CeeJay, New world, extraits

1032 New world III                 (Repos du maquis)

 

Sombres jours amnésiques de rêves censurés
forêts où nous passons
où nos aïeux sont eux-mêmes passés
où nos enfants  et leurs enfants
eussent aussi dû passer
en passe de devenir souvenirs
irréels, fabuleux et mythiques.

Un pied dans le songe
le funambule sur le faîte du toit
en équilibre déambule
l’autre pied dans la tombe 
bras tendus
vers l’infini
ce tunnel de rêve éveillé
où il se sent tomber
avec au cœur un vertige d’enfant
puis, s’en revient à la vie oubliée.

 

 

∗∗∗

1033 New world IV                (Les misérables)

 

Sans revenir à la vie oubliée.
libre se pense le prisonnier qui dort.
La poussière étanche sa soif
du sang de l’innocent versé jour après jour
par les houles de haine.
Enchevêtrement des mondes
les uns à travers d’autres
passés, à venir et si peu présents.
Sans domiciles et ambulants
confondus dans une même misère.
Sans famille du jour à des années lumières
du romantisme misérable de Hugo.
Enfants errant seuls dans les mondes hostiles
et inconnus où ils sont proies de la chasse.
Vieux oubliés jetés aux mouroirs
ou finissant sur les trottoirs
immobiles, aux maisons, affaissés

∗∗∗

1034 New world V                (Veni Venise Vici)

 

Sérénissime aux maisons affaissées
que le canal gondole
ourlant ses vagues
aux passages des « palaces » flottant
hauts de cinquante étages.
Lagune qui soupire sous les ponts
où pourrissent les mots
sous le ciel de nuit
tel surface océane où l’on surnage
avec sa bijouterie scintillante
qui ajoute au charme
comme une pub à la télé.

Se baladent nos corps peu glorieux
faits d’épouvante et de faits d’armes
dans les étroits coupe-gorges
des garages à gondoles.
Flambe Venise s’enfonçant aux abysses
La seule barque qui reste est celle de Charon.
Entre deux eaux
le Canaletto charrie les noyés disloqués
aux membres d’algues longues
qui s’enroulent aux piliers
enlacés par les bras du courant.

 

∗∗∗

1035 New world VI                (Génocide)

 

Dans les bras des courants troubles
emmené le monde est un théâtre
où le temps se déroule à l’envers
par le trou du souffleur
il nous dicte ce qu’il ne faut pas faire.
La mort en nous se dissimule
et comme un fantôme
s’écrit avec le sang de ses victimes
en guipure qui couvre le monde.
À fouiller le silence
on s’aperçoit qu’il est assourdissant.
Déboulent les boucliers
armures robotiques
balles qui éborgnent
mains arrachées
corps piétinés
afin que notre frousse en une autre se change.
La paix se nomme la peur désormais
tous nous rêvons de refuges
quelque part dans l’infini
sachant qu’ici il n’y en a plus.
Le vent des ordres noirs
se glisse sous nos portes d’insurgés
derrière lesquelles  
nous attend le génocide final.

 

 

∗∗∗

1035 New world VII                (Requiem)

 

Nous attend le final oubli
notre passé est confiné
au grenier de nos mémoires
entoilé d’araignées
au venin d’oubli.

L‘antérieur a fini par se nier
le sel de l’horreur
fait pleurer nos yeux.
Ballent des corps
cravatés de chanvre
par-dessus les mandragores
fruits étranges des potences.

Mains serrées sur l’obole
qui payera le passage.
Requiem signé d’une plume
d’ange chu
pour adoucir l’horreur.

 

Présentation de l’auteur




La poésie comme enchâssement dans l’unité métaphysique

L'histoire du génie humain, quelle que soit la forme par laquelle celui-ci s'exprime, est l'histoire de ses fulgurances. On n'y entre pas, comme lecteur ou contemplateur, comme on le ferait pour la banale création d'un « faiseur ». Cela demande du souffle, l'endurance de l'effort et le risque de s'y perdre – pour en sortir métamorphosé. Quiconque a réellement affronté Dante, Lautréamont, Proust ou Artaud comprend ce que signifie plonger dans une œuvre aux profondeurs abyssales. Il faut dès lors faire nôtre cette injonction que le professeur Lidenbrock lance à son neveu, dans le Voyage au centre de la Terre 1 : « Regarde, me dit-il, et regarde bien ! Il faut prendre des leçons d’abîme ! ».

Nul d'entre nous, se souvenant de sa première entrée dans La Divine Comédie ou La Recherche du temps perdu, n'oubliera sa « première leçon de vertige... 2 »

Si la valeur d'un individu se mesure non à ce qu'il méprise, mais à sa capacité à admirer les merveilles de l'entendement humain, il nous sera donné d'être engloutis par la puissance de ces grands intemporels – engloutissement qui n'a rien que de lumineux tant nous en sortons transfigurés. La puissance de ces génies est de donner à l'âme l'élargissement illimité d'une illumination.

Mais que le lecteur ne se méprenne pas : en aucune façon les lignes qui suivront n'auront la moindre lueur de mélancolie. L'ambition de cet écrit n'est nullement larmoyante – mais combattante. Pour en rester à la seule poésie, un danger la guette si le minimalisme et le sentimentalisme l'envahissent durablement. Le sentiment n'est que le vecteur, non la fin d'une œuvre. Pour que celle-ci demeure et qu'une alchimie s'opère tant chez le poète que chez le lecteur, il est nécessaire, pour reprendre un extrait de l'auteur du Théâtre et la culture, qu'une symbiose se fasse entre l'acte, le corps et l'être :

The Divine Comedy, by Dante Alighieri (1265-1321), 1465, by Domenico di Michelino (1417-1491), fresco, Basilica of Saint Mary of the Flower, Florence. Italy, 15th century. • Crédits :  DeAgostini - Getty

 

 

« Il faut insister sur cette idée de la culture en action et qui devient en nous comme un nouvel organe, une sorte de souffle second : et la civilisation c'est de la culture qu'on applique et qui régit jusqu'à nos actions les plus subtiles, l'esprit présent dans les choses3 »

La pensée, la révolte, l'incomparable énergie d'Artaud nous demeurent éclairantes en ce XXIe siècle. Sa puissance apparaît, entre autres4, dans l'affirmation, déjà inaudible en son temps, selon laquelle poésie et métaphysique sont inséparables pour donner à toute œuvre une puissance d'arrachement à la pesanteur sociale et d'ancrage dans le réel. Dans Le Théâtre et la peste, il donne corps à cette fusion dans une injonction que l'on peut appliquer tout autant à la peinture, à la poésie qu'au théâtre  : « leur grandeur poétique, leur efficacité concrète sur nous, vient de ce qu'elles sont métaphysiques, et que leur profondeur spirituelle est inséparable de l'harmonie formelle5 ».

Seulement, il convient urgemment de ne pas faire de contresens sur l'acception qu'Antonin Artaud donnait au terme « métaphysique ». La méfiance envers ce mot extrêmement connoté était déjà bien vivace à l'époque du poète et dramaturge. Mais la portée qu'il lui donne est telle, sa puissance à ce point sismique, que c'est elle qui va nous inspirer ici.

Artaud ne nomme pas « métaphysique » ce qui nous détache de la réalité, mais tout au contraire ce qui nous y enracine toujours plus. C'est à la fois une pensée et un style qui empoignent, agrippent à pleines griffes le concret, le corps et le percent jusqu'aux viscères. Quiconque en doute peut relire les pages du Théâtre et la peste où nous sont montrés les carnages de l'épidémie dans toute leur réalité crue. Il peut faire de même dans nombre de poèmes de L'Ombilic des Limbes dont celui commençant ainsi : « Une grande ferveur pensante et surpeuplée portait mon moi comme un abîme plein. Un vent charnel et résonnant soufflait, et le soufre même en était dense. Et des radicelles infimes peuplaient ce vent comme un réseau de veines, et leur entrecroisement fulgurait.6 » Ce rapport au corps, paradoxalement si l'on se réfère à toute la tradition philosophique et mystique, renforce le lien et le rend indissociable de la métaphysique. Dans Héliogabale ou l'anarchiste couronné7, il rappelle les hallucinants rituels au cours desquels se produisaient des torrents d'excès dignes des processions dionysiaques évoquées par Nietzsche. Seulement, « au milieu de cette barbarie métaphysique, de ce débordement sexuel qui, dans le sang même, s'acharne à retrouver le nom de Dieu8 », Artaud y sent se raviver ce que pourrait être l'état d'esprit du poète authentique se replongeant dans la vie à sa racine. De même, Abdulrahman Almajedi, dans le poème Le cheval du désir que l'on peut lire sur le site Recours au poème, exprime superbement cette l'image de la métaphysique au sens d'Artaud, où l'on sent le corps faire bien plus que dire le réel, il le prend, le forme à son image : « laissant des vagues furieuses de sang / dans les artères et ruisseaux / dévaler, remonter / Tes battements augmentent / et tu trembles ». Toujours chez Recours au poème, on trouve écrit par Brice Bonfanti, dans Homme foyer, un poème incantatoire où se fait jour le lien métaphysique de l'âme, du corps, et de l'unité mystique oubliée avec le Feu originel : « Je suis l’Homme au Foyer. / J’entretiens le Foyer et son Feu, le Foyer de son Feu, Feu du Feu. / Je suis l’Homme Foyer, Foyer fait chair, fait Homme, Âme en Feu qui fait foi par sa chair. /En Moi, tout converge, tout converge vers Moi, tout converge au Foyer, tout finit par y tendre, trouver son Toit, si tendre – après l’errance, les accidents, les divergences. / En Moi, tout revient, tout revient sous mon Toit, où tout commence et tout finit, Je suis l’Homme Foyer infini, suis l’Humain quand il rentre au Foyer, le Foyer de tout homme, de toute femme, de l’infini de chaque femme et de chaque homme, /Je suis l’Humain premier, où chacun naît tout ce qu’il est, où naît tout ce qui est, puis hors de Moi devient ce qu’il n’est pas, et puis revient : redevenir tout ce qu’il est, tout ce qui est. (…) Je suis Fidèle à l’infini du monde, au milieu infini de ce monde, ce monde qui peut être Fidèle mais mal, malaisément, exceptionnellement. »

 

Gwen Garnier-Duguy, Alphabétique d'aujourd'hui,
Collection(s) : Glyphes, n° 38.

