Mélissa Brun, La nuit ne finira jamais

Le recueil de poème La nuit ne finira jamais… Poèmes transpercés par le vent d’est de Denis Emorine est une invitation au voyage. Voyage dans l’espace, dans le temps, dans l’écriture, voyage de la vie vers la mort et de la mort vers la vie. Voyage effectif. Voyage symbolique. 

Dès le titre, on retrouve une source d’inspiration chère à l’auteur : son lien avec l’Est et avec la Russie. En effet, ces poèmes sont « transpercés par le vent d’est », ce qui sousentend un rapport affectif mais aussi douloureux à cette partie du monde. 

Par la suite, de nombreux lieux, réels et/ou symboliques sont mentionnés : « la courbe du Luxembourg », « Nîmes », « la Laune », « la toundra », « la taïga », « la Place

Széchenyi », ou encore « la lisière de ma vie », « un chemin défoncé », « les routes de l’exil », « l'isba du chagrin » etc., sans compter la mention du train qui revient à diverses reprises et qui permet de relier, de traverser ces différents lieux. Le voyage est donc tour à tour objet de rencontre, de solitude, de mouvement ou de statisme.

Mélissa Brun : La nuit ne finira jamais…
Poèmes transpercés par le vent d’est
de
Denis Emorine (éditions Unicité, 2019)

Ce voyage dans l’espace est également un voyage dans le temps. Un temps parfois défini : l’enfance, l’âge adulte, la vieillesse ; mais parfois beaucoup plus fuyant, sans chronologie distincte. Le poète mentionne ainsi l’Histoire avec un grand H et certaines de ses tragédies, et l’histoire d’un homme, de sa naissance à sa mort, et les lie ensemble grâce à l’écriture : 

 

Je suis retourné malgré moi  sur les 
chemins de l'Histoire 
 ou encore :  parce 
que l'Histoire me poursuit toujours 
 

 

Le je lyrique est donc pris en tenaille entre l’Histoire et ses atrocités, et l’histoire individuelle et sa propre tragédie. Les notions de retour et de fuite mentionnées dans ces vers sont primordiales dans l’œuvre. D’ailleurs, la dernière partie du recueil se nomme « labyrinthe » et elle est accompagnée de la mention « autoportrait ». Or, un labyrinthe est un lieu hors duquel il est difficile de s’échapper et dans lequel on tourne facilement en rond. De même, le poète explore la vie dans tous les sens grâce à ses mots, et même si certains thèmes sont récurrents dans l’œuvre, ils sont nécessaires à l’élaboration d’une poésie qui explore la vie dans toutes ses phases. 

Le voyage proposé par le poète dans son recueil est donc aussi méta-poétique, tel un manifeste de l’œuvre de l’auteur. Denis Emorine fait ainsi intervenir dans ce recueil tantôt des personnes réelles, comme Carmen, ou encore Agnès, tantôt des  personnages fictifs qu’il a créés, telles que Laetitia Valarcher et Nóra  , femmes issues de son roman, La mort en berne1, et interroge à travers ces diverses figures féminines le rapport du je poétique à la femme, à l’amour et à la mort. 

 Dès lors,  la poésie se fait  parole qui permet de garder le souvenir de l’être absent :  Je te regardais t'éloigner sans te retourner  mais ta voix me poursuivrait encore longtemps

Ainsi,  ce voyage à travers les mots serait une tentative désespérée mais nécessaire pour combler le manque engendré par la mort : Je continuerai à  rebrousser chemin  puisque je ne peux plus retrouver ton sourire  je me surprends à marcher à l'envers  pour te rejoindre  

 

même si je sais que l'échec sera mon seul compagnon

 

Seule la force de l’amour semble pouvoir sortir le je lyrique de sa détresse, et encore une fois, cela est immanquablement associé à l’acte d’écrire : 

 

je n'écrirai plus  puisque tu seras mon écriture 

 

Enfin, le je lyrique oscille entre renoncement et espoir en plaçant toujours sa poésie au service de l’homme et de son cheminement dans l’existence : 

 

Tu méprises ceux qui  en sacralisant la poésie  
croient se hisser tout en haut de l'Olympe

 

La poésie doit donc rester au niveau de l’homme et interroger son rapport à l’existence, face aux épreuves de la vie et au caractère éphémère du bonheur. 

La nuit ne finira jamais explore donc la tragédie de l’homme voué à la mort en un voyage qui transcende l’espace et le temps. Le je lyrique est propulsé dans un monde où Histoire et histoire sont mêlées et où le sens de la vie et de la mort lui échappe, tout comme le sens du poème ne se donne pas nécessairement au premier abord. Le poète semble ainsi inviter le lecteur à faire ce qu’il fait lui-même dans son écriture : revenir sur ses pas. 

 

Note

1    5 Sens Éditions, Genève 2017

Présentation de l’auteur




Abdelmajid Benjelloun, Seuls comptent pour moi les êtres qui font preuve d’intempérance avec le ciel

L’aphorisme pour échapper au pessimisme, poétiser pour fuir une forme de mélancolie et interpeller le ciel et son silence comme le dit le titre de cet ouvrage .

Les mots sont pour le poète liberté dans le langage, d’un mot à l’autre rebondit sa pensée.

Dans le premier recueil Êtres et choses, le même silence, l’avant-propos donne le ton, un certain pessimisme habite les mots, voire une certaine forme de nihilisme, car tout angoisse, l’éternité tout autant que le mort.

 Le secrétariat d’État à la mort  donne naissance à un poème où les mots rappellent certains tableaux de Jérôme Bosch, certaines scènes du Jugement dernier.

Entre le ciel et l’homme pointe cependant l’espoir toujours dans «  le souffle d’une femme ».

 

Abdelmajid Benjelloun, Seuls comptent pour
moi les êtres qui font preuve d’intempérance
avec le ciel, 
Maison de la poésie et du Ministère
de la culture (parue en mars 2018).

Dans un monde de violence, de désespérance, le poète interroge sur la question du mal et le silence de Dieu.

Toujours pour le poète, la femme est là pour éclairer, pour guider ; comme Béatrice éclaire l’univers de Dante, même si la mort omniprésente accapare tout. Pour la conjurer, les mots qu’on adresse à la femme.

La succession de textes brefs que sont les aphorismes poétiques, sont pour Abdelmajid Benjelloun : «  des petits textes qui sont à la poésie ce que serait la nouvelle au roman ». On oscille entre interrogation et certitude, entre doute et confiance, quand toute respiration est souffle de Dieu.

Le poète interroge, s’interroge sur la place des mots et leur rôle dans la vie pour rompre le silence, pour essayer de le comprendre, pour dire l’indicible, pour écrire la poésie.

Et toujours la femme, femme-nymphe, femme- fée, femme rêvée, imaginée, plus que femme réelle qui conduit les mots, qui guide vers l’éternité, une éternité qu’elle habite.

En cet exercice fragmentaire qu’est l’aphorisme dans lequel excelle Abdelmajid Benjelloun, en cet exercice de l’esprit , difficile d’isoler quelques aphorismes des autres, il faut se laisser bercer par l’ensemble et se laisser emporter par ce souffle, cette respiration qui rythme chaque recueil.

La création ne cesse de rebondir d’un mot à l’autre, d’une pensée à l’autre pour donner naissance à une poétique philosophique teintée d’une tonalité métaphysique et sensuelle.

La richesse de ce genre est de ne pas être dans la certitude, aucune vérité, on s’interroge, on questionne.

Si beaucoup d’auteurs d’aphorismes sont des philosophes, Abdelmajid Benjelloun s’inscrit dans la filiation des poètes qui ont adopté cet exercice comme Paul Valéry, Emile Cioran ou la surréaliste Giovanna.

 

Présentation de l’auteur




Louise de Coligny-Châtillon dite Lou, Lettres à Guillaume Apollinaire

Une aviatrice (1) qui s’envoie en l’air… Un constat banal ! Cependant la dite Louise de Coligny, qui n’a rien d’un Blériot ou d’un Wright, n’est répertoriée sur aucune liste de femmes pilotes (Amélia Earhart, Thérèse Peltier) en ce début du XXème siècle. Elle a cependant suivi des cours à Pau, puis à l’école d’aviation d’Etampes en 1912.

 

 Oui, mais les ébats de cette Lou ont un partenaire de choix, le sieur Apollinaire. Elle atteint ainsi les cimes de la célébrité quand le poète lui dédie ses si fougueux Poèmes à Lou. Grâce à ces derniers, le big poète des Calligrammes et d’Alcools propulse cette navigatrice méconnue au hit parade des Lovers célèbres. Lou et Guillaume sont désormais recensés parmi les grands duos amoureux (Camus-Casarès, Sartre-de Beauvoir, Sollers-Rolin, Diego Rivera-Frida Kahlo, etc.).  Le courrier intime – fallait-il le dévoiler ? - de cette amante-aviatrice montre qu’elle préfère – au moins  un temps - le stylo à plume au manche de l’aéroplane.

La douzaine de lettres de la  sus-surnommée Lou est lue avec une délicieuse complicité par Rebecca Marder,  sociétaire de la Comédie française. En soi un régal ! Le phrasé  de la comédienne épouse (ou crée) les innombrables variations de ton et de thèmes de cette exaltée de la chair, si aisément portée sur le caprice. Mais pour dire quoi ?

Louise de Coligny-Châtillon dite Lou, Lettres à Guillaume
Apollinaire
, lu par Rebecca Marder, CD Gallimard, 2019, 12€90.

Dès décembre 1914, l’épistolaire woman  joue l’infantilisation protectrice de son poilu de poète : « Je pense que tu es dans ton petit dodo à la caserne ». Au loin, sur le front, « Guy » (alias Guillaume) fait de « jolis rêves » où «  il est question de moi », c'est à dire d’elle !  Avec la plus totale innocence, elle bêtifie encore un peu : «  Je vais aussi faire dodo »  et  « t’embrasse », souhaitant que ses jolis mots fassent « partie » des « rêves d’or » de l’amant.

L’embrasement total de sa chair est exprimé et réitéré avec la plus grande banalité : « Je t’aime. Je t’aime (répété). Je suis tout à toi pour toujours ». Ni plus ni moins.  Au fil des missives, elle persiste en modulant sa déclaration : «  Je t’aime à la folie ». Elle s’avère même « malade d’excitation ». Cette fulgurance torride engendre les phantasmes traditionnels d’être possédée par le mâle : « Prends- moi dans ton rêve. Toute. Toute ». Un goût d’appartenir qui frôle la dépendance masochiste. Elle souhaite même « se faire menotter toute la nuit »… Elle détaille sa soumission : « Fais tomber mon petit pantalon pour bien voir mes fesses roses bien en l’air. Mon petit ventre….Mon petit derrière ayant passé par toutes les couleurs que tu décris si bien »… « Tu écarterais mes fesses trop sensible, trop nerveuses… » Avec douceur et fermeté.

