Gérard Bocholier, Psaumes de la foi vive

Le poème prière

L’actualité de Gérard Bocholier est importante et porte sur deux livres de poésie publiés ce printemps, dont l’un est produit par l’éditeur Ad Solem, qui est connu pour son travail autour de la poésie en lien avec la spiritualité.

C’est ainsi que les Psaumes de la foi vive couvrent un volume de poèmes que je crois pouvoir séparer en différentes liturgies : la liturgie de la Toussaint, la liturgie de Pâques, de Noël et de l’Épiphanie, et pour finir le rituel de la prière ou une adresse à la mysticité. D’où  l’impression persistante de lire une sorte de « poème-prière »qui offrirait la satiété et une espèce de fin appelée ici : une foi vive.

Oui, on assiste tout au long du livre à une spiritualisation du monde que le poème rend accessible, à la confiance dans une certaine religiosité d’un homme évoquant Dieu ou la mort, Dieu ou l’amour, Dieu ou l’incarnation.

Psaumes de la foi vive, Gérard Bocholier,
éd. Ad Solem, 2019, 16€

 

 

Déliez toutes mes entraves
Tout croyant est un nomde
En route vers la naissance
En route vers ton étable

Tu es le mendiant qui marche
Le sable vêtu de vent
La pluie au cœur du jasmin
La neige fleurie d’étoiles

 

Cette conversation anagogique constituée d’éléments relevant de la métaphysique intime du poète, se charge néanmoins de la réalité physique en tant que preuve supplémentaire pour croire et espérer, pour croire et prier. Le poème ainsi agrandit le monde à la mesure de la divinité- foi qui n’oublie pas l’homme et sa quête - en une sorte de carême nerveux que libère la forme poétique, et nous laisse entrevoir comment croire est mieux une question qu’une réponse, une éthique de l’humilité plutôt qu’un lien comptable et intéressé au divin. L’évocation, du reste, des Évangiles, et assez peu de l’Ancien Testament, est le plus souvent une appropriation du monde par le livre, où le monde est saisi par la poésie. Gérard Bocholier suivant à sa manière l’œuvre fine et sacrée de l’Évangile, arrive devant le texte en demandant l’essentiel, en regardant vers le meilleur de soi, sans appuyer sa vraie connaissance du Texte par orgueil ou facilité de la pensée.

 

Encombré comme je suis
Par tant de feux et de cendres
Pourrai-je faire une place
Àton amour infini  ?

Il te faut si peu de place
De la paille un bout de table
Dans une auberge la nuit
Le creux dun cœur misérable

 

Et que cela soit le Christ jardinier du poème, le Christ àla souffrance de la croyance, seule importe la prière en son parachèvement mystique. L’espoir d’une vie après la mort, qui se traduit surtout par un espoir en la résurrection, c’est la survie la plus haute du croyant. Le poète doit donc donner corps et contour, grâce à l’espoir pur dans un ciel sans ombre, à l’adresse dès lors d’une plainte d’amour.

 

Ma vie aura ressemblé
À la roseraie dautomne
Des parfums des feuilles mortes
Des mains de soleil et dombre

Jai fait la même réponse
Jusquau bout veilleur infirme
Au jardin de ton angoisse
Tu sais bien que je taimais

Présentation de l’auteur




Patrick Pécherot, Lettre à B

On connaissait cet auteur versé dans le polar aux braqueurs loosers (Soleil Noir), aux cambrioleurs découvreurs de macchabée (Les brouillards de la Butte) ou aux rôdeurs du Boulevard des Branques.

Or Patrick Pécherot  ne recherche plus des coupables en des aventures plus ou moins branquignolesques, mais il poursuit une toute autre quête : celle de la Barbara errant simultanément dans Brest et dans le poème de Jacques Prévert  (in Paroles) ! Quittant son errance détective des meilleures marginalités, il fouaille désormais tous  les vers de ce poème d’où émergent des « fleurs de bitume ».

Avec une vraie nostalgie, sa longue missive suit cette femme – « B. » dans Brest, cette ville ou « tout est balancement » (dont les hanches des prostituées). Il  chemine « rue de Siam » et la croise même dans le film Quai des Brumes. Cette Barbara si proche de « barbare » « que la guerre arrache à la vie ». Il découvre cette pluie martiale « de fer de feu d’acier de sang ». Il recense enfin les prénoms des années 40 (il n’y a que 100 Barbara).

Patrick Pécherot, Lettre à B., illustrations
Michel Julliard, Editions du Petit Ecart, 2018

Sur la couverture, les illustrations de couple au tracé argentique de Michel Julliard (marin en goguette, accordéoniste à béret, femmes en robe simple avec  mégot au bec) s’intègre à cette tristesse du recueil dédié par l’auteur à son « étoile » Christiane.

Ce « poète-poète » se mue et s’invente en porteur d’irréel : « Les poètes maquillent la vérité, sans même s’en rendre compte.  C’est leur plus grand défaut. » Oserai-je avouer que c‘est, pour moi, lectrice, leur plus belle qualité ! Au demeurant, Pécherot estime que « la lecture est un voyage » : elle l’est autant pour lui en tant que lecteur de Jacques Prévert que pour la lectrice particulière de ce lecteur là (à savoir moi). Quel voyage, donc ? Quel irréel ? Voilà qui nous renvoie à Pessoa : « Feindre est le propre du poète/Il feint si complètement/ qu’il en arrive à feindre qu’est douleur/la douleur qu’il ressent vraiment».

 

Présentation de l’auteur




Gili Haimovich : Lines / Des Vers et autres poèmes

Poèmes traduits de l'Hébreu à l'Anglais par l'auteure
et traduction de l'Anglais au Français par Marilyne Bertoncini

 

 

Lines (or: Hebrew-Yiddish-French Poetry Reading)

 

Even when you get to listen to a harp
It’s from the grated side.
This is how you learned to love
even the color green,
through the columns of  the Seine river’s bridges.

To be simply starched like that,
arms arched as well,
like one line
in a ruled notebook.

 

 

Des Vers (ou une lecture en hébreu-yiddish et français)

 

 

Même quand vous écoutez une harpe
C'est du côté où ça gratte.
C'est ainsi que tu appris l'amour
même la couleur verte,
entre les colonnes des ponts de la Seine.

 Etre tout simplement raidie comme ça,
les bras en arches aussi,
comme une seule ligne
dans un cahier réglé.

 

Lines (or: Hebrew-Yiddish-French Poetry Reading) by Gili Haimovich
from her book Landing Lights (Orot Nechita), Iton 77 Publishing House, 2017.
Translated to English by the author.

*

 

A Vein Root

 

No grass cradles you,
no green allures you,
an angry pumping vein
of a muted tree.
Unable to tolerate the underground,
attempting to stand up, you push yourself above it,
between the pavement and the wire fence.
At least it's not a peek-a-boo wooden one,
made of your own species.
Gazing at the freedom of children in the park,     
you don't fall for their sweetness
nor for the one birds’ tweets can offers.
You're just there,
an evidence of neglect,
of how reaching out for more soil
will awaken your senses
to no more than roughness.

 

 

La Racine d'une veine

 

Nulle herbe ne te berce,
nul vert ne te tente,
rageuse veine aspirante
d'un arbre muet.
Incapable de supporter le monde souterrain,
tentant de te dresser, tu te hisses par-dessus,
entre pavé et grillage.
Au moins,ce n'est pas l'un de ceux en bois ajouré
comme ceux de ton espèce.
Contemplant la liberté des enfants dans le parc,
tu ne craques pas pour leur douceur,
ni pour celle qu'offriraient les pépiements d'oiseaux.
Tu es simplement là,
témoignage de négligence,
de ce que tenter de gagner de la surface
n'éveillera tes sens
à rien d'autre que la violence.

 

*

 

Wrinkled Page

 

Your body can’t conceal its biography.
Tenderness flies back and forth.
You wished to be a blank page,
a fertile land for trees, passages, a laptop or wife.
Wishing to be loved is shameful.
So instead you prefect your hand writing
and manners.
How blank can a wrinkled page be?
Your body can’t conceal its biography.
Nor contain it.

 

Page froissée

 

Ton corps ne peut pas cacher son histoire.
La tendresse va et vient.
Tu voulais être une page vierge,
une terre fertile pour des arbres, des passages, un ordi ou une épouse.
Vouloir être aimé est une honte.
Alors pour la peine, tu disciplines ton écriture
et tes manières.
Jusqu'à quel point une page froissée est-elle vierge?
Ton corps ne peut pas cacher son histoire.
Ni la contenir.

 

*

 

Perfectly Loving

 

We proved them
that we, the impaired, the not-really-desirable,
love perfectly.
After every one bought into it,
we reveled terrible fights, spat hatred,
for it to seem believable.
Then, we withdrew
from exposing ourselves to anyone who’s not us.
You went on to tickle my temples
and I, to fiddle your testicles.
There,
definitions won’t find us.

 

 

Parfaitement aimant

 

Nous leur avons prouvé,
que nous, les déficients, les pas-vraiment-désirables,
savons aimer parfaitement.
Quand tout le monde a approuvé,
nous nous sommes délectés de terribles combats,
crachant la haine,
pour que ce soit crédible.
Puis, nous avons cessé
de nous exposer à d'autres que nous-mêmes.
Tu as continué de caresser mes tempes
et moi, de jouer avec tes testicules.
Là,
les définitions ne peuvent nous atteindre.