Ainsi, il y a bien dépassement dans la perception d'Artaud et ces autres poètes, mais ce dépassement se fait vers le lien inconditionnel entre le symbole, la nature et l'homme. Dans le Théâtre et la peste, il rappelle que les signes présents dans toute œuvre unique « constituent de véritables hiéroglyphes, où l'homme, dans la mesure où il contribue à les former, n'est qu'une forme comme une autre, à laquelle, du fait de sa nature double, il ajoute pourtant un prestige singulier 9. » Ce dernier est la capacité poétique de l'homme à projeter, à extraire de lui cette énergie créatrice pour en faire une réalité concrète qui élucide ce que nous sommes.

Chez Artaud – mais il en est également ainsi dans les sublimes Chants de Maldoror, ou dans l'Enfer et je pourrais continuer la liste – l'ancrage dans l'être de l'homme se fait par un style qui nous met – de force – face à face avec le réel dans toute sa nouveauté. Seuls les génies savent le percevoir avec clarté, comme l'exprime superbement le poète Georges Rose : « Louveciennes/Pissarro plonge une main dans l’univers/personne d’autre ne savait l’endroit 10 » L'homme est tout entier de ce monde et en ce monde. Mais cette simple affirmation qui pourrait – à juste titre – sembler bien banale, change de nature quand on la perçoit non comme le résultat, mais comme un maillon dans la longue chaîne menant à la lucidité.

Dans Le Théâtre et la métaphysique, Antonin Artaud nous le rappelle : il est indispensable de se confronter à ce qui est « inquiétant par nature, capable de réintroduire sur la scène un petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le théâtre ancien 11. » Nous terminerons par ces deux citations explicites, à savoir que « la vraie poésie, qu'on le veuille ou non, est métaphysique et c'est même, dirai-je, sa portée métaphysique, son degré d'efficacité métaphysique qui en fait tout le véritable prix 12 », et ainsi, pour le théâtre comme pour toute autre forme, « tirer les conséquences poétiques extrêmes des moyens de réalisation c'est en faire la métaphysique 13. » Cette dernière n'est pas une fuite, une désertion de notre monde – ces poètes nous y ramènent avec l'acharnement tragique d'un halluciné !

La nécessité pour la poésie d'être traversée par cette pensée métaphysique ne fait qu'une avec celle du cheminement vers l'unité. Des siècles de rationalisme borné – je n'y insère pas Descartes, bien plus subtil et divers que ne le pense une longue tradition – et de matérialisme fade ont asséché notre rapport au monde – et ont remplacé une superstition par une autre. Certains scientifiques ou « savants » peuvent égaler les « croyances de grands-mères » dans la paresse intellectuelle, au point de nous avoir fait croire que l'homme et le monde sont deux réalités séparées. Gwen Garnier-Duguy 14 donne à penser, par une superbe image, cette triste réalité : « Car l'hiver a pris ses quartiers / dans toutes les saisons. »

Or une résistance poétique est depuis bien des décennies à l'œuvre, et elle a d'illustres et lumineuses origines.

Les Fragments d'Héraclite, six siècles avant Jésus-Christ, sont l'expression éclatante des signes évoqués par Artaud ci-dessus. Ces fragments sont la pure présence phénoménale de la pensée qui fait signe vers le logos, qui se rend réel dans le même temps où il se cache, à l'image de l'antique αλήθεια. On y trouve ainsi cette unité puissante, autant physique que spirituelle, traversant la totalité dans les quelques extraits suivants, tirés de ce qui a été miraculeusement sauvé dans le marasme que l'on sait où tant de manuscrits ont disparu : « Unis sont tout et non tout, convergent et divergent, consonant et dissonant ; de toutes choses procède l’un et de l'un toutes choses » ; « Ce cosmos, le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l'a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure » ; « Les conversions du feu; d'abord la mer, et de la mer, la moitié terre, la moitié ouragan. La mer s'écoule et est mesurée dans le même logos qu'avant l'apparition de la terre » ; et enfin :« Le un, cet unique sage ». Cette unité se retrouve de même, de nos jours, chez un George rose 15 faisant signe vers ce qui, en nous, est partie prenante des origines : « Le froid interstellaire / côtoie les arbres noirs / Un grand ciel sombre / se confond avec la ville » ou encore : « La brillance d’un lieu sombre / éclaire loin dans l’indicible », et enfin, mettant en relief l'aveuglement humain : « Le visible n’a pas encore ouvert l’invisible / ce fouillis d’instants n’est pas le temps / Que faudrait-il d’autre que l’univers / ceux qui sont nés ne se reconnaissent plus ». Du penseur antique au poète contemporain, une parenté s'installe dans le désir de saisir le lien universel, également présente chez Gwen Garnier-Duguy s'exprimant ainsi : « C'est hier que tu es entré dans ce royaume d'arbres / et quand tu parles à haute voix / l'écho te renvoie une présence ancienne. » Comment définir cette présence ancienne, sinon celle nous ramenant à la source originelle d'où tout émane ? Si chaque créateur est indiscutablement unique dans ce qui fuse de son entendement, la source qui nourrit ce dernier, cet amont mystique se prolonge dans ce que ce monde est depuis toujours. L'homme demeure aussi ce que fut l'univers depuis l'origine.

Cela se retrouve dans les écrits des poètes contemporains, chez qui le dire métaphysique, traversant le verbe, nous met face à face avec la réalité de l'enchâssement universel des êtres. Ainsi, dans L'Univers ressemble 16, Georges Rose donne-t-il à voir la réalité du lien : « La lumière jusqu'à l'étoile / commence à nos yeux ». Le premier vers du recueil nous met de même dans l'atmosphère mystique : « L'univers se cache-t-il dans l'univers ». On retrouve cette évocation métaphysique chez Gwen Garnier-Duguy de la parole intemporelle venant à la rencontre de qui sait écouter : « Ils auraient gardé / en leur mémoire fossile / la prononciation / pour l'heure où la parole, / les verticalisant, / leur donna l'Univers / en ses fraternités / pour tout sésame de lumière. » Cette insoumission des poètes à tout esprit de pesanteur frappe de nullité les Cassandre de la fin de toute mysticité.

Il est certain, en effet, qu'il y a dans l'âme humaine un fond universel, et c'est ce que l'expérience poétique, artistique ou mystique nous enseigne depuis des siècles. Montaigne le devinait déjà, qui décrivait ainsi son projet, en insistant non sur sa particularité, mais sur ce qui, en lui, rejoint « l'humaine condition » : « On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privée, qu'à une vie de plus riche étoffe : Chaque homme porte la forme entière, de l'humaine condition. Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et étrangère : moi le premier, par mon être universel 17 ». Plus politiquement engagé, le poète Achille Chavée, dans La brigade internationale18, évoque avec hargne cette force qui traverse chaque individu, le porte et lui permet de dialoguer, de comprendre par-delà toute langue. Un mot y semble la clé : celui de signe. Il en est de même de celui intitulé Verdict qui scande la nécessité d'une sorte d'impératif catégorique, avec l'anaphore de « nous », transitivement assené comme ce qui nous rappelle sans cesse à l'ordre. L'âme de tout un chacun ne fait qu'un, en profondeur, avec l'âme universelle. Derniers vers en forme d'interpellation éthique : « Demain tan­tôt qu’allons-nous faire / de cet ins­tant pré­cis qui déjà nous observe ? » annonce le poème d'Abdulrahman Almajedi, Ainsi parlait le ciel, qui proclame tragiquement : « Et mon ciel hurlait en regardant la pluie s'abattre sur la terre ». C'est ici plus qu'une simple figure de style, c'est la pure personnification de l'unité s'efforçant de résister au néant. Pour rester dans cette éthique métaphysique, Brice Bonfanti, dans le poème Mais s'il surgit ? Comme un voleur dans notre nuit ?, marque de son rythme une pure jouissance des sonorités et des mots, tout en nous mettant face à face avec le drame de l'inconscience criminelle de l'homme : « l’univers fait parfait qui sera : l’Un divers, / lui qui ne voulait pas nous forcer, / lui qui voulait coopérer / – opérer avec nous : son imminent avènement en nous. / Il partira. / Mais nous, nous le croirons demeuré là : nous aurons mainte­nu sa grimace à sa place, nous croirons qu’elle est lui, et à sa place nous aurons sa grimace. / Pour fuir le pire, faire advenir l’ère à venir ». Ces différents poètes ont en commun la conscience de l'unité de ce que, à l'époque de la Renaissance, on nommait « microcosme » et « macrocosme ». L'oublier, c'est apparaître un « esprit aveugle ».

