Traduire Lake Writing de Judith Rodriguez

 

L'enregistrement de Lake Writing, très récemment reçu, m'a submergée d'émotions aussi puissantes que contradictoires. Outre qu'il est merveilleusement réalisé, la musique choisie fort belle et la voix de Judith un cadeau d'outre-ciel, j'ai réalisé que le poème ici illustré faisait partie d'une série dont j'avais commencé la traduction, remise à plus tard, pour mener à bien d'autres travaux “urgents” - on préfère sans doute souvent ignorer l'urgence vraie que vous pose la limite du temps. Ce poème, que j'avais négligé, et qui m'avait été confié, était là, soudain déployé dans toute sa frémissante beauté, et dans mon ordinateur, les pattes de mouche des mots avaient lontemps attendu qu'on les fasse revivre.

video de Martin Kelly - voix, Judith Rodriguez, musique, Justine Siedel

 

LAKE WRITING

 

If I ask myself why I write about lakes

(again and again the task of keeping on course)

I think how the lake veers and veers, always left –

I start that way, land bulked on my right

for my abler hand to be sure, eye and the witless

other hand still feeling, open to water,

half-trained, shaping and stopping intervals on rounded

strings sounding in the mind till the right hand

takes and makes it music. The view from the lake road.

 

Orienteers tell us walkers in the unmarked wild

circle, I forget, left or right. Lakeside, circling

a forgotten lake that forgets water. I am walking

ahead on that shore uncompassed, I could go down

past the fraying edge, where patterns rise and spread

and another togetherness begins. Lake calls the course,

I will not turn from all it views and is, nor

from the unsought arising unsure at the corner of my eye.

This I walk by, that lives in unfocussed attending.

 

Lake-room is mind enough, a mortal mould.

Another side waits out of sight, it and its weather.

You can walk the lake’s ring in measurable time

mind-size, poem-fit, think a lake inside living.

Run by daylight round it with shortening shadow

to the further shore and surge, running to sunrise.

Traduire est une entreprise de longue haleine – et je n'ai par ailleurs jamais traduit les poèmes de Judith sans longuement échanger avec elle sur les choix effectués, dans ce jeu de “ping-pong” des questions et réponses portées par nos mails. Cette fois, je suis seule – et je m'enveloppe de ces mots qui attisent mon chagrin : j'ai failli en amité, en ne leur prêtant pas plus vite le corps de ma langue. Il me faudra du temps, pour polir ce poème, et pourtant, j'aurais aimé le partager dans ce numéro-hommage à la grande poétesse qu'est Judith Rodriguez, unaniment saluée en Australie, et qu'il convient certainement de découvrir en France tant sa voix porte loin l'indignation que suscite notre égoïste mode de vie face à l'ampleur des problèmes qui touchent notre Terre commune. Tant aussi elle est un remarquable passeur (il suffit d'écouter les entretiens accordés à Diana Cousens pour la radio1 ou de lire les témoignages de ses anciens étudiants pour s'en convaincre). C'est pourquoi je me décide à aborder ce poème comme je le découvre, ou presque – posant en route mes questions, et ne donnant à lire qu'une version imparfaite, un “work in progress” (mais n'est-ce pas le propre de toute traduction, d'être à jamais inexacte et amendable ? )

Ce poème sur un lac s'inscrit dans une longue tradition de méditations poétiques sur ce topos très répandu, et je pense au 3ème volet d'une série d'entretiens de Judith Rodriguez avec Di Cousens pour la radio 3cr , sur l'histoire de la poésie australienne, au cours duquel elle aborde l'originalité du sentiment de la nature au 20ème siècle2.

C'est sur ce sentiment aussi que je m'interroge en cherchant la meilleure traduction du titre de l'article. Si, pour moi, le lac évoque immédiatement ceux de Lamartine ou Baudelaire, je relève une centaine de titres sur le thème du lac recensés sur Poem Hunter pour la poésie anglosaxonne (dont ceux écrits par Byron, Goethe, Wordsworth et Walter Scott...) ! En quoi le poème de Judith s'insère-t-il tout en différant, dans cette tradition de sensibilité à la nature ? Ainsi qu'elle le souligne pour les poètes contemporains écrivant sur la nature, son poème part de l'analyse d'un "processus” - ici le déroulement d'une activité physique – et développe l'écriture à partir de celle-ci. Ce n'est pas une allégorie, mais une situation bien ancrée dans le réel, un réel personnel, extrêmement précis, à la façon dont procède la phénoménologie : des faits, des actions analysés de façon très objective, sans affect. Ce n'est pas une élégie romantique, un chant du cygne qui s'apitoie sur lui-même – ni même une métaphore symboliste comme le lac du “Cygne” mallarméen “ Ce lac dur oublié que hante sous le givre/Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ! "

Et toutefois, de façon discrète, “de biais”, en oblique, voici une profonde méditation sur le temps, solidement plantée, des deux pieds, dans l'activité quotidienne présentée avec les mots si simples que privilégie Judith – si difficiles à traduire avec toute leur charge d'émotion, de souvenirs, tous les sens possibles cachés sous l'apparente netteté. Le traducteur se méfie plus – à juste titre – du lexique quotidien qui semble si usé plutôt que des envolées précieuses de vocables rares et choisis, pour lesquels un dictionnaire donne presque toujours une traduction fidèle.

Mais avant tout, et ceci donnera le fil de ce travail – je m'en rends compte à la relecture, après avoir plusieurs fois écouté la vidéo, où sonne si fort le rythme de sa diction, c'est aussi pour elle, et le sera pour moi de façon prioritaire, une écriture en cours sur le rythme – rythme de la marche, rythme du travail, de l'écriture et de la traduction du lac. Rien d'étonnant en ce qui concerne Judith Rodriguez dont la fille, Zoe, me confirme qu'elle était aussi une excellente violoniste (et un passage du poème évoque des intervalles sur ces cordes qu'elle manipule, j'imagine, mais qui sont sans doute aucun musicales, également, puisque la main reprend la musique qu'elles produisent dans l'esprit de la marcheuse).

Des multiples et contradictoires définitions du rythme qui d'une certaine façon compliquent le dessein d'en rendre compte dans l'analyse d'une oeuvre (réflexion que je mène par ailleurs), je retiens celle de Benveniste - qui me sert ici de guide de lecture : remontant aux conceptions préplatoniciennes, il rappelle que le terme “rythme”, désignait aussi la forme, la façon d'agencer les parties dans un tout – définition qui – dans l'un de ces flash, l'une de ces évidences qui vous frappent parfois de façon inattendue et relient inopinément deux choses distinctes - me fait penser à Lake Writing, que je suis en train de traduire..

Benveniste explicitant la théorie platonicienne((j'utilise ici l'article de Lucie Boussara, "La Forme du mouvement (sur la notion de rythme)", parle des emplois fort variés de la forme, allant “des signes de l'écriture à celle d'une “chaussure"" - j'ajouterais bien “évidemment ici la forme du lac, contenant circulaire qui donne un sens (topologique) à l'écriture et lui imprime son rythme, comme nous le verrons au fil du poème. Je relève ceci dans l'article : “Le “ruthmos” forme distinctive, figure proportionnée, disposition, était dans l'antiquité une notion très vaste, tout comme l'est aujourd'hui le rythme”. Le rythme de la poésie contre “l'aruthmos” du lac – cette profondeur incommensurable qui évoque l'infini - cette surface qui givre et piège le signe mallarméen ? ou bien le lac, justement, comme image de ce ruthmos, de cette forme qui englobe, “La terminaison en “tmos” de ruthmos indique non pas l'accomplissement de la notion, mais la modalité particulière de son accomplissement telle qu'elle se présente aux yeux” ajoute l'article : et je pense à la modalité particulière de ce déplacement spécifique de Judith autour de ce lac-là, dans l'ici et maintenant de sa promenade et de sa transposition-remémoration dans l'écriture - la forme qu'elle donne – ou que le lac imprime – à son poème.

L'étymologie rhein, de ruthmos, nous indique encore Benveniste, dans l'article que je parcours, amène à considérer la forme comme forme en mouvement, contrairement à schema, qui désigne une forme fixe – sens que nous conservons aujourd'hui. “Ainsi ruthmos désigne la forme dans l'instant qu'elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide. Sans consistance organique. C'est le pattern d'un élément fluide”. Fluide ! N'est-ce pas ainsi que l'on peut voir l'eau du lac, dont on verra se dissoudre les berges, et le déplacement pélerin de la poète sur son rivage, sans repère ?

Lake Writing est un texte infiniment plus complexe – d'un point de vue théorique, ou métaphysique – qu'il n'apparaît à la première audition ou à la première lecture de ce récit de promenade ( et non plus une promenade singulière, mais le modèle idéal d'une promenade de Judith autour du lac, une promenade-”type” - d'autant plus si l'on retient la définition de ce terme dans le TLF, qui fait notamment appel au synonyme “ moule ”(( moule : modèle idéal qui détermine la forme d'une série d'objets qui en dérivent : concept asbstrait où s'exprime l'essence d'une chose, considéré comme un moule, un modèle.))ce terme lui-même définit le lac dans la troisième strophe du poème (a mortal mould ).

Cette déambulation autour d'un lac, remémorée pour répondre à la question liminaire : “pourquoi est-ce que j'écris sans cesse sur les lacs ? ”, semble donc amener le lecteur à envisager le lien entre cette forme du lac et celle du poème, ou du projet du poème.

J'en arrive au passage de l'article de Lucie Boussara où elle cite l'insistance de Benveniste à souligner le caractère temporaire et modifiable de la forme désignée par le ruthmos : la spatialité de la notion, à la différence de celle qui apparaît d'abord à l'esprit, l'associe à une musicalité : il faut au contraire “concevoir le mouvement, l'écoulement, la transformation dans le flux sans faire appel à l'intuition du temps”.

C'est ainsi que je comprends la dernière strophe du poème, cette réflexion sur la durée que l'esprit peut concevoir, la mesure du parcours, la mesure du lac dans l'esprit – et je sais qu'il faudra que je revoie ce passage très précisément.

La temporalité rythmique telle que la décrivent Garelli, Meschonnic, et Souris en musique n'est pas celle des durées de l'horloge, elle concerne une dynamique de relations entre des éléments qui donne à une oeuvre sa configuration”. N'est-ce pas ce lac dont on fait le tour, et dont la poète mesure le parcours, et la capacité du lac à contenir/être contenu dans l'espace d'un poème – l'espace d'une vie ?

Et cette perception mobile du lac fait aussi de Lake writing un magnifique poème crépusculaire qui parle de la vie, et de ce qui, tapi, vous guette sur l'autre rive (qui, au fond, s'agissant du périple autour du lac, n'est est une que dans l'esprit – tout comme l'anneau de Chillida5 que j'imaginais infiniment tournant sur lui-même, sans espace ni temporalité d'avant ou d'après, d'ici ou là...). Je pense à Montale, au poème que je préfère dans Ossi di Sepia, “I morti”, méditation sur “l'autre rivage” que je mettrais volontiers en parallèle.

Crépusculaire, plus que tout : elle marche autour du lac, l'écriture est la trace de ces pas. Elle marche en toute conscience - vers – l'autre rive, qui n'est que celle-ci, juste un peu plus mystérieuse et lointaine, et l'idée de la mort, présente en arrière-plan. Peut-être l'écarte-t-elle, la frôlant en passant, de ce geste qu'elle avait, ce geste de sa main valide, pour l'écarter, au coin de l’œil – je la revois très précisément.

 

ECRIRE LE LAC

 

Si je me demande pourquoi j'écris sur les lacs

(encore et encore l'obligation d'aller jusqu'au bout),

je pense à la façon dont le lac vire et vire, toujours à gauche -

je commence comme ça, la terre massée à ma droite

pour assurer ma main plus valide, l'oeil et l'autre

gourde main encore sensible, sans contrainte vers l'eau,

à demi-entraînée, formant et effaçant des intervalles surl'enroulement

de cordes qui sonnent dans ma tête jusqu'à ce que la main droite

reprenne et fasse sa musique. La vue depuis la route du lac.

 

Les spécialistes nous disent que sans repère dans l'espace vierge, les marcheurs

tournent en rond, j'ai oublié, sur la gauche où la droite. La rive d”un lac, contournant

un lac oublié qui oublie l'eau. J'avance

sur ce rivage déboussolée. je pourrais descendre

plus bas que les bords qui se défont, là où les motifs naissent et se diffusent

et une autre intimité commence. Le lac appelle le parcours,

je voudrais ne pas me détourner de ce qu'il offre à voir, de ce qu'il est, pas plus

que de l'indésirable se dressant incertain au coin de mon oeil.

