Dimitris Glyphos, Black Sea et autres poèmes

Black Sea

Je deviens du sel
Et je m’allonge sur les blessures de la terre

Je suffoque
Et je la fais frissonner doucement.

 

Anorak

Sur les dos des livres
Les noms propres
Négocient l’ombre de l’intérieur
Avec la lumière de l’extérieur
Ou l’inverse
La lumière de l’intérieur
Avec l’ombre de l’extérieur 
Et ils s’enroulent du vent
Et ils sifflent le rythme de la nostalgie.

 

La conciergerie

L’humidité a pénétré aux rides du front
Aux herbes des paupières s’est évaporée
Et toi d’insister
De confondre
Les appartements avec les hommes
Les hommes avec les âmes.

 

Les abeilles

J’ai commencé par des lettres
Je finis par des lettres

Je parle
Et tu chuchotes en moi.

Présentation de l’auteur




Abdellatif Laâbi, Le dernier poème de Jean Sénac

 

Il ne s'est pas enfermé pour écrire
son poème a flairé le danger
lui a laissé la porte ouverte

Pas de poème sans risque
Sa barbe lissait le pubis
de la page transparente
et ses lèvres murmuraient
la sourate du pardon

Il dessina d'abord un soleil
un petit rond d'écolier
affublé de rayons démesure

La nuit criait au viol
Alger buvait à mort
entre hommes

Puis il tailla son crayon
ou se taillada une veine
mais j'imagine
qu'il écrivit au rouge
sans ratures
les fragments que voici:

"Naufrage des doigts
sculptés dans le silence
d'autres suffocations montent
du goulot amer du dire
Tous ces riens vomis
sur le parvis du poème’’

Les mots ne manquent pas
plutôt
le vouloir dire
A quoi bon
à quoi mauvais ?

La douleur
seule

Le poème qui ne veut pas naître
a ses raisons

Surtout
ne pas mendier
à la porte du silence
mais le gérer
comme un grand texte

C'est nous
qui avons vieilli
pas le monde

J'ai mangé
l'une après l'autre
mes petites illusions

Quant aux grandes
je me les garde
pour qu'elles éclairent durablement
ma sépulture
tels des joyaux

Pourquoi je me sens coupable
quand le bonheur m'envahit?

Heureusement qu'il y a la mer
bleu-gris de son vert gorgé de mouettes
une barque jubilant on ne sait
au fond de l'eau ou dans l'ourlet des nuages

Heureusement qu'il y a ce large
retenant le souffle de la terre
et le vent coulis ondoyant de frondaisons câlines

Heureusement que l'homme peut se voir
sourire à son lointain sosie
autrement que dans les miroirs

 

Rien de ce que j'ai appris
ne m'a servi
à déchirer l'hymen de tes yeux
arbre serein de sève pérenne
qui m'irriguera encore
quand ma bouche s'éteindra dans les sables

Je suis né
pour aimer
la haine m'est étrangère

Les peuples heureux
n'ont pas de poésie"

La porte s'est refermée
L'ombre sans odeur
apparut sur le seuil

Le couteau a fendu le soleil en deux
avant de pénétrer
dans l'enceinte sacrée
du souffle
Sénac avait levé la tête
il regardait dans les yeux
riait
comme il en avait l'habitude
en tendant au premier venu
son dernier poème

 

Présentation de l’auteur




Eugenio De Signoribus : Petite élégie (à Yves Bonnefoy)

 

 

Petite élégie

                                                                                          (à Yves Bonnefoy)       

 

Quand un vaste désert
couvrira la terre et de rares échos
et luminescentes bavures
d’une vallée reculée monteront

alors seulement se verront les chevelures
d’arbres ayant survécu aux bûchers
par auto-combustion de la forêt

(elle était, oui, de grimpantes spires
et de branches déportées, envahie…
et même le sous-bois emprisonnait
le pas volontaire du gardien)

et là, l’ombre rechercheront
les derniers venus… et peut-être là
entendront-ils à nouveau les paroles sauves
remontant d’une interne voix

(leur voix submergée
par l’épaisseur d’une époque vide)

en ce temps advenu
les présent-permanents connaîtront
qui a préservé pour eux
la lymphe de la langue

la graine de demain,
l’anneau qui tiendra

(pendant que de l’exil le chant
des ailés reviendra
construire son nid)

Eugenio De Signoribus

 

∗∗∗∗∗∗

 

Note : dans une lettre du 27 janvier 2011 accompagnant sa traduction de 24 sonnets de Pétrarque, Y. Bonnefoy ajoutait : « Notre communauté amicale sous le signe de la poésie est ce qui me garde de la désespérance. La poésie est aujourd’hui comme de la braise dans un âtre couvert de cendre. On peut espérer que le feu peut y reprendre… »

Et il est certain qu’Il a maintenu ce feu allumé, avec sa haute texture de pensée et d’émotion, son amour absolu pour la langue ; et sa flamme tenace a été – et sera – un exemple de résistance contre la mortification de la poésie, une « terre d’exil » sans cela.    – E.D.S. 

(tr. J.-Ch. Vegliante)

 

 

Nous avons cru utile de reproduire la lettre que Jean-Charles Vegliante nous a envoyée pour proposer cette élégie :

            "Je rentre d'Italie (conférences à Milan etc.), où j'ai vu Mario Benedetti assez serein - je ne sais pas si vous saviez qu'il y avait eu un projet d'un livre de lui dans la pléthore de publications en ligne de Recours...? -, où j'ai connu Tommaso Di Dio, publié déjà dans ce cadre (trad. Joëlle Gardes), et où beaucoup de mes amis poètes pensent à Yves Bonnefoy, qui est extrêmement aimé là-bas... Eugenio De Signoribus, dans sa grande mélancolie, me prie de traduire sa "petite élégie", écrite pour lui. Il pense que cela serait bénéfique si ce poème paraissait en ce moment. Je ne sais que penser : je ne dis donc rien, mais le texte est beau sans aucun doute. Je vous le soumets donc, en sachant que vous avez des programmes chargés, sans engagement bien sûr. Lisez et dites-moi..."

Bien amicalement à vous,

Jean-Charles Vegliante

 

∗∗∗∗∗∗

 

 

                                               Petite élégie

                                                                                    a Yves Bonnefoy

 

Quando un vasto deserto
coprirà la terra e rari echi
e luminescenti sbavi
da una remota valle saliranno

solo allora le chiome si vedranno
d’alberi sopravvissuti ai roghi
dell’autocombusta foresta

(era, questa, da rampicanti spire
e da slibranti rami, invasa…
e anche il sottobosco imprigionava
il passo volontario del custode)

e lì, l’ombra cercheranno
i sopravvenienti… e forse lì
riudiranno le parole salve
risalenti da un’interna voce

(la loro voce sommersa
dal folto d’una vuota epoca)

in quel tempo avvenuto
gli ora-permanenti conosceranno
chi per loro ha mantenuto
la linfa della lingua

il seme di domani,
l’anello che terrà

(mentre dall’esilio il canto
degli alati tornerà
a costruire il nido)

 

Nota

In una lettera del 27 gennaio 2011, che accompagnava la sua traduzione in francese di 24 sonetti di Petrarca, aggiungeva: “La nostra comunità amicale nel segno della poesia è ciò che mi salva dalla disperazione. La poesia è, al giorno d’oggi, come il fuoco sotto la cenere. Si può sperare che si riaccenda…”

E certo Lui il fuoco l’ha tenuto acceso, con la sua alta tessitura di pensiero e di emozione, il suo amore assoluto per la lingua: e la sua fiamma tenace è stata – e sarà – un esempio di resistenza contro la mortificazione della poesia, altrimenti “terra di esilio”.

Eugenio De Signoribus

 




Lee Sumyeong : poèmes présentés et traduits par Marie-Christine Masset

 

Escaliers froissés

Je grimpe les escaliers,
escaliers froissés

À chaque marche,
les menaces disparaissent.

Deux personnes se battent
elles jettent les escaliers ;

tout le monde se bat.

