Edith Azam & Bernard Noël : Retours de langue

Si j’en crois la couverture de ce recueil publié par les éditions Faï fioc, ce livre fut écrit conjointement par Edith Azam et Bernard Noël. Mais il est difficile d’attribuer à chacune ou chacun ce qui relève d’elle ou de lui. Tout au plus, peut-on risquer quelques réponses ou quelques hypothèses… Ayant beaucoup lu Bernard Noël dans ma jeunesse, il me semble reconnaître sa griffe dans le premier poème dont l’incipit est le suivant : «  voici quelques restes de langue/une  poussière où fut l’azur » (p 7), comme on écrit retours de courrier ; il ne me reste plus qu’à supposer que leurs auteurs ont continué à  écrire le livre l’un après l’autre, en échangeant leurs écrits respectifs, leurs poèmes, par la poste… Mais cette explication est peut-être vaine ! 

Edith Azam et Bernard Noël : « Retours de langue ». Editions Faï fioc (15 rue Haute. 54200 BOUCQ), 64 pages, 8 euros. En librairie ou sur catalogue (commande en ligne, prévoir le port).

Ce qui se dit dans ce recueil écrit à quatre mains, c’est « L’oubli sans doute/a la vertu/de diviser/notre mémoire » (p 38), ou alors une langue mobile, héraclitéenne/« On ne boit pas deux fois/la même eau/du ruisseau » (p 51). On peut alors supposer que les différences (apparentes) d’écriture sont l’œuvre de Bernard Noël de la page 7 à la page 35 et celle d’Edith Azam de la page 37 à la page 55. A rapprocher de ce qu’écrit Bernard Noël : « … pas de regret/juste un peu de désir/et ce visage au fond de l’ombre » (p 7).

En tout cas, c’est un bel exemple où deux écritures poétiques différentes (que je n’ai fait qu’effleurer) dialoguent admirablement.

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Florent Toniello, Foutu poète improductif

Publié par les Éditions Rafael de Surtis, dans sa collection "Pour un Ciel désert", Foutu poète improductif, le dernier ouvrage de Florent Toniello, explore en mode-poète le monde de l'entreprise. Mais au-delà de l'originalité de cette démarche, la poésie est bien au rendez-vous.

Pourtant qu'y a-t-il de plus éloigné de l'entreprise, de l'économie libé-immorale, de la compétition, que la poésie? Et si les mots du poète pouvaient éclairer les hommes jusque dans leur relation au travail?

Florent Toniello, Foutu poète improductif, illustrations Eloïse Rey, Editions Rafaël de Surtis, 2018,  44 pages, 15 €.

Florent Toniello a bien connu ce monde de l'entreprise moderne, uniquement tournée vers le profit des actionnaires. Son habitude de croquer les travers de ses collègues par de petits textes a sans doute fait de lui un extraterrestre en son milieu.

 

C'est la première fois
depuis qu'on en distribue
aux serviteurs zélés de grade inférieur
que QUELQU'UN REFUSE DES STOCK-OPTIONS
me reproche-t-on dans un bureau climatisé.

 Comme si enfant déjà en m'endormant
je rêvais de la richesse abondante
procurée par un cours d'action à la hausse.

 

L'entreprise soi-disant à la pointe de l'innovation, avec la modernité comme objectif à tout prix, n'oublie-t-elle pas l'essentiel : les valeurs, le sens de l'humain.

Et Toniello d'opposer le pouvoir d'une start-up nation à celui des mots, avec le jargon internationalisant de l'économie ramené en prétexte poétique. Foutu poète qui délaisse ses dossiers de "joint-venture" ou d'audits de systèmes informatiques pour la poésie d'un loukoum, de quelques carpes dans un étang, des différentes formes de nez, d'un tajine au pruneau sous un figuier. Foutu poète qui voit l'entreprise au-delà des slides et des confcall et en détecte le mal sans courbe ni graphique mais non sans humour...

 

J'hésite à embrasser pleinement
LA RELIGION POWERPOIN
T

 

 

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Salah Stétié, Le mendiant aux mains de neige

De quoi nous parle Salah Stétié ?

De tout, oserai-je dire, de l'amour, la mort, la naissance, le monde, les blessures, la poésie, les anges, la musique, le fixe et le fluide... Peut-être faut-il lire d'abord le poème « La clé est dans le vent », pour comprendre « les cordes de nerf » et le « chercheur de scarabées perdu dans la forêt des palmes et des rêves ». Il relie les aspects du monde et les situations de la vie, no attentes, nos désirs et nos rêves avec la réalité.

 

Salah Stétié, Le mendiant aux mains de neige, Fata Morgana, Septembre 2018

Quelles est la place de l'être humain ?

Des cendres vives jaillissent des mots multicolores.

Parfois il revient à la source, quand l'adn remonte feuille à feuille, quand la lenteur est un vertige, quand l'esprit est enraciné dans le désir.

Et, à partir de ces origines, il nous projette au fond des galaxies aveugles où les mots sont lumière, où la nuit éclaire nos interrogations et nos doutes. L'imagination est alors toujours présente, qui va chercher la huitième couleur de l'arc-en-ciel, côtoyant les princesses qui ont vendu leurs ombres avec un cœur plein d'eau claire.

Sur ce parcours, cette quête du tout, la violence n'est pas exclue, portée par un élan poétique qui garde la « sauvagerie des nids », l'univers ayant brisé ses miroirs, l'ange est en sang et l'insecte habite « la splendide mort ».

Pour tenter de comprendre l'être et son environnement, la nature est omniprésente, jusqu'au bout des branches, avec les mains qui fleurissent, les montagnes revêtues d'immortalité qui tremblent encore, dans cet air impalpable et indispensable où rêvent tant d'ailés, papillons dépeuplés, colombe absentée, chant d'abeilles,  et la terre qui saigne, et les rivières qui remontent leur cours, et les forêts en cortège...sous l’orgueil des nuages.

Et lui, immobile, cheminant à l'infini dans le labyrinthe de la vie, avec dans la bouche le goût du feu.

« Comme si le texte en était une vaste draperie couverte d'images peintes mais dans un vent qui le fait bouger... », nous dit de lui Yves Bonnefoy.

Et ce vent va mélanger les images, les télescoper, les transfigurer, les faire briller, les enlacer, les perdre, mouvements de la phrase, des syllabes et des allitérations qui animent les sens et les idées dans une unité disparate et foisonnante qui ressemble tant à la vie.

 

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Daniel Kay, Vies silencieuses

Les « vies silencieuses »du breton Daniel Kay sont celles que donnent à voir les plus grandes œuvres picturales. Vies silencieuses des hommes, des bêtes, des plantes, des fleurs… tous visités par le pinceau du peintre. Le poète, lui, se met à leur écoute. Il redonne vie à tout un univers et nous propose sa propre mise en musique. Un exercice d’interprétation qui ne manque pas de sel et d’originalité. Suivons le guide…

 

Daniel Kay, Vies silencieuses, Gallimard, 127 pages, 14,50 euros.

Faire parler les peintures. Le cinéma en a fait l’expérience. Peter Greenaway nous a livré en 2008 sa version de La ronde de nuit de Rembrandt. En 2014, c’est Lech Majewski qui avait mis en scène Le portement de croix de Bruegel (tableau de 1564) en réalisant le film Le moulin et la croix.

Les écrivains ou poètes ne sont pas en reste. On pense notamment au beau recueil Archives de neige de la Finistérienne Anne-José Lemonnier (Rougerie, 2007), inspiré par les tableaux de l’Ecole de Pont-Aven ou les dessins de Jean Moulin exposés au musée des beaux-arts de Quimper.

Daniel Kay, lui, va plutôt chercher sa propre inspiration du côté de la Renaissance italienne et de l’art baroque. Apparaissent dans son recueil les villes emblématiques de Florence, Venise, Assise, Sienne, les œuvres du Quattrocento mais aussi celles de l’école hollandaise. Voilà, en tout cas, un livre surprenant sur la création artistique et sur la capacité d’une œuvre picturale à féconder l’imagination. Mieux: l’imaginaire, le fantastique, le surnaturel.

 Car il s’agit bien, ici, d’une réinterprétation très personnelle des plus grands tableaux de maîtres. Le faisant, Daniel Kay aiguise notre regard. Mais, finalement, n’est-ce pas là le rôle du poète : nous révéler ce que nos yeux ne voient pas ou traquer le merveilleux derrière le visible. Ainsi, sur ce tableau, « Le crépuscule n’est qu’une chemise rouge/qui flotte sur les cyprès/et brûle les leucocytes ». Ailleurs, voici « les angelots bouffis qui tombent comme des corps stellaires dans les champs d’oliviers ». Plus loin, ce sont les anges, « ces messagers célestes semblables à de grands papillons bariolés qui butinent, parmi les fleurs des champs, le suc d’une nouvelle aurore ».

Daniel Kay ouvre aussi la porte de l’atelier du peintre. En Italie, il voit « dans la cuve d’indigo/le bleu du ciel et la robe de la Vierge ».Près de chez lui, dans l’atelier de Jean-Luc Bourel, dont il contemple les toiles, il s’interroge : « Comment l’espace donne-t-il du temps à ce regard/qui s’épuise dans le bleu ? »

Ah ! Le bleu. Il éclaire et parcourt le livre. Il l’inaugure même dans ce premier chapitre intitulé « Le bleu à l’âme » mais le poète sait mettre en garde contre « les fausses promesses du bleu »et même sa « perfidie ».Il nous dit aussi que « les Grecs ne possédaient pas de mots pour le bleu ». Et que n’aurait-il pu dire sur les Bretons pour qui le bleu et le vert se confondent dans le mot « glaz ».

Le poète nous ouvre vraiment, dans ce livre, de nouvelles perspectives sur la peinture. Il la dépoussière, lui fait endosser (quand il s’agit d’œuvres anciennes) les costumes d’une certaine modernité en faisant entrer dans ses poèmes des mots d’aujourd’hui. Ou encore des mots du langage trivial. Voici sa Madeleine de Georges de la Tour qui « s’applique à remonter sur ses cuisses/la double soie duveteuse des jarretelles/tendue comme une corde autour du cou ».Voici les Sadducéens qui ont « éraflé/les portes des bagnoles ».Voici « le dos cabossé des anges ».

Les statues, aussi, ont leur mot à dire. Silencieuses pas définition, elles « susurrent une langue étrangère/un curieux idiome/que seuls peuvent comprendre/les enfants et les muets ».  Et sans doute, aussi, le poète quand il se met à leur écoute.

 

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Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991–2018 suivie de L’Amour là

Pascal Boulanger en son Anthologie poétique vivante

 

Septembre s’allonge sur la ville est le premier vers édité de Pascal Boulanger dans Septembre, déjà, publié chez Messidor en 1991. C’est important le jet initial : cette première pierre lancée dans le jardin de lecture est une forme oblongue couvrant le mystère de l’Unité métaphoriquement présentée comme une ville.

 

Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991-2018, suivie de L’Amour là, TINBAD, collection POÉSIE, 2018, 30 euros. Illustration de couverture, Sophie Brassard.

 

Septembre, déjà… déjà l’automne à l’aube des saisons. Déjà, poser nos sacs dans l’or du jourécrit le poète nouveau de 1991. J’aime l’idée que la vie commençant est automnale. Toutes les limites se confondent, s’anéantissentdans cette cité bleue où Pascal Boulanger, poète de l’incendie, connaît les filles passantes jetant leurs robes sur les clôtures. Ainsi allons-nous nus.

Laissez-moi me perdre dans la foule poursuit Pascal Boulanger dans Martingaleoù se découvre la plage d’Ostie, la plage du crime, du corps offert.Toujours cette quête de l’unité, la soif de l’autre qui abreuve. Dans cette Martingale apparaît la figure de Clément Rosset, elle claque comme un coup de fusil. Où chercher la balle ? Pascal Boulanger distille son secret dans l’entretien partagé avec Gwen Garnier-Duguy en 2014 pour Recours au poème (texte figurant en clôture de l’ouvrage ici recensé) ; je le cite : « À une physique de la finitude, il faut opposer une métaphysique de la sensation ». Après sa conversion au catholicisme, lui, l’ancien militant communiste, en vient à convoquer l’enfer de ce qui se dévoile et aussi le paradis qui oppose l’amour au nihilisme.