Je le dépasse, ce qui vit dans une imprécise présence.

 

Il y a de la place pour l'esprit dans un lac, ce moule mortel.

Une autre rive est tapie hors de vue, elle et son climat.

On peut marcher autour du lac en un laps de temps que l'esprit

peut mesurer, adapté à un poème, penser un lac contenu dans la vie.

Courir autour en plein jour avec l'ombre qui raccourcit

jusqu'à la rive plus lointaine et surgir, en courant vers le soleil levant

 

 

Je remercie Dominique Hecq et Marie-Christine Masset pour leur relecture de cette traduction

∗∗∗∗∗∗

 

  1. https://www.3cr.org.au

       2. https://spokenword3cr.podbean.com/e/judith-rodriguez-talks-about-20th-century-poetry-part-3/

       3. d'abord paru dans Horizons philosophiques, vol.3, n.1, pp.103-120, et qu'on retrouve ici : http://rhutmos.eu/spip.php?article234

       4. Ibid

       5. L'Anneau de Chillida,Marilyne Bertoncini, L'Atelier du Grand Tétras, mars 2018.

 

 

 

 




Robert Notenboom, Les Chemins du Silence

Allô, c'est toi ?

Allô, c'est toi?
Elle répond ; "je sors"
La voix un peu hautaine d'une dame en tailleur
J'ai reposé le combiné, je l'imagine
Clefs à la main
Prête à partir
Sur la tempe une touche de Dior
Elle sort
Où va-t-elle? Des amis? Un spectacle?
A la rencontre de l'âme soeur?
Par la fenêtre, je regarde la mer
Au loin... si loin
Les multiples lumières du continent
Autant de vies

 

 

Je suis né de l'hiver

Je suis né de l'hiver
Au bleu d'aubes glaciales
Aux aurores de feu.

Il fut bien long le jour
Tombant, me relevant
Je menai le combat.

Qu'importe ce qu'il fut -
Le présent, l'avenir 
Disparaissent déjà

Vienne vite la nuit
Et me rende endormi
Au néant primordial.

 

 

Poète, vraiment

Poète
Vraiment, ça devient trop difficile
Alors bientôt je me tairai
Je désapprendrai les mots
Mes lettres déformées deviendront signes
A peine esquissés
Et je m'enfermerai dans mon silence
Seul, sans valise, en plein vent
Comme sur un quai de gare en attente de rien

Les mains et l'âme nus

tirés de Le Temps d'un sein nu,  Entre deux chemises, éditions du Puits de Roulle

 

Longtemps, j'ai écrit

Longtemps, j'ai écrit pour exprimer le meilleur de moi-même
et peut-être en suis-je venu à m'idéaliser un peu.

Maintenant, il va falloir que je m'évertue à devenir digne de ce que j'avais fini par penser être et que je ne suis pas tout à fait.

 

 

Read out my words

Read out my words
Not too loud
Just a whisper
Then read them over
Until ravenous ravens appear
And clear your souls of sated thoughts

Back to nought.

Lis mes paroles, bien
Pas trop fort
Juste un murmure
Puis relis-les
Jusqu'à ce qu'apparaissent des corbeaux affamés
Et vident nos âmes de vos pensées rassasiées


Jusqu'au néant

 

Von Baum gefallen

Von Baum gefallen, buntes Blatt
Du fliegst, Du glaubst dich Schmetterling
Weist Du dich schon tot ?

Tombée de l'arbre, feuille multicolore
Tu voles, tu te crois papillon
Te sais-tu déjà morte?

 

 

Questo passeggio tranquillo

Questo passeggio tranquillo
E questo paesaggion mutolo
Pacato

Equilibrio di gridi, risate
E di una parola strozzata
Beffata

Cette promenade tranquille
Et ce paysage silencieux
En paix


Équilibre de cris, de rires
Et d'une parole étouffée
Bafouée

Présentation de l’auteur




Maïakovski. Révolution. Suicide.

A l’occasion des Journées européennes du patrimoine, Radio France a proposé un concert fiction ressuscitant l’œuvre de Vladimir Maïakovski (1893-1930). André Markowicz, poète et traducteur français, est à l’origine du choix des textes et le traducteur d’un choix de poèmes complétant cet ensemble (Le porte-cigare, Pour le jubilé,
Philosophie de surface en lieux profonds, Alexandre Blok est mort,
À pleine voix,
Derniers vers.)

Il a autorisé Recours au Poème à publier une partie du journal qu'il tient presque quotidiennement sur la page facebook, où il  fait partager à ses lecteurs sa réflexion très personnelle sur cet exercice périlleux Il y parle de sa conception de la traduction, et de Maïakovski.

La traduction est gageure est d’autant plus grande lorsqu’il s’agit de poésie. En effet, le langage n’y est plus employé dans son usage pragmatique. Il est soumis à des distorsions, grâce à des dispositifs syntaxiques et lexicaux particuliers. Cette difficulté à rendre compte de l’implicite, porté par le langage poétique, bien souvent allégé de sa dimension référentielle, se double ici de la complexité de la langue traduite. En effet, le russe, langue flexionnelle, propose une multitude de possibilités pour certaines occurrences. Ainsi, cette question du passage d’une langue à l’autre demande des adaptations et une lecture bien plus globale de l’œuvre. 

Dans cette démonstration magistrale, André Markowicz nous propose de le suivre dans ce travail, mené pas à pas, à partir de quelques vers de « Ça va ! ». Il nous fait part des subtilités de la langue, et des possibilités envisagées pour rendre compte d’un texte qu’il n’aborde qu’à partir de la globalité de son contexte de production, lequel a, bien entendu, motivé les propos de Vladimir Maïakovski. C’est cette problématique de la traduction qu’aborde également Caroline Regnaut dans l’article que nous proposons également dans ce numéro : elle y rend compte du travail qui a donné lieu à son livre, Ressusciter Maïakovski : quelle doit être la posture du traducteur, et comment restituer une œuvre à partir des faits de langue. Car, au-delà de la personnalité de ce poète, qui, grâce à des dispositifs particuliers, revisite la posture de l’écrivain et ouvre la voie à une modernité poétique, il y a le texte, à considérer dans sa dimension autotélique. (La Rédaction)

* * *

 

Maïakovski. Révolution. Suicide.

Je répète à la Maison de la Radio, pour un concert lecture, ou comment ça s’appelle? — le 16 septembre. Disons, réellement, une création musicale de Jonathan Bepler à partir de poèmes de Maïakosvki, avec l’Orchestre philarmonique de Radio France et Denis Lavant, dans une réalisation de Christophe Hocké. Il s’agit, à l’occasion du centenaire d’Octobre 1917, d’évoquer la figure de son poète majeur. Le titre vient de son poème qui, en russe, s’appelle, « Horocho », ce qui veut dire « C’est bien », et pas tellement « Ça va », comme l’a traduit Christian David chez Poésie/Gallimard. Mais bon, ce n’est pas grave. Le fait est que ce mot, « C’est bien », est le titre d’une épopée de Maïakovski écrite pour les dix ans de ce qui était censé être l’épopée bolchévique. Et « C’est bien », c’est un mot d’Alexandre Blok dont Maïakovski rapporte qu’il lui avait dit ça, à propos de la Révolution, et qu’il avait ajouté : « Vous savez, ils m’ont brûlé ma bibliothèque à la campagne ». J’ai publié cet article que Maïakovski a écrit à la mort de Blok le 13 avril 2017.

Et Maïakovski, les bibliothèques brûlées, ce n’est pas ça qui l’effrayait.

Oui, il est monstrueux, Maïakovski. Et quand je lis ses poèmes écrits à la fin des années vingt, la plupart du temps, je suis saisi d’effroi : et pas seulement parce que cette « poésie engagée » est d’une pauvreté affligeante, déclarative, linéaire, un hymne à la violence, qu’elle est un hymne, répétitif, à la terreur, en fait. J’en parle dans les deux interventions que je fais pendant le concert, mais, ce que je voudrais aujourd’hui, c’est essayer de vous faire ressentir l’ampleur de la catastrophe, non pas en citant ces vers terribles de l’année 1927, qui sont écrits dans une syntaxe linéaire, et qui ne font que dire « C’est bien », alors que tout le monde le sait, dès le moment où il l’écrit, que ce n’est pas bien du tout ; que c’est la fin de la NEP, c’est-à-dire de la dernière tentative de libéraliser la vie économique, et que, ce qui s’avance, c’est quelque chose de réellement épouvantable : l’annihilation de la campagne, que Maïakovski chantera, là encore. Non, ce qui fait peur, c’est de comparer ce que Maïakovski était en 1917 et ce qu’il était devenu en 1927.

Aujourd’hui, je voudrais essayer de vous faire sentir comment Maïakovski a pu vouloir se lancer dans la Révolution, comment il a pu essayer de la comprendre comme un déluge salvateur, pour tout recommencer, tout reconstruire. Comment, en 1917, il démolit et reconstruit la langue. Et comment tout ce qu’il a fait est génial, à la fois tragique et joyeux.

*

En 1917, il écrit un long poème lyrique, « Tchélovek », « L’homme », ou « Un homme », puisque le russe ne connaît pas l’article. C’est la naissance, la vie, la mort, l’ascension et la redescente d’un homme-dieu, d’un géant qui dit « je », Maïakovski, devenu tous les hommes, Fils de l’Homme. Un homme qui, dans toute la première partie de son œuvre, est poursuivi par une seule obsession : le suicide. Et voici comment il décrit son face à face avec sa bien-aimée. En russe, ça donne ça. Je vous donne juste un quatrain.

« Глазами взвила ввысь стрелу.
Улыбку убери твою!
А сердце рвется к выстрелу,
а горло бредит бритвою. »

La transcription :

« GlaZAmi VZVIla VVYS’ strélou.
OuLYBkou oubéRI tvaïou !
a SERDsté RVIOTsia k VYStrélou,
a GORla BRÉdit BRITvaïou ! »

Dans cette strophe, tout est impossible : GlaZAmi VZVIla VVYS’ strélou.
GlaZAmi — par les yeux, avec les yeux
VZVIla — [le mot ne semble pas exister sous cette forme, mais on comprend qu’il signifie quelque chose comme « bander vers le haut », lancer, conjugué à la troisième personne du féminin singulier, — mais le « elle » n’est pas dit. Et essayez de le prononcer, ce vers : « VZVIT’ ». Il existe une autre forme : « VZVESTI », qu’on peut employer, par exemple, pour le chien d’un pistole ancien, qu’on arme — qu’on soulève avant d’appuyer sur la gâchette. Le verbe russe, tel qu’il est employé par Maïakovski, donne l’idée de quelque chose qui est lancé, vibrant, à toute vitesse. — 
Essayez de prononcer le mot « VZVIla » et, à sa suite, « VVYS », qui signifie vers le faut. Et dans cette accumulation imprononçable en russe de v, de z et de i, vous avez déjà la poétique de Maïakovski. Une concentration des impossibles.
« strélou », c’est l’accusatif de « stréla », qui signifie une « flèche ».

Et donc, ce vers signifie « Des yeux [elle] lance vers le haut une flèche. (ou : elle arme ? une flèche.) » — Mais vous comprenez bien que si je traduis ça comme ça, je fais, en respectant le sens des mots, un contresens. Parce que rien n’est laissé à la dénotation, même si, bien sûr, ça part du lieu commun de la flèche de cupidon, ou de l’éclair que pourrait lancer le regard de la bien-aimé irritée. Et, autre chose, pour compliquer encore : vous avez remarqué que je ne mets aucune majuscule au mot « strélou » (la flèche), c’est-à-dire que je ne marque aucun accent tonique ? Evidemment qu’il y a un accent tonique en russe sur ce mot, et c’est « stréLA, stréLOU (accusatif) ».

