Paul Vinicius, rose des vents et autres poèmes

Traduction de Radu Bata

 

 

aujourd’hui j’ai vu une goutte de pluie
dans laquelle habitait une forêt

une fille traversait cette forêt
elle avait les yeux verts et chantait

entre les collines de ses seins
serpentait un train bleu

j’étais dans ce train
je regardais par la fenêtre sa peau de velours
j’écoutais sa musique

les autres voyageurs ne voyaient
qu’une pluie morose
des ombres erratiques
et un vieillard qui faisait la manche
sous un ciel de cuivre

 

 

je n’ai plus de montre
ni cœur

maintenant
plus rien ne me fait mal

le vin rouge
et ce matin de dimanche
renversés sur la table

la dernière cigarette

et peut-être l’idée
qu’un jour enfin
je serai assez léger
pour pouvoir tenir
dans un oiseau

 

bien sûr

 

à (tes) 22 ans
tu peux tout faire
selon tes envies

bien sûr
à (mes) 59 ans
je pourrai mourir à tout instant
selon mes envies
ou non

quant à ton idée
de trouver un verbe
dans lequel nous monterions
tous les deux
et voyagerions
ensemble

un verbe
qui sache voler
mais aussi nager
en mode synchronisé

eh bien
ce verbe-là
a disparu
depuis des lustres
des écrans radars
de ce monde

je crains que le latin
ne soit une langue trop morte
pour ta façon scandaleuse
de nager
dans mon sang

pour ton style précis
topométrique
de marcher
sur des bestioles

le sourire
(comme une rose)
sur les lèvres

 

vous êtes des vampires sans passeport
(mais avec des transfusions
dans le compte)

 laissez le poète trancher le ventre de la lumière
laissez-le en sortir les entrailles des songes
ensuite laissez-le rédiger les nuits les jours les séparations
les taupes
l’abîme
la vie

comme s’il avait encore à boire à fumer à aimer
comme s’il avait encore des jours sur la planche

et seulement après pendez-le
et seulement après appelez les chiens affamés
les molosses des mauvaises herbes

et seulement après lavez le sang de vos mains
comme des gens exemplaires du futur

quand vous aurez mis en lieu sûr le passé
— témoin gênant de vos forfaits

une carte qui cherche toujours ses origines

 

 

dali

 

une femme était tombée du ciel 
sur le capot d’une automobile jaune

en fait
elle s’était jetée dans le vide de son bon gré
de la terrasse d’un immeuble voisin
espérant peut-être échapper à un cauchemar
où à une ombre humide
blottie dans son antre

mais elle n’avait pas réussi son coup
elle respirait
les branches molles d’un saule avaient radouci son envol
avaient endormi la gravitation
et ses yeux étonnés
se remplissaient à nouveau d’air

et le capot jaune de l’automobile gondolé
lui venait maintenant comme une jupe

quelques curieux partis travailler
avec les premiers rayons du soleil
regardaient la scène comme un jour de chance
comme une œuvre d’art pour l’art

j’imagine que je l’aurais ainsi comprise
à travers mon regard turquoise
traversé par des poissons électriques
si je n’avais pas habité pendant l’enfance
un gratte-ciel dont les suicidaires avaient fait leur porte-parole

je ne les avais pas vus tous évoluer
mais je ne peux oublier la pelle rouillée
avec laquelle le concierge ramassait les cervelles répandues
sur le bitume

sous un ciel d’un bleu féminin
plein de promesses

 

le passé postérieur

 

honte à ces années qui ont passé
si près de nous
comme des débiteurs
sans même nous saluer

je vais faire des enfants blonds
à ta tristesse
et de tes yeux plus verts que le si d’un violoncelle
un bandeau
sur lequel nous allons glisser
pour nous évader
de ce temps
qui oublie de nous border
et s’étouffe
avec sa boussole

 

je vais abandonner la poésie
et je vais me mettre à toi

 

je ne saurais dire pourquoi
au lieu de me promener dans la ville
je préfére ramper en toi
comme un taulard endurci
dans les galeries étroites
cherchant la lumière
se dilatant

en te chuchotant dans l’oreille des mots illisibles
comme des animaux domestiques
qui s’unissent en une seule interjection
pour s’affranchir
en te parcourant deux-trois-sept nuits de suite
dans le sens du globe terrestre
qui s’arrête seulement pour trouver son souffle
dans une gare des balkans
en me brûlant de temps en temps avec la cigarette
pour ne pas m’endormir
pour illustrer un coucher de soleil en sang
dans l’orient

mon amour
je ne veux pas manquer
le moindre micron de ta peau
même pas un millième de gémissement
ni le bleu déshydraté de tes prières inachevées
chargées de plombs et de poumons
entre tes jambes qui frémissent comme les rives d’un fleuve
vers lequel se dirigent toutes les légions de mes cellules
engagées dans une longue bataille
dont le drapeau blanc est ton cri somnambulique
qui fait sortir la population dans la rue
comme un tremblement de terre

mon amour
je pense à ton nid chaud
comme à l’hibernation définitive
comme à une vie ultérieure
je pense au relief ardu de tes orgasmes
d’où jaillissent des poissons
des oiseaux
des précipices
le ciel

dans ton abandon
je me faufile comme un scaphandrier aguerri
comme un cosmonaute resté sans oxygène
comme un condamné à mort
dont le dernier désir est blotti dans ton corps
ce corps qui me donne cette faim sans fin
des carpates à l’adriatique
même après l’ultime glissement contorsionné
dans ta chair
même après l’explosion

oubliant les feux de détresse
qui nous traquent
de yalta à srebenica
insensible au silence
qui nous couvre de son manteau sourd
figé
absurde
infini
qui suit nos ébats

mais toujours attentif au tic-tac
qui bat en toi
comme une bombe à retardement
qui n’attend que moi

je veux occuper surpeupler infuser ton corps
prendre sa forme
et devenir vide
avec toi

qu’il ne reste rien de nous
RIEN
sauf le souvenir
de l’air

 

 




( Avant-)dernier cri de Patrick Argenté

La coll. POESIE XXI de chez Jacques André éditeur se veut sobre, les textes y sont « nus, sous l’éclairage sans concession d’une typographie elle-même dépourvue d’artifices. Seule la chaleur du papier, ivoiré et bouffant, va permettre aux mots de reposer sur une surface douce, profonde et bienveillante. » L’éditeur nous prévient, rien ne sera de trop dans cette collection et, dès l’abord, on entre si l’on peut dire, « au cœur d’une voix ». C’est, avec Patrick Argenté, un enfant désabusé qui parle. La poésie ne sauvera pas le monde, ni même « son » monde

Patrick Argenté, Dernier cri, Jacques André éditeur, 2018.

sauvera pas
son homme 

 

elle s’apparente plutôt au

 

royaume de poudre de 
perlimpinpin dans les pages 
du missel

Ou mi-poivre pour jeu 
de mots baroque facile
éternuement 

 

Il s’agit de jouer

 

encore un 
peu mourras 
plus tard 

 

Mourir n’est rien, parler c’est jouer à la vie, à la mort et s’ouvrir au poème serait s’éveiller au sommeil :`

 

j’entends tout tu vois quand 
je dors 

 

Bien plus, il s’agit de « conter des riens », d’aimer les cloportes, d’être attentif

 

à la présence ténue
têtue de la lampe 

 

cette loupiote de la conscience inconsciente qui s’éteint si je me réveille :

 

je me lève la lampe 
est ensommeillée 

 

Il m’est arrivé, en lisant, de penser au premier St-John Perse, celui d’Eloges :

 

Maintenant laissez-moi, je vais seul.
Je sortirai, car j’ai affaire : un insecte m’attend pour traiter 

 

Sauf qu’ici, peu sont pris à témoin, que le poète n’a affaire qu’avec lui-même et que l’humour (noir) affleure en permanence :

 

si les morts qui sont bien cuits
revenaient 

 

Le poète n’emploie pas de grands mots mais des petits, il ne peut pas grand-chose au monde si ce n’est rester présent, à travers la présence, la précision des mots.