Le voilà frère de Pasolini, communiste, marxiste en économie, catholique, le voilà, je le suppose, d’accord avec Kierkegaard énonçant que l’homme vient au monde pour vivre, non pour comprendre. La foi vive ne se commande pas, il faut la vivre au monde, et le monde se vit en réalité. Retour à Clément Rosset qui approuve le réel dans la joie sans en gommer les aspérités désastreuses. Ainsi raisonne Boulanger, il le rappelle, toujours dans ce même entretien : « Clément Rosset, c’est le philosophe du tragique et de l’allégresse, c’est celui qui accueille l’offrande du réel et qui (…), d’un livre à l’autre, déjoue la pensée systématique promettant une vie meilleure, différée, illusoire. » Le double que décrit Rosset jusque dans son dernier souffle, son compagnon en humanité, cherche des faux-semblants dans le nihilisme ambiant, espérant ainsi échapper à son destin tragique. Le fantasme du double est une fuite en avant, une faute contre le réel. Rosset est en empathie avec celui qui passe le miroir mais lui reste debout, face contre face.

En quoi Boulanger diffère-t-il de Rosset ? C’est qu’il croit (et le verbe croire est important) que la Chute a bien eu lieu et que l’histoire est toujours la reconduction de l’enfer. Mais, je le répète, le poète Pascal Boulanger pose son sac dans l’or du jour. Comme Rosset tombé dans le réel, si ténu soit-il, dit le vrai dans la joie du peu, Boulanger est dans la sensation au monde, le tremblement de l’amour guerroyant le nihilisme. C’est Alléluia encore un été ! avec torrents lumineux & vibrations dans l’air, comme le pose le poème Le bel endormi. S’il fallait ne retenir qu’un seul vers de toute cette anthologie, pourquoi pas celui-ci ?

L’image du monde est une paroi surchargée de gravures qui se recouvrent, lit-on dans Tacite, mais aussi ils se frottent (les hommes) les yeux en fixant la lumière électrique d’un monde dissous. Revoici le double de Clément Rosset, celui de René Girard aussi.

Voilà, la poésie est philosophie, et même philosophie première comme l’est celle d’Héraclite. Pour Héraclite, le commencement ne diffère pas de la fin. La poésie d’Héraclite ignore la musique de la stance, celle de Pascal Boulanger l’approche mais ne s’y noie pas. Elle préfère sculpter les images, les idées, elle préfère peindre. La poésie est palimpseste : elle gratte, régurgite, nettoie, réécrit ce qui est écrit. Elle va, forcément, du chaos au logos, au cosmos organisé.

C’est ce que dit le recueil Cherchant ce que je sais déjà. Pur joyaux. Quel besoin de connaître, je sais, je sais déjà sourit le poète. Noli me tangere.

 

Me voici
Ici
Mais pas ici même
Ailleurs
En partance
Mais ici
Avec moi-même
Sans être le même

 

Cherchant ce que je sais déjàest le recueil que je préfère de Pascal Boulanger. Il est celui du dévoilement, de la solitude, de la vie intérieure où toujoursla révolution commence, pour paraphraser Pasolini.

 

Même si ma chance
n’est plus qu’une flamme de la mort
Je goûte encore
la présence d’instants dans l’instant
J’efface le jour en me jouant des bornes
et je cueille les roses qui m’absorbent
lentement dans le vide.

 

Ce besoin de joindre Pasolini et Boulanger peut sembler étrange car l’un est l’homme du passé, mal dans son présent, l’autre celui du présent assumé, incontournable. La présence goûtée d’instants dans l’instant signale cette force de Boulanger, force qui lui permet d’effacer le jour, c’est à dire de prendre le jour à son compte. Le poète s’habille des roses offertes pour affronter le réel absorbant. C’est le rythme, le phrasé, la profondeur des vues, l’engagement politique en poésie, le rejet de la « religion » égalitaire qui rapprochent les deux hommes. Les deux, le nostalgique et l’ouvrier des jours, sont pertinents, éclairants, proches dans le style.

Une fois né, on n’a jamais tort de vivre, énonce le recueil Un ciel ouvert en toute saison, recueil dédié aux deux filles du poète. Dans l’émeute du cœur se construit la vie vraie et la prolifération inattendue du simple. Ainsi le Chaos des origines s’effondre dans l’Amour, ainsi se construit le cosmos. Le fils de l’ouvrier couronné d’épines (Le lierre la foudre), se cache sous le manteau du poète (entre autre vêtements). C’est dire l’engagement de Pascal Boulanger pour sauver ce qui peut être sauvé dans l’enfer des jours. Par l’Amour mais conscient que la ville brûle.

Nous disions Cosmos, disons cosmologie, qui est une métaphysique. Mourir ne me suffit pas, écrit l’Anthologiste voyageur du réel. Une Anthologie voulue par lui « de son vivant », construite, cosmique littéralement et littérairement. Il faut bien en venir à l’essentiel de Pascal Boulanger :

 

Les douze pierres 

Ils jouent la tunique au dés
près de la croix que chevauchent les oiseaux du ciel
mais l’habitant des tentes sommeille avec candeur
sur les douze pierres éparses

 & les anges qui montent et qui descendent
sur la terre noyée et sans contour
bruissent dans son oreille.

 

La parole des anges construit le sens de la poétique de Pascal Boulanger, qui, constructeur cosmologique, crée le monde comme sumbolon (ce qui rassemble les deux parts du tout) opposé au diaballein (la division). Le poème titre de l’Anthologie, qu’il faut bien dévoiler, est Trame, texte de Jean Follain repris dansMourir ne me suffit pas. Voici ce fulgurant quatrain, pris à un autre car tout est transmission :

La même lettre de plomb
sert pour imprime
l’infâme décret mortel

et la prière au ciel chrétien.

Jean Follain

 

TOUT EST DIT de l’œuvre poétique de Pascal Boulanger (une vie pour le dire). Non… car, auteur d’un dernier recueil, L’amour là, hors Trame mais quand même dans l’ouvrage ! Pascal Boulanger, en un sursaut du sexe ravageur, rassemble les deux parts du sumbolon dans un hymne d’amour à la femme, la femme porteuse du monde, dans les sens propre et figuré, comme réponse possible au chaos.

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Béatrice Libert, Battre l’immense

Comme le dit l’argumentaire, ce recueil « réunit des pages  écrites par une femme éloignée de l’homme qu’elle aime L’attente et la poésie deviennent sa nourriture spirituelle ». Le poèmes est court, le vers bref (parfois réduit à un seul mot : « L’enchantement », p 12). Cela ne va pas sans conseils quand s’ouvrent le poème et le jour : « Eteignez la lumière/Ouvrez votre visage/Laissez-les éclairer votre nuit » (p 15).

Béatrice Libert, Battre l’immenseEditions de Corlevour, 80 pages, 15 euros. Dans les bonnes librairies.   

Parallèlement, la nuit naît une réflexion sur l’écriture du poème : « … un mot plus un mot/Plus un mot ne fait guère un poème/A peine une lettre d’amour//Juste un télégramme de survie » (p 17). Mais Béatrice Libert ajoute (p 24) : « Du texte inachevé/Lève un nouveau poème//Qu’inachève une langue/Où boîte un corps défait ». Il est vrai que Béatrice Libert se pose de nombreuses questions (p 26). Mais c’est pour mieux apporter des réponses : « Les pierres et les mots remplissent notre vie/Les unes pour la fermer les autres pour l’ouvrir » ou encore « Où le vent malgré sa surdité/Ranime quelquefois un semblant de poésie »  (p 27).   Les mots du poème servent à cicatriser, belle leçon de thérapie ! (p 30). La poésie se fait injonction au lecteur (?), à l’autre qu’aime Béatrice Libert : « Creuse/Dans le poème/Ma vie ! » (p 38). Mais qu’est cette huile essentielle de la miséricorde  (p 41) ? Que vient faire l’âme dans le poème (p 44) ? Que sont ces invisibles versets (p 58) ? J’ai longtemps pensé, en lisant ce recueil, que l’italique employé marquait des citations (mots, vers ou titres), jusqu’à ce que, pages 22 et 47, les inscriptions Pessoa et Louis Aragon  en bas de folio viennent me détromper. Il me faudra attendre la page  70 pour découvrir la raison de cet italique ! C’est un peu tard….

Mais c’est dans ses poèmes d’amour que je préfère Béatrice Libert…

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Jean-Claude Leroy, ÇA contre ÇA

Poète discret, ayant tout de même publié une quinzaine de livres, Jean-Claude Leroy nous livre ici un recueil au titre énigmatique, partant d’une équation à double inconnue. La première section en guise de préambule affiche comme un romantisme moderne contre la raison qui assume la dérive annoncée de cette ère nouvelle avec ses tropismes malsains. « Des catapultes pour envoyer au loin les évidences / des attachements irrésolus qui secrètent / quand le cœur gros balance entre renaître et renier / quand l’hystérie sert de message public / aux désirs contradictoires d’une aveugle volonté. » ÇA contre ÇA (dès la seconde section ainsi titrée) évoque l’échelle de valeurs que figurent nouveaux fondements et critères de notre société.

Jean-Claude Leroy, Ça contre ça, Rougerie éditeur, 64 pages, 12 euros.

Tout est interchangeable car tout se vaut dans la mesure où rien ne vaut plus rien. Le poète n’a pas vocation à critiquer mieux ni davantage ce qui y porte si facilement de nos jours chez tout un chacun tant le spectacle du monde est aussi terrible qu’absurde à maints égards, tant un nouvel hédonisme pour certains tient dans l’espoir de survie, mais ses mots visent à créer un décalage avec la parole quotidienne noyée sous elle-même. En outre, s’il relève les travers et les illusions de notre temps, jusqu’aux contradictions grossières du discours dominant, le ton dépasse évidemment celui de la révolte instinctive et emportée. Il prône plutôt « la mutation des ego/aux prises avec une fatale aventure googueulisée » devant l’infantilisation, la gamification, la surinformation stérile du monde, symptômes d’un paradigme sur sa fin. Dans la mesure où l’esprit individuel se construit où « le feu te prend par tous les bouts (…) otage parmi les otages/soldats parmi les soldats/rampouille sophistiquée ou citoyen soumis/toujours prêt à élire des bien présentants/ou à cerner un bouc émissaire/plutôt qu’assumer un combat intérieur», comment interroger celui-ci sur ce qui lui reste de cohérent, d’unique, de critique, sinon par l’éloquence frontale, l’ironie dramatique dont le poète se sert pour mettre ses mots en scène. Car la banalisation de l’événement grave, crucial, comme la mort de l’individu, le tue deux fois et ne pourrait se passer de commentaire. Ainsi « - qui a tué la mort de Rémi Fraisse » ? Réponse : « ni exécutant ni décideur/tout juste la police industrielle, l’industrie de l’industrie ».Eclairagesur cette actualité qui s’offre au quotidien en holocauste au travers des amplificateurs, vouée comme tant de choses à la dématérialisation. Peut-on alors, juste pour sauver les meubles, échanger son corps contre sa tête « si le mot "homme" se passe de l’homme » ? Le « ça » pulsionnel de la psyché chez Freud répond au seul principe de plaisir, à la satisfaction immédiate et inconditionnelle des besoins biologiques ; ajoutons, assumés comme jamais auparavant selon une norme universelle. Avant nihilisme et repli sur soi ambiants, le poète, né dans les 60’s, a vu la société changer peu à peu à partir de nouveaux centres d’intérêts ; et le cynisme désabusé est le nouveau langage qui les porte. Juste retour des choses, il tente de rattraper son innocence perdue, muée désormais en une désaffection grinçante telle que chère à Diogène vis-à-vis des préoccupations matérielles : « je guette la panne universelle/et que cesse la sociét’écran et l’enfer statistique ». Même l’ironie sur le mode hyperbolique menant à une impasse, porte en elle, envers et contre tout, ce qui reste d’accomplissement possible (« j’avale un cachet d’iode/le droit de voir ÇA plus longtemps »). « ÇA » apparaît comme substance ayant nourri de contradictions, d’incohérences, de bouleversements  l’humanité, aussi autodestructrice, suicidaire que résistante, organisatrice de son sauvetage, en quête d’une nouvelle raison de vivre. Douleur contre réminiscences d’un paradis perdu, savoir-être contre innocence désabusée, une guerre s’est déclarée depuis longtemps à l’intérieur de chacun. Et si  la lutte reste hasardeuse envers cet ennemi invisible qui y réside, « il faudra bien s’approcher de ce soi qui manque à la figure ». Ou bien, s’agit-il en amont d’une dérive exogène à même d’exempter l’homme de ses erreurs de comportement fatales ? « Qui donc marrionnettise l’univers/et ce sentiment de solitude ? » ose le poète ouvrant une porte sur un mysticisme de secours tant le monde est devenu impensable selon toute logique. « Je suis au cœur d’un conflit entre ÇA et ÇA », poursuit-il au nom de la communauté, dans cette impossibilité de rendre leur valeur aux choses, déjà indicibles, innommables (dans les deux acceptions). Jean-Claude Leroy, assume, en poète et philosophe que le fatum n’effraie pas, le réel synonyme de combat qui commence en soi-même ; en mettant sur la balance (geste simple) d’un côté le prix des choses, et de l’autre leur valeur, confondus de nos jours. Sa philosophie, dès le début du livre, prend racine dans l’éternité terrestre, la seule éternité possible, à vivre dans les meilleures conditions, selon un nouveau principe de causalité qu’on dira salutaire sinon salvateur, où « pas de repos si pas de réel » , dans « un bien mourir qui ressuscite ». 