*

« OuLYBkou oubéRI tvaïou !
OuLYBkou » — sourire (à l’accusatif)
oubéRI — enlève (impératif)
tvaïou — tien. Enlève ton sourire ! — Mais personne, jamais personne ne peut dire ça en russe. Non seulement « enlève » ton sourire, mais « sourire enlève tien », dans cet ordre là — et pourtant l’ordre des mots, grâce à la déclinaison, est beaucoup plus libre en russe qu’en français. Il est libre, mais pas à ce point. Qu’on me comprenne : il n’y a pas de faute de grammaire, non — c’est juste que c’est hors de tous les codes. Et écoutez les sons : OU — Y (ce son guttural, Ы, dont Maïakovski dit qu’il est à lui tout seul le futurisme, par sa violence et sa laideur) — OULYB — OUBRI, où le « l » et « r » sont en saisis en miroir.

*

« SERDsté RVIOTsia k VYStrélou »,
a — mais, et/ alors que..
SERDsté — le cœur
RVIOTsia — se déchire. Non, ce n’est pas qu’il se déchire : ou, si, il se déchire (c’est le premier sens du mot), mais, ici, c’est « se déchirer en désirant se précipiter vers » (oui, tout ça). Et vers quoi se veut se précipiter le cœur ?
k — vers
VYStrélou — le coup de feu

Le cœur [rêve de se précipiter] vers le coup de feu. — Déjà l’image est saisissante. Mais ça ne suffit pas. Est-ce que vous avez remarqué la rime ?
— « VZVIla VVYS’ strélou »
— « RVIOTsia k VYStrélou » ? — Ce n’est pas une rime, c’est un quasiment un calembour, mais tragique : une rime qui repose entière sur la force de l’accent tonique, c’est-à-dire qu’elle porte en elle-même la violence de l’accentuation, et le choc de la flèche qui se fige et qui vibre sur encore deux autres syllabes similaires et non accentuées (strélou)… Ça va ?...

Et le quatrième vers :

« a GORla BRÉdit BRITvaïou ! »

« a GORla » — et/ mais la gorge
 « BRÉdit » — délire (du verbe délirer)
 « BRITvaïou » — du rasoir. La gorge délire du/par le rasoir. — Elle veut tellement le rasoir qu’elle en délire. Mais, là encore, évidemment, tout ne tient que sur le son — « BREDT » — « BRITV »… et là, encore, la rime laisse pantois :

« OuLYBkou oubéRI tvaïou !
a GORla BRÉdit BRITvaïou ! »

Comme si, dans l’impératif singulier du verbe « enlève » (oubéRI) suivi du possessif (tvaïaou), il y avait le rasoir. Par la force de l’accent tonique russe. Et encore un détail, qu’il faut vraiment pouvoir sentir : la forme « BRITvaïou » est une forme longue, littéraire de de la déclinaison à l’instrumental du substantif « BRITva » (le rasoir). Dans la langue courante, on ne dirait jamais ça : on dirait « BRITVaï ». C’est, à ma connaissance, ici, dans ce quatrain, le seul cas d’emploi d’une forme littéraire, noble, pour un objet aussi banal qu’un rasoir. Comme si le rasoir devenait un objet, je ne sais pas, métaphysique.

Et comme si tout dans cette strophe, où ça va si vite, où ça ne parle que d’une seconde où la bien-aimée lance un regard vers « l’homme », tout, en même temps, devenait d’une lenteur invraisemblable. Et ça encore, c’est entièrement nouveau. Tout, là, est révolutionnaire. Il s’agit ni plus ni moins d’une nouvelle langue russe, et d’une nouvelle façon de percevoir le monde par la langue. Comme si les mots étaient réduits à des éléments bruts, à la fois fixes et en mouvantes les uns par rapport aux autres — comme, je ne sais pas, Braque ou Picasso qui décomposent le mouvement.

C’est ce renouvellement, cette violence tragique et, à la fois, grotesque et, joyeuse, oui — puisque toujours à la limite du calembour, et tellement joyeuse par l’énergie qu’elle dégage quand vous arrivez à le dire, et par la vitesse de la pensée, — joyeuse, donc, vraiment, même ça ne parle que du désir de suicide— c’est tout cela que Maïakovski a pressenti dans le déluge qui a déferlé en octobre 1917 : un monde retourné, à reprendre entièrement, à reconstruire bloc par bloc, pierre à pierre, syllabe à syllabe, pour le faire sonner à neuf.

Le problème est qu’Octobre 1917, ça n’a pas été ça. — Et Maïakovski, en mars 1930, ayant perdu cette jeunesse de la langue et de plus en plus acculé par le pouvoir de Staline, n’avait réellement que l’issue de la balle pour mettre, comme il disait, un point final à sa vie.

*

 

Présentation de l’auteur




Tommaso di Dio, extraits de Tua e di tutti, (la Tienne et à tous)

Traduction de Joëlle Gardes

Quella parte di silenzio
che ci copre il viso. Il parco
aperto e nero in fondo alla strada in fondo alla strada
in fondo alla cosa che fai. Sul tuo viso
c’è qualcuno che smette, all’istante
rompe un vetro, cade
un cielo addosso alle pareti e tutto
è tempo ferito, limpido
alone fra i capelli, il vestito. Come taglia
questa luce nell’erba e lascia
soli nel dialogo.

 

 

 

 

La città che splende. La notte.
Il vuoto le strade. Gli angoli scavalcati
dal fiato corto le poche
donne sui marciapiedi e sembra tutto catrame
questo tempo, senza rimedio
senza soccorso. Ma poi alti
sono gli uomini che dormono sui prati
e le pietre delle fontane, slabbrate
sono piene di muschi foglie ombre ed è notte però
il vuoto, le strade. Lingua morta
che nelle cose vive alberghi e lasci
la tua crepa come uno stigma; fa’ che io possa
mettere la testa tutta dentro
che io vi spinga battendo reni cosce e petto un pugno
di gioia terrena.

 

 

 

La testa che ora
vi si immerge; nell’immagine tu sei
cameriera di ventuno al bancone del bar.
Occhi azzurri occhi bianchi. Una mascella fuori
posto ormai. Ma se poi noi
indietro risaliamo ogni scalino, dopo l’androne
la strada. Ma se cancelliamo la serranda
la macchina il tuo minuto e l’alba
della cronaca. La vita cosa è
che rimani così, immeritata
negli sguardi che hai dato a me
sconosciuto fra tanti. Sono i morti che ci rendono
al monologo; all’impossibile
storia del vero.

Cette part de silence
qui nous couvre le visage. Le parc
ouvert et noir au fond de la rue
au fond de ce que tu fais. Sur ton visage
il y a quelqu’un qui s’arrête, à l’instant
brise une vitre, contre les murs
un ciel tombe et tout
devient temps blessé, limpide
halo entre les cheveux, le vêtement. Comme tranche
dans l’herbe cette lumière qui laisse
seuls dans le dialogue

 

 

 

 

L’éclat de la ville. La nuit.
Le vide les rues. Les tournants enjambés
le souffle court les rares
femmes sur les trottoirs et elle semble toute de bitume
cette époque, sans remède
sans secours. Mais grands
sont les hommes qui dorment dans les prés
et les pierres des fontaines, ébréchées
sont pleines de mousses de feuilles d’ombres et pourtant c’est la nuit
le vide, les rues. Langue morte
qui résides dans les choses vivantes et abandonnes
ta fêlure comme un stigmate ; laisse moi
y mettre la tête entière
laisse moi y enfoncer en pétrissant reins cuisses et poitrine un poing
de joie terrestre.

 

 

 

La tête qui maintenant
s’y plonge ; sur l’image tu es
une serveuse de vingt et un ans au comptoir du bar.
Yeux bleus yeux blancs. Une mâchoire
déplacée désormais. Mais si nous
remontons chaque marche, après le couloir
la rue. Mais si nous supprimons la serrure
la voiture la minute décisive et l’aube
de la chronique. La vie c’est quoi
pour que tu demeures ainsi, imméritée
dans les regards que tu m’as adressés
moi un inconnu parmi tant d’autres. Ce sont les morts qui nous rendent
au monologue ; à l’impossible
histoire du vrai.

 

Ces poèmes sont extraits du recueil Tua e di Tutti, La Tienne et à tous,
désormais introuvable, publié en juillet 2015 par Recours au Poème éditeurs. 

 

Présentation de l’auteur




Traversées n°73 : A. Laâbi et les littératures du Maghreb

Ce soixante treizième acte de la revue Traversées, née et encore domiciliée en Belgique, tourne autour de la personne du grand écrivain marocain Abdellatif Laâbi.

Dans une première partie, le responsable de la revue, Patrice Breno, fait état de la raison de ce numéro spécial : la manifestation Tarn en poésie, organisée par l'association ARPO - laquelle, en plus d'un auteur réputé, convie une revue à venir débattre autour de l'écriture et de la littérature. Pour cette année 2014, ce fût à A.Laâbi et à la revue Traversées de venir à ces rencontres.

 

Point d'orgue de cette manifestation, la rencontre entre l'auteur et les collégiens/lycéens de la région qui, pour l'occasion, ont lu, étudié, et travaillé autour de l’œuvre du poète originaire de Fès. Retranscrits presque intégralement, ces propos entre gens égaux - car pas de posture de l'écrivain face au péquin, pour A. Laâbi - laissent entrevoir tout le combat de l'homme, le travail de l'auteur, la sincérité sans calcul de l'homme, l'humanisme de l'auteur. Il explique, en des mots simples et percutants, son vécu de résistant poétique, dans les années soixante-dix ; engagements pour le droit à vivre comme un citoyen respecté, quels que soient ses choix de vie. Combats qu'il mène encore, même si le Maroc a considérablement changé, comme la France et le reste du monde, d'ailleurs.

Traversée n°73, septembre 2014

On retiendra, mais pas seulement, de ces pages passionnantes, ces quelques mots de l'auteur qui, espérons-le, en feront réfléchir certains, quand on sait que A.Laâbi a passé un nombre considérable d'années en prison, pour "délit d'opposition" : " Je ne sais pas si vous êtes conscient du privilège qui est le vôtre. D'être dans un pays où le fait de s'exprimer librement, de critiquer ceux qui gouvernent, dans ce pays, est une chose normale."

Pour finir cette première partie de la revue, un article en  hommage à A.Laâbi, écrit par Paul Mathieu ; suivi de ces mots de respect, voire d'affection, du poète algérien Abdelmadjid Kaouah, dont l'aphorisme de résistance reste gravé pour longtemps dans la mémoire du lecteur : "Les poètes ne font pas les révolutions, ils écrivent le rêve de changer la vie."

Vient la seconde partie de ce numéro, qui offre à lire des écrivains du Maghreb via  proses, poèmes ou fables réalistes mordantes, auteurs parmi lesquels Abdelmajid Benjelloun ("Le seul mystère que je connaisse consiste dans ce que je ne vois pas dans ce que je vois."), ou bien Aya Cheddadi ("Jamais est un mot-lunette pour ceux comme toi / qui ont besoin de certitudes extérieures").

Enfin, pour conclure , un dossier sur quelques poètes marocains, préparé par Nasser-Edine Boucheqif, avec, entre autres, Naïma Fanou ("Le paysan tire la terre par ses cheveux / et elle enfonce / ses ongles / dans la boue"), Mohamed Loughafi ("les nuages du cœur s'amoncellent / et le corps un désert / qui tente la séduction de l'empressement"), ou encore Hassan Najmi ("Ce poème ne m'appartient pas -")

Ces deux dossiers transmettent une vision très précise, voire particulière ; on est guidé du début à la fin par un certain lyrisme, un raffinement de la langue, un engagement poétique/politique des auteurs, un rapport intense à la Foi (sous de multiples formes), et même parfois un humour sophistiqué. Mais est-ce là la plus complète représentation de la littérature du Maghreb ? Non, le choix est évident. Toute revue a une ligne éditoriale qu'elle se doit de respecter. Aucun reproche à faire, donc, sur ce point, à cette anthologie contemporaine rondement menée. En revanche, on pourrait, non pas reprocher, mais demander pourquoi n'a-t-on droit qu'à une si petite participation féminine à l'ensemble. 