 

*

 

Before the Becoming

 

The people who knew us before our becoming
peel the darkness we carry
in the hollow pockets of our parka.
They witness our novelties,
quietly shaming.
Useful for nothing but heartwarming, 
no confessions can be made
to the people who knew us before our becoming,
the ones we still secretly carry.

As much as I’m peeling your layers of clothes away,
I’m unable to take away our familiarity.
The people that know us much after becoming
let the heat of their body shade our bareness. 

 

 

Avant qu'on n'évolue

 

Les gens qui nous connurent avant qu'on n'évolue
pèlent l'ombre que nous portons
dans les poches vides de nos parkas.
Ils assistent à nos expériences,
nous humilient sans y penser.
Parfaitement inutile mais réconfortant,
aucun aveu ne peut être fait
à ceux qui nous connurent avant qu'on n'évolue,
ceux que nous portons secrètement encore.

Pour autant que je pèle  les couches de tes habits,
je ne parviens pas à  voler notre intimité.
Les gens qui nous connaissent bien après qu'on évolue
font avec la chaleur de leur corps l'ombre de notre nudité.

 

Présentation de l’auteur




Autour de Salah Stétié

Salah Stétié : Le voyage d’Alep

 

Le poète libanais fit, « avant l’année 1950 », alors qu’il n’avait que dix-huit ans, un voyage à Alep. Sa relation de voyage fut publiée, partiellement en 1953, dans la revue Le Mercure de France. On peut aujourd’hui trouver l’intégralité de son superbe texte dans le livre Salah Stétié, en un lieu de brûlure. En voici trois extraits :

 

Autour d’Alep, le chameaux roux paissent les tombes. Ni murs, ni feuilles. Un champ sans borne se propose à la pensée. Ici, rien, nul ornement, ne cherche à diminuer le prestige entier de la mort. Ouverte au promeneur aventureux, elle dessine une brûlante égalité. Des corps sans fleurs dorment dans une pierre aride. Avec le ciel, sans ombre de tendresse, elle inaugure un échange absolu.

La ville, au loin, n’est qu’un prolongement de ce mystère. La citadelle énorme la domine. Elle a connu les plus anciennes lunes. Tant de symbole égare l’âme et la déprend. Un pleur affreux tourmente la paupière. Puis le silence s’installe avec la vie.

 

Salah Stétié, En un lieu de brûlure,
Bouquins, 2009, 1184 pages, 34,50 €.

Jamais plus qu’ici la Croix ne me parut émouvante. Non, certes, que les églises fussent belles. Elles sont vouées à l’encombrement byzantin. Une grossière idolâtrie les dépare. Mais que, dans les cœurs douloureux, leur ombre infiniment se prolonge !

(…)

Orient, Orient. Jamais le Christ ne me parut tant lui-même qu’en cette gloire confuse du pauvre. Loin de la pourpre romaine et des trônes, son vrai visage compose à mes yeux celui d’une humanité douloureuse, qui se laisse, infiniment, bercer de songes… 

 

Carnets du méditant

Poète et essayiste arabe, né à Beyrouth, Salah Stétié nous livre ses « Carnets du méditant » sous le forme de maximes et de brèves sentences naviguant entre mystique et scepticisme ; Ces « copeaux du menuisier », comme il les appelle lui-même, traduisent l’attachement de l’auteur à une culture ouverte et profondément humaniste. « La poésie, dit-il aussi, est devenue, face à la démission du religieux, ou, dans certains cas, de son dévoiement, l’autre parole spirituelle ». Savourons donc, comme il se doit, tous ces mots qu’il nous jette en pâture. Sachons aussi apprécier ses saines provocations. « Dans une église, faire une prière d’islam. Dans une mosquée, faire une prière chrétienne. Pour perturber nos anges ». Ou encore ceci. « J’appelle âme ce qui ne cicatrise pas » (Publié dans Ouest-France, 2003)

Éditions Albin Michel, . Mai 2003, 304 pages.
ISBN : EAN13 : 9782226137654.
Prix : 13.00 € 

*

 

Fils de la parole

 

Ecrivain arabe d’expression française, Salah Stétié est né à Beyrouth en 1929. Il a été longtemps diplomate, ambassadeur de son pays auprès de diverses capitales et d’organisations internationales. Mais c’est, avant tout, un grand penseur et un grand écrivain. Il s’entretient ici avec Gwendoline Jarczyk, philosophe et ancienne journaliste, sur les grandes motivations de sa vie.

A mi-chemin entre André Chouraqui (pour la sensibilité poétique et spirituelle) et Georges Steiner (pour l’érudition impressionnante), Salah Stétié connaît de l’intérieur les multiples facettes de l’identité méditerranéenne : son conservatisme parfois rigide et son ouverture fertile, son goût pour la tragédie et sa tradition d’hospitalité. Salah Stétié en parle avec beaucoup de bonheur et enrichit notre connaissance de cette identité.

Une grande partie de l’ouvrage tourne, aussi, autour de la parole dans ce qu’elle a de plus pur (d’où le titre du livre). A commencer par la poésie dans le rapport qu’elle entretient avec le sacré, l’enfance, la mystique. « La poésie est fiancée de la fraîcheur », écrit Salah Stétié.

On lire, également, ses intéressants propos, sur le fondamentalisme et l’intégrisme. « Si l’on veut réussir vraiment à changer cet état de choses, déclare Salah Stétié, ça ne saurait être par la matraque, mais par l’assiette pleine et par l’école (…) L’opération est bien plus longue et plus complexe que le fait d’envoyer des avions et des tanks en Afghanistan ou en Irak ». (Ouest-France, 2005)

 

Salah Stétié, Carnets du méditant,
Albin Michel, 2003, 304 pages, 13 €.




Barry Wallenstein : Tony’s Blues (extrait)

Tony, héros de la suite de poèmes publiée sous le titre de "Tony's blues"1 est un personnage urbain, loser marginal et rêveur, auquel  la ville de New-York a fourni le cadre - dans ce que Chantal Dupuy-Dunier2 décrit fort justement comme un "poème-BD, feuilleton, film américain avec un rythme de blues pour la bande-son3"  - nous vous proposons de le redécouvrir ici, trois ans après sa publication en France,  à travers deux extraits : 

 

Tony's Blade

 

Blade imagines it has memories
(sad blade, so delusional).
Its hesitation, shyness, on the table
signals nothing.          Or mind
has moved it that way.

Blade is without conscience
riding beneath the table's edge—
no glint—
more shadow there than flash.

It slides easily
along an angerless morning.
It never propels the hand.
It knows the natures of string,
of apple, and peach,
and the stuck lock.

The neighbor's tires are safe
not for slashing,
but, to tell the truth,
some days  blade needs sharpening.

 

 

 

Le couteau de Tony

 

La lame s'imagine qu'elle a des souvenirs
(pauvre lame complètement délirante).
Qu'elle hésite, qu'elle soit gauche sur la table
ne veut rien dire.         Ou bien l'esprit
l'a déplacée.

La lame sans conscience
se promène sous le bord de la table —
pas de réflexion —
pas plus d'ombre en elle que de lucidité.

Elle glisse aisément
le long d'un matin sans colère.
Jamais elle ne propulse la main.
Elle connaît la nature des liens,
celle des pommes et des pêches,
et de la serrure bloquée.                                                                        

Les pneus du voisin sont intacts,
pas tailladés,
mais, soyons clairs,
la lame, parfois,  doit s'aiguiser.

 

 

                     

*

 

 

Tony the Pothead

 

Tony reads the news
smokes a joint
bites his lip hard, spins
and goes out to see the stylist;
have his hair turned red.

—It's about time
his inner voice sings.
—Why so dull for so long?
He doesn't hear a thing.

Walking with a new head
within the city's tendrils,
he's a bobbing red flame,
an aspect; electric boots and
a belt that shines have him flying.

In all this
Tony forgets what he's read:
he left hand column of print
fades to blue;
the right hand column
too fades to blue.

But a memory on page 7
holds him like a damp finger
on fresh ice.
Images of waste unconfuse—briefly:
nuclear mountains in the suburbs
waves of poison overflowing
his stash obscured, even his charm
by the images, cold and funny
as in Death.

Smoke drifts by from around the corner
lifting Tony, slightly, wafting him home.

 

 

Tony, fumeur d'herbe

 

Tony lit le journal
fume un joint
se mord un bon coup les lèvres, pirouette
et sort voir le coiffeur :
il veut avoir les cheveux rouges.

— il était temps
chantonne sa voix intérieure.
— Si terne, si longtemps, pourquoi ?
Il n'entend  absolument rien.

Avec sa nouvelle tête, il se promène
dans les vrilles de la ville,
flamme rouge qui s’agite,
pure apparence :  bottes électriques et
ceinture brillante le font planer.

Avec tout ça
Tony oublie ce qu'il a lu :
la colonne imprimée de gauche
vire au bleu;                                              
la colonne de droite
s’efface aussi, et devient bleue.                            

Mais un souvenir à la page 7
le colle sur place comme un doigt mouillé
sur de la glace.
Très clairement des images d'immondices– en bref:  
montagnes nucléaires dans les banlieues
trop-plein de vagues toxiques sur                                          
ses doses, éclipsées, tout comme son charme                                                  
par ces images, étranges et froides                          
comme la Mort.

La fumée qui dérive du coin de la rue
emporte Tony, comme une plume,  jusque chez lui.   