 

on ne possède rien

 

En revanche,

 

on 
voudrait coller son nez à la 
cloison chaude du monde 

 

Et on aborde à « Dernier cri », le deuxième ensemble du recueil, partie donnant son titre au tout. Pas facile de parler de Calais, de la Jungle, des réfugiés venus de Syrie, du monde entier pour s’entasser là. Un regard poète n’est pas de trop pour donner corps à ces « ombres » qui sont aussi des vies et des histoires, qui sont d’autres « nous ».

 

si n’avions plus 
que maisons de cendres l’âme est légère 
de peu de poids peu de matière (…) 
serions alignés dans les ruelles morts déjà (…) 

je garde dans mes paumes l’odeur irréconciliable
de ces hommes transis 

 

Le poète, témoin de peu de poids mais conscience aiguë du monde, depuis sa fenêtre, chante avec peu de mots. En les élidant, il s’élide. Ce deuxième ensemble déteint, si l’on peut dire, sur le troisième, « D’où vient le bleu » dont le titre semble promettre plus de sérénité et de beau temps mais qui évoque aussi la noirceur du monde. Ce troisième ensemble est hanté par ce thème de l’homme à sa fenêtre, son

 

appétit de voir 
féroce 

 

homme qui, néanmoins, ne voit rien. Cette méditation sur la fenêtre est très inspirée, très belle, très ample, ouvrant l’âme vers le dedans du dehors ou le dehors du dedans, la « fenêtre » évoquant Baudelaire tout aussi bien que les écrans contemporains, quels qu’ils soient. Sauf qu’une fenêtre peut rester fermée ou bien s’ouvrir. Être à la fenêtre, c’est

 

aimer cette 
appartenance au 
courant d’air. 

nous ne tenons à rien qui soit 
plus solides que nuages si 
ce n’est notre goût 

 ensablé de la terre et 
notre entêtement à 
ne pas nous dissoudre 

 

Le poète est donc cet homme à sa fenêtre qui regarde depuis cette frontière entre dehors et dedans le monde comme il va, comme il ne va pas. Lieu ni d’espoir ni d’angoisse, et pourtant :

 

je n’attends rien je suis à ma fenêtre 

peut-être que nous n’aurons plus jamais de quoi ouvrir notre simple compassion ni nos volets 

 

mais « la vie n’attend rien de moi » (…)

 

En somme, voici une poésie belle et sans illusion, sans trop d’amertume non plus, sur « le rôle du poète ». Une conscience modeste et lucide, un cri se faisant le simple écho du grand cri du monde.

 

 

Présentation de l’auteur

Patrick Argenté

Après des études de Lettres à Rennes, Patrick Argenté poursuit une carrière d'enseignant pendant quelques années. Puis il exerce plusieurs professsions dans le travail social et la formation pour adultes. Aujourd'hui il consacre la majeure partie de son temps à l'écriture.

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Paul Vinicius, La chevelure blanche de l’avalanche

On commence avec une « goutte de pluie » et on finit avec « le sens du globe terrestre ». Entre les deux, entre infiniment petit et infiniment grand, et contenu en eux, c’est tout un monde qui se décline en « avalanches » de mots choisis et mêlés et en images foudroyantes et apaisantes, en vers musicaux et en oxymores audacieux (voir « le passé postérieur »), en cauchemars puisés dans « les entrailles des songes » et en synesthésies sonores et colorées.

La poésie de Paul Vinicius est à la fois limpide, dense, riche, dépouillée, sombre, lumineuse. En plus il faut le croire sur parole : « sans poésie musique et toi/je n’aurais jamais été/qui je suis ». Ce « toi » qui se glisse entre « poésie musique » et « je » ? Suivons-le (la) dans le filigrane des textes, guidés par « ses merveilleuses jambes/d’une longueur extravagante », jambes aux suggestions érotiques et aux résonances musicales, devenant « pianos, clarinettes, saxos, percussions, syncopes… », mais qui ne sont pas les seules à susciter l’amour : il y a les sourires, la nature, les oiseaux, les saisons… L’amour la poésie, quelque chose d’éluardien.

Comment rendre compte de toutes les dimensions d’un recueil qu’on n’aura jamais fini d’explorer ? Un recueil où les quelques discrètes évocations de la Roumanie rappellent d’où il vient (le choix et la traduction de Radu Bata, lui-même poète français d’origine roumaine, inventeur des célèbres « poésettes », montre combien les affinités profondes entre l’auteur et son traducteur sont indispensables).

Paul Vinicius, La chevelure blanche de l’avalanche, poèmes choisis et traduits du roumain par Radu Bata, Jacques André éditeur, 2019.

Un recueil où métaphores et comparaisons insolites, parfois déstabilisantes, ouvrent des horizons colorés, des paysages urbains nocturnes, des souvenirs « phosphorescents », une nature lumineuse (« septembre est arrivé / comme un chapeau sur un soleil »), des personnages imprévisibles (on se prend à croiser Ionesco, Rimbaud, Brancuşi, Dali, Kafka, Tarkovski…) ; un recueil dans lequel se pose la question de l’identité et du rapport au monde (pour un « je » qui se dit « au degré zéro / d’adaptabilité ») ; un recueil dans lequel, aussi, l’humour mâtiné d’absurde et arrosé de quelques bonnes bouteilles fait bon ménage avec l’inquiétude. Un recueil qui fait vivre, comme le suggère le poème intitulé « Journal aux feuilles blanches » :

 

les jours passent
à côté de moi
comme un chapelet de détenus

bonjour
bonsoir
bonne nuit

le cendrier
plein de mégots

 le verre vide

et
sur les étagères
les livres qui m’habitent
la vie.

 

 

Les livres, la poésie. L’essence de la vie.

 

Présentation de l’auteur

Paul Vinicius

Poète, dramaturge, journaliste et essayiste, Paul Vinicius est diplômé de l’École Polytechnique de Bucarest et docteur ès lettres. Cette double performance universitaire est la partie visible de son parcours surprenant ; il a exercé de nombreux métiers, jobs, sports, avant de se dévouer à l’écriture. Champion de boxe junior et karatéka ceinture noire, il a travaillé comme manutentionnaire, maître-nageur sur la côte de la Mer Noire, détective privé, pigiste, correcteur, rédacteur pour plusieurs journaux de la presse nationale et, dernièrement, pour la maison d’édition du Musée de la Littérature roumaine.

Après avoir été interdit de publication en 1987 par la censure communiste, il renonce à sa carrière d’ingénieur et sa biographie suit les soubresauts de la démocratie survenue fin décembre 1989, à la recherche d’un nouveau départ, d’une nouvelle ivresse.

Ses poèmes ont été régulièrement publiés à partir de 1982 par les revues littéraires. Beaucoup ont été traduits et publiés dans des anthologies. Il est lauréat de plusieurs prix nationaux et internationaux de poésie. Dernier en date : le Prix du Public au Salon du Livre des Balkans en 2017.

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Roman d’amour par Romain Fustier

Il disait :

elle s’en est allée
dans le soleil fraîche légère
avec son vélo qui va

 

Romain Fustier, Dans la chambre tes bras, Editions Musimot. 10€. musimot.43@orange.fr   

 

 

& qui vient avec elle
robe à fleurs d’été
sur les pédales ses sandales
où moulinent à vent tiède
Ses ronds mollets qu’elle

au mitan de septembre a
encore hâlés  quand elle ainsi
monte à bicyclette & roule
en cipède par les rues
que dore blondes la lumière
de ses jambes ad hoc

 

Une célébration dans le recueil : Des fois des regrets comme. En 2011.

Ce poète écrit dans la joie du vivre, des aubes belles, des voix d’enfants comme venues du jardin, des corps cachés dans l’herbe. Regain que sa poésie qui pousse sur un monde malade mais dont il n’est pas dupe, sachant  s’arrêter sur la beauté des choses.

