Daniel Van de Velde : J’ai vu des gens & autres poèmes

J’ai vu des gens

 

J’ai vu la mesure fictive de ces gens :

avoir lieu, donner lieu -

voler en éclat

l’errance est là

en eux

en chacun d’eux

des terres

et encore des terres

 

 

Les gens meurent

 

Les gens meurent les uns après les autres.

Meurent, ils meurent.

Ils meurent aussi pendant,

en même temps.

Les ombres meurent les unes après les autres.

Meurent, elles meurent.

Et meurent encore

les ombres qui se chevauchent parfois.

 

 

Connectés

Nos corps

se connectent

malgré nous.

Une théorie veut que la vie

ait germé sur terre

après qu'une, voire plusieurs comètes la percutent.

Nos deux corps en fusion

remontent ce temps géologique

d'une roche venant

d'on ne sait où

allant on ne sait où.

 

 

sculpture de Daniel Van de Velde. ©photo ; paris nuit blanche by melina1965 la danse des arbres(flickr) 

Dispersion

 

Il ne sert à rien de rendre la ville

plus urbaine qu’elle n’est

Il ne sert à rien de rendre les gens

plus humains qu’ils ne sont

La terre n’est pas une sphère

elle est sphère en nous

quand nous y sommes,

venant de nulle part

allant nulle part

 

 

Distance est prise

 

Ma vie est une trajectoire.

Je me suis affranchi de ce langage

qui fait unité de temps

de lieu et d’événement.

Tout ce qui est être en moi

ne veut pas habiter le monde,

le prolonger tel quel.

Délié,

libre de vivre sur terre

mes pas font corps

avec ce qui n’est pas encore

de l’ordre du mot.

 

 

Rupture

 

Ce soir Ougamanda

l'étoile qui ne dit pas son nom,

qui ne souffle mot -

L’air est frais, le vent tourbillonne, la nuit est lente.

Ougamanda donc,

m’a fait sentir

que si d’ici trois jours,

le 1er décembre 2016,

je n’avais pas de nouvelles de toi,

alors c’était inutile de poursuivre.

Ougamanda

l’étoile qui ne dit pas

son nom.

 

 

Nuit Blanche 2018.  Saint-Méry, Danse avec les arbres - archives Daniel Van de Veldeæ

La danse des particules

 

Un sentier

de particules

auditives,

olfactives,

enrubannées,

qu’elle laisse

rebondir.

En son vide,

elle s’absente.

Absente

en son vide.

Le corps

captif

le souffle

rendu

périphérique

s’altère.

 

 

Sortir

 

Je suis sorti

du cycle

des semaines -

au jour le jour

les siècles absorbés

- stellaires -

déteignent

lentement,

un retour

archéologique

sur les événements.

La poésie implique

une mue.

 

 

Rompre

 

rompre

lentement

sereinement

irréversiblement –

sans heurt

le heurt des pierres

entrechoquées

passer à côté

du cercle de pierres

sans s’abîmer

dans le contentement

de ces mêmes pierres

transbordées

et mises en suspend

rompre le silence -

ne pas renouer

passer

au travers

vivre

seul

 

 

Daniel Van de Velde, Sans titre, Médiathèque de Sainte-Maxime, 2011

Présentation de l’auteur




Sur la voix chamanique de Carole Carcillo Mesrobian

Sur la voix chamanique de Carole Carcillo Mesrobian

 

 

La poésie de Carole C. Mesrobian n’est pas un leurre, ni un don, pas un travail, non, c’est une porte qui s’ouvre au fil de la lecture sur un monde en expansion, qui jamais ne s’arrête, une exaltation vitale, une souffrance aussi, indispensable au vivre, qui nous prend, tout, et nous chamboule et nous laisse k. o. :

 

Je porte manteau de vieillesse et parole de nouveau-né (1)

 

Carole C. Mesrobian nous met au pied du mur : franchirons-nous le seuil ? Après-nous le déluge disent certains qui se contentent d’un quotidien blafard ; avec l’auteure, la parole tombe juste, définitive… pas d’anecdote, elle vise l’essentiel :

 

Et tu cherches dans les mains dans tes poches
Pour t’offrir le feu
Les briques ont pali comme un tison éteint
Quel entonnoir est l’existence
A regarder où s’en va la culbute
Où passeront nos os sur un rythme de chute (2)

 

Carole Carcillo Mesrobian et Jean Attali, Le sursis en conséquence, Les éditions du littéraire, 92 p, 2017, 15€

Carole Carcillo Mesrobian, Le Sursis en conséquence,
dessins Jean Attali, Les Editions du Littéraire, Paris, 2017.

Elle est de ceux qui ne sont pas sortis indemnes de l’existence :

 

J’ai des siècles endormis
Aux sillons de mes mains
Et je connais déjà la mort  (2)

 

Si il y a plusieurs façons d’écrire et de lire la poésie, là, c’est de saisir la vie à bras le cops dont il est question :

 

Il est des matins obscurs et des soirs livides
Le corps des voûtes enclos nos âmes

 Ecrire répand nos doutes comme un sang vaniteux
sur une vacuité irréductible  (1)

 

et cela de toute urgence, sans rien laisser passer. Tout aussi bien nos peurs, tout autant le regard sur le monde et son cortège de malheurs :

 

Combien de labyrinthes
Combien de sépultures
Et de siècles la feinte
Pour atteindre l’azur  (1)

Au fil des livres, au gré de la vie, Carole C. Mesrobian nous donne à lire ses attentes, ses doutes, ses frayeurs. Elle publie aujourd’hui : A part l’élan, mis en scène par Jean-Jacques Tachdjian, mais le ton a changé. L’élan des poèmes tend vers la fraternité, l’écriture se veut mouvement, tension vers l’autre, impulsion. L’auteure, la douleur passée, se souvient de l’autre et compose avec lui :

 

Tes bras de ronces tendus
Transpercent la clôture
Une maison le rêve troué fenêtres écloses
Git sous l’ardoise crayeuse des mémoires  

Carole Carcillo Mesrobian, A part l'élan,
La Chienne éditions, 2019.

la parole prend chair, la curiosité l’emporte et du détail surgit l’essentiel :

 

Et puis dans le murmure d’oiseaux désemparés
Le mouvement des heures

Jusqu’à ne plus peser  

 

douleur aussi qui nous dit le fossé entre l’homme et son image, la vie ce mirage, ce :

 

partir vivre comme on va mourir  

 

belle incohérence comme un appel aux esprits au fond d’une profonde nuit, de celle où tout se dit, où tout s’entend.