Une personne coupe le bras d’une autre personne
et le jette au loin.

Le bras jeté au loin
revient
et grimpe les escaliers.

Je fais des roulés-boulés et
bascule vers moi, fréquemment.

Je grimpe les escaliers
mais les escaliers sont invisibles.

Je m’assois sur l’échafaud
mais je suis déjà décapitée.

 

 

 

La danse des dents

À chaque fois qu’il rentrait à la maison, ses dents tombaient. Il mettait ces dents tombées dans un verre dans la salle-de-bain, regardait dans le verre et souriait avec sa bouche édentée. Au matin, il les remettait une à une dans sa bouche et sortait.

Une nuit, alors qu’il était rentré épuisé chez lui, il s’est réveillé en entendant un bruit étrange provenant de la salle-de-bain. Il s’est levé pour voir et s’est aperçu que les dents étaient sorties du verre et qu’elles dansaient, cliquetant en se percutant. « Cela a l’air marrant. Prenez-moi avec vous, » a-t-il dit et une dent a répondu, « rejoins-nous. » Il a commencé à danser. Alors toutes les dents sont retournées dans le verre.

Il s’est affairé à vendre tout le fatras que contenait son sac. Il a toujours travaillé dur mais peu de personnes achetaient ses trucs, aussi son sac était-il lourd matin comme soir.

Quand il est mort, son sac, et tout ce qui était à l’intérieur, ont été éparpillés ici et là, mais les dents qui étaient dans la salle-de-bain ont été enterrées avec lui. Chaque nuit, il danserait avec elles.

 

 

 

 

La Pluie Gauchère Tombe, La Pluie Droitière ne Tombe pas

Quand je marche avec toi main dans la main
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

Pour nous, il y a toujours trop de mains
et je me souviens de ce moment quand mes mains se sont divisées en deux.

Ce moment où des ciseaux transparents sont descendus.

Réveillant les pas —
Il y a-t-il quelque chose dans les pas ?
Ils sont faits de quoi ?

Pour nous, il y a toujours trop de pluie
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

Quand je marche avec toi main dans la main
nos corps nous abandonnent.
Nos corps nous regardent d’en bas.

Nos boutons tombés, errant ça et là,
les nombreuses boutonnières,

En elles
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

 

 

 

Quelque chose que la fenêtre réfléchit

Je regarde la fenêtre. Quelque chose réfléchi dans la fenêtre.

Est-ce la pensée de quelqu’un, et je ne sais pas ce que c’est. Je suis détenue dans la
pensée de quelqu’un.

Si je suis la pensée de quelqu’un, je matérialise la pensée de quelqu’un. Je ne peux pas l’ouvrir et
m’échapper.

Pendant un moment, je
perce le rêve de quelqu’un et entre en lui.

Je l’arrête.

Le rideau s’envole. Je suis étonnée d’être aussi près. J’essaye de faire tournoyer sa pensée
mais au même instant je l’enferme. Un à un, mes gestes.

Quelque chose se reflète dans la fenêtre.
Maintenant la pensée de quelqu’un est déchirée.

 

 

 

Un entrepôt

On s’est rencontrés dans un entrepôt.
Habillés comme ceux qui y travaillent
on a utilisé tout notre souffle
parlant lentement, des mots purs.

Les produits étaient très connus.
Les ventes augmentaient continuellement.
Pour vérifier quels produits étaient dans l’entrepôt,
on allait d’un bout à l’autre,
puis on partait dans une autre direction
et on revenait. On n’arrêtait pas de retourner
à des endroits où on était déjà allés.

On n’avait pas l’intention de prendre quoi que ce soit.
On allait et venait comme des personnes responsables.
Un stylo à bille et un téléphone portable dans la poche de nos pantalons,
et parfois on se tenait dans un coin pour répondre au téléphone,
ces fois-là on avait l’impression de ne pas pouvoir bouger d’un pouce.

De différentes manières, la répartition des produits était fantastique
il y avait plein de sortes de produits et ils étaient tous mis ensemble
et quand nous ne savions pas comment trouver les produits,
notre progression, en touchant les produits au hasard, était fantastique,
tout le monde dans l’entrepôt avait l’air fantastique.

Mais avant de quitter l’entrepôt, soudain
quelqu’un se met à pleurer sans raison.
Quelqu’un se met à vomir.
Quelqu’un se met à les tapoter dans le dos.
Quelqu’un se met à rejoindre l’endroit,
et d’autres se mettent à faire pareil.

Il vous est demandé de parler à l’extérieur du bâtiment.

Il y avait un signe, « Silence »,
mais depuis un certain temps on papotait,
faisant du bruit d’un coin à l’autre.

Se souvenant du « Silence » avant de quitter le bâtiment
quelqu’un se met à fermer sa bouche.
Quelqu’un se met à faire pareil.
Petit à petit le silence règne,
il devient encore plus silencieux
jusqu’à ce qu’enfin à un moment donné nous nous taisions tous à merveille.

Présentation de l’auteur




A propos d’Ishikawa Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement 

Il était difficile de trouver un titre à cette note de lecture, tant le titre original de ce livre d’Ishikawa Takuboku est pertinent et beau. Et même s’il s’agit d’une réédition, cet ouvrage met vraiment en lumière un Japon disons, intemporel, et aussi surtout un Japon vu de près, un Japon rendu proche à ceux que l’on oublie difficilement, la remémoration d’un Japon qui existe pour toujours.

On y voit clairement un pays authentique, surtout quand on connaît le cinéma nippon, et cette œuvre poétique s’approche aisément des grandes réussites cinématographiques d’un auteur comme Ozu, qui filme un pays pris par le courant du temps, qui s’arrache sans y parvenir à une tradition pour l’avenir incertain et mal aisé d’une modernité occidentale qui tient lieu de limite et de nouvelle frontière symbolique. 

Ceux que l'on oublie difficilement, Takuboku Ishikawa, Edition Arfuyen

Ishikawa Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement de, trad. Alain Gouvret, Pascal Hervieu, Yasuko Kudaka et Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017 ; 14€.

 

 

Ces poèmes rendent sensible justement ce passage pour l’écrivain, de la sphère domestique et usuelle, vers un monde organisé et beau comme le permet la forme instantanée du haïku. Car on rencontre avec le poète ce qui fait office de plongée dans le monde d’hier, d’un hier proustien – et d’ailleurs Proust est quasiment contemporain de Takuboku. Dès lors se développe chez lui tout un univers disparu - à l’instar de la madeleine et son goût réfracté par l’infusion de la grand-mère de l’auteur français, par exemple que l’on pourrait ici comparer à cette tentative -, univers qui prend les formes variées de choses simples et de tous les jours, et qui replongent I. Takuboku dans le cercle brûlant du souvenir et d’un hier perdu. Dispositif de la mémoire qui vient coller au texte, et d’ailleurs qui représente une lutte contre la mort ; donc une tension entre deux temps : jadis et la vie passée, demain et la mort rapide.

Il y a donc quelque chose de régressif à cette quête, qui cherche l’origine, et les allusions à la Chine (sorte de mère originelle), à la fin du recueil, tendent à tirer les poèmes vers la représentation millénaire de ce que l’on nomme la peinture de paysage chinoise (montagne et eau). Mille ans d’immobilité presque parfaite sous-tendent la tentative de Takuboku dans la recherche sans espoir d’un peu de temps pour vivre, et déjà tout ce que se réalise comme passé avant même d’avoir vécu. Donc, c’est le raffinement savant de la forme du poème, cette forme du haïku qui représente une tradition séculaire au Japon, qui accueille l’angoisse contemporaine, grâce à des allusions qui nous projettent encore vers les petits personnages ruraux dessinés par Hokusai, espèces de personnages typiques qui ici sont rendus avec tendresse et beaucoup de présence.