Ping-Pong : Visages de l’Australie, Carole JENKINS, entretien

Dans la continuation de notre exploration du continent poétique australien, nous vous présentons Carol Jenkins, poète et éditrice d'enregistrements de poètes australiens. Elle vit et travaille près de Sidney, où elle se consacre à l'écriture, après avoir abandonné une carrière dans un organisme gouvernemental d'évaluation des risques chimiques. Les poèmes présentés ici ont été lus par l'auteure au Festival International de Poésie de Trois-Rivières en octobre 2016, et sont extraits de la plaquette "Ennuage-moi, a bilingual collection", publiée par River Road Press  en septembre 2016 (www.riverroadpress.net). Ils suivent l'entretien qu'elle a accordé à Recours au Poème.

les traductions sont de Marilyne Bertoncini

 

*

 

Entretien avec Carol Jenkins

 

 

Vous êtes poète et éditrice d'enregistrements audio de poésie : comment êtes-vous venues à ces deux activités – qu'est-ce qui vous a motivée ? (il y a peu d'éditeurs audio)
En 2003, j'ai brusquement ressenti le besoin d'écrire un roman. Je travaillais pour le NICNAS, organisme gouvernemental d'évaluation de l'impact des produits chimiques industriels sur les Australiens et l'environnement. J'y rédigeais toute sortes de documents administratifs ou légaux, mais pas de romans, et certainement pas de la poésie. On m'avait toujours dit que mon courrier personnel était amusant. Je suis une épistolière, j'aime cette forme, bien que désormais ce soient surtout des emails. J'ai donc écrit un roman et quelques poèmes, que j'ai classés. Pour obtenir une aide à la publication, j'en ai envoyé quelques uns, et j'ai eu la chance incroyable de voir accepter ces trois premiers poèmes. Cela m'a fait comprendre l'importance que cela avait pour moi. L'écriture est le travail qui me convient.
Vers le moment où j'ai eu mon premier iPod, vers 2006, j'ai commencé à écouter des podcasts de poésie. J'aime écouter la radio, j'écoute en jardinant, cuisinant ou marchant. Au début, j'ai commencé à enregistrer mes propres travaux et ceux de mes amis. La lecture à voix haute est un grand outil éditorial, et j'ai acheté du matériel d'enregistrement rudimentaire que j'ai apporté à un atelier de poésie à Wollongong en 2007. A l'époque, la Fondation Australienne de Poésie organisait un séminaire de dix jours en résidence ; il y avait chaque nuit de merveilleuses lectures faites par les tuteurs et les poètes de l'atelier – je me souviens avoir dit un soir "Je vais tous vous enregistrer". Je l'ai fait et j'ai produit un CD pour accompagner l'anthologie née de ces travaux. Mon ami Marc Walmsely, musicien et ingénieur du son, m'a montré les bases de l'édition, et m'a aidée pour les problèmes techniques. J'étais convaincue de la nécessité d'enregistrer les poètes lisant leurs oeuvres: à l'époque, la radio nationale d'ABC(Australian Broadcasting Commission) avait un programme hebdomadaire de poésie, mais c'était souvent des acteurs qui disaient les textes et il n'était pas vraiment possible d'avoir accès à leurs archives. J'ai senti que la Série de Poésie de River Road tombait à point, et j'ai réalisé un gros travail d'enregistrement de la poésie australienne. La poésie est un art oral autant qu'écrit, c'était vraiment dommage de ne pas enregistrer nos poètes. D'autres pays le faisaient, pas l'Australie.
Je procède de diverses façons pour enregistrer. Quand je travaille à partir d'ateliers de poésie, je suis démocratique et j'enregistre tous les participants, avec un ou deux poèmes chacun. Autrement, j'ai été systématique dans ma façon de sélectionner. Pour un autre projet de recherche, ,je recueille et analyse des données sur la démographie des anthologies de poésie australienne1 En 2007 j'ai trié les données pour dégager une sorte de consensus entre les éditeurs sur quels poètes étaient selon eux les plus importants : je m'aperçois maintenant que ces données privilégiaient les poètes masculins les plus âgés – ainsi que je l'ai dit à Judith Berveridge en 2009 : "nous sommes dans le lobby du club des vieux mecs". Les choses se sont améliorées, l'anonymat des propositions aidant, un plus grand nombre de rédacteurs choisissent le poème et non le poète. J'ai donc sélectionné les poètes les plus publiés, avec le souci pratique de créer une communauté – L'Australie est vaste. J'avais aussi conscience de la nécessité d'enregistrer des poètes plus âgés alors qu'ils étaient encore parmi nous, avec une bonne voix. Une autre méthode a été de réaliser une anthologie thèmatique. J'en ai fait trois : New Felons – de nouvelles voix au lieu des habituelles, Scissors, Fire, Paper, Water -une sorte de recréation du classique chinois, Ciseaux, papier, rochers, et un sujet qui me tient à coeur, The Philosophy of Clothes ( toujours disponible) . J'ai également réalisé 106 épisodes petit format d'un programme radio intitulé A Way with Words qui passait chaque semaine sur une station FM de Canberra.2 Enregistrer prend beaucoup de temps, et éditer et produire un CD plus encore. J'ai accumulé du retard, et me suis concentrée sur mon propre travail car j'étais saturée. L'an prochain, je me remets à l'édition audio.
 
Quelle importance ont ces publications sur la scène littéraire en Australie ? Quels sont les poètes que vous publiez, et comment les sélectionnez-vous ?
Je pense que la série des River Road Petry a offert un nouveau média aux poètes que j'ai enregistrés, en promouvant leur oeuvre, en particulier parce que j'ai collaboré avec le UK poetry archive et le USA Poetry Fondation, pour présenter ces poètes sur les sites on line avec textes et audio. J'ai beaucoup aimé travailler avec Poetry Archive, et j'espère que ces collaborations aident à faire mieux connaître internationalement la poésie australienne et le travail de ces poètes. Les enregistrements permettent une archive culturelle : quand j'ai appelé Fay Zwicky – elle vit à Perth – j'ai entendu un soupir de soulagement - elle m'a dit qu'elle avait espéré que quelqu'un enregistre son travail, elle savait que c'était important. Les gens sont très favorables aux renregistrements, et travailler avec les poètes a été merveilleux, je me suis fait de grands amis, et ce qui est important, pour mon propre travail, j'ai compris comment leurs poèmes vont ensemble. Comme poète, je crois que vous devez non seulement lire mais aussi entendre de la poésie, et j'espère de nouveau que la série ait gagné un nouveau public d'auditeurs et de lecteurs.
J'ai choisi de présenter une série de poèmes parlant de tissus, alors que vous êtes connue aussi pour vos poèmes scientifiques : comment ces différents thèmes coexistent-ils dans votre travail et votre inspiration ?
J'aime les vêtements et les tissus, les chaussures et les chapeaux : le vêtement et ses accessoires sont une façon d'exprimer nos personnalités, elle nous donnent la possibilité de faire un peu de théâtre, de tribalisme, de sensualisme. Faire des vêtements, tricoter ou coudre, ce dont je parle dans mon écriture, présente des points communs avec la fabrication de poèmes, on décide de communiquer quelque chose, ou d'habiller quelque chose, et on trouve une substance - on crée un dessin, et on construit Il ya un rythme, une fluidité des tricots et des tissus, une sensualité que j'aime mettre en poèmes. Pour moi, les vêtements évoquent aussi la mémoire : enfant, j'avais quelques beaux vêtements, et j'avais un nom pour chacun, et donc, oui, cette connection entre création et mots a commencé très tôt pour moi. Au collège, j'avais choisi un cours de travaux d'aiguille et j'aimais les techniques de production des vêtements, j'étais la seule intéressée par la biologie du ver à soie, le mot filière me semblait délicieux, et la chimie de la fabrication du nylon m'intriguait - et puis, il y avait l'histoire du costume, que j'ai dévorée. Encore une chose, à propos des vêtements : c'est la façon dont la mémoire d'un événement est intrinséquement liée à ce que je portais – une "madeleine" visuelle – et la façon dont les vêtements peuvent être cruciaux pour un événement. La profonde sensualité tactile des étoffes et vêtements, la première fois que nous les rencontrons ou les testons de la main, c'est ce qui nous enveloppe au quotidien, nos secondes peaux, notre protection contre froid et chaleur. Et je dirais que les vêtements sont l'équivalent visuel de la madeleine de Proust, ils ont aussi leur propre signature olfactive. Nos vêtements n'ont pas seulement notre odeur mais celle de ce que nous faisons en les portant – qu'on pense à la chemise couverte de farine du boulanger, au bleu de travail graisseux du mécanicien...... Ce mélange capiteux est pour moi un sujet irrésistible. Et si ceci ne suffit pas, les habits nous donnent aussi une texture culturelle, un guide abrégé du caractère et de la classe sociale, dans les romans, et une dimension absolue en poésie. Tous ces facteurs font partie de mon désir de faire le CD anthologique The Philosophy of clothes.
Je vois les vêtements et ce dont ils sont faits comme intrinsèques à la façon dont le monde fonctionne, et la science pour moi fonctionne de la même manière. Vous pouvez faire tant de choses dans un poème sur la science, il peut s'expliquer lui-même et expliquer d'autres choses encore; comme être amoureux, ou bien la façon dont les choses deviennent absurdes si on les réduit à leur fonction. Quand j'étais à Trois Rivières pour le Festival International de la Poésie, les gens ont aimé les poèmes sur les vêtements et les poèmes scientifiques comme "Ennuage-moi" et "Quand les Temps éloignent les étoiles" – les francophones les aiment comme du théâtre, et ils comprennent le flirt.
Quelle est votre formation et pourquoi écrivez-vous de la poésie ?
Pour moi la poésie est une forme de jeu – jeu de mots bien sûr, mais ça me permet aussi de faire des expériences de pensée, c'est une façon de m'occuper des choses qui m'interrogent, d'analyser un événement ou une idée pour en tirer parti. Quand j'écris bien, je suis dans ce flux, c'est presqu'addictif. Avoir une pratique poétique favorise mon attention au monde, les détails, les développements scientifiques, les possibilités de métaphore dans ce que disent les gens et l'endroit d'où ils parlent, les ambiguités de langage et d'idées sur l'évolution, la physique, les maths et l'univers. Les moteurs linguistiques dans les poèmes m'intriguent, j'aime les poèmes dans lesquels il y a des pivotements qui réorientent la lecture. Alors que je peux être mélancolique, j'aime aussi faire la fête et m'amuser. Si je peux écrire quelque chose qui me fait rire, c'est une bonne chose.
Avez-vous le sentiment d'appartenir à un courant poétique particulier ? Quels sont vos modèles, les écrivains passés ou contemporains qui comptent le plus pour vous ?
J'ignore si je suis membre d'une quelconque école, en tous cas, je n'adhère à aucune. Mon but est d'être lucide, je peux apprécier l'importance d'une école comme L=A=N=G=U=A=G=E qui a modifié tout le paysage poétique, mais je suis trop attachée à la narration pour faire partie de leur groupe. Puis, je ne crois pas qu'un poème doive être linéaire ou rationnel : à quoi sert l'imagination si on ne peut imaginer que des choses ordinaires ? Il y a tant de merveilleux poètes australiens et néozélandais ; j'ai une grande admiration pour Judith Beveridge, maîtresse en paysages sonores, Joan Burnes pour son mordant et son usage du vernaculaire, la technique brillante de Stephen Edgar, sa virtuosité de pensée – toujours avec du coeur, Michael Sharkey pour son esprit et son agilité, David Musgrave dont le récent livre The Anatomy of Voice est un tour de force. Kevin Ireland et Elizabet Smither en Nouvelle-Zélande ont un esprit concentré et une profondeur que j'aime beaucoup.
Les poètes que j'ai lus et aimés au début sont Donne, Keats, Marvel, Coleridge, Thomas Wyatt, Heaney, Yeats, puis les premiers poètes australiens, Banjo Patterson, Henry Lawson, et Slessor aussi, ils ont été essentiels pour moi et le sont toujours. Adolescente, j'ai découvert Neruda et Rimbaud, et j'en suis tombée amoureuse. Plus tard, j'ai eu le béguin pour Jean Bodel, Sapho et Elizabeth Bishop, et j'ai été impressionnée par Sharon Old, Lucille Clifton, Sylvia Plath, Wallace Stevens et John Berryman. Akmathova qui m'a offert l'exemple de ce pourquoi l'on doit écrire, Miroslav Holub, pour sa précision et la façon de rompre avec les vieilles métaphores. Ici en Australie, j'ai récemment été membre du jury du Newcastle Poetry Prize – il y avait de grands poèmes par John Watson, Ross Gillett and Caitlin Mailing, tous parmi mes favoris maintenant. Il y a tant à lire et relire. Toutefois, pour moi, même si ça semble un peu léger, ce qui compte, c'est le poème, pas le poète.
Nous avons parlé de la traduction comme un processus et une communication – que pourriez-vous dire de votre expérience au cours des traductions que nous publions aujourd'hui ?
Avoir son travail traduit est un grand privilège. J'ai récemment découvert qu'Olga Anikina avait traduit en russe mon poème "Karelia" – situé en Russie, c'était tellement parfait pour ce poème que j'ai pleuré.Certains de mes poèmes, comme "Attente", semblent si naturels en Français que je pense les préférer dans cette langue plutôt qu'en Anglais. Le travail a été fascinant aussi : le fait d'écrire des notes pour expliquer certaines expressions, de développer certaines idées, m'a fait mieux comprendre mon propre travail, et m'a fait saisir la difficulté de refaire le poème en Français. Ma connaissance du Français est très limitée mais je le lis assez bien pour entendre la qualité de ces traductions. Les aller-retours durant le travail m'ont intéressée : pour moi, les questions répétées étaient importantes, je vois maintenant que j'avais aussi choisi de faire traduire quelques poèmes difficiles – mais voilà !3 ils ont une autre vie en Français – ce sont des poèmes avec des séquences génétiques indépendantes.
 