Romain Fustier c’est un moineau venu se poser sur votre épaule, si léger qu’on ne le remarque pas, habitués que l’on est à son manège et puis, peut-être plus léger encore que le moineau s’impose le petit livre sur la table de la cuisine, qu’il vient de déposer, aux pages brèves, aux mots brulants, supplique à l’amante, la maitresse, sa passion, sa vie.

Il sait dire l’essentiel de l’homme et l’odeur du gravier mouillé après la pluie. Sa foi en l’autre se déverse avec délicatesse dans chacun de ses livres.

Il est temps de s’en rendre compte !

Dans la chambre tes bras : l’être aimée est au cœur de la maison, tout autant désirée. Si petit nouveau livre, plein de baisers, cuisses, hanches, plein du corps de l’aimée dans la légèreté du poème, entrouvert sur le vide qui nous sépare des amants réunis, dans la lumière aussi, précieuse, abondante, vers les lacs, les sources, là-bas…

Dans la chambre tes bras : ce texte est un murmure, un soupir, un plein d’amour.

 Ce dont nous parle l’auteur, c’est le monde de sa vie, oui, de cela, son quotidien comme l’aboutissement de la nuit, de son temps sur la terre, le temps de sa passion comme objet d’une autre vie qu’il ne nous est pas donnée de connaitre, juste ces quelques mots offerts.

Pour le poète l’essentiel est ailleurs : au cœur de la chambre, là où l’amante désirée attend dans l’indifférence du plaisir : elle sait sa venue, elle connait son désir.

Et cela sera riche :

 

ton estive au cœur de nos hivers 

 

Romain Fustier nous propose un équipement de survie. C’est comme ça le monde, ton corps, ton sexe, mon voyage.

 

dans la chambre tes bras 

 

il nous dit :

 

 ton visage qui s’ouvre

 

il nous dit :

 

les labours que tu es 

 

et dit :

 

tu es abondance en toi 

 

Cette adresse ne peut qu’être brève (une trentaine de pages), plus longue elle fût indécente : la fièvre est toujours passagère sinon elle nous emporte. La vie des autres déconcerte toujours : là, je sais qu’il ne faut pas des heures pour dire l’essentiel à l’être aimé.

L’auteur ne nous laisse pas sur notre faim, juste, il nous fait un petit signe : vers sa lumière.

 

 

Présentation de l’auteur

Romain Fustier

Textes

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Poèmes choisis

Autres lectures

Romain Fustier est né en 1977 à Clermont-Ferrand. Il a passé son enfance et son adolescence à Gerzat, dans la banlieue ouvrière de cette ville. Après l’obtention de son baccalauréat, il entreprend des études de lettres en classe préparatoire puis à la faculté de Clermont-Ferrand, où il rencontre Amandine Marembert, qui devient sa compagne. Ils fonderont ensemble, au cours de leurs années étudiantes, la revue et les éditions Contre-allées.

Romain Fustier vit aujourd’hui à Montluçon.

Bibliographie 

Le volume de nos existences. Décharge & Gros textes, 2006.
Négatif photo de la muse. Le Chat qui tousse, 2007.
Une ville allongée sous l’épiderme. Éditions Henry & Écrits des Forges, 2008. (Prix des Trouvères, 2007)
Boîte automatique du crâne. E-book. Publie.net, 2009.
Les yeux assis sur la plage. Éditions de l’Atlantique, 2010.
Habillé de son corps. Rafael de Surtis, 2010.
Des fois des regrets comme. Éditions des États civils, 2011.
Dans nos intérieurs. In Anthologie Triages. Tarabuste, 2011.
Mal de travers. Clarisse, 2012.
Rembobinant l’extérieur. Éditions du Cygne, 2012.
Mon contre toi. Éditions de l’Atlantique, 2012.
Infini de poche. Éditions Henry, 2013.
Bois de peu de poids (été-automne). Lanskine, 2016.
Bois de peu de poids (hiver-printemps). Lanskine, 2017.
Dans la chambre tes bras. Musimot, 2019.

Ricochet. Peintures de Daniel Bambagioni. Poïein, 2019.
Panoramiques. E-book. Éditions Qazaq, 2020.
Jusqu’à très loin. Publie.net, 2021.

Un même pays potager. Atelier de Groutel, 2022.

Autres lectures

Roman d’amour par Romain Fustier

Il disait : elle s’en est allée dans le soleil fraîche légère avec son vélo qui va   Romain Fustier, Dans la chambre tes bras, Editions Musimot. 10€. musimot.43@orange.fr        [...]




Claire Massart, L’aveu des nuits, suivi par Le calendrier oublié

Délicates touches de pensées en aveu dans le ventre des nuits, sur le flanc tremblé des coteaux diurnes, « enpente », dès l’aube jusqu’aux crépuscules, blotties entre le chien et loup des « couleurs d’éclipse » du ciel,  au bois dormant ou quelquefois à claire-voie des bosquets obscurs dressés à ciel ouvert dans le plein vent des saisons, il arrive que des présences se lèvent ou disparaissent, qu’un lièvre, qu’une perdrix, que des hérons, qu’un merle, télescopent les pensées-parasites, les pensées- pirates, « scies des cigales, troubles derviches », les « enfants-pensées », toujours dans l’arrière-cœur de soi, « arpèges, au fond de la besace »…

Le livre de poésie de Claire Massart est tout empreint de fine sensibilité et de saveurs, venues de guets sensibles à l’écoute du monde et de ses habitants, de la nature jusqu’au réveil de tous les sens, à l’affût des « fleurs minuscules comme nos vies », jusqu’à l’entrevue « des valises  du ciel ». L’œil affûté, ici, écoute, et l’oreille regarde. Le dedans /le dehors correspondent dans des rebonds, des retours et des ressacs délicatement accordés.

Quarante-six poèmes, écrits du 15 octobre 2014 pour le premier au 5 décembre 2016 pour le dernier, ponctués par plusieurs « Série Nuit », composent la première partie du recueil. Le titre d’emblée interroge : s’agit-il d’un aveu émis par, ou durant, les nuits, et quel est cet aveu ?

Claire Massart, L’aveu des nuits suivi par Le calendrier oublié, éditions des Vanneaux, coll. L’Ombellie, 2017, 90 p., 15 €.

Le complément du nom renvoie-t-il à l’atmosphère universelle des recueillements nocturnes, ou renvoie-t-il à des réflexions solitaires émises et reçues dans le noir par une vie individuelle sur un parcours personnel ? Qui, autrement dit, déroule le film-poème par le ruban magnétique des mots écrits ? Qui et quoi se penche sur l’arbre interne de Soi pour donner corps à la nuit, l’enrober d’une parole-poème, par le charroi du temps, par le cours des saisons, au fil du temps d’une vie dont nous sommes les « Chercheurs d’or » ?

 

Charroyer
Pousser ou tirer, souvent les deux
Sur une pente raide
Ne pas dévisser
Dans ce pas de forçat
Tamiser, ressasser
À tant affûter l’œil
Déceler
L’inquiétante silhouette
D’une route de soi

 Et soudain, ma main attrape au bond
La pépite que mon rêve lui envoie
 

 

 

Le « doute » exerce sa vigie, dans le dénuement fertile de soi où se chercher. Une quête existentielle, sur le bord d’un effroi aux échos pascalien, déroule dans L’aveu des nuits sa route aux chemins pluriels tirés vers le haut mystérieux par les haleurs du poème, au long de la rivière de vivre.

 

Pas amères, les rides de la mer qu’une dune a vues.
L’œil cherche le pertuis et nous offre son doute :
Une balafre sur le temps,
Une danse imprécise et gaie, un ajonc offert et refusé.

 Le silence naît à la jonction -un fil- de deux immensités.
Une question muette.
Une imparable réponse.

 Commence alors la précieuse errance : lieu du dénuement. 