Madame Lou invite l’amant Guy à faire usage de la vigueur - certes amoureuse –  tant elle est emportée par le « désir » et la « passion » : « Prends de force ce que je te refuse. Possède-moi toute entière complètement, profondément ». Du sexo version B. Lahaie ???  Une apogée de la chair ? La totale – en tout cas ! - résumée dans un lapidaire : « Je veux que tu m’attaches », lequel est complété par un « Fouette-moi. Humilie-moi. Brise-moi. Tu es mon maître adoré » ! Résultat : « Je mourrai de douleur et de jouissance. Nous nous évanouirions tous deux dans le spasme trop violent. » « Je vais me tordre de désir toute la nuit ». Le lien sado-maso qui gouverne leur amour atteint probablement là son acmé.

Fin février 1915, Lou minaude dans un train, tout en écrivant son courrier à Guy. Un soldat anglais est installé sur le siège d’en face : « Mon petit adoré chéri… Petit garçon qui se laisse fouetter... que tu fouettes bien. Je voudrais te caresser de ma langue partout ».  Dans le compartiment, elle s’auto-échauffe : « Je n’en peux plus ». Tout attisée, elle reconnaît ses propres excès : «  Toutes les cochoncetés et tous les vices... Je les ai tous dans le sang. Je veux tout le vice et toute la volupté. »… Elle ajoute même une petite confidence - sans doute masturbatoire - non sans ravissement : « J’ai été vicieuse cette nuit. ».  Il ne manque plus  qu’à panacher le plaisir de Madame la libertine avec un peu de douleur: « En souffrant, la volupté sera plus forte »… « que je jouisse à mourir sous la schlag (2).

Au demeurant, toujours dans le compartiment et sur les rails, Lou scénarise la rencontre très concrètement, version cinématographique à la Robbe-Grillet : « Lever bien haut mon petit derrière... vicieux, tout rouge ? Je demanderai  grâce… Ta main descendra du ventre…Je me laisserai faire…Tu écarteras mes fesses en sang. Tu y pénétreras profondément sans pitié... Je m’évanouirai dans un spasme…J’ai peur de l’affreuse douleur et j’en ai besoin. ». Elle reste consciente du « vice de la flagellation » que son amant a « développé à l’extrême ». Nul doute, avoue-t-elle : « Mon esprit d’aventure se trouve dans son élément. » Ah, si elle était «fouettée en retour » ! N’oublions pas que dame Lou est toujours dans le train, face au soldat anglais toujours attentif.  Les secousses du  convoi l’excitent. Elle se trouve alors « prête à jouir » avec – de surcroît -  l’ « envie folle de (se) donner à cet inconnu ».  Elle va d’ailleurs presque jusqu’au bout : « Je viens de jouir sous le regard dominateur de l’Anglais. Je sais qu’il l’a vu…Zut : je vais être fouettée pour cela ». En bref, reconnaît-elle, « Tu me brises ».  Elle s’auto-désignera plus tard comme  son « petit sifflet à deux trous ».

En mars 1915,  le déluge affectif perdure : « Mon Gui à moi », « mon amour chéri, je t’adore, je suis tout à toi ». Cette fois-ci, elle s’abandonne toutefois à un élan de dévotion religieuse. Elle  ira donc prier Notre-Dame de la Garde à Marseille pour ceux qu’elle aime : « Rien ne nous séparera et pour toujours. » Au 1er mai, une naïveté sentimentale : un brin de muguet signé « ton petit Lou ». Elle l’invite aussi à regarder une bague – son cadeau - avec la mention « Lou aime Guy » : « t’aime et  t’embrasse tout plein. » Elle lui  joint un poème de Sully Prudhomme, qu’Apollinaire lui attribue par erreur !... 

En mai, elle s’inquiète avec légèreté : «  tu boudes ? ». Néanmoins, elle continue à l’aimer « tout plein ». En juin 1915, elle sollicite deux lettres par semaine. Elle a encore des revendications qui sentent le rappel mémorial pour stimuler une relation en train de se déliter : « Est-ce que le petit Lou méritera le fouet ? ». Elle anticipe quelques reproches afin qu’il n’aime jamais « quelqu’un d’autre » qu’elle (on sait qu’il court déjà d’autres jupons dont Madeleine Pagès, rencontrée en janvier 2015). En juillet, Lou lui annonce deux flirts mais revendique néanmoins une lettre tous les quinze jours. Et son « Gui », flirte-t-il ? En août, elle déclare d’autres flirts.

Si l’intérêt littéraire de cette femme émoustillée par l’amour n’est pas évident – un psy la dirait nymphomane -, il le serait encore moins si l’amant n’était qu’un simple plombier ou un paysan. Seule est importante son audace de langage et d’expression de femme libérée (ou en cours de libération). Dire le sexe aussi crûment – aussi virilement ? - se suffit en soi. C’est déjà d’une grande modernité.  Pourtant, en tant qu’auditrice de ce CD, nous ne possédons qu’une partie de ces chants de pariade : celui de Madame. Il aurait été amusant d’avoir en écho/ricochet les missives surexcitées ou dérivées de Monsieur, à savoir Apollinaire. Troublé aux racines de son être, le poète-poilu jadis échaudé par ses 11000 verges pornographiques (ou ironiques) ne peut être ainsi à l’écart.

Il en ressort une envie de commenter autre chose que cette libertine, dont la graphie pointue a tant de  nervosité. De plonger le nez  dans des documents… non inclus dans le CD.  De consulter quelques missives/poèmes d’Apollinaire (220 lettres, contenant 76 poèmes) qui disent l’incroyable fébrilité de sa passion (même de quelques mois). Il multiple les « Mon Lou (3), mon Lou chéri, adoré, je suis content, content. Des tas de lettres de Nîmes qui sont de toi et une lettre où tu dis être chez moi. Hier et avant-hier à cheval pas pu t’écrire de lettre ai pas rencontré de boite aux lettres ni de poilu pour me renseigner, et étais pressé, pressé. […] Ta lettre du vendredi Saint est un amour, ta lettre du 3 avril approuve l’idée du bouquin je le continuerai donc et beaucoup de ce qui est et sera dans mes lettres quotidiennes en fera partie. N’ai pas peur aucune indiscrétion gênante ne fera jamais partie d’aucun bouquin de moi. Le fameux livre : «  J’aime trop ton cher vice pour en parler »... Mais rien qui puisse être une indiscrétion sur notre cher roman à nous ma chérie. Ce serait un sacrilège épouvantable et je t’adore!  De son côté, Lou avait d’ailleurs évoqué dans ses lettres le « projet de bouquin » lancé par l’amant : « Ne raconte pas, ne publie pas notre cher roman. Il est à nous ». Elle s’attribue exclusivement (modestement ? ) le rôle d’inspiratrice : «  Je veux être ta muse ».

De fait, l’inattendu chez ce poilu littéraire – ce qui m’amuse vraiment -  consiste en  les références guerrières, tapissant sa correspondance. Une originalité ! Au « schlag » germanique évoqué par Lou, Gui répond par le canon de 75 («raide comme un 75 mon amour c’est une situation adorablement épouvantable »). Cette pièce d’artillerie a une pose érectile aussi figée que caractéristique : « Le 75 aurait bien épousé menotte mais ai résisté quoi que bien envie. […] Demain jeudi je retourne aux tranchées. » Même ces maudites fosses l’inspirent sexuellement : « T’ai-je dit la nudité des tranchées ? C'est extraordinaire. La nudité est toujours peu excitante et c'est un de tes charmes les plus exquis que même à poil tu restes excitante, mais la nudité des tranchées à quelque chose de chinois, d'un grand désert asiatique, c'est propre et désolé très silencieusement. […] Mon Lou très chéri je te prends de toutes mes forces et je t’embrasse longtemps, longtemps. Ta langue dure comme un poisson de mer parcourt ma bouche et m’affole. » Quant aux yeux de sa belle, ils « chavirent comme deux grands Dreadnought (4) touchés par un sous-marin ».  Les métaphores martiales plus édulcorées  panachent sa poésie : « Ton cœur est ma caserne » ! Au reste, elles ne sont pas seules. Toute forme évoquant l’érection - donc propice - a ses faveurs : «  Tu es ma muse mais bien plus que cela encore. Je t’embrasse partout et te serre à te briser et suis chérie excité à l’instar de la tour Eiffel ! »  Du tourisme spécial ! Un tourisme mué parfois en mystique : « Mon cœur flambe pour toi comme une cathédrale ». Après avoir publié ses Onze mille verges porno- rigolos (1907),  Apollinaire écrit à Lou huit ans plus tard : «Si tu savais comme j'ai envie de faire l'amour, c'est inimaginable. C'est à chaque instant la tentation de saint Antoine, tes totos chéris, ton cul splendide, tes poils, ton trou de balle, l'intérieur si animé, si doux et si serré de ta petite sœur, je passe mon temps à penser à ça, à ta bouche, à tes narines. C'est un véritable supplice. C'est extraordinaire, ce que je peux te désirer. [...] Mon Lou je me souviens de notre 69 épatant à Grasse. Quand on se reverra on recommencera ». 

Malgré les émois très personnels sus-décrits, Apollinaire fait de la morale grand public. Il n’hésite pas à dénier l’intérêt que les soldats portent aux « femmes qui passent » sur les routes. Il clame : « Moi j’ai de plus hautes amours / Qui règnent sur mon cœur mes  sens et mon cerveau / Et qui sont ma patrie ma famille et mon espérance / A moi soldat amoureux soldat de la douce France ». Il s’autorisera néanmoins personnellement des « instants de folie / De jeunesse et d’amour et d’invincible ardeur ». Au poète donc le droit d’évoquer les «  jolis seins roses », la bouche et les « cheveux sanglants » qui « rajeuniraient pour toujours leurs destins galants » (in Si je mourais là-bas). Bref, sa contribution langagièrement érotique éclaire les audaces de notre chère Lou. Plutôt de « mon-cher-Lou » !

A lire ou relire :

Recours au poème n°189

et son dossier consacré à Guillaume Apollinaire

Notes

(1) Aucune information n’est trouvée sur ses aptitudes ou ses vols…

(2) Schlag, mot allemand signifie le coup.

(3) Son amante est presque toujours dénommée « Mon » Lou, ce qui n’est probablement pas innocent. « Ma Lou » étant, il faut le reconnaître, moins euphonique.

 (4) Dreadnought, cuirassé redoutable de l’époque.

Présentation de l’auteur




Slam Ta-tum de Loui

Louis Lougris témoigne de la vivacité et de l'universalité du Slam. On retrouve dans sa poésie les mêmes problématiques, et le discours engagé de ses frères slameurs quels que soient la langue et le pays. Il se qualifie en 2016 et 2017 pour les finales montréalaises de la Ligue québécoise de Slam et remporte le second prix du concours de twittérature des Amériques, le second prix au concours de poésie Antidote de Montréal en Lumière 2017. Il remporte également le concours de twittérature Prévert 2017 organisé par l'Ambassade française au Canada.