 

 

 

Carole C. Mesrobian nous guide car elle possède les clefs du ciel. Avec elle nous pourrons survivre en toutes saisons, cela un peu à la manière d’une transmission ;  elle nous dit : allez-y tout est permis.

Cette écriture face au vide qui menace nous maintient à flot, avec elle nous pourrons rester sur le rivage.

Et puis, lire A part l’élan : c’est regarder. Soixante trois pages dynamitées par le talent de Jean-Jacques Tachdjian qui revisite chaque poème en un calligramme de son imagination. Ce recueil est un bijou d’art graphique poussant les mots vers l’espace, libérant les phrases du carcan de la ligne, du caractère ou de quoi que ce soit.

Alors, oui, c’est bien d’un voyage dont il s’agit ici : poétique, humain et graphique.

 

∗∗∗∗∗∗

 

  1. Aperture du silence ; PhB éditions ; 2018.
  2. Le sursis en conséquence ; Les éditions du Littéraire ; 2017.

 




Écrire la lucidité

Écrire la lucidité

Ainsi parlait, Giacomo Leopardi

Écrire quelques lignes sur le recueil que consacre le dernier « Ainsi parlait » à Giacomo Leopardi, est une tâche difficile. Non pas que le texte en lui-même se présente difficilement, au contraire, le choix de courts extraits permet de pénétrer dans la pensée touffue du poète italien.

Mais c’est la finesse extrême du raisonnement et le très haut degré de lucidité anxieuse qui m’ont frappé fortement. Pour dire vrai, je fus un lecteur du Zibaldone,et avec ce journal intellectuel, j’avais ressenti déjà le pessimisme profond, une sorte de volonté schopenhauerienne, dont le mot essentiel était le désespoir, le désespoir disons comme une volonté de représentation. Ainsi, grâce à l’introduction et au choix des textes de Gérard Pfister, j’ai suivi un chemin différent, axé sur le caractère asocial du poète, qui s’exprime dans un cynisme philosophique. Ces « dits et maximes de vie » mettent en valeur une lucidité presque violente, une lucidité crue et qui avance coûte que coûte, quoi qu’il en coûte, pour distinguer la vérité exprimée ici dans le désespoir et l’angoisse de vivre.

On suit ainsi le chemin paradoxal des illusions par exemple, illusions malgré tout nécessaires au cours de la vie, et peut-être cyniquement grâce à elles. C’est encore malgré tout une vérité. Pour moi qui fus longtemps attiré par le stoïcisme, et plus tard par le scepticisme, cette logique léopardienne m’a fait l’effet d’une petite révélation. Cette absolue ténacité dans le désespoir et le pessimisme, dans l’ennui aussi, ce travail de l’écriture du Zibaldone poussent à davantage de confiance. Paradoxalement, l’angoisse du poète favorise le sentiment de l’existence. L’ennui, pour tout dire, conçu par Heidegger notamment, qui débouche sur le néant, occupe une place centrale. Il est le ferment de l’action d’écrire, de la manifestation du discernement et de la pénétration intellectuelle, d’un désespoir vivace et engageant, si je puis dire.

Ainsi parlait, Giacomo Leopardi, trad. Gérard
Pfister, éd. Arfuyen, Paris, 2019, 14 €

 

La douleur ou le désespoir qui naît des grandes passions et illusions ou de n’importe quel malheur de la vie n’est pas comparable à l’impression d’asphyxie qui naît de la certitude et de la sensation aiguë de la nullité de toutes choses et de l’impossibilité d’être heureux en ce monde, ainsi que de l’immensité du vide que l’on sent dans l’âme.

 

En vérité, on ne balance pas vraiment entre espoir et désespoir, mais on est bel et bien gagné par le pessimisme de la vision léopardienne. Le désespoir est plus fort que la vie elle-même et entraîne le lecteur dans un monde fait de clarté brutale, d’une conscience aiguë du néant comme adossée à la mort. Est-ce la hantise du suicide qui détermine le fond de la réflexion du poète italien, comme je l’avais compris lors de la lecture ancienne de l’œuvre en prose de Leopardi - suicide pourtant impossible au chrétien mais plutôt envisagé comme état de l’être-là de l’homme dans le monde ?

Qu’est-ce que la vie ? Le voyage d’un boiteux et infirme qui, le dos chargé d’un très lourd fardeau, à travers des montagnes terriblement escarpées et des lieux extrêmement âpres, pénibles et difficiles, marche dans la neige et la froidure, sous la pluie, le vent et la brûlure du soleil, jour et nuit sur une distance de plusieurs journées sans jamais se reposer, pour arriver enfin à un précipice ou un fossé, et inévitablement y tomber.

 

Prôner l’angoisse et le côté sombre de l’existence, fournit tout à la fois aux lecteurs une sorte d’apaisement et de tension de vivre. Car ces vérités, tout le monde peut les vérifier et s’approprier une vraie sagesse affective.

 

L’homme est par nature le plus antisocial de tous les êtres vivants qui ont par nature entre eux une forme de société.     

 

 

 

Présentation de l’auteur




Philippe Thireau, Je te massacrerai mon coeur

Philippe Thireau, Je te massacrerai mon coeur

Jamais la poésie n’aura été si prégnante, car son pouvoir évocatoire, transformateur de l’expérience, est ici décuplé. Philippe Thireau organise du périmètre de sécurité qu’est l’Art une immersion dans les couches mnésiques de l’enfance.