Et puisque nous parlions de nature ou de Marcel Proust, écoutons le poète :

Je me suis tourné vers la montagne
sans un mot
les montagnes du pays sont admirables

 ou

Je n’ai pas oublié
dans le jardin sous la lune pâle
les blanches azalées cueillies

 ou

La petite musique du marchand ambulant
comme si je pouvais recueillir
ma jeunesse perdue

Nous citons un peu au hasard, car tout est intéressant dans cette démarche rhétorique. Takuboku saisit l’essence, le passage même du temps. Ainsi, un lieu tout simple, une chambre, le village, deviennent l’endroit où se fixent les impressions méditatives et parfois sombres du poète, son sentiment à l’égard de lui-même ou de ceux qui l’ont entouré, de tout ce qui a fini du pays quitté, puis regretté de la jeunesse. Et tout cela avec une simplicité exemplaire, fine et qui met la sensibilité du lecteur à vif. Nous y sommes spectateur ému tout autant que lui par le motif d’une étoffe, une fleur, mille petites choses qui marquent l’appartenance à une culture millénaire, figuration d’un shamisen, le saké, et pour finir la mort elle-même.

Ainsi, le Japon de Takuboku reste celui que nous aimons, et tout ce qui nous rappelle l’importance d’un rameau de cerisier au printemps ou la liesse de la fête des lucioles, et pour les plus savants d’entre nous, les accents du théâtre kabuki ou les compositions artisanales des artistes classés comme « trésor national vivant ». D’ailleurs cette beauté n’interdit pas les sentiments morbides, et la disparition du poète emporté par la tuberculose presque au sortir de l’enfance, nous rend vivante cette époque du tournant du siècle, avec tout ce qui fait le quotidien et les éléments domestiques qui ont persistés jusqu’à nous.

Quittons-nous sur les paroles du poète lui-même, pour apercevoir un instant, avec lui, ce qui est devenu, malgré tout, quelque chose de pérenne.

Comme une douleur
revient un jour le souvenir du pays
tristes les fumées qui montent dans le ciel

ou

Derrière la bibliothèque de l’école
en automne apparaissaient des fleurs jaunes
dont j’ignore le nom

Quand tombaient les fleurs
j’étais le premier à sortir
vêtu de blanc 

Ma sœur avait un amoureux
je me rappelle avec tristesse mon amitié
pour son jeune frère maintenant disparu




Rencontre avec Saleh Diab

Une anthologie de poésie syrienne et arabe parue en France

 

La poésie syrienne est mise à l'honneur cette année au "Castor Astral", avec l'Anthologie bilingue de la poésie syrienne, publiée par Saleh Diab, qui rassemble une myriade de poètes du monde arabe ignorés jusqu'à présent des lecteurs francophones, qui connaissent Adonis, ou des poètes vivant en France, mais rien de ce qui est réellement écrit en Syrie, dans le contexte actuel douloureux de ce pays.

Saleh Diab, Poésie syrienne contemporaine,
Edition bilingue, Le Castor Astral, 2018,
367 pages, 20 €

Poète, traducteur et critique, Saleh Diab vit en France depuis 2000. Auteur de plusieurs recueils de poésie, dont  J’ai visité ma vie, en 2013, pour lequel il obtient le Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres, et d’un essai - Récipient de douleur (2007) - sur la poésie écrite par des femmes poètes arabes, il a accepté d' accorder un entretien à Recours au Poème afin d'y exposer un point de vue sans doute très polémique, mais que nous nous faisons un devoir de relayer, car il est pour nous essentiel de donner audience à une pluralité de voix.

Pourquoi  publier une anthologie de la poésie syrienne aujourd’hui ?
La poésie d’expression arabe écrite en Syrie - pays né en 1946 de la Syrie mandataire (Mandat français) - pays aujourd’hui morcelé qui risque de disparaître, se distingue par sa diversité autant que par sa richesse esthétique et artistique. Les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la modernité de la poésie arabe contemporaine, élaborant des territoires poétiques nouveaux. Cette anthologie revêt une importance de tout premier ordre pour plusieurs raisons : elle englobe les poètes syriens qui ont joué un rôle essentiel dans le renouvellement poétique au cours de la deuxième partie du XX° siècle et jusqu’à nos jours. Ce domaine poétique reste encore largement inconnu du lecteur francophone. Aucun ouvrage de cette dimension n’a été à ce jour publié en français. Seules existent des publications fragmentaires dont la traduction demanderait à être revue soigneusement.
Qu’est-ce que vous avez voulu faire comprendre aux lecteurs francophones en rassemblant tous ces auteurs dans votre anthologie ?
Cette anthologie de poètes syriens donne à entendre une diversité de voix d’une profonde originalité,  caractérisées par des éléments esthétiques dont j’ai tenté de mettre en évidence la pertinence. Cette  poésie a créé des écoles et des courants qui ont généré leur processus  dans le monde arabe dans des conditions bien spécifiques. A cette occasion, au cours de ce travail de composition de l’anthologie, je me suis posé des questions d’ordre littéraire, socio-politique et anthropologique. La production poétique relève de ces paramètres.  Il est en effet légitime de se demander comment les poètes ont pu s’exprimer dans  une Syrie qui est restée fermée trente ans sous la dictature d’Hafez al-Assad, et dix ans sous celle de son fils, depuis l’indépendance. Ainsi un résumé de la situation historique et politique de ce pays me paraît nécessaire. Ces paramètres affectent profondément les conditions de la production littéraire dans son ensemble et celles de la production poétique en particulier.
 