∗∗∗∗∗∗
 

1You can read an essay of my findings in A Gander at Gender in ‘Australian Poetry Journal Volume 6, Issue 1’

2Un best-of et un essai sur ce programme m'avait été commandé par Kent Mac Carter et peut encore être entendu sur https://cordite.org.au/essays/recording-archives-way-with-words/

3En Français dans le texte.

 

 

Interview with Carol Jenkins

 
You are a poet and a publisher of audio-recordings of poetry : how did you come to both of these activities (that is, as for the hen and the egg, which is first?) - what is the motivation for this special activity (there are few sound-publishers, if this word exist) ?
Around about when I got my first iPod, 2006 maybe, I started to listen to poetry podcasts. I like audio, I listen when I’m gardening, cooking or walking. Originally I started to record my own work or my friends. Reading aloud is a great editorial tool, and I bought some simple recording equipment which I took to a poetry workshop Wollongong in 2007. At that time Poetry Australian Foundation ran a ten day residential course. Every night there were wonderful readings by the tutors and the workshop poets — I remembered saying one night , ‘I’m going to record everyone here’. I did, and produced a CD to go with the anthology that came out of the workshop. My friend Mark Walmsely, musican and audio engineer, showed me the basics of editing and helped me with any technical problems. I could see there was a need to record the Australian poets reading their own work, at the time ABC’s Radio National (ABC is the Australian Broadcasting Commission) had a weekly poetry program but these were often actors reading the poems and it was not really possible to access their archive. I felt the River Road Poetry Series was timely and did an important job to record Australian poetry – poetry is a spoken as well as a written art, it would be a great pity not to record our poets. Other countries were recording their poets and at that time Australia wasn’t.
I have different selection methods for recordings. When I have I recorded at residential workshops, I am democratic and record everyone there, so that is one or two poems from a number of poets. That aside, I was systematic in my selection process. As part of another research project I collect and analyse data on the demographics of anthologisation of contemporary Australian poets. You can read an essay of my findings in A Gander at Gender in ‘Australian Poetry Journal Volume 6, Issue 1’ In 2007 when I started I sorted the data into the most anthologised, to get something of a consensus across a number of editors as to who are the important poets, my top forty list! Now I see after analysing the data there was an across the board bias to older male poets – as I said to Judith Beveridge in about 2009 ‘we are standing in the lobby of the old boys’ club’ . Things have improved, anonymous submissions help and many more editors now chose the poem not the poet. So I selected the most frequently published poets, with the practical consideration thatn we needed an opportunity to get together — Australia is a big place. I was also conscious of the need to record older poets while they are still here and in good voice. Another method I had was an anthology with a theme, I’ve done three of these : New Felons – this was new voices instead of the usual suspects, Scissors, Fire, Paper, Water’ —a slight recast of the Chinese classic, Scissors, Paper Rock , and then a favourite subject for me, The Philosophy of Clothes ( still available!) .
On the audio front I also made 106 episodes of a short radio program called A Way with Words. Itplayed weekly on a Canberra station ArtSounddFM. There is a ‘best of’ and short essay about the program that was commissioned by Kent McCarter from Cordite , so you can still hear a few gems from the vault at https://cordite.org.au/essays/recording-archives-way-with-words/
It takes a lot of time to record, and much more time to edit the recordings and produce a CD. I’ve got a backlog of editing and all the work that goes with it —I’ve been very lazy for a couple of years, and just focused on my own work as I was swamped. In the new year I will get back to editing audio.
What's the impact of these publications on the literary scene in Australia? Who are the poets you publish, how do you select them?
I think the River Road Poetry Series has given another media for the poets I’ve recorded, and promoted their work, especially because I’ve collaborated with both the UK Poetry Archive and the USA’s Poetry Foundation to feature the River Road poets on both online poetry websites with text and audio. The Poetry Archive has been particular good to work with, and I hope these collaborations do something to raise the international profile of Australian poetry and the work of these poets. The recordings provide a cultural archive, when I rang Fay Zwicky – she lives in Perth – I heard this sigh of relief, she told me she had been waiting for someone to record her work, she knew it was important. People are very positive about the recordings and the poets have been wonderful to work with, I’ve made great friends and importantly, for my own work, I see how their poems go together. As a poet I believe you need not just to read but to hear poetry, and again I hope that the series might have bought in a new audience of listeners and readers.
I chose to present a selection of poems about fabrics, on Recours au Poème, while you're known for your scientific poems – how do these various themes coexist in your work and inspiration ?
I love clothes and fabric, shoes and hats, clothing and accessories are in a way the externalisation of our personalities, they give us opportunity for a little bit of theatre, tribalism, sensualism. Making clothes, knitting or sewing, which I write about, has its parallels with making poems, we decide we need to address something, or dress something and we find a substance, create a pattern, and we make. There is a rhythm, a fluidity to knits and fabrics, a sensuousness that I love to put into poems. For me too, clothes evoke memory, as a child I had just a few lovely clothes and I had names for all my dresses, so yes, this connection with creations and words starts very early for me. In junior high school I took a subject called Needlework and I loved all the technical processes of production of fabric, I was the only one who was interested about the biology of the silk worm, the word ‘spinneret’ seemed exquisite to me, and the chemistry of making nylon intrigued me, and then there was the history of costume, which I just ate up . There is another thing about clothes, which is the way a memory of an event is intrinsically linked to what I was wearing — the visual Madeline —and the way the clothes can be pivotal to an event. The profound sensual tactility of fabric and clothes, while we first meet or test it with our hands, it is what wrap ourselves in daily, our second skins, our defence to cold and heat. And while I say clothes are the visual equivalent to Proust’s madeline, they also have their own olfactory signatures, our clothes smell not just of us but we do in them, think of the baker’s floury shirt, the mechanic’s oily overalls. It is a heady mixture which I find an irresistible subject. As if this is not enough, clothes also give us cultural texture, and a short hand guide to character and class, in novels, a complete dimension in a poem. All these factors were in my motivation in making the audio anthology CD The Philosophy of Clothes.I see clothes and what they are made of as intrinsic to the way the world works, and science is like this for me too. You can do so much in a poem about science, it can explain itself and something else too, like being in love, or the way things can become absurd if you keep reducing their functionality. When I was in Trois Rivieres for the International Festival de la Poesie, people loved the clothes poems and the science poems like Ennuage-Moi and Quand Les Temps Eloignees Les Etoiles – the Francophones love these as drama, and they understand about flirting.
What's your formation and why do you write poetry ?
For me poetry is a form of play - word-play of course but also it allows me to experiment with ideas, it’s a way to address things that have me puzzled, to work through an event or an idea to find out something. When I am writing well, I am in that state of flow, it is quite addictive. Having a poetry practice fosters my attention to the world, the minutiae, developments in science, the possibilities for metaphor in what people say and where, duplicities of langauge and ideas about evolution, physics, maths and the universe. The linguistic engines in poems intrigue me, I love poems where there are pivot points that reorient the reader. While I can be bleak, I like to celebrate and to have fun. If I can write something that makes myself laugh that is a good thing.
Do you feel like belonging to a special poetry, linked to a school for ex. ? Who are your models, the writers who are most important for you (past and contemporary) ?
If I am a member of any school of poetry I don’t know it, in any case I don’t believe I subscribe to any. My aim is to be lucid, I can appreciate the importance of schools like L=A=N=G=U=A=G=E, which has changed the whole landscape of writing, but I I am too addicted to narrative to be in their school. Then I don’t believe a poem has to be linear or rational, what is the point of imagination if you only imagine ordinary things?
The Anatomy of Voice is a tour de force, NZ’s Kevin Ireland and Elizabeth Smither have a concentrated wit and insight that I like a lot. The poets I read and loved first; Donne, Keats, Marvel, Coleridge, Thomas Wyatt, Heaney, Yeats, then there is the early Australians, Banjo Patterson, Henry Lawson, and later Slessor, were fundamental to me then and still are. When I was in my teens found Neruda and Rimbaud , and was in love with them. Later I had crushes on Jean Bodel, Sappho and Elizabeth Bishop, and was impressed by Sharon Old, Lucille Clifton, Sylvia Plath, Wallace Stevens and JohnBerryman, Anna Akhmatova gave me this singular example of why things must be written, Miroslav Holub for his precision and breaking out from the old set of metaphors. Here in Australia I was recently judge of the Newcastle Poetry Prize – there were great poems by John Watson, Ross Gillett and Caitlin Mailing, all on my reader radar now. There is so much to read and read again. All said though for me, though it seems a bit fickle, it is the poem not the poet.
We talked about translating as a process and a communication: what could you say about your experience on these translations ?
Having work translated is a great privilege, I recently found Olga Anikina translated my poem Karelia –which is set in Russia —into Russian, this was so perfect for this poem that I cried. Some of my poems, for example Attente, are so natural in French I think I like the French better than the English. The process has been intriguing too, writing notes to explain certain expressions, to explicate, has made me understand my own work better, and impresses on the difficulty to remake the poem in French. My French is very limited but I can read enough to hear how well these translations work. The backwards and forward process is interesting, for me our dialogue, the reiterative questions were important, I can see now I had set some hard poems to translate — but voila ! they have another life in French – they are poems of independent memes.

 

Dans la continuation de notre exploration du continent poétique australien, nous vous présentons Carol Jenkins, poète et éditrice d'enregistrements de poètes australiens. Elle vit et travaille près de Sidney, où elle se consacre à l'écriture, après avoir abandonné une carrière dans un organisme gouvernemental d'évaluation des risques chimiques. Les poèmes présentés ici ont été lus par l'auteure au Festival International de Poésie de Trois-Rivières en octobre 2016, et sont extraits de la plaquette "Ennuage-moi, a bilingual collection", publiée par River Road Press  en septembre 2016 (www.riverroadpress.net). Ils suivent l'entretien qu'elle a accordé à Recours au Poème.

les traductions sont de Marilyne Bertoncini

 

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Entretien avec Carol Jenkins

 

 

Vous êtes poète et éditrice d'enregistrements audio de poésie : comment êtes-vous venues à ces deux activités – qu'est-ce qui vous a motivée? (il y a peu d'éditeurs audio)

 

En 2003, j'ai brusquement ressenti le besoin d'écrire un roman. Je travaillais pour le NICNAS, organisme gouvernemental d'évaluation de l'impact des produits chimiques industriels sur les Australiens et l'environnement. J'y rédigeais toute sortes de documents administratifs ou légaux, mais pas de romans, et certainement pas de la poésie. On m'avait toujours dit que mon courrier personnel était amusant. Je suis une épistolière, j'aime cette forme, bien que désormais ce soient surtout des emails. J'ai donc écrit un roman et quelques poèmes, que j'ai classés. Pour obtenir une aide à la publication, j'en ai envoyé quelques uns, et j'ai eu la chance incroyable de voir accepter ces trois premiers poèmes. Cela m'a fait comprendre l'importance que cela avait pour moi. L'écriture est le travail qui me convient.