 

 

C'est là le slam. C'est là
Ma poésie est une sirène d'alarme
Je l'arme Je rame Je drame
Sur un rythme qui cogne
Ta-tum ta-tum ta-tum
J'te donne une décharge comme
Faut que tu t'y abandonnes
Ta-tum ta-tum
T'as comme une vague à prendre
J'te donne la mer immense
La mer avec ses lames
La mer qui slam
Qui s'lamente en se déchirant sur les rochers
Ta-tum ta-tum
Sale slam salé
La mer de larmes gonflées à gros sanglots dans le gosier
vient se déposer à tes pieds

C'est là le slam
Suis moi
Y'a comme
Tout un monde verrouillé avec les mots
Des choses que j'ai dites à personne ta-tum
Que j'sais pas trop comment
Comme un bouchon qui me pogne en dedans
Qui me pogne
On verra
Ça sonnera comme ça sonnera
Ça sonne ta-tum
Y'a sa voix au téléphone
Loui j'ai mal p'is tes loin
T'es loin p'is j'ai mal
J'sais t'aimes pas que je me plaigne
Mais je te jure Loui ça saigne, ça saigne
Ça sonne ta-tum
Comme une enclume qui fend…
Le fer qu'on plie…
La fibre du métal qui crie…
Moi à 200(km/h) dans l'acier et le verre
Et le caoutchouc qui se plaint sur l'asphalte en hiver
Loui ! Loui ! Je saigne ! Je saigne !
Je sais, ta-tum, ce qui s'en vient, ta-tum
Petit homme ne viendra pas au monde
Ti-t’homme ti t’homme ti t’homme...
Dans les chairs disloquées rouges de tes mains
Y'a tout notre amour là
Je le vois mourir comme un petit oiseau
Qui ne chantera pas
Je slam en enfer dans un hôpital froid
Je suis un animal couché parterre
Elle, elle ne saigne plus
Et Dieu docteur n'est jamais venu
Peux-tu croire à ça?
C'est là le slam
Slam!
Je te parle dans un autre langage
Dans un langage qu'on ressent
Ma poésie est un rythme qui cogne sur une mince peau d'enfant
Un rythme qui cogne
Ta-tum Ta-tum Ta-tum.

 

Pour aller plus loin : Une performance de Loui Lougris dans le cadre de la cinquième édition des soirées Slam Drummond.




Erwan Quesnel, La complainte du bipo, extrait

Erwan Quesnel décrit les troubles bipolaires dans un one man show musical tragi-comique. Les délires psychoparanoïdes de cette pathologie mentale sont restitués grâce à un texte morcelé et servi par des dispositifs qui rendent parfaitement compte du mode de fonctionnement cognitif induit par ces troubles (langues multiples, assertions courtes et décousues, syntaxe hachée et déstructurée). Mais c'est la dimension orale, le rythme et la scansion de la mise en œuvre du texte qui permet d'aborder la question des troubles mentaux hors des tabous et de toute stigmatisation.

∗∗∗

La Complainte du bipolaire, première partie

Ik ben gek ! Ich bin verrückt, total verrückt ! Loco, pazzo, fuori di melone ! Et j'éructe !

E triste, pero e la verita ! Un beau jour la raison me quitta.

In francese, si dice : « Monsieur vous souffrez de troubles bipolaires . »

Alors... Suis-je aussi dingue que j'en ai l'air ?

C'est ce que je vais vous conter dans cette conférence, vous livrer quelques morceaux de mes errances.

 

Quindi... Benvenuto a tutti ! E sopprattuto a tutte le donne, las mujeres, chi sono venute specialmente per me. Lo so, non e facile di stare calma di frente a un monumento de la poesia.

Oggi, aujourd'hui, andiamo a parlare de una cosa molto triste, de una cosa molto difficile, de una cosa che nessuno sa spiegare, d'une chose que personne ne sait expliquer : a malattia mentale... la maladie mentale !

Ach ! Ach ! Ach ! Sie haben Angst ? Vous avez peur ? Fürchten Sie mich ? Me craignez-vous ? Ich bin sehr nett, bleiben Sie ruhig ! Je suis très gentil, vous pouvez rester calme.

Quoi ? Quoi ? Quoi ? Pourquoi pas en allemand ? C'est interdit ? Oui monsieur, le spectateur français exige un spectacle en français. Oui, mais nos ancêtres sont les Gaulois ; donc, logiquement, je dois vous le faire en gaulois. Ah ! Je remets en cause l'identité française. Mais, au fond, qu'est ce que c'est la France si on y réfléchit bien, si on est honnête intellectuellement, si ce n'est un tas d'émigrés africains. Eh oui, l’afrique a gagné la coupe du monde! Euh.. la France. Et  les Africains de l'est, Les Teutons, die Germanen nous ont envahis 55 432 fois. Na ja, na ja, na ja, na ja, eh Oui das ist ein grosse Problem : die Arroganz der Franzozen. Un petit peu d'humilité, apprenez l'allemand : Arbeit macht frei, le travail rend libre, pour les incultes que vous êtes, eh oui parfaitement !

Ah mamma mia ! Con questa storia ho dimentichato di presentarmi. Alorra mi chiamo Erwan Quesnel, ex-professeur de Mathématiques et intermittent... de l'hôpital psychiatrique.

Entre parenthèses :

Ne vous inquiétez pas pour mon intermittence,

Les cachets quotidiens assurent ma pitance.

En ik ben erg gellukig om hier te zijn. En ik hoop dat ik een goed explicatie zal geven...

Et je suis très heureux d'être ici et j'espère que je vais vous donner une bonne explication.

Oui, du néerlandais. Vous n'êtes jamais tombé amoureux d'une Hollandaise ?

Vous êtes à Amsterdam : « Où sont les coffee shop? Où sont les coffee shop ? »

Et là, une bicyclette. Achtung ! Achtung ! Achtung ! Bon, je le fais en allemand pour la pédagogie. Je vais mettre de côté pour l'instant les langues exotiques. Attenzione ! Attenzione ! Attenzione ! Mais il est déjà trop tard et c'est l'accident. Vous vous relevez. Et qu'est-ce que vous voyez ? Un mannequin, mot d'origine hollandaise, et on le comprend : de longues jambes, un corps parfait... Eh oui, la bicyclette et voilà, vous êtes amoureux. Cent ans de malheurs !

So let's try in English. Ca, ça doit être à la portée du tout petiti, tout petit, tout petit cervelet que vous avez! Do you know what ? I am happy and .... crazy. So if you want neuroleptics, I have got a lot : Risperdal, Abilify, Xeplion, Solian, Tercian, Haldol, Clopixol, Zyprexa, Xeroquel, Leponex, Quétiapine, Olanzapine.

You will sleep a little bit and you will have a very little... bite !

Ach so Deutsch...

 

Guten Abend Dames und Herren und herzlich Willkommen zum unsere kleine Specktakel. Ich bitte Sie ihren Handys aus zu schalten. Verstehen sie nicht ? Ihren Handys aus zu schalten. Bon oui, je sais mon portable est pourri mais bon... Pitié pour les handicapés mentaux !

Ah ! Toi, t'es un petit malin, t'as remarqué que mon portable était un faux. Non mais, tu crois sérieusement que je vais te montrer mon Iphone. Je suis un acteur, je suis riche à millions. Donc, vous éteignez votre portable. Schnell ! Schnell ! Das ist ein Befehl ! Sie haben keine Wahl !

Alorra, que coisa e a bipolaridade ? Antiguamente chamado a psychosa maniaco-depressivo, e caracterisado por fase maniaco :

(en chantant et en s'excitant)

Today I m very very very happy,

Heute kan ich alles machen,

Gavariou parousski,

Tchouts tchouts vodka nazdrowie !

Un peu de vodka s'il vous plait !

E la festa ! Sono il campionissimo ! Il piu grande artista del mondo !

Il piu forte ! Il piu bello ! Il piu divertente ! Il piu, il piu, il piu, il piu, il piu, il piu, il piu.... Il piu rigolo.

Quindi, vado a fare un show in 97 lingue... 97 lingue. (en mimant)

Omdat ik spreek erg goed nederland, een erg moeie taal !

Ik weet dat je niet mij begreep, maar het is niet belangrijk !

Chi se ne frega ! Nessuno !

Je sais vous ne comprenez rien mais je m'en bats euh... les coquillettes!

¡ Puedo tambien hablar espanol sin problema ! Me gustan mucho los... neurolepticos. ¡Risperdal, olé ! ¡ Abilify, olé ! ¡ Xeplion, olé!

Ich spreche also Deutsch wie eine spanish Kuh Meuuh ! Une vache espagnole mit... Neuroleptika. Risperdal, sieg Heil! Abilify, sieg Heil ! Xeplion sieg Aïe aïe aïe ! (en mimant la piqûre)

O brazileiro nao tem secreto para mim com .... os neurolepticos !

“Olha que coisa mais linda, Mais cheia de graça. É ela, menina, Que vem e que passa, Num doce balanço, A caminho do mar. » (A Garota do Ipanema, Vinicius de Moraes)

Eh oui, les femmes du Brésil sont si belles, si jolies que... ce ne sont pas des femmes.

Bueno, ecco la mia storia. Décembre 1995.

Ho 17 anni, dieci sete anni e voglio diventare un professore di sport.

Quindi que cosa faccio ? Sport.

Jede Mittwoch und jede Sonntag, Fussball. Mardi et jeudi, course à pied.

Ademas al colegio, 4 oras de deportes: escalada y badminton.

Un dimanche, je fais un cross-country.

Esta muito, muito, muito, muito frio !

Un homme me conseille :

- Ne mets pas ton bonnet, tu vas avoir trop chaud !

No escucho. Mal m'en a pris ! J'ai foiré ma course.

La sera, sono delluso, abbattuto e triste.

Then I want to change my mind.

Pues me voy a la biblioteca. Mi padre tiene todo Victor Hugo. Dus ik neem Cromwell en ik lees het voorwoord... de introductie.

Quoi, quoi ? Vous ne comprenez rien ? Bon, cette fois-ci je laisse vraiment tout tomber, vous n'êtes pas à la hauteur aujourd'hui. D'ailleurs, le serez-vous un jour ? Je vais le faire en français, para los debilos mentalos.

Ah ! Ça vous comprenez. Dès qu'on vous insulte, vous comprenez. Ca ne me surprend pas ça, mais ce n'est pas de l'espagnol, eh... oui !

Donc je suis triste. Je vais à la bibliothèque et je prends Cromwell, une pièce écrite par... Victor Hugo. Ben oui, je l'ai déjà dit. Il n'y a vraiment personne qui suit. Pubblico di mer...ci beaucoup !

Et je lis quoi ? La préface, ben oui de introductie : l'introduction.

C'est une histoire du théâtre. Victor Hugo explique à travers l'histoire du théâtre notre civilisation. C'est un démontage en règle de la règle des trois unités : unité de temps, de lieu et d'action. Bon oui je sais, ces détails sont inutiles et barbants, mais en tant qu'ex-professeur, j'estime qu'il est bon que la culture entre dans nos chères têtes blondes. Cette préface est aussi un hommage aux maîtres : Homère, Molière, Shakespeare... Eric Zemmour. Et une tentative d'expliquer ce que c'est que l'art d'écrire une œuvre.