 

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Eurydice et Orphée, Initiation et Transgression

Les mythes fondateurs habitent notre inconscient. Ils œuvrent en nous dans des processus d’émergence qui peuvent nous révéler à nous-mêmes au moment où nous en prenons conscience. Selon les cultures, ils prennent différentes formulations et colorations mais souvent, amour, mort et renaissance y forment une trilogie fondatrice.

Trois siècles avant notre ère, Evhémère soutenait que les dieux grecs étaient des héros ou de grands hommes divinisés après leur mort. Peut-être arrive-t-il que le mythe se forme à partir d’une légende, elle-même ancrée dans le passé sur un élément historique, un personnage réel, une aventure vécue ? Quoi qu’il en soit, le mythe est d’une certaine façon le fruit du temps, et ne peut s’y réduire : la poésie ou la seule ferveur, qu’avivent un besoin d’absolu, le hissent sur un plan symbolique, voire sacré. Et la légende devient mythe lorsqu’elle rencontre (obtient ?) sa dimension d’éternité. Pour Claude Lévi-Strauss : « la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. » (Anthropologie structurale, 1958). Les mythes apparaissent dans le déroulement du temps des humains, tout en restant intemporels. Ils sont actuels dès qu’ils sont revivifiés. Les figures des dieux et divinités y sont des présences cosmogoniques opérantes, leurs actes ayant fonction de modèle.

La promesse d'Eurydice. ©Anny Pelouze

Des mythes actifs, c’est le point de vue que je souhaite partager ici, déjà remarquablement traduit par le poète Octavio Paz : « Pour que les symboles soient réellement eux-mêmes, il est indispensable qu’ils cessent de symboliser, qu’ils deviennent sensibles, c’est-à-dire des créatures vivantes et non des emblèmes de musée » (essai introductif aux Fragments d’un voyage immobile de Fernando Pessoa, Payot 1990).

Pour aborder un mythe, il me semble qu’il nous faut d’abord passer par l’allégorie de la caverne de Platon (La République, VII). C’est renforcer l’idée qu’un mythe ne se dévoile pas avant qu’un niveau de conscience suffisant soit atteint. Pour rappeler rapidement cette allégorie : dans la caverne, des prisonniers sont enchaînés près d’un mur. Ce qu’ils voient et assimilent à la ‘réalité’ extérieure ne sont en fait que les mouvements des ombres projetées sur ce mur à travers les flammes d’un feu situé à l’entrée de la caverne. Pour ces prisonniers, attachés et rivés à ce qu’ils perçoivent, la réalité est celle de ces ombres en mouvement. Distinct d’eux par son niveau de conscience, le philosophe pressent, comprend, que le vrai monde n’est pas le monde sensible, occulté par celui de l’apparence et du reflet imparfait, mais celui des Idées. Il ne se satisfait pas de ces simulacres, saisit la nécessité de sortir de l’illusion, se libère des liens qui le maintiennent en erreur, se retourne et part en quête de la réalité. Il est celui qui a contacté la liberté intérieure qui est sienne, dont il sait qu’elle est la plus puissante et l’essentielle liberté. Platon dit aussi que si on libérait un prisonnier non préparé pour le retourner vers la lumière, il ne pourrait pas la supporter, trop ébloui et déstabilisé.

Pour avancer intérieurement, pour s’approcher du réel, étape après étape, accepter de tout remettre en question, il faut se ‘dé-chaîner’, ôter soi-même les chaînes qui nous entravent, se ‘dé-voiler’, se dépouiller des fausses identités accolées par nous-mêmes, par les autres ou la société, se ‘dés-encombrer’ de fausses mémoires, de faux devoirs. Cela pour retrouver le chemin de qui je suis dans mon entièreté, pour naître à soi-même. Demander de l’aide chaque fois que nécessaire, avec discernement, sans perdre sa liberté, afin d’engager ce retournement, cette metanoïade l’être, pour accueillir en nous quelque chose d’encore plus grand que ce que nous connaissions de nous. Ne pas oublier que nous ressemblons à ces prisonniers et qu’une part de nous appelle cette libération…

Un mythe transcende le temps habituel, profane : il se place dans un temps sacralisé par le sens que nous lui permettons de porter. La perception du sacré ne procède pas de la rationalité mais bien d’une mise en vibration de la sensibilité, d’un accord de fréquence pour qui ouvre le champ de résonance. Le mythe s’enrichit d’un regard neuf, vivifié par chaque nouvelle création ; ses interprétations sont autant de facettes qui présentent, suggèrent ou provoquent. Sa capacité apparaît protéiforme, perceptible depuis de nombreux angles de vision, de compréhension. Ce lieu privilégié de l’imaginaire, collectif autant que personnel, se dévoile dans des conditions spécifiques, telles les initiations sur le chemin de celles et ceux en quête de sens, dans des climats propices que sont des événements majeurs de vie : une rencontre fondatrice, un songe, un voyage, un deuil marquant... Les étapes, les degrés du cheminement intérieur, qui se doublent souvent d’un déplacement extérieur, procèdent déjà de l’initiation dont la fonction est de relier les passages personnels au collectif, générant un rôle spécifique (passager ou durable), une tâche ou mission particulière à y accomplir au sein du cosmos.

Avec ce Printemps des poètes de Solliès-Pont, issu de l’enthousiasme du poète Georges de Rivas, nous sommes dans l’orientation spécifique du mythe d’Eurydice et Orphée. Dans leur fertile, nous pouvons nous situer comme des ‘questeurs’ d’immortalité et de beauté, en nous approchant sincèrement (étymologiquement ‘ sans cire’, en écoute libérée) de leur alliance qui fascine et inspire les artistes.

 

Eurydice et Orphée : un mythe sans cesse revivifié

Le mythe d’Eurydice et d’Orphée nous est transmis de façon détaillée par les récits poétiques de Virgile puis d’Ovide. Leurs versions passent les siècles en influençant un grand nombre de créateurs.Cependant, dès le VIesiècle avant notre ère, et donc bien avant d’être rédigée par Virgile à l’aube de notre premier millénaire, existe la légende d’un Orphée musicien et Argonaute, qui charme par sa lyre-cithare les arbres, les humains, les rochers eux-mêmes. C’est cet Orphée archaïque que l’on retrouve peint, gravé ou fresqué, célébrant la naissance du monde. Les poètes antiques à la source de ces œuvres y privilégient l’humain dans son rapport au sacré, orientant le mythe d’Orphée vers une connexion cosmique au monde des dieux. Son chant est hymne cosmogonique et des courants religieux, s’enrichissant de cette beauté qui les rassemble, deviennent ‘orphiques’. A la suite de Dionysos, Orphée subjugue ces mouvements encore mal unifiés et les fait entrer dans le monde d’Eleusis et ses mystères.

Jacques Heurgon, dans son Orphée et Eurydice avant Virgile (1932), considère cette période et développe l’argument d’un Orphée primordial solitaire : « c'est le mage inspiré que Polygnote avait peint, dès 450 [av. JC], sur les murs de la Leschè de Delphes, dans le bocage de Perséphone. Il est là, vêtu à la grecque, assis sur un tertre, touchant de la main gauche les cordes de sa cithare et de la droite les branches du saule contre lequel il est appuyé. Autour de lui, Patrocle, Ajax, Méléagre, et Marsyas, et Charon : point d'Eurydice. »Et ailleurs : « Il n'est pas impossible de montrer, par l'examen chronologique des documents, qu'il a existé, et sans doute dès le début, au moins deux versions distinctes du mythe d'Orphée et d'Eurydice, et qu'elles ont cheminé parallèlement, avec plus ou moins d'éclat, jusqu'à ce que l'autorité de Virgile ait imposé celle de son choix à la postérité. »

L'Oracle Orphee ©Anny Pelouze

Au IIIesiècle avant notre ère, ‘la femme d’Orphée’ reçoit une première identité : Hermésianax de Colophon la nomme Argiopè, ‘à la voix claire’. Et c’est au Iersiècle avant notre ère que le Pseudo-Moschos la dénomme Eurydice, ‘qui rend la justice au loin’. Bien que ce second prénom reste assez générique (depuis plus de trois siècles il est porté par de multiples autres femmes-épouses de la mythologie grecque : celles de Nestor, Enée, Créon…), Eurydice commence, en tant que telle, à participer au mythe d’Orphée.  

Lorsque Diodore de Sicile compile les fables et les mythes antiques (vers – 30), il y reprend la légende d’Orphée, chantre au pouvoir magique, et sa descente au royaume d’Hadès pour y chercher son épouse : « Pour l'amour de sa femme il eut l'incroyable audace de descendre chez Hadès et, ayant séduit par ses chants Perséphone, il la persuada de seconder ses desseins et de le laisser emmener sa femme morte ». Une fois encore, cette épouse reste anonyme et sa seconde mort n’est pas mentionnée.

C’est Virgile qui, dans ses Géorgiques (vers – 30), tire définitivement Eurydice de l’anonymat et rassemble les différents aspects d’Orphée autour de son amour unique pour elle. Sur le thème de leur aventure tragique, renforçant l’aspect dramatique par une seconde mort d’Eurydice, il apporte au mythe un nouvel élément majeur. Dans les Bucoliques, quelques années auparavant, Virgile citait déjà Orphée en tant que poète divin, mais c’est dans ce traité d’apiculture (Géorgiques IV, 450-557) qu’il développe, sous le discours de Protée, le drame du poète-musicien et de son épouse Eurydice. Réel et surnaturel se mêlent – mais toute démarcation n’est-elle pas illusoire ? Par deux fois la mort tragique de la jeune nymphe puis celle, suppliciale, d’Orphée, scellent la vengeance des dieux pour les transgressions qu’il a commises envers leurs lois.« Jusqu’à Virgile, Orphée triomphe. Depuis Virgile, il échoue […] C’est Virgile qui, pour des raisons littéraires qu’on pourrait facilement imaginer, a substitué de sa pleine autorité, à la tradition du succès, la tradition de l’échec. Or, Virgile n’invente pas. Son art poétique se résume en deux mots : agôn [joute oratoire] et contamination. Comme tout vrai classique, il dédaigne ce que nous appelons l’originalité. Seulement il aime rajeunir les traditions banales en les recoupant avec des fables plus obscures. Son travail propre, en fait, consiste à réconcilier et harmoniser des mythes ennemis. » (Jacques Heurgon, Orphée et Eurydice avant Virgile).