 

Vers le moment où j'ai eu mon premier iPod, vers 2006, j'ai commencé à écouter des podcasts de poésie. J'aime écouter la radio, j'écoute en jardinant, cuisinant ou marchant. Au début, j'ai commencé à enregistrer mes propres travaux et ceux de mes amis. La lecture à voix haute est un grand outil éditorial, et j'ai acheté du matériel d'enregistrement rudimentaire que j'ai apporté à un atelier de poésie à Wollongong en 2007. A l'époque, la Fondation Australienne de Poésie organisait un séminaire de dix jours en résidence ; il y avait chaque nuit de merveilleuses lectures faites par les tuteurs et les poètes de l'atelier – je me souviens avoir dit un soir "Je vais tous vous enregistrer". Je l'ai fait et j'ai produit un CD pour accompagner l'anthologie née de ces travaux. Mon ami Marc Walmsely, musicien et ingénieur du son, m'a montré les bases de l'édition, et m'a aidée pour les problèmes techniques. J'étais convaincue de la nécessité d'enregistrer les poètes lisant leurs oeuvres: à l'époque, la radio nationale d'ABC(Australian Broadcasting Commission) avait un programme hebdomadaire de poésie, mais c'était souvent des acteurs qui disaient les textes et il n'était pas vraiment possible d'avoir accès à leurs archives. J'ai senti que la Série de Poésie de River Road tombait à point, et j'ai réalisé un gros travail d'enregistrement de la poésie australienne. La poésie est un art oral autant qu'écrit, c'était vraiment dommage de ne pas enregistrer nos poètes. D'autres pays le faisaient, pas l'Australie.

 

Je procède de diverses façons pour enregistrer. Quand je travaille à partir d'ateliers de poésie, je suis démocratique et j'enregistre tous les participants, avec un ou deux poèmes chacun. Autrement, j'ai été systématique dans ma façon de sélectionner. Pour un autre projet de recherche, ,je recueille et analyse des données sur la démographie des anthologies de poésie australienne1 En 2007 j'ai trié les données pour dégager une sorte de consensus entre les éditeurs sur quels poètes étaient selon eux les plus importants : je m'aperçois maintenant que ces données privilégiaient les poètes masculins les plus âgés – ainsi que je l'ai dit à Judith Berveridge en 2009 : "nous sommes dans le lobby du club des vieux mecs". Les choses se sont améliorées, l'anonymat des propositions aidant, un plus grand nombre de rédacteurs choisissent le poème et non le poète. J'ai donc sélectionné les poètes les plus publiés, avec le souci pratique de créer une communauté – L'Australie est vaste. J'avais aussi conscience de la nécessité d'enregistrer des poètes plus âgés alors qu'ils étaient encore parmi nous, avec une bonne voix. Une autre méthode a été de réaliser une anthologie thèmatique. J'en ai fait trois : New Felons – de nouvelles voix au lieu des habituelles, Scissors, Fire, Paper, Water -une sorte de recréation du classique chinois, Ciseaux, papier, rochers, et un sujet qui me tient à coeur, The Philosophy of Clothes ( toujours disponible) .

J'ai également réalisé 106 épisodes petit format d'un programme radio intitulé A Way with Words qui passait chaque semaine sur une station FM de Canberra.2

Enregistrer prend beaucoup de temps, et éditer et produire un CD plus encore. J'ai accumulé du retard, et me suis concentrée sur mon propre travail car j'étais saturée. L'an prochain, je me remets à l'édition audio.

 

Quelle importance ont ces publications sur la scène littéraire en Australie ? Quels sont les poètes que vous publiez, et comment les sélectionnez-vous?

 

Je pense que la série des River Road Petry a offert un nouveau média aux poètes que j'ai enregistrés, en promouvant leur oeuvre, en particulier parce que j'ai collaboré avec le UK poetry archive et le USA Poetry Fondation, pour présenter ces poètes sur les sites on line avec textes et audio. J'ai beaucoup aimé travailler avec Poetry Archive, et j'espère que ces collaborations aident à faire mieux connaître internationalement la poésie australienne et le travail de ces poètes. Les enregistrements permettent une archive culturelle : quand j'ai appelé Fay Zwicky – elle vit à Perth – j'ai entendu un soupir de soulagement - elle m'a dit qu'elle avait espéré que quelqu'un enregistre son travail, elle savait que c'était important. Les gens sont très favorables aux renregistrements, et travailler avec les poètes a été merveilleux, je me suis fait de grands amis, et ce qui est important, pour mon propre travail, j'ai compris comment leurs poèmes vont ensemble. Comme poète, je crois que vous devez non seulement lire mais aussi entendre de la poésie, et j'espère de nouveau que la série ait gagné un nouveau public d'auditeurs et de lecteurs.

 

J'ai choisi de présenter une série de poèmes parlant de tissus, alors que vous êtes connue aussi pour vos poèmes scientifiques : comment ces différents thèmes coexistent-ils dans votre travail et votre inspiration?

 

J'aime les vêtements et les tissus, les chaussures et les chapeaux : le vêtement et ses accessoires sont une façon d'exprimer nos personnalités, elle nous donnent la possibilité de faire un peu de théâtre, de tribalisme, de sensualisme. Faire des vêtements, tricoter ou coudre, ce dont je parle dans mon écriture, présente des points communs avec la fabrication de poèmes, on décide de communiquer quelque chose, ou d'habiller quelque chose, et on trouve une substance - on crée un dessin, et on construit Il ya un rythme, une fluidité des tricots et des tissus, une sensualité que j'aime mettre en poèmes. Pour moi, les vêtements évoquent aussi la mémoire : enfant, j'avais quelques beaux vêtements, et j'avais un nom pour chacun, et donc, oui, cette connection entre création et mots a commencé très tôt pour moi. Au collège, j'avais choisi un cours de travaux d'aiguille et j'aimais les techniques de production des vêtements, j'étais la seule intéressée par la biologie du ver à soie, le mot filière me semblait délicieux, et la chimie de la fabrication du nylon m'intriguait - et puis, il y avait l'histoire du costume, que j'ai dévorée. Encore une chose, à propos des vêtements : c'est la façon dont la mémoire d'un événement est intrinséquement liée à ce que je portais – une "madeleine" visuelle – et la façon dont les vêtements peuvent être cruciaux pour un événement. La profonde sensualité tactile des étoffes et vêtements, la première fois que nous les rencontrons ou les testons de la main, c'est ce qui nous enveloppe au quotidien, nos secondes peaux, notre protection contre froid et chaleur. Et je dirais que les vêtements sont l'équivalent visuel de la madeleine de Proust, ils ont aussi leur propre signature olfactive. Nos vêtements n'ont pas seulement notre odeur mais celle de ce que nous faisons en les portant – qu'on pense à la chemise couverte de farine du boulanger, au bleu de travail graisseux du mécanicien...... Ce mélange capiteux est pour moi un sujet irrésistible. Et si ceci ne suffit pas, les habits nous donnent aussi une texture culturelle, un guide abrégé du caractère et de la classe sociale, dans les romans, et une dimension absolue en poésie. Tous ces facteurs font partie de mon désir de faire le CD anthologique The Philosophy of clothes.

Je vois les vêtements et ce dont ils sont faits comme intrinsèques à la façon dont le monde fonctionne, et la science pour moi fonctionne de la même manière. Vous pouvez faire tant de choses dans un poème sur la science, il peut s'expliquer lui-même et expliquer d'autres choses encore; comme être amoureux, ou bien la façon dont les choses deviennent absurdes si on les réduit à leur fonction. Quand j'étais à Trois Rivières pour le Festival International de la Poésie, les gens ont aimé les poèmes sur les vêtements et les poèmes scientifiques comme "Ennuage-moi" et "Quand les Temps éloignent les étoiles" – les francophones les aiment comme du théâtre, et ils comprennent le flirt.

 

Quelle est votre formation et pourquoi écrivez-vous de la poésie?

 

Pour moi la poésie est une forme de jeu – jeu de mots bien sûr, mais ça me permet aussi de faire des expériences de pensée, c'est une façon de m'occuper des choses qui m'interrogent, d'analyser un événement ou une idée pour en tirer parti. Quand j'écris bien, je suis dans ce flux, c'est presqu'addictif. Avoir une pratique poétique favorise mon attention au monde, les détails, les développements scientifiques, les possibilités de métaphore dans ce que disent les gens et l'endroit d'où ils parlent, les ambiguités de langage et d'idées sur l'évolution, la physique, les maths et l'univers. Les moteurs linguistiques dans les poèmes m'intriguent, j'aime les poèmes dans lesquels il y a des pivotements qui réorientent la lecture. Alors que je peux être mélancolique, j'aime aussi faire la fête et m'amuser. Si je peux écrire quelque chose qui me fait rire, c'est une bonne chose.

 

Avez-vous le sentiment d'appartenir à un courant poétique particulier ? Quels sont vos modèles, les écrivains passés ou contemporains qui comptent le plus pour vous ?

 

J'ignore si je suis membre d'une quelconque école, en tous cas, je n'adhère à aucune. Mon but est d'être lucide, je peux apprécier l'importance d'une école comme L=A=N=G=U=A=G=E qui a modifié tout le paysage poétique, mais je suis trop attachée à la narration pour faire partie de leur groupe. Puis, je ne crois pas qu'un poème doive être linéaire ou rationnel : à quoi sert l'imagination si on ne peut imaginer que des choses ordinaires?

Il y a tant de merveilleux poètes australiens et néozélandais ; j'ai une grande admiration pour Judith Beveridge, maîtresse en paysages sonores, Joan Burnes pour son mordant et son usage du vernaculaire, la technique brillante de Stephen Edgar, sa virtuosité de pensée – toujours avec du coeur, Michael Sharkey pour son esprit et son agilité, David Musgrave dont le récent livre The Anatomy of Voice est un tour de force. Kevin Ireland et Elizabet Smither en Nouvelle-Zélande ont un esprit concentré et une profondeur que j'aime beaucoup.

Les poètes que j'ai lus et aimés au début sont Donne, Keats, Marvel, Coleridge, Thomas Wyatt, Heaney, Yeats, puis les premiers poètes australiens, Banjo Patterson, Henry Lawson, et Slessor aussi, ils ont été essentiels pour moi et le sont toujours. Adolescente, j'ai découvert Neruda et Rimbaud, et j'en suis tombée amoureuse. Plus tard, j'ai eu le béguin pour Jean Bodel, Sapho et Elizabeth Bishop, et j'ai été impressionnée par Sharon Old, Lucille Clifton, Sylvia Plath, Wallace Stevens et John Berryman. Akmathova qui m'a offert l'exemple de ce pourquoi l'on doit écrire, Miroslav Holub, pour sa précision et la façon de rompre avec les vieilles métaphores. Ici en Australie, j'ai récemment été membre du jury du Newcastle Poetry Prize – il y avait de grands poèmes par John Watson, Ross Gillett and Caitlin Mailing, tous parmi mes favoris maintenant. Il y a tant à lire et relire. Toutefois, pour moi, même si ça semble un peu léger, ce qui compte, c'est le poème, pas le poète.

 

Nous avons parlé de la traduction comme un processus et une communication – que pourriez-vous dire de votre expérience au cours des traductions que nous publions aujourd'hui ?

 

Avoir son travail traduit est un grand privilège. J'ai récemment découvert qu'Olga Anikina avait traduit en russe mon poème "Karelia" – situé en Russie, c'était tellement parfait pour ce poème que j'ai pleuré.Certains de mes poèmes, comme "Attente", semblent si naturels en Français que je pense les préférer dans cette langue plutôt qu'en Anglais. Le travail a été fascinant aussi : le fait d'écrire des notes pour expliquer certaines expressions, de développer certaines idées, m'a fait mieux comprendre mon propre travail, et m'a fait saisir la difficulté de refaire le poème en Français. Ma connaissance du Français est très limitée mais je le lis assez bien pour entendre la qualité de ces traductions. Les aller-retours durant le travail m'ont intéressée : pour moi, les questions répétées étaient importantes, je vois maintenant que j'avais aussi choisi de faire traduire quelques poèmes difficiles – mais voilà !3 ils ont une autre vie en Français – ce sont des poèmes avec des séquences génétiques indépendantes.

 

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1You can read an essay of my findings in A Gander at Gender in ‘Australian Poetry Journal Volume 6, Issue 1’

2Un best-of et un essai sur ce programme m'avait été commandé par Kent Mac Carter et peut encore être entendu sur https://cordite.org.au/essays/recording-archives-way-with-words/

3En Français dans le texte.

 

 

Interview with Carol Jenkins

 

You are a poet and a publisher of audio-recordings of poetry : how did you come to both of these activities (that is, as for the hen and the egg, which is first?) - what is the motivation for this special activity (there are few sound-publishers, if this word exist) ?