Le lyrisme de Victor Hugo me subjugue ! Il jongle avec les paraboles, les citations latines et espagnoles. Son esprit de synthèse me souffle. Il semble tout connaître, tout maîtriser... comme Eric Zemmour.

Je prends conscience de ma vacuité. Et je dévore les pages une à une...

Je ne sais rien. Et tout à coup s'offre à moi cet univers infini qu'est le théâtre.

Je termine la préface. 1827, Victor Hugo a 25 ans.

Et moi, j'ai 17 ans et je suis un ignorant complet. J'ai passé mon adolescence plongé dans France Football... Baballe! les jeux vidéo ... Baballe sur télé . Je suis une coquille vide.

Il faut que je réagisse.

Il faut que je sache.

Il faut que je comprenne le génie de cet homme.

Voilà la pièce : 1000 personnages. Un château, la nuit. Un complot, la poésie.

Je veux lire, lire, lire, lire... Il faut pourtant dormir. J'éteins. Je réfléchis. Et je plonge... Je suis estomaqué.

Une massue a ouvert mon cerveau et l'a jeté dans l'eau bouillante de la connaissance pure, du génie créatif. Mes neurones, tirés violemment de leur profond sommeil, sont maintenant en ébullition. C'est un foisonnement, une explosion, une libération !

Qu'est-ce que nous faisons ici ? Quel est le sens, le fondement de toutes chose ?

Qu'est-ce qu'il y a de vrai dans l'univers au-delà du matériel et de l'expérimental ?

Qu'est-ce qu'il reste au bout du bout si on y réfléchit bien ?

Dieu, la religion. Il y a belle lurette que plus personne de sérieux n'y croit. Fables et Fariboles !

La science pure, les mathématiques. Oui, mais c'est une construction mentale de l'homme, une suite de principes et de théorèmes. Sur quoi repose la science si on n'admet plus rien ?

Qu'est-ce qui nous assure que ce qui existe, existe vraiment ? Sur quelle idée se fonder ? Sur quel principe moral ? Sur quoi ? Il n'y a rien qui tienne. Oui mais alors, s'il n'y a rien qui tienne, c'est que ce rien est la seule vérité vraie et que le néant gouverne le monde. Le monde ne marche à rien. Il ne se base sur rien, et tous les principes physiques et moraux ne résistent pas au fameux rien qui explique tout, démontre tout, et sur lequel tout est à construire.

J'ai dix-sept ans, mais je me leurre plus. Je peux désormais avancer. La vie s'ouvre à moi, sur le néant certes, mais elle s'ouvre quand même.

Je suis retourné par la puissance de mon nouveau savoir. Je sais... rien. Je suis le détenteur de la plus grande des connaissances. Je suis au sommet du monde du haut de mon néant !

Présentation de l’auteur




Oxmo Puccino, Mines de cristal

Oxmo Puccino écrit, depuis longtemps. Oxmo Puccino chante, depuis longtemps. Il a commencé par les deux à la fois, c’est certain, à lire ses brèves et  poèmes/paroles publiés « Au Diable Vauvert », maison d’édition qui compte de belles signatures désormais. Ce Cactus de Sibérie a brisé tous les miroirs, et opéré une fusion irréfutable entre texte et musique, unifiés, dans une langue ourlée de métaphores et d'allégories...

On retrouve dans ces aphorismes, pensées, brèves, poèmes,  ce qui porte aussi sa voix et sa musique, de si épais, de si vif. Les vers écrits par l’artiste ont une texture littéraire. Poésie, s’il en est, de par les moyens mis en œuvre. Tout d’abord le choix du lexique. Les niveaux de langage varient, les mots sont choisis pour leur sonorité… Mais pas uniquement… La place qui leur est réservée est un temps, un rythme, un moment plutôt qu’une césure, tant ils se dévoilent et se déploient comme se révèle le dessin d’une serviette japonaise plongée dans l’eau le secret d'un art caché. Ils sonnent sans la musique, et la musique les somme de se taire tout à fait paradoxalement, car là ils doivent « faire avec », s’intégrer dans un ensemble où chaque moment a son importance. Ainsi Oxmo Puccino révèle-t-il le silence, aussi. Il chante dans et autour de ce vide signifiant qu’est le tarissement de toute tentative du "dire", contenu dans l’écrit. Il sait mettre les mots à leur place, une juste place, où aucun ne prend le pas sur l’autre.

Oxmo Puccino, Mines de cristal,
Au diable Vauvert, collection Vox,
2009, 7€.

C’est au passage de l’écrit à l’oralité que cette dimension quasi alvéolaire du texte se dévoile. Il y a des temps forts à la lecture, d’autres à l’écoute, et on peut affirmer qu'existe une dialectique porteuse d'un sens qui alors émerge de cette rencontre entre les deux.

C’est aussi un travail syntaxique, une découpe sur la page, une sculpture, celle d’une pulsation. Parler de la poésie c’est évoquer cette pulsation, celle du cœur des êtres, celle du sang qui danse fort et haut dans le corps des hommes. Celle de la musique, la syncope des paroles d’Oxmo Puccino, souffle court, syntaxe poignante. C’est alors la révolte de l’humain qui dit, ose, hurle, crie, énonce.  Cardiaque, sans être binaire, sans céder à rien de simple ni d’attendu, comme toujours. L’artiste a su prendre tous les risques, aller là où on ne l’attendait pas, se garder de toute facilité, pour tenter autre chose, pour ne jamais renoncer à être vrai, lui-même, et cela suffit. Et cela fait exemple. et cela ouvre la voie. Il suffit d’être soi-même, d'oser aller « Plus loin que l’horizon », son horizon, dans l'authenticité et la fidélité à qui nous sommes. C’est là que mène toute parole inventée par le cœur de chacun.

Dans son journal, d’ailleurs, il y a cette évidence de la parole d’un. Questionnements dont le point de départ personnel dépasse vite le cadre lyrique pour aller comme une flèche en milieu de cible se ficher dans les aberrations et les gravats innombrables dont nos semblables encombrent l’histoire. Il parle, il dénonce et s’engage. Lui né d’où il a vu, vers nous tous, nés ici et là, mais pour qui ce qui arrive derrière les portes closes a un poids dont peu, trop peu encore, se rendent compte. Il y en a qui disent, il y en a qui écoutent, et puis il y en a qui entendent. Oxmo Puccino continue, pour tous. Jamais il ne juge. Jamais il ne cesse.

 

On a souvent mené loin la comparaison formelle et sémantique entre les slameurs et les troubadours du Moyen-âge…  Il y a certes bien des points communs, à commencer par l’emploi du langage vernaculaire, témoignage d’une volonté d’ouverture et de démocratisation du contenu, qui est de part et d’autre des siècles fortement engagé. Ancré dans la situation du moment, que ce soit grâce à la littéralité ou au travail sur la portée symbolique, ces deux pôles de l’histoire de l’art que représentent la poésie des troubadours et celle des slameurs ont cette dimension pleinement militante qui est plus qu’une posture politique. Elle est humaine, libératoire et se veut unifiante. Elle est parole de l’homme pour l’homme, simplement, et sans barrage aucun, ni de religion, ni de classe sociale.

Porter une parole libératoire, transmettre, faire passer des messages. à notre époque, est également assumé, ou potentiellement, par de multiples vecteurs. Il y a l'internet, les smartphones, etc, etc... Il faut alors une force et une puissance unifiantes, il faut aller chercher L'Enfant seul, connaître les chemins de traverse, la nuit dans les cités, la vie qui n'est pas sur les écrans, pas montrée, révélée.  La langue d’Oxmo Puccino est là, et partout à la fois, parce que poésie, poétique, un fleuve de terre apte à mener chaque embarcation vers le rivage, comme après un déluge.




Pascal Giovannetti : Le Slam ? Une ruse de sioux.

Le Slam ? Une ruse de sioux. Pour amener les gens à la poésie. Une organisation. Et non un style ! On est Slameur juste le temps d’une Scène-Slam.

Ces éléments méritent d’être précisés. Et, je vais les développer à travers mon expérience.

J’ai rencontré le « Slam » en août 2000. Festival des Arts de la rue. Aurillac.

A Clans (Alpes-Maritimes), nous inaugurions la Nuit du conte. Ludmila (ma femme), Joël Laugier (guitariste) et moi avions présenté un spectacle intitulé « In vino veritas ». Nous avions reçu proposition de le présenter à Aurillac quelques semaines plus tard. Nous prîmes route vers le Cantal. Le spectacle, nous l’avons présenté plusieurs fois durant deux ans. Pérégrinant dedans Aurillac, à l’écoute de spectacles aussi bons les uns que les autres, j’atterris sur une place ou des poètes disent leur texte. Je suis fasciné. A un point tel que l’organisateur (Pilote le Hot en l’occurrence) me pointe du doigt, pensant que je voulais participer. Je n’avis rien à dire n’ayant rien écrit depuis longtemps. Nous retournons à Aurillac l’année d’après. Je suis à la recherche de cette scène de poésie. Je la trouve. Un carrefour en face d’une pharmacie qui prête l’électricité pour la sono. J’écoute et ne dis rien. Retour à Clans. En tant que Cannois, je reviens régulièrement à Cannes ; J’y fréquente « Le Petit Carlton » nouvelle mouture en face de la gare. 

Il a succédé au Petit Carlton historique, rue d’Antibes, qui était le rendez vous des festivaliers, acteurs, réalisateurs, producteurs et autres. Les nuits étaient longues. Le cinéma nous imprégnait. Thierry, un des serveurs, quand le bar a fermé, a racheté le nom et s’est installé en face de la gare de Cannes ? Soirée musique avec les Naïfs, Jimmy Clayton… (enterré au carré des indigents, cimetière de Cannes). On avait financé une plaque de marbre pour le retrouver. Soirées cartomancie. Jeu de Go. Et soirée philo auxquelles je participe. L’organisatrice (une ancienne permanente de la CFDT, passée des verts au MODEM et devenue adjointe de l’environnement du député maire (UMP) qui avait proposé que la peine de mort fût rétablie). Mais je m’égare. Toujours est-il qu’elle organise une Scène Slam. Je me pointe Au Petit Carlton.