 

 

                           Doute de mer

 

Le silence, - où plonge la haute nuit ; sa fissure, par où s’infiltre le froid ; sa transparence, accessible par l’arrêt du « train de pensées bavardes », - colmate-t-il les brèches, la fracture du Vivre ? Les visages inscrits dans les plafonds, tendus sur la toile infinie des nuits, le passage des oiseaux-souvenirs comptés comme « les courbatures des draps », revisités avec « le temps et nous (qui) nous entretuons », -tous ces instants, où l’être sort de son lit, seront-ils digue de secours suffisante tandis  qu’ « au matin, on pose les pieds sur un tapis de douilles » ?

 

On devient fou, folle du bizutage de la vie.
Pourtant parfois, la main douce de l’amour vient lisser la folie,
du front vers l’arrière, pour peigner les pensées hirsutes. 

 

La nuit en poème sériel enroule ses secrets dans son nom, et l’aveu de ses insomnies se murmure dans le creux du silence « sur la crête de l’ému ». Parfois « nue » et « démunie », parfois « lacérée », « clandestine », « À rebours », urbaine, rêvée, les nuits portent nos yeux, cachent les cernes des regrets, refont nos bagages, mis à jour, -« ligne de flottaison de notre monde »…

Les nuits s’entrouvrent aux clairières ravivées du jour, s’entrecoupent de bouquets d’envol de couleurs cosmiques, où la vie reprend pied, lorsque « la rivière est hors d’elle ». En pente nous allons, partons dérouler de nos pas alertes l’ébrouement de la vie :

 

Des traces sur la pente du temps :
Nos yeux au pas de charge
Un visage dans une main en coupe
Le torticolis des troncs
Le ballonnement du gui sur les peupliers
Une colère suspendue

 Et si eu lieu d’attendre
On était rapté par le vert vif d’une prairie
On oubliait la saison et qui l’on est
On oubliait l’attente et le voyage ?
Et si on finissait par oublier l’oubli… 

 

 

                           En pente

 

La vie, dans l’aveu des nuits, jaillit peut-être là, depuis la source jusqu’aux résurgences d’une mémoire oublieuse délicieusement ravie (« raptée ») – « nous déprendre de nos baluchons et nous en coiffer » ; s’arracher le temps d’une Disparition du radeau-tandem d’un autre dans un rêve à part où ranger les rêves -, dans le prisme sidéré d’un regard détaché de l’oubli, délesté, suspendu ? Retenue encore par le fil tendu de la tendresse, où le désir perdure, où notre ombre persiste et signe nos encablures naviguées à l’œil, dérivées à l’aveugle. Oscillant, tanguant-roulant entre trop lourd et grâce (« trouée ») d’éclaircies, où la vie (« peine-ombre », oiseau mort fracassé « contre une vitre qui ne devait pas exister »), « c’est de l’aérien qui cogne ».

Quelques Haïkus libres (2ème partie) suivent L’aveu des nuits, fixant dans l’éclat de leur concision des clichés comme arrêts sur images vibrantes de vie :

 

Hiver avancé
Parc secret, tout mouillé
Le chien court

 

Le calendrier oublié (3ème partie) clôture ce recueil, l’agenda défait pour briguer une éphéméride lointaine (« Cela s’est déjà passé en d’autres temps, en ces temps-là… ») où, même effeuillé, « ajourné », l’espoir « chante hier » dans l’aujourd’hui du Poème, ses lendemains sur le seuil avancé d’un « avenir volant ». Pages mélangées, mois mêlés comme un jeu de cartes avant de le jouer, ce calendrier perpétuel rejoue les scènes d’un « joyeux désordre », celui l’est la mémoire…  

 

 

 




Stéphane Sangral, Là où la nuit / tombe

Dans ce recueil à la mort présente, abondent les questions fondamentales aux impossibles réponses, qui mettent les réponses sens dessus-dessous où toute réponse, en tant que forme du poème, éclate en un saisissement aux éclats maîtrisés.

Toute pensée subit un retournement où l’espace des mots souffle par répétition comme s’il y avait refus d’entamer la réponse pour revenir au point initial, comme si l’événement se transformait en avènement. Dans cette langue qui ne joue pas avec les mots mais les fait livrer tout leur sens y compris leur contresens, Stéphane Sangral peut affirmer : … mais ma vie n’a aucun sens. En fait, le temps canalise cette vie et en même temps l’étouffe. Incessante question sans commencement ni fin qui s’origine au fond de l’être tant qu’il y a de l’être. Poèmes, dont la géométrie est une exigence structurée qui ne laisse place à aucun influx qui les déborderait. Tout est sous surveillance. Peut-être, la meilleure saisie est-elle : c’est ma pensée qui déploie ma pensée, pas moi… Les mots se décomposent et se recomposent. On passe d’une typographie aux lettres minuscules presque effacées, parfois, à de grandes lettres même en gras qui ponctuent le poème. La forme du poème, les points de vue varient pour trouver un ailleurs, hors la norme, hors les réponses communes et préfabriquées, hors les paradis artificiels… 

Stéphane Sangral, Là où la nuit / tombe, préface de Salah Stétié, Editions Galilée,  12 Euros.

Ce recueil est une structure que la pensée anime avec ses courbes, ses lignes droites, ses labyrinthes, ses spirales qui définit une douleur mentale sans y enfermer le lecteur qui même s’il acquiesce, doit trouver sa propre porte de sortie.

Comme beaucoup, l’auteur refuse la condition de mortel : l’indépassable fait : n’être plus et dans le présent n’être pas, le réel mis en doute dans sa réalité. Entre le réel et ma réalité, il n’y a pas coïncidence mais impossibilité. Il n’y a pas de complaisance à l’égard du réel mais l’affirmation qui est d’être soi. Il nous manque peut-être une dimension terrestre : la saisie du réel en tant qu’absolu. Un dernier recours :

 

Je me suis exilé volontairement dans
les mots, loin du réel, pour tenter d’oublier 
qu’involontairement on est exilé dans
les mots, loin du réel (à) jamais oublié…

 

armes de tous les vrais poètes, armes factices nous le savons. La rime, ici, nous rappelle peut-être involontairement, l’ancienneté de la chose. Parfois, il y a des tentatives de démonstration comme si enfin nous allions en sortir, trouver une ou l’explication mais tout retombe, nous tournons en rond et l’étouffement saisit. Nous sommes au-delà du temps ordinaire : 07h70 et nous ne reviendrons pas en arrière, nous sommes projetés en avant, nous sommes de l’inachèvement.Rien que des mots pour saisir une absence, un absent, cette même douleur indépassable : le temps qui s’éloigne et pousse toujours le néant en avant dans un Texte clos depuis longtemps.

La répétition, dont use hardiment Stéphane Sangral, est un espace qui s’agrandit par cercles concentriques et ouvre à autre chose qu’elle-même. On la dépasse dans ce paysage comme par exemple la nuit qui est tache de lumière et qui conduit à une transfiguration-… de mon bureau… car elle est substance, matière dans ce qu’elle a de volatile mais aussi substance souffrante.

Et cette répétition inlassable n’est peut-être que le silence de la langue qui arrive  à maturité, la sienne propre dans une langue qui n’est que forme et non substance, comme le dit Ferdinand de Saussure.

Poésie criante de vérité, par ses moments vécus d’intensité et de renouvellement où le lecteur est surpris parce que c’est lui-même qui apparaît. La vie ne peut être pleinement saisie, il y a toujours un même obstacle qui s’interpose … trop lourd d’un réel pas fini. Qu’est-ce que je fous là. S’échapper serait-il possible avec le concours du monde extérieur avec cette renaissance d’un état plus heureux, tiré d’une apparence de néant : Boire ma soif jusqu’à la liberté//et me noyer de n’être//que moi, goutte dans l’océan//d’être…Dans cette mise à nu de soi qui est un dépouillement, il y a une force de libération par la négation de soi. Ce dépassement prend une forme de salut : la noyade impossible et ou la noyade possible. Duplicité de toute pensée, de tout sentiment, l’auteur affirme et nie à la fois, est-ce une façon d’épouser le monde, de le libérer de lui-même sans jamais le fixer dans une unique pensée ?