Pour scander le dire métaphysique de la destinée humaine et projeter l'unité mystique dans sa réalité, le poème est une arme qui s'écrit et se vit avec l'état d'esprit de ne pas concevoir « d'œuvre comme détachée de la vie 19 ». L'acte poétique demeure un investissement existentiel qui engage l'être et ne supporte pas le dilettantisme. Un dernier poème de Gwen Garnier-Duguy nous le dira magnifiquement : « Qui aura le dernier mot / entre le mal et le poème / parlant à travers ta voix / pour articuler la parole / perdue dans la profondeur de / l'inoubliable ? / L'homme de coeur te recueillera-t-il, te cachera-t-il dans sa bouche / avant que l'ennemi te masque ? / Bougera-t-il alors les lèvres / laissant s'éployer l'évidence / du monde en prononçant / l'immuable 20 ? »

 

Image de une : Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Gallimard, collection Idées, 1964.

Notes

 

Voyage au centre de la Terre © 2003, RBA Fabbri France pour cette édition, p. 55. En italiques dans le texte. Le professeur Otto Lidenbrock s'adresse ici à son neveu, Axel, narrateur-personnage du roman.

2 Idem. P. 56.

3 ANTONIN ARTAUD, Le Théâtre et son double, Folio/essais 14, © Éditions Gallimard, 1964, pages 12-13.

4 Est-il nécessaire de préciser que, à aucun moment, nous n'ambitionnons de réduire le fleuve sublime du génie d'Artaud aux lignes qui vont suivre ? Les possibilités de s'enrichir en s'y plongeant sont comme l'univers dans lequel nous sommes : infinies ! Le soleil éclaire les humains depuis des siècles ; où voit-on  que sa puissance ait diminué de ce que nous en faisons ?

5 Op. cit. Le Théâtre et la peste, pages 53-54.

6 Antonin  Artaud, L'Ombilic des Limbes, © Éditions Gallimard, 1956, p. 53.

7 Antonin Artaud, HÉLIOGABALE OU L'ANARCHISTE COURONNÉ, © Éditions Gallimard, 1979.

8 Id., p. 15.

Op. cit., p. 59

10 Georges Rose, Dans l'intimité de l'immensité, éd. Littérales, 2016

11 Le Théâtre et la métaphysique, p. 65.

12 Id., p. 66.

13 Id., p. 68.

14 Gwen Garnier-Duguy, Enterre la parole suivi de La Nuit Phœnix, Revue NUNC, Éditions de Corlevour, 2019, p. 36.

15 Op. cit.

16 Georges Rose, L'Univers ressemble, Éditions La Licorne, 2019.

17 Montaigne, Essais, III, 2.

18 Ce poème, ainsi que les suivant d'Abdulrahman Almajedi et de Brice Bonfanti, peuvent être également lus sur le site Recours au poème.

19 Antonin Artaud, L'Ombilic des Limbes, op. cit. p. 51.

20 Op. cit., p. 73.

 

 




Ara Alexandre Shishmanian, Deux méta-chimères

Odradek

 

… et si la transcendance était seulement un « autre » indispensable – complètement absurde • une altérité étrange sans laquelle nous ne pourrions vivre mais dont la proximité nous rend la vie insupportable • une sorte d’âme étrangère parfaitement familière avec laquelle nous savons que nous ne nous familiariserons jamais • d’ailleurs, pourquoi la transcendance et non quelque chose de beaucoup plus modeste – une simplicité hantante bien plus inaccessible •

il est curieux – et pourtant, quoi de plus naturel – que le méta-zoologiste Borges (le frère Jorge du non de la rose) ait inclus dans sa collection si téméraire de méta-êtres – sans doute, incomplète comme toutes les collections, lesquelles ne sont que des portes minuscules vers l’impossible – justement Odradek – la créature de signes de son compère en bizarrerie – bien plus bizarre encore – Franz Kafka • à vrai dire, Kafka pourrait faire lui-même partie d’une collection méta-zoologique… • (la tentative a été faite jadis… comme par inadvertance) • quant à Odradek... Odradek est avant tout un signe de l’incertitude • une formation lexicale incertaine – slave, germanique, slavisée – un nom tchèque, peut-être – si ce n’est une forme de  oder/oder contractée – sorte de ou/ou kierkegaardien – une alternative suspendue car en fait camouflée • mais si les choses se présentent vraiment ainsi – comment pourrait-il être, Odradek • l’être du „ou” • en effet, pour qu’un être soit – il doit – devrait, en tout cas – correspondre à un nom propre ou commun – aux deux, éventuellement • par exemple, le buisson ardent – l’obscur igné qui a parlé à Moïse • le poilu coruscant • à bien des égards, le buisson ardent ressemble à Odradek – bien qu’à vrai dire, il n’existe rien de coruscant en ce dernier • et ceci parce qu’avant tout il représente le paradoxe d’une combustion absurde – le combustible – le buisson – fournissant la forme et non l’aliment de la flamme • dans un sens – une fusion – la clé du paradoxe de l’éternité – coincidentia oppositorum • et pourtant le buisson ardent peut être nommé – il a non seulement une dénomination mais même un nom • alors que l’être du „ou”, non • l’être du ou est un paradoxe sans nom – absolument innommable •

c’est peut-être pour cela que Kafka l’a nommé Odradek • Odradek est un parfait non-mot – un non-nom dans le monde des mots et des noms • plat – ressemblant en quelque sorte à une étoile filamenteuse – Odradek semble relever en même temps du domaine du textile et de la sphère du biologique • mais il peut tout aussi bien ressembler, disons, à un texte parfaitement illisible ou à une hiéroglyphe incompréhensible mais tracée avec une certaine méthode par un égyptien aux fortes tendances monoschizophrènes • semblable aux mandalas maladives reproduites par Carl Gustav Jung • en tout cas, Kafka lui-même, on le sait, était, peut-être, la réincarnation d’un célèbre scribe dont la statuette se trouve au Louvre • mais avant tout, doté d’une incroyable capacité de rendre présente son absence – et glissant avec une formidable maladresse, presque professionnelle, dans le néant à chaque pas – Odradek est par définition l’avènement d’un mode de lecture – un caillot de stupéfaction caméléonique qui emprunte sa forme à celle de l’étonnement de qui le contemple avec la bénigne anxiété de l’individu aminci entre l’averne et l’a-rêve •

la plupart du temps, statistiquement parlant, Odradek semble avoir, d’une manière extrêmement confuse, l’air d’une espèce de pelote – de laine ou de n’importe quelle autre matière textile – dotée d’une sorte d’intention obscure – qui tente en permanence de préciser sa forme avant de s’écrouler dans l’informe • pourtant même dans ce cas on ne saurait parler d’une pelote accumulée d’un fil unique et continu – mais plutôt d’une masse fibreuse à géométrie variable – embarrassée et embrassée de toutes sortes de fils cassés, de différentes couleurs, comme renoués au hasard – mais un hasard qui vise un ensemble de plus en plus inextricable – une règle arbitraire et d’une certaine manière ironique de la complication gordienne (indiscutablement, Odradek est cousin de troisième degré du nœud gordien et neveu, du côté maternel, du labyrinthe de Dédale) – un labyrinthe de synapses qui suggère et exclue la possibilité d’un cerveau – accentuant l’impression ineffable d’une menace onirique • de ce mélange virtuel illisible pareil au labyrinthe d’un texte incas – pourrait surgir n’importe quand – qui sait – un nouvel E.T. – un extraterrestre tissu exclusivement de matière cérébrale – court-circuité des idées les plus incompréhensibles et formant lui-même le bio-langage de toutes les dimensions du cosmos – un continuum métaphysique de hyper-hyper… espaces achroniques au big-bang et au big-crunch dans la coquille – un fruit de la connaissance pareil à un infini éventail optionnel – véritable cauda pavonis des révélations supra-divines •

mollusque – soit-il textile, délire labyrinthique filamenteux – Odradek n’est pas totalement – car son centre est pénétré d’une sorte de T inversé – une sorte de squelette qui lui permet de modeler à l’aide des rayons latéraux – avec beaucoup de maladresse – le fantôme d’une marche • le miroir fragmenté de sa structure interrompue peut nous faire croire – apud  Kafka – en qui sait quelle utilité perdue – le paradis jamais retrouvé d’un rôle quelconque aux organes brisés a priori – en les éclats dérisoires de quelque fonction – qui sait – parfaite • virtuellement, peut-être, comme un rêve infini de l’attente et du doute • des certitudes, bien sûr, ni sur ce point ni sur d’autres – n’existent point – et le plus probable est qu’Odradek incarne pas sa bizarrerie en quelque sorte caméléonique, justement, la relation d’indétermination de Heisenberg • ou peut-être avons-nous affaire à un caillot d’énigme complexée complexe du genre de l’ornithorynque kantien et écologique • bête multicolore telle une larve – labyrinthe temporel jamais arrivé à maturité – Odradek ne semble pas avoir plus de sang que les mannequins •