Et qui est là ? Ce type vu à Aurillac, Pilote le Hot. Nous sympathisons et je décide d’organiser des « Scènes Slam » en lien avec la FFDSP (Fédération Française de Slam Poésie) et Pilote le Hot. C’est ainsi que tout a commencé.  Une Scène-Slam qui respecte les règles du Slam : pas de musique, pas d’accessoires, pas de mise en scène, pas plus de trois minutes, un seul poème à la fois, tous les styles sont permis. Car ce qui compte c’est le fond et non l’artificialité d’une performance trop souvent démagogique. La Scène-Slam de Cannes dure deux ans. Nous participons au Grand Slam National au Lieu Unique de Nantes et à la Maison de la culture 93 de Bobigny. Nous faisons partie des 20 Scènes-slam de France. Nous participons à la Coupe du monde de Poésie. Puis après c’est Belleville. Cannes s’exporte à Nice. Cave Romagnan. Chez Manu. Nous prenons la relève et participons pendant plusieurs années au Grand Slam National. Nous nous inscrivons dans le mouvement international du Slam. Initié par Marc Smith que j’ai rencontré deux fois. Inventeur du Slam, il voulait rendre vivante la poésie. Il décide de créer une nouvelle organisation : le Slam. En français, tournoi. Une compétition pour que le public réagisse et ne pique pas du nez. Il décide d’organiser cela à la manière d’une compétition, d’un match qui se joue dans tout type de lieu (rue, bar, ring …) Il rédige les « Chicago‘s Rules ». Un jury est tiré au sort dans le public. Il décidera du meilleur poète. Le premier Grand Slam national américain a eu lieu à Albuquerque aux USA. C’est Saul WILLIAMS (un rappeur) qui l’a gagné. Depuis le Slam s’est structuré. Une vingtaine de pays organise un Grand Slam National. Compétition dans les règles de l’art. Classement par équipe, classement individuel. Celui qui gagne dans son pays participe à la Coupe du monde de Poésie (avec toujours les mêmes règles) Je me souviens d’une poétesse américaine ; sourde et muette. Elle a dit son poème en langue des signes. Comme à l’opéra c’était surtitré. A la Bellevilloise, il régnait un silence. Nous avons entendu des poètes du monde entier. Voilà, Pour moi, le « Slam » c’est cela. Une organisation qui permet la rencontre entre poètes, poésie et public. Pour un spectacle vivant. Quels que soient les poètes et leurs styles. Le « Slam » n’est pas un style ; L’on est slameur dès lors que l’on participe à une Scène-Slam (tournoi ou scène ouverte) En dehors, l’on est un poète avec son style. Certes, des façons de déclamer peuvent amener à créer un certain académisme. Slamer n’existe que dans la langue française ou l’on remplace « Slam » par « poésie ». La forme l’emportant sur le fond. Sans oublier que si compétition il y a, il vaut mieux une « poésie » qui flatte l’auditoire qu’une poésie exigeante. Suivez mon regard : un poète à la belle voix grave et sa béquille. Qui plait aux grand-mères et aux jeunes filles. Show-biz, storytelling. Néanmoins, le Slam à une fonction populaire : démocratiser la poésie, lui permettre de sortir des cénacles, des boudoirs « poètes à écharpe et chapeau ». Lors d’une Scène-Slam tout le monde est à égalité. Le débutant, la mémé poétisant ses vacances en Camargue, le performeur, l’improvisateur, le jeune rappeur étonné qu’on l’écoute et qu’on l’accueille, la jeune collégienne qui récite du Prévert, l’institutrice du Maurice Carême (forcément). Et tous les gens qui décident de sauter le pas. Prendre la parole. Une parole décidée parce qu’il est question de qualité. Sans jugement. On s’écoute, on s’applaudit. L’on respecte les règles pour éviter que les ego-surdimensionnés ne surdimensionnent. Et les poètes qui se la pètent ne viennent généralement qu’une fois. Vexés d’être traités comme les autres. Le Slam a connu quelques attaques. Notamment Jacques Roubaud dans un article incompréhensible du Monde diplomatique. J’y avais répondu et le Diplo avait publié un extrait de ma réponse (texte et réponse disponible sur demande). L’édition 2018 des Cahiers d’Eucharis a publié, sous la plume de Patricia DAO, un très bel article sur le Slam à la cave Romagnan (Nice). Jean-Michel ESPITALLIER, dans son livre « Caisse à outils : un panorama de la poésie française aujourd’hui, Editions Pocket », consacre un article au Slam et il cite les propos d’une slammeuse américaine quant à la notion de compétition, les mêmes propos que les miens. La compétition dénature la qualité de la poésie proposée.  Il y aussi « Au Cœur du Slam, Grand Corps Malade et les Nouveaux Poètes », Héloïse GUAY DE BELLISSEN, éditions du Rocher.

J’ai aussi vu passer un livre (« Slam, une poétique », Camille VORGER, Les Belles Lettres). Encore un article d’un journaliste stagiaire (google Pascal Giovannetti …).

Le Slam s’installe dans le temps et c’est une bonne chose. Avec des retours cycliques. Une fois de plus l’idée est que c’est la poésie qui prime. Toute forme de poésie. Chaque Scène-Slam a sa couleur, sa pâte, sa façon de fonctionner. S’il peut être fédéré (je pense à la FFDSP), c’est tant mieux pour la convergence internationale de la poésie.

Pendant près de dix ans, j’ai été très heureux d’être le « Slammaster » participant au Grand Slam National de France et d’être à l’écoute de la Coupe Internationale Poésie (Grands moments). Peut être les années 2019-2020 annonceront le retour d’une équipe de la cave Romagnan. J’y réfléchis. En attendant vous qui lisez cet article, sachez que vous avez le droit d’organiser une Scène-Slam là où bon vous semble. Pour que vive la poésie. 

J'allais ramasser des fémurs
Dans les fossés des cimetières
J'en faisais des tas
Des amoncellements
Des fagots
Une sorte de bûcher
Puis je récoltais
De la paille
Du lichen sec
Le duvet d'un oiseau tombé
A cette étoupe je mettais le feu
C'était le plus bel incendie
Donné à voir
La promesse d'un soleil noir de cendres
Qui s'efforcerait de luire
Rouge et poignant d'impuissance
Derrière le rideau de fumée
Il me fallait cacher le jour aux quelques humains
Qui erraient encore sur cette maudite terre
La cendre se dépose
S'assèche la rosée
Le sol n'est plus qu'une tourbe noire
S'improvisent en creux la trace des pieds
L'eau stagne
Des chiens squelettiques viennent y boire
Et aucune graine n'y germe
Et peu à peu au fur et à mesure
Disparition des hommes et des femmes
Le sol se vitrifie
Des marches haletantes
Montent la poudre des stupeurs
La poussière des étonnements
(Se savoir si sauvage)
La fumée pique les yeux
Torture la gorge
Les bouches désormais sans salive
Le livre dépiauté
Au pied du trône
Rongé par les souris
La marche dure
Aveugle
Parmi monuments en ruine
Parmi arceaux d'abbaye
Qui connurent gloire et majesté
Comme un chef d’œuvre
Se dressent les ombres
Les pans anguleux des forteresses que les brumes adoucissent
Trempe son pinceau le peintre
Sa plume l'écrivain
Dans l'encre noire des existences
A jamais renfermées sur elles-mêmes
Les fenêtres béantes
Ouvertes sur le vide
Livre ouvert au hasard
Coup de dé
Dans la splendeur de l'hiver
Le brouillard projette une boutique d'antiquaires
S'y vendent d'antiques squelettes
La mort à la criée
C'est une halte reposante
Sur le chemin
Le bord du précipice
Le moment des lèvres closes qui s'entrouvrent
Le triomphe de la légèreté
Les hommes libérés de la loi de l'apesanteur
Les âmes s'échappent vers les cieux
Ascension des joies en machines de Léonard
(Ou parapluie de Mary Poppins)
Les parachutes ascensionnels
Depuis les thermiques du bonheur
Tout en bas
Le gris des ardoises
En échiquiers multicolores
Une libération
Une explosion
Un éclair furtif de contentement
Jusque dans le regard des corbeaux
S'effondrent les murailles
L'écho trompette de Jéricho
Vibre dans le ciel
Souffle tout sur son passage
C'est une élévation
Une assomption
Les hommes prennent de la hauteur, de la grandeur ; ils prennent, les hommes, leur envol.

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




La pratique du rap en Haïti : un lieu d’autoformation et de subjectivation

Ce texte est le compte rendu de soutenance de la  thèse de doctorat d’Evenson Lizaire (Université Paris 13, le 17-12-18) intitulée « La pratique du rap en Haïti : un lieu d’autoformation et de subjectivation ». Evenson Lizaire pose un diagnostic de la société haïtienne, élaboré à partir d'un processus d'étude du rap haïtien.  Il met en lumière une certaine dynamique de la société haïtienne contemporaine, qui laisse observer trois caractéristiques principales : l’expérience de l’abandon, la présence d’un imaginaire de partance et la production d’un soi souffrant. C’est important de comprendre ce qui se joue dans l’ordre biographique (atmosphère générale de vie) qui en résulte pour pouvoir mieux comprendre le sens et la portée de la pratique du rap haïtien.

Dans sa réflexion, il s’est d’abord questionné sur les conditions d’émergence, d’expansion et de pérennisation du rap dans le contexte haïtien. Pour répondre à la question principale autour de laquelle s’est construite sa thèse, il a  triangulé des enquêtes, c’est-à-dire le croisement des données composites (analyse de textes, de vidéoclips, de données biographiques et ethnographiques) en effectuant un retour informatif auprès des sujets avec lesquels il a réalisé des entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de 2h12 minutes. Au total, il s’est entretenu avec 21 sujets âgés de 24-40 ans. Il a pu ainsi rendre compte des modalités de réception de cette musique par le peuple haïtien. 

Ces analyses ont permis de mettre en évidence la dimension identitaire du rap haïtien à travers l’examen rigoureux des messages véhiculés par les chansons qui reflètent la lutte pour une reconnaissance sociale menée par des rappeurs dans un contexte de libération de la parole après la chute du régime dictatorial des Duvalier en 1986.

Par ailleurs, il a cherché à saisir les mécanismes de construction des savoirs et du savoir-faire qui font du rappeur pratiquant un professionnel compétent conformément aux normes établies plus ou moins implicitement au sein d’une communauté de pratique (composée de rappeurs, amateurs de rap, DJs, beatmakers,(1) animateurs d’émission de rap, etc.) qui se met en place autour de cette pratique musicale.  Il a mis en exergue l’articulation de six moments (c’est-à-dire six espaces-temps investis d’activités spécifiques d’apprentissage) importants dans la construction de ce qu’il appelle le savoir-rapper : l’écoute active, l’imitation des rappeurs-modèles, l’improvisation, l’écriture, l’exploration (moment heuristique) et la performance.

Plus loin, il a déconstruit la notion de « rap conscient » pour montrer qu’un rappeur peut-être conscient alors même qu’il s’adonne à la pratique d’un rap plutôt festif, ego trip(2) ou ostentatoire. Il a par la suite établi une typologie de rappeur. Il identifie le rappeur hâbleur dont le souci principal est la recherche de la visibilité. Quant à lui, le rappeur opportuniste cherche à faire quelque chose de sa vie en prenant le rap comme le moyen d’y parvenir. Le rappeur contestataire  représente la figure du dissident ; c’est un dénonciateur qui proteste contre ce qui, dans l’ordre des choses, empêche la collectivité de mener une vie adéquate. C’est l’occasion pour lui de critiquer la notion de musique engagée. Pour l’auteur, le rap haïtien peine à se révéler comme une musique engagée puisqu’il n’a accompagné aucun mouvement social d’envergure en Haïti. C’est plutôt une musique de lamentation teintée d’un réalisme social, une musique qui se contente de décrire des problèmes et de dénoncer des modes de comportements qui entravent le bien-être des individus. Mais en tant que musique de lamentation, le rap (d’ailleurs il en est de même pour la musique « racine ») tient lieu d’un moyen ou d’une modalité d’expression de la souffrance des rappeurs contestataires. Le rap haïtien a donc une fonction plus cathartique que politique dans un contexte social et économique délétère.

