l'espérance

de septembre.

 

Il non amore

 

Forse proprio quando comprendi meno

scorgi una fessura, ed è consolazione

sapere che niente si apre, nessuno

squarcio di luce; di nuovo tace il corpo

e solo il tempo si muove assieme al sangue

intravisto in fotogrammi ingurgitati

assieme a un piatto di cibo che scordi

prima di averlo metabolizzato.

Tra foga e vomito, fame e apatia,

diventi silenzio che ti strozza senza rabbia,

passato che non sai scacciare.

E perdi il senso dello sguardo, la mano,

il sudore, la voce che si insinua nella gabbia

e la frantuma, bocca spalancata, schiuma

di folle che sa bene quanto sia amaro

il non amore.

 

Le désamour

 

Peut-être justement quand tu comprends le moins

surgit une fissure, c’est une consolation alors

de savoir que rien ne s’ouvre, aucun

rai de lumière: le corps de nouveau se taît

et seul le temps se meut avec le sang

entrevu dans des photogrammes avalés

avec un plat de nourriture que tu oublies

avant de l’avoir métabolisé.

Entre fougue et nausée, faim et apathie,

devenu silence qui t’étrangle sans colère,

passé que tu ne sais chasser.

Et tu perds le sens de la vue, la main,

la sueur, la voix qui s’insinue dans la cage

et la fracasse, bouche béante, écume

de folie qui sait combien amer

est le désamour.

 

Il grado zero

 

Arriva un momento in cui tutto ciò

che rimane è attesa, sospensione,

grado zero della vita. Diventa colpa,

allora, perfino muovere le dita goffe

della speranza, dirigere il cuore verso

l'idea di un cielo arioso, un morso

di pane, una briciola, un sorso residuo

di vino.

Ma più colpevole e più tenace è

l'udito, fisso sul legno della porta,

inchiodato, crocifisso, appeso

a un battito, un tocco ansioso,

incerto, furtivo: forse il tonfo,

l'incedere cieco del destino;

forse il calore, sincero, di una mano.

 

Le degré zéro

 

Il arrive un moment dans lequel tout ce qui

reste est attente, suspens,

degré zéro de la vie. Et devient une faute,

alors, même bouger les doigts maladroits

de l’espérance, diriger le coeur vers

l’idée d’un ciel dégagé, une bouchée

de pain, une miette, le reste d’une gorgée

de vin.

Mais plus coupable et plus tenace

l’ouïe, fixée au bois de la porte,

clouée, crucifiée, suspendue

à un battement, un coup anxieux,

incertain, furtif : peut-être le bruit sourd,

l’aveugle démarche du destin :

peut-être la chaleur, sincère, d’une main.

 

Un raggio più tenace

 

Perfino l'aria, elemento vitale,

si fa scommessa, rischio,

peccato mortale. È il giorno

dell'attesa, sospende il battito

tra attrazione e paura. Andare

alla finestra, alla luce del sole, dovrebbe

essere impulso, palpito delle vene.

È diventato dubbio, riflessione:

il bilancio del dare e dell'avere,

la distanza tra il divano e il davanzale.

Si siede la pena al mio fianco, ed è

gentile, quasi gioviale. Mi copre

con un abbozzo di abbraccio la vista

del vetro assolato. Resto seduto,

comodo, stordito. Il gelo nella carne

è carezza, la stanchezza è dolce:

sapere di non volersi muovere,

restare alla portata delle sue dita.

Ma c'è un raggio più tenace, diretto

da trame arcane di mura e rami.

Arriva a toccare la gamba, l'avvolge,

la scalda, la sfiora. Riesco ad alzarmi,

a camminare, verso i voli del cuore.

 

Un rayon plus tenace

 

Même l’air, élément vital,

devient pari, risque,

péché mortel. C’est le jour

de l’attente, suspendu le battement

entre attraction et crainte. Aller

à la fenêtre, à la lumière du soleil devrait

être impulsion, palpitation des veines.

C’est devenu doute, réflexion :

le bilan du donner et avoir,

la distance entre divan et fenêtre.

La douleur s’assied à mon côté, elle est

gentille, presque joviale. Elle me couvre

d’une ébauche d’étreinte la vue

du verre ensoleillé. Je reste assis,

à l’aise, étourdi. Le gel dans ma chair

est caresse, la fatigue est douce :

savoir qu’on ne veut pas bouger,

rester à la portée de ses doigts.

Mais il y a un rayon plus tenace, venu

de trames archaïques de murs et de rameaux.

Il parvient à toucher la jambe, l’entoure,

la chauffe, l’effleure. Je parviens à me lever,

à marcher, vers les envols du coeur.

 

Folli e strani castori

 

Facendo due rapidi conti, se diamo

al cupo albergatore tutto il denaro

messo da parte per l'affitto mensile

della casa oggi lontana, e gli consegniamo

con gesto ilare e breve le nostre carte

di credito legate a conti correnti

già quasi sfiatati, potremmo restare

qui, sulle sponde di questo lago

incantevole e sperduto, per un totale

di giorni ventidue, stanza con balcone,

colazione e vista compresi nel prezzo.