pourtant la rigueur de son incohérence sémiotique nous fait croire à une organisation cachée – organisme occulte et paradoxal au sang de secondes • blessé, Odradek représenterait probablement une catastrophe pour l’espace-temps – équivalente – bien que d’un type différent – d’un trou noir – et son inutilité parfaite semble attendre ou représenter une clé vers autre chose que seulement un simple chaos multidimensionnel souffrant de voyeurisme polychromique • bien qu’à une telle idée, justement, semble nous inviter sa polychromie aberrante d’assemblage aléatoire de fragments • certaines caractéristiques plutôt comportementales que physiques nous font deviner une espèce d’œil aveugle omni-perméant – ou peut-être seulement le regard paradoxal d’un tel œil, caché sous l’incohérence de multiples camouflages mais aussi composé par celle-ci •

certainement, Odradek est toutes ces choses ensemble et bien plus encore – un don (podárok – dans mon "russe" très approximativement translitéré) comme dirait un personnage du stalker de Tarkovski • et je me demande même ce qui se passerait si, dans un accès d’imprudence, nous pensions ou nous formulions seulement devant lui – à savoir, en pensant à lui – quelque désir • je crois qu’il est trop intelligent et trop ironique pour recourir à ces accomplissements dangereux – vaguement moralisateurs – de la "zone" • il nous laisserait plutôt échouer tels des baleines sur les rivages de nos nostalgies – rêvant dérisoirement notre précarité délirante •

dans son essence évanescente – Odradek est jeu pur sans procès d’intention • cet extraterrestre pelucheux – extra-physique plus qu’extraterrestre (ou du moins, extra-cosmique) – cache dans sa texture presque orgasmique un secret insondable – un mystère, peut-être • crabe sans carapace – si ce n’est invisible – à la démarche extrêmement maladroite – une manière de reptation on dirait – tant les filaments qui lui servent de pattes semblent incapables de soutenir son corps autrement incroyablement léger • malgré cela – en dépit de son air de flocon lourdingue et empêtré – de micro-labyrinthe égaré en lui-même et comme menacé en permanence d’une poliomyélite bizarre – Odradek peut s’avérer d’une rapidité fulgurante et avant même d’avoir inspiré tu peux à peine l’apercevoir – traversant l’appartement entier – le plafond – le parcourant comme s’il lui feuilletait tous les murs – même qu’il donne parfois l’impression de les franchir – non gêné par la solidité du béton et des briques – et ce, sans quitter un instant sont air gauche et rampant •

est-il, Odradek, ubiquiste ? • peu probable car dans ce cas son déplacement serait complètement invisible • il n’est pas moins vrai pourtant que dans les moments – toujours extrêmement étranges – oniriques – où il lampe avec une incroyable rapidité – comme en lisant les objets qu’il parcourt avec ses filaments incertains – on dirait – malgré la vitesse épuisante pour quiconque s’entêterait à le poursuivre du regard plus longuement – qu’Odradek joue, en se mouvant pour ainsi dire au ralenti • cela lui arrive pourtant parfois de s’étendre de tout le long de son corps – si on peut dire qu’Odradek a un corps – avec ses filaments immobiles telles des moustaches circulaires – immergé dans une fixité ataraxique en quelque sorte océanique – comme en s’attendant lui-même, dirait-on – pour qu’ensuite il disparaisse subitement – réapparaissant ou non immédiatement – en tout autre endroit de la maison • où il disparaît quand il ne réapparaît pas pourtant (les périodes de disparition – d’effacement  troublant et je ne sais comment – absolu – peuvent varier entre deux-trois minutes et deux-trois mois – jamais plus autant que j’ai pu le constater) •

s’il lui arrive de s’insinuer dans les appartements et immeubles voisins – à vrai dire je n’ai jamais pu établir jusqu’où il pousse ses expéditions – il donne parfois l’impression que le monde entier – non seulement la terre – est pour lui une sorte de bibliothèque invisible aux pages occultes • d’autres fois on dirait qu’il tisse et déchire telle une parque-pénélope le réel même dans lequel nous sommes incrustés – notre illusion kaléidoscopique • il ressemble beaucoup à une araignée (seulement, il n’en est pas une) qui vérifierait périodiquement et en quelque sorte, épisodiquement sa toile • ses préoccupations touristiques comportent, je l’ai déjà dit, une espèce de régularité capricieuse – subtilement métronomique – comme si quelque chose l’attirait ou le contraignait à une sorte de fidélité incompréhensible (compte tenu de ses paradoxales capacités locomotrices, même cela pourrait n’être qu’une illusion) •

 

Nicolas Vonkrissen, Catalyseur sensoriel, module
à quatre faces, encres et gravures (château de
Pierrefonds, photo de février 2018).

la sensation la plus durable que nous procure son aspect équivoque et ambigu est celle d’un nœud onirique qui nous sillonne – nous traverse et nous façonne – non pas autant que nous sommes nous-mêmes – mais dans la mesure où nous nous apparaissons les uns aux autres et à nous-mêmes – comme liés à cette apparition • des fois – sous l’orange érogène du crépuscule – sous le sang galactique des nuits de plus en plus profondément mordues par les photos des origines – les syllabes se rassemblent –migraines blanches – comme aux lèvres du parler d’une fontaine • la question s’écoule alors pareille au silence d’un verre trop plein – non pas une quête de la réponse mais un geste de plus en direction du mésonge – comme une entrée/sortie par impossible de porte •

j’entre ainsi dans une attente non-attendante qui me transforme en ce que j’étais définitivement incertain jadis – comme si mes lèvres étaient Odradek – qui en se taisant ou en répondant, me reviendrait • je me réponds alors au hasard bien que j’entende des syllabes abyssales que je n’ai pas prononcées • "qui es-tu" – me demande-je – "Odradek" – me réponds-je – "et où habites-tu" – "domicile infini" me réponds-je – mais je n’entends aucun de ces mots je sais seulement que je suis le nœud parlant de l’illusion – que je détiens en moi la texture qu’en vivant je tisse et qu’en mourant je détisserais • je me réponds ainsi implicitement à la question que je n’ose jamais me poser et je ris, comme si la bande de magnétophone des automnes grincerait doucement – en se froissant dans un vieil appareil "tesla" détraqué • mes lèvres se fanent comme une forêt qui neigerait mes feuilles – et elles sont Odradek et se départent de moi telles des syllabes à peine prononcées – des syllabes imprononçables que j’ai prononcées pourtant • la locution s’écoule de moi telle une résine silencieuse disparaissant dans l’incolore des interrogations toujours – jamais reformulées • des interrogations ou plutôt des interviews mordues de plus en plus profondément par le sang photographié des commencements •

il arrive parfois que le silence d’Odradek se tisse en quelque sorte en lui-même – en s’enchevêtrant plus touffu que jamais dans le tohu-bohu d’un labyrinthe inextricable • j’entrevois alors sur la crête vaginale des horizons érogènes – dans l’épaisseur orange des crépuscules – deux-trois peritios volant esseulés comme des lignes fantomatiques traversant l’écran d’un ordinateur – et je lis en eux moult sourire – voici, étranges et persistantes migraines, six peritios me sourient paraît-il • Odradek s’estompe alors lentement – et je m’estompe avec lui – et nous sommes – et l’un et l’autre – une plaisanterie du néant – rien de plus – du néant trop mélancolique pour comprendre sans s’en jouer sa propre solitude – hémorragie de la solitude telle une mort éternelle des immortels • il m’arrive de me retrouver – entraîné par les gobelins de mes méditations – ou peut-être enlevé dans un tourbillon quantique par les déplacements fulgurants d’Odradek – sur les marches d’une maison en bois où je n’ai jamais habité • devant moi – avec les filaments pendants – collé au bois fibreux de l’escalier tel un œil en laine – méduse silencieuse échouée sur le rivage de son ubiquité infinie – Odradek m’attend ou peut-être attend-il une question que je me suis posée et que je lui ai posée – sans oser recevoir la réponse que me donne toujours sa solitude quelque part inutile • peut-il mourir, Odradek ? – c’est comme si je demandais si le néant peut mourir • et pourtant, aussi absurde soit-il, je ne peux m’empêcher de me demander – peut-il mourir, le néant ? • inversement – mais peut-être pas tout à fait inversement – pourrais-je penser le néant, immortel ? • et d’ailleurs l’immortalité ne comprend-elle pas la mortalité avec le signe moins = – mortalité ? • est-il le néant moins ou plus mortel : ± mortel ? • le néant, à savoir Odradek • mais peut-être Odradek n’est pas le néant lui-même mais une sorte de seuil – une sorte de nœud – un sémaphore de l’éteignement • ou le néant lui-même est ce seuil vers le néant lui-même et alors à nouveau… •