 

Puis, à l’orée de notre premier millénaire, Ovide dans les Métamorphoses humanise Orphée, resté chez Virgile un demi-dieu habitué à être satisfait dans ses désirs. Il le situe dans un temps antérieur à la guerre de Troie, vivant en Thrace dans les collines du Rhodope. Surtout, il le dépeint moins subversif : si le chantre apaise Hadès et Perséphone, c’est autant par la compassion qu’il éveille en eux que par ses chants magnifiques et magiques. Il reconnait être soumis à la mort et c’est en amant éploré qu’il demande un sursis de vie avec sa jeune femme : « Après que le chantre du Rhodope l’eut suffisamment pleurée dans les airs supérieurs, pour ne pas rester sans tenter de gagner aussi les ombres, il osa descendre par la porte du Ténare jusqu’au Styx » (MétamorphosesX, 11 à 49).

 

Rives. ©Anny Pelouze

Orphée et Ovide semblent partager un même souffle poétique. Le récit épique de la genèse du monde et des mythes fondateurs fait alliance avec le style élégiaque des souffrances d’Orphée et d’Eurydice. L’harmonie cosmique que le chantre divin a tant servie résonne avec la jonction ovidienne de deux discours poétiques, épique et élégiaque, qui pourraient pourtant se contrarier.

Après Virgile (Iersiècle avant notre ère), Ovide (début Iersiècle), viennent Sénèque (milieu Iersiècle), le Pseudo-Apollodore (IIesiècle)… Tous reprennent fidèlement la trame virgilienne. C’est ainsi que le mythe se revivifie dans le temps : il continue d’être revisité, très longtemps après l’Orphée archaïque et probablement solitaire, bien encore après l’alchimie Eurydice-Orphée célébrée par Virgile. Les siècles passent et le mythe y puise prodigieusement une jouvence renouvelée, par ses multiples déclinaisons, réinventions, réécritures. Il demeure symbole, en quelque sorte réénergisé, de ces deux parts d’un même Etre divino-humain autant que symbole de l’extraordinaire puissance de la Poésie.

Au Moyen Age, Virgile et Ovide deviennent des auteurs majeurs dans la culture occidentale : considérés comme des prophètes, leur œuvre est soumise à exégèse au même degré que la Bible ; ainsi Virgile est-il désigné comme flor de clergie. A la Renaissance, les découvertes archéologiques inspirent les artistes, qui relisent les textes antiques : Orphée, chantre apollonien, devient l’archétype très représenté de l’artiste idéal, à la fois poète, musicien, philosophe. Au XVIesiècle (cf. Emilie Bleschet : Les représentations du mythe d’Orphée du XVIe au XIXesiècle, Univ. Lyon 2, 2016), du Bellay voit en lui un ‘poète divin’, l’inspiré connaissant la désespérance, doté d’une extrême sensibilité artistique et affective. De même pour Ronsard, Orphée représente la puissance de la poésie et de l’intermédiaire par lequel s’expriment les muses et donc la voix d’Apollon. Au XVIesiècle encore, Jean de Montlyard voit en Orphée un sage ‘convoiteur de justice’, inventeur de la civilisation, des cités et des lois, son Eurydice figurant l’équité, comme l’une des traductions de son nom l’indique.

Au XIXe siècle, les Romantiques, refusant le classicisme autant que le rationalisme, privilégient Orphée : artiste en marge, chantre inspiré et refusant l’ordre divin, médiateur entre les humains et les dieux. Théâtre, musique, poésie, danse, prennent souffle dans le mythe, pour de nombreuses interprétations de plus en plus libérées des textes antiques. Paul Valéry a vingt ans lorsqu’il écrit : « Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée ! – Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée – se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire ! »

L’Orphée du XXesiècle est essentiellement l’archétype du poète. Son amour pour Eurydice et sa catabase sont transposés allégoriquement : un poète est avant tout amoureux de la Poésie. De grandes œuvres, qui nécessiteraient d’être chacune évoquée, forgent l’imaginaire de nos générations avec notamment une filmographie particulièrement riche, mais aussi le manga japonais…

 

L'experience imprévue. ©Anny Pelouze

Orphée, une nouvelle orientation de la quête héroïque

Amour, mort, renaissance, cette trilogie fondatrice déjà soulignée est caractéristique d’Eurydice et Orphée. Et ici, comme souvent, au centre du triangle se trouve la beauté. Eurydice et Orphée est, par essence, l’un des mythes les plus directement reliés à la culture poétique universelle. Précisons que le ‘beau’ n’est pas forcément l’esthétique, aujourd’hui controversée par ceux qui n’associent plus nécessairement à l’art les valeurs platoniciennes du beau, du vrai, du bien. N’étant ni celle du ‘joli’ ni de ‘l’agréable’, fréquemment synonymes de banalité, l’expérience du beau fait souvent irruption : imprévue, elle apporte avec elle un sentiment d’étrangeté exaltante qui nous fait voir, entendre ou ressentir ‘autrement’. « Le beau est toujours bizarre… », écrit Baudelaire dans ses Curiosités esthétiques.

Orphée est issu d’une lignée prestigieuse : fils d’Œagre, roi de Thrace, et de Calliope, muse de la poésie héroïque et de l’éloquence, il est par ailleurs fils spirituel d’Apollon, dieu de la lumière, dieu des arts et conducteur des muses qui y président, consulté pour ses pouvoirs de guérison, par l’intermédiaire de la Pythie, dans son sanctuaire de Delphes.

Ainsi Orphée reçoit-il tous les dons par sa seule naissance. Parmi eux la kithara, lyre-cithare à sept cordes qu’Apollon a précédemment troquée avec Hermès contre un caducée. Les sept cordes représentent symboliquement les sept planètes ; la lyre d’Apollon figure l’harmonie cosmique, célèbre le cosmos en tant que l’Un primordial, source où tout s’origine et où tout retourne. Orphée en enrichit subtilement les sons, en lui ajoutant deux autres cordes en hommage aux neuf muses, dont la plus éminente : sa mère Calliope. Et cette lyre à nulle autre pareille, catastérisée à la mort d’Orphée, sera identifiée par Ptolémée à l’une de ses 48 constellations... Lorsqu’Orphée en joue en accompagnant son chant, le Cosmos entier s’incline devant lui, les arbres se déplacent et se rapprochent. Les animaux féroces eux-mêmes viennent l’écouter, captivés par l’enchantement – au sens du chant/charme magique qui est le sien – par lequel il séduit, conduit vers lui. Rien ne lui résiste, rien ne saurait donc lui résister ?

Il est acteur de l’harmonie. Pour Hésiode (VIIIe siècle avant notre ère) et les Grecs anciens, Cosmos est harmonie, qui limite et oriente la béance de l’initial Chaos. Après Chaos apparaissent Gaïa la féconde, Tartare le ténébreux, Eros force de mouvement et d’engendrement. Il y a personnification, déification de ces entités antagonistes. Cet équilibre cosmos/chaos est lui-même un medium essentiel, garant de la vie. C’est cet équilibre qu’entretient Orphée en tant que poète. Les personnages des épopées, je pense notamment à Gilgamesh, dans une autre culture et civilisation, illustrent eux aussi et presqu’invariablement cette balance, cette oscillation, cette lutte souvent, destinées au réajustement permanent entre deux orientations, deux pôles. Ces pôles en tension sont reliés par un point central, une frontière non visible où l’énergie, commune aux deux, s’inverse.

Cependant, bien que hautement mythique, Orphée ne se comporte pas comme un héros au sens classique du personnage au cœur de l’épopée.

Il ne combat pas avec armes ni force corporelle, ne conquiert aucune terre, aucun peuple. Tout au long de son chant, c’est l’amour qui mobilise. C’est l’amour qui appelle Orphée dans l’union, la catabase au risque de la mort. C’est l’amour qu’il invoque pour convaincre le couple puissant formé par Perséphone et Hadès : « Si le récit d’un rapt ancien n’est pas une fable mensongère, vous aussi, l’Amour vous a unis » (Métamorphoses, X 25-39). De la descente dans les Enfers d’Eurydice puis d’Orphée, je retiens un élément symbolique central : l’Amour entre dans le lieu des ombres et des châtiments, il en franchit le seuil avec détermination et, avec lui, la lumière qui l’accompagne. A partir de cette entrée dépouillée de toute peur, pleinement décidée, les Enfers ne seront plus les mêmes ; ils auront été visités – en partie transfigurés ? – par un amour plus fort que la mort. La mort, la ré-animation, puis la seconde mort d’Eurydice, perçues sur ce plan de compréhension prennent alors un éclairage qui enrichit encore la résonance de ce mythe : l’aventure d’Eurydice-Orphée est celle de la victoire de l’harmonie sur le chaos. Preuve ontologique de la puissance de notre intériorité. Le récit lui-même est pacificateur, inversant les caractères habituels du peuple des Enfers : les dieux y connaissent sensibilité et émotion, les supplices des condamnés qu’Orphée y croise s’interrompent.

Orphée échoue, aussi. Lui, habitué à unifier les mondes, découvre l’échec en perdant son Eurydice juste à la frontière des mondes, celle qui sépare les vivants et les morts. Et sa tête finira par échouer... sur un rivage de Lesbos.

Il en devient presque un anti-héros, qui ne cherche pas à prouver sa capacité, dont la quête mène au contraire à la rencontre de l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile et magnifique. Il part d’un plan céleste et descend dans les aventures et mésaventures de l’incarnation. Sa recherche quitte la projection habituelle dont les humains parent leurs dieux et demi-dieux. J’oserais volontiers dire que sa royauté et son royaume ne sont pas de ce monde… La nature vient à lui, les Enfers lui accordent un passage libre sans qu’il ait à réaliser une quelconque mise à l’épreuve. Sa mission est de témoigner de la Beauté, qu’il chante et joue sur sa lyre. Orphée, anti-héros car véritable musicien, anti-héros car poète d’exception, anti-héros car capable d’amour si sensible qu’il touche les humains. Alors ces humains s’y reconnaissent et peuvent projeter sur lui leurs propres égarements, leur refus de la mort en tant que fin, leur quête d’amour absolu, éternel, et aussi leur courage de continuer, continuer encore lorsque l’aventure devient aride, risquée, effrayante. Car, malgré ce qu’en dit Platon, Orphée n’est pas un lâche : il n’accepte pas aveuglément le destin lorsque celui-ci le frappe d’une épreuve implacable par la mort d’Eurydice. En provoquant les dieux, c’est au Destin lui-même qu’il s’oppose. Orphée ne se résigne jamais ! Il ose, transgresse sans violence, avec élégance, et le tribut sera à la mesure du courage accompli. Mais invoquer l’amour plutôt que le courage pouvait paraître étrange dans la Grèce antique...

 

Et puis cette terrifiante initiation par la descente vers les Enfers, lorsqu’il outrepasse l’absolue interdiction faite à tous d’y pénétrer. Il désobéit pour venir y supplier les dieux chtoniens de lui rendre sa bien-aimée. Il accepte de tout quitter pour aller demander à Perséphone et Hadès l’autorisation de la ramener vers le monde des vivants. Pour montrer sa motivation profonde, il prend soin de préciser que ce n’est pas le désir de voir le sombre Tartare qui le fait descendre dans ce lieu.

En cette étape qui est probablement la plus décisive pour lui, Orphée n’est déjà plus le même lorsque sa prière devient supplication ; il implore le couple divin de façon si prégnante que Perséphone et Hadès, réputés impitoyables, finissent par lui accorder sa demande. Cette catabase marquera notre imaginaire et notre sensibilité affective. A ce moment, le nouvel Orphée commence à apparaître. Lui qui contemplait les cieux, accomplit sa metanoïa et, par elle, sa complétude : « Il n’existe pas de lumière sans ombre » (C. G. Jung, L’âme et la vie, 1963).

 

Genèse. ©Anny Pelouze

Eurydice, féminin de lumière

L’artiste en Orphée, lorsqu’il rencontre Eurydice, est captivé par sa beauté. Cependant sa subtilité, ses dons, sa propre beauté ne sauraient le placer sous le joug d’une simple beauté plastique. Il sait, ressent qu’elle est une nymphe particulière. Et dès l’instant où il en devient amoureux, son art de chantre divin se relie à elle, dans les prémices d’un amour neuf, absolu.