Une mise à distance nécessaire lorsqu’il s’agit d’évoquer les visages qui ont accompagné une croissance qui ne s’effectue parfois qu’en contre jour.  Une mise en demeure du souvenir, à sa place, comme matériaux de l’œuvre, et comme livre gravé ouvert à toute transmutation. La quatrième de couverture saisit :

 

Journal déambulation d'une fille non advenue pour valoir à sa mère ; mère, je ne tiens point quitte d'être ce que tu es : femme aux atours mirobolants, femme aimante de ce petit garçon aux boucles blondes si longtemps tripoté, chatouillé, femme enfuie dans les draps de l'amant passager. L'odeur de ces draps ! Pourquoi femme es-tu ? et non moi. Moi en toi, toi en moi.

Je te massacrerai mon coeur, tu seras à moi. Tu disparaîtras... va, disparais maintenant, entre les lignes de ce roman issu tissé de haïkus, tankas. Sept jours pour dire ce que je suis devenu hors de toi, fille non advenue. Plus une nuit, une nuit sexuelle comme celle décrite par Pascal Quignard (c'est l'hétérogénéité de la scène sexuelle qui met en branle la "cogitation" de la pensée), pour dire ma satisfaction de festoyer de toi.

 

Philippe Thireau, Je te massacrerai mon coeur,
PhB éditions, Paris, 2019, 46 pages, 10 €.

Sept jours ce que valut la création du monde, ce que demande de décompte l’édification d’un homme à travers l'évocation du socle qui l'a constitué. Et ce questionnement, d’une extrême richesse, soulève toute la complexité du lien mère-fils. Inceste fantasmatique. Il faudra renoncer à ceci, le corps de la mère. C'est cet interdit premier qui fonde la Horde freudienne en communauté civilisée, dont aucune transgression ne saurait affleurer. Et, le verbe, la parole du père, qui énonce cet interdit strucurel de l’humanité, est ici absent.

Verbe créateur inexistant, et mutisme de l’enfant qui, avant de se nommer, observe la femme, cette femme-ci, la mère. Dans cette posture primitive d'un désir charnel que rien ne rompt, prisonnier des parfums, des soies et des "atours mirobolants". Comment les posséder, métonymie d’une immanence féminine, l'anima, qui a pour visage celui de la mère. Et puis, il y a ce désir de la mère, son souhait d'avoir eu une fille. Il y a cette inadéquation du sexe de l'enfant : "Mère, tu n'eus point de fille, qu'à cela ne tienne", titre la première partie du recueil. La seconde se nomme "Journal d'une fille non advenue". Il y a ce désir du corps, différent, de femme, et la culpabilité incommensurable de ne pas correspondre à l'attente. Cette mère-femme fanée, à la robe déchirée, ne peut que susciter l'envie inextinguible de la consoler, de la contenter, pour absorber son chagrin. Impossible. Un poids immense à porter, pour un petit garçon.

 

Au massacre du cœur, l’enfant ne peut que consentir, dans cet  inceste fantasmé, dans ce désir du corps de femme, que rien ne vient démentir, ni une parole, ni une attitude. Le père, « cet inconnu notoire »… Manière de séduction opérée par cette femme fondatrice, qui enveloppe de tendresse charnelle ce petit garçon/petite fille qui ne sait comment répondre aux attentes impossibles, qui ne peut répondre au désir, qui ne peut ni s’identifier ni se soustraire à cette icône vampirisante. Femme démiurge, femme  a/raignée…

 

ciel bleu choit sur toit
soleil inonde carreaux
géant frappe porte battante
rêve ô rêve enfance enfouie
quelle peur au cœur demeure

 

Une syntaxe qui marque l'anamnèse et évoque les discours de l’enfant, grâce à l’absence de pronoms personnels qui suggère le désinvestissement du sujet dans son discours. Ne demeure que le témoin, qui parfois, de la posture de l’homme devenu, énonce :

 

fraîche peau rosée
ah ! ce corps sans artifices
si mal dessisné
quel est donc ce tourmenteur
qui, doux, prétend le contraire

 

 

Kitagawa Utamaro

Tour menteur que ce souvenir, qui, à bien y regarder, a redéssiné les contours de ce corps convoité, idéalisé, parce qu'alchimiste, qui a transformé le néant en vie, et puis surtout parce qu'il est femme, féminin, petite fille autrefois. Le petit garçon ne peut que séjourner dans une impuissance empesée de culpabilité. Les pronoms sont ceux du féminin. L'enfant obéit, asexué parce que pas celui/celle que l'on attendait.

 

maman fleur fanée
suis là moi suis là pensive
yeux dans tes yeux blets
baise mes seins triomphants
mort hiver printemps nouvel

sur le lit défait
des solitudes naissantes
le parfum des corps
le passant cigare aux lèvres
yeux fermés il imagine

virgules et points
sur le papier dessinés
engendre un destin
c'est le songe des fillettes
en papier d'êtres mangées

 

Absence du père, et libre cours à la toute puissance maternelle, effrayante, ogresse tentaculaire. Les champs lexicaux évoquent bien cette terreur, la peur de cette mort symbolique. Les chairs broyées des toiles de Goya hirsutes et gigantesques affluent en gerbes colorées dans les vers de Philippe Thireau. Aux estampes d’Utamaro convoquées par Pascal Quignard dans La Nuit sexuelle succèdent les images d’engloutissement des corps.

Le poète mène le lecteur de strate mnésique en strate mnésique, dans une sorte d’exploration temporelle qui dessine les contours d’une femme dont l'enfant imagine les ébats. Le  pouvoir incantatoire des mots, de l'Art, et la référence à La Nuit sexuelle de Pascal Quignard sont ici acte et discours, mise en abîme et énonciation d'un Art poétique. L'oeuvre constitutive du passé, sinon où et comment existerait-il, où et comment pourrait-il offrir son socle sémantique ? 