 

 

 

 

 

 ______________________

notes

1 -Barry Wallenstein,  Tony's Blues, édition numérique bilingue, traduit par Marilyne Bertoncini, Recours au Poème éditeurs, 2014 (indisponible)

2 - Chantal Dupuy-Dunier, "L'Envers des contes de fées", in Terre à Ciel 
http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2014/12/barry-wallenstein-tonys-blues-par-chantal-dupuy-dunier.html

3 - poète et performer, Barry Wallenstein dit ses textes accompagnés de jazz - le CD  Tony's Blues, qui regroupe la plupart des textes retenus pour l'édition bilingue,  est toujours disponible ici : https://musicians.allaboutjazz.com/tonys-blues-barry-wallenstein

 

Présentation de l’auteur




Luis De GÓNGORA, Fable de Polyphème et Galatée

Il ne me semble guère utile de faire l’éloge des traductions du poète Jacques Ancet. Elles sont, en ce qui concerne la langue espagnole, telles qu’un lecteur moderne exigeant est en droit de les souhaiter.

Un traducteur peut allumer dans la langue d’arrivée la grâce poétique, comme en d’autres cas, quand il n’a pas de poésie en lui, si compétent qu’il soit, l’éteindre. C’est ce que j’ai pu constater encore dans quelques récents livres de traductions, en lesquelles la justesse du ton était sacrifiée à l’exactitude dénotative. Il en résulte des écrits semblables à des papillons épinglés dans une boîte de collection. Les teintes sont passées, la poudre d’or envolée, la vie avec elle, et il ne reste que l’équivalent de ces fleurs desséchées qu’on retrouve aplaties entre les pages d’un vieux livre. Évidemment, lorsqu’un poète-traducteur parvient à associer le ton et la justesse du sens, cela devient vraiment de la véritable traduction poétique, qui est davantage qu’une simple transmission d’informations au ras des pâquerettes ! En poésie, la capacité à la magie du ton et des visions que la langue d’arrivée doit approcher fait partie - c’est souvent oublié ou négligé ! - de la « compétence »… Dans le cas de Luis de Góngora, la difficulté pour Ancet se double de l’alchimie qu’a introduite le poète andalou dans son poème. Longtemps, l’on a parlé à ce sujet de « préciosité ». 

Luis de Góngora, Fable de Polyphème et Galatée, version en prose
de Dámaso Alonso, Édition et trad. de l'espagnol par Jacques Ancet,
Gallimard, Poésie, traduction nouvelle, édition bilingue, 2016, 8,99 €.

 

Il s’agissait d’époques où la « poétique » ne s’était pas libérée comme après son entrée dans la période dorée du Baroque, temps des métamorphose de la société, de la culture, de la civilisation, temps d’accélérations « plastiques » de la pensée, dont, sans même le savoir, quelqu’un comme Arthur Rimbaud profitera. Cette période se caractérise, proche en cela de la nôtre, par une sorte de chaos implicite de la société et de la pensée, qui pousse chaque individu vers une vision aventurée des choses, et les auteurs vers une sorte de travail de renaissance de l’écrit et de la vision, quand même ce soit encore à travers des formes traditionnelles. Feu d’artifice créatif, c’est une période qui met « l’imagination au pouvoir », avec bien sûr des fortunes diverses. Entre Titus Andronicus (baroque anglais) – d’une cruauté d’un goût assez douteux – et  la Fable de Polyphème et Galatée (baroque aristocratique espagnol), d’une élégance aristocratique, l’époque connaît tous les degrés vers les extrêmes. Or l’extrême de la poésie de Góngora se traduit par l’usage, pourrait-on dire « immodéré », selon l’expression des surréalistes, du « stupéfiant image ». Sur ce plan, les poèmes de Gongora, comme le faisait remarquer Federico Gracia Lorca qui s’y connaissait mieux que quiconque, n’ont rien à envier aux futurs Surréalistes. Mais il existe aussi dans cette poésie tout une architecture symbolique occulte dont les ramifications ne sont gratifiantes que pour celui qui prend la peine de pénétrer plus profond dans la culture synchronique à la vie du génial Cordouan. Sur ce point, Jacques Ancet a documenté remarquablement, notamment par une ample préface, le texte de Gongora, traduit et présenté en regard de sa version originale, de surcroît accompagné d’une glose, une sorte de traduction en prose semi-explicative adaptée d’un auteur espagnol, Dámaso Alonso. L’ensemble donne à ce livre un intérêt particulier et donne des couleurs et de la richesse à l’image de Gongora, assez pâle et confidentielle en France jusqu’à présent.

*

 




Une ouverture vers la poésie algérienne

Quand la nuit se brise est le superbe titre d’une anthologie consacrée à la poésie algérienne venant de paraître aux éditions du Seuil, en collection de poche Points. Elle reprend celle parue en 2004 aux éditions Autres Temps. Un grand œuvre orchestré par Abdelmadjid Kaouah, lui-même poète. Une cinquantaine de poètes de différentes générations et notoriétés sont convoqués.

De différents engagements aussi. Le volume commence par un panorama de la poésie algérienne en son histoire, en son lien avec la Guerre d’Algérie et en sa situation actuelle : 70 pages très intéressantes qui permettent à la béotienne de se faire une idée, même si ce panorama est centré, comment faire autrement, sur la Guerre d’Algérie. Précisons qu’il s’agit d’une anthologie de la poésie algérienne francophone. On y rencontre des poètes célèbres (Kateb Yacine, Jean Sénac…) et des voix plus rares, parfois éphémères. On peut diviser la présentation de Abdelmadjid Kaouah entre un avant et un après la Guerre d’Algérie.

Du fait de l’oralité, comme dans tout le bassin Méditerranéen, une Mare Nostrum dont nombre de politiques contemporains en France feraient bien de se souvenir, la poésie a existé très tôt dans ce que nous avons coutume d’appeler le Maghreb. 

Quand la nuit se brise. Anthologie de poésie
algérienne
, Points, collection points poésie,
304 pages, 7,80 €.

C’était la poésie des conteurs et des trouvères – les troubadours de l’orient. À ce propos, Kaouah rappelle la belle formule d’Amrouche qui parlait de la poésie des clairchantants. Une poésie partagée entre la transmission de la culture traditionnelle, de l’histoire réelle ou mythique des groupes ethniques, et la vie du quotidien. Et dire ce qui suit n’est pas parler pour mémoire : cette poésie ancienne a laissé des traces dans l’écriture poétique contemporaine, elle est présence dans le substrat de la poésie algérienne qui s’écrit. Une autre influence de « l’avant » provient de la confrontation : terre d’invasion, de conflits, l’Algérie a toujours connu cette confrontation. Vue de France, l’affrontement le plus évident est celui qui commence en 1830 quand la « conquête française » bouleverse l’histoire de ce bout d’Afrique. Ainsi, la poésie en Algérie sera toujours poésie de la confrontation avec autrui, mais un autre dont la présence pose des questions politiques, sociales et économiques. La poésie est ici chant de résistance presque par nature.

C’est pourquoi, au début du 20e siècle, le rapport à la France se complique : la colonisation est une ennemie, pas de doute là-dessus, mais les colons deviennent – en tant que représentants de la République des droits de l’homme – une source d’influence et d’inspiration. Il y a alors deux France aux yeux des poètes algériens, celle qui domine et celle dont la substance révolutionnaire porte l’espérance. La conséquence immédiate la plus importante consiste à se saisir de la langue française dans l’écriture de la poésie de la résistance algérienne. Naît alors une véritable poésie algérienne avec la parution en 1934 du recueil de Jean Amrouche, Étoile secrète :

 

Qui me dira le destin de ces paroles d’inconnu,
De quoi sont-elles messagères ?
De qui suis-je le messager ?

 

Jean Amrouche est incontestablement une personnalité hors pair de cette histoire, tant par sa poésie attachée à la patrie algérienne, le versant de la résistance, que par sa quête d’une source sans doute plus primordiale, plus poétiquement fondamentale, celle d’une langue originelle des hommes, recherche qui par sa transcendance et son aspect sacré touche au plus profond de l’homme, de ce qui l’ancre / l’encre dans le réel.

Approche alors la poésie de la guerre d’indépendance. Elle se met en place dès la deuxième guerre mondiale. Ici, la personnalité de Jean Sénac est incontournable et Kaouah écrit de belles pages au sujet du poète, inlassable défenseur de la poésie algérienne. Ce moment de la poésie algérienne est celui de l’investissement complet dans le combat pour l’indépendance, accompagné d’une réalité qui fait débat, avec le temps, celle d’une poésie mise au service du politique. Vaste question. Il y a cependant des poèmes poignants en leur universalité, ainsi La complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père de Ismaël Aït Djafer :

 

Je me demande, moi
À quoi ça sert
Les barrages qui barrent
Et les routes bien tracées
Et les camions qui écrasent les petites
Yasmina de neuf ans
En roulant entre les estomacs à air comprimé
Et les peaux en papier d’emballage.
J’étais là, quand le
Camion l’a écrasée
Et que le sang a giclé
Le sang.
Et alors, là, je ne raconte pas…
Je laisse aux gens qui ont déjà vu un camion
Écraser un bonhomme et du sang
Gicler
Le privilège de se rappeler
L’horreur
Et le dégoût et la fuite lâche
Devant un cadavre
Surtout devant le cadavre d’une
Petite fille innocente…

 

Ainsi Kaouah montre que le combat pour l’indépendance fut aussi une « insurrection de l’esprit ». Sous l’impulsion de Sénac, dès 1946, parait la revue Forge qui publie entre autres Kateb Yacine, Mohammed Dib ou Ahmed Smaïli. Et Dib publie son roman l’Incendie. Roman dont l’influence indirecte se prolonge, de mon point de vue, jusqu’aux Incendies actuels du dramaturge libanais Wadji Mouawad. Puis Sénac réunit ce qui est épars dans Le Soleil sous les armes : c’est l’affirmation, comme sous l’occupation en France, que la poésie est une arme de résistance. Alors, selon Kaouah : « La parole des poètes a pour objet de multiples objectifs : renouer avec la mémoire embrumée par des décennies de léthargie, redessiner le visage de la patrie, promouvoir sa liberté et enfin poser les jalons d’un avenir fraternel ». Les poètes sont alors divers, entre ceux qui construisent une œuvre durable et ceux dont la poésie n’apparaît que dans ce moment. Il y a des voix comme celles de Kateb Yacine, Taleb Ahmed, Malika O’Lasen, Boualem Taïbi.