apparemment rien ne semble plus inutile – ni plus dépourvu de sens qu’Odradek • lui qui n’est peut-être ni être ni non-être – mais quelque chose d’absolument indéfinissable • sorte d’"oncle Vania" plus métaphysique que littéraire • lui qui n’a même pas de place dans le monde – ailleurs peut-être qu’en mon cœur – dont le lient, dirait-on, les multiples filaments de l’échec qui l’a jeté dans le monde • est-il mon cœur, Odradek ? • mon cœur comme une solitude tombée du soi – absolument sans but – sans sens – irrépétablement sans but – sans sens – irrémédiablement tombée du soi – du moi • mon cœur, une migraine – une absence méconnue – toujours à l’inutilité avec seul • et alors, peut-il mourir, le ± mortel Odradek • ± mon coeur • peut-il mourir celui qui est sans avoir jamais existé – celui qui n’est pas – n’a vécu, en tout cas, jamais – mais existe pourtant toujours • nul but ne l’a souillé – ne l’a enfermé dans le cercueil précaire de l’existence – et lorsqu’il disparaît je réalise qu’il me fuit – moi son dernier lien – son dernier sens commun avec ce monde qu’encore – pas encore – pas encore – je ne parviens à quitter • il disparaît comme s’il s’évaporait de moi-même – et il me revient pourtant toujours comme s’il ne pouvait quitter quelque chose que je suis ou que je signifie • moi l’inutile – le solitaire absolu des sourires – à travers l’étiolement, l’étoilement desquels – comme à travers des feuilles mortes – je traîne en riant mes pieds • le rire – le rire muet n’est-il pas d’ailleurs tout l’être de non-être d’Odradek •

et alors une autre idée me frappe moi le dépourvu de cœur – moi qui ne suis qu’un cœur de migraine • "pourrait-il me survivre, Odradek ?" – lui, qui n’a pas réellement de corps mais seulement l’espoir d’une apparence – une apparence d’attente qui peut se dissiper n’importe quand • lui, qui nous menace tous non de sa présence bénigne mais de sa terrible disparition – évanouissement définitif hors de l’illusion, l’identité et le temps • lui, qui me donnait souvent l’impression d’un instant gonflable qui aurait pu crever au plus léger choc – définitivement – pour toujours – en nous attirant avec lui dans les patries de son incertitude filamenteuse – où nous ne pourrions pas déposer nos pas lourds de tant d’intentions – buts – ambitions cachées – attentes frustrées – nos rictus grossiers – comme taillés à la scie – nos gueules explosées par la suffisance de l’incertitude – crispées d’une assurance vorace qui nous échappe toujours • et pourtant – malgré tout – malgré mes anxiétés irrationnelles et ma rage qui me tient place d’amour – si l’amour peut être autre chose que rage – l’idée qu’Odradek pourrait me survivre – que son œil laineux fixerait demain un autre depuis les marches en bois d’une maison fictive – m’est insupportable – insupportable • comment expliquer autrement cette asphyxie anxieuse qui me saisit chaque fois que je tâche de m’imaginer séparé d’Odradek – mon démon familier – le démon gaucher qui m’empêche d’adhérer – de réussir à adhérer à ce monde hors des filets duquel je glisse en permanence – déséquilibré par un tir secret qui pulvérise dès l’hypothèse tous les liens •

et alors je me dis que la seule solution – le seul but de mon sens sans finalité – serait de devenir ou de comprendre que je suis Odradek – et de m’attendre ainsi – avec les filaments pendants sur la marche fictive d’un escalier inexistant – infinis car inexistants – en guettant comme en sommeil mes générations et en attendant – comme toute migraine – que je me réveille enfin – comme toute migraine…

 

 

∗∗∗

 

Peritios

L’érudition amplifie notre ignorance aux dimensions du rêve – la coulpe ou la maladie des ignares venant d’une trop étriquée a-rêverie • elle invente oniriquement notre connaissance • car non seulement nous vivons dans le rêve mais glissons parfois dans des rêves que le sommeil n’a jamais rêvés • ainsi les peritios… • la voie par laquelle la prophétie au sujet des peritios est arrivée jusqu’à nous est la plus improbable de toutes – le néant • car c’est comme si le néant avait ouvert ses lèvres mystérieuses en prononçant des mots inaudibles – oh ! des mots invisibles – que nous ! nous ! avec nos oreilles de chair – avec nos misérables yeux – néant-moins, les avions entendus – néant-moins, les avions vus… •

d’après la Sybille Éritrée – nous dit le méta-zoologue Jorge-Luis Borges – déguisé en vénérable frère Jorge qui s’empoisonne avec un traité perdu sur la comédie – par l’amertume labyrinthique d’Umberto Eco, qui manifestement, se marre étrangement – en nous enveloppant dans son érudition salvifiquement dangereuse – les peritios auraient dû être les destructeurs mêmes de Rome • en l’an 671 de l’ère chrétienne – presque deux siècles après que Rome avait été sinon détruite, du moins conquise par les Ostrogoths d’Odoacre – les syllabes désormais inutiles de la Sybille brûlèrent dans le dé et furent reconstituées – sans que le hasard ou l’intention retienne encore les syntagmes de la prophétie si cruellement trompée par les peritios • ainsi – migraine borgésienne standard – leur existence même aurait dû nous demeurer inconnue – personne ne citant plus l’oracle sibyllin • mais les syllabes du néant ont des voies mystérieuses et enivrantes-exotiques • au XVIe siècle – cent ans après la plus tardive mention connue des Romashcan et cent ans avant la première mention connue des Shishmanian – un rabbin de Fez (au Maroc pour les décorés en géographie) – sans doute, nous communique Borges, en suivant des sources incognoscibles, il s’agit de Aaron Ben Haim – compilant un auteur arabe (d’ailleurs inconnu) – dont il véhicule de vastes et précieux extraits – l’Arabe, dans son texte obscur et en apparence égaré sur les sentiers du temps, mentionnant à son tour l’existence d’un traité sur les peritios – disparu lors de l’incendie en 640 (la dix-huitième année de l’Hégire mais le trente-et-unième avant la disparition de la prophétie de la Sybille), provoquée par Omar, de la bibliothèque d’Alexandrie (incendiée déjà par César, comme on le sait) • les citations du Juif d’après les citations de l’Arabe d’après un traité d’origine inconnue, illisible et incognoscible, pour des raisons objectives d’ordre ignique – nous permettent (toujours apud Borges) de fournir en détails des informations non moins mystérieuses que celles transvasées par Platon (qui ne les connaissait pourtant pas) sur les Atlantes et leur patrie – l’Atlantide • en effet, Atlantes qui auraient dû disparaître avec l’engloutissement de leur spectrale île – mais sont-ils, les peritios, les Atlantes ? – les futurs annihilateurs illusoires de Rome ont plutôt l’apparence de chimères de la paix – à la tête et aux pattes de cerf et au corps ailé d’oiseau •

des êtres éminemment skiatiques comme toutes les créatures du mésonge et encore plus qu’elles – les peritios dévoilent dans l’ombre la vérité humaine des chimères (déjà suggérée de manière assez limpide par Platon et certains gnostiques) • car – comme s’ils étaient des humains enveloppés en des corps d’insaisissable verre – opaques pour les yeux des mortels mais transparents pour l’œil implacable du soleil – les peritios ne jettent pas à la terre leur contour mélangé de cerf et d’oiseau mais l’ombre de l’être caché que nous sommes • fait qui aurait déterminé certains auteurs – nous dit encore Borges – mais lesquels, dans ces migraines labyrinthiques de documents disparus et d’absences – à s’imaginer comme quoi les peritios seraient rien d’autre que (nous citons, bien que nous ne sachions pas très bien d’après qui) « les esprits des individus morts loin de la protection des dieux » •

des informations abondantes portées par les sources occultes du néant – qui a trouvé ici profond lieu pour son dire – nous décrivent leur nourriture bizarre – la terre sèche – ainsi que leurs envols chaotiques par-dessus les colonnes d’Hercule – à la frontière entre les splendeurs organisées du monde et le chaos • tout comme les Éthiopiens de Memnon – le fils de la déesse tué par le fils de la déesse – ont été, à l’instar des amazones de Penthésilée, les alliés les plus précieux de la Troie de Priam – de même les peritios, cédant en partie à leur sort, se sont avérés les alliés les plus fiables de Carthage – que peut-être ils auraient sauvée, en affrontant les armées, malaisées en mer, de Scipion, si les voix du mésonge n’avaient pas décidé autrement • chimères selon l’apparence et hommes selon l’ombre – les peritios semblent haïr l’homme – qui est homme selon le corps et souvent chimère selon l’ombre • cette triste réputation d’ennemis du genre humain, les peritios la partagent – par triple calomnie – avec les Juifs et les Chrétiens – la source, intéressée bien sûr, étant les mêmes Romains – leurs victimes sibyllins – lesquels, pour diverses raisons, dirait-on, se confondaient eux-mêmes avec l’Homme •

une rumeur encore plus étrange les apparente aux vampires et aux nécromants – les peritios, ces privés de la protection divine, se rachetant soi-disant par le crime – la bienveillance des dieux leur revenant dès qu’ils auraient tué un homme – en même temps que l’ombre du malheureux qui leur serait devenue étrange esclave • pareils aux anges – aux démons – aux super-héros (Achille, Siegfried, moins Superman), les peritios sont invulnérables – mais à la différence de tous ceux-là – investis, comme James Bond, d’une permission illimité de tuer – les peritios ne peuvent tuer, chacun, qu’un seul homme – qu’en déchiquetant et en se vautrant dans son sang et peut-être même en le goûtant – en procédant, pour ainsi dire, à la manière de Siegfried avec l’hémoglobine du dragon Fafner (ex-géant somnolent, narcotisé  par le trésor des Nibelungs) – ou encore pareil à qui sait quel vampire post-draculéen – ils giclent en direction du ciel tels des phénix aliénés – ressuscités de la mort d’un autre