Staremmo qui, abbracciati nel letto,

guardando il sole e il cielo, il mistero

che si insegue sfiorando il verde del bosco

e l'azzurro dell'acqua. Saremmo nuvole,

e coglieremmo forse in un istante

il codice del vento, la corrente che ferisce

e sostiene, l’aria muta che osserva e passa,

come un alito, un brivido, la vita.

L'ultimo giorno scivoleremmo silenziosi,

ancora abbracciati, dal fresco della camera

al profondo del lago. Solo un rapace ci vedrebbe,

e capirebbe il senso, il cammino, o forse

ci scambierebbe per folli e strani castori,

prima di virare, indifferente, verso

il suo tratto libero di cielo.

 

Castors étranges et fous

 

Faisons deux comptes rapides, si on donne

à l’aubergiste sombre tout l’argent

mis de côté pour le loyer mensuel

de la maison lointaine aujourd’hui, si on lui donne

d’un geste hilare et bref nos cartes

de crédit liées à des comptes courants

déjà presque épuisés, on pourrait rester

ici, sur les rives de ce lac

enchanteur et perdu, pour un total

de vingt-deux jours, chambre avec balcon,

collation et repas compris dans le forfait.

On resterait ici, embrassés dans le lit,

à regarder le soleil et le ciel, le mystère

qu’on poursuit effleurant le vert du bois

et l’azur de l’eau. On serait nuage,

et on saisirait peut-être en un instant

le code du vent, le courant qui blesse

et soutien, l’air muet qui observe et passe,

comme un souffle, un frisson, la vie.

Le dernier jour on glisserait silencieux,

toujours embrassés, de la fraîche chambre

au profond du lac. Seul un rapace nous verrait,

et comprendrait le sens, le cheminement, ou bien

nous prendrait pour des castors étranges et fous,

avant de virer, indifférent, vers

le bout de ciel où il est libre et seul.

 

       Un altro giorno

 

Ti amo quando sei semplice,

quando ti sai stupire per il sorriso

di un gatto, il riflesso di un raggio

di sole, un colore, le luci di Natale,

tutto ciò che io non so e non voglio

vedere. Perso nella mia ragione, resto

a bocca aperta ogni volta che il tuo sguardo

arriva là dove mai sarei potuto entrare,

senza di te, senza gli occhi e le mani

di una donna che ha la mia stessa età

e sa ancora essere bambina, sognando

i Re Magi e la Befana, la neve e il sole,

la stella e una fiaba di mille notti

indiane strette in un abbraccio senza fine.

Una bambina che al momento giusto

sa darmi lezioni di saggezza e di filosofia,

quando mi getto ad occhi chiusi tra i sassi

di un pensiero senza linfa. E non c'è

stella cometa che mi possa salvare

o indicare la strada. Solo il tuo corpo,

le tue dita, il tuo sguardo d'amore

che chiede al giorno solo un altro giorno,

e alla vita la nostra stessa vita.

 

Un autre jour

 

Je t’aime quand tu es simple

quand tu sais t’émerveiller du sourire

d’un chat, du reflet d’un rayon

de soleil, d’un couleur, des lumières de Noël,

de tout ce que je ne sais ni ne veux

voir. Perdu dans mes pensées raisonnables, je reste

bouche-bée chaque fois que ton regard

arrive là où jamais je n’aurais pu entrer,

sans toi, sans les yeux et les mains

d’une femme qui a mon âge

et sait encore être une enfant, rêvant

des Rois-Mages et de la Befana, la neige et le soleil,

l’étoile et une fable des mille et une nuits

indiennes serrées dans une étreinte infinie.

Une enfant qui au bon moment

sait me donner des leçons de sagesse et de philosophie,

quand je me jette aveuglément entre les cailloux

d’une pensée dépourvue de sève. Et il n’est

étoile comète qui me puisse sauver

ou indiquer la route. Seul ton corps,

tes doigts, ton regard amoureux

qui demande au jour seulement un autre jour,

et à la vie seulement notre vie.

 

.




Pascal Mora, Ce lieu sera notre feu, extraits

A L’ORÉE

Millions de feux, millions d’êtres veillant aux fenêtres.
Ô mer de pierres, ô continent d’âmes,
Tu nous attendais cachée, cité-monde                                                                
Dans le très haut jardin de l’origine.

Depuis l’instant sans pareil
Nous cherchions le visage d’avant ta naissance.
Avant notre venue au monde,
Tu étais là, déjà, encore.

Ô femme de pierre. Je reviendrai toujours
Vers tes avenues aux courbes parfaites,
Tes rues qui enlacent mes gestes.

Tout un passé vit dans cette présence
Tout ce passé qui nous paraît nouveau.
Nous avons beau faire tourner les tables,
Nous parcourons les mêmes nervures de rues
Où afflue l’énergie de nos élans.