Vous dites que c’est une anthologie de la poésie syrienne mais aussi une anthologie de la poésie arabe. Pourriez-vous nous éclairer ?
La Syrie mandataire et actuelle a fortement participé à la modernité de la poésie arabe, laquelle se divise en trois périodes que nous avons commentées dans l’anthologie.  Sa poésie est liée à l’histoire de la modernité poétique arabe au Moyen-Orient et les poètes syriens ont leur part indéniable dans ce mouvement de renouvellement. Les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la modernité de la poésie arabe contemporaine, élaborant des territoires poétiques nouveaux, bénéficiant de l’apport et de l’expérience des pionniers irakiens de la modernité. Nous ne pouvons comprendre le mouvement moderniste de la poésie arabe contemporaine sans passer par la poésie syrienne qui a donné de grands poètes au sein de ce mouvement.
Pourquoi les femmes sont-elles si peu présentes dans votre anthologie ?
En art et littérature, la question ne se pose pas en terme de genre, mais en termes de valeur, d’apport au domaine, qu’il soit littéraire ou autre. Si l’on veut évoquer la présence des femmes par rapport aux hommes, il faut prendre en considération des facteurs culturels, religieux, sociaux, politiques. La société patriarcale dépossède la femme de sa langue et de son corps. C'est pourquoi rares sont les femmes qui sont parvenues à créer leur propre langue poétique. Malheureusement, depuis les années 40, on ne compte que deux femmes réellement importantes. Ce qui s’expose actuellement en France, dans le champ de la poésie des femmes arabes, relève d'une sorte de mise en scène où la femme poète est une « diva » exotique : même sa poésie, aussi faible soit-elle, n'est pas l'objet de la rencontre où la femme joue de son corps, comme pour prendre une revanche sur l'éducation répressive qu'elle a reçue.  Et la poésie n'existe pas dans cette mise en scène. La renommée de quelques personnes hyper-médiatisées ici ne repose pas sur la qualité de leur poésie, ou de leur écriture pour les prosateurs, mais sur l’idéologie, sur l’exploitation de l’événement, de la guerre, de l’actualité. Il y a aussi, ici, dans la société française ou européenne, l’idée de participer à l’émancipation des femmes syriennes en les médiatisant.   Or, ce mécanisme, loin de servir la cause des femmes, s’avère pure opération de propagande. Les femmes syriennes à « sauver », à « aider » à « émanciper » sont dans des camps de réfugiés, loin de tout accès à la parole, à l’information, à tout soutien, ou bien demeurent dans l’exclusion dans leurs villes ou villages.
Quelle est en réalité la littérature syrienne contemporaine représentée et traduite en France ? Pourquoi la poésie syrienne est-elle si peu représentée chez nous ?
L’une des premières explications possibles est que le pays a été fermé pendant 50 ans sous la dictature. Toutefois il faut noter que le phénomène a été différent pour la littérature d’autres pays sous dictature (l’Europe de l’Est, Haïti…). En conséquence, pour ce qui est de la Syrie, il y a des auteurs qui ont été traduits, mais pas en raison de la valeur de leur œuvre. Ils ont été traduits pour leur qualité d’activiste ou à la demande d’organismes humanitaires de défense des droits humains. Ils se trouvaient en France comme boursiers, parfois comme touristes. Il avaient des liens avec les ambassades et les centres culturels, universités, et ont saisi l’opportunité de soutenir ce qu’on a appelé « la Révolution syrienne ». Issus des milieux privilégiés proches du régime, ils ont changé de camp à leur arrivée en France, pensant que le régime tomberait. Ils ont cherché à obtenir des soutiens des gouvernements occidentaux, français notamment, créant des associations pour la Défense des femmes syriennes, des enfants, la société civile… Ces associations servent à construire leur image et leur notoriété, mais cela n’a rien à voir avec leur œuvre. D’ailleurs, c’est très visible quand on écoute les entretiens à la télévision, les colloques. Il n’y est jamais question sérieusement de littérature. Les discours sont assez stéréotypés, banals, et itératifs sur le peuple syrien qu’ils prétendent incarner. Ce que l’on observe, c’est que l’on (ce sont les universités, les institutions culturelles, les festivals de poésie, la presse, les médias) ne s’intéresse plus à la littérature en tant que telle, ni à l’art, mais que l’objet que l’on expose, que l’on commente, autour duquel on organise des colloques, c’est la vie, les actions supposées ou réelles, mythifiées, des personnes qui s’autoproclament écrivains, poètes et même philosophes – avec l’appui des universitaires - et les événements qui deviennent prétextes à publications et à médiatisation.
Encore une explication : Le régime a envoyé pendant des années, en France, des boursiers issus de familles proches du régime. Ensuite, ces personnes ne sont pas devenues des passeurs de culture, elles sont rentrées en Syrie pour occuper des postes à l’université, au Ministère de la Culture, à la Direction de revues, etc…Elles ont pris la place des véritables écrivains syriens, partis en exil – il s’agit là d’un véritable exil – aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en France. Le public français ignore tout de cela. Ni les médias, ni les universitaires n’évoquent ces réalités. Actuellement, à la faveur de la guerre, ce sont ces personnes issues de ces milieux favorisés et protégés qui ont obtenu très facilement le statut de réfugiés, et qui prétendent incarner la culture syrienne. Elles bénéficient d'une certaine publicité et d'une audience, dues au manque d'information. Les véritables écrivains, poètes, romanciers, artistes (Faisal Khourtouch, Mohammed Abou Matouk, Wallid Ikhlasi, Ibrahim Samuel, Nazih Abou Afach, Bandar Abed al-Hamid, Ali Abed Allah Said, etc.) sont restés bloqués en Syrie ou ont émigré dans des conditions très difficiles et périlleuses.  On ne les connaît pas ici.
La guerre en Syrie a-t-elle donné lieu à de nouvelles formes littéraires ?
Parmi les poètes des années 70, 80, 90, aucun n’a pris l’événement comme objet d’écriture. Les poètes des années 60 et 70 ont clairement déclaré qu’ils ne soutenaient pas cette « révolution » qui, à leurs yeux, n’en était pas une. Ils ont vu très tôt que le mouvement menait à une guerre civile et internationale, au malheur, à la destruction irrémédiable, mais pas à un changement de régime vers la démocratie. Ils ont prévu les tueries et les carnages, les massacres, et ils s’y sont opposés. Ils ont aussi compris que le mouvement de masse était guidé par les islamistes, eux-mêmes manipulés par les grandes puissances pour servir les intérêts de ces dernières. C’est pourquoi ici, en France, on a essayé de représenter la littérature syrienne à partir des personnes venues récemment à Paris. Hors Adonis et deux poètes à présent réfugiés en France qui font partie de mon anthologie, et qui ne s’expriment pas, ne sont pas du tout audibles ici, il n’y a pas de poète ou d’écrivain syrien digne de ce titre en France. Ceux que l’on voit et entend partout ces temps-ci sont d’une grande médiocrité et ne représentent rien en Syrie, ni plus largement dans le monde arabe. Il se peut que la traduction en français opère une amélioration du texte initial arabe, surtout en poésie, rendant ces textes publiables. Mais ce ne seront en aucun cas des textes majeurs ni d’importance littéraire. Ils séduisent ici, pour des raisons idéologiques. Les milieux culturels et universitaires sont très ignorants en ce domaine et aiment se faire passer pour des soutiens des droits humains. Le problème aussi, c’est la contamination de ces milieux par le compassionnel et l’idéologie droit-de-l’hommiste. La littérature disparaît.
Cette guerre n'a pas donné lieu à une nouvelle écriture, contrairement à ce que prétendent ces auteurs. Bien au contraire, la littérature, notamment la poésie syrienne, ici en France, n’est absolument pas représentée par les banalités qui se publient. En revanche, la poésie syrienne qui s’écrit en Syrie demeure vivante dans le monde arabe mais largement ignorée ici. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de publier mon anthologie.
 Comment avez-vous choisi les poètes ?  Quelle est la démarche que vous avez suivie ?
Mon choix de poètes et de poèmes repose sur la valeur de l’expérience poétique de ces poètes. J’essaie de jeter une lumière sur cette poésie en donnant à entendre les voix des avant-gardes. En présentant la poésie syrienne, j’ai voulu représenter la poésie arabe contemporaine de la deuxième moitié du vingtième siècle, tous ses courants, et à travers tous ses représentants.  Cette poésie est traversée par les mouvements qui ont marqué la poésie mondiale : le romantisme, le surréalisme, l’existentialisme, la poésie du quotidien… les courants qui ont œuvré à une transformation formelle.
Vous avez parlé de la traduction et de son rôle dans la poésie syrienne, pouvez-vous préciser ?
La poésie écrite en Syrie est ouverte  aux poésies étrangères. Les traductions (T.S Eliot, E. Pound, W. Whitman, St-John Perse, R. Char, Rimbaud, A. Artaud, Baudelaire etc…) ont marqué le travail poétique des poètes de la deuxième modernité. La traduction de la troisième modernité des poètes des pays de l’Est, russes, bulgares et hongrois a grandement contribué à la conception de nouvelles propositions d’écriture. L’anthologie offre par conséquent au lecteur francophone l’occasion de découvrir un vaste domaine poétique et culturel qui s’inscrit dans l’expérience d’une histoire mouvementée, tragique, dont témoigne l’actualité.
Elle devrait sans nul doute permettre au lecteur d’enrichir sa propre expérience de même que sa connaissance de l’histoire d’un pays liée à notre histoire et  de productions artistiques qui appartiennent au patrimoine de l’humanité.
 

Propos recueillis par Carole Mesrobian

 

Présentation de l’auteur




Shizue Ogawa, Une âme qui joue – la forme

Ce livre de poèmes est le quatrième paru aux éditions Caractères, tous publiés comme les volumes originaux parus au Japon sous l’intitulé générique d’Une âme qui joue et suivis d’un qualificatif : “le cercle”  “l’horizon”, “les ailes”,  ici plus abstrait : “la forme”. Shizué illustre ce titre dans l’un des poèmes :

“la forme/ délivrée des obligations / embrasse la liberté que le créateur lui donne / une âme qui joue / reconnait absolument tout/ et aboutit à la vérité”. Même si “la vérité / n’a jamais été dévoilée”. Sauf peut-être par la Poète pour qui “Les mots sont des fleurs / à peine écloses / la première qui les cueille / c’est moi”.