Loin d’être née d’une royale lignée, Eurydice est une Dryade, une nymphe des arbres. Bien que secondaire, elle est une divinité mais la différence d’origine entre eux est grande. D’elle, on ne connaît aucune ascendance car, Dryade, elle n’a pas de filiation. Elle se différenciera de quelques autres nymphes, comme les Néréides de la mer ou les Oréades des montagnes, en entrant à jamais dans le mythe d’Orphée.

Le ‘destin’ des nymphes, si souvent simple récréation des dieux, n’entre pas dans la mémoire des légendes. Elles sont là pour la joliesse, comme le sont les fleurs dans un paysage, et pour divertir les dieux. Beaucoup d’entre elles, pour leur échapper, doivent choisir de se transformer et demeurer dans une autre apparence que la leur. Ceci explique (sans que jamais les Grecs anciens ne pensent à le justifier ! ) qu’Aristée, un demi-dieu fils d’Apollon et de la nymphe Cyrène et dont le nom signifie pourtant ‘le meilleur’, poursuive Eurydice en ne suivant que son désir ; quoi de plus naturel pour lui ? Et quand, plus tard il pleure, alors que par sa brutalité il a conduit involontairement Eurydice vers la Mort, ce n’est nullement par culpabilité ou remords mais sur lui-même et la mort de ses abeilles car, comme le lui révèle le devin Tirésias, « les Nymphes avec qui Eurydice menait des chœurs au fond des bois sacrés ont lancé la mort sur tes abeilles » (Géorgiques IV). Aristée trouve son sort bien injuste : comment lui,demi-dieu, n’a-t-il été protégé d’un tel fléau ? Le récit de Tirésias révèle le drame advenu : « Eurydice fuyant devant toi courait éperdue sur les bords du fleuve ; elle ne vit pas à ses pieds – l’infortunée qui en devait mourir ! – une hydre immense, cachée sous les hautes herbes de la rive. Soudain le chœur des Dryades ses compagnes remplit au loin les montagnes de ses cris ; les sommets du Rhodope en gémirent ; les cimes du Pangée, la terre de Rhésus aimée de Mars, les Gètes, I’Hèbre et Orithyie en pleurèrent. Orphée, le triste Orphée, charmant avec sa lyre les douleurs du veuvage, seul sur la rive déserte ne chantait que toi, chère épouse, toi quand venait le jour, toi quand revenait la nuit » (Virgile, Géorgiques IV). Et le devin somme Aristée d’honorer les mânes d’Eurydice et Orphée par des sacrifices, qui lui vaudront de retrouver de nouveaux essaims.

Aristée, Orphée, tous deux reliés à Apollon en tant que fils charnel et fils spirituel. Pourtant Aristée fait ici œuvre dionysiaque : pulsion des sens, instrument de déstabilisation de l’harmonie d’une noce apollinienne, créateur de chaos menant Orphée à descendre dans les Enfers pour y rechercher la lumineuse Eurydice. Cet événement dont l’aspect tragique va croître est un rappel qu’à défaut de complémentarité, une alternance est nécessaire à l’équilibre entre ombre et lumière, désordre et harmonie, sensualité et spiritualité.

Si l’on envisage l’aventure dramatique d’Eurydice en tant que ‘personne’, Aristée n’est pas l’unique responsable car une question se pose d’évidence : pourquoi donc est-elle, le jour de ses noces, à errer ainsi seule dans la campagne ? Mais où est donc Orphée ?

Eurydice, anima d’Orphée

Dans L’homme et ses symboles (1964), Jung parle de « cet élément féminin dans chaque homme que j’ai appelé l’anima ». Pour lui, cette représentation féminine au sein de l’imaginaire de l’homme a son pendant chez la femme sous le nom d'animus.

Une vision symbolique permet de reconnaître Eurydice et Orphée comme les deux parts d’un même symbole et non pas des entités distinctes. Symbole, celui du sumbolon grec, en cela qu’ils sont Un, que le destin agi par les dieux brise à dessein, en cela que leur séparation n’est qu’apparente et que chaque partie reprend place dans leur Unité originelle au jour venu des véritables noces.

Subtilité, douceur, harmonie… Orphée porte en lui cette dimension spirituelle que la rencontre avec Eurydice va permettre d’accomplir. Devenant l’unique amour d’Orphée, elle le complète et le rassemble : « Symbole du désir d’harmonisation et de concentration créatrice, Eurydice se trouve ainsi opposée à la multiplication dionysiaque des désirs, aux Ménades et, sur le plan concret, à la multitude des femmes secrètement désirées » (Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, 1966).

En tant qu’anima d’Orphée, Eurydice ne peut que s’effacer progressivement, à chaque étape de son évolution intérieure, jusqu’à n’être plus qu’un souffle qui se libère de son corps pour rejoindre le monde invisible. Orphée a accompli avec Eurydice, par elle et en elle, la part de ce féminin intérieur qui les élève. Eurydice, chantée par les poètes, initiatrice à l’amour-don, réanimée de sa première mort par l’amour d’Orphée, ne disparaît qu’après avoir accompli ‘ce pour quoi’ elle a pris forme en une incarnation. Leurs noces spirituelles vont ouvrir une porte de lumière, un plan hors espace et temps, une vibration haute dont les sons de la lyre sont les annonciateurs.

Orphée préfigure, dans l’imaginaire de la légende devenue mythe, l’attente d’un verbe céleste qu’un Enseigneur, lumineux et humble de cœur, apportera à l’humanité. Il ouvre le possible de l’impossible.

Eurydice, silence et acceptation

Comme le souligne Marilyne Bertoncini, Eurydice représente le silence. Si elle prononce peu de paroles, c’est qu’elle est désencombrée d’un mental qui envisagerait toutes sortes de projets pour échapper à son destin. Eurydice est don, écoute, non-jugement. Dans le texte d’Ovide, elle reste muette même lorsque, provoquant sa deuxième mort, Orphée, son bien-aimé qui la guide vers la sortie des Enfers en marchant devant elle, se retourne. Alors, saisie de surprise et certainement d’effroi car elle connaît la sentence impitoyable, « elle ne proféra aucune plainte contre son époux ». Et Ovide d’ajouter : « de quoi se plaindrait-elle en effet, sinon de ce qu’il l’aimât ? » (Métamorphoses, X). C’est dire que l’Eurydice d’Ovide est habitée d’une confiance sans faille.

Virgile, dans son Chant IV des Géorgiques, ouvre la parole d’Eurydice pour cet instant ultime : « Elle alors : Quel est donc, dit-elle, cet accès de folie, qui m’a perdue, malheureuse que je suis, et qui t’a perdu, toi, Orphée ? Voici que pour la seconde fois les destins cruels me rappellent en arrière et que le sommeil ferme mes yeux flottants. Adieu à présent ; je suis emportée dans la nuit immense qui m’entoure et je tends des paumes sans force, moi, hélas, qui ne suis plus tienne. » A cet instant du retournement d’Orphée, Eurydice initiatrice, accomplie en tant que part d’Orphée, se révèle avant de s’effacer.

Silences et sons ont besoin d’alternance, l’écoute relaie la parole et le chant. Contrepoint de l’aède divin possédant le don de tous les sons, Eurydice est la part d’écoute d’Orphée, tout comme sa lyre est sa part sonore. Eurydice ‘est’ silence, Orphée ‘est’ son et lyre que la présence d’Eurydice magnifie. Ainsi vibrant d’amour pour elle, il acquiert la capacité surnaturelle de pénétrer dans les Enfers.

Silence… et acceptation. Cette approche d’Eurydice peut nous faire envisager que, dès le départ, elle accepte son destin. Le jour même des noces, nous dit Ovide, il n’y a pas eu de bons augures ni de vraie célébration car les paroles consacrées n’ont pas été prononcées par Hyménée.

Dans les récits fondateurs du mythe, à aucun moment elle ne se rebelle : ni dans sa première mort, ni même à l’instant de sa seconde mort où définitivement, cette fois, elle est reprise par l’hadès. Elle s’estompe, s’évanouit... mais ne se révolte pas. Nous le constatons même dans la parole que Virgile lui a donnée brièvement : la protestation est si faible qu’elle en devient question sans réponse. Elle « tend des paumes sans force ».

Un texte contemporain de Virgile (Culex de l’Appendix Vergiliana, vers – 40) dit aussi l’obéissance silencieuse d’Eurydice et dénonce l’impatience d’Orphée : « Elle qui n’avait que trop éprouvé la sévérité des Mânes, suivait le chemin prescrit ; elle ne retourna point les yeux vers l’intérieur, ni n’anéantit, en parlant, les dons de la déesse. Mais c’est toi, plus cruel, ô cruel Orphée, qui cherchant à l’embrasser, violas les ordres divins. »

Eurydice l’acceptante, féminin du silence intérieur, du don total. Tout donner, tout aimer, vivre sa mort, sa descente, en espérer la remontée sous la guidance d’Orphée, lâcher cet espoir et vivre sa seconde mort en sachant qu’elle est définitive. Véritablement ‘vivre sa mort’ car elle entre, pleinement consciente, dans le processus qui la fait disparaître aux yeux d’Orphée et du monde ; présence au présent, adhésion à l’instant. Elle est accomplie en tant qu’animad’Orphée, d’Orphée qui accomplit lui aussi son destin, sa légende, pour devenir un mythe d’une puissance toujours opérante.

Si nous la rencontrons aujourd’hui avec autant d’intérêt, voire de passion, chez les artistes qui la célèbrent, c’est qu’elle-même, par son âme, son être subtil, a accompli une véritable ascension au sens où elle est céleste à jamais. Présente, elle l’est quand Virgile ou Ovide témoignent d’elle, présente elle demeure.

Initiation

J’ai donné à cette intervention le titre « initiation et transgression » : une initiation est le processus selon lequel on transmet et selon lequel on reçoit. Elle procède d’un accompagnement plutôt que d’un enseignement, car elle n’est possible que lorsque la personne initiée est prête à laisser émerger quelque chose de nouveau en elle. Cet accompagnement est aussi, souvent, l’inscription dans une reliance à un groupe partageant une même orientation de pensée, un certain savoir et, surtout, une pratique commune. Ici, ‘pratique’ est à entendre au sens d’expérimentation complémentaire à la pensée. Très souvent, un rituel acte cette étape essentielle et transformatrice. L’initiation est inséparable de la notion de ‘passage’. En référence à elle, existe un avant et un après, non seulement pour l’initié(e) mais également pour le groupe qui l’accueille, en son compagnonnage par exemple. Elle est une étape de vie et peut être précédée ou suivie d’autres initiations. Avec chacune d’elles, s’inscrit plus profondément une sorte d’adieu au vieux monde en soi pour aller vers la suite du chemin, accomplir un destin, une individuation selon le terme psychanalytique désignant, chez Carl Gustav Jung, un processus de prise de conscience de l'individualité profonde.

Des initiations, Orphée en a reçu de multiples, déjà par sa naissance extraordinaire en tant que fils d’un roi et d’une muse. L’initiation au monde divin s’est faite dès sa naissance par la filiation spirituelle reçue d’Apollon.Voyageur, il est initié aux mystères de Samothrace et à ceux d’Osiris en Egypte. Lui-même est initiateur : sur la nef Argo, construite avec les chênes des bois de Dodone qu’il a en-chantés, il donne aux rameurs la juste cadence, calme les flots, apaise ses compagnons, les protège des Sirènes et les initie aux mystères de Samothrace.

Par sa capacité exceptionnelle à faire mouvoir le Cosmos par sa voix et sa lyre, il est naturellement initié aux mystères de l’Harmonie qui le régit. C’est donc qu’il ‘est mouvement’ pour pouvoir entrer en relation subtile avec l’univers. Quand les oiseaux et les animaux sauvages viennent à lui, ce n’est pas par captation, mais par harmonisation. Participant à l’accord, tout est ensemble, ajusté, en écoute, tout est en paix.