 

 

Around about when I got my first iPod, 2006 maybe, I started to listen to poetry podcasts. I like audio, I listen when I’m gardening, cooking or walking. Originally I started to record my own work or my friends. Reading aloud is a great editorial tool, and I bought some simple recording equipment which I took to a poetry workshop Wollongong in 2007. At that time Poetry Australian Foundation ran a ten day residential course. Every night there were wonderful readings by the tutors and the workshop poets — I remembered saying one night , ‘I’m going to record everyone here’. I did, and produced a CD to go with the anthology that came out of the workshop. My friend Mark Walmsely, musican and audio engineer, showed me the basics of editing and helped me with any technical problems. I could see there was a need to record the Australian poets reading their own work, at the time ABC’s Radio National (ABC is the Australian Broadcasting Commission) had a weekly poetry program but these were often actors reading the poems and it was not really possible to access their archive. I felt the River Road Poetry Series was timely and did an important job to record Australian poetry – poetry is a spoken as well as a written art, it would be a great pity not to record our poets. Other countries were recording their poets and at that time Australia wasn’t.

 

I have different selection methods for recordings. When I have I recorded at residential workshops, I am democratic and record everyone there, so that is one or two poems from a number of poets. That aside, I was systematic in my selection process. As part of another research project I collect and analyse data on the demographics of anthologisation of contemporary Australian poets. You can read an essay of my findings in A Gander at Gender in ‘Australian Poetry Journal Volume 6, Issue 1’ In 2007 when I started I sorted the data into the most anthologised, to get something of a consensus across a number of editors as to who are the important poets, my top forty list! Now I see after analysing the data there was an across the board bias to older male poets – as I said to Judith Beveridge in about 2009 ‘we are standing in the lobby of the old boys’ club’ . Things have improved, anonymous submissions help and many more editors now chose the poem not the poet. So I selected the most frequently published poets, with the practical consideration thatn we needed an opportunity to get together — Australia is a big place. I was also conscious of the need to record older poets while they are still here and in good voice. Another method I had was an anthology with a theme, I’ve done three of these : New Felons – this was new voices instead of the usual suspects, Scissors, Fire, Paper, Water’ —a slight recast of the Chinese classic, Scissors, Paper Rock , and then a favourite subject for me, The Philosophy of Clothes ( still available!) .

 

On the audio front I also made 106 episodes of a short radio program called A Way with Words. Itplayed weekly on a Canberra station ArtSounddFM. There is a ‘best of’ and short essay about the program that was commissioned by Kent McCarter from Cordite , so you can still hear a few gems from the vault at https://cordite.org.au/essays/recording-archives-way-with-words/

 

It takes a lot of time to record, and much more time to edit the recordings and produce a CD. I’ve got a backlog of editing and all the work that goes with it —I’ve been very lazy for a couple of years, and just focused on my own work as I was swamped. In the new year I will get back to editing audio.

 

What's the impact of these publications on the literary scene in Australia? Who are the poets you publish, how do you select them?

 

I think the River Road Poetry Series has given another media for the poets I’ve recorded, and promoted their work, especially because I’ve collaborated with both the UK Poetry Archive and the USA’s Poetry Foundation to feature the River Road poets on both online poetry websites with text and audio. The Poetry Archive has been particular good to work with, and I hope these collaborations do something to raise the international profile of Australian poetry and the work of these poets. The recordings provide a cultural archive, when I rang Fay Zwicky – she lives in Perth – I heard this sigh of relief, she told me she had been waiting for someone to record her work, she knew it was important. People are very positive about the recordings and the poets have been wonderful to work with, I’ve made great friends and importantly, for my own work, I see how their poems go together. As a poet I believe you need not just to read but to hear poetry, and again I hope that the series might have bought in a new audience of listeners and readers.

I chose to present a selection of poems about fabrics, on Recours au Poème, while you're known for your scientific poems – how do these various themes coexist in your work and inspiration?

 

I love clothes and fabric, shoes and hats, clothing and accessories are in a way the externalisation of our personalities, they give us opportunity for a little bit of theatre, tribalism, sensualism. Making clothes, knitting or sewing, which I write about, has its parallels with making poems, we decide we need to address something, or dress something and we find a substance, create a pattern, and we make. There is a rhythm, a fluidity to knits and fabrics, a sensuousness that I love to put into poems. For me too, clothes evoke memory, as a child I had just a few lovely clothes and I had names for all my dresses, so yes, this connection with creations and words starts very early for me. In junior high school I took a subject called Needlework and I loved all the technical processes of production of fabric, I was the only one who was interested about the biology of the silk worm, the word ‘spinneret’ seemed exquisite to me, and the chemistry of making nylon intrigued me, and then there was the history of costume, which I just ate up . There is another thing about clothes, which is the way a memory of an event is intrinsically linked to what I was wearing — the visual Madeline —and the way the clothes can be pivotal to an event. The profound sensual tactility of fabric and clothes, while we first meet or test it with our hands, it is what wrap ourselves in daily, our second skins, our defence to cold and heat. And while I say clothes are the visual equivalent to Proust’s madeline, they also have their own olfactory signatures, our clothes smell not just of us but we do in them, think of the baker’s floury shirt, the mechanic’s oily overalls. It is a heady mixture which I find an irresistible subject. As if this is not enough, clothes also give us cultural texture, and a short hand guide to character and class, in novels, a complete dimension in a poem. All these factors were in my motivation in making the audio anthology CD The Philosophy of Clothes.

 

I see clothes and what they are made of as intrinsic to the way the world works, and science is like this for me too. You can do so much in a poem about science, it can explain itself and something else too, like being in love, or the way things can become absurd if you keep reducing their functionality. When I was in Trois Rivieres for the International Festival de la Poesie, people loved the clothes poems and the science poems like Ennuage-Moi and Quand Les Temps Eloignees Les Etoiles – the Francophones love these as drama, and they understand about flirting.

 

What's your formation and why do you write poetry?

 

For me poetry is a form of play - word-play of course but also it allows me to experiment with ideas, it’s a way to address things that have me puzzled, to work through an event or an idea to find out something. When I am writing well, I am in that state of flow, it is quite addictive. Having a poetry practice fosters my attention to the world, the minutiae, developments in science, the possibilities for metaphor in what people say and where, duplicities of langauge and ideas about evolution, physics, maths and the universe. The linguistic engines in poems intrigue me, I love poems where there are pivot points that reorient the reader. While I can be bleak, I like to celebrate and to have fun. If I can write something that makes myself laugh that is a good thing.

Do you feel like belonging to a special poetry, linked to a school for ex. ? Who are your models, the writers who are most important for you (past and contemporary)?

 

If I am a member of any school of poetry I don’t know it, in any case I don’t believe I subscribe to any. My aim is to be lucid, I can appreciate the importance of schools like L=A=N=G=U=A=G=E, which has changed the whole landscape of writing, but I I am too addicted to narrative to be in their school. Then I don’t believe a poem has to be linear or rational, what is the point of imagination if you only imagine ordinary things?

 

The Anatomy of Voice is a tour de force, NZ’s Kevin Ireland and Elizabeth Smither have a concentrated wit and insight that I like a lot. The poets I read and loved first; Donne, Keats, Marvel, Coleridge, Thomas Wyatt, Heaney, Yeats, then there is the early Australians, Banjo Patterson, Henry Lawson, and later Slessor, were fundamental to me then and still are. When I was in my teens found Neruda and Rimbaud , and was in love with them. Later I had crushes on Jean Bodel, Sappho and Elizabeth Bishop, and was impressed by Sharon Old, Lucille Clifton, Sylvia Plath, Wallace Stevens and JohnBerryman, Anna Akhmatova gave me this singular example of why things must be written, Miroslav Holub for his precision and breaking out from the old set of metaphors. Here in Australia I was recently judge of the Newcastle Poetry Prize – there were great poems by John Watson, Ross Gillett and Caitlin Mailing, all on my reader radar now. There is so much to read and read again. All said though for me, though it seems a bit fickle, it is the poem not the poet.

 

We talked about translating as a process and a communication: what could you say about your experience on these translations?

 

Having work translated is a great privilege, I recently found Olga Anikina translated my poem Karelia –which is set in Russia —into Russian, this was so perfect for this poem that I cried. Some of my poems, for example Attente, are so natural in French I think I like the French better than the English. The process has been intriguing too, writing notes to explain certain expressions, to explicate, has made me understand my own work better, and impresses on the difficulty to remake the poem in French. My French is very limited but I can read enough to hear how well these translations work. The backwards and forward process is interesting, for me our dialogue, the reiterative questions were important, I can see now I had set some hard poems to translate — but voila ! they have another life in French – they are poems of independent memes.

 




Du côté des traductions : Acep Zamzam NOOR, Federico Garcia LORCA

Acep Zamzam Noor, Ailleurs des mots

La poésie d'Acep Zamzam Noor, poète javanais, dont le nom évoque "à la fois la source de Zamzam, eau de la Mecque que la tradition considére comme miraculeuse, et la Luumière (Noor)", est ici traduite pour la première fois de l'indonésien en français, et à découvrir dans un tout petit volume de format italien, en édition bilingue, précédée d'une riche introduction (accompagnée d'une bibliographie d'une vingtaine de titres). Elle propose au lecteur des poèmes regroupés en quatre volets, abondamment annotés, tirés des recueils et du blog de l'auteur. 

 

 

Je ne connais pas l'indonésien, mais une série de remarques sur la prononciation de cette langue, écrite dans un alphabet latin, m'ont permis de lire les textes en "VO", avec le plaisir de mettre en bouche des sonorités qui – même très probablement approximatives – complètent sensoriellement la lecture des belles traductions d'Etienne Naveau.

 

Acep Zamzam Noor

Le père d'Acep Zamzam Noor possédait un pesantren – type d'établissement d'enseignement entre école coranique et monastère chrétien ou boudhique dans une toute petite ville à l'ouest de Java. Après des études d'art, et l'obtention d'une bourse du gouvernement italien, l'auteur poursuit ses études à Peruggia, et mène ensuite en Indonésie une double carrière de poète et de peintre. Son enracinement dans la culture musulmane et agraire, nous dit Etienne Naveau, marque son oeuvre poétique, qui reflète ses aspirations mystiques – faisant de lui une sorte de maître spirituel dont la vie respecte ses exigences éthiques, "à distance des puissants", entièrement dédiée à la création artistique – et engagée contre la corruption des élites autant que contre le fanatisme religieux, produisant même des poèmes-pamphlets qu'il n'hésite pas à coller sur les murs de sa ville.

La petite anthologie (45 poèmes) présentée dans la collection que dirige Christine Raguet, s'attache toutefois exclusiment au versant lyrique de sa poésie; Elle s'ouvre par un poème intitulé "Ma Voix"

"Ma voix n'est que l'écho d'un silence ayant sa source au loin". Qu'il parle du quotidien

 

Le trafic automobile, l'activité, la frénésie
Accompagnés d'un vacarme à m'écorcher les oreilles

Par la fenêtre du bus où je suis souvent écoeuré
En constatant l'intensité des luttes (...),

 

de la nature,

 

La rosée lentement s'évanouit et les feuilles de bananier flottent
Comme des étendards déchirés qui restent joyeux et s'inclinent

Devant la volonté du vent du nord ou du sud, ou même de la pluie (...)

 

de l'amour auquel il aspire,

 

Puis je bois le silence
A ta bouche

Blême et tremblante
Tout en me demandant :
Est-ce l'amour? Est-ce bien l'amour?

 

Acep Zamzam prolonge la tradition de la poésie mystique musulmane, en quête de l'Absence, tout comme la pensée soufie, ainsi que l'explique fort bien l'incontournable préface où le traducteur analyse aussi les choix lexicaux du poète, précise les ambiguïtés et les défis de traduction qu'il a dû relever, les modifications syntaxiques qu'il a choisies pour des raisons d'euphonie, et souligne les références culturelles qui manquent au lecteur occidental.