L’ample cité accorde nos rivages
Aux saisons des voies sensorielles,
Nous adorons l’astre de nos pays intérieurs.
Au ciel, notre père-luminaire, vertical,
À l’horizon, étreignons notre terre-mère.

Nous sommes montés de l’argile,
Nous sommes tombés de l’étoile.
Depuis des millions d’années,
Depuis les sphères de cristal,
Les crânes transparents.

 

LUMIÈRES DANS LE REGARD DES VILLES

L’avenue impose la tyrannie
De la ligne droite. A Ivry, à Vitry.
Banlieues de silex, banlieues soviétiques
Banlieues étatsuniennes à Chessy, à Serris.

La membrane des pluies mouvantes
Enveloppe la ville
Comme grande voile d’oiseaux, une seule âme
Faisant demi-tour en plein vol.
Changeant d’orient, ondulant entre lunes.

Dans les cieux d’autres mondes.
Dans chaque nuit de boulevards,
Trafics en tout genre mixent les flaques.
Sur les chaussées huileuses
Sur les routes de verre.

Glissent les phares des voitures
Qui se mêlent à l’aura des sémaphores
À l’œil rouge des feux,
Les feux verts, orange alternant
Les sillons de teintes liquides.
Air des films policiers
Miroirs lucioles des enseignes et néons,
Le chaos lumineux masque les constellations.

L’avenue l’écrasante ligne droite
Aussi large qu’un boulevard.
Porte des pistes parallèles,
Se découvre sur les lignes de l’échiquier
Où te suit une ombre.

Celle de Buenos Aires que tu viens
De traverser en taxi jaune.
Un voyage à l’envers
Avant de reprendre l’avion
À bout de souffle, à Ezeiza.

Au zénith, les rayons réchauffent
Les prismes de verre et acier.
Un enfer de déchetteries
De carrières à ciel ouvert,
De plateformes portuaires
De pistes des aéroports.

Lisbonne, Naples, Rio, New York.
Les multiples mégalopoles littorales
Forment la mosaïque des peuples
Au bord des abysses salines.

Arpentant cette rue qui fait le tour du monde
J’y respire un parfum puzzle.
Une robe en flore et faune
De langues, peaux, chevelures.

Qui se tient derrière ces silhouettes ?
Quelles chandelles brûlent
Aux fenêtres de leurs prunelles ?
Yeux vitrines des âmes vivantes,
Ou consciences s’éteignant doucement
Sur le rebord d’une existence
Pointée vers l’étoile polaire. 

 

 

ETRE DANS LA VILLE

La nuit urbaine murmure son velours bleu.
Ailées comme des sphères,
Les millions d’âmes nous constellent
D’un pluriel de paroles.

Vivent de lune, vivent de soleil
Dans la lunette arrière
Ou en pleine lumière
Sortent de l’éveil ou du songe.

Lac reflet des lumières d’or
La nuit nous libère de nos histoires
Recouvre nos gestes manqués
Et disperse l’abjection des batailles.
Pose sur nos épaules
Son châle de ténèbres
Dissipe notre angoisse d’être.

Avec la foule des quartiers
Semant des brassées de mots et d’images,
Les flâneurs forment frêles flammes défilant
Sur le carreau des boulevards.

Ils se pressent en feux d’artifices,
De rires et gestes par le jour
Des drapeaux et langues du monde entier.
Entre nous, il y a la Goutte d’Or
Entre nous, il y a Ipiranga
Entre nous, il y a Harlem.
J’ai bien attendu de lire Blaise Cendrars
Avant d’écrire, avant de comprendre.

J’ai attendu qu’Hector parle de Claude Roy
J’ai attendu de lire Zone d’Apollinaire
J’ai attendu d’écouter Harvest de Neil Young,
J’ai attendu de manger chez Hare Krishna
À Guadalajara et avec Mariana,
J’ai attendu de faire zazen, rue Tolbiac.
Après Montmartre, le drugstore
Avec Ugo chez les joailliers.
Les Champs-Élysées sont une vitrine,
Une rivière qui me fait oublier la mort.

Aujourd’hui, je suis seul avec ma liberté
Sans nom parmi tous les sans nom.
Aujourd’hui, je ne sais encore rien
Aujourd’hui, je vais par les villes où je vis.

Les villes me chiffrent, je les défriche,
Elles vivent, voyagent et respirent en moi
Je suis en elles dans le ventre matériel.

Je nais avec les lumières après la brume,
Sur les lignes entrecroisées
Les sirènes sèment l’incendie
De l’agitation, du tumulte.
Je marche en fatigue, en apesanteur,
Dans les rues, sur les quais, dans les tunnels.

 

Pascal Mora, Ce lieu sera notre feu,
Editions Unicité, Paris, 2018, 128
pages, 14 €.

Présentation de l’auteur




Ahmed Arif (1927–1991), poète libre

AHMED ARİF(1927-1991), POETE LIBRE

 “Je suis ouvrier en toute honnêteté, c’est-à-dire
Ouvrier de tout mon cœur.
Sans peur, sans marchandage, un être à l’état brut.”(p61,Uy Havar!)