L’initiation suivante est celle de son amour pour Eurydice. En elle, il rencontre son ‘face’ à ‘face’, sa résonance à la fois distincte et de même fréquence. Un face-à-face qui rapidement va être interrompu par la mort d’Eurydice. Orphée, demi-dieu et donc promis à la félicité, habitué à générer l’harmonie, célébrer la vie et la beauté, ne peut accepter que la Mort lui ravisse celle qui est devenue l’autre part révélée de lui-même, son vivant et inconditionnel miroir, acquis, aimant. Il y a quelque chose de Narcisse et Écho dans ce ‘visage-à-visage’ de créatures qui ne sont pas, ou pas seulement, humaines.

Transgression

La flamme divine d’Orphée lui permet de recevoir plusieurs initiations et, par là même, lui donne de pouvoir les transgresser : il enfreint déjà la coutume en étant absent lorsqu’Eurydice est poursuivie par Aristée et meurt, le jour même de leurs noces. A sa mort il rompt aussi la règle des demi-dieux en ne rejoignant pas, sans elle, les îles élyséennes où ils séjournent après leur trépas.

Transgression surtout, lorsqu’en entrant dans les Enfers, il outrepasse un interdit absolu. Dans la mythologie grecque, très peu de héros y ont pénétré, aucun de son plein gré : Héraclès, quand, couvert de la peau du lion de Némée et pour le dernier de ses travaux (forcés, puisqu’il y a été condamné par la Pythie et mis au service d’Eurysthée), il descend maîtriser et capturer Cerbère, effrayant le passeur Charon et libérant Thésée au passage ; Psyché à laquelle Artémis, par jalousie et sous le prétexte d’entretenir sa beauté, enjoint d’aller aux Enfers chercher un flacon ; Perséphone elle-même, qu’Hadès a enlevée pour l’épouser, enjeu d’un contrat entre lui et Déméter, et qui passe une moitié de chaque année dans les abîmes. Un autre héros, Ulysse, ne se rend pas dans les lieux infernaux mais en convoque les âmes du devin Tirésias et d’Achille, grâce à la magie de Circé.

Parmi les héros transgresseurs auxquels il s’apparente, Orphée est de ceux qui ignorent la séparation entre le monde des morts et celui des vivants et le seul à le faire pour sa bien-aimée. Il est aussi celui qui ne parvient pas à respecter sa promesse. Nous l’avons dit, il se place dans une posture plutôt originale, celle d’un héros anti-classique, un héros d’un genre nouveau qui révèle un archétype masculin autre, et dont l’empreinte traversera les siècles.

Potentiellement, transgresser est créer une ouverture, pour le meilleur ou le pire. Qu’il gagne ou qu’il perde, Orphée ouvre, franchit seuils et limites! En cela, le mythe d’Orphée est l’une des plus proches représentations symboliques de l’artiste. L’artiste authentique est celle-celui qui peut tout remettre en question, passant de moments de grande inspiration, où tout est donné, à d’autres où tout est retiré, comme dans une partie perdue. Grandes oscillations, rythmes du Vivant. L’artiste affirme et doute, descend dans ses enfers, voit autrement l’art, lui-même et le monde, remonte en secousses brutales... L’intranquillité est son état intérieur.

Et Orphée se retourne…

Lorsque, grâce à l’accord obtenu des dieux chthoniens, Orphée remonte des Enfers pour guider Eurydice vers sa libération, que se passe-t-il en lui, qui le fasse se retourner et la perdre définitivement ?

Ce retournement peut-il être une véritable erreur, malgré le si crucial enjeu que représentent la vie d’Eurydice et l’unité qu’elle forme avec lui ? Virgile (Géorgiques, IV) présente l’acte d’Orphée comme un accès de folie : « Déjà, revenant sur ses pas, il avait échappé à tous les périls, et Eurydice lui étant rendue s’en venait aux souffles d’en haut en marchant derrière son mari (car telle était la loi fixée par Proserpine), quand un accès de démence subite s’empara de l’imprudent amant ». Amoureuse impatience : une sorte de démence particulière aux yeux des sages, la passion, le ferait-t-elle se retourner pour voir si Eurydice est bien là à le suivre pour être ramenée vers la lumière ? Peut-être.

Ovide (Métamorphoses, X) y voit plutôt de la peur : « Orphée, tremblant qu’Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entrainé par l’amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s’efforçant d’être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l’air inconsistant. » Laisserait-t-il le doute s’immiscer en lui ? Doute de la parole de Perséphone qui pourrait avoir rusé pour garder celle qu’il est venu réclamer comme son bien ? Peut-être. Ou s’agit-il d’un acte manqué ? Comme l’écrit encore Paul Diel: « Seul un amour vrai et profond aurait pu inspirer à Orphée la maîtrise de soi, la force de ressusciter Eurydice ». Craindrait-il de se lier à jamais en ressuscitant Eurydice ?

Autre possibilité pour ce regard en arrière, où il nous faut revenir à l’interdit de Perséphone : pour Ovide, « Orphée du Rhodope la reçoit [Eurydice] mais avec elle aussi l’interdiction de porter ses regards derrière lui, avant d’être sorti des vallées de l’Averne ; sinon le présent sera vain. » (Métamorphoses X, 50). L’inexorable loi d’Hadès concerne à la fois Eurydice et Orphée ; et si nous relisons l’extrait précédent du Culex, elle est double : garder le silence, et garder le regard droit vers la lumière extérieure :« Elle […] suivait le chemin prescrit ; elle ne retourna point les yeux vers l’intérieur, ni n’anéantit, en parlant, les dons de la déesse. » Ou, dans une autre traduction :« Eurydice y consent : de l'enfer redouté, prévoyant les arrêts et la sévérité, suivant un tendre époux sous l'infernale voûte, d'un pas obéissant elle observe sa route. Elle se garde bien de détourner les yeux, de corrompre d'un mot un bienfait précieux : toi seul, cruel Orphée ! oui, toi seul qu'elle adore, si l'arrêt est barbare, es plus barbare encore ! Hélas ! pour un baiser tu violes ta foi, et trahis de Pluton l'inexorable loi ! Noble amour, qui devais trouver des dieux sensibles, et fléchir les enfers, s'ils n'étaient inflexibles». L’interdit ne porte pas sur le fait de se regarder l’un l’autre, mais de se retourner, de tourner le regard vers l’intérieur des Enfers qu’ils s’apprêtent à quitter et qu’ils n’auraient jamais dû voir. Ne pas regarder en arrière, ne pas voir ce que l’on ne doit pas voir du monde divin, se voiler la face… ces lois reviennent dans tous les récits où le secret, le non-dévoilement est récurrent. En se retournant, Orphée accomplit son destin mythique : humain et divin, il dépasse l’interdit et dévoile les mystères. Si cette dernière transgression est peut-être l’effet de son amoureuse impatience, elle acte un impressionnant et irréversible dévoilement pour l’humanité.

Orphée se retourne. Si l’on y songe, que serait devenue l’histoire d’Eurydice et Orphée sortis des Enfers, célébrant joyeusement leurs noces, vivant comblés et ayant ensuite beaucoup d’enfants ? L’adage dit que les gens heureux… n’ont point de légende !

Ce n’est pas le bonheur tranquille que cherche Orphée, habitué à l’exception depuis sa naissance. Ce n’est probablement pas cela non plus que cherche Eurydice, nymphe pour laquelle les projets humains ne sont probablement pas si motivants.

Mort et accomplissement d’Orphée

La seconde mort d’Eurydice signe définitivement la fin de la vie enchantée et radieuse d’Orphée. Avec elle, c’est une part de beauté pure, entière, qui est détruite, niée. Amoureux et veuf, inconsolablement, Orphée continue sa vie. « Que faire ? où porter ses pas, après s'être vu deux fois ravir son épouse ? Par quels pleurs émouvoir les Mânes, par quelles paroles les Divinités ? Elle, déjà froide, voguait dans la barque Stygienne. On conte qu'il pleura durant sept mois entiers sous une roche aérienne, aux bords du Strymon désert, charmant les tigres et entraînant les chênes avec son chant » (Virgile, Les Géorgiques, IV 500). Sa vie après la perte d’Eurydice, certains auteurs la disent définitivement chaste, quand pour d’autres il devient l’un des instaurateurs de la pédérastie, acceptant le désir mais refusant la souffrance liée à la perte d’une femme aimée. « Orphée s’était dérobé à toutes les séductions des femmes, soit parce que leur amour lui avait été funeste, soit parce qu’il avait engagé sa foi. Beaucoup pourtant brûlaient de s’unir au poète, beaucoup souffrirent d’être repoussées. Et ce fut lui aussi dont les chants apprirent aux peuples de Thrace à reporter leur amour sur de jeunes garçons » (Métamorphoses,X 80).

C’est par ce rejet des femmes que Virgile comme Ovide expliquent la mort d’Orphée sous le courroux des Ménades : « Les mères des Cicones, voyant dans cet hommage une marque de mépris, déchirèrent le jeune homme au milieu des sacrifices offerts aux dieux et des orgies du Bacchus nocturne, et dispersèrent au loin dans les champs ses membres en lambeaux. Même alors, comme sa tête, arrachée de son col de marbre, roulait au milieu du gouffre, emportée par l'Hèbre œagrien, "Eurydice !" criaient encore sa voix et sa langue glacée, "Ah ! malheureuse Eurydice !" tandis que sa vie fuyait, et, tout le long du fleuve, les rives répétaient en écho : "Eurydice ! " » (Géorgiques, IV 520).

Et, chez Ovide : « L'une d'elles secoue sa chevelure dans l'air léger : "Le voilà, le voilà, celui qui nous méprise !", dit-elle » (Métamorphoses, XI 7). Longtemps, elles mènent le combat d’une cacophonie furieuse contre l’euphonie de la musique orphique. Longtemps, le chant du poète apollinien affaiblit leurs traits, l'accord de la voix et de la lyre domine les pierres et tient envoûtées les forces dionysiaques de la nature. Mais les hurlements des Bacchantes finissent par couvrir les sons harmonieux : « alors à la fin les pierres ont pris la couleur rouge du sang du chantre qu’elles n’entendaient plus. » (XI, 18-19). « Il tendait les mains et alors pour la première fois, ses paroles restaient sans effet et sa voix ne touchait plus rien ni personne. Les femmes sacrilèges l'achèvent et, ô Jupiter, par cette bouche écoutée des rochers et comprise par les bêtes sauvages, son âme s'est exhalée et s'est éloignée dans le vent » (XI, 39-43).

Les membres du corps d’Orphée « gisent dispersés ». Sa tête tombée dans l’Hèbre est ainsi portée jusqu’à la Mer Egée. Sa lyre, emportée elle aussi, tant ils sont inséparables, et glissant au milieu du fleuve, fait entendre des plaintes auxquelles les rives répondent par les leurs. La tête d’Orphée, échouée sur un rivage de la Mer Egée, continue à dire, inlassablement, le nom d’Eurydice. Pour Ovide, le chant, la poésie d’Orphée survivent par sa lyre et sa tête échouées à Lesbos, haut lieu de poésie. La poésie est immortelle.

Aristée puis Orphée sont responsables des deux morts d’Eurydice : le masculin la tue deux fois. A l’inverse, le féminin tue Orphée lorsque la furie de femmes, Ménades grecques ou Bacchantes romaines, accomplit le diasparagmos des fêtes dionysiaques. Mort suppliciale à partir de laquelle la vie légendaire du chantre divin, accompagné en guidance inversée par l’âme d’Eurydice, fonde le mythe. Musique céleste contre discorde du bruit. Dans cette joute sans fin répétée entre Cosmos et Chaos on peut lire aussi ce terrible combat intérieur, l’affrontement symbolique de deux polarités : notre conscience apollinienne de l’individualité et notre sentiment dionysiaque de la reliance à l’ensemble. Le psychanalyste Giorgio Giaccardi (Cahiers jungiens de psychanalyse, 127, 2008) présente ainsi ces modes d’irruption du numineux : « Les êtres vivants saisis par Dionysos ne sont plus des individus et peuvent ainsi participer d’une énergie primordiale […] qui, parce qu’elle est inépuisable, peut aller jusqu’à sacrifier ses meilleurs éléments». Et la numinosité apollinienne est « vécue comme venant d’en haut, tant par le respect mêlé de peur qu’elle inspire que par ses aspects terrifiants. La créativité apollinienne exerce une fascination sur les humains par son caractère olympien et spirituel et elle surgit d’en haut et de loin quand elle frappe ceux qui la rejettent. » Il présente également plusieurs écueils : pour le premier, « en libérant temporairement les individus de leur moi, l’expérience dionysiaque satisfait aussi la tendance humaine à rejeter leurs responsabilités ». Le comportement d’Aristée en est une illustration. Et pour l’autre mode, « ce qui peut être fatal, ce n’est pas seulement de ne pas reconnaître Apollon mais c’est aussi le fait de s’y identifier de façon unilatérale ».