êtres doubles selon l’apparence et dichotomiques selon le corps et l’ombre – les peritios semblent participer aussi de l’ambivalence classique de l’abyssal uranien – ou plutonien – et de l’abyssal neptunien • car, écrit Borges (en réfléchissant peut-être aussi à la perturbante définition platonicienne de l’homme : « un bipède sans plumes ») – je cite : « à Ravenne, où ils ont été vus il y a quelques années, on dit que leur plumage est de couleur céleste, ce qui me surprend, car j’ai luqu’il s’agirait d’un vert très foncé » • même si le troublant « il y a quelques années » doit être placé au XVIe, non au XXe siècle – le subtil « j’ai lu » – souligné par l’auteur même – pourrait viser non le rabbin de Fez mais Borges lui-même •

la trajectoire de cette bibliographie de disparitions se complique pourtant par une nouvelle volute – la brochure du rabbin marocain – l’unique fondement légitime-illégitime du mythe moult occulté – conservée, nous dit-on, jusqu’aux alentours de la seconde guerre mondiale, à l’université de Munich – est portée disparue – soit par suite des bombardements alliés – soit pour cause bien plus douloureuse de curiosité pseudo-érudite de la part de quelque nazi •  bien que, au fond, ceci permettrait peut-être sa réapparition subite dans les dépôts secrets de quelque grande bibliothèque • en ce qui me concerne, je suis – pour reprendre l’expression d’Edward Saïd – plus pessoptimiste que jamais • et voilà pourquoi • en consultant purement et simplement le dictionnaire grec de Liddell – le père de la douce Alice « in wonderland » et « through the mirror » – et Scott – nous apprenons que les peritios – loin d’être un pluriel ethnique ou animal, mythique ou méta-zoologique – désigne seulement le quatrième mois de l’année macédonienne (évidemment au singulier) – peritiaétant la fête qui se tenait en cette période • Bailly, d’autre part – qui ne semble pas connaître peritia – parle d’un mois du calendrier de Gaza – compris entre le 25 février et le 26 mars (j’ignore si mes deux explications peuvent être en quelque sorte équivalentes ou si, au contraire, elles ouvrent les migraines de nouveaux labyrinthes herméneutiques) •

il en résulte indiscutablement que les informations borgésiennes concernant les peritios ne sont qu’une chimère au sujet d’une autre chimère • sans doute, très à sa place dans un livre sur les chimères – et surtout, sur la chimère première – l’homme lui-même • il en résulte fatalement que la prophétie perdue de la Sibylle Éritrée – le traité égaré mentionné par l’auteur arabe – tout comme le texte, probablement disparu aussi, de l’Arabe – la brochure du rabbin marocain – évanouie elle aussi – comme l’entier tissu savant de rumeurs subtilement dosées et de sources opportunément annihilées – tout ce parcours de néant à néant à travers le néant rêvant et a-rêvant du néant – sont, purement et  simplement, l’œuvre de l’ingéniosité de Borges – qui, en digne méta-zoologue, ne pouvait ne pas apporter en quelque sorte sa contribution à ce feuillettement chimérique de l’imaginaire •

d’ailleurs, peut-être les lèvres du néant sont-elles des textes – surtout apocryphes • ainsi les bibliothèques seraient-elles une espèce de locution éternelle oscillant entre non-être, créature et chose – une sorte d’arachnides fractales infinies – plongeant en abîme d’abysse et ravins de rêves – traversant les océans du virtuel hypnotique et accostant parfois aux rives factices et ô ! tellement fragiles du réel • car tout comme les peritios – qui sont, en leur vérité méta-calendaire de poteaux achroniques du temps, les custodes et l’émanation para-syllabique des bibliothèques éternelles, leur souffle immortel – ont des ombres humaines • de même, les ombres des bibliothèques sans fin sont les événements historiques • non seulement ceux connus comme ayant eu lieu – mais surtout les méconnus et ceux non arrivés encore – ou camouflés – en notre monde d’impostures et de travestis – dont l’existence se scinde en deux migraines – l’une d’ignorance et l’autre d’oubli •

sachant tout ceci – il aurait été possible de déduire que – dans une réalité parallèle – les peritios auraient en vérité annihilé Rome – et que par une interférence aléatoire – ou peut-être profondément ou même providentiellement voulue – des ombres éternelles – la prophétie au sujet des peritios aurait paru dans un monde a – quand elle n’était vouée à s’accomplir, en fait, que dans un monde alpha • le sens plus profond – comme cela se verra – est pourtant autre et – comme nous l’avons suggéré plus haut – très peu sujet au hasard • car les interférences des éternelles – comme des court circuits – qui provoquent des incendies et catastrophes attribués soit à l’inconsciente nature – soit à tel ou tel imbécile, plus ou moins couronné – sont tout aussi nécessaires aux bibliothèques que leur propre prolifération abyssale – pareils aux phénix, les éternelles se renouvelant à partir de leurs propres cendres • ainsi la bibliothèque d’Alexandrie n’a-t-elle pas été incendiée – comme on le pense généralement – mais a brûlé toute seule pour pouvoir croître pareille à une plante mystérieuse – plus vaste et plus riche en occulte – plus loin – loin surtout des yeux profanes et des imaginations indignes •

la vérité – l’ébranlante vérité – me fut pourtant révélée à l’occasion d’une excursion munichoise effectuée il y a quelques années – à l’invitation de ma tante nonagénaire, Frau Virginia Kvanian (actuellement décédée) • je m’étais égaré hors des tenailles bienveillantes de la famille (et de ses barreaux protecteurs) – qui semblait parfois craindre de me perdre dans le virtuel – ravi ou séduit par quelque fantôme nymphomane, éventuellement princier, de la cour de Louis II de Bavière – le véritable roi-soleil ou, en tout cas, le roi-lune – quand – au coin d’une rue – dans l’ombre dense d’une cathédrale – un individu au visage comme un palimpseste effacé et réécrit perpétuellement par ses yeux étranges – pareils à des couloirs tapissés d’une sorte de livres vivants qui palpitaient – me fit signe – m’attirant à travers un enchevêtrement sans fin de ruelles médiévales – veillées me semblait-il d’invisibles tranches flottant sur des rayonnages insaisissables • j’ai remarqué que pendant tout ce parcours il a caché avec soin son ombre derrière d’autres ombres – en évitant les indiscrétions solaires – me faisant échouer au cœur d’une chambrette aux parois couvertes tout autour – pareilles à des fenêtres – ou des miroirs – ou de labyrinthiques scènes de théâtre – de longs rideaux rouges •

là seulement – après d’infinies précautions hallucinogènes – il m’a dévoilé la manière – probablement fictive – dont il avait (re)découvert, peu après la fin de la seconde guerre mondiale – parmi les ruines d’un abri bombardé – non une simple brochure – mais un véritable codex de la taille d’une petite bibliothèque – enveloppant en des commentaires le texte du rabbin – mais  portant, sur une page de garde indiscutablement tardive, le tampon en clair de l’université de Munich • oui, j’ai moi-même tenu en mains ce codex rare entre tous – le véhicule de la tradition la plus archaïque et universellement dévastatrice – ce codex – fragment du labyrinthe des éternelles – créature mystérieuse de brume philologique • car à l’hébreu du rabbin de Fez s’ajoutaient les commentaires les plus étranges et les informations les plus abstruses – en syriaque et araméen – en pehlevi et même en avestique – en copte, sanskrit et arménien ancien (grapar) – en tokharien, en hittite et même en sumérien et égyptien hiéroglyphique •

j’étais totalement dépassé par la fantastique nébuleuse pré-galactique des langues – et sans celui que j’appellerai désormais « le guide » – stalker – hormis la pierre précieuse de l’étonnement le plus rempli d’obscures lumières – je n’aurais rien cueilli de la vision comme un kaléidoscope sémiotique du codex • d’ailleurs, grandi à des dimensions pachydermiques et plus éblouissant que le néant enveloppé en vérité – même doté de compétences érudites et herméneutiques incomparablement plus vastes que mes modestes capacités – tellement modestes, hélas – pendant les quelques heures que j’y ai passées – assiégé par le danger sans échappatoire de la révélation – je n’aurais d’aucune manière pu traverser sans aide les méandres de cette démence supérieure à toute imagination – où on se décompose en avançant – en s’évanouissant dans un début de régression continue •

d’ailleurs les commentaires n’ajoutaient pas que des rayons adjacents à un soleil invisible – rétracté à travers des éclipses successives comme à travers des portes – mais ils servaient surtout de sarcophages pour des momies de signes incomparablement plus précieuses • ainsi le guide m’a dévoilé – caché dans les commentaires arabes – le texte perdu de la source du rabbin marocain – ainsi que dans les grecs, le traité même sur les peritios dont la destruction ignée déplorait l’arabe • la surprise suprême se cachait pourtant dans les commentaires latins – et à nouveau dans les grecs – qui contenaient les uns comme les autres une version de la prophétie de la Sybille Éritrée •