Il y a une profonde volonté, par les répétitions, point majeur de ce recueil, de progresser dans le même, le soi étant passé dans l’inépuisable désir d’être malgré tout, comme un désir d’envol : être un être, essayer et essayer encore, marque d’une densité mentale qui par coups et par à-coups ponctue ces pages où le poème est un et à chaque fois différent. Langue torturée et parfois par hoquets qui aura rendu son essence : rien, rien en dehors d’elle ne se sera passé et pourtant dans ce sens, elle aura plaidé notre cause, notre ultime but : tenter d’y voir clair en nous quand nous nous superposons au monde même à … fouler le sens, même à nous nier : … il se nie … et Ma vie n’a aucun sens.

Le dernier poème rimé, mais il y en d’autres, répète plusieurs fois : passer son temps, le verbe est à l’infinitif, c’est-à-dire le mode où tout est possible, temps, nombre, personne, voix. Nous arrivons à passé participe passé qui clôture, qui conclut, synthèse de tout ce qui a précédé. C’est le temps qui n’appartient plus et que l’on a dépassé, comme si vivre était oublier que l’on vit, être un pas en avant de la mort, la crainte du néant enfin dépassée parce que la tête se relève.

Il y a une très belle confidence manuscrite à la page 105, qui dit qu’il n’y a ni fin ni début à ce livre : Il reste juste le temps. Juste le temps. Le lecteur naïf, voudrait poser la question : que s’est-il passé ? Mais ce temps est un appel à la vie, à notre être le plus élémentaire, à cette partie animale qui ne se pose pas de question sur l’existence : Chier reste possible, c’est-à-dire se soulager d’un excès qui ne fera pas souche.

Les parties de ce recueil sont des parties de temps de la nuit, un noir à traverser, quelque chose qui s’achève et ne s’achève pas. Ce livre nous absorbe en même temps que se lève un doute : ai-je compris et ce peu que j’en ai dit en est-il le reflet. Prenons le titre : Là où la nuit / tombe. Tombe, est-il verbe ou apposition, mouvement ou immobilité, possibilité ou impossibilité ? A chaque lecteur sa propre lecture. Ce recueil nous livre une sensibilité qui ne pratique pas la langue de bois. Il ne peut être que précieux à ceux qui exercent l’humilité de vivre et de penser.

Cette recension s’arrête, elle n’est pas achevée, ne le sera jamais.




Anne-Lise Blanchard, épitomé du mort et du vif

Comme « abrégé d’un ouvrage antique », selon la définition du Petit Robert, « épitomé » s’applique sans doute à cette étude sensible des traces du vivant et du disparu, selon un regard qui puisse énoncer ces relations intimes avec le temps auquel nul ne peut déroger, selon une écriture très elliptique qui force à la densité quand elle énumère ce que la nature éveille et rétrécit et fait vieillir.

Le corps vieillissant, la traque de la moindre ride nous conduisent inexorablement de l’autre côté du vif, encore faut-il ne pas négliger ces cheminements entre « glaise » et l’air qui nous convainc d’être bien vivant.

Cette poésie, étrange par la scansion, les dérapages, les boucles, la ponctuation, interroge l’antérieur de nos vies, ces « gloires » anciennes, ces beautés qui ne sont plus :

 

La nuit vient en dormant

pour s’emparer

de nos lointains enfouis (p.41)

 

 

Anne-Lise Blan­chard, Epi­tomé du mort et du vif, Jacques André Edi­teur, coll. Poé­sie XXI, Lyon, 2019, 66 p. — 12,00 €.

Ailleurs, c’est pour constater « le saignement/du ciel » ou une « saison qui s’affaisse », sinon parfois « débusquer le rire/ d’un enfant » allège le vivre. La vie, souvent, a de ces « hoquets » ; le cheminement donne à « la langue » ses nœuds, et il faut persévérer coûte que coûte.

Le ton, celui de la noble désespérance, dans le sillage hardi de Michaux (un fragment de « Poteaux d’angle ») ou de Bernard Noël, fait jaillir du cœur, du corps ces accents de vérité nue, quand tout « séquestre », obscur, tourmentant « la naine, trop naine », allégorie de la poète en son récif perdu au milieu des questions sans réponse.

Aux poèmes en vers libre de la première section succèdent des proses que le titre « Glaise » insinue au ras du sol, dans le cheminement anxieux, paralysant d’une « lente progression » intime, existentielle, qui impose, non seulement le silence, mais la précipitation de tout mot, qui serait inutile.

Une poésie, pas toujours aisée à suivre, parce que féconde, riche, complexe : est-il facile de suivre les modulations d’une âme qui, âpre et sûre, énonce sa vérité fluctuante, mise en doute aussitôt que posée ?

Juste fermer les yeux pour contempler les filaments de vieillesse se mettre en place. (p.59)

Le constat est terrible.

Présentation de l’auteur

Anne-Lise Blanchard

Anne-Lise Blanchard : Danseuse, chorégraphe, puis thérapeute. Longtemps collaboratrice de plusieurs revues de création littéraire et artistique dont Verso, Lieux d’Etre, Diérèse, présente en revues et anthologies. Plusieurs de ses poèmes sont traduits en italien, anglais, espagnol. Organise le Printemps poétique de Saint-Geoire-en-Valdaine, au pied de la Chartreuse dont elle aime à parcourir cingles et sommets ; membre du Prix Étiophile de littérature africaine et des Caraïbes (pour se décentrer, à défaut de se rendre dans ces contrées) ; poète invité à la 26 e édition du festival de poésie de Sète « Voix vives de la méditerranée ». Plusieurs revues lui ont dédié un dossier : Diérèse n°45, été 2009 ; Diptyque #3, Entre-Deux, 2013 ; Poésie / première n°74, La poésie est danse, entretien avec Jacqueline Persini, septembre 2019 ; Traversées n°101, été 2022.

Dernières publications : Une odeur d’enfance, poésie jeunesse, Voix Tissées (2023) ; Soliloque pour ELLES, Transignum (2023) ; L’Horizon patient, Ad Solem (2022) ; Le Ravissement de la marche, haïkus, Atelier du Grand Tétras (2021) ; Épitomé du mort et du vif, Jacques André éd. (2019) ; Les jours suffisent à son émerveillement, Unicité (2018) ; Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux, Ad Solem (2017). https://anne-lise-blanchard.com/

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Ce qui n’a pas de nom : la chance des mots

  Quel poète
enfin libre du poème

marcherait
dans les pas de l’Éléen 

 

Gérard Pfister s’inscrirait-il à la suite de Zénon et de Pyrrhon, moins pour les paradoxes du premier (quoique d’une certaine façon la flèche immobile traverse les poèmes de Ce qui n’a pas de nom) que pour le refus de définir propre au second ?

Le paradoxe est redoublé par l’idée d’une aphasie de mille poèmes, et pourtant, la liberté se dessine au terme du chemin. Si le recueil s’ouvre sur une invitation décourageante :

 

Ce qui est sans nom 
n’essaie pas de le nommer

Ce qui est sans forme
N’essaie pas de le voir

 

 

Gérard Pfister, Ce qui n'a pas de nom, Arfuyen.

il s’achève sur la possibilité du signe, donc du sens du sans-nom, même si ce signe est… indéchiffrable.