Notes

 

1. Beatmaker : compositeur de morceaux instrumentaux pour le hip-hop ou le RnB contemporain.

2. Ego trip : expression anglo-saxonne qui correspond à un acte ou une démarche qui améliore ou satisfait l'égo




Un américain à Séville

Introduction

à The Gypsy with the Green Guitar

Laissons Manolito (décédé en 1966) reposer en paix le temps de recadrer David George face à son héros. De Manolito, (aujourd’hui reconnu grand parmi les grands par les connaisseurs) ce cantaor qui n’a laissé son sillon sur aucun vinyle (1), David George a voulu faire un mythe en lui dédiant des centaines de sonnets. Outre la superbe photographie de George Krause en quatrième de couverture du Flamenco Project de Steve Kahn, David George, autant photographe que poète, en a inclus l’image dans The Flamenco Guitar, publié en 1969 et qui reste pratiquement sa seule œuvre réellement diffusée. À la différence de bien d’autres, restées dans ses cartons, imprimées ou pas, ou encore publiées sans réelle diffusion, comme le recueil de poèmes Things of the Sea Belong to the Sea (2007).

© George Krause

En 2013, j’ai découvert Manolito cité en référence dans Manuel el Negro, de David Fauquemberg, en compagnie du guitariste de Morón Diego del Gastor (décédé en 1973) et des autres cantaores de l’époque, Antonio Mairena et Juan Talega. Dans ce chef d’œuvre d’écriture dédié aux Gitans de Jerez, la présence répétée de ces Flamencos, pourtant originaires de l’est de Séville, témoigne de leur importance.

Ces derniers Mohicans, ainsi que le danseur El Farruco et les sœurs Fernanda et Bernarda d’Utrera, illuminent le crépuscule l’époque du flamenco puro, compensé par le lever de deux étoiles de toute première grandeur : la danseuse et chorégraphe Cristina Hoyos et le guitariste Paco de Lucía.

Il faut aussi mentionner le rôle majeur joué par le mécène américain Donn Pohren, membre de l’académie flamenca de Jerez et auteur d’ouvrages majeurs, qui, d’abord dans son tablao madrilène Los Gabrieles, puis dans sa finca Espartero de Morón, entretint la flamme et la nourrit au sein d’une communauté de riches  américain(e)s expatrié(e)s et déjanté(e)s. Si, sur la fin de sa vie, comme en témoigne David George, Manolito s’est produit à Madrid, il n’a guère eu le temps de le faire à Morón, fief de Diego.

Une trentaine d’années après, David George a utilisé le décor des moulins à blé d’Alcalà, sur le rio Gudaíra (la cathédrale verte) au pied de la citadelle mauresque, pour broder sur le personnage et choisir, dans les sonnets, de se fondre dans le paysage en s’y imaginant peintre et locataire (fictif) d’un autre moulin-atelier.

Cette atmosphère se retrouve dans ce qui va suivre, composé de contributions fragmentaires (préface, introduction et commentaires) choisies par David George pour figurer dans son ouvrage mort-né : The Gypsy with the Green Guitar. Contemporain et peut-être même prédécesseur de The Flamenco Guitar, datant de bien avant les sonnets, elles nous aident à mieux comprendre  ce qui, à l’époque des faits, ou immédiatement après, inspira David George.

 

  Dans la prochaine livraison, nous replacerons cette banlieue de Séville dans son contexte  historique, littéraire et artistique : ne se dit-elle pas « Le Barbizon » andalou ? Par la suite, nous nous acheminerons vers la résurrection de Manolito avant de tirer le bouquet final.

 

Laissez-vous porter et découvrez.

 

Le Gitan à la guitare verte

Ce texte met en scène un jeune Gitan, personnage de fiction, Currito ; une danseuse de flamenco décédée dans un accident de la route, Dolores Molinos (non identifiée) mentionnée surtout dans les sonnets et dont on mentionne un portrait par le matador et peintre américain John Fulton, dont le musée est toujours visible à Séville (non visité) dans le barrio de Santa Cruz ; un jésuite, personnage bien réel lui aussi, le Dr Delgado. Il fait appel au fond poétique qui relie les Gitans à l’Espagne, par l’intermédiaire, entre autres, de Federico García Lorca ; il implique le grand mécène et spécialiste américain du flamenco, Donn Pohren, sans qui rien n’aurait pu être.

Je ne dispose que d’une ébauche de préface dactylographiée, en deux parties, sans signature, et agrémentée de notes de fin de textes manquantes. Faute d’avoir pu en obtenir le texte complet([1]), en voici la traduction, à lire entre les lignes.

Faute aussi d’indications adéquates et outre la notice du Dr Delgado, ci-dessous introduite, nous ne pouvons que conjecturer sur le pourquoi de cette couleur pour le moins inhabituelle, lorsqu’il s’agit d’un instrument flamenco. Le choix se partage entre :

 

a) Pour le jeune Gitan et sa guitare : le sens de « green » = apprenti, débutant, jeune pur et naïf. Mais il y a aussi les couleurs de l’Andalousie, non officielles encore dans les années soixante : deux bandes horizontales vert ommeyade et une bande centrale blanche.

b) Pour la cathédrale : le chant de scouts et mouvements de jeunesse à caractère religieux « I know a green cathedral », en vogue à cette époque et lié à des projets à caractère religieux ou para-religieux : cela pourrait évoquer les nuits de juerga passées à Alcalá sous la haute voûte des eucalyptus, près des anciens moulins sur les rives du Rίo Guadaíra, et éclairer la face mystique de David George (à laquelle nous consacrerons un épisode entier) :

Alcala Moulin San Juan

I know a green cathedral, a hollowed forest shrine,
Where trees in love join hands above to arch your prayer and mine.
In my dear green cathedral there is a quiet seat
And choir loft in branched croft where songs of birds hymn sweet.
And I like to think at evening when the stars its arches light
That my Lord and God treads its hallowed sod in the cool, calm peace of night.

Je sais une verte cathédrale, sanctuaire au creux des grands bois,
Où des arbres mains jointes dans l’amour, l’arche lance ta prière et la mienne.
Au tréfonds de sa fraîcheur sacrée, soupire le cèdre hiératique,
Le pin et le sapin tendent des bras divins jusque dans l’azu
Dans le vert de ma cathédrale aimée, la chaire est de silence,
Dans ses frondaisons, du chœur des oiseaux, montent de douces antiennes.
Et à la brune, j’aime à penser, sous ses voutes constellées,
Que mon Seigneur et Dieu foule sa glèbe bénie dans la paisible et nocturne fraîcheur.

 

 

c) Pour les symboles, et c’est peut-être la clef : la référence à « Romance Sonámbulo », poème de Lorca devenu culte, au point que Carlos Saura s’en est servi pour le final (en rumba) de  Flamenco (1995) ainsi que pour l’ouverture et le final de son non moins somptueux Flamenco Flamenco, de 2011. Le vert de la vie et de la mort, allié et opposé au rouge du sang, leur ouvre grand la porte :

 

 

Verde que te quiero verde.
Verde viento. Verdes ramas.
El barco sobre la mar
y el caballo en la montaña.
Con la sombra en la cintura
ella sueña en su baranda,
verde carne, pelo verde,
con ojos de frίa plata.
Verde que te quiero verde.
Bajo la luna gitana,
las cosas la están mirando
Y ella non puede mirarlas…

 

Lorca et ce poème ont donné lieu à une incroyablement prolifique descendance sous la forme d’innombrables poèmes chantés, ou non, intitulés Ojos Verdes. Le premier, qui narre la rencontre d’un caballero et d’une fille de joie gitane, date de 1937. C’est devenu l’un des airs andalous les plus emblématiques. Nat King Cole s’en est emparé. Il se danse en trajeet  bata de cola. Voici le second couplet :

Ojos verdes,
verdes como,
la albahaca.
Verdes como el trigo verde
y el verde, verde limón.
Ojos verdes, verdes
con brillo de faca
que se han clavado en mi corazón.
Pa mí ya no hay soles,
luceros, ni luna,
No hay más que unos ojos que mi vida son([1]).

 

 

 

Citons, entre autres la célèbre Romance de los ojos verdes du Sévillan Rafael de Leόn (1908-1982) que disait en scène Lola Florès avec tout le panache qu’on lui connaît et dont voici les premiers vers et le final :

 

“-¿De dόnde vienes tan tarde ?
¡Dime, di! ¿De dόnde vienes?
-Vengo de ver unos ojos
El sueño juega y se esconde
en la plaza de mi frente;
cabaldo por la ojeras
de unos ojos en relieve….

  …Si no me traes sus ojos,
¡dile que venga la muerte!”

 

 

moulin Benarosa

Il faut aussi mentionner, source possible à divers titres, le tableau de Picasso (1903)  Le vieux guitariste aveugle, qui a inspiré un long poème à Wallace Stevens en 1936, intitulé « The Man With the Blue Guitar » dont voici le début :

The man bent over his guitar,
A shearsman of sorts. The day was green

They said, “You have a blue guitar
You do not play things as they are.”

The man replied, “Things as they are
Are changed upon the blue guitar.”

And they said then, “But play, you must,
A tune beyond us, yet ourselves,

A tune upon the blue guitar
Or things exactly as they are.”

 

Rien, nulle part, n’indique que David George se soit inspiré de tel ou telle, mais il faut reconnaître que le rapprochement est troublant ([1]).

 

 

 

<<En 1969, la Society of Spanish Studies a publié The Flamenco Guitar de David George : « De grande qualité et bien documenté, cet apport fait autorité. » C’est le seul ouvrage, en quelque langue que ce soit, qui traite de la guitare flamenco sous tous ses aspects. C’est le premier qui aborde les Gitans sous l’angle de la guitare. The Flamenco Guitar a immédiatement été salué non seulement à cause de la maîtrise de tous les aspects du sujet dont il témoigne, mais aussi pour son honnêteté rare et la profondeur des sentiments exprimés. Dans l’atelier cordouan du maître luthier Manuel Reyes, nous avons appris comment on fabrique une guitare, « de l’arbre au produit fini ». Dans les décors naturels du flamenco gitan, nous avons rencontré des guitaristes gitans qui nous ont dit comment ils concevaient le rôle et la fonction de la guitare flamenco. Citons Martha Nelson dans The Guitar Review : « David George, en observateur exercé, aborde, outre la musique et la danse, d’autres facettes des coutumes indigènes de l’Andalousie gitane : le folklore, la poésie et l’artisanat. » Par conséquent, « The Flamenco Guitar, From Its Birth in the Hands of the Guitarrero to Its Ultimate Celebration in the Hands of the Flamenco Guitarist, a été un apport majeur non seulement pour l’aficionado de guitare mais aussi pour l’ethnologue qui s’intéresse à la culture espagnole. »

 Dans sa préface à The Flamenco Guitar, pages ii et iii, datée de Londres, 1969, Rosa de Agüera (non retrouvée) reprend cet argument et écrit ces lignes que je résume : « Dans The Gypsy with the Green Guitar, le flamenco, le flamenco gitan et l’existence picaresque de « Currito », jeune guitariste élevé chez les Flamencos d’Andalousie, distinguent cet ouvrage de son pendant : The Flamenco Guitar. Dans The Gypsy with the Green Guitar, les pensées et émotions les plus intimes de Currito nous sont présentées grâce à l’exercice expert et généreux d’une technique poétique qui aboutit à un genre que l’on peut qualifier d’ethnique, fraiche et authentique parce qu’elle fait passer en anglais le rythme même du flamenco que Lorca rend en espagnol mais que perdent les traducteurs. » :

Crois-tu qu’être gitan
Ça s’en va comme on nettoierait
Une tache noire ?