mais le texte des textes – le traité des traités – la prophétie des prophéties était le guide lui-même – tel un palimpseste qui aurait actualisé géologiquement ses strates de signes pareils à des âges successifs de la vérité • tout d’abord, la prophétie de la Sybille n’était elle-même que le dernier reflexe d’une longue série de pestilences nitescentes du mystère que comportaient la Pythie première de Delphes et la nécromante de ‘Ein-Dor • enfin, le copyright prophétique appartenait à une manga (prophétesse royale) atlante qui avait vu dans les peritios (leur nom atlante s’est perdu ou plutôt a été caché) la cause et le symbole de la destruction de l’Atlantide • mais, aurait-elle rajouté, partout où ils volent, en projetant l’homme à travers le cerf – le néant n’en est pas loin – car les peritios sont la respiration mystérieuse même du néant passée à travers le souffle parlant des bibliothèques – sa bizarre nitescence – étrangère et familière – comme le néant lui-même •

c’est pourquoi, rajoutait la prophétie, partout où les hommes vont rassembler leur orgueil – les peritios apporteront l’anéantissement – le dépérissement – et ce jusqu’à la fin véridique du monde • et à partir de là – de leur dimension intimement aliénante – qui n’était pas celle des hommes mais du néant – les peritios – cette veille du néant sur l’illusion inutile du monde – étaient intervenus, en provoquant manifestement ou le plus souvent, de manière occulte – l’écroulement de toutes les improvisations de la vanité et de la démence puérilement dénommées « humaines »  – depuis les Atlantes à Adolf Hitler – et depuis les Assyriens à Saddam Hussein et Bashar, Poutine et Milosevic – et encore, depuis la Horde d’or à Lénine-Trotski-Staline et depuis les Lémuriens à Mao et Deng • oh, la liste est loin d’être close – car le monde patine encore sur l’horreur et la folie – et va patiner • embrassant l’espace – leurs ailes avaient court-circuité la colossale armée de Darius (d’ailleurs, d’après une rumeur non confirmée,  Alexandre lui-même aurait été un peritio) – et leurs plumes avaient porté comme une épidémie la défaite par-dessus l’agonique Rome violée par Odoacre •

mais la liste de leurs interventions est trop longue et comporte trop d’informations sur l’histoire inconnue du monde pour pouvoir être transposée et transcrite sans une extrême témérité ici • (d’ailleurs, comme le savent très bien les avisés, les mystères fictives sont les plus terribles) • deux, pourtant, que j’ai suggérées de manière fugitive plus haut, comme aisément a compris le lecteur tant soit peu perspicace, me contraignent par leur nature même au dévoilement • la première concerne le sens de la prophétie originaire et, implicitement, celui de la prophétie sibylline • car ainsi qu’on peut le voir par suite d’une évaluation même sommaire du dire de la prophétesse royale atlante – non enregistré par aucun texte de la vaste création labyrinthique du codex et communiqué à moi exclusivement par la mémoire encore plus labyrinthique du guide – le rôle joué par les peritios dans l’anéantissement de l’Atlantide ne pouvait avoir qu’une valeur d’épisode – de même que la pulvérisation de toutes les autres improvisations de la vanité humaine – puisque, en tant quagents secrets du néant dans le monde – leur fonction et, en fait, leur être de non-être s’avéraient indissociables de « la fin  véridique du monde » • or, comme m’expliqua en souriant le guide, justement cette formule paradoxale et absurde, impliquant, dirait-on, plusieurs unhappy ends mondiaux possibles – dont un seul – seulement un « véridique » – visait, précisément, la superbe ridicule du non-être humain – qui, loin de reconnaître enfin son néant – donne à tous ses châteaux de sable ou de cartes de jeu des significations et des durées universelles • en effet, il est bien connu que tous les empires ombilicistes qui se sont succédés à travers la poussière du monde – y compris l’empire romain – s’identifiaient au monde lui-même – essayant de se convaincre dans leur autohypnose paranoïde – qui n’a épargné ni les empires fossiles précolombiens – que leur disparition serait identique à celle de l’univers dans lequel ils portaient leur inanité •

en particulier Rome était devenue – en partie en raison de la haine des occupés – surtout juifs (voir dans ce sens l’apocalyptique judaïque), auxquels il faut rajouter, par une sorte d’hérédité religieuse, les moult persécutés chrétiens (judéo-chrétiens principalement, cf. Apocalypse)  – d’autre part, à cause de la mégalomanie incorrigible des occupants – le symbole par excellence du monde – d’un monde odieux pour les premiers – abjection dont l’abolissement ne pouvait constituer qu’une libération grandement souhaitée et longuement rêvée – les sentiments anti-romains fournissant, probablement, le combustible de l’acosmisme des premiers gnostiques – pour ne plus parler des « nations de néant » des esséniens • mais, fin d’un monde sublime pour les derniers – les Romains eux-mêmes – temple de la justice et de l’ordre dont l’effondrement ne pouvait qu’être synonyme de l’abîmement du cosmos dans le chaos – catastrophe indicible, tétanisant d’horreur l’imaginaire gréco-latin – mais évitée, ou plutôt ajournée pourtant par scissiparité politique • donc Rome = le monde • mais cette équation pouvait se lire de deux façons – signifiant, selon le cas, mythomanie politique ou code, réduction du monde aux dimensions de l’empire romain ou utilisation intentionnelle de « Rome » , ou plus précisément, de sa fin, pour désigner « la fin véridique du monde » lui-même • or, assurément, c’est dans ce second sensque devait être comprise la prédiction de la Sybille Érythrée – non comme annonce de l’unhappy end d’une cité, aussi prestigieuse soit-elle, mais comme un mode codé de signifier la fin catastrophique du monde – l’apocalypse – l’Armageddon ou n’importe quel autre nom on lui donnerait •

en fait, les peritios – qu’il faut voir comme étant la véritable origine de la prophétie – la manga atlante étant elle-même une peritia ou une de leurs  représentants – s’étaient heurtés à une double difficulté • à savoir, de dévoiler la vérité et en même temps de l’occulter – d’annoncer de manière crédible « la fin véridique du monde » – et de l’engloutir parmi différentes « fins » politiques de la vanité et de la cupidité humaines • la disparition et la réapparition périodique de la prophétie – au début, toutes ces choses, il est presque inutile de le préciser, me les avait expliquées le guide, mais petit à petit s’était installé un phénomène second (télépathique ?) – une anamnèse – l’éveil d’une mémoire profonde qui se déroulait en moi pareille à un film herméneutique, cette fois à partir du silence et non des dires du guide – avait représenté la plus profonde subtilité de leur stratégie – la valeur d’une prophétie – et, par conséquent, son aptitude à la réalisation – se mesurant selon l’intensité du doute qu’elle provoque – de l’attente assoiffée et anxieuse qu’elle sait susciter et maintenir • car une prophétie oubliée se perd non seulement dans le labyrinthe de la mémoire mais surtout dans les labyrinthes d’un corps torturé par l’inachèvement • d’autre part, comme tous les assassins qui visent la réalisation d’un crime parfait – la victime étant le monde lui-même – pour dévier en partie l’attention des mortels – hors circonstances tout à fait exceptionnelles – les peritios étant non seulement invulnérables mais également immortels – ils avaient décidé d’exploiter les appétits ombilicistes de l’humanité, tellement anxieuse de son identité – donnant l’impression subminéeque la prophétie pourrait néanmoins concerner une de ces ridicules masures délabrées des humanoïdes (les descendants du singe avaient évolué bien moins qu’il ne leur plaisait de se l’imaginer) – quelque Atlantide – quelque Babylon, Ninive ou une Rome quelconque •

mais en adaptant et modifiant la prophétie au fur et à mesure qu’une des cibles transitoires et éphémères de la pulvérisation historique était enfin atteinte – ici se trouvant d’ailleurs une des raisons de la disparition et de la réapparition périodique d’une prophétie formellement variable • la sélection de Rome parmi ces masques du but profond – l’abolissement d’un monde résorbé définitivement dans le néant – l’essence physicale des chimères de la paix, comme se désignaient entre eux les peritios, étant non corporelle mais spatiale (mais sur cette révélation il ne m’est pas permis d’insister) – oh, oui ! la sélection de Rome s’était avérée un choix particulièrement heureux • non seulement parce que Rome a survécu au fond à sa propre destruction symbolique – en se transformant, de capitale d’un empire, en capitale d’une croyance – mais aussi peut-être parce qu’il existait réellement un lien inexplicable – abyssal ou a-local ? – entre le destin, la destination du monde – et certains composants – certains vecteurs de son histoire (d’ailleurs, le monde est-il autre chose qu’histoire ?) – voire entre eux-mêmes – en particulier Rome – tout particulièrement – tout spécifiquement Rome •

l’autre information – déjà suggérée en lien avec Alexandre et éventuellement d’autres personnages de la projection historique – concernait la stratégie secrète utilisée par les peritios pour infiltrer et contrôler – sans la brusquer – mais en la conduisant vers son port fatal – la fantasmagorie social-politique des hommes – tout leur jeu d’ombres – de sang et de poussière • car pour remplir leur fonction les peritios étaient contraints – oh ! avec combien de répugnance – de les infiltrer – de prendre le visage des hommes – à la manière de quelques agents secrets qui infiltreraient une organisation terroriste • dans ce but, une partie des peritios –pas tous, sans doute, comme on le verra – avaient utilisé une certaine aptitude – un talent – une sorte de hyper-caméléonisme mutant – dont les prophéties et les traités s’étaient abstenu de parler – et pour cause ! •

Sculpture extérieure – cour du château
de Brécy (photo d’août 2018).