 

 

Ahmed Arif, Le Cercle de Poésie Anatolienne.

Si nous devions comparer Nazım Hikmet  et Ahmed Arif, nous dirions que le premier est le poète de la ville alors que le second est celui des montagnes. Le premier est civilisé, militant, le second sauvage, secret. Nazım Hikmet  possède un chant ample, un lyrisme assumé, Ahmed Arif a la parole ramassée, tendue. Mais leur deux voix portent au-delà de la Turquie, universelles par leur engagement auprès des déshérités et par une même foi en l’homme.

Nazım Hikmet et Ahmed Arfi ont aussi un destin semblable dans leur expérience de la prison et de la censure, et ils ont tous deux un e haute idée du rôle du poete et de sa place dans la société : « Pas de mensonge, ma parole est parole d’homme » (p45, Vay Kurban). Enfin, après Nazım Hikmet, Ahmed Arif est le poète le plus lu en Turquie.

Nous allons vous présenter plus en détails les particularités de ce poète singulier qu’est Ahmed Arif, oublié et redécouvert bien après la rédaction de ses poèmes.

Ahmed Arif est né le 27 Avril 1927 à Diyarbakır, une ville à l’est de la Turquie, à la population hétérogène composée de Kurdes, d’Arabes et de Zazas. Son père était un haut  fonctionnaire de l’Etat et sa mère est décédée alors qu’il était encore petit.  Il a été au lycée à Afyon, à l’ouest.  

Ahmed Arif, Hasretinden Prangalar Eskittim
Metis Yayıncılık, 2016, 184 pages, 10 € 30.

L’influence de ses professeurs et de ses amis, eux aussi poètes, a été formatrice et décisive. Il a publié son premier poème en 1940 dans une revue d’İstanbul.  Il lisait beaucoup du Nazım hikmet, Ahmet Hamdi Tanpınar, Cahit Külebi…

 

Il n’a été que peu influencé par le mouvement du Garip (Etrange) alors à la mode chez les jeunes poètes, cependant il est proche de ce mouvement dans sa volonté d’être compréhensible par tous . Le Garip c’était une poésie à la Prévert, d’un langage du quotidien, sans lyrisme, une prose poétique pleine d’humour. Ahmed Arif a très tôt trouvé sa voix personnelle, assimilant les leçons de ses grands prédécesseurs comme Nazım Hikmet tout en s’en éloignant pour rester original.

 

Nazim Hikmet

Apres avoir terminé son lycée en 1947-48,  il continue ses études à la Faculté de Langue et d’Histoire à Ankara, mais ses études sont interrompues en 1951 par une première arrestation à cause d’un de ses poèmes nommé  « 33 balles », longue complainte relatant l’assassinat par des gendarmes de 33 contrebandiers à l’est de la Turquie. Il fut mis en prison et torturé. Dans ce poème, il fait parler un des contrebandiers tués, je vous en cite un passage :

4.

Ils ont exécuté la sentence de mort,
Ils ont ensanglanté
Le nuage bleu de la montagne
Et la brise somnolente du matin.
Puis ils ont mis les fusils en faisceau-la
Et nous ont doucement fouillé la poitrine
Ont cherché
Ont fureté
Et ils m’ont pris le ceinturon rouge de
Kirmanşah,
Mon chapelet, ma tabatière et ils s’en sont allés
C’était tous des cadeaux du Pays Persan…

Avec les villages et les campements de
L’autre coté
Nous sommes parrains, parents, nous sommes
Attachés par les liens du sang
Nous nous sommes pris et donnés des filles
Pendant des siècles
Nous sommes voisins face a face
Nos poules se mêlent entre elles
Pas par ignorance
Mais par pauvreté,
On n’a pas chéri le passeport
C’est ça la faute qui est cause du massacre
Des nôtres
Et on nous appelle brigands,
Contrebandiers
Voleurs
Traîtres…

Mon parrain écrit les circonstances ainsi,
On les prendra peut-être pour une simple
Rumeur
Ce ne sont pas des seins roses
Mais des balles Dom dom
En éclats dans ma bouche… (p98-100)

 

Après sa sortie de prison, il ne poursuivit pas ses études supérieures. D’ailleurs, peu de temps après, en 1952 il est de nouveau emprisonné. Il avait écrit un poème sur un communiste italien Togliatti battu et emprisonné par les fascistes. Quelqu’un lui a volé ce poème et l’a copié à 80 exemplaires. Il est arrêté sous le motif qu’il faisait passer ses poèmes pour faire de la propagande communiste. Il ressort en 1954. Les deux ans passés sous les barreaux l’ont durablement marqué, il a été torturé, toujours en cellule dans des conditions indescriptibles. Il a failli mourir par affaiblissement et a même tenté  de se suicider après l’annonce du décès de son père. Il n’a pu ni le revoir avant sa mort ni aller à ses funérailles.  Depuis lors, contraint au silence, il n’a plus écrit de poème, restant retiré du monde littéraire. Pour gagner sa vie, il a travaillé pour des journaux.