Il s’agit donc de suivre un parcours qui s’ouvre sur de sombres auspices, sur une impossibilité à dire, à voir, ou plutôt sur le constat que les invocations litaniques qui tournent autour de l’In-nommable ne peuvent se dire qu’en creux. A l’origine était l’a-privatif, et les poèmes poursuivent le nom de ce qui n’en a pas, courent dans l’avant et l’après des formes. C’est dans cet indicible en mille éclats que tout se joue. Les flammes, l’esprit, soufflent régulièrement sur l’informe et les ascensions se produisent tout au long de ce parcours.  Rouge et or servent de toile de fond comme dans l’Assomption du Titien le rouge s’élève des hommes à Ce-qui-n’a-pas-de-nom en passant par la robe de Celle qui a trop de noms. A ces flèches ascensionnelles répondent des images de submersion et consomption totales (135-136) au fascinant vertige, et ce jusqu’au plongeon final, qui est aussi Assomption. Et nous voilà renvoyés au tableau dans lequel le bleu est cette zone intermédiaire entre l’humanité levant les bras et le sans-Nom auquel elle aspire. Sauf que l’ordre peut s’inverser, les couleurs se mêler, les formes et les teintes se fondre et l’apothéose finale se résumer au blanc d’une (demi-) ombrelle sur un autre tableau. Blanc dans lequel tout se résout, silence dans lequel s’éteignent les cris des hommes tout en bas. Mais ils ont, nous avons, toujours les bras tendus vers le haut. Tout s’est figé dans une « assomption immobile » (958). C’est peut-être le moment de bascule final, le point immobile des mystiques, le « still point of the turning world » de T.S. Eliot.

 

Nommer

Ce parcours entre mer et terre, bas et haut, plein et vide, est aussi réflexion sur le sens et son absence. Il y a le sans-nom qui est plus que le nom et qui est peut-être le mystère suprême, mais aussi le mot qui n’a rien du nom. Le mot, les mots, quelle nécessité et quel fléau aussi ! Les mots fatiguent, paraissent souvent usants (peut-être trop usés), et c’est un pari audacieux que d’utiliser les mots pour dire la beauté du « sans-mot ». Le poème rappelle que le mot blesse à l’occasion (168-170), qu’il revient comme une infection (392), que la fascination pour noms et formes à satiété a quelque chose de mortifère (129-130). Les noms sont un bazar/hasard, les mots quittent, leur charpente est vermoulue et nous étouffe.

La question essentielle, cratylienne, est posée tout au long du recueil : faut-il nommer, « dire » les choses et les formes ? Exemplairement : faut-il donner un nom au papillon ? Faut-il tenter d’en faire un mémorial (389 / 545 /905) par le nom ? Mais oui, si c’est le myrtil, car son nom rappelle un autre nom, celui du fruit dont il est fait bouquet. Au passage, ce sont justement ces échos, ces clins d’œil, qui invitent à faire une lecture suivie de l’ensemble avant la relecture en morceaux de choix, car le myrtil, que serait-il sans la myrtille ? Il en fait mémoire. Et un nom n’est pas un mot comme un autre.

 

Vide au miroir

L’absence, le vide, l’envers des choses, l’avers de l’apparence, le jeu sur la disparition et la mémoire sont au centre de tous ces mots. Le vide est central, et au cœur physique du livre, avec un apogée en son milieu même.

 

Au cœur de l’espace
au cœur du temps

il y a ce vide
que le vide seul contemple
  (555)

 

Et ce vide spéculaire, ce vide que le vide contemple, c’est comme une quintessence du livre, un concentré, un élixir. C’est aussi un moment de suspension au cœur du recueil, même si la fin apporte une résolution, une forme de plénitude qui répond harmonieusement au vide sans pour autant chercher à le combler (au contraire). Ce vide est vertigineux aussi, il nous maintient dans l’entre-deux, suspendus. Il rejoint les images de seuil, de bascule (181-183). Les mots restent sur le seuil, aussi (342). C’est d’ailleurs la même image d’entre-deux ou de basculement entre mort et vie qu’on retrouve dans les très beaux vers sur l’eau qui lave mais noie aussi, le feu qui réchauffe mais brûle aussi.

Les mots figent le temps, empêchent d’accéder à l’éternel présent qui ne cesse pourtant de jaillir.  Ils renouvellent le supplice de Tantale, et nous mourons de soif près des fontaines (224, 416). L’Éternité est maintenant, constate Gérard Pfister en formulations lapidaires et condensées qui rappellent le « It is eternity now. » de  Richard Jefferies. Le présent est saisi comme fulgurance, éclair, contre la durée : apparaître et disparaître ne sont qu’un, il n’y a ni commencement ni fin. Le temps est aussi l’infini de la vibration (67-531, bel écho), la respiration et le battement au cœur du vide.

Ce vide qui se contemple est donc quelque chose, comme l’absence est aussi présence. Et Gérard Pfister dit et écrit admirablement cette présence de l’absence, en dehors des truismes d’usage. Le recueil peut se lire comme un jeu sur l’apparence, à la fois présence et reflet, illusion d’être. L’apparence prend aussi la forme de l’image, en mots ou en couleurs. Images de nature, peinte ou réelle, mais c’est la même chose, jardin dans le tableau ou jardin devant la page en train de s’écrire, qui est tableau à sa façon. Un bouquet de myrtilles est « au centre de tout », mais l’image n’est pas fixe, car le bouquet vit et meurt, et le lecteur se pose la question : « mais qu’est-ce donc qui l’a fait croître et dessécher ? » Rien de plus concret et sensuel, mais rien de plus métaphysique que ce bouquet-là (ou l’absente de tout bouquet).

 

Mots creux, noms en creux, et chemin du silence 

L’éloge de l’art au détriment des mots invite le poème à ne plus être l’esclave du discours et de l’illusion. Les mots détachés du sans-nom sont vains, autant de livrées chamarrées et de bicornes galonnés (339), insignes et signes de vanité comme de préciosité stylistique. Les jolies apostilles et cavatines (613-614) sonnent bien, mais ne sont que chatoyances baroques, écriture chantournée, mots-pierreries. Métaphysiquement parlant, ces mots perdus signifient apophasie et apostasie.

Le poème s’écrit sans cesse contre la vanité du langage. Pourtant nourris de références, mythologiques par exemple, les vers ne les délivrent qu’en creux, ils les concèdent. Tout au plus quelques indices culturels parmi d’autres sont-ils donnés à la fin. Cette discrète « solution des énigmes », clin d’œil ludique, est apportée par les « résonances » ultimes, occasion pour le poète de glisser quelques pistes interprétatives. Mais on devine que par discrétion il en tait bien d’autres, dont la présence se ressent. On ne saisit pas forcément mais on devine ces noms en creux, cachés par modestie. On en surimpose d’autres, ceux qui vous viennent subjectivement à l’esprit. Mes propres échos, par exemple, voix que cette voix m’évoque : Parménide, Héraclite, Mallarmé, T.S. Eliot donc, Valéry, Hölderlin, mais aussi le Hofmannsthal de La Lettre de Lord Chandoset le Beer-Hofmann de La Mort de Georges.

En somme, le « pèlerin aphasique » (696) serait la définition idéale du poète, qui « fabrique » à partir du vide. Mais on apprécie, dans la poésie de Gérard Pfister, l’absence de pose, la noble humilité. On évitera donc à notre tour de broder sur le « poiein », ce lieu commun de l’exégèse, même si en l’occurrence il s’agit bien d’une fabrique, d’une création à partir d’une matière qui se dérobe, insaisissable comme le souffle, la matière de Ce qui n’a pas de nom. De dénégation en dénégation, la poésie se constitue de ce qu’elle n’est pas. On a beau se sentir fleurir, se sentir voler : « une rose non », « un oiseau non » (701). Leçon de faire poétique ? : deux vers, puis deux autres, et ce vide, et le silence. C’est tout le contraire de « l’illusionnisme du discours » (591), des mots de théâtre (608) revisitant la métaphore baroque de la vie. Il faut que le mot tombe, et on peut comprendre de deux manières ce constat, comme dépouillement des feuilles ou « chance » étymologique, la chance du mot juste, le seul. Mots (noms ?) comme feuilles et pétales tombés (201), la chance des noms en somme. C’est cela, ces mille poèmes : la chance des mots, les mots qui tombent bien, le pari gagné.