Abdelmadjid Kaouah ne laisse pas de questions de côté, en particulier celle de la langue. Pourquoi une poésie algérienne de langue française ? L’architecte de cette anthologie donne des pistes dans la suite de sa présentation. Il en vient ensuite à la notion de révolution et au lien entre celle-ci et les poètes. Il y a en Algérie des poètes de la révolution comme il y avait en France des poètes de la résistance, pour le meilleur et parfois… le moins bon. C’est le temps de la poésie de l’après. Dès 1962 la poésie occupe une place importante dans la vie algérienne, elle se fait connaître aussi grâce à l’anthologie Seghers de Denise Barrat (Espoir et paroles, 1963). Le poète est au service de la transformation révolutionnaire. Jean Sénac est alors à la pointe de cette conception de la poésie. Une conception qui ne fait pas l’unanimité et subit même les critiques de Kateb Yacine. Il y a donc deux versants de la poésie algérienne durant cette période. Auxquels s’ajoute le développement d’une poésie en langue arabe. Après 1965, les choses évoluent et un Jean Sénac développe à son tour une critique de la mainmise de l’Etat sur l’art et la culture publiant des poésies critiques, telles que celle de Ahmed Azeggagh :

 

Arrêtez

Arrêtez de célébrer les massacres
Arrêtez de célébrer des noms
Arrêtez de célébrer des fantômes
Arrêtez de célébrer des dates
Arrêtez de célébrer l’histoire
La jeunesse trop jeune à votre goût
Insouciante et consciente
Sait

Depuis le temps que vous battez le rappel
Des souvenirs le Soldat Inconnu le Mausolée de X
Le machin de Y le cimetière de Z
Depuis le temps que vous écrivez les jours
Du calendrier avec du sang coagulé
Délayé
Délayé par les circonstances de la Circonstance
Ce sang coagulé
Venin de la haine
Levain du racisme
Je suis né en Allemagne nazie et moi en Amérique
Noir et moi en Afrique basanée et moi je suis
Pied-noir et moi Juif et moi on m’appelait Bicot
On en a marre de vos histoires et vos Idées
Elles
Rebuteraient tous les rats écumeurs de poubelles
Elle
N’oublie jamais la jeunesse malgré
Sa grande jeunesse mais
Elle a horreur des horreurs

Et les enfants d’aujourd’hui
Et ceux qui naîtront demain
Ne vous demandent rien
Laissez-nous laissez-les vivre
En paix
Sur cet îlot de l’univers
L’univers seule patrie

 

Il s’agit d’une « nouvelle poésie » qui se constitue autour de Sénac jusqu’à sa mort en 1973, Sénac poète assassiné, et qui sous la censure et les pressions exprime sa révolte contre le devenir de l’Algérie. Ce sont les poètes de l’Anthologie de la nouvelle poésie algérienne publiée par Jean Sénac en 1970. Ils sont neuf et évoquent toutes les questions, y compris les questions religieuses et sexuelles. Ainsi, Youcef Sebti et la Nuit de noces :

 

Il a mis la clef dans la serrure
il a frappé avec violence
il a poussé la porte avec violence
il est entré
il a marché
il a soulevé le voile
il ma relevé la tête
il m’a ricané au nez
il m’a déshabillée
il ne m’a rien dit
il a cassé le miroir
il a tout fait
il a très vite fait
il est sorti
il avait bu
et moi j’ai pris les draps
entre mes dents
et je me suis évanouie.

 

Colonisation, guerre, combat pour l’indépendance, révolution, Etat directeur et censure… et cependant la poésie poursuit son chemin de transgression. En Algérie, malgré les interdictions, puis les difficultés matérielles. L’assassinat de poètes dans les années 90 ou l’exil, à l’image de Salima Aït-Mohamed. Qui s’en étonnera ? N’est-ce pas… la poésie ? Et Kaouah de conclure :

« Après l’indépendance, elle continua à subir les aléas de l’édition. A l’alibi commercial invoqué par les maisons d’édition étatiques, des motifs de censure politique se sont superposés, contraignant cette poésie à recourir une fois de plus à l’étranger, d’où la faiblesse de sa diffusion nationale. Les expériences d’auto-édition tentées en Algérie témoignent cependant d’un ancrage certain mais fragile.

Dans les années 90, la poésie algérienne de langue française a connu de nouvelles possibilités, avec l’exil de nombreux poètes en France. Enfin, depuis les années 2000, l’édition au pays bénéficie d’un essor notable avec la création de centaines de maisons d’édition ». L’auteur est optimiste. Une autre opinion s’entend exprimer parfois ainsi : « L’Algérie n’aime pas ses poètes ». Elle contient sa part d’humour. Pour ma part, je n’ai pas d’opinion. La poésie est, elle est là, dans les pages de cette belle anthologie.




Traduire Glissant en arabe

Traduire Glissant

La poésie d’Edouard Glissant ouvre sur un imaginaire de la langue qui ne se laisse résorber par aucun esprit de système, mais invite à accueillir l’opacité comme une  « épreuve de l’étranger » (Antoine Berman ). C’est une poésie habitée par l’esprit des lieux, archipéliques et divers. Elle constitue en cela, à la fois l’affirmation d’un ancrage et l’invitation à la dérive. La voix de La Terre inquiète1 annonce, en effet, une présence au monde qui est pure disponibilité. 

 

La lecture des versets de La Terre inquiète se vit comme une expérience mystique dénuée de toute transcendance. L’intersubjectivité des consciences opère et le lecteur participe au souffle du lieu, la Martinique, par la simple scansion du poème ou par la traversée des images glissantiennes. Cette expérience revêt l’évidence de toute musique, elle est intransitive. Or, comment prétendre traduire ce qui relèverait de l’intraduisible ? Que serait une traduction d’un poète qui dit écrire « en présence de toutes les langues du monde» ?

Pour ne pas trahir cette déclaration, le traducteur doit-il se mettre dans cette même posture, ouverte à la diversité et, donc, à l’imprévisibilité et entreprendre la traduction comme « rhizome allant à la rencontre d’autres rhizomes » (Glissant ) ?

 

Le traducteur invente un langage nécessaire d’une langue à l’autre, comme le poète invente un langage dans sa propre langue, […] un langage commun aux deux mais en quelque sorte imprévisible par rapport à chacune d’elles […]. Art de l’imaginaire, dans ce sens la traduction est une véritable opération de créolisation, désormais une pratique nouvelle et imparable du précieux métissage culturel3.

Traduire Glissant en arabe reviendrait donc à transmettre quelque chose de son paysage intérieur, en tentant de suggérer par le rythme, comme une scansion propice à la transe, ce chant particulier qui est présence au monde.

C’est aussi créer un langage imprévisible dans la langue arabe elle-même, ajouter du monde au monde (Sony Labou Tansi) et des versets au versets.

 

∗∗∗∗∗∗

 

  1. Edouard Glissant, Édouard Glissant, La Terre inquiète, [1955], in Poèmes complets, Paris, Gallimard, 1994.

       2. http://sens-public.org/spip.php?article614

       3. Glissant, Edouard : Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996, p. 45.

 




Ryôichi Wagô : Jets de poèmes, dans le vif de Fukushima

"Une vague noire qui aspire tout, recouvre tout" – c'est le retour, comme un refrain tragique, au pays d'Hokusaï, de la vague qui submergea un pays et son âme, en mars 2011 – le tsunami de Fukushima. Comment oublier l'ampleur du séisme, la vague destructrice, et l'explosion des réacteurs atomiques de la ville ? Voici, heure par heure, vécu de l'intérieur, le journal du poète Ryôichi Wagô -oeuvre qui a eu un très grand retentissement immédiat dans tout le Japon, et au-delà..

 

Mais comment parler d'un tel désastre, pendant même qu'il se produit ? Du 16 mars au 25 mai 2011 – six jours après l'explosion - l'auteur, enfermé chez lui, par crainte des radiations, décide (afin de rester auprès de ses parents) de ne pas quitter sa ville natale, ainsi qu'ont dû le faire ses compatriotes évacués. Il communique avec le monde par le biais de Twitter, qu'il n'avait jamais vraiment apprécié jusque là : 

 

Je veux confier à quelqu'un ce sentiment de désespoir particulier dont l'espèce humaine n'avait encore jamais fait l'expérience. L'unique chose à laquelle j'ai envie de me consacrer est écrire. Je veux laisser un témoignage de ces moments où j'ai cotoyé la mort et la destruction.