Ton amour

Ton amour ne m’a pas quitté,
J’ai eu faim, j’ai eu soif,
Sournoise, noire était la nuit,
L’âme étrange, l’âme muette,
L’âme morcelée…
Et menottes aux mains,
Sans tabac, sans sommeil je suis resté,
Ton amour ne m’a pas quitté… »  (p1)

 

Ahmed Arif, J'en ai usé des fers en ton absence, 
traduction d’Ali Demir, Publication du Ministère
de la Culture, 2000, épuisé.

 

 

Pour Ahmed Arif, le poète ne doit pas être étranger en restant dans une langue trop intellectuelle. Il est contre le courant poétique nommé le Second Nouveau des années 50, lequel était plongé dans une recherche esthétisante de la poésie, une sorte d’art pour l’art. Ses poèmes, il les qualifie « d’organique ». Ils viennent de son être, sans fard.

On le classe dans le groupe des poètes «  réaliste populaire » car sa poésie est préoccupée par le devenir social et politique de son pays. Dans ses poèmes très travaillés, il a su exprimer sa sympathie pour les plus déshérités sans tomber dans le slogan politique et idéologique. Il considère la poésie comme une arme contre l’oppression, une arme de résistance. Sa poésie fait réfléchir sur le monde des déshérités, elle fait prendre conscience, comme celle de Nazım Hikmet. Elle soutient dans les épreuves ainsi que l’amour.

Qui ne voudrait être sacrifié à cette patrie paradisiaque »
Accepter tous les sacrifices
Et faire de toi un paradis
Pour le peuple pauvre et honnête.
C’est cette histoire-la
C’est cet amour à tout prix. (p42, Vay Kurban)

 

De son expérience carcérale, il écrit des poèmes d’une grande pudeur. En prison, il est condamné à l’impuissance mais sa plainte ne s’apitoie jamais sur son sort :

 Je  me dis : « ah ! Si je pouvais être tué,
Disparaitre,
Nu dans un combat.
Je veux que ça soit viril,
L’amitié, l’inimité aussi.
Or ni l’une ni l’autre ne m’arrive.
On entend charger baïonnette aux canons
Et commence la ronde de nuit des gendarmes…

Je frotte l’allumette à la colère,
A la première bouffée, ma cigarette diminue de moitié,
Je m’emplis de fumé à m’en faire mourir.
Je sais, « toi aussi ? »diras-tu,
Mais le soir tombe tôt en prison. (p25-26, Le soir tombe tôt en prison)

 

Son expérience est souvent à la limite du dire, le poète reste démuni parfois pour l’exprimer . Il dit lui-même: « Je ne peux le mettre en mots, c’est si solitaire, si noir… »(p21, La balle ne passe donc pas par la nuit)

Son destin le rapproche des hommes qui peinent à l’extérieur pour survivre et il loue ces être miséreux travaillant pour leur pays :

Les ouvriers du tabac sont pauvres,
Les ouvriers du tabac sont fatigués,
Mais braves,
Tous honnêtes.
Leur renommée est allée au-delà des mers
Unique espoir de mon pays.  (p13, On n’est pas seuls)

 

 

Par la pensée il est libre, le poète est avec le peuple .Malgré ses conditions de rétention, il s’associe à ces êtres :

Je ne suis pas entre quatre murs, moi,
Je suis dans le riz, dans le coton et dans le tabac
A Karacadağ, à Çukurova et à Cibali. (p9, Op. Cit.)

 

 

Grâce à son amour aussi, il s’évade :

Partir,
Partir en exil dans tes yeux.
Coucher,
Coucher au cachot dans tes yeux.
Où sont donc tes yeux ?  (p46, Celle que je n’ai pas pu oublier)

 

Ainsi, Ahmed Arif porte un message d’espoir et de revanche, en se réappropriant l’héritage des troubadours du Moyen-âge, le poète se fait chantre de son peuple et ce n’est pas un hasard si ses poèmes sont encore les plus récités et chantés en Turquie, même parfois par des gens qui ignorent leur auteur. Certains de ces poèmes ont été repris, par exemple, par le célèbre chanteur de rock, Cem Karaca.

La réussite d’Ahmed Arif est là : sa poésie peut toucher un très large public car des thèmes universaux comme l’amour, la mort, la résistance se mêlent avec des motifs locaux concrets, dans un verbe rythmé et parfois répétitif comme une complainte ou un chant traditionnel. Le tabac, le coton, les caravanes, une faune particulière (perdrix, lapin, poulain…) le roc et surtout les montagnes sont des motifs très présents.

Ces dernières sont un élément très usité dans la poésie populaire.