On retrouve avec bonheur les thèmes majeurs qui inspirent toute la créativité multiple de cette “âme qui joue”, dans toute l’innoncence d’une petite fille jamais réduite au seul état étroit d’adulte – même si pour elle la vérité prend aussi en compte “ la mort / sans être le néant (…) sans être la désolation”. -- Une approche sérieuse donc qui sait que “Courte est la distance entre naissance et mort”, et qui s’interroge sur le poids des “cent huit passions” qui “tourmentent notre conscience” dans la tradition bouddhiste.

Shizue Ogawa, Une âme qui joue – la forme.
éd.trilingue. Ed.Caractères 2018

 

Certains poèmes naissent d’un quotidien tranquillement prosaïque. “Nos corps sont petits / mais combien de choses ne font-ils pas!”  Mais plus souvent aussi ils dissent la communication directe et joyeuse avec toutes les manifestations du monde créé, animales, végétales, minérales et élémentaires. Shizué invite ses amis: “les grenouilles (qui) sont revenues à notre rivière / la reinette élue maire pour la seconde fois” ; et “l’insecte de garde qui surveillait sa montre / [et qui] a levé la main / et fait signe au soleil / “maintenant tu peux te lever”. Elle dit aux arbres ses joies et ses tristesse car “Les épines sont aussi [ses] amies”. Nombre de poèmes sont dédiés à celui qui partage sa vie “car mon rêve était de m’asseoir sous un arbre avec toi”; et qui, dans une promenade matinale qui termine le volume, devant les “innombrables gouttes de rosée [qui] s’attardaient / sur les plantations de riz imperceptiblement courbées” par la sécheresse, murmure : “Je t’offre tout” / “tout!”

 

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Shizue Ogawa A SOUL AT Play – Voices from three Continents by / Shizue Ogawa edited by Alice Catherine Carls and Shizue Ogawa / UNEÂME QUI JOUE/ Voix de trois continents, Poèmes choisispar Shizue Ogawa  édités par Alice Catherine Carls et Shizue Ogawa.

Shizue Ogawa A SOUL AT PLAY – VOICES FROM THREE CONTINENTS Selected Poemsby / Shizue Ogawa edited by Alice Catherine Carls and Shizue Ogawa / UNE AME QUI JOUE – VOIX DE TROIS CONTINENTS, Poèmes choisispar Shizue Ogawa  édités par Alice Catherine Carls and Shizue Ogawa. Edition trilingue japonais/anglais/français, deu




Autour de la traduction — et de la poésie turque

 

Traduction en tant que Re-création

La traduction c’est du tango argentin qui exige un certain respect de soi et celui des autres. Loin d’une simple succession de pas, c’est une marche vers la vie de l’autre. C’est une autre façon d’exister. C’est le désir de démontrer qu’on ne veut plus avancer seul, qu’on a besoin de l’autre dans toute son altérité. C’est la reconnaissance de l’autre dans sa différence. La traduction, c’est une émotion qui se danse à travers les langues.

Si nous nommons la traduction : œuvre de re-création et le traducteur : créatif, le processus de la traduction deviendra créatif en soi comme produit créatif entouré d’une aura de mystère.

Si nous prenons l’originalité et la nouveauté comme deux critères essentiels de la création, le texte traduit (c’est-à-dire la traduction) en tant que résultat d’un processus de création se prétendra être le même dans une autre langue par l’intermédiaire d’un entremetteur, qui déjà écrivain nous présente une beauté à demi-voilée que nous n’apercevons plus qu’à travers un brouillard. Cette entremise, cette traduction qui se trouve entre création et théorie – telle la philosophie – cette image de la belle étrangère qui excite en nous le désir frustré, le désir irrésistible de connaître l’original, exprimera le rapport le plus intime entre les langues.

La traduction de la poésie c’est la folie : Folie-poésie-traduction : C’est la difficulté de créer, c’est la restriction… En voilà deux éléments nécessaires dans l’art, comme disait Goethe qui aimait traduire des auteurs presque intraduisibles et qui considérait sa création comme faisant partie de son activité de création.

Il ne nous est pas impossible de considérer la traduction comme une partie intégrale d’une activité littéraire-poétique d’une autre histoire, d’un autre monde cognitif, d’un monde de perception-langage-mémoire, d’un autre espace conceptuel – intellectuel, d’un espace de pensée – aussi bien d’autres sensibilités que de compétences.

La traduction de la poésie en tant qu’activité créatrice permet à l’original sa survie que nous nommerons « la retraduction », au dire de Benjamin, « l’intraduisible », le renouvellement de la lecture selon les changements des normes esthétiques des époques.

Si nous prétendons que la traduction est un art, dans le sens grec du mot – ars, teckné -, technique qui ne doit pas envier l'art comme création, nous dirons que l'acte de traduction, ne fera que « se reconstruire » dans la traduction.

Si nous acceptons que la traduction de la poésie est une "technique", un "savoir-faire″ à travers lesquels se créent les idées, les mots, nous dirons que c'est quelque chose d'analogue à l'art d'écrire et que la traduction peut être (ou elle mérite d’être) considérée comme un art de réécrire.

Si nous disons toujours que la traduction est un art comme tous les autres arts, l’acte de traduire exigera une maîtrise élevée.

Si nous disons que la traduction devient une activité incontournable dans un monde qui compte plus de 3000 langues, nous prendrons cette fameuse activité comme produit créatif et en parlerons à la lumière de plusieurs questions telles que :

  • La traduction serait-elle l’une des clés de la communication ?
  • Serait-elle l’ombre de l’original ou son double ?
  • Le produit (texte traduit) serait-il conflictuel par rapport à ces deux critères essentiels et serait-il toujours le même texte dans une autre langue ?

Nous n’ignorons toujours pas que la traduction est un travail sans fin, une tâche difficile vu la variété du style, la singularité de l’œuvre, de la langue de départ et d’arrivée. C’est une tâche difficile avec des expressions intraduisibles, des vocables (terme signifiant quelque chose de précis) irremplaçables, des formes poétiques inchangeables selon leur valeur unique.

La traduction de la poésie se présente comme un fait de savoir offrir un dispositif technique et esthétique permettant d’atteindre son objectif poétique via la combinaison des différentes compétences linguistique, discursive (méthodique, logique, cohérente), socioculturelle et référentielle.

Les formes poétiques qui sont assez riches causent des problèmes énormes aux traducteurs : Comment faire avec Calligramme : poème à disposition graphique particulière ; Haïku : forme poétique japonaise codifiée de textes courts de quelques vers ; Lai : forme poétique médiévale de nombreux genres ; Motet : forme poétique se rapprochant de la musique ; Poésie en prose : forme poétique bien particulière qui utilise la prose au lieu des vers ; Rondeau : poème à forme fixe de 3 strophes isométriques construites sur 2 rimes, avec des répétitions obligées ; Sonnet (italien, français, shakespearien ou élisabéthain) : forme poétique bien particulière. Le sonnet suit obligatoirement une règle d’organisation strophique fondée sur la succession de deux quatrains et de deux tercets. Le système de rimes obéit à certaines contraintes variables selon le temps et les traditions nationales.

Pour les quatrains, jusqu'au XVIe siècle, l'usage dominant est la rime embrassée (abba / abba) identique dans les deux strophes (mais Shakespeare pratique : abab / cdcd). Pour les tercets, il n'y a pas de règle mais un usage différent selon les poètes ou les traditions nationales : rimes italiennes (cdc / dcd); françaises (ccd /ede); marotiques (ccd / eed); shakespeariennes (efef / gg). Au XIXe siècle l'usage se diversifie considérablement ». Bien que le sonnet respecte certaines modalités de construction qui constituent un art de la composition, Baudelaire pratique des systèmes de rimes différents. Avec une grande sensibilité et en privilégiant le cadre du sonnet, il donne à sa poésie - L’Homme et la mer - une dimension symbolique. Il est le premier poète moderne qui sait rompre avec la thématique traditionnelle de l’idéalisation de l'amour et de la nature...). J’ai le plaisir, à cette occasion, de vous rappeler L’Homme et la mer avec sa traduction en turc par le grand poète-traducteur Orhan Veli :

L’Homme et la mer

Homme libre, toujours tu chériras la mer!
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets;
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remords,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, Ô frères implacables !