 

A sa grande surprise, son entreprise lui attire immédiatement un grand nombre de "followers", qui l'encouragent à poursuivre – un véritable dialogue s'instaure, et ce faisant, l'aide à survivre à la sidération qui suit l'apocalypse, au dénuement dans lequel vous abandonne la disparition du sens, vous laissant, écrit-il, envahi par la colère, l'amertume et le désespoir.

 

C'est pendant que je rassemblais les bouts de vaisselle épars que j'ai eu l'idée d'écrire ainsi mes pensées par tweets. Pendant deux heures, j'ai tweeté environ 40 messages.

 

 

Cette façon de "recoller les morceaux" du réel anéanti est à l'origine d'une oeuvre originale, témoignage sur le vif de l'indicible (qui m'a fait repenser à la position inverse du philosophe Adorno après les camps d'Auschwitz). C'est aussi une réflexion philosophique et poétique, par fragments, sur les liens entre terre natale, langue et culture :

 

Pour moi, le pays natal est un crépuscule... ai-je écrit hier. En lisant tous vos messages, j'ai ressenti avec force que le pays natal se trouvait peut-être à l'intérieur même de notre langue commune, le japonais.

 

 

Ryôichi Wagô, Jets de poèmes, dans le vif
de Fukushima, Po&psy, avril 2016, 300
pages, 25 euros.

D'abord simples questions ou informations - comme un bulletin météo du désastre, que retracent en parallèle les introductions factuelles ouvrant chaque nouveau jour à la façon d'une tête de chapitre - ces courts textes, limités dans l'original aux 140 signes autorisés par le média (et dont l'éditeur nous offre quelques pages dans la graphie japonaise) sont lancés "comme une bouteille à la mer". Puis, par la magie des mots, ils s'étoffent peu à peu, devenant chant funèbre et d'espoir : le lecteur est plongé dans le maelström d'angoisses qui taraude le poète. Il peut aussi suivre le cheminement créatif transformant peu à peu ces "brèves", d'où naissent des formes proches des haïkus, inaugurant une forme poétique originale et singulière, dont Ryôichi Wagô dit : 

 

(...) je veux inscrire mes"prières" dans les mots de "notre langue". Je veux écrire l'espoir, lui donner une forme palpable.

 

Dans cette structure en gestation (dont les diverses typographies et la mise en page nous restituent le plus exactement possible leur forme originelle) reviennent des refrains incantatoires, évoquant "le brâme des daims"irépétant avec une force hallucinatoire qu'"il n'est pas de nuit sans aube" ... Lessouvenirs, ceux de la grand-mère (morte) revenant en écho p. 235 (et le mot "revenant" n'est pas un hasard) ajoutent à une étrange nostalgie bucolique le sentiment de l'irréparable-irrémédiable à partir de thèmes qui, à l'amateur de poésie et de peinture japonaise, semblent au début presque classique : 

 

J'aimais les champs de Minamisôma. Profondeurs lointaines d'un monde que je n'atteindrai plus jamais, même en courant à l'infini. Pleine lune et roseaux. C'était ça, l'automne à Haramachi.

 

Mais, au fil du recueil, des formes rhétoriques s'ajoutent aux métaphores (mise en page, accumulation, anaphore...) s'amplifient et se déploient sur un axe temporel, donnant du lien aux différents tweets, comblant le vide : 

 

dans les limbes entre l'espace et le temps qu'y a-t-il donc ? tandis que je réfléchissais à cela je me suis souvenu de la ligne nette de l'horizon que je contemplais avec toi à Minamisôma en cette fin d'été

 

On trouvera d''une grande force poétique également l'explication allégorique du titre (p.47) – la poésie et l'eau puisant à une même source de vie, où se conjuguent le jaillissement poétique à celui d'une eau sombre – tout comme l'Hippocrène des Muses, née d'un coup du sabot de Pégase sous les bosquets d' Héliconii, dans un autre temps, une autre partie du monde : 

 

J'avais à peine donné le nom de "jets de poèmes" à mes activité d'écriture entamées hier que l'eau est revenue chez moi. J'avais l'impression que le même sang circulait dans mes veines et dans celles de mon apartement. "Jets de poèmes", eau qui jaillit. Cela a entrouvert les vannes de mon esprit en panne. Cela a rétabli la circulation entre moi et le monde que j'ai sous les yeux.

 

Ce sont des chevaux infernaux qui constituent encore une longue suite de métaphores filées :

 

Hordes de chevaux sous la terre, arrêtez-vous un instant à l'ombre des arbres de l'enfer pour vous désaltérer et brouter un peu d'herbe. Les chevaux poursuivent les chevaux, et les répliques, que poursuivent-elles? D'autres répliques. Pourquoi cette hâte? Qu'y a-t-il, chevaux, au bout de votre course? Chevaux ! J'interroge vos sabots glacés : ont-elles un sens, les innombrables souffrances de la saison qui s'annonce ?

 

repris p. 81 116 :

 

Le dos de chevaux innombrables. Ensuite un grondement, puis la réplique. Ça flotte. Ça balance. C'est emporté. Quoi ? Le temps. La vérité. La vie. Le chagrin. La rage. La tendresse.

 

Tout un bestiaire cosmologique traditionnel anime ces textes, dans lequel le poète se compare à un "asura", démon combattant d'autres démons dans la tradition hindouiste (p. 124) :

 

Poème. Chaque fois que j'essaie de te maîtriser, tu te mues en un gros poisson effrayant qui me passe sous le nez en ondoyant majestueusement. Un ricanement monte des ténèbres. Continue à m'épier ainsi si tu veux. Un jour, je te mettrai à genoux, démon.iii

 

Et c'est bien un combat sans illusions que mène le poète : "TU écris seulement pour exprimer ta tristesse, non ? QUE peut FAIRE un poète ? (243) – Ecrire, répond Ryôchi Wagö – sans cesse, écrire, inciter à écrire - contre l'oubli, contre l'enfer : 

 

Les ombre de 11 438 personnes (amis de la poésie à travers tout le Japon, c'est le moment ou jamais d'écrire des poèmes, de miser votre vie sur la langue japonaise, amis de la poésie qui vous êtes battus avec acharnement jusqu'à présent, je vous en prie, écrivez des poèmes, des poèmes, pour les innombrables âmes tristes avalées par une vague noire à 2h46 de l'après-midi, je vous en prie, c'est moi qui le demande, en pleurant, à tous les amis de la poésie) passent devant l'arrêt de bus" (p 201) v

 

On ne saurait finir cette note sans citer le tour de force de la traductrice, Corinne Atlan, qui nous fait percevoir les vibrations de ce texte, et les encres d'Elisabeth Gérony-Forestier, dont l'intérêt pour les formes japonaises traditionnelles et les recherches sur les manifestations de l'ombre expriment, avec une grande force – dans des illustrations aux noirs et blancs contrastés, reproduites sur double page de papier satiné - le chaos et la lutte contre l'ombre de cette vague noire, dans la longue nuit où furent écrits ces "jets de poèmes".

 

∗∗∗∗∗∗

 

Les daims sont des animaux considérés comme messagers des dieux dans la religion Shinto, et à ce titre vénérés des japonais.

ii "John Keats, dans "Ode to a Nightingale "« the true, blushful Hippocrene ». (la véritable Hippocrène rougissante).

iiiLe poisson-chat, est l'augure de sombres présages (maladies, guerres, incendies), et depuis le 17 eme siècle, aussi associé aux séismes. Les artistes en estampes d'Edo dessinérent des centaines de gravures representant des scenes du poisson-chat "namazu" après le grand tremblement de terre d'octobre 1855.

ivJ'ai respecté la taille des caractères du texte original.

 

 

Présentation de l’auteur




Une flânerie à travers la poésie contemporaine mexicaine

Si je déplore la tournure un rien pléonastique (désormais répandue, quasi systématique) « voire même » dans la préface de Philippe Ollé-Laprune, je reconnais l’incontestable connaissance qu’il a des poètes mexicains, l’acuité de sa lecture, les questionnements qu’il dégage et les axes qu’il propose très justement à notre propre lecture. La première interrogation porte sur « la légitimité du critère national pour justifier une sélection », partant celle de la cohérence, encore qu’on puisse très bien imaginer un recueil qui essaie de rendre compte des tendances majeures d’écriture du moment, dans leur diversité.