On peut dire que les montagnes d’Ahmed Arif rassemblent tous ses thèmes essentiels : elles représentent un lieu de résistance millénaire, lieu de refuge de guerriers libres en bute contre le pouvoir central ou contre des chefs de village. C’est le lieu sauvage de la poésie où le chant peut puiser sa force. C’est le symbole de sa région natale et d’une certaine mentalité féodale:

Il pourrait s’abriter dans les hauteurs…
Ces montagnes, ces montagnes-amies reconnaissent la valeur. (p94, 33 Balles)

 

L’espoir il est dans les montagnes. (p62, Uy havar !)

 

Aux montagnes de mon pays le printemps est arrivé… (p2, Dedans)

 

 

Ecoutons, pour finir, la ligne de conduite que nous conseille de suive le poète par la bouche de l’Anatolie personnifiée :

Où que tu sois,
A l’ombre, en liberté, en classe, à ton pupitre,
Marche en avant,
Crache au visage du bourreau,
De l’opportuniste, du  corrupteur, du traître.
Tiens bon le livre
Tiens bon le travail
De tous tes ongles, de toutes tes dents,
De tout ton espoir, de tout ton amour, de tout ton rêve,
Tiens bon, ne me fais pas honte. (p.69, Anatolie)

 

 

Présentation de l’auteur




Marie-Christine Masset, Figura

Figura

 

Elle est apparue
une nuit d’été.
Certains la voulaient claire,
d’autres invisible.
Elle déplaçait sans effort
les monts et les roches.
Elle ressemblait
aux jambes écartées
des femmes en couches.
Désirer l’attraper
comme on serre dans ses mains
un poisson frétillant
était signe de vie.
Ni feu
ni air
ni terre
ni eau
mais à son approche,
la plus petite des herbes
vibrait.
Les nuits d’été,
on pouvait entendre de loin,
nos rêves crépiter en elle.
Personne ne répétait rien à personne.
(Seul ce qui parle dans le secret
invite le poème en partage).

 

Viens, dit-il

Eclairé par la lune,
un arbre dans la nuit,
ouvre un passage.

«Viens, dit-il, je suis ton œil et ta main,
tu verras, tu toucheras. 

 Hier, des hommes et des femmes ont lancé
dans la mer une poussière rouge,
soleil et sang séché,
un peu de ta mémoire, c’est vrai.

 Reprendre les paroles
de la chanson engloutie
t’aurait noyée.

 Il n’est que le vent
pour bercer mes feuilles,
et mes rêves, je te le promets,
seront les tiens.»

 

 

 

 

 

 

Aller à l’autre

Une île au milieu du fleuve
affronte la mangrove-araignée.
Ce qui semblait impossible étreinte
calme les oiseaux cachés.
Quand la lune éclaire les paysages,
sur les feuilles des palétuviers,
d’étranges lignes de feu tissent
des chants mêlés d’air et de terre.
Nous, peut-être, et ce que nous serons
dans l’abandon consenti de nos rives.

 

Partition nocturne

Juste après son départ,
le fond des herbes a rougi.
Ce n’était pas le signe
d’un oubli ou d’un adieu.
(Certains paysages se replient
en cas de silence).

Quand, fossilisés, les mots
n’ont plus de résonnances,
ce qui se terre dans les visages
est un gouffre
où le masque du temps
a figé une histoire
impossible à effleurer.

Si une nuit d’orage,
elle s’anime et engloutit
jusqu’à son reflet,
une pluie mêlée de clarté
écartera les herbes.

Il fera bon revenir
marcher entre les brins
comme entre les notes
d’une musique nouvelle.

 

 

à Olivier Sigrist

 

Autre vision du feu

.

Tu lis sur le sable
un vent qui s’annonce,
et pourtant tu te réjouis
de n’avoir plus à compter
les étoiles dans le ciel
pour chasser les prédateurs.

Il est des tempêtes aimées
comme l’eau claire.

Elles aiguisent ta voix,
effacent tes traces et
celles des bêtes sauvages,
te donnent assez de nuit
pour rêver, et de jour,
pour après elles,
démêler les herbes
comme on tresse
sa destinée.

 

 

à Jean Joubert, I M

 

 

Cette histoire

 

Et si la vie n’avait elle-même
qu’une vie et le savait,
que ferait-elle de tout ce bleu
qui inonde le monde
ou de cette glace
qui attend que nous apprenions
tous à parler ?

Se perdrait-elle à ralentir
le cours des fleuves,
comme on le fait parfois,
avant de désigner
dans la langue des rêves
ces ombres qui affolent nos déserts ?

Peut-être nous ferait-elle deviner
cette histoire plus douce
que toutes les autres
qui crisse dans les sables
mais ne s’écrit pas ?
Cette histoire où les forêts
existent avant les arbres
et l’avenir avant la vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Entretien avec Philippe Barrot

Rencontre avec un éditeur qui écrit des livres : Philippe Barrot

Philippe Barrot est depuis tant de temps fidèle à la Littérature, que je ne saurais pas dire quand la première fois je l'ai croisé. C'était lors d'une conférence sur la Littérature féminine syrienne, il me semble. Il était là, avec sa revue, les Chroniques du çà et Là, comme un trésor qu'il a toujours défendu, en homme intègre et certain qu'un jour le poids de ces pages ferait la différence. Il ne s'était pas trompé. Depuis, PhB éditions est née. Et je sais que c'est le fruit d'un travail démesuré, d'un courage exemplaire, et de cette ténacité emphytéotique qui distingue certains hommes. Nous avons évoqué son dernier recueil, écrire, lire, une vie...