 

Puzzle, morcellement, il est nécessaire d’évoquer la forme inédite du recueil de Philippe Thireau. Composé de Tankas et de Haïkus, qui sont de petites unités sémantiques dont la règle est de n’évoquer qu’une thématique à la fois, un sujet, dont on dit l’évanescence, unique et close sur un paradigme offert par la tonalité du texte et ouvert à tous les questionnements. Ce sont des formes fixes qui obéissent à une contrainte que le poète respecte. Il use de ces deux formes poétiques traditionnelles, mais les perles de sens formées par leur enchaînement constituent une suite, un roman poème Haïku tanka, un poème où Tanka et Haïkus forment en même temps que des îlots de sens un tout continu où est évoquée l’enfance, la mère, la constitution d’une réflexivité inhérente à la construction du « je ». Il faut y voir en métaphore la substance du fonctionnement mnésique, des images surgies d’autrefois, qui forment le puzzle du visage de cette femme, recomposée à partir du souvenir. Et afin de restituer la trame  kaléidoscopique d’un dialogisme entre soi et un monde qui ne renvoie que le désir d’un (d’une) autre, il faut édifier son image dans le miroir, celui de la parole, celui du nom.  Le dispositif textuel permet alors de confondre les étapes temporelles et édifie les instances de la parole poétique comme constitutive d’une genèse du sujet pensant résistant au déni, se constituant lui-même en édifiant son identité, contre celle que le regard maternel impose. Cette allure cousue décousue tisse la tapisserie d’un visage qui se constitue dans le reflet du miroir, mais seul, en contre jour et en dissidence.

Puissante, matière constitutive d’une transmutation du souvenir, de la matière, de la chronologie, cette poésie facsine. Elle est en ceci une sorte de manifeste, une oeuvre qui se constitue en œuvre, un discours qui se constitue en discours, une ontogenèse du lieu d’édification de l’identité. En sept jours, bien entendu, car finalement lorsque créer se peut, lorsque sublimer s’offre, alors c’est le partage du divin qui soulève les dimensions existentielles vers une éternité habitée par un discours universel. C’est la gageure relevée par Pascal Quignanrd, représenter l’irreprésentable pour dire l’indiscible. Images des origines, origines de l’image. C'est l'ascension tentée par Philippe Thireau. Gageons qu'il a planté au sommet le drapeau d'une poésie qui effleure l'azur.

 

A. Mère, tu n'eus point de fille, qu'à cela ne tienne

 

Mère je (te) chante pour ne point (t')oublier. Lointaine toi.
Tu m'aimais tu disais que tu m'aimais. Grosse d'amour. Ja-
mais t'aime une pourrais autant. Infirme je. Toi là-bas. Toi.
Mère je chante. Je. Ne point (t')oublier. Qui fut lointaine
dis-je. Proche aujourd'hui dans le vent. Aujourd'hui
vent de fille. Tu n'eus pas de fille. La fille pas advenue. Je
prends le nom de fille. Pour dire. Tu es loin. Pas advenue.
Nue. Nu je. Ainsi je fus. Nu. Ainsi je. Suis ta fille déguisée
emportée dans le vent. Vents de quatre points cardinaux.
Points. Mère je sais maintenant. Partie là-bas. Un bateau en-
voilà. Un bateau fécond. Dans mon ventre une mère. Dans 
ton ventre mort une fille pas advenue. mais vivante comme
un fils. Moi. Te portant. Toi. Dans le ventre nu? Paraclet.
Souffle dans les nerfs. Sur la surface des nerfs vifs. Souffle.
Un bateau envoi là. Dans mon ventre une mère féconde. Fé-
cond est le vent qui transgresse. Transgresse. Un impossible
ventre. Je. Toi. Ivres sont les mots qui clignotent. Mot à mot.
Clignotent. Entre les mots des mots. Encore des mots. Tou
-jours. des mots qui chantent. Mère je (te) chnate pour ne
point (t') oublier.

Présentation de l’auteur




José Manuel Sanchez, PASTORES D’ANGUAÑU

                                             RIESGU

                                             Por Xe M. Sánchez

 

                                               Fai tiempu

                                               que nun oyo’l biniou

                                               y la bombarda.

                                               Fai tiempu que nun baillo

                                               na fest noz.

                                               Fai tiempu que nun viaxo

                                               per Bretaña.

                                               Dellos talanten

                                               qu’enxamás hai que tornar

                                               ellí au dalguna vegada

                                               conocisti la gayola,

                                               pero naguo, collaciu,

                                               nesti casu,

                                               por correr el riesgu. 

 

 

                                              RISQUE

                                     Par Xe M. Sánchez

 

                                               Il y a longtemps

                                               que je n’écoute pas le biniou

                                               et la bombarde.

                                               Il y a longtemps

                                               que je ne danse pas

                                               dans le fest noz.

                                               Il y a longtemps

                                               que je ne voyage pas

                                               en Bretagne.

                                               Certains considérent

                                               qu’il ne faut pas retourner

                                               là où tu as connu

                                               une fois la joie,

                                               mais, mon ami,

                                               dans ce cas,

                                               je veux courir le risque.

 

 

                                              PASTORES D’ANGUAÑU

                                                  Por Xe M. Sánchez

 

                                              Tu camientes

                                               que’l teléfonu móvil

                                               namái ye

                                               una ponte col mundiu

                                               nes tos manes.

 

                                               Los mios güelos,

                                               que yeren de Ponga,

                                               teníen vaques.

                                               De xemes en cuandu

                                               entá remembro’l soníu

                                               matálicu y llonxanu

                                               del lloqueru.

 

                                               

                                          PASTEURS D’AUJOURD’HUI

                                                     Par Xe M. Sánchez

 

                                              Tu crois

                                               que le téléphone portable

                                               est un pont avec le monde

                                               entre tes manes.