D’ailleurs, dans l’avant-propos, les trois poètes, nés à la fin des années 50, à qui l’on a demandé d’opérer cette sélection de vingt auteurs de la jeune génération (tous âgés de moins de cinquante ans) admettent « le visage multiple de la poésie qui s’écrit au Mexique » et leur difficulté à avoir arrêté ce choix dans un pays où ce genre littéraire a toujours eu une grande importance, avec un  nombre de poètes en conséquence… Retraçant en quelque sorte l’itinéraire de la poésie mexicaine, Philippe Ollé-Laprune pose, pour ce qui concerne le XXème siècle, le jalon incontournable d’Octavio Paz (prix Nobel de littérature en 1990) dont l’impact a, de fait, largement dépassé les frontières nationales. « Il y a bien un avant et un après Paz. » certifie le préfacier qui note que, cette assertion ayant alimenté passionnément le siècle précédent, les auteurs présentés ici sont d’une nouvelle génération, dégagée de ce « baromètre » ;

Anthologie, Mexico 20, La nouvelle poésie mexicaine,
préface de Philippe Ollé-Laprune, Le castor astral, 2016,
320 pages, 20 €.

 il les définit et leur rapport à l’écriture poétique ainsi : « Ils représentent la première génération globalisée, ceux qui communiquent sur les réseaux sociaux, consultent internet. Ils savent que cette discipline se doit de dire ce que les autres ne disent pas, regardent le vacarme médiatique avec suspicion et savent se moquer de ce langage avec fermeté et humour. » et si cet humour est souvent grinçant, c’est de mon point de vue, pour ajouter une distance supplémentaire vis-à-vis de tous les codes, y compris ceux de l’humour. Il me semble que le mot que je retiendrais à la lecture de ces textes est celui, salutaire concernant notre époque, de doute. Je crois qu’il peut d’ailleurs s’appliquer tout également aux canons de l’écriture, au « quoi » et au « comment » on dit, il permet les expériences et les écarts. Je l’ajoute donc à celui de « cruauté » que Philippe Ollé-Laprune, lui, a retenu comme « sensation la plus présente » dans cette très belle préface, impeccablement titrée « Le temps de la tangente ». Mais foin des prolégomènes ! Ne pouvant rendre compte d’une manière synthétique de ce recueil, ni en présenter tous les auteurs, je dirai des choses arbitraires sur quelques-uns, arbitrairement choisis.

 

Le premier sera Rodrigo Flores Sánchez pour illustrer, entre autres, l’humour grinçant et la cruauté évoqués ci-dessus. Dans un long poème intitulé « Plan annuel de travail 2011 », il commence par ces deux vers : « il y a un écho / dans l’assemblée il y a un écho », écho dont on percevra, au fil du texte, qu’il concerne aussi bien le concret des conditions de travail dans un bureau, les revendications à ce propos et la façon dont elles sont menées et, plus mystérieusement, un autre écho, plus large, totalitaire, imprécis, qui englobe l’auteur lui-même et sa pensée, dans une mise en abyme qui dessine les contours d’une épouvante et d’un vertige ;

« il y a un écho dans la salle de réunion / c’est un écho que j’entends / que j’écoute / dont je retranscris ce qu’il dicte / au moins partiellement / ici / sur cette feuille // un écho machinal / une consigne / un ordre de travail / une conspiration / un espoir de grève », on se croit presque dans la normalité, une réalité énoncée avec le langage particulier du poème, « dans l’assemblée on parle de chemins critiques / de travail collaboratif / moi j’avale ce qu’il reste / […] je m’emplis d’air conditionné / des ordres exhibés comme des propositions / je m’emplis des lignes hiérarchiques // et je souris / affable / déférent / respectueux / courtois », on sent déjà le regard décalé de celui qui n’appartient à aucun ordre, fût-ce celui de la révolte ; la conclusion un brin schizophrénique laissera pantois : « puis je note que j’entends un écho / et alors j’écoute l’écho / et au final pour ne pas me voir / pour ne pas me poser et me découvrir / j’invente des voix / je perçois des échos / je m’inciterai à l’effroi ».

Rodrigo Flores Sánchez creuse volontiers ce sillon de la mise à distance et du décalage. Dans le poème « NOMINATIVE /MACHINE NOMINATIVE / NOMINATIVE » il questionne tout à la fois la réalité, la langue pour en rendre compte et l’identité de celui qui en rend compte, avec une apparente absurdité : « Je viens de voir la plaque disant : / Evacuation de gravats. / En lettres magnétiques sur la porte de la camionnette. » et un peu plus loin dans le texte : « La camionnette sort / de la maison. / Elle avance. / Je crois qu’elle a évacué des gravats de la maison. / Et je répète. / La camionnette / aux lettres rouges / sur la portière / évacue des gravats. / C’est ce qu’elle fait parce ce que c’est ce qu’elle dit.  / Présent de l’indicatif. » et pour conclure ce poème, imprégné d’autodérision en même temps que d’effroi suscité par les possibles et terribles lectures que l’on peut en faire: « On veut m’évacuer les gravats / mais moi je ne veux pas. / Je suis bien comme ça. Je ne veux pas qu’on me sorte de moi. Je préfère / que vienne / la camionnette. »

Pour clore l’évocation de ce poète, je terminerai avec ce petit « Quelque chose » (le titre du dernier poème présenté) dont la première strophe nous dit : « Que peut-être distance / serait la manière de / clôturer la / distance / la manière du peut-être / de la clôture », avec cette fragmentation dans la forme qui, ajoutée au propos et à l’adverbe « peut-être » répété pas moins de huit fois, érige un bien beau totem à la figure du doute, que je proposais comme fil conducteur de cette presque anthologie.

 

Je veux maintenant parler de Mónica Nepote qui, bien qu’on lui ouvre la sélection de ses textes, par ce vers « Le monde est un sac de formules », porte, à plusieurs reprises, précisément témoignage de la cruelle actualité de ce monde. Ainsi, ce terrible poème :

 

Dans la planque un nom

Toucher le nom
sur la surface sale.

Toucher le nom
avec des doigts vivants.

Toucher saisir
tisser le filet.

La lutte
trace photographique.

Étouffée

Toucher le nom
ton testament.

 

La note de bas de page, partie intégrante du poème et nécessaire éclairage, indique : « Julie Lejeune a été séquestrée à l’âge de huit ans par Marc Dutroux. Elle est morte alors qu’elle était sa captive. Sur un mur de la « planque » où elle était enfermée les derniers jours de sa vie, la petite fille a écrit son nom. On peut encore le lire. »

Cet extrait de son livre « Hechos diversos » (faits divers), comme les autres poèmes du même ouvrage, fait état de la violence contemporaine, des violences devrais-je dire tant les formes peuvent être variées, allant puiser dans un champ largement international et ce, toujours avec le même procédé linguistique qui en fait la puissance : en utilisant d’abord la fonction poétique du langage, puis, dans ce que j’ai nommé un éclairage, sa fonction référentielle. La juxtaposition de ces deux modes renforce la brutalité des faits dénoncés. De cette façon, on pourra lire à propos de la prison irakienne d’Abou Ghraib, des traitements dégradants et tortures appliqués aux prisonniers par des militaires américains et des agents de la C.I.A. entre 2003 et 2004 : « Lumière dans la désolation du noir / Scintillement / Serrure, clef introduite / Lumière intermittente La lumière de la torture. / Les questions tombent / (Le visage dans le réservoir d’eau, la main tenant la tête, la non clémence. La main allant au-delà du point d’ordre. La main tourmentée par le son, les coups, au-delà de toute charte.) ». Cette coupe transversale des faits, presque clinique, y compris dans la partie première (poétique) du texte est une condamnation sans concession. Que ce soit dans la sordide affaire belge de pédophilie, dans le scandale des conditions de détention à la prison d’Abou Ghraib, ou concernant d’autres violences, individuelles ou structurelles, Mónica Nepote traite donc ces « faits divers » avec cette même apparente distance, laquelle en amplifie l’aspect inhumain, s’il en était besoin. Du bon usage des procédés linguistiques ! Plus étonnante peut-être, cette approche d’une prise d’otages, dans les années soixante, en Suède, qui donna naissance en psychologie criminelle au syndrome de Stockholm, lequel « réfère non seulement à l’empathie que sentent les séquestrés pour leur kidnappeur mais aussi à la complexe dynamique de la violence domestique. ». C’est que Mónica Nepote ne se restreint pas à un espace où tout un chacun pourrait placer sa part de juste indignation, comme dans les crimes de guerre, par exemple. Elle traque tous les aspects de la violence, jusque dans ses avatars les plus subtils. « Si un dieu décadent nous filmait / jusqu’à la fin du monde, / je serais là / rouge et attachée / face à mon beau Bourreau. » Avec l’emploi de la première personne et la prise de parole en lieu et place de la victime, l’auteur trouve là encore le meilleur angle pour montrer la complexité des violences et de leurs conséquences. Enfin, ce dernier poème, magnifiquement écrit, en pure forme de dénonciation :

Les filles dansent

Où dansent-elles, où les filles, toutes. Leurs sourires étouffés par les pierres. Où le fragment de leurs corps. Dites, où les filles dansent-elles, où lèvent-elles leurs mains pâles, pas leurs os – bouillie pour les chiens - . Dites où, où sont les voix, lumières sur le sable, pas leurs marques sur les dunes. Où les filles ne sont-elles pas mortes, où le vent agite-t-il leurs cheveux, pas comme une offrande mais comme la chose vivante qu’ils ont prise.
À Ciudad Juárrez, dans l’état de Chihuahua, plus de huit cents femmes ont été assassinées dans les dix dernières années. Seulement parce qu’elles étaient des femmes.
Il n’y a rien à ajouter.
Rien à ajouter, en effet.