Ma grand-mère était gitane.
Gitana negra.
Elle me crie dans les veines
Comme la tribu tout entière.

 

 

La Acena

Selon D.E. Pohren, repris par Agüera : « David George est certes un chercheur rigoureux, mais c’est avant tout un poète. Il s’intéresse essentiellement au cœur––  au cœur du guitariste, du luthier, et même à celui de la guitare…en flamenco, le cœur c’est ce qui distingue la grandeur de la bonté. » Au cœur de ce livre, comme il faut s’y attendre, les Gitans sont des portraits vivants. Ils suivent la Vierge des Gitans dans les rues de Séville et lancent d’antiques saetas tandis que Marie, belle, sombre, et gitane, passe en silence le cœur percé d’une « flèche ».

 

Les trompettes se taisent.
Les tambours.

Un gitan se gonfle les poumons.
La flèche d’un chant
Est décochée par-dessus la foule…

La voix du Gitan est sanglot.
Il a une flèche dans le cœur.
La foule garde le silence.

Ô, Marie, Mère du Christ… 

 

« Ils maquignonnent à la foire aux chevaux des Gitans de Triana, selon une tradition séculaire. Le livre est traversé par Currito en qui s’incarne l’auteur et qui gratte sa guitare. »

 

Ma guitare est fatiguée, usée
Comme une belle femme
Qui a beaucoup peiné
Elle a connu la caresse des Gitans.
Des amants
Aux longs doigts.

 

« David George, qui connaît en profondeur le Gitan andalou et son art, est le seul qui soit capable d’écrire un livre d’une telle qualité et d’une telle acuité. Et parce que David George est avant tout poète, » il n’y a rien de plus normal que de voir sa profonde connaissance, son honnêteté rare et la profondeur des sentiments exprimés se manifester dans ces poèmes. Le Dr Delgado(5) écrit dans son Introduction : « La guitare verte, dans cet ouvrage, est une guitare sans oripeaux. Elle joue les mystères de verts silences. Parce que le poète perçoit ces choses-là, et parce que c’est un bon chanteur, il n’a pas eu d’autre choix que de dépouiller sa guitare et de chanter. »

Comment un poète, né et élevé en Amérique, dont la langue natale est l’anglais, peut-il percevoir « les mystères des verts silences », spécialité andalouse ? Comment peut-il entrer dans les pensées et sentiments les plus intimes d’un jeune gitan et, de fait, sonder la psychologie d’une subculture difficilement pénétrable ? Si le jeune garçon était andalou, sans être gitan, ce serait déjà difficile. Mais voir par les yeux d’un jeune gitan, parler comme lui, chanter comme lui ses pensées et sentiments les plus intimes, relève de l’impossible. C’est ce que dit le Dr Delgado : « J’ai commencé par avoir des doutes à la lecture de ce livre, mais la curiosité l’a emporté et j’en suis resté pantois. Je n’aurais jamais cru qu’un non-Andalou pouvait pénétrer l’âme andalouse. » Et c’est ce qu’a dit Juan Gomez Amaya(6), lui-même jeune guitariste gitan et poète de Morón de la Frontera lorsqu’il a entendu ces poèmes en espagnol : « Incroyable. Authentiquement gitan. Des sons noirs qui descendent profond. » Comme le jeune Gitan le dit lui-même dans le poème intitulé « Le dîner d’adieu » : « Ce n’est pas facile d’être pauvre et gitan./Il faut une dose de simplicité./Et d’esprit. » C’est déjà difficile pour un poète espagnol, même né en Andalousie, d’écrire sur le Gitan andalou. Le grand guitariste gitan Diego del Gastor s’étonnait, parlant de cette question, qu’un poète espagnol de Grenade fût capable d’écrire sur le Gitan et le flamenco : « Je n’en reviens pas que Lorca, qui n’est pas gitan, qui ne vient pas de Basse Andalousie, puisse comprendre le flamenco et le mettre en paroles… Ce n’est pas rien, pour quelqu’un qui n’est pas originaire de Basse Andalousie, qui n’est pas gitan et qui n’est pas guitariste, de comprendre la guitare comme ça. » Par la suite, Diego a proposé une explication qui pourrait s’appliquer à David George : « Bien sûr, il a passé pas mal de temps chez les Gitans. C’est pourquoi ses vers sont si profonds. Peut-être qu’il était de notre sang. En tout cas, c’était un grand poète. Une exception. Une énigme. 

Et pleuré.

 

Il est vrai que Federico García Lorca, sans connaître l’anglais a été capable, dans La Poeta in Nueva York, de sonder le cœur de Harlem lorsqu’il y s’y est rendu. Mais Lorca n’essaie pas de parler par la bouche d’un jeune musicien de Harlem. C’est presque trop demander à un poète, n’importe lequel. D’autres poètes se sont essayés, de temps en temps, à parler par la bouche d’un personnage, mais le faire dans un livre entier est, à ma connaissance, un fait sans précédent. Et c’est exactement cet impossible que David George a réussi. Comme Diego le déclarait : « C’est une énigme. »

Un moyen qu’utilise notre auteur pour continuer à parler ainsi est le recours au récit. Ce n’est pas par accident qu’il divise le livre en Chapitres et Versets(7). Chaque chapitre relate une histoire ou développe un thème, chaque poème ou verset fait partie intégrante du chapitre en question.

Le Guadaira

Et pourtant chacun des poèmes ou « versets » comme il préfère les nommer, est une entité à part entière. De plus, la structure Chapitre et Verset semble indiquer que l’auteur a conçu le livre comme devant être lu suivant son déroulement chronologique, du début à la fin. Il en résulte une poésie narrative à la Chaucer : un récit d’aventure en vers. Mais des sens profonds remontent au jour dans ce pèlerinage d’un jeune Gitan au fond de lui-même qui commence à sa naissance :

 

Ma mère était gitane.
Mon père était tambour.
Ils se sont connus dans la nuit.
Ils m’ont fait.

Et se termine dans la mort :                                         

Dolores Molinos est morte. 
Elle est morte dans une cathédrale verte,
Où les rameaux
Font voûte sur le chemin.

 

Alcala Rives du Guadaira

Et allant là où peut aller la poésie nous pénétrons l’âme de l’Andalousie.

David George va chez les Gitans eux-mêmes chercher l’authentique, l’inspiration, l’ange, le duende, la réalité finale qui ne se trouve ni dans les livres, ni dans les amphithéâtres, ni dans les salas de fiesta. Il sait ce que sait Lorca : lorsque « la Vierge et saint Joseph perdent leurs castagnettes, ils vont en quête des Gitans pour les retrouver. » Il va voir les Heredia, les Montoya, les Amaya, « les Gitans de bronze et de rêve, [qui] naviguent en eau profonde au moyen de leur guitare. Lorsque l’auteur veut se renseigner sur le cante gitano, il se rend aux grottes d’Alcalá où « commence le lamento de la guitare, » où la nuit trempe dans le silence, les soleares, et la mort. Là, au milieu des Gitans, au fond des grottes sous les murailles, il s’établit(8) et découvre le sentiment et la vérité qu’il exprime dans « Out of the Mouth of Manolito –– le flamenco gitan ».

La signification profonde de ce livre réside dans son approche nouvelle et authentique. Chapitre et Versets, illustrations et photographies, coplas et prose, sont indissociables comme un gaspacho andalou ou, plus précisément, comme l’une de ces potées gitanes qui mijotent sur un feu de camp et d’où s’exhalent les senteurs exotiques d’une douzaine d’ingrédients peu communs. L’auteur nous concocte un authentique geribao gitan, un pot-pourri qui n’est pas sans rappeler le cante por fiestas où tout dure tant qu’il y a ange et duende. L’ange, c’est l’esprit, mais le duende va plus profond. On le trouve dans le cante hondo, le cante por soleares de Manolito el de María, dans le toque por bulerías de Diego del Gastor, dans le baile por martinete d’Antonio Montoya.

Après que d’autres livres sur la guitare et le guitariste flamenco auront été écrits, cet ouvrage restera unique en son genre. On se souviendra toujours, car rien de son sens ne se perdra, de la voix du jeune Gitan conservée dans ces poèmes ––de son ange et de son duende, de sa vie et de sa pensée–– picaresques et fantasques, subtiles et durables. Car, ainsi que le fait remarquer l’auteur dans son ouvrage : « Les paroles et la pensée du Gitan andalou sont plus poétiques que prosaïques ; le poétique étant l’aspect le plus important de la mise en paroles de son existence. » La nouveauté et l’authenticité, ici, résident dans le langage extrêmement poétique du Gitan Andalou que l’auteur a su rendre si miraculeusement. Il a rendu en anglais ce rythme du flamenco que Lorca a fait passer en espagnol, mais que la traduction tue.

Avec le plaisir de baptiser et de despedir  etc.>>

**

Cette introduction anonyme est suivie d’une table des illustrations qui éclaire cet ouvrage précédée d’une notice sur John Fulton. Les voici :

<<Les treize dessins qui illustrent ce livre ont été faits tout spécialement pour cette édition par l’artiste et matador américain John Fulton, qui s’est établi à Séville et connaît l’Andalousie comme un Andalou.

John Fulton, selon James A. Michener, « est un séduisant jeune homme réellement doué pour la tauromachie. Ernest Hemingway a vanté son travail. Mais c’est aussi un artiste de grand talent, doué pour la plume, le dessin et l’huile. »

 

John Marks, auteur de To the Bullfight, a dit de lui : « Fulton, mène de front ses deux passions très facilement comme si c’était la chose la plus naturelle du monde pour un gamin de Philadelphie de toréer que pour un matador d’être un grand artiste, une fois sorti des arènes. Ce n’est pas seulement impressionnant, c’est un phénomène extraordinaire. Un génie, et pas le moindre : Belmonte, a approuvé sa façon de toréer. Ses dessins n’ont pas besoin d’interprète. » 

Le 18 juillet 1963, aux arènes de Séville (La Real Maestranza), John Fulton devient le premier (et le seul) Américain à recevoir en Espagne le titre le plus élevé dans la tauromachie : celui de matador de toros. Ce jour là, Fulton tue l’un des plus gros taureaux jamais affronté à Séville depuis des années. Le New York Times qualifie l’exploit de « remarquables débuts » pour un matador. Depuis, il a reçu confirmation de son « alternative » à Madrid, a toréé dans les plus grandes arènes espagnoles, au Mexique (dans la même cuadrilla qu’El Cordobés) et, tout récemment, aux États-Unis(9)

 

Moulin La Veuve

En tant qu’artiste, Fulton est surtout connu pour ses tableaux taurins dans lesquels il n’utilise comme pigment que du sang de taureau, à la manière des artistes-chasseurs de l’Espagne paléolithique qui se servaient du sang du taureau tué pour reproduire des scènes de chasse sur les parois de leurs cavernes. Ses tableaux figurent dans de nombreuses collections publiques et privées.