Cette version ancienne de la mort d’Orphée est la plus retenue par les poètes de l’Antiquité. Des versions alternatives content son suicide, causé par l’échec de sa remontée des Enfers. D’autres le disent foudroyé par Zeus : le citharède a révélé aux hommes les Mystères, passant outre l’interdiction des dieux de divulguer les vérités cachées aux humains, aux non-initiés. Il est châtié pour cette impardonnable révélation.

Par sa vision du mythe, Ovide permet ensuite à Orphée de retrouver Eurydice aux Enfers : dans son récit, alors qu’un serpent s’apprête à mordre la tête échouée du bien-aimé d’Eurydice, « Apollon paraît, et prévient cet outrage »,changeant le serpent en pierre : « ses mâchoires figées se durcissent, telles qu’elles étaient largement écartées. L’ombre d’Orphée descend sous la terre ; les lieux qu’il avait vus auparavant, il les reconnait tous ; il parcourt, en quête d’Eurydice, les champs réservés aux âmes pieuses, il la trouve, il la serre passionnément dans ses bras. Là, tantôt ils errent tous deux, réglant leur pas l’un sur l’autre, tantôt elle le précède et il la suit, tantôt, marchant le premier, il la devance ; et Orphée, en toute sécurité, se retourne pour regarder son Eurydice. » (Métamorphoses, XI 61-65). La descente à la rencontre de sa propre ombre, parachève dans le monde des mânes la réunification des deux parties du symbole qu’elle et lui recomposent à jamais.

Le supplice d’Orphée en fait un martyr (étymologiquement : témoin) de l’amour unificateur, par la beauté et la noblesse de la relation avec Eurydice dans la vie et la mort, en une quête absolue. Cocteau, commentant son Orphée, porte ce sacrifice à un niveau ontologique : « La Mort d'un poète doit se sacrifier pour le rendre immortel… »

 A la fois Orphée et Eurydice, à la fois épopée et élégie

Orphée-dieu devenu homme rencontre cruellement la limite de son extraordinaire pouvoir de charme et d’harmonisation : dès que les sons de sa lyre et de son chant sont couverts par la cacophonie féroce des Bacchantes, dès qu’il n’est plus ‘audible’, il perd ce pouvoir. Alors, il rencontre la fragilité de l’humain, la difficulté à se faire entendre, lui dont le rôle est d’être pacificateur, harmonisateur. C’est dire l’actualité toujours vive de son mythe…

Il n’a pas vaincu la mort et n’a jamais cherché à le faire, mais seulement à différer celle d’Eurydice, pour que son épouse ne soit pas qu’une promesse de vie mais vie pleine et accomplie, ‘vie bonne’ comme disent les anciens grecs. Lui qui témoigne de l’Un, de la reliance cosmique, est paradoxalement bidimensionnel : en tant qu’incarné, il aime, chante la beauté, jubile, puis souffre l’inhumaine séparation par la mort d’Eurydice, ose tout pour la retrouver en bravant les dangers, risque tout, y compris les privilèges liés à son ascendance demi-divine et sa filiation apollinienne. S’il franchit les portes de l’Hadès, c’est avec la conviction profonde qu’en toute justice Eurydice doit être délivrée et rendue à la lumière, cette lumière dans laquelle il est habitué à être libre. L’amour pour son épouse lui apprend, dans une traversée d’intense souffrance, ce qu’est l’échec, ce qu’est l’expérience crucifiante de tout perdre. Déchu de sa confiance en lui, il meurt à son tour, harcelé par la fureur et mutilé, sacrifié par le chaos qu’il a repoussé tant de fois. Rien ne lui est épargné, à l’image d’Eurydice dont la jeune vie est cueillie par deux fois. Impitoyable sanction pour, peut-être, un regard d’impatience amoureuse… mais l’éternité leur est acquise par la seule force de leur rencontre.

Orphée-dieu, compagnon d’épopée des héros voyageurs, qui enchante et harmonise la nature. Orphée et Eurydice amoureux, qui descendent et apportent la lumière jusque dans les ténèbres. Orphée devenu homme, figure de la douleur dont la souffrance sera partout chantée.

Et, incessamment, Orphée poète.

Souffrance et gloire, élégie et épopée, la dualité d’Orphée est encore à lire comme une réflexion sur la poésie.

Orphée a au moins trois visages : l’amoureux, le poète, le prophète. Il est aussi chantre, magicien, aventurier, pacificateur, législateur, civilisateur, inventeur, médiateur, fondateur de culte, comme le présentent A. Béague, J. Boulogne, A. Deremetz et F. Toulze dans Les visages d’Orphée (1998). Et si nousconcevons Eurydice en tant que sa part de silence et d’écoute, émergent alors les deux reflets d’un même être, androgyne, complet. La seconde mort d’Eurydice signe l’entrée d’Orphée dans l’accomplissement de son Etre. Le miroir disparait. C’est probablement de ce moment crucial qu’émerge la création de l’orphisme. Car Orphée ressort transformé, unifié, des Enfers. Subtilement, l’initiatrice Eurydice, depuis leur rencontre et jusqu’au bout de leur aventure mythique, l’aidant à s’orienter, le guidant vers lui-même, vers son accomplissement et ce qu’il transmet aux humains, notamment à travers l’approche mystique à laquelle adhèrent les orphistes. Mais de cela je parlerai une autre fois…

La Poésie dont Virgile nous dit allégoriquement l’immortalité, a besoin de la voix, de l’écriture, du trait, des formes, des images et des notes des artistes que les mythes inspirent et auxquels ils rendent un souffle vivifié. L’être ré-unifié ‘Eurydice-Orphée’, ambassade de la Poésie, infiniment !

Si ce mythe traverse deux millénaires par ses résurgences, artistiques essentiellement, c’est que son message porté aux humains est hautement opérant. Eurydice et Orphée, deux parts d’un même être dans sa complétude, rejoints par leur rencontre dans la toute lumière qu’ils emportent dans leur descente aux Enfers, au profond de l’ombre, et qui œuvrent en initiés au chemin d’éternité. Lequel, laquelle des deux messagers de l’amour absolu serait l’âme de l’autre ? S’il est toutefois une réponse, elle est intérieure et silencieuse à qui s’approche au plus près d’eux. Témoin de leur ascension, la lyre stellaire du musicien-poète que la nymphe inspire scintille pour longtemps encore…

 




Eurydice & Orphée : la parole étouffée

Ou « que devient Orphée quand c’est une femme qui écrit ? »

Dans aucune des versions consultées du mythe littéraire on ne met en doute la douleur d’Orphée pour son geste involontaire – à l'exception de Norge, faisant l'hypothèse qu’Orphée, désireux de ne pas reprendre « un ménage d’enfer »  se retourne volontairement vers Eurydice, l'empêchant ainsi de revenir au monde des vivants – et du mariage. Ce serait ainsi  la raison de sa mise en pièce par les Ménades... Si l'on salue la vision novatrice, l’explication psychologique, très parodique, comme toute l'oeuvre de ce poète, est  digne de l’opéra-bouffe d’Offenbach.

Et pourtant...

S’il était temps désormais de renverser de nouveau la structure du mythe, de repenser la place d’Eurydice, d’explorer ou proposer un nouveau « pli » du mythe((Terminologie de Pierre Brunel ))?Car un mythe ne vit que s'il adhère aux réalités du monde au sein duquel (autour duquel) il se développe– comme la peau qui couvre nos corps et dont les strates, quoique distinctes, sont inséparablement collées, pareillement innervées et irriguées du même sang. Dans cette métaphore, le mythe appartiendrait à la couche profonde qui pourrait expliquer l'épiderme du monde...

Je vais passer par le biais de la traduction pour aborder cette partie de la remontée d’Eurydice,car c’est toujours traduire que de parler des mythes, et de les faire vivre : je vais vous parler d’une expérience personnelle – tenter d’expliquer comment, tout à coup, on en vient à « incarner » pour soi cette figure.

Traduire, c’est plonger au cœur de la matière d’un texte qui ne vous appartient pas, dans une langue qui n’est pas la vôtre -  Vous allez le méta/morphoser,  il reste le même, et il est différent. Il vous faut l’ingérer (en traduisant, je dis les mots, comme quand j’écris pour moi, je les mâche), l’amener au profond de vous-même, au profond de votre langue, et remonter avec votre fardeau de mots, de sensations, d’images, votre perception toute personnelle du texte que vous vous êtes approprié (mentalement, sonorement, rythmiquement…), que vous portez comme s’il était vôtre, pour, l’enfanter,  lui « donner le jour » dans votre propre langue.

Pierre Emmanuel, Tombeau d'Orphée suivi d'Hymnes orphiques.

Chaque version d'un texte est un pas d'Eurydice vers la lumière, sur le chemin qui s'éboule dans l'outre-monde des paroles – sans autre issue que d'explorer sans cesse le labyrinthe souterrain.

C’est ainsi, au cours de l’expérience de traduction, que m’est venue l’idée qu’Eurydice remontait toujours des Enfers elle aussi chargée de son fardeau de mots personnels – de sensations, d’expériences vécues au Enfers. Après tout, elle y était allée, tout au fond d’elle-même, par-delà la mort, et elle allait pouvoir être la chamane, ayant accompli l’ANABASE, la remontée des Enfers.

Elle allait pouvoir porter au-dehors la voix de l’au-delà – sa propre voix, avec son expérience réelle.

J’entends – le fil de sa voix – le fil des mots – le fil d’Ariane nouant le mythe à mon présent

Tenace comme la vrille s’accrochant à la branche pour accéder à la lumière…

mais il y avait/ mais il y a :  Orphée. Si Eurydice sort des Enfers, Orphée perd son pouvoir – elle est LA VOIX (d’ailleurs, les traditions plus anciennes, dont Hérodote et Platon se font l’écho, associent Orphée l’égyptien  à l’invention des lettres de l’alphabet : Orphée est du côté des signes, qui manifestent la présence, Eurydice est sa voix – elle est la forme de la voix qu’on ne peut contempler, l’idée même de la poésie dont il faut se détourner après l’avoir aperçue.

Je ne suis pas certaine que cette interprétation soit abusive, si je rappelle que, de la même manière, dans l’une des nombreuses versions d’un autre mythe, Sémélé meurt d’avoir voulu regarder Zeus dont elle portait un fils – Dionysos – d'ailleurs dieu d’une poésie non-apollinienne, liée à l’ombre et au chaos.

 Le regard meurtrier est par ailleurs le thème de divers mythes, dont celui de Méduse : il faut s’en détourner, pour la tuer – la faire disparaître, pour générer quelque chose d’autre, dans le domaine des signes : la renvoyer au domaine des ombres, au négatif, pour que sa voix, à travers les signes, s’exprime en « positif ». Orphée n'a pas le choix.

Il n’est donc pas impossible d’imaginer que le regard en arrière, la transgression, soit en réalité un acte délibéré – non pas pour de banales raisons psychologiques - vengeance, etc. - mais parce que ce « coup d'oeil » est un meurtre essentiel – un sacrifice, nécessaire au mythe, pour s’emparer du pouvoir de cette voix.