Voyons la dernière génération de ces vingt auteurs, en commençant par la plus jeune, Karen Plata (30 ans), boursière du programme Jeunes Créateurs du Fonca (Fondo Nacional para la Cultura y las Artes) en 2008-2009 et tout récemment en 2015-2016. Le Fonca est une agence gouvernementale mexicaine, faisant partie du Ministère de la Culture, visant à soutenir la création et la production artistique et littéraire. L’auteur, qui a publié un livre intitulé Retratos de familia (Portraits de famille) tire les portraits donc, à sa façon, questionnant la langue et le sens et, bien sûr, la disparition, la mort, avec une façon étrange mais percutante d’avancer dans son texte : « Elle peint le ciel bleu dans les yeux de la vache, / le regard perdu vers le plafond dans un corps statique. / Un voile blanc. Et puis le coup. // C’est à peine l’enfer, une vache à deux pattes sans rien de blanc au milieu. Voir pousser l’herbe là où avant il y avait une vache. // Le ciel des mouches vient ensuite, / agglutinées contre les couloirs blancs / elles construisent de petits labyrinthes sur la peau de vache. / Des chemins pour rentrer à la maison. // Abandonner aussi est une image comme la vache au milieu du chemin en est une. // Dire le mot vache au lieu de dire grand-mère. / Que se passerait-il si je remplaçais le mot vache par grand-mère ? ». L’étrangeté tient ici dans de petits dérèglements : un paysage familier soudainement bouleversé, l’évocation de la mort et de la décomposition en parlant simplement des mouches et cette suggestion, purement rhétorique dans son interrogation, de remplacer la carcasse de la vache par le cadavre de la grand-mère…

A peine plus âgée que la précédente, lauréate elle aussi à deux reprises du FONCA, Xitlalitl Rodríguez Mendoza aime également jouer avec la langue. Les mots sont en tout premier plan, noués à la vie, au point qu’elle propose par exemple comme poème :

Liste de mots préférés

huile
apothicairerie
mousse
indice
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pain
cire
matrice
rideaux
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Kansas
crayolas
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thé
épigraphe
orné
tempête et non tourmente

Le lecteur dubitatif pourra certes s’interroger sur le rapprochement de ces mots. Le trouvera-t-il « beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces […] et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie » pour reprendre partie des formules de Lautréamont ? Doit-on cette liste au hasard, brèche qui permettrait au surréel de s’engouffrer dans le réel, selon André Breton ? Que penser, par ailleurs des deux mots rayés ? Et enfin du dernier vers : « tempête et non tourmente » ? La première est-elle préférable, plus positive ? Les hispanisants pourront consulter le blog littéraire TIERRAADENTRO auquel elle participe et où l’on peut lire : « La poesía implica ruptura del lenguaje y, por lo tanto, violencia. », explication possible de ces tentatives que d’aucuns trouveront trop formalistes. Cette poète, qui a réalisé une partie de son cursus universitaire à Rennes, écrit également : « Il est difficile de déterminer l’origine du mot français requin. On dit qu’il vient du latin requiem, mais cela est incertain. Il existe beaucoup de noms pour parler de mes semblables et entre nous, nous n’en utilisons aucun. Notre lingua franca est le silence. », extrait probablement de son livre Jaws – littéralement « mâchoires » en anglais, mais on se souviendra du film qui portait ce titre, traduit en français par « les dents de la mer » – avec lequel elle a obtenu el Premio Nacional de Poesía Ignacio Manuel Altamirano 2015. L’auteur fait feu de tout bois. Elle peut aussi bien raconter une anecdote qui semble autobiographique de sa prime enfance comme dans « Tricycle Apache. Un petit poème western. » où elle plante le décor non sans humour : « Parc Morelos, territoire inhospitalier. / Foyer des employés de bureaux à baskets Vans qui se croient supérieurs / aux employés de bureaux à chaussures. / […] Je pédale. / Je suis moi et mon Apache / Tricycle rouge à trois roues et une boîte en métal. » et plus loin sur son parcours : « Je m’introduis dans le parc. Je pédale. / Son centre est un espace sombre / ciel tapissé de flèches encore / avec leurs feuilles / un petit troquet avec des soulards qui ont l’air / pauvres et un babyfoot. Je pédale. / Eux ne sont pas des employés de bureaux. Je pédale. / Ce sont des chômeurs, des éboueurs, des jardiniers. Je pédale. » Elle poursuit ainsi sa narration de manière plus ou moins onirique, grimpant sur les animaux en béton qui décorent le parc, s’en faisant déloger : « Je monte sur mon tricycle et hurle comme un loup. Je pédale. / Je hurle comme je ne hurlerai pas de nouveau avant 25 ans. /  Je pédale.  / L’employé à baskets Vans m’insulte et me court après en brandissant le poing, je pédale, comme dans une mauvaise traduction de Dostoïevski, je pédale. /  Il nous rattrape presque. /  Je pédale. On ne se retourne pas. » Le poème et l’histoire se déroulent de la sorte sur cinq pages, jusqu’à la chute et au genou égratigné. On voit, à travers ces trois exemples de l’écriture de Xitlalitl Rodríguez Mendoza, la variété des styles et des propositions (de forme comme de fond). Il est vrai qu’elle a également publié des romans pour la jeunesse, est par ailleurs éditrice. La diversité de ces pratiques se retrouve dans son écriture poétique : tout est permis, tout est possible. J’adore.

Et puisque tout est permis, faisons un court détour par l’Argentine. En bonne place dans mon Panthéon personnel, figure Roberto Juarroz, lequel écrit dans sa Douzième poésie verticale (Éditions La Différence, 1993 ; traduction de Fernand Verhesen) : « Il dessinait partout des fenêtres. / Sur les murs trop hauts, / sur les murs trop bas, / sur les parois obtuses, dans les coins, / dans l'air et jusque sur les plafonds. / Il dessinait des fenêtres comme s'il dessinait des oiseaux. / Sur le sol, sur les nuits, / sur les regards tangiblement sourds, / sur les environs de la mort, / sur les tombes, les arbres. ». J’y vois une parenté certaine avec Luis Vicente de Aguinaga, qui, dans le recueil que j’explore ici, nous donne : « Avant de terminer, / laissez-moi poser une question clé. / Si l’oiseau s’en va, les branches chantent-elles ? // […] J’ai dit une question pas plus. / Combien de fenêtres faut-il ouvrir / pour que le dehors ne soit pas dehors ? / Plus exactement : jusqu’où / faut-il avancer / pour que rien ne soit loin ? / Je veux dire : l’oiseau / réellement se distingue-t-il des branches ? / Réellement, sans terre, / les vers seraient-ils des vers / et le corps, sans fin, serait-il le corps ? ». Cherchant matière à confirmer mon intuition, je me suis documenté sur l’auteur, ai vite trouvé qu’il était également essayiste et avait notamment produit, à l’occasion d’un congrès, une longue communication à propos de Juarroz, d’où j’extrais : « No está de más recordar que los poemas de Juarroz forman por sí mismos, cada cual por separado y como partes de toda la Poesía vertical, una especie de sistema crítico afín a ciertos géneros de prosa reflexiva (el aforismo, el apólogo filosófico) y que su dimensión lírica no puede separarse de otra dímensión, la especulativa, que los vuelve precisamente singulares en el universo de la poesía de lengua castellana. ». En substance, il pointe la dimension lyrique, mais inséparable de la dimension spéculative (philosophique) des poèmes de Juarroz, ce qui en fait la singularité. Nul doute que Luis Vicente de Aguinaga ait trouvé là, sinon un modèle, du moins un carburant pour le moteur de sa propre écriture. De même, le concept du « penser entre deux » qu’il énonce ailleurs à propos de la poésie de Juarroz, ne s’applique-t-elle pas à la sienne propre ? « J’ai toujours vu mon envers dans le miroir / et mon inverse, mon absence, / a été ma propre moitié, qui ne me trouvait pas / parce que je me cachais dans des demi-mots. » Toutefois, gardons-nous de réduire l’écriture poétique de L. V. de Aguinaga à une forme en quelque sorte désincarnée et pessimiste. Un beau lyrisme la traverse, comme dans le poème « Le salut » : « Contre l’avancée de la ruine, / contre l’avancée irréparable de ce qui n’eut pas de commencement / et n’a pas de mémoire, / ce qui gâte le bonheur des fruits, / des pauses, / je te regarde marcher vers les arbres. », avec cette confiance et cet espoir affirmés : « Le vent rassemble les feuilles contre moi, / les regroupe en stricts bataillons / et, ordonnant sa furie, impose / la victoire de la fumée conte le jour. // […] Si c’est poussière que je suis, ce que ne crois pas, / après la poussière, il y a toi, soleil qui revient, / figure qui renaît du soir. » dans le poème « Fin d’hiver ». J’aimerais enfin souligner qu’une façon d’humour est présente aussi dans sa particulière affirmation de la vie, comme en témoigne :

Taking sides

Le moment est venu de prendre parti.
Je décrète la fin de la tiédeur.
J’interdis que s’écoule une minute de plus
de petits rires nerveux, de huées.

Rangez-vous par ici les partisans
du ciel matinal. Les nocturnes,
enclins comme toujours à n’être personne
- à être tout -, repliez-vous ou dispersez-vous.

D’un côté le café, les chocolats,
la cigarette ; de l’autre les cuillères,
la brosse à dents, le parfum.

La virgule contre le point. La mer ou le marbre.
L’air ou les cahiers quadrillés.
J’exige des monosyllabes, pas des doutes.