İnsan ve Deniz

Sen, hür adam, seveceksin denizi her zaman;
Deniz aynandır senin, kendini seyredersin
Bakarken, akıp giden dalgaların ardından.
Sen de o kadar acı bir girdaba benzersin.

Haz duyarsın sulardaki aksine dalmaktan;
Gözlerinden, kollarından öpersin, ve kalbin
Kendi derdini duyup avunur çoğu zaman,
O azgın, o vahşi haykırışında denizin.

Kendi âleminizdesiniz ikiniz de.
Kimse bilmez, ey ruh, uçurumlarını senin;
Sırlarınız daima, daima içinizde;
Ey deniz, nerde senin iç hazinelerin?

Ama işte gene de binlerce yıldan beri
Cenkleşir durursunuz, duymadan acı, keder;
Ne kadar seversiniz çırpınmayı, ölmeyi,
Ey hırslarına gem vurulmayan kardeşler!

(Traduit par Par Orhan Veli)

La traduction de la poésie est très compliquée pourtant c’est une beauté, c’est la beauté d’une esthétique de l’à-peu-près, comme le dit Serpilekin Adeline Terlemez dans l’un de ses recueils :

Traduction

Une fugue, l'effacement d’une langue
devant un rival amoureux, le mariage désiré, la cohabitation
impossible,
l’amour fou qui fait preuve
d’effacement au profit de sa bien aimée,
une apparition progressive, une naissance, une traversée, une
sortie
pour l’émergence d’une beauté émergente
au sein de l’effacement, une beauté qui vit au reflet du splendeur
de tout ce qui s’efface, de tout ce qui
émerge.
La traduction
chose simple qui n’est pas
facile.
La traduction, une fugue,

un renoncement, la beauté de ce
renoncement, la beauté d’une esthétique de l’à peu- près,

[…]

C’est le miroir qui reflète l’image d’un visage...
Il l’est et il ne l’est pas,
le visage qui se regarde, qui se sourit, qui tend la main, qui veut se toucher,
mais hélas impossible!
C’est une bataille perdue d’avance...
Une bataille qui émerveille à
merveille une bataille qui ravit, surprend, enchante
admirablement, fâcheusement regrettablement,
une beauté qui déçoit… une rencontre, une genèse,
c’est la renaissance d’une langue
dans une autre langue.

Serpilekin Adeline Terlemez

La traduction de la poésie considérée comme une belle rencontre de poésie- traducteur-lecteur qui s'attirent, s'aiment ou se détestent en raison d’inhospitalité langagière n’est qu’une dispute entre l’identité et l’altérité et entre les langues qui se rencontrent, s'entendent, se disputent, se parlent, s'ignorent, se chérissent et se détestent.

Et quant au traducteur qui est à la fois lecteur et auteur, nous dirons qu’il ne baisse pas les bras. Serviteur de ses deux maîtres, il continue à traduire pour faire passer tout texte aussi bien traduisible qu’intraduisible. Il est obligé de servir ses deux maitres mais à qui donnera-t-il la priorité? Restera-t-il fidèle au premier pendant qu'il sert l'autre et vice-versa? Comment arrivera-t-il à ne pas les trahir ?Et comment sortira-t-il de cette impasse?

Le traducteur demeure seul face à de nombreux dangers qu’il doit déjouer sans savoir toujours comment faire. Car la belle connaissance de ces deux langues ne l’empêchera pas de tomber dans le piège des mots qui exigent une connaissance encore plus vaste, celle du domaine particulier de la langue de départ. Ce passeur de langue est souvent confronté à l’obligation de faire son choix entre plusieurs mots identiques. Ce n’est pas facile, comme nous venons d’évoquer, il y a beaucoup de choses qu’il doit respecter comme style, sujet, contexte, tout ce qui se cache derrière chaque mot, tournure, expression, couleur, image. Il se peut qu’il n’arrive pas à trouver le mot juste qui dirait exactement ce que dit l’autre. Car il est bien normal qu’il y ait des difficultés provenant de l’arrière plan culturel de la langue de départ. Pour cette raison, nous disons que traduire relève d’un art, d’une science, d’une poésie, d’un re-création.

Traduire, dans ce contexte-là, devient une tâche qui secoue toutes les frontières de sens, mots, expressions, culture. Elle va au-delà de toutes les connaissances du traducteur, elle passe à la dimension métaphysique de toutes les données. C’est à cette dimension que doit travailler le traducteur, il doit se dépasser afin de pouvoir traverser ce pont de traduction et atteindre l’autre rive passionnante où l’attendent ses nouveaux lecteurs. Il a tout le droit et devoir de provoquer la même réaction chez le lecteur en modifiant - si cela lui paraît indispensable – la forme, l’exemple de Ali Poyrazoğlu (Mes inconnus, in Le Crocodile en moi, présenté et traduit par Sevgi Türker&Serpilekin Adeline Terlemez, éditions A Ta Turquie, Nancy, 2010, pp. 30, 32, 33) :

Mes inconnus

Que je les réunisse et qu’on discute pour de
bon, ai-je pensé.
Et en plus je m’y connais pas mal
dans la grande cuisine...
J’ai préparé des plats raffinés aux goûts exquis de chacun.
J’ai bien travaillé quand même
car je les connais bien.
Et j’ai bien dépensé…

Ce que l’un mange l’autre le déteste. Ce que l’autre boit l’un le refuse...

J’ai dressé quatre couverts, j’ai allumé les bougies.
Tous les quatre aimaient Eric Sati
je me souviens…

j’ai mis la musique ils sont arrivés...
J’ai assis mes trente-cinq ans en face de mes vingt ans.

Je me suis mis en face de mes quarante ans.

Mes vingt ans ont trouvé
vieux jeu mes trente-cinq ans.
Mes quarante ans les ont trouvés
tous les deux nuls.

J’ai essayé de détendre
l’atmosphère … casse-toi pépère, m’ont-ils dit.

Quelle bagarre !
Les voisins du dessus et ceux du dessous
ont manifesté leurs mécontentement
en frappant aux murs.

Mes vingt ans ont lancé
un verre
sur mes quarante ans. Et
ils m’ont bousillé la maison.
C’est de ma faute… Quelle idée !
Quelle mauvaise idée d’inviter chez-
soi
les gens qu’on ne connait pas !

Ali Poyrazoğlu

traduit par Serpilekin Adeline Terlemez & Sevgi Türker

La traduction, c’est comme ce tango argentin, il ne reste qu’à chercher et à reconnaître les émotions que chacun désire exprimer. La mission du traducteur est de transmettre cette émotion, ces sentiments, pensées et cette ambiance.

Qui est donc ce traducteur ?
Qui serait-il ?
Celui qui fait passer l’écriture d’une langue à une autre ?
Celui qui va au-delà de deux langues et en crée une troisième, c’est-à-dire un créatif ?
Serait-il Le Dieu tout puissant qui décide tout ?
Ne serait-il pas le mari modèle, l'amant infidèle?
Serait-il le lecteur privilégié qui fait passer ce qu’il reçoit ?
Se nommerait-il comme celui qui démonte le texte pour le remonter ou celui qui dévoile le dévoilement pour redessiner le texte d’arrivé ?
Serait-il un passionné de l’insuffisance qui se laisse au charme de la langue et des mots ?
Serait-il un audacieux qui prend des risques, qui marche sur un fil ?
Et que dire de cet ordinateur traducteur ?
Serait-il un traducteur puissant et rapide ?
Serait-il plus performant qu’un cerveau humain?
Est-ce vraiment possible d’imiter ou remplacer le cerveau humain par un ordinateur ?

Particularité de la langue turque

Le turc/Türkçe (de Turquie) est une langue de la famille ouralo-altaïque ou finno-ougrienne, apparentée au finnois-finlandais et au hongrois. Elle n'est ni indo-européenne comme le français, l'allemand, l'anglais ou le persan, ni sémitique comme l'arabe ou l'hébreu, malgré la longue influence qu'elle a subie pendant des siècles de vie commune avec les Arabes et les Persans. Il est parlé à l’heure actuelle par plus de 200 millions de personnes dans le monde (Europe, Chine, ex- Soviétique, Afghanistan, Iran, Azerbaïdjan, Irak, pays balkaniques, etc.).