Orphée, dans cette version,  ne serait  pas l'Amoureux éploré dont la poésie naît de la douleur de l'Absence, la blessure à jamais ouverte, par la double mort de l'épouse piquée par un serpent, et perdue à l'orée du réel, mais l’inventeur de cette absence qui lui est nécessaire.

Peut-être est-il temps en effet de RENVERSER Orphée, de RENOMMER les choses : orphisme, oui, par tradition – mais si c'était Eurydice qu'il fallait invoquer pour dire la poésie ?

 L’Eurydice d’ombre, celle qui tentera de remonter la pente vers la lumière avec la charge de mots qu'elle porte en elle, les beaux mots qui la lient aux enfers profonds - aux fonds - de la langue :

l'Eurydice chamane, descendue aux enfers, qui tente la remontée, l'anabase – interrompue par le regard meurtrier d'Orphée 3 

Non plus le regard involontaire, tuant « sans intention de donner la mort »,par excès de tendresse et d'inquiétude, mais  meurtre souterrain, silencieux, et à jamais celé – le crime parfait...

Le silence qu'on fit si longtemps autour de la voix des femmes dans l'art et la littérature m'amène en effet à douter même de la douleur d'Orphée. Mais Eurydice ? Déchirée intérieure sans mots propres – ayant perdu ses propres mots, mots volés par la mâle parole du poète - pour dire sa souffrance, sa plainte silencieuse, Eurydice qui cherche loin d' Orphée ces mots qu'il emporte - l'empêchant de sortir des Enfers... car pour sortir, comme pour entrer, on a besoin d'un « sésame », de mots ou d'un chant – ceux qu'Orphée lui a pris.

Ce problème de la voix des femmes dans la mythologie est récurrent. Elle n'est pas la seule nymphe ou dryade a être privée de sa voix : on compte Echo, punie par Héra/Junon car elle détournait son attention par ses récits captivants, afin de permettre à Zeus de la tromper. Narratrice experte, devenue l'ombre de la voix des autres, elle ne peut que répéter les derniers mots de Narcisse dont elle est amoureuse, en vain.

On citera aussi Syrinx, transformée en roseau pour échapper à Pan, et définitivement associée à lui par le biais de la flûte qu'il porte à ses lèvres pour évoquer le souffle de la nymphe : voix volée, qui passe par le souffle de Pan – et l'inspire sans doute, tandis qu'il l'ex/pire...

Et Daphné, transformée en laurier pour échapper à Apollon, dieu musicien, qu'elle se contentera de couronner de ses feuilles, consacrant son arbre aux chants et aux poèmes... mais on ne parle plus de sa voix, après sa prière exaucée au dieu Pénée.

Alors, oui, je prends des libertés avec le « livret » - le script - d'Orphée. J'aimerais qu'on imagine un monde dans lequel Eurydice aurait pu retrouver la lumière, et garder son petit bagage de mots... Et je déclare qu'Eurydice n'a jamais cessé d'exister – avant même l'existence d'Orphée – puisque dans la voix du poète, dans les traces du monde, je lis son nom, que  je l’entends, la voix archaïque d'Eurydice, cette voix primordiale qui est TOUT, PARTOUT, et qui nous enveloppe.

 

La voix d'Orphée, en vérité, c'est celle d'Eurydice.

Le fameux chant : ce sont les mots volés à Eurydice – dont l’absence est nécessaire pour que ce chant advienne, et lui appartienne.

Avant Orphée, Eurydice était un continu chant d'oiseaux, sa voix celle d'une volière

Désormais aux Enfers, elle est maintenue sous le joug de la terre – prisonnière, tout comme Proserpine, qui croqua de la grenade - cette „pomme de grains “qui la maintient au domaine des ombre, l’empêche de repasser du côté des vivants."

Pour qu'Orphée soit poète, il doit enfermer la voix d'Eurydice – comme on enferme le grillon dans une cage pour qu’il chante – comme on aveugle le rossignol pour que sa mélodie soit plus émouvante.

Orphée puise en Eurydice les mots qui enchantent le monde : mais, elle, cachée, a perdu sa voix de source claire, d’écume vive autour des galets qu’elle roule.

Orphée ne chante pas sa propre douleur – son chant impitoyable se nourrit de la peine d’Eurydice - d'où j’imagine qu’il doive sa fin, déchiqueté par les Ménade et la moqueuse arrivée de sa tête chantante sur le rivage de Lesbos, patrie de la poétesse Sapho...

Muriel Stuckel, Eurydice désormais.

Il est ainsi puni de son hubris, pour avoir enfermé la voix de LA Femme dans les cordes de sa lyre, comme un grillon dans sa cage. ((Un homme veut mettre en son pouvoir une voix féminine. Que désire-t-il ? La jouissance, ou le pouvoir originel dont cette voix est le signe le plus archaïque? Cette tentative sombre dans la mort, la déchéance ou le ridicule, car la voix déborde l'espace où l'on veut l'enfermer, elle échappe à la volonté du metteur en scène. ((https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0607122154.html ))Prétendre enfermer les voix dans la cage d'un écran est une hubris punie par les dieux ; titre de l'article)). Orphée, sans Eurydice, n'aurait donc pas de chant – il a la voix sombre de l'ombre d’où lui provient la mélopée des mots d’Eurydice – la douleur d’Eurydice – la bouche pleine de terre d’Eurydice sans corps, qui n’a pu traverser la frontière des morts, mais où il est descendu lui dérober le charme de sa voix.

Voilà le sens que je donne à ce voyage d’Orphée aux Enfers.

Le mythe d’Orphée sans Eurydice n’est rien – mais le sien, le mythe d’Eurydice, n’a sans doute pas pu encore prendre son envol tant qu'on enferme ses mots dont on n'a qu’un écho, une réverbération... et qu’il est temps de délivrer. Ecrire et être femme, c'est se saisir de cet écho, que le Talmud nomme Bat Qol, la « fille d'une voix » : la voix prophétique définitivement silencieuse et qu'il faut de nouveau, enfin, faire vibrer,la voix intérieure longtemps contenue, qui se décide à rompre le silence.

Voilà – tout comme Minotaure, dont le mythe raconte, d’une autre façon, cette histoire de  l’être piégé, privé de la parole, au tréfond de son âme, en quête de l’autre dont la parole le délie, en quête d’une Ariane qui déroule son fil, comme un cordon ombilical permettant la naissance... Paradoxalement, d’une certaine façon, Eurydice et Minotaure sont sœurs (car qui peut me prouver que Minotaure n’est pas aussi femme, double jumeau d’Ariane, injustement bestialisée par l’absence de parole, injustement parquée au fond du labyrinthe d’où elle mugit sa plainte ?) et qu'une même lutte, à travers les plis et replis des mythes, les mène aujourd'hui à la lumière ?

 




Irène Gayraud, Chants orphiques européens, Valéry, Rilke, Trakl, Apollinaire, Campana et Goll

Irène Gayraud, que nous avons publiée par ailleurs sur les pages de Recours au Poème, est entre autres co-traductrice des Chants Orphiques de Dino Campana : il était logique qu’elle publie cette étude sur les métamorphoses de l’orphisme dans l’art européen, aux  éditions Garnier.

Cette « somme » érudite est bien loin, malgré l'imposant nombre de pages,  d’être un « pavé » indigeste quoique savant et fort utile, mais elle est bien plutôt l’occasion de multiples parcours de découvertes suivant sagement l’ordre chronologique des chapitres (4 parties) ou de façon buissonnière (que j'ai fini par préférer) en picorant au gré des curiosités à partir de la table des matières, utilement fort détaillée, de la riche bibliographie fort bien organisée, ou de la liste des noms cités : en effet,  chaque sous-thématique est traitée comme une unité, en monade leibnizienne dont on pourrait tirer à chaque fois la vision fractale et complète de ce qui apparaît comme un cheminement cyclique, de l’orphisme-religion  de l'antiquité, jusqu'aux ramifications contemporaines d’un orphisme-poétique apparenté à une forme de quête religieuse dans un monde dénué de sens.

Dans une première partie, Irène Gayraud fait le point sur  les sources antiques de l’orphisme, soulignant les liens entre le chantre amoureux et l’Orphée initié, dégageant les parallélismes des structures qui régissent mythe et religion orphique : structures de catabase et d’initiation, mythème de la perte et du démembrement, et rapport essentiel à la mort.

 

Irène Gayraud – Chants orphiques européens,
Valéry, Rilke, Trakl, Apollinaire, Campana et
Goll,
Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes,
78 » , 790 P.

L’autrice décrit ensuite l’évolution et les métamorphoses du concept jusqu’à la fin du XIXème siècle, en passant par Marcile Ficin et la Renaissance, qui placent l’orphisme au cœur d’une pensée de l’unité et du rapprochement entre les arts. Gluck, l’apparition de l’opéra et de l’aspect vocal du mythe, placent  ensuite l’orphisme au cœur de la fondation d’une identité culturelle européenne, justifiant le champ d’étude choisi.

L’orphisme de l'époque romantique à son tour révéle le lien fort tissé  entre la poésie orphique et la spiritualité, au cœur d’une vision du monde centrée sur l’idée d’universelle unité et d'analogie, révélée par les correspondances : c’est dans cette atmosphère, à la fin du XIXème siècle, que naît la figure d’Orphée dans la philosophie nietzchéenne, comme chez Max Müller et Mallarmé, témoignant de la perte du sens et de la transcendance à l’époque moderne, parallèlement à la démystification des mythes et à la mise en doute de l’adéquation du langage au monde.  C’est là que l’autrice situe le cœur de la crise de la Weltanschauung justifiant un retour prégnant de l’orphisme – signe patent de l’état de perte et du désir de restauration de la part des poètes qui s’en réclament.

Cervelli, Orfeo ed Euridice.

L’analyse des poétiques de Valéry, Rilke, Trakl, Apollinaire, Campana et Goll permet de voir fleurir les variantes des poésies qui en naissent autour d’un noyau commun : lyrisme de la déploration (moins prégnant chez Valéry) né du sentiment de La Perte, le désir de réenchanter le réel et restaurer à travers la poésie un rapport harmonieux de l’homme et du monde. Mais les chemins divergent et Irène Gayraud sème son livre d'analyses précises et passionnantes  : on constate avec elle,  chez Apollinaire, l’orphisme constituant aussi un mythe de soi-même ; Rilke développe le sens du Dasein dans un cycle ininterrompu avec le Gestorbensein, en suivant autant Eurydice qu’ Orphée, soulignant l’importance du silence, respiration dans laquelle se déploient l’être, l’écoute et le chant ; Trakl et Campana infléchissent le mythe de refondation du sens et le portent vers le chaos et la destruction que le mythe orphique incarne dans leur œuvre ; Yvan Goll s’intéresse surtout à la place du poète dans la société, et le suicide d’Orphée témoigne du profond pessimisme du poète. Quant à Paul Valéry, dont le mythe orphique traverse toute la vie,  à travers les figures d'Orphée/Amphion, il incarne l’idée d’une poésie composée et parfaitement construite comme musique et architecture. A la différence de tous les autres poètes du corpus étudié, jamais chez Valéry le sens ne tente de s’élever, de transcender le poème : il tient tout entier, scrupuleusement, dans l’effet vibratoire produit par sa construction...

Un volet est consacré à l'orphisme musical et pictural, avant une 4ème partie interrogeant la reconstruction d'un rapport mythique au monde dans la modernité, où la visée des auteurs n'est plus seulement mystique, mais désir d'instaurer une poétique du dicible. L'autrice évoque en conclusion les versions extérieures à son corpus d'étude, toutes réécritures qui « témoignent d'un foisonnement qui fait véritablement éclater le sens du mythe, et le déploient vers des voies inexplorées jusque-là, tout en signalant un besoin généralisé de ce mythe qui dépasse la poésie » (p. 740) : de Jouve et Pierre Emmanuel, encore proches des poètes du corpus, à l'Orphée désabusé de Pavese, ou aux imprécations d'Orphée de Mathieu Bénezet, témoignant du « double aspect mouvant et insaisissable  du mythe et de la poésie (…) feuilletés de sens inépuisables » qu'Irène Gayraud déploie pour nous guider sans nous enfermer dans une analyse réductrice de sens et d'ouverture.