Luigi Amara m’a plu pour ses formules (pas gratuites, il ne faut pas croire : la langue et la pensée y sont mises sur la sellette). Le poème « Nu)n(ca » propose d’emblée un titre qui joue sur deux mots : nunca (jamais) et nuca (nuque). De plus, les parenthèses qui encadrent le n central sont à l’inverse de la norme typographique. Galopin ! Le poème débute de la sorte : « Tourner le dos à tout : / ça / c’est avoir du style. / Ne pas claquer la porte, ne pas / s’échapper à grandes enjambées théâtrales, / simplement se retourner. » On comprend la polysémie suggérée par le titre.  Dans « A pied », ceci : « Se laisser aller. / Ne se fier à rien sauf / à la sensation du mouvement. » et « Se rendre au vertige / de l’horizon. ». Fulgurance de la formule, vous dis-je ! « Le chasseur de fissures » m’a mis à l’esprit cette phrase somptueuse de Pascal Quignard : « Je ne cherche que des pensées qui tremblent. ». Qu’on juge des correspondances potentiellement fragiles que j’établis : « Seule la lumière habille les murs / de la chambre vide //  [… ] Je cherche l’erreur et la fente. Je suis chasseurs de fissures, / de petits passages, de signaux, / vers des mondes ombreux. // […] Je cherche l’erreur dans le lisse, / le fracas d’un point / dans l’abîme blanc. »  

Autre correspondance, étonnante, de lumière dans une pièce vide, entre Luigi Amara et un auteur de ce recueil, Hernán Bravo Varela, qui se laisse aller à des extrapolations poétiques à propos d’un tableau (Soleil, dans une chambre vide, 1963) qui donne son nom au poème. Cela commence par une description : « Dans le dernier tableau d’Edward Hopper / il y a une pièce vide. / A part deux murs, baignés d’un soleil / invisible apparaissant à une / fenêtre qui suggère le feuillage flou / d’un arbre plus flou encore. // Les murs se partagent / un coin d’ombre. » puis commence la supposition, à partir de cette œuvre observée à la National Gallery of Art de Washington : « Sur ce tableau, / les personnages ne vont pas tarder. Ils sont / sur le point de glisser le courrier / sous la porte, ils sont / sur le point de faire tinter les clés / dans une poche, ils sont / sur le point d’emménager / ou de fermer la maison pour toujours. » ; plus qu’une supposition, on a là l’utilisation d’un décor pour une mise en scène, une projection – il est vrai que les tableaux de Hopper favorisent ce type de rêverie. Varela entre ensuite dans le tableau et dans le poème, à la première personne du pluriel (le couple ?) : « Nous sommes là les clés / à la main, à regarder le vide. Nous sommes / immobiles, debout, devant la porte / que nous allons / rouvrir pour la refermer d’un moment à l’autre. » ; la coupure à la fin des vers, en dehors presque de toute unité sémantique – sauf à mettre les projecteurs sur le verbe être : ils sont, ils sont, ils sont, nous sommes – contribue à un certaine sentiment de malaise. L’auteur joue sur les niveaux de réalité, celle de l’œuvre peinte, la fiction qu’il y introduit avec des personnages qui sont absents du tableau mais qu’il fait émerger (avec leur absence) dans le poème  et enfin son propre surgissement avec ce nous… Va-et-vient également entre l’univers du tableau et celui du musée. Le garde du musée est évoqué, avec des clés à la ceinture ! Ces deux vers à son propos sont sans doute une clé de lecture : « Quand on lui a demandé ce qu’il cherchait / dans ce tableau, il a dit : « Je me cherche moi-même. » » et Varela finit de nous égarer, à tout le moins de nous troubler : « Nous sortons du musée. / La lumière nous éblouit durant quelques secondes / […] Nous sommes sur le point d’arriver à la maison d’un moment à l’autre. ». Jeu des miroirs et des intersections.

Les poètes ont toujours un rapport particulier à la langue, c’est ce biais que je souhaite utiliser encore pour donner à voir un peu des poètes suivants. Tout d’abord, Paula Abramo, qui avec son « Δαίδαλον » (Dédale) nous renvoie au Minotaure : « Personne ne m’a jamais dit vache, / mais je suis une vache : on m’a cousue / au mythe. » ; dans ses autres poèmes, également animaliers (mais ce n’est que prétexte), elle s’attaque au racisme et à la discrimination, dans « Poème de bêtes innombrables » : « Il faudrait / réfléchir à propos de la crasse. […] // Par exemple : / d’innombrables bêtes qui soudain / prennent possession d’un recoin de cette ville. / Pas d’un recoin. Du centre. / Pas des bêtes. Des hommes. […] // Ils n’étaient pas que bizarres : ils étaient / foncés. Ils végétaient dans la ville pure / comme une gale inexplicable. / On pensait : qu’ils s’en aillent. / Ils n’étaient pas d’ici. Il fallait / les nettoyer. » et dans « Les mouches », c’est directement la langue elle-même qu’elle met en cause : « Ne rien exagérer : quelques / mouches ont surgi. Maintenant elles se posent / sur la conjugaison du verbe ϕύω, qui n’est cousin / ni de fendre ni de fissure, qui est cousin / de physique et phylogénie, cousin de fiat / et de futur. Que signifie surgir ? ». Jeu savant autour du verbe « être » en grec et de sa forme impérative en latin, on pourra rester indifférent… Claudina Domingo, quant à elle, utilise beaucoup les guillemets et les parenthèses : « « Je ne crois pas en la mort » (a dit le poète) la mitraille propulsait sa silhouette alarmée (il aura le temps de découvrir que vivre consiste « surtout » à mourir) sans le réflexif « car se mourir est un pléonasme » « le reste est névrose » (le reste est religion) idéologie « envie de ne pas mourir » (peur et pluie) « nous (ceux de maintenant) ne sommes-nous plus ceux d’avant ? » », façon avec ces insertions incessantes d’aggraver le questionnement. Christian Peña en réfère carrément au « syndrome de Tourette » dans un long poème de neuf pages, « Au commencement était le verbe / et puis personne n’a su quoi dire », mettant en scène des personnages qui prennent la parole les uns après les autres : « Je dis des choses que je ne pense pas. Je bouge sans le vouloir. Je suis mal né, sûrement un jour où Dieu était malade. J’ai été le mal de crâne du monde, le mal-être de Dieu. Je suis l’accident. // Putasseries. Pédale. Enculé. » Tout cela, juste pour montrer les différentes façons d’interpeler cette langue qui est l’outil, parfois le sujet du poème. Je préfère certes un Óscar de Pablo qui triture son « Poème » de la sorte : « Avant d’être poème, ce poème / était un vaste paysage comprimé sous les nombres. Avant d’être poème, ceci était une saison de temps libre coincée entre deux touches, c’était une démangeaison. Avant d’être poème, ce poème était comme une barque de pêcheurs me picotant les doigts. » ou encore Maricela Guerrero qui écrit avec une certaine forme d’humour, dans un poème bizarrement ( ?) titré « .aquariums / Fenêtres » : « imagine des maisons près de la rivière / des vaches près de la fenêtre de la maison / la neige sur le lit et manger la soupe entourés de livres […] / les louanges sont aussi sinistres qu’hypocrites / les vaches sont aussi hypocrites que les fenêtres / et la soupe près de la rivière / est entourée d’insultes près de la fenêtre […] / écrire est un lien qui attache encore des vaches contre / la neige / se procurer une maison étant vache ou fenêtre près de la soupe / écrire de la soupe et des insultes entourées de rivières / attache et déchaîne des louanges sinistres comme la neige / un lien c’est entourer les vaches de fenêtres / sur les livres d’insultes / le déprimant du style de l’écrivain ce sont les vaches ».

Le lecteur (moi-même) appréciera diversement, mais il est un fait : cette nouvelle génération de poètes éprouve le besoin de se colleter avec la langue, de la chahuter, la tordre pour en extraire quelque élixir, le texte débordant parfois la fonction purement poétique pour flirter avec la métalinguistique, avec plus ou moins de bonheur, jugera-t-on. Il n’en demeure pas moins que les éditions Le Castor Astral, à défaut de constituer une réelle anthologie, ont rassemblé sur quelques trois cents pages, des textes d’un panel de poètes mexicains contemporains (certes issus principalement des régions de Mexico et Guadalajara) qui, sans cette traduction et cette publication, n’auraient pu être accessibles aux lecteurs francophones. J’ai pris un grand plaisir à lire ce recueil, à me renseigner sur tel ou tel poète, à explorer des œuvres qui m’étaient inconnues. En guise de clap final, je vous propose ce poème de Luis Jorge Boone :

Cravate
La cravate qu’il portait
le jour de son enterrement
avait été à moi.
Je ne l’ai pas remarqué immédiatement.
Elle était là, grise à rayures bleues et noires,
et j’ai dû la regarder plusieurs fois
pour comprendre
qu’il s’agissait de celle-là,
et que je ne pourrais plus la mettre
ni moi
ni personne
jamais.

Des mois après j’ai su que ma femme
sans le savoir avait remis cette cravate presque neuve
avec le costume de son père
pour l’habiller à ses funérailles.
« Ça ne t’inquiète pas qu’il la porte à présent ? »,
m’a-t-elle demandé après un silence assez long
 pour descendre dans les profondeurs de la terre
et remonter.

Je ne lui ai pas avoué que certaines nuits
je me suis rêvé
au milieu d’un grand bal,
en train de me promener sur des places sombres
ou d’écrire des phrases
sur les murs d’une maison en ruine.
Je porte un costume sombre
et la cravate.
Je ne peux pas la voir, mais je peux
en resserrer le nœud, lisser des doigts
le gris, le noir et le bleu.

Et toujours, avant de me réveiller,
je la dénoue et la laisse
là,
à un endroit du rêve.