 

                                                Mes grands-parents

                                                qui habitaient à Ponga,

                                                possédaient des vaches.

                                                De temps en temps

                                                je me souviens encore

                                                de la sonorité

                                                méttalique et lointaine

                                                de la sonnaille.

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Lili Frikh, Carnet sans bord, Tôle froissée, extraits

DANS LA GUEULE DE VIVRE

 

Tu dis qu’elle crève. Pas elle. La bête ne dit pas qu’elle crève. Elle ne 
sent pas comme ça. Elle se bat. Elle en bave et c’est pas tout. Elle a la 
gueule ouverte. Elle est à vif. Elle n’a plus de langue atta­chée. Elle a 
fait quoi toute seule ? Ça ne se dit pas ce qu’elle a fait. Ça se fait dans 
le manque. Ça se fait dans la bête. Ça se fait sans rien faire d’autre.
Détruire ce qui détruit. Elle est dans un sale état la bête. Mais… Elle a 
fini de ressembler. Elle fait peur. Elle a une sale gueule. Mais… C’est
gueule de respirer sans regarder. La gueule de vivre. La gueule 
d’aimer sans être aimé. La gueule d’écrire. La gueule de faire 
autrement. Cette gueule-là. Cet amour-là.

 

                                                                                      Posted at sea03:53
                                       Extrait Carnet sans bord/La rumeur libre éditions

 

 

 

CL-426-ZG
LE RECYCLAGE INFINI

 

Et tout ça à tel point que tu suspectes l’écriture d’avoir à voir avec la 
récupération des ordures la réclamation du corps le recyclage infini 
des yeux
… Tu suspectes mais tu condamnes pas.
Au contraire tu suspectes et tu défends.
Tu te défends de faire ça.
Tu le fais.
Tu fais parler l’éprouvé le grièvement blessé de toi de moi de tout ce 
qui n’est pas retenu pas désiré pas reconnu pas bien venu dans 
l’Camion.
Tu éprouves le mauvais état du Camion.
Tu sens l’empêchement.
Tu sens l’Camion de plus en plus lourd à avancer.
Tu fais parler l’empêché le rejeté loin l’abattu le mangé l’écrasé le 
broyé l’humilié la bête l’enfant l’analphabète l’infirme le découpé
… Les morceaux.
Tu fais parler les morceaux les fragments les bouts les lambeaux les 
miettes le sang le sable le vent mouillé.
Tu fais parler. Tu forces pas. Simplement tu écoutes.
Simplement écouter ça fait parler l’Camion.
Simplement tu l’écoutes.

 

                                           Extrait « Tôle froissée »/Ed La rumeur libre

 

JA-222-TP
QUI A FAIT ÇA ?

 

C’est qui lui ?
Lui c’est lui un garçon.
C’est lui un garçon qui fait pipi debout.
La vie aussi. La vie debout c’est lui un garçon.
Qui a dit ça ?
Qui a dit lui c’est lui et pas toi. Toi c’est toi et pas lui. 
Qui a dit un garçon c’est pas une fille une fille c’est pas 
un garçon.
Qui a dit ça ?
C’est qui lui et pas toi.
C’est qui lui le mur et pas le ciel. C’est qui lui la mer 
et pas le vent. C’est qui lui les étoiles et pas la nuit.
C’est qui lui la France et pas l’Afrique et pas la Chine et 
pas et pas et pas.
C’est qui lui le monde… Le monde et pas toi. Le monde 
de pas tout l’monde. Le monde et pas le monde entier.

C’est qui lui le monde de qui. Le monde pas fait pour toi.

Qui a fait ça ?

Qui a fait le monde pas fait pour toi. Le monde pas fait 
pour tout l’monde. Le monde pas bien dans l’monde. Le 
monde pas bien au monde. Le monde en danger. Le 
monde pas bien fait.

Qui a fait le monde pas bien fait pour la paix.

Qui a fait ça ?

 

                                                    Extrait « Tôle froissée », Ed  La rumeur libre

 

SENTIR

 

Une odeur de rose et pas de rose. Fin des pétales et des épines.
Une odeur de fleur et pas de fleur. Juste une odeur dans la 
bouteille. Version luxe un par­fum un flacon… Et tout comme 
ça c’est merveil­leux !
T’as plus besoin de la fleur pour sentir son parfum plus 
besoin de la voir plus besoin qu’elle soit là. T’as trouvé le 
moyen de la sentir partout où tu es. La fleur partout. La fleur 
idéale. La fleur pour tout le monde au même moment la 
même fleur. La fleur nulle part. La fleur en série… Et tout 
comme ça à ta merci c’est merveilleux !
Oui mais sentir… Tu veux plus sentir ?
Sentir l’insolence de sentir.
L’insolence charnelle de la fleur.
Sentir la cambrure des pétales la rupture des épines, l’éra­
-flure… Sentir l’éraflure… Sentir le trouble tu veux plus ? 
Sentir le trouble de sentir. Sentir le désordre du battement la 
grâce organique du rouge pri­maire. Sentir les abeilles qui 
coulent le miel dans la rotule… Sentir… Sentir l’existence… 
Tu veux plus ?

 

                                                                                   Posted at sea, 15 :19
                                      Extrait de Carnet sans bord, Ed La rumeur libre

 

 

 




Béatrice Marchal et Richard Rognet, Richard Jeffries, Olivier Domerg

Béatrice MARCHAL : « R. Rognet ou l’ailleurs qui veut vivre  »
suivi de Richard ROGNET  : « Lutteur sans triomphe »
.

Livre double donc : Béatrice Marchal signe un essai où elle essaie de voir clair dans l’œuvre de Richard Rognet « Ce n’est donc pas moins de vingt-cinq années de poésie, soit une quinzaine de livres, dont la présente analyse va tenter de dégager les lignes de force essentielles… » (p 13).