C’est une langue agglutinante (comme tamoul, mongol, estonien, finnois, hongrois, coréen, japonais, basque, somali, géorgien), chaque morphème correspond à un trait et chaque trait est noté par un morphème. Ex ev (maison) on forme : evler (les maisons), evlerim (mes maisons), puis evlerimde (dans mes maisons) ou encore evlerimdekiler (ceux de mes maisons).

Les traits caractéristiques de cette langue sont l’harmonie vocalique, l’agglutination au moyen de suffixe et l’absence de classes nominales ou de genre grammatical.

Son ordre SOV (sujet, objet, verbe) s’oppose avec l’ordre SVO (sujet, verbe, objet du français).

Le turc otoman (Osmanlıca, turc ancien (eski Türkçe), Lisān-ı Osmānī – la langue officielle de l’Empire Otoman (1299-1923, période pendant laquelle le turc n’est parlé que par les paysans) – s’écrivait avec une version de l’alphabet arabe et se caractérisait par une proportion importante de termes d’origine arabe ou perse.

En 1928, Mustafa Kemal Atatürk entreprend la réforme de la langue turque. L'adoption de l'alphabet latin a comme objectif de supprimer toutes les « capitulations linguistiques », d'insister sur le caractère moderne et de minimiser l'influence des conservateurs religieux, de toucher les masses populaires analphabètes.Le nouvel alphabet (comptant 29 lettres dont 8 voyelles - a, e, ı, i, o, ö, u, ü – et 21consonnes) est phonétique, toute lettre écrite est prononcée. Il n'y a pas de groupement de consonnes et des voyelles. Chaque consonne comme chaque voyelle est unique. Chaque lettre correspond à un seul son. Les lettres Q, W, X n'existant pas, elles se remplacent par Ç, Ğ, I (sans point), Ş, Ö, Ü

Quant à la poésie turque, nous commencerons par indiquer :

  1. La poésie populaire :
    1. Poésie de « clan » qui existait bien avant l’islam avec la musique du saz, ses thèmes éternels, son inspiration, ses ballades et ses chants a été à l’honneur en Turquie parallèlement à la poésie du « Divan ».
    2. La poésie des troubadours (Aşık) – la poésie amoureuse – Köroğlu etKaracaoğlan, Dadaloğlu, Aşık Veysel. Leurs chants épiques, une sorte d’harmonie de la parole et de la musique, s’élèvent comme le symbole de l’insoumission contre les inégalités sociales. Ils chantent l’héroïsme, la bravoure, l’amour, la nature.
  2. La poésie classique, dite du « Divan » avec des vers métriques, moule arabe, elle descend des seldjoukides (Selçuklular) qui, à travers la guerre, sont en étroit contact avec les Perses. Les premiers essais de vers métriques datent du VIIe siècle et appartiennent aux poètes turcs de l’Asie centrale. Cette forme de poésie connaît trois périodes :
      1. Préclassique : XIV-XVe siècles ;
      2. Classique : XVI-XVIIe siècles ;
      3. Postclassique : XVIII-XIXe et début du XXe siècle.

    Poésie anachronique, par son caractère durable jusqu'à nos jours, elle résiste à l’arrivée du vers syllabique et du vers libre. La poésie de Divan est lyrique :

      • Gazel (Ghazals) thème de l’amour, 5-9 strophes
      • Kaside (qasides) éloge au pouvoir, 33-99 strophes
      • Mesnevi, amour, beauté ; poésie, textes poétiques en prose, poésie narrative « Leyla et Mecnun » de Fuzûlî)
  3. Le vers syllabique (hece vezni) (XXe siècle) émerge comme une réaction contre les locutions arabes et persanes. Il a une brève existence, il fait le pont entre le vers métrique et le vers libre. Tevfik Fikret, poète-philosophe accusé pour ses convictions politiques rentre à Istanbul après dix années d’exil. Fortement influencé par les symbolistes français, il écrit parfois en langue française.

Restés d’abord sous l’influence persane, arabe et ensuite (après 1839) française, les poètes turcs négligent leur langue jusqu'à la Première Guerre Mondiale. Nazım Hikmet, Orhan Veli, Oktay Rıfat, Melih Cevdet Anday, Fazıl Hüsnü Dağlarca, font de leur poésie une poésie de combat. Nazım Hikmet et Fazıl Hüsnü Dağlarca, deviennent par leur audace et talent les pionniers du vers libre. Et Behçet Necatigil, poète de petits mots que nous venons de traduire réunit dans sa poésie toutes les formes de la poésie turque :

 

ROSE FANÉE QUAND ON LA TOUCHE

La plupart font tomber tant de choses mais
Les passagers ne les voient pas
Je me penche je la prends
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Ou bien dans une grande ville
Dans des arrêts surpeuplés elle se promène
Ou bien dans un lieu éloigné du pays
Dans le coin d’un café, dans la chambre d’un hôtel
Où qu’elle aille à cette heure du soir
Elle met les mains dans ses poches
Parmi des cigarettes, des papiers,
Elle glisse doucement
Je me penche je la prends, personne n’est là
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Ou bien dans le rouge à lèvres
Qu’une fille seule efface
Au seuil d’une nuit fatiguée
Quand elle met sa tête sur l’oreiller.

En pleine journée certaines viennent à mes côtés
Plutôt pendant les mois d’automne et lorsqu’il pleut
Comme un nuage descend dans un nuage de tristesse.
Je me penche je la prends, personne n’est là
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Sur les mains, sur les lèvres, en des écritures désertées
Elle se fait piéger par des rets tendus
Comme des bêtes blessées elle respire
S’étouffe, veut s’enfuir
Le long des chemins ou des souvenirs.

En la prenant je reviens, elle ne dort pas de la nuit
Elle bouge dans le noir dès que je la touche
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Behçet Necatigil




Attila Zsolt Papp, poète de Transylvanie

Introduction et traduction du hongrois par Maria Maïlat.

Attila Zsolt Papp est né en 1979 à Lugoj (en roumain) ou Lugos (en hongrois) en Transylvanie (Roumanie), près de la frontière avec la Hongrie.

 

 

Il a fait ses études à Cluj. De nombreuses revues hongroises et roumaines ont publié ses poèmes. Il représente une des voix de la jeune poésie de Transylvanie cherchant des passerelles entre les arts et entre les cultures.

 

 

Nommer la planète

Celui qui sait nommer les mers mortes
et allumer les réverbères dans les villes muettes,
il s’en va loin, tel l’enfant inconnu de l'automne,
il fouille les endroits où personne ne peut le voir.

Dans l’enfer des noms oubliés,
sur les ruines du Sud, un autre monde se prépare.
Il s’approche en silence, plein de doutes,
L’enfant l’observe, mais sait-il ce qui se passe.

On dirait que le paysage vide se remplit de vie :
« Viendra un étranger aux apparences changeantes,
tu te souviendras des anciens noms inventés,
et les lieux te sembleront davantage habités. »

Quand le jour férié est terminé, il retrouve ses esprits lentement.
Apercevoir enfin un visage, regarder étonné tout autour,
ne rien exprimer pendant que le chaos domine.
Impossible de dire ce qui est pourtant le plus important.

°°°°°°°°°

 

Station

Le martyre marche avec la croix.
Sur son pâle profil le soleil brille par à-coup.
Des soldats robots l’escortent
et des oiseaux mécaniques passent sans bruit.

Le martyr s’arrête avec la croix.
Au-dessus de sa tête la mort ricane.
Il essuie son front en sueur,
il s’envoie un coca et s’empiffre d’hamburgers.

°°°°°°°°°°°°

 

Les chevaux, les réverbères à l’aube

Les chevaux chargent tes rêves
un beau jour, par dizaines,
noirs profonds, aux yeux de feu, les chevaux.