Devant le silence les mots s’inclinent, eux qui ne sont là que pour l’écouter. Et le dit du silence est particulièrement frappant, un silence qui est bien plus que le fait de se taire (210), un silence qui a de l’épaisseur et de la consistance. C’est là le secret de la liberté de l’Éléen, qui est aussi la transmutation du mot en chant, grâce au vide, y compris au cœur des versets.

 

Quand le mot est chant : montrer l’apparition

Dans le liminaire une fin est donnée au projet poétique : faire voir, sentir, entendre une parole rivalisant avec les éléments, mais au risque ou au prix du mirage, du vacillement des apparences. Il s’agit de faire sentir l’apparition, le chatoiement, ce qui « semble ici » et qui se définit par la négation du nom. Le but est atteint au terme de la lecture, mais il est même dépassé, car au-delà du tremblement, du reflet sur la lagune, se devine la terre ferme. Le lecteur bercé par le tangage et menacé d’engloutissement trouve des amarres, mais le voyage ne saurait s’oublier, et l’on est durablement chaviré par cette navigation sur des entre-deux, à nos risques et périls.

Les sections IX et X constituent une éblouissante variation sur l’apparence, ce qui n’est pas étonnant, dans la foulée de l’Éléen et des raisonnements pyrrhoniens sur les conséquences incertaines des illusions ! Mais cette plongée dans les fonds bourbeux de la lagune, et cette assomption qui va bien plus loin que la simple ekphrasis, conduit le lecteur à être sauvé des eaux de manière subtile et particulièrement bouleversante. Anabase et catabase, descente dans l’obscurité et le vacarme pour réveiller les vivants et les morts, puis… le miracle du chatoiement, du miroitement, du sourire aux mille nuances, d’un apaisement enfin trouvé. La fin et le commencement s’inversent comme l’eau et l’air, pour une plongée à rebours. Résolution de l’incandescence de la robe sans-nom, la flamme blanche de la robe de la jeune fille de Monet, à la fin du livre, nous emporte vers le ciel.  Visage tourné, « happé » dit le poème, vers le ciel et pieds ancrés dans le sol d’un jardin, le lecteur se retrouve dans la position  de l’ « os homini sublime » des Métamorphoses d’Ovide, cette face tournée vers le ciel étant peut-être le signe d’une dimension sacrée au sein même de l’humanité.

Le sourire innombrable n’a plus rien du sourire moqueur devant l’illusion de toute chose, et l’on se « réancre » en ce jardin bien concret, même si ses marais sont souvenirs de lagune et ses prés souvenirs de la candide jeune fille à l’ombrelle. La lumière sur les tiges est réelle, elle fixe l’instant dans un paysage bien terrestre quoiqu’aérien, les éléments se mêlent et sortent du cadre strictement pictural. Les ondulations des plis de la robe Virginale, au début, ne sont plus désespérantes comme autant de parures de noms et de formes qui n’en purent saisir que le contour. Le regard peut désormais se reposer sur ces ondes sans chercher à les traverser pour saisir une présence derrière l’apparence, puisque l’apparence, finalement, est déjà en soi le signe de la Présence. Que le signe soit indéchiffrable est reposant ; le pèlerin aphasique peut retourner au silence en ayant donné du sens à toutes les privations et négations initiales. Toutefois l’ouvrage est subtil, et ne propose pas une interprétation restrictivement dialectique. On ne résout pas les contradictions du haut et du bas, du creux et du plein, de l’alpha privatif et de l’oméga de la résolution. De toute façon en haut il n’y a rien, c’est tout en bas qu’est la colombe (466-467).

 

« The way upward and the way downward are the same », « le chemin qui monte et celui qui descend est un seul et même » : ce fragment d’Héraclite était placé en tête des Quatre quatuors de T.S. Eliot. Et eux aussi font écho à Ce qui n’a pas de nom, même si l’éblouissement final du recueil, point fixe où beauté et sagesse irradient, ressemble bien à une assomption de pure lumière sans la menace d’une chute.




Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II &I

Exercice de style érudit, tissé, brodé, piqué à la quenouille, composé de « 99 prosains traités dans la stimulante contraincte du neuvain en prose » rendant compte du style et de l’influence de 99 écrivains et écrivaines sur le poète, & Leçons & Coutures II de Jean-Pascal Dubost, sorti le 15 mai 2018 dans la collection présent (im)parfait des éditions Isabelle Sauvage, fait joliment suite au volume I de la série, paru il y a six ans déjà, permettant la (re)découverte de l’œuvre des premiers à travers celles du second. 

Antje Krog — Comme la liberté ça n’existe balle, ordonc, passer à l’acte poétique et que quelquement cela se fasse, faire que le poème soit une rafale de mots, et un acte utile de combat, et utile comme la pluie, et une arme d’assaut, et de défense contre les attaques, et d’attaques contre les défenses, et une arme de persuasion subliminale, car la poésie, hé, bien visée, ça peut faire mal — 

 

D-/R-estituer. (Re)Transcrire, écrire sur et parfois dans, le plus subjectivement possible, les textes qui l’ont marqué : tel est l’objet qui constitue, dans le fond(s) comme dans la forme, ce Grand Livre de Dettes de Jean-Pascal Dubost, « crypto-punk-poète-hack’ sauvage & capteur d’énergie, fabrier & pilleur & citeur obligé & brifaud lexicolâtre, exagérateur & fauteur de langue » dans le style et précis et précieux, riche et composite, complexe et lapidaire mêlant langues vernaculaires, ancien français, latin, anglais, onomatopées, symboles, folles étymologies et autres Fantasqueries auquel le poète nous a habitués et auquel il n’a de cesse de donner feu et air, matière et souffle.

Eric Darsan - & Leçons & Coutures II - Jean Pascal Dubost - Isabelle sauvage -

Un hommagier qui fait la part belle aux Français, contemporains (Josse qui en parle ici sur remue.net, Jaccottet, Pennequin, Roubaud) ou moins (Artaud, Mallarmé, Hugo, Ronsard), aux Américains (Bukowski, Carver, Whitman), peu aux femmes, quinze à peine, en rafale et égarées (Dreyfus, Guillet, Rouzier, Loizeau, Pinçon, Sarraute). Avec des choix parfois contestables (l’œuvre érotique de Jacques Abeille), n’était leur importance dans l’écriture, la liberté et l’imaginaire du poète (où George R.R. Martin côtoie Julien Gracq), l’invitation à (re)découvrir des auteurs moins connus ou évidents (Monchoachi, Juvénal, Anonyme, Marc Papillon, seigneur de Lasphrise), l’invention et la drôlerie de leur exposition (Jean de Sponde, « Mahomet égorgeant Jésus avec un sabre vendu par Bouddha »).

Une anthologie de la taille d’une main, qui tient dans la poche et de la miniature - aux caractères d’argent ciselé sur couverture moirée, à l’esperluette enluminée, lettrine et blason à la fois, qui par-delà l’audace et de ses dehors altiers et de ses dedans emportés, s’achève humblement par un “Merci de m’avoir lu. » Un précis qui gagne à être complété par le volume I, sorti le 15 février 2012 qui in-/é-/con-voquait de même(s) manière(s) autant d’incontournables qu’Ovide, Kerouac, Ginsberg, Rimbaud, Lautréamont, Joyce, Cervantès, Woolf, Plath, Dickinson, Shakespeare, Michaux, Villon, ou qu’un (d)étonnant Molière et comportait, outre l’aphoristique et final « complexe Dubost (phrases lares) », des annotations et une préface qui, déjà, (pro-)posait le plagiat et le détournement comme constitutifs – au même titre que la lecture -  d’une littérature poétique autoéïdétique et manifeste.  

 

La poésie n’a aucun pouvoir. C’est une autre force : l’absence de pouvoir libère. Le crypto-poète crypte son poème pour défendre sa liberté d’expression et la liberté de penser, revendique son opposition aux médias spécialisés dans la vidange céphalique ; la complexité, le crypto-signifiant participent d’un effort libertaire.