«  Non qu’il veuille dissimuler sa propre homosexualité » (p 14)… Le mot est lâché ; Rognet est homosexuel, non qu’il le revendique ou qu’il le proclame : il n’est pas un partisan… Le nœud central semble être atteint quand Béatrice Marchal écrit : « Une femme intérieure au poète, le Transi auquel il s’identifie, six filles venues de la mythologie antique ou de grandes œuvres littéraires… tout se passe comme si, par le recours à ces figures essentielles dans la quête d’une identité perçue comme plurielle, l’insaisissable moi avait besoin d’être saisi, partiellement, temporairement, pour redevenir insaisissable et ainsi de suite. Richard Rognet revendique ainsi l’importance majeure de la métamorphose dans son œuvre… »  (p 55). Et le second livre qui suit l’essai de Béatrice Marchal, est un recueil de poèmes de Richard Rognet, « Lutteur sans triomphe » ; mais pas n’importe lequel puisqu’il fut édité en 1997, obtint le prix Apollinaire et demeura  épuisé jusqu’à nos jours.

Béatrice MARCHAL & Richard ROGNET : «Richard Rognet
ou l’ailleurs qui veut vivre »
et « Lutteur sans triomphe ». 
L’herbe qui tremble, éditeur ; 282 pages ; 18 euros. 

Revenons à l’essai de Béatrice Marchal. C’est à une véritable traque qu’elle se livre, son étude est exhaustive, sa lecture minutieuse : moi multiple, émiettement douloureux de sa personne semblent être les caractéristiques qui se dégagent de l’œuvre… La seconde partie de l’essai, intitulée Une identité liée à l’espace et au temps prétend aller plus loin des caractéristiques précédentes. Béatrice Marchal déclare : « De façon générale, l’incapacité du poète à  coïncider avec  lui-même correspond avec une conception de l’espace et du temps » (p 77). Dès lors la démarche de Béatrice Marchal va se confondre avec une lecture exhaustive de livres de poésie de Richard Rognet comme Le Transi, Je suis cet homme, Recours à l’abandon, Seigneur Vocabulaire, La jambe coupée d’Arthur Rimbaud, Juste le temps de s’effacer et de Ni toi ni personne  Soit des livres de poèmes remontant en terme de publications à un laps de temps qui va de 1985 à 2002 (sauf un inédit à ce jour). Il est sans doute difficile, voire impossible de résumer en quelques mots ce que les livres mettront plus de quinze ans à élaborer comme réflexion car cette dernière aura pu évoluer durant cette période… La troisième partie de l’essai est intitulée « La poésie comme accès au réel », là encore, la lecture de Béatrice Marchal est minutieuse. L’écrivaine commence par un paragraphe ayant pour titre (p 115) « La dénonciation d’une poésie coupée du réel » ; elle est convaincante.  Elle relève dans  « Lutteur sans triomphe » ces vers : « contente-toi d’un monde mort, / parle sans peur, sans effroi, / de décombres, de clef perdue » (p 135) : c’est que la poésie est morte, victime des attaques répétées du poète contre des conceptions « de la poésie comme ornement et artifice » ( p 118). C’est ainsi qu’elle aboutit à une tentative de redéfinition de la poésie comme énigme (p 138) caractérisée par l’hermétisme, le besoin d’une vision nouvelle, la nécessité des mots pour se construire une identité,  la dérision anti-dogmatique à l’égard des procédés stylistiques… La difficulté de cette conception de la poésie réside dans le fait qu’elle est le refus de la quête de l’éternité pour le remplacer par le perpétuel devenir (p 171). Mais je n’aurai rien dit de cette  foudre sur laquelle se tient en équilibre Richard Rognet…

C’est une excellente idée que d’avoir réédité  «  Lutteur sans triomphe » dont il faut féliciter le professionnel du livre de poésie, car ce recueil était épuisé depuis de longues années. Fut-ce un effet du prix qu’il obtint ? Je note les nombreuses questions que le poète se pose (p 186). Je remarque le pronom on :  (p 187) qui désigne-t-il ? Le poète ou qui d’autre ? L’allitération lui sert aussi de moyen pour lutter contre les mots choisis (p 190). Je note de nombreux substantifs de genre féminin dans les vers de Richard Dognet (« la lutteuse », p 215 ; « ma provocante », p 210) ; mais je rapproche cette présence de l’introduction de Béatrice Marchal où je relève cette phrase : « De sa volonté de s’adresser à tous, le poète évite d’opposer systématiquement hétérosexualité et homosexualité » (p 16). J’aime ce ton de la conversation, j’aime cette faculté qu’a Richard Rognet de passer d’un poème à l’autre, j’aime ces pavés de prose de semblable longueur à un ou deux vers près, j’aime ces vers qui font sensiblement le même mètre (ah, ce ton de la conversation !), j’aime cette modestie : « et je dis que mes simagrées / qui m’apparentent aux galopins / valent bien mes poèmes, » (p 236). J’aime tout, quoi ! M’intéresse même le charabia du poète (p 252) et ses cris d’orfraie.

Ce livre est une vraie réussite : j’apprend beaucoup à sa lecture. Et je découvre un véritable poète… A lire le poème de la page 260 (et tant d’autres !), je m’interroge : l’homosexualité de Richard Rognet est-elle si vérifiée que cela ? Ou la citation de Béatrice Marchal à laquelle je me réfère est-elle avérée ? Ou je me projette ?

Richard JEFFERIES : « L’Histoire de mon coeur ».

Traduit de l’anglais et présenté par Marie-France de Palacio, celle-ci souligne dès les premières lignes de sa préface le manque de (re)connaissance de Jefferies en France. « L’histoire de mon cœur » est une auto-biographie spirituelle (p 8). Cette déambulation littéraire à travers l’œuvre de Jefferies ne serait rien sans les références  (nombreuses) à  Thoreau, à Thomas Hardy jusqu’à préciser que « le rapport complexe de la Nature et la culture, établie par l’homme, entre la Nature et le temps, est ainsi au cœur de L’Histoire de mon cœur, comme des écrits tardifs de Jefferies… » (p 12). 