Ta démarche à laquelle je prête une grande attention depuis longtemps, que ce soit dans les Chroniques du çà et là, dans l’édition, le roman et la poésie, elle répond au même désir. J’ai trouvé que la revue des Chroniques du çà et là est faite comme un livre et tes livres sont ouverts sur des problématiques, des questions qui sont un prolongement de ce qui pourrait être interrogé dans la revue.
Cette impression de prolongement provient du fait qu’une partie des nouvelles de Sol perdu a été publiée d’abord dans la revue. Pour cette raison, de la revue à ce recueil, il y a un écho, un lien entre les deux. Aussi cela explique-t-il le mélange des genres, du texte poétique aux textes satiriques, ils représentent des moments de la revue et de l’écriture.

Chroniques du çà et là, automne
2018, PhB éditions.

En effet ce qui m’a intéressé dans chaque nouvelle c’était comme une espèce de tentative stylistique, accordée avec ce que je voulais dire, en relation avec une thématique de la revue, Chroniques du çà et là.
La genèse de ce recueil est complexe, il rassemble plusieurs strates d’écriture, des nouvelles anciennes ayant une connotation italienne que j’ai réécrites et des nouvelles plus récentes liées à d’autres préoccupations.
 Il y a un baroque générique, des passages purement romanesques, dynamiques, mais j’ai retrouvé de la poésie, du théâtre, c’est multidimensionnel ?
Apparemment il n’y a pas de continuité entre une nouvelle à l’atmosphère poétique et au rythme lent comme Sol perdu et un texte comme Les Bannis, qui exprime une espèce d’intériorité des mots, un espace intermédiaire. Cette sensation du baroque, « barrocco » la perle irrégulière étymologiquement, correspond bien à la construction de ce recueil, un ensemble de choses irrégulières dessinant un archipel, des îles avec leur atmosphère, leur paysage, mais unies par un fil rouge, une ligne directrice, une impression de perte… et cette impression est conjuguée à travers des genres différents, du romanesque, du psychologique, du satirique, ou du parodique comme dans L’Exécution, une allusion au film néo-réaliste italien. Le baroque vient de ce mélange des opposés : le descriptif d’un instant de contemplation dans une salle des pas perdus et, par exemple, la narration plus rapide d’une intrigue policière.
La nouvelle Sol perdu est la plus inspirée par la poésie, cette dérive en pirogue sur un grand fleuve. Cela pourrait fausser la perspective du recueil, qui part dans des directions parfois si opposées. Sans doute est-ce là l’empreinte du baroque, avec La Reprise, le lecteur découvre un personnage animé par un sentiment économique !
La revue Chroniques du çà et là est construite comme on ouvrirait des portes sur d’autres vecteurs artistiques, d’autres horizons à la manière de ton écriture, une espèce de juxtapositionn, de rencontres… qu’est ce que tu cherches à faire émerger de ces rencontres, le sens de quelque chose, une interrogation chez le lecteur ?
J’ai fait allusion à la construction en archipel de Sol perdu, des îles de textes, mais liées entre elles et ce fil rouge, ce sens ou cette perspective globale que j’ai remarquée après avoir fini le recueil, serait cette impression de perte, et plus encore de la disparition d’un monde, des choses qui ne sont plus là, sans être de la nostalgie ce serait l’impression que je suis un dinosaure au milieu d’une société qui s’est métamorphosée…
Île aux lettres, îlot générique, îlot stylistique qui formeraient le mot qu’on ne peut pas dire dans une transcendance ?
Il y a une interrogation sur l’écriture dans La Machine à écrire, un questionnement sur l’organisation du travail dans Retraite en sommeil ; je retourne les situations jouant sur le sens propre et le sens figuré, ce sont des assauts obliques contre une réalité que je déconstruis.
Je suis en quête de ce quelque chose qui échappe aux mots, et que j’essaie d’attraper… est-ce une transcendance, ou le fait même d’écrire est en soi une forme de transcendance… ou bien l’écriture ne nous écrit-elle pas ?