Leurs yeux brillent dans la nuit,
tels les réverbères sur les places de Prague,
Ils galopent à travers les rues pavées.

Leurs sabots résonnent contre tes tempes,
ils envahissent tes brefs rêves agités
- noirs profonds, aux yeux de feu, les chevaux.

Le lit grince quand tu te réveilles,
sur la table de chevet, tu cherches de l’eau.
A moitié endormi, il te semble entendre
leurs hennissements.

Ils se tiennent de l’autre côté de la fenêtre fermée,
ils respirent bruyamment et attendent :
ainsi on te garde en observations.

°°°°°°°°°°°°°

 

Le cinquième point cardinal

Ne pas être dans la mauvaise humeur
nébuleuse de ce début d’après-midi,
ne pas séjourner dans aucun des lieux
où ce même après-midi se trouve;
précisément être là où tu es à l’instant,
mais quel serait cet endroit peut-être
Prague, Cracovie, l’Adriatique un peu
ou les côtes au Sud de la France…
Mais la suite ne se raconte que de moi à moi.

Ce temps, venteux, nuageux
ne correspond à aucune saison
et ne donne pas envie d’exister;
nous avons froid, le vent souffle à l’intérieur de nous.
Même si on s’embrasse, on se fige comme ça,
grelottants, immobiles -
tu verras, même le chien ne nous reconnaîtra pas.

Il nous reste un seul point de chute:
l’insubmersible continent
lointain que personne ne pourra découvrir,
là où l’obligation d’être ne s’impose pas, comme si …
- mais tu le sais aussi bien que moi.
Ici, dans ce paysage inconnu
il faut supporter en claquant des dents toutes
sortes de saisons inutiles et maudites;
bien sûr, ce jeu de patience exige
d’attendre que les années s’envolent par centaines.

Tu me regardes, je sais que tu vois aussi
le monde tel qu’il existe et son effondrement
- « comme un livre qui se referme » -
les vraies villes, Prague, Cracovie, tombent en ruines
et les côtes françaises aussi…
Nous sommes les seuls à entendre le désastre
mais de très loin.

°°°°°°°°°°°°°

 

La tentation du Midi

Nous étions heureux : dans le Midi.
Les fruits, la lumière du soleil et la mer
sans même nous apercevoir nos jours
furent pleins de vie,

les couchers de soleil, les crépuscules,
nos heures idylliques sur la plage,
le sable collant à ta peau,
je rassemblais tout dans une romance

pour les ranger et pour continuer quelque chose
qui n’est qu’une question sans fin
- crois-tu qu’aurait pu exister pour nous
un autre pays que le Midi,

différent de l’éclair qui rendait la vie simple,
et de ce château de cartes occupé
que la raison mettait en pièces
quand l’été se transformait en automne

ainsi la forme arraisonne le fond.
L’âme craint le moindre mouvement
dans ce nord sombre et froid.
Elle ne bouge pas, le corps, rien qu’un engin,

tandis que le Midi sous les fiers palmiers
ne nous envoie même pas un dernier adieu.
Nous devenons aigres comme le lait, le vin.

Amour.
Bave d’escargot.




Siècle 21, Littérature & société, Écrivains contemporains de New-York

Quatre volets au sommaire de ce numéro dont le coeur est constitué du dossier dirigé par Marilyn Hacker, consacré aux auteurs new-yorkais, "voix dissidentes" dans ce pays-continent que l'actualité politique actuelle donne plus que jamais à interroger, et du "hors-cadre" consacré à Marilyn Hacker elle-même, poète américaine de New-York vivant à Paris, dont sont offerts ici des textes en grande partie inédits, ainsi que quelques études la concernant.

C'est sur l'article "La route du Cap" de Jean Guilloineau, spécialiste de l'Afrique du Sud que s'ouvre cette livraison, qui nous entraîne dès l'abord sur les voiliers du portugais Bartholomei Dias, le premier en 1488 à doubler (sans s'en rendre compte) le cap de Bonne Espérance, et nous menant au fil de l'histoire, et des voyages aventuriers et souvent sans retour, en quête de routes des épices – qui, si elle n'y mène pas directement, contribue à la découverte de l'Amérique, et aux siècles de conquête, de déplacements de population, de luttes fraticides et de "melting-pot" qui constituent l'actuel continent et ses cultures.

Siècle 21, Littérature & société, seizième année, n.31, automne-hiver 2017, "Ecrivains contemporains de New-York (2), 206 p, 17 euros.

Siècle 21, Littérature & société, seizième année, n.31, automne-hiver 2017, "Ecrivains contemporains de New-York (2), 206 p, 17 euros.

http://revue-siècle21.fr (de nombreux articles disponibles en téléchargement libre sur le site)

C'est ainsi qu'il faut lire le dossier central, ouvert aux "nouvelles voix d'Amérique" – poètes contemporains originaires de toutes les variantes ethniques et culturelles qui font de New-York la ville la plus cosmopolite du monde.

On y entend les voix des minorités, portées haut par le talent et la plume des auteurs présentés, parmi lesquels Jessica Greenbaum qui témoigne de l'actualité immédiate et de son engagement dans deux textes intitulés "L'Avril des cent premiers jours" et "Les Dernières semaines de janvier 2017". Yusef Komunyaka y convoque, (tout comme Barry Wallenstein dans ses poèmes de Tony's Blues – pp 58-60), des rythmes de jazz, ou de klezmer, pour nous parler d'Ota Benga, pygmée amené à New-York comme "animal humain"... On peut découvrir "la voix unique de Tory Dent" à travers deux poèmes et une fine analyse de Yusef Komunyakaa, soulignant la double exclusion qui fait s'écrire la poète, femme et victime du SIDA (pp 37-48), mais encore : un extrait théâtral de Paul Knox, les fragments philosophiques de Samuel R. Delany, imaginant une rencontre entre Leibniz et Spinoza, et deux poèmes de Patricia Spear Jones (poète publiée sur le Recours au Poème consacré à New-York, en 2017) concluant cette récolte par un très beau poème sur la traduction, façon de rendre hommage à ces écrivants de l'ombre qui permettent, aux œuvres de vivre et de voyager, comme celles ici regroupées :

La poète est mongole. La traductrice suit son cœur
Un cœur brisé et pourtant, elle chante de telle sorte qu'elle fait
De son cœur brisé, mon cœur brisé.
(...) Les tempêtes
secouent les rues de Taipei et répandent des pétales de rose
A travers les cours et les rues de Brooklyn.

Poète aussi discrète qu'engagée, essayiste, traductrice elle-même, revuiste, et rédactrice depuis 2004 de Siècle 21, Marilyn Hacker fait l'objet du second dossier central – et c'est juste : son œuvre et son action tisse depuis longtemps des liens entre les cultures et les différents pans de l'expérience humaine, dans la complexité de leurs interrelations, abordées sans fard et sans complexe, ainsi que la décrit Alicia Ostriker dans l'étude liminaire, où elle souligne aussi l'amour et la colère comme traits essentiels de l’œuvre profondément humaniste de la "Poète qui relie entre eux le corps et le corps politique, elle est aussi une créature poétique des plus rares, une poète qui écrit tout en respectant mètre et rime ainsi qu'un programme d'idées radicales." C'est aussi à la musicalité de cette œuvre que s'attache l'article d'Emmanuel Moses qui la décrit comme un fleuve puissant encadré par les berges des contraintes (sonnets, pantoums, sextines...) qu'elle s'impose pour dénoncer, dans la tension qui naît de ces contraires, le scandale ultime de la mort.

Ponctué des ouvertures pratiquées par les articles des chroniques, ce numéro se clôt sur un riche dossier thématique consacré aux "couleurs", déclinées dans toute leur diversité physique, raciale et symbolique. Un numéro auquel ce bref aperçu ne rend pas justice, mais que tout lecteur soucieux d'élargir son horizon pour comprendre le monde actuel se doit de lire.