Concernant Thoreau, elle souligne les ressemblances entre Thoreau et Jefferies dans lesquelles il faut compter la condition humaine, l’ordre établi, le fait de vivre retiré du monde, la solitude et l’indépendance. Thoreau et Jefferies (p 15) ont en partage « le même tempérament mystique, le même mépris des traditions et conventions, ou encore le même amour passionné des bois, des champs et des cours d’eau, ainsi que le même talent d’écriture pour consigner leurs observations ». Elle ajoute : « En fait, pourquoi ne pas concilier le réalisme de Jefferies, son matérialisme même et son  aspiration  à une forme diffuse de transcendance ? » (p 31). Mais Jefferies rejette absolument toutes les religions (p 37). Cependant, Jefferies pense que l’homme qui éprouve le changement autour de lui atteint en fait l’éternité en s’arrêtant au plaisir de la sensation présente (p 40). On le voit, le lecteur se trouve en plein  dans le problème de la permanence de l’être

Richard Jeffries, Histoire de mon coeur,
Arfuyen, paris.

L’essai de Richard Jefferies peut alors commencer. L’aspect cosmique n’est pas négligé que ce soit sur le plan spatial (« Me couchant dans l’herbe, je parlais en mon âme avec la terre, le soleil, l’air et la mer à distance… », (p 49) ou sur le plan temporel (« … je portais un regard rétrospectif …  jusqu’aux temps anciens des fougères  arborescentes,  du lézard volant dans les airs, du lézard-dragon se vautrant dans l’écume de la mer… », p 62). « J’ai vu si peu de bonne statuaire, c’est un regret pour moi ; néanmoins, ce que j’ai vu est au-delà de tout autre art » (p 67) : c’est là, tout simplement, que je pense toucher les limites de Jefferies ; que penserait-on de lui aujourd’hui, si on lisait sous sa plume, son goût pour l’art contemporain ? Mais le sens de l’écriture n’est jamais bien loin : « J’ai toujours envie d’écrire « psyché » à la place du mot « âme », mais le résultat est gauche » (p 48). Il me faut honnêtement dire que Richard Jefferies croit à l’immortalité de l’âme , même si je suis athée : « Au moins, pendant ma vie, je me suis réjoui à l’idée de l’immortalité et de propre âme » (p 79). Et ce ne sont pas les lignes qui suivent qui me feront changer d’avis !

Le temps n’existe pas, le temps est éternité, « maintenant est l’éternité » affirme Jefferies page 87. L’ordre chronologique  n’est pas respecté comme il l’écrit au début du chapitre 5. Page 127, il dit sa méfiance l’égard des systèmes de pensée, des philosophies prétendant cerner ou avoir pour sujet d’aller à la rencontre de chaque vie humaine, sinon ses doutes. Il semble maîtriser les écritures (ou leurs traductions)des peuplades les plus éloignées de son époque. J’aime ces lignes qui ouvrent le chapitre 8, « Si l’on voulait énumérer tout ce qui a été inutile, il faudrait énumérer  presque toutes recherches qui ont été menées jusqu’à maintenant » (p 155). Suit alors un développement  où la prudence le dispute à la notion de valeur. Ce qui prévaut, c’est qu’il n’y a pas « la moindre trace de dessein intelligent  dans la direction des affaires humaines » (p 167).

Il y aurait encore bien des faits et des déclarations à relever ! Globalement et en l’état, L’histoire de mon cœur est un excellent plaidoyer écologique et sur l’organisation du monde : c’est la grandeur de l’homme et de Jefferies. A nous de jouer contre le jeu politicien dont les politiques usent et abusent pour mieux berner nos semblables et protéger leurs petits intérêts… Une note biographique sur Jefferies et une note sur le présent ouvrage  complètent l’introduction de Marie-France de Palacio et l’essai.

 Olivier DOMERG : « Onze tableaux sauvés du zoo ».

Jamais titre n’a aussi peu indiqué le  contenu du recueil. Seul le chiffre « onze » y fait référence : onze compris dans le titre, onze comme le nombre de poèmes que comprend ce livre. L’auteur, Olivier Domerg, a consacré trois volumes à la montagne Sainte-Victoire, récemment, du point de vue de l’écriture et donne à reconsidérer généralement le relief et sa perception. 

Cela commence très fort : « Dans le fond - rebord, plinthe ou contremarche -, la blanche caillasse de  la chaîne de Vitrolles, long banc bicolore, bauxite et calcaire, ressort » (p 5). Et ça se termine (ou presque) par ces mots : c’est un bel « hommage consenti à la montagne et au paysage, en général » (p 100). En tout cas, la sensibilité au paysage n’est pas absente : « A midi, en pleine clarté, la montagne fumait  presque, en tout cas, donnait l’impression  d’une infime lévitation, voire d’une légère évaporation » (p 12).  Je me suis promené dans la montagne Sainte-Victoire, je suis même allé à Vauvenargues (p 19) et j’ai vu  « cette vague rousse surplombant » le château…Ailleurs, c’est le mélange des termes : «  ça caille et ça schlingue » (p 7) et le mot, étonnement poétique et rimbaldien, de flache et que penser d’ovalien  ? (p 11). Mais c’est un mélange de vers et de proses ! De sites industriels (l’étang de Berre, la Mède, Fos-sur-Mer) et de lieux préservés (le Pic des Mouches, la chaîne de Vitrolles).

Olivier Domerg : « Onze tableaux sauvés du zoo ».
En librairie ou sur catalogue  (prévoir le port dans
ce cas). Atelier de l’agneau, 108 pages, 16 euros.

Et je n’aurai rien dit de la justification à droite, à gauche, par le milieu ; comme je n’aurai rien affirmé de cette façon qu’a Olivier Domerg d’appeler familièrement cette chaîne montagneuse  la sainte, de Cézanne (incontournable quand on parle de la montagne Sainte-Victoire) : à la question  « A quoi sert le Sphinx ? », la réponse ne se fait pas attendre « A rien, comme Cézanne » (p 41), c’est extrait d’un poème intitulé  Dialogue des roches !