Ce recueil, placé sous l'égide de "l'ailleurs des mots", me semble contenu dans la belle métaphore filée liant pratique poétique, quête d'Amour, et infini voyage, avec laquelle je voudrais conclure cette note :

 

Je dors étreignant ma barque
En rêvant de toi faisant voguer les étoiles

Vers mes genoux. Des vagues
De larmes ruissellent dans mes prières

Je consigne tout ce que le vent murmure
Je lis tout ce que le froid me transmettait

J'avale jusqu'au fond de l'aube un clair de lune:
Si prompts sont les coursiers de la fin des temps
à me barrer la route en ce monde

L'océan embrase à nouveau l'horizon
Tu es la clarté du matin qui perpétuellement se lève

J'étreins ma barque. Le temps
page après page emporte mes jours

 

*

 

Federico Garcia Lorca, Polisseur d'étoiles, oeuvre poétique complète

 

Un petit mot encore sur une publication dont nous avons proposé des extraits en février : "le" Garcia Lorca de Danièle Faugeras.

En format réduit (10,5x15cm) – un peu trop épais toutefois pour vraiment entrer dans la poche de votre jean, avec ses 1142 pages, mais maniable et résistant - sous son élégante jaquette de papier cristal, imprimé sur un très beau papier glacé, illustré d'encres d'Anne Jaillette en frontispice de chaque chapitre, cette anthologie (suivie de notes, notices bio-bibliographiques et d'un sommaire détaillé) est une sorte de "Rolls" de l'édition au format de poche.

Danièle Faugeras accomplit le tour de force de nous proposer la toute première traduction versifiée de l'oeuvre intégrale du poète hispanique, faite d'une seule voix – la sienne. Celle d'une amoureuse de la langue espagnole, et du poète – restituant par son unité quelque chose qui vibre à l'oreille du lecteur : une voix unique, malgré la grande variété des formes poétiques. L'appareil de notes, fort nourri, par ailleurs, permet également de comprendre les choix stylistiques de la traductrice, de resituer les poèmes dans leur contexte, d'élucider les références culturelles qui pourraient manquer au lecteur – une véritable publication universitaire accessible au grand public!

Du premier livre, publié en 1921, en passant par les Suites, les poèmes du Cante Jondo, le Romancero gitan, les poèmes new-yorkais et le Divan du Tamarit, (deux éditions postérieures à la mort du poète, victime de la répression anti-républicaine en 1936), la traductrice nous offre même des poèmes écartés des différentes publications et nous permet de retracer tout le parcours de Garcia Lorca, écrivain d'avant-garde (membre du mouvement Generación del 27 collaboration avec les surréalistes Bunuel et Dali pour Un Chien andalou... ), musiscien, ami de De Falla et grand connaisseur des mélodies et chansons populaires, écrivain génial - et torturé, mêlant les registres, rendant simple une poésie savante, tel ce Théorème dans le paysage :

 

Arbre de vent gris sur la mer parfaite.
A,B,C et D piquetés de corail et de craie.

La folie qui émane du mercure expectant
compense les branches bues
à l'intérieur de leur tube candide,
nuage immobile dans un tube de verre jusqu'au ciel (...)

 

redonnant aussi ses lettres de noblesse à un imaginaire enfantin et légendaire où passent saintes et cavaliers, tout un bestiaire nocturne, dans une Andalousie musicale et rêvée, créant une poésie surprenante de modernité dont témoigne ce "Caprice" qu'on lit comme un haïku :

 

Dans la toile de la lune,
araignée du ciel,

se prennent les étoiles
virevoltantes.

 

Une anthologie dont on voudrait tout citer, tant on a plaisir à y retrouver les poèmes connus de longue date, à y découvrir toutes les facettes de l'art de Garcia Lorca, et que je conseille d' ajouter à toute bibliothèque de poésie !




Adonis et le corps-langage : “Lexique amoureux”

Adonis nous livre 500 poèmes dans la collection Poésie-Gallimard. Et l’ouvrage représente assez bien la démarche générale de l’auteur syrien, lequel n’hésite pas à instruire une seule idée – une idée unique -  grâce aux 120 derniers poèmes réunis dans le recueil à la fin du livre : HISTOIRE QUI SE DÉCHIRE SUR LE CORPS D’UNE FEMME.

Et pour tout dire il m’a fallu lire ces recueils consécutivement comme si je cherchais, dans un mouvement sportif – natation, marche –, le secret de cette poésie chaude et profuse. J’ai, du reste, puisé à la matière des poèmes ce qui faisait une métaphore filée, venue d’une langue arabe par nature métaphorique, quelque chose qui me permettait de resserrer ma lecture, comme l’aurait fait un filet autour de la question du corps. J’ai donc avancé grâce à cette idée tout au long de cette petite tentative d’herméneutique, jusqu’à venir buter sur le dernier opuscule où mon idée principale – le corps-langage – se justifiait pleinement. Donc, une fois trouvé ce concept de « corps-langage », j’ai vogué comme en une navigation au milieu des effets de houle ou de tangage des poèmes, souvent courts dans leur forme et variés. Car je voyais le continent du corps où habite la langue d’Adonis, ce qui fait chair dans le langage, et plus longuement se dessiner la vie, vie relatée par le poète comme on pourrait le faire d’un trésor. Cependant, il faut aussi lire cette espèce de musique poétique, cette sorte de Cantique des cantiques, pour reconnaître la flamme qui anime l’auteur, description en creux de celle qu’aime Adonis. Et sa prosodie irrégulière – que nous suivons en français et non en arabe, malheureusement - n’est pas compromise par un artifice technique, ni une école poétique, dans laquelle rimes et mesure auraient le dessus sur la musicalité et l’intonation des textes, du chant personnel, stylisme naturel, des cantilènes, tempo propre au poète.

miniature syrienne - ©photo mbp

Ton corps coule dans le mien.

Mon corps entre deux féminins :
ma chair et toi.

Ton corps
plus proche de moi que je ne le suis.

Ton corps entre mes mains
je ne le connais que par son mystère.

Nos corps sont révélation
qui refusent les temples.

Ton corps me connaît mieux que moi-même.

Ton corps me parle en moi-même.

Mon corps est Un par la grâce de ton corps : unicité duelle.

 

Oui, c’est une sorte de poésie chorale, accentuée d’ailleurs par l’effet de la prononciation silencieuse qui est l’essence du métier de lire, jamais hermétique ou faussement énigmatique, qui se développe comme un espace langagier, où l’individu charnel que j’évoquais en supra, sert le dessein des textes. J’ai même pensé aux Vents de St-John Perse, au souffle lyrique et harmonieusement spirituel du poète qui fut prix Nobel, et qu’a traduit Adonis. Et cela en engageant une réflexion de liseur sur la question de la fusion de la langue avec le corps, lesquels, pour finir, sont les dénominateurs universels de notre humanité. Comme si le poète pouvait avec sa liberté de créateur, associer l’alphabet et les yeux de l’aède, en suivant avec lui le rien matériel de cette psalmodie généreuse, plantureuse et entêtante.

 

Mon amour –

respire par le poumon des choses

accède au poème

dans une rose dans un rai de poussière.

 

Il confie ses états à l’univers

comme le vent et le soleil

             quand ils fendent la poitrine du paysage

 

versant leur encre sur le livre de la terre.

 

J’ajoute que ce voyage dans le corps-langage du livre s’élabore peut-être comme le Corpoème de Jean Sénac – qu’a rencontré Adonis. Il ressemble parfois à la descente aux Enfers d’Orphée, par l’étrangeté de l’élocution poétique qui n’abandonne pas la profondeur des signes, une espèce d’Orphée de la lumière, celui qui poursuit sa quête, ne se retourne pas mais avance. L’art a cette possibilité magique, celle de rendre sien un corps physiologique sans déchoir à la capacité de dire, chercher dans le néant de soi-même, ce qui justifie l’existence. C’est donc l’écriture de la chair à l’œuvre dont il est question ici. Orphée, ou bien encore Prométhée, qui va chercher le feu dans la femme, matrice de l’androgyne premier tel que le définit Platon dans Le Banquet ? Il va de soi que je ne peux épuiser ce demi-millier de poèmes sinon en retournant en moi la musique du texte, vent chaud du Liban ou de Syrie, foehn, simoun, sable du désert qui va. Tout cela parce que le poète est déchiré, est double, est schize, et qu’il est le seul capable de ramener de ses voyages infernaux la clarté et l’impression du souffle, de la respiration humaine




Abdellatif Laâbi, L’arbre à poèmes. Anthologie personnelle, 1992–2012

La collection Poésie/Gallimard vient de publier « l’anthologie personnelle, 1992-2012 » d’Abdellatif Laâbi, précédée d'une courte préface de Françoise Ascal. On regrette que le volume ne propose pas de véritable dossier, contrairement aux habitudes de la collection, tout juste une notice biographique d’une page et demie et une bibliographie de deux pages.

 

Il faut d'ailleurs s'y référer pour connaître la date de parution des recueils choisis par le poète pour cette anthologie, qui n’est pas donnée au fur et à mesure. Ces réserves n'enlèvent rien à l'intérêt du livre qui permet de suivre l'évolution et les constantes d'une création poétique de vingt années. C’est le vers libre qui est le plus utilisé, en dehors de quelques poèmes de L’Étreinte du monde, qui sont plutôt de brefs contes, et parfois, on glisse d’une forme à l’autre, comme dans le bouleversant « Gens de Madrid, pardon ! » (Écris la vie, 2005) quand l’indignation face à « Messieurs les assassins » amplifie la phrase, qui déborde alors de la ligne. C’est que, malheureusement, entre les poèmes de 1992 et ceux de 2012, la condition humaine n’a pas évolué.

Face à un monde où les barbares sont « nos semblables », où, « au commencement était le cri / et déjà la discorde », surgit toujours la même interrogation sur la place que l'on peut et doit avoir dans le monde. On ne peut qu’osciller entre le doute et l’espoir, comme le dit Le soleil se meurt, qui date de 1992, entre l'obstination :

 

Abdellatif Laâbi, L'Arbre à poèmes, Gallimard,
poésie, 2016, 272 pages, 8,50 €.

 

J’écris par compassion
en tendant ma sébile

et peu importe si je n'y récolté que des crachats (L'étreinte du monde1993)

 

et la tentation du repli :

 

Il est temps de quitter
la maison des illusions

pour le large d’un océan de feu
où les métaux humains 
pourraient enfin fondre

 

Dans un monde où l’Apocalypse se déroulera

 

en un coin perdu
dans la boue d’une tente de réfugiés

là où un enfant couvert de vermine
exhale son dernier souffle(Fragments d’une genèse oubliée, 1998)

 

on ne sait plus « ce que penser veut dire ce qu’écrire veut dire »

Pourtant, il est des gestes fraternels, serrer les mains des amis, « partager le peu du rare » car « noblesse des humbles oblige ».Pourtant, l’amour est là pour consoler et rendre à la vie sa lumière, mieux même, pour interdire de baisser les bras :

 

Tu es là
Tout n’est pas perdu 

Devant toi
j’ai honte de mon désespoir

 

Et de toute façon, l’humour, cette forme de résistance, est un antidote à la tristesse : « Comment dirait-on / fée du logis / au masculin ? »et quel dommage que l’homme ne puisse être enceint que dans ses rêves(« Exercice pour un psychanalyste ») ! 

L’humilité est constante chez « cet artisan fils de l’artisan »Artisan des mots, artisan du cuir, c’est tout un, et c’est le métier d’homme. Il signifie qu’il faut accepter d’être dans l’entre-deux, entre la langue maternelle et celle dans laquelle on écrit le plus souvent, entre le pays que l’on a quitté et celui où l’on habite, entre l’Orient et l’Occident, entre la racine et la frondaison, entre la cime et l’abîme (L’Automne promet, 2003). C’est dans cet entre-deux l’humanité se cherche / et tente l’impossible.

N’est-ce pas précisément le rôle du poète que d’élargir le domaine des possibles,

 

de taquiner les cordes du mystère
de laisser entendre tels frôlements

tels balbutiements
telle tombée de rosée 
au cœur de la désolation

 

L’automne de la vie a des fruits inattendus : l’imprudence, la déraison, la libre parole. Le poète blasphémateur fulmine et chante « les superbes raisons de vivre », et sa seule guerre est la « guerre d’amour ».

« Vaincu, je ne me rends pas », comme le dit L’Étreinte du monde, telle pourrait être en définitive la devise du poète. Et la leçon qu’il nous donne à méditer, en dépit de toutes les épreuves et toutes les souffrances qu’il a subies, est en définitive une leçon d’espoir :

 

Il n’y a pas de nuit
qu’on ne puisse affronter

Il n’y a pas de ténèbres
sans ligne d’horizon