 

Présentation de l’auteur

Jean-Pascal Dubost

Jean-Pascal Dubost est né en 1963 à Caen. C'est un critique littéraire qui publie dans plusieurs revues (Europe, C.C.P…) et il est également l'auteur de nombreuses actions en faveur de la poésie d’aujourd’hui. Il est en effet président de la Maison de la Poésie de Nantes depuis 2001. 
Poète, il a publié Les Nombreux (2001, Le Dé Bleu) ; Fondrie (2002, Cheyne éditeur) ; Les Loups vont où ? (2002, Obsidiane) ; Monstres Morts (2005, Obsidiane) ; Dame (2005, éditions 1:1) ; Nerfs (2006, La Dragonne) ; Fatrassier (2007, Tarabuste) ; Vers à vif (2007, Obsidiane). Il publie le 15 mai 2018, & Leçons & Coutures II, aux éditions Isabelle Sauvage.

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Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube

J’aime les premiers émois de l’aurore : les trèfles se tournent vers la lumière, les feuilles déploient un subtil verso ombré, les pétales des pâquerettes s’entrouvrent avec discrétion,  le rossignol lance une première trille glorieuse. L’aurore appartient à tous, transition crépusculaire((Le second crépuscule, plus habituellement nommé comme tel, est avant le coucher solaire.)) entre la nuit et le jour, précédant ici le lever du soleil. Explorer l’instant  privilégié de ce commencement apparent captive.

L’aube d’Estelle Fenzy est à la croisée du temps (« Minute » symbolique érigée en nom propre ou en  divinité avec un M majuscule) et de la couleur (« bleue »). Deux abstractions – temps et couleur - qui libèrent son âme toute en tendresse et suavité secrètes. Ses mots émergent comme des caresses qui se pensent.  L’absence de ponctuation accentue le coulé des phrases. Seules les strophes se séparent l’une de l’autre, simplement ponctuées par trois astérisques.  En s’immergeant dans le monde, la poétesse révèle un panthéisme presque apaisé.

Son âme se laisse volontiers emporter par la force du vent qui vibre à ses oreilles. Ainsi «  Il n’est jamais trop tard/si tu sais écouter le vent/conter des histoires/dans les peupliers ».  Son « je » se mue curieusement en « tu », un autre elle-même, peut-être autre qu’elle-même. L’auteure transfère cette attention de l’ouïe sur le corps aimé (et vu) : « J’écoute ton visage ». Elle établit ainsi une correspondance entre les sens. Quel lien s’instaure entre la poétesse et cet air vibrant? Une forme d’appartenance intuitive, de désir d’être possédée : « Je n’attends pas du vent/ses égards mais/qu’il m’emporte dans sa force/que l’espace se donne/que rien ne nous échappe ».  

Estelle Fenzy, La  Minute bleue de l’aube, La part commune, 2019, 120 pages, 13€,

Ce vent là, blizzard ou tramontane toujours puissant, lui est un maître.  Il est l’intempérie sacrée à laquelle elle se livre à l’extrême : « S’offrir/en sacrifice/au vent ». Une jouissance sans doute. Cette offrande est si ardente que l’auteure intériorise ses qualités, faisant sien alizé ou zéphyr. Elle devient même le souffle de ce vent : «En moi soudain/les tamaris penchés du vent/les mers douces d’eaux intérieures… » A l’image de la poétesse, les « oiseaux volent bas/sous le ciel qui menace/Ils ont peur de devenir l’orage…/et le laisser entrer/dans toutes tes blessures ».

La poétesse se laisse happer par d’autres puissances issues de la nature, comme la neige si onirique : « J’ai rêvé/d’une chaumière/d’une forêt de brigands/d’une princesse en haillons/dans un hiver de neige. – J’étais la neige. » Au-delà d’une simple immersion sensuelle, elle s’identifie à la matière neigeuse, par la même démarche qui l’avait auparavant muée en vent.  Cette dernière – la neige -  l’introduit en un conte de fées dont elle est l’héroïne, en ce temps particulier du rêve. L’eau qui coule la renvoie également à une autre temporalité tout aussi insaisissable, celle d’un moment glorifié avec une grande générosité : « Tout donner/pour un instant de rivière ».  Un échange s’instaure entre l’eau dont on entend presque le clapotement et son âme muée en corne d’abondance. Même la brume a un effet psychologique imprévu : « La brume ce matin/comme une pudeur/de l’aube ». La personnification des éléments de la nature se continue et se développe au fil des poèmes.

Estelle Fenzy adhère – par extension - au rythme du temps, ce cycle de la Nature : « Je suis celle qui désire le jour/et aspire à la nuit ». Dans les effets du jour, elle apprécie la présence bienfaitrice d’un astre : « Oh soleil/ tes rayons/me cousent des rubans/autour du cœur. » Elle inscrit, là encore, une vision féérique enfantine qu’elle enrubanne à sa façon.

Cependant ses mots s’immergent ou se noient en une force plus profonde, celle de ce silence qui l’imbibe et la constitue intimement : « Etre du silence/comme on est d’un pays ». Ce silence se révèle en toute discrétion et en toute retenue : « Ce que j’ai découvert/de silence en moi/ne fait pas de gestes ».  Mais qu’est-il donc ? Quels sons ou quelles voix évite-t-elle d’entendre ou entend-elle autrement ? Ce silence-là est celui des absents et des défunts, ses compagnons nocturnes : « J’écoute/de chaque côté de la nuit/le silence de mes morts/leur vacarme de voix tues ». Au fond, ce silence lui est aussi l’écho  inversé du poème : « Que/jamais un poème/si beau soit-il/ne remplace/l’incessant voyage/de ton silence ». Au point de penser justement ce poème à la limite du pensable, ce lieu où la pensée se meurt : « Tant de mots réunis/et ce n’est rien/qu’un autre silence ». Ce silence renvoie à soi ou la fait peut-être rentrer en soi : « Dehors la lumière est lointaine/Ferme les volets/Que rien ne puisse partager mon silence ». Il est si absolu, si monastique qu’il finit par se faire oublier et ne plus être évoqué : « Ne pas dire le silence/se taire – éperdument. ». Nul doute que ce silence qui la constitue est spirituel, qu’il est une façon de mourir à soi pour renaître autrement.

Présentation de l’auteur

Estelle Fenzy

 Estelle Fenzy est née en 1969. Après avoir vécu près de Lille puis à Brest, elle habite Arles où elle enseigne. Elle écrit depuis 2013, des poèmes et des textes courts.

Publications en revues : Europe, Secousse, Remue.net, Ce qui Reste, Écrits du Nord (éditions Henry), Microbe, Les Carnets d’Eucharis, Terre à Ciel, Recours au Poème, Décharge, Possibles, FPM, Revu, Teste.

Publications

  • CHUT (le monstre dort) aux éditions La Part Commune (2015)
  • SANS aux éditions La Porte (2015)
  • ROUGE VIVE aux éditions Al Manar (2016)
  • JUSTE APRÈS aux éditions La Porte (2016)
  • L’ENTAILLE et LA COUTURE aux éditions Henry (2016)
  • PAPILLON aux éditions Le Petit Flou (2017)
  • MÈRE aux éditions La Boucherie Littéraire (2017)
© photo Isabelle Poinloup

Anthologies

  • SAXIFRAGE, dans Terre à Ciel, initiée par Sabine Huynh
  • MARLÈNE TISSOT & CO, éditions mgv2>publishing
  • DEHORS, éditions Janus (juin 2016)
  • LESSIVES ÉTENDUES, dans Terre à Ciel, initiée par Roselyne Sibille

Livre d’artiste

  • PETITE MANHATTAN, dans Le Monde des Villes, Brest 2, avec André Jolivet, éditions Voltije

Revue d’artiste

  • CONNIVENCES 6, éditions de La Margeride, avec aussi des poèmes d’Alain Freixe, des photographies de Rémy Fenzy et des peintures de Robert Lobet

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