Chronique du veilleur (36) : François de Cornière

Chronique du veilleur (36) : François de Cornière

Je lis les livres de François de Cornière depuis plus de trente ans,  je me suis demandé pourquoi. Pourquoi, alors que je fuis cette poésie dite « du quotidien », qui fut à la mode dans les années 80-90, de manière assez furieuse ? On a tellement écrit de poésie « jetable » sur les ustensiles de cuisine et les tracas ménagers, dans un style oral, se décousant, se décomposant à mesure !

Je sais pourquoi je lis François de Cornière avec une émotion qui n’a rien de factice. Ça tient à quoi ?, son nouveau livre, m’ouvre les yeux. Ce poète aime l’humanité, sincèrement, vraiment. « Des petits blocs d’instants / suspendus dans le vide » n’ont de valeur poétique que parce qu’ils recèlent un secret profond que seul le cœur humain peut atteindre.

 

                                  toutes ces traces d’émotions

                                  s’enfuient de mon poème

                                  et je colmate ma faiblesse comme je peux :

 

                                  se serrer un instant

                                  se lâcher

                                  et tout laisser filer

 

 

François de Cornière, Ça tient à quoi ? 
Le Castor Astral, 2019, 197 pages, 13 euros.

 

Le poète confie en effet sa « faiblesse » à son écriture, comme pour la conjurer et en ressaisir les fibres trop sensibles, pour la charmer aussi d’une sourde musique de nostalgie. La fin des poèmes me frappe particulièrement, elle ne retombe jamais dans la platitude de l’existence, elle tend vers un horizon, un ciel, un monde plus léger ou plus lointain, une lueur d’ailleurs , aperçue « dans la fente du présent. » C’est là le plus touchant et le plus fort de la poésie de François de Cornière : sans en avoir l’air, partant d’un bout de phrase entendue au hasard des promenades, d’une irruption de souvenirs qu’il croyait enfouis, d’une soirée de lectures de poèmes, le poète n’a pour seul recours que d’écrire, sans jamais être bien sûr de l’efficience du poème écrit. Ces « moments pris sur le vif » dépassent la circonstance banale où ils sont apparus, ils nous parlent dans une langue simple et sensible, sur un ton de confidence presque amicale. Ils deviennent alors, par la magie du poème, de portée universelle et intemporelle.

François de Cornière est déjà un « classique »,  pour toutes ces raisons. Il est surtout une voix singulière qui se fait  toujours chaleureusement  proche.

 

                                     j’ai le cœur transpercé

                                     par ces simples choses

                                    qui vibrent entre mes doigts :

 

                                    des poèmes

                                    des instants qui durent

                                    fragiles

                                   et l’ombre qui gagne du terrain

                                   doucement sur le jardin.

 

Présentation de l’auteur




Opus 9 : Agnés Varda, La Pointe courte (suite)

 

1

La Pointe-courte ? Moi aussi, je te vois et je jouis, dit-il. Moi aussi, je te touche et je pleure, dit-elle. Égalité retrouvée.

 

2

Trois mondes coexistent : les personnes, leurs voix, les personnages.

Les personnes, une communauté de pêcheurs et leur famille logés dans des cabanes au bord de l’étang de Thau, ont la photogénie du travail de Walker Evans dans Louons maintenant les grands hommes, avec James Agee à la plume.

Les voix, postsynchronisées, n’appartiennent pas aux lèvres de ceux que l’on voit – mais elles ont même origine sociale.

Bob créée par Vidal Sassoon dans les années 60 – bourgeois de l’art, aliénés par la passion, en prenant acte, signant contrat tacite et, chose faite, allant finir leur nuit ailleurs.

Chaque monde est sans modulation harmonique et s’inscrit dans un cadre fixe. Monospace et monocordie.

C’est beau et froid comme un glaïeul blanc dans un verre à eau. L’été n’est sensible que dans un certain éclat exaspéré de la lumière.

Seuls les chats, imperceptibles, vont en nombre de l’un à l’autre – et l’insistance de leur passage a sans nul doute une incidence sur la lente venue au jour et à notre conscience de l’égalité sous-jacente qu’Agnès Varda fait courir entre les mondes ?




Baptiste Pizzinat, Ce grand théâtre de fous

CE GRAND THÉÂTRE DE FOUS

 

Jacob, mon ami
où te caches-tu ?

aurais-tu donc perdu la foi ?

toi qui sers de prête-nom au pays déchiré
de cache misère sur la bande de Gaza

combien de tes frères palestiniens condamnés à l’exil ?

combien d’amants privés d’eau et de soleil
entre les murs de Bethléem

sur cette terre promise
où plus rien ne pousse
que la violence et la haine

nos cœurs seraient-ils condamnés à n’être que des cimetières ?

Jacob, mon ami
dis-moi
où es-tu ?

nous sommes fatigués
fatigués de prier Dieu dans la poussière et l’humiliation
fatigués de vieillir dans les ruines de l’histoire

fatigués de ces murs
qui nous écrasent
comme des insectes
nous regardent
comme du bétail

fatigués des lamentations

mais tu sais, nous ne voulons pas baisser les bras

il y a encore de l’espoir ici
derrière nos visages

même écrasés par trop de chagrin
même humiliés par l’ignorance de nos frères
nous ouvrirons nos maisons
ou ce qu’il en reste
et nos enfants courront vers toi
les poches pleines d’étoiles ramassées dans le ciel
pour te demander pardon

pardon pour tous ces anges
des jours ordinaires
laissés pour morts sans sépulture

pardon pour le sang versé
sur la mémoire de nos ancêtres

pardon pour cette tragédie

ce grand théâtre de fous

ainsi nommé
comme au premier jour

Israël.

 

 

 

Présentation de l’auteur