L’auteur remercie John Fulton d’avoir, en dépit d’un emploi du temps tauromachique très chargé, trouvé le temps de lire et de commenter les poèmes puis de les illustrer. >>

Table des illustrations

 

I have my green guitar                                                                                                              46
My uncle gave me his green guitar                                                                                           56
Manolo is a craftsman                                                                                                               66
When I am rich and famous                                                                                                      74  
He is an old flamenco                                                                                                                80
Clouds of smoke fill the air                                                                                                       86
They leaped around the fire                                                                                                      92
They follow the dying Christ                                                                                                   128
In her patio is a fountain                                                                                                         136
There are three ways to plant the banderillas                                                                        146
Dos Ángeles                                                                                                                            152
Over the wall are the graves of the dead                                                                                160
She died in a green cathedral                                                                                                 166 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Note sur Introduction :

 

(1) Il y a bien des rapprochements à faire entre ce qui était alors en train de se passer pour le flamenco et ce qui se passait avec la musique (blues) aux U.S.A. Nicolas Béniès l’exprime parfaitement dans Le Souffle bleu  1959 : le jazz bascule, C&F éditions, Caen, 2011. Voir aussi : Miles Davis, Sketches of Spain, 1960. L’analogie Guadalquivir = Grand fleuve et Mississippi = Père des eaux est frappante.

 

Notes sur le texte :

 

(1) Un exemplaire resterait en la possession d’ayants droit non intéressés, ou est peut-être détruit ? Non communiqué. Il semble qu’un autre exemplaire soit répertorié à la Bibliothèque Nationale de Madrid, mais avec erreur sur l’auteur ( David George, mais autre patronyme).

(2) Strophe 1 de 6. Il existe plusieurs versions chantées qui diffèrent quelque peu de l’original.

(3) Pour tout savoir et entendre, voir les liens joints.

(4) Tableau et poème visibles dans  Transforming Vision-Writers on Art , The Art Institute of Chicago, 1994.

(5) Le personnage, jésuite mal en cour sous le régime franquiste, a réellement existé. Voir sonnets 156-161.

(6) Juan del Gastor, neveu de Diego ?

(7) David George rêvait-il d’écrire une autre Bible, nourrie au sein de cet autre Peuple du Livre ? Ou se voyait-il en nouveau Lorca ?

(8) Plus, ou pas encore, de moulin.

(9) John Fulton est mort à Séville le 28 février 1998. 

 




Peter Semolic, Barve et autres poèmes

traduits de l’anglais par Marc Delouze, avec la collaboration de Patricia Nichols

Barve

 

Tvoje oči so modre, modra je tvoja barva.

Na večer rumeni cvetovi forzicije in polna

luna nad bližnjimi nama bloki – storila si

korak in jaz, čeprav še rjav, hodim ob tebi,

nenadoma nič več opotekaje, tvoj korak

je dolg dvaintrideset let in diši kot oranža.

Nisem pričakoval, niti v sanjah – to noč sva

si delila v njih bel kruh in si potem priklicala,

nič več v sanjah, na obraz velike rdeče

cvetove. Katera barva ti je najljubša?

Kateri pevec? Katera pevka? Poletna žalost

je za nama in črni glas Lane del Rey ni več znak,

ampak samo še pesem kot vsaka druga.

Svetlo zelena trava, temno zelena v mesečini,

ti, ki še ne verjameš vase, jaz, ki sem verjel vate

od hipa, ko si prišla z rožmarinom in meto,

verjamem v naju. Barva tvojih oči se spreminja

s svetlobo, ponoči sijejo z lastno – zvezdi,

ki ju ne zastira več noben oblak temne snovi.

 

 

 

 

 

 

 

Couleurs

 

Tes yeux sont bleus, le bleu est ta couleur.
A l’approche du soir, les fleurs jaunes du forsythia et une pleine
lune au-dessus du pâté de maisons voisin – tu as fait un
pas et moi, quoique toujours terreux, je marche à tes côtés,
soudain plus du tout titubant, ton pas
a trente-deux ans et sent l’orange.
Même en rêve je ne pouvais l’espérer – ce soir nous
avons partagé le pain blanc et ensuite provoqué,
ce n’était plus en rêve, l’apparition
de grandes fleurs rouges. Quelle est la couleur que tu préfères ?
Quel chanteur ? Quelle chanteuse ? La tristesse de l’été
est derrière nous et la voix sombre de Lana del Rey  n’est plus un indice,
mais rien qu’une chanson comme les autres.
L’herbe vert pâle, vert foncé sous la lune,
toi qui n’a pas encore confiance en toi, moi qui ai cru en toi
dès l’instant où tu es apparue avec du romarin et de la menthe,
crois en nous. La couleur de tes yeux change
avec la lumière, la nuit ils brillent par eux-mêmes – deux étoiles,
qu’aucun nuage sombre ne recouvre plus désormais.

 

 

 

D’un poète sans domicile à son amoureuse

 

Je nous bâtirai une maison de mots.
Les noms seront les briques
les verbes les volets
Nous ornerons les rebords 
des fenêtres d’adjectifs
en guise de fleurs.
Dans un silence total nous nous allongerons  
sous la canopée de notre amour.
Total silence.
Notre maison sera si belle, si délicate
nulle inflation de mots
ne la menacera.
Et si nous parlons,
ce ne sera que pour nommer les choses
visibles à l’œil nu.
Car le moindre verbe pourrait
en bousculer les fondations,
ou bien l’abattre.

C’est pourquoi, chut, mon amour
chut, pour que notre maison
connaisse de radieux lendemains. 

 

1 Marezige, 1991

 

Message

 

Un jour la Terre
ne sera plus peuplée que de paysans.
Ils conduiront des charrettes tirées par des chevaux
et se nourriront de céréales. 
Les bêtes paîtront tranquillement le long des routes blanches
Ou bien se coucheront en plein midi à l’ombre des peupliers
en ruminant.
Le soir, les villageois s’assiéront
autour d’un artiste à la blanche chevelure
confis dans la méditation.
A travers d’insondables distances
iI transmettra à leur esprit des images
plus belles que les plus belles des poésies.
Ceci n’est pas une utopie.
Les jeunes gens se vêtiront
de blanc, comme des kimonos.
Ils s’assiéront  dans le champ
et moi, sortant d’une grange voisine,
tout engourdi encore d’amour
je les saluerai de la main
Quand ils mourront,
ils mourront aussi paisiblement
que feuille ou fleur.

 

Marezige, 27 mai 1991

 

En lisant Octavio Paz

Ce soir, je navigue sur tous mes fleuves, porté par le flux des mots, je navigue comme je parle, je parle comme je navigue…

…fleuves, scintillants comme le rire d’un enfant, staccato des rapides, chutes brutales dans les cascades, folles gouttelettes au pied des chutes, perles d’eau, dans chacune un soleil, enfin l’écume, les bulles d’air m’engloutissant tel un immense jacuzzi…

…le fleuve, grand dieu brun, me porte comme branche engourdie jusqu’au faîte de l’été, le bourdonnement des insectes, je navigue comme je parle, je parle comme je navigue, je vois : le ciel bleu où nagent nuages et poissons, des crabes cachés en haut des arbres, dans une verte explosion de joie de vivre une brassée d’alevins s’envolent comme des cailles effrayées…

…je vois : le visage parfait de Narcisse, de lourds blocs de maçonnerie Florentine, arches de ponts traversées par la poésie de l’éphémère (Apollinaire) et par les vers d’une épopée, je lis…

…je me vois au rythme des saisons, et mon amoureuse, triste comme un saule, penchée sur moi, une rivière, naviguant dans l’hiver, dans la cité de la Tour Unique du grand Gibet et de la Roue

…je suis un fleuve, accueillant distraitement un amour malheureux, un grand poète, et je ne suis pas triste souillé de sang, je ne suis pas heureux quand la glace s’efface, quand je plane dans le ciel ni digue ni barrage ne me retient…

…le fleuve, sombre divinité par-delà le marécage, feuillage enchevêtré, divinité insensible et envasée, ma bouche a un nom pour toi – Amazone, il te nomme Nil, Mississipi, mes yeux érigent de secrètes cités à tes côtés (Eldorado), je te transforme en Okinawa…

…deux adolescents, beaux comme Hyacinthe, tremblant dans l’aube humide, te regardent, perdus en eux-mêmes, te regardent, beaux comme Hyacinthe, et toi, tu ne leur jettes pas même un regard…  

Ce soir je navigue sur tous mes fleuves, étoiles, étoiles au plus profond de moi, ce soir je navigue en moi, je navigue comme je parle, je parle comme je navigue, je navigue multiplié en d’infinis courants, je suis un courant sur lequel j’affute un couteau, une fille sauvage fait en hâte l’amour sur la grève, en moi se purifie, mon amoureuse m’investit et me dit la Rivière Kolpa et me dit la Rivière Rokava et me dit tu froidis et dévoile le chemin et me dit, tu es de glace, de glace, de glace…

Je parle et suis parlé, je navigue et suis navigué, je suis réel et je suis illusion, je suis l’eau qui me submerge, je suis un nageur traversant les courants incessants, le fleuve au flot lent s’en va vers la mer, je suis la mer qui est le fleuve de tous les fleuves, je suis le ciel qui est la mer de toutes les mers…

Ljubljana, été 1998

∗∗∗

 

Dans le jardin d’un pub du coin je lis Octavio Paz, deux hérons gris voltigent de ci de là comme de légers cerfs-volants sous un ciel translucide de fin du jour…

…l’incessant rugissement de la Ljubljanica sur les rails, le corps lumineux du fleuve, et dans tout cela le grand soleil couchant…

…de sous mes pieds je ramasse un caillou gros comme un poing d’enfant et le jette dans l’eau par-dessus la barrière…

…ne me lis pas comme un récit, lis-moi comme les ondes concentriques de l’eau…

Fuzine, 16 août 19998

∗∗∗

 

Proclamation

 

Le soleil se lève sur la mer. Où qu’on aille
le soleil se lève toujours sur la mer. C’est pourquoi
je le proclame : la mer est le lieu de naissance du soleil.
Cela change fondamentalement notre vision du monde,
toute la structure de l’univers. Désormais
les astronautes ne sont plus des astronautes, mais des plongeurs
plongeant parmi les étoiles. Les étoiles de la mer
et les étoiles du ciel ne sont que des étoiles,
il n’y a plus d’écart entre l’amour et
l’amour idéal. Nous sommes tous des amoureux 
comblés. Barbotant dans les hauts fonds, brisant
les roches à la recherche d’antiques coquillages au creux des noires cavités. 

 

Présentation de l’auteur