Philippe Barrot, Sol perdu, PhB éditions
2019, 155 pages, €12.00

 
Un lien comme une terre de l’enfance, la création appelle l’imaginaire qui renoue avec ces possibles ?
Oui, l’imaginaire… dans ces nouvelles se développe un ensemble de sensations, une présence tactile, auditive, visuelle, une ramification d’une nouvelle à l’autre sur les perceptions sensorielles. Ce n’est pas un hasard si je cite le dernier livre inachevé d’Italo Calvino, Sous un soleil jaguar. Son projet était d’écrire cinq textes, chacun dédié à un sens.
Avec un imaginaire qui s’est greffé dans quelque chose de l’Italie, une Italie rêvée du soleil… ?
Un soleil tragique, cette lourdeur du soleil qui calcine. Plusieurs nouvelles de ce recueil ont été écrites à une époque où j’allais souvent en Italie. Une terre qui représente bien le creuset méditerranéen…
Soleil tragique, comme le poids d’un père qui va poser le langage… la référence solaire, le fait de s’approprier les mots… Philippe Jaffeux me dit « je ne peux pas te dédicacer  ce  livre, j’ai l’impression de trahir mon père parce que quand j’écris, c’est à mon père que je parle. » Cette fonction paternelle du verbe et de l’accès de l’enfant à la parole aussi il y a quelque chose qui se joue ici, on parle du soleil, on parle de cette pluralité de voix et de directions, comme peut-être un feu d’artifice où un enfant qui aurait été autorisé à s’approprier le char de Phaéton ou qui aurait été interdit et qui s’octroie le droit avec des zones de chute et des désirs de meurtres…
Les dernières nouvelles du recueil, à résonance italienne, expriment ce que tu dis, il y a un une double référence au paternel et au maternel. Un dyptique caché qui donne peut-être un accent psychanalytique, si je puis dire… Dans L’exécution, c’est un type qui écrit des romans policiers, il est en quête d’inspiration, il ne veut pas tomber dans le récit biographique, et c’est ce que je fais en glissant quelque chose de personnel dans le récit, il y avait un interdit dans mon enfance : pas de jouet représentant une arme, des armes comme les mots, je reviens à ce que tu suggérais comme hypothèse sur le fait d’écrire… L’Exposition est du côté maternel, la nouvelle la plus violente de Sol perdu, dans le rapport inconscient que cela suppose au maternel, dans cette violence d’une forme d’infanticide…
Ce recueil est une espèce de synopsis de ce que tu as fait, des directions multiples, d’ouvrir au sens de la rencontre et de la juxtaposition, elles fonctionennt comme ça en interne le recueil au milieu de ce que tu as fait le çà et là, l’édition, ton désir d’aller dans tous les sens pour interroger le réel…
J’ai mis en rapport des espaces mentaux différents.
Pour revenir au baroque, ou au contraste entre chaque nouvelle, je pense à La machine à écrire qui joue sur la question du sens formel, de la forme naît le sens ; il y a également Au marché de l’art, où j’essaie de cerner une impression plus volatile sur cette perturbation dans la perception du réel. Une incertitude où soudain je ne sais plus donner un statut à ce que je vois, je suis dans l’ambiguïté d’un monde qui se dérobe, devenu illisible…
Tu vas écrire de la poésie ?
En 1973, j’ai publié une plaquette « Le Pacte intérieur » chez Caractères. Ecrire de la poésie est le thème de mon deuxième roman, Victoria & Cie. Le personnage est en quête d’inspiration. C’est une manière d’évoquer plusieurs conceptions de la poésie, disons pour aller vite de l’univers charien, la quête de l’être heideggerien au poème atomisé, jusqu’au lettrisme. J’y raconte ma rencontre avec Bruno Durocher des éditions Caractères, puis ma rencontre avec GLM, Guy Lévis Mano, l’éditeur avant guerre de Char, Eluard, Michaux… le typographe et poète Guy Lévis Mano qui me livrait ses explications sur la mise en page, et l’art de faire fonctionner sa presse typographique Victoria – machine identique à celle que j’avais achetée quand j’étais imprimeur-typographe, d’où bien sûr le titre du roman, Victoria & Cie…
Pour écrire des poèmes, il me faut être dans un espace autre que celui où je suis à Paris. Je ne peux pas écrire à Paris actuellement. Ecrire un poème nécessite une disponibilité intérieure… que je n’ai pas ici, maintenant, j’ai besoin de quelque chose lié au sentiment de la nature que je trouve en Bretagne… A la différence ce que je pouvais ressentir il y a une trentaine d’années à travers la capitale, sans doute cette non-disponibilité est due à la situation parisienne, politique, il y a une pesanteur. D’ailleurs c’est la même chose pour la lecture, je me sens moins disponible pour lire des romans, et puis j’ai passé ma vie à lire, puisque j’étais correcteur…
J’ai changé de style pour la poésie, je suis parfois dans une atmosphère plus ascétique, quelques lignes…
Comment expliques-tu ce changement, c’est quoi ?
Je travaille plutôt la forme courte, je n’ose pas employer un mot galvaudé haïku. La poésie est quelque chose de concentré, à haute densité, comme un trou noir qui attire la lumière des mots… Il me semble que le poème dit quelque chose d’une tension psychique profonde mise en mots… avec des repères parfois attachés à la mythologie, ou à la géographie, je suis particulièrement sensible à la géopoétique, conceptualisée par Kenneth White.
C’est quoi la poésie à part le trou noir ? C’est le langage qui dérape ?
Je ne sais pas. Sans être mystique, il y a un mystère dans l’expérience poétique…

 

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