 

la vérité est pourtant – vérité que Borges lui-même ignorait – bien qu’il l’eût touchée de près de la manière la plus périlleuse possible – que les peritios – eux-mêmes ombres des bibliothèques – et en tant que tels dépourvus d’une réelle consistance physique – pouvaient inverser leur corps par leur ombre – du moins pour les regards myopes des mortels – qui n’étaient eux-mêmes qu’une sorte d’aveuglement • de sorte que même pour le soleil – le corps d’oiseau et de cerf était substitué par l’ombre humaine qui devenait corps à son tour – l’ombre humaine étant remplacée symétriquement par le corps de cerf et d’oiseau – qui devenait à son tour ombre • l’inconvénient flagrant de cette mutation, autrement parfaite, consistait bien sûr dans la morphologie chimérique-animale de l’ombre (l’ex-corps) • or, un individu à l’ombre chimérique ne pouvait qu’inquiéter les autres humanoïdes – qui portaient de règle leurs chimères dans la caboche seulement • il fallait faire quelque chose • par conséquent, ce n’était pas l’hostilité – les chimères de la paix, bien qu’implacables, ne connaissent pas l’adversité, la suppression d’une pseudo-humanité arrivée à la moisson visant la purification et non l’inverse – mais la plus stricte nécessité qui avait poussé les peritios – plus précisément, ceux parmi eux qui avaient une mission d’infiltration – à tuer chacun un seul homme – avec l’unique but de capter son ombre – la précieuse – l’indispensable ombre • ainsi, un peritio mutant pouvait se débarrasser enfin du dernier inconvénient du travesti – le seul élément qui aurait pu éventuellement laisser transparaître sa nature chimérique – l’ombre, bien sûr • (évidemment, l’idée qu’un peritio ne pourrait tuer qu’un seul humanoïde constituait une absurdité soigneusement cultivée justement pour ne pas alerter les futures victimes) •

quant aux autres peritios – ceux qui n’étaient pas impérativement obligés à cacher leur nature skiatique – pour ne pas passer pour des monstres aux yeux des monstres – ils se camouflèrent à leur tour – en se revêtant des chimères qui peuplaient les pensées des hommes si faciles à tromper • ils furent donc tour à tour – et parfois en même temps – dieux – démons – titans et géants – sphynx – phénix et ichtyocentaures – nymphes – elfes et nornes – satyres – et sylphes – et trolls – et tant d’autres figures contenues dans le « livre des êtres imaginaires » – ils furent même peritios, eux qui étaient des peritios – et extraterrestres furtifs cachés dans des OVNI mystérieux • ils avaient taillé dans la géographie commune une tranche de transcendance qui s’est appelée « le triangle des Bermudes » – et ils se laissèrent même voir en tant que « petits hommes verts » – comme autrefois les diablotins – de longues silhouettes grises – en s’imaginant tels que les hommes aimaient se représenter le passé et l’avenir • et en se métamorphosant – ils attendaient l’accomplissement étrange des signes qu’eux seulement, les peritios, savaient déchiffrer – et la croissance, dans l’ombre, des bibliothèques – ces voix silencieuses du néant • et la redécouverte de l’Atlantide – avec laquelle tout avait commencé, et avec laquelle tout était destiné à finir véridiquement – devait, elle tout particulièrement, prédire le commencement moult attendu de l’achèvement des temps •

et lorsque les images de la voix télépathique cessèrent – je regardai avec étonnement celui qui avait été mon guide – en articulant les lèvres collées – et je sentais que la révélation n’était pas encore complète – mais sans savoir comment et ce qui lui manquait • je contemplais seulement, comme un cœur d’instants, l’attente qui pulsait dans mon regard intérieur • et tout d’un coup le guide me prit par la main et nous traversâmes telles des paupières les rideaux rouges et nous retrouvâmes sur une place hiératique – déserte – comme dans un tableau de Di Chirico – peritio lui aussi, je n’ai même plus demandé • et un soleil invisible frappait avec des rayons musicaux les dalles oniriques – et le guide me montra de son long doit cendré et comme éclatant d’une incandescence à peine cachée – l’ombre qui lui ruisselait des jambes • et je discernai une tête de cerf aux pattes gracieuses et pleines de vigueur – et un tronc d’oiseau aux ailes géantes jaillissant en artésiennes • et de mes yeux affolés tels des tournevis je lui scrutai la figure impassible – si inhumainement humaine – et ses yeux profonds qui avaient réécrit presque son visage mille et mille fois • et je n’ai pas osé regarder ma propre ombre de peur de ne dénicher en elle la tête de cerf et les artésiennes des ailes géantes • et me retournant à nouveau vers le guide je l’ai interrogé avec les syllabes des regards – sans formuler l’informulable – car je savais – je sentais avec toute mon anxiété et tous mes pores qu’un mystère insondable était lié à l’homme qui, par la connaissance, deviendrait peritio – lui, qui n’était, parmi les peuples de chimères de la pensée, que tout au plus une larve de peritio – ou de ce peritio unique qui par l’oubli – s’annihilant soi-même – deviendrait homme • et je criais avec les mutismes désespérés du regard – « maintenant je sais comment – mais je ne comprends pas pourquoi » • et en entendant avec le cerveau ma question – la chimère de la paix sourit tristement – pareil, oh ! pareil au sphinx deviné par Œdipe… •

 

Extraits du cycle inédit Êtres imaginaires et poétiques,
inspiré du volume Le livre des êtres imaginaires de Jorge Luis Borges
Traduits du roumain par Dana Shishmanian

 

Présentation de l’auteur




William Blake, The Tyger, Dylan Thomas, Do Not Go Gentle…

Pourquoi Jean Migrenne nous offre-t-il ces deux sources vives que sont William Blake et Dylan Thomas  pour accompagner la fin de notre année 2019 ? Pourquoi ce rapprochement, ce compagnonnage ? 

Nous pourrions voir dans la rencontre de ces deux poètes anglophones une similitude d’inspiration. Le retour aux sources judéo- chrétiennes, ainsi que l’ouverture à l’expression d’une parole éminemment personnelle, une voix intérieure, le discours d’une âme, un monologue du poète vers l’humanité, autant dire une veine romantique. C’est vrai, bien que leur œuvre respective s’inscrive à presque un siècle d’intervalle dans une histoire littéraire qui a bien sûr changé de paysage, répondu à d’autres sources d’inspiration, à d’autres contraintes contextuelles. Malgré cela, ils sont si proches, parce que leurs vers incantatoires s’adressent à la même source qu’est l’âme humaine. Ils en restituent toute la complexité, toute la brillance, toutes les dimensions. Sûrement est-ce pour cette raison qu’ils sont ici, réunis, et que leur voix ne s’est jamais éteinte.

Traduction, Jean Migrenne. 

∗∗∗

William Blake : The Tyger ( 1757-1827)

The Tyger

 

Tyger Tyger, burning bright, 
In the forests of the night; 
What immortal hand or eye, 
Could frame thy fearful symmetry?

In what distant deeps or skies, 
Burnt the fire of thine eyes?
On what wings dare he aspire?
What the hand, dare seize the fire?

And what shoulder, & what art,
Could twist the sinews of thy heart?
And when thy heart began to beat,
What dread hand? & what dread feet?

What the hammer? what the chain, 
In what furnace was thy brain?
What the anvil? what dread grasp, 
Dare its deadly terrors clasp! 

When the stars threw down their spears 
And water'd heaven with their tears: 
Did he smile his work to see?
Did he who made the Lamb make thee?

Tyger Tyger burning bright, 
In the forests of the night: 
What immortal hand or eye,
Dare frame thy fearful symmetry?

 

William Blake, Songs of Experience

 

Le Tigre

 

Tigre, tigre, feu ardent
Des bois du fond de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Osèrent ton orde symétrie ?

De quel antre ou de quels cieux
Jaillit le feu de tes yeux ?
Sur quelle aile osa-t-il partir ?
Et de quelle main le brandir ?

Par quel art, quelle vigueur
Bander les arcs de ton cœur ?
Et quand ce cœur se mit à battre,
Quelle main ? Quelle marche opiniâtre ?

Quelle chaîne ? Quel marteau ?
Où fut forgé ton cerveau ?
Quelle enclume ? Quelle horrible peur
Osa contraindre ses terreurs ?

Quand des étoiles churent les armes,
Quand le Ciel fut bain de leurs larmes,
A-t-il vu son œuvre et souri ?
Lui qui fit l’agneau, t’a-t-il fait aussi.,

Tigre, tigre, feu ardent
Au fond des bois de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Ont osé ton orde symétrie ?

 

 

∗∗∗

Dylan Thomas : Do Not Go Gentle… (1914-1953)

Do not go gentle into that good night

 

Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light.

Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night.

Good men, the last wave by, crying how bright
Their frail deeds might have danced in a green bay,
Rage, rage against the dying of the light.

Wild men who caught and sang the sun in flight,
And learn, too late, they grieved it on its way,
Do not go gentle into that good night.

Grave men, near death, who see with blinding sight
Blind eyes could blaze like meteors and be gay,
Rage, rage against the dying of the light.

And you, my father, there on that sad height,
Curse, bless me now with your fierce tears, I pray.
Do not go gentle into that good night.
Rage, rage against the dying of the light.

 

In In Country Sleep, éd. New Directions,  New York, 1952.

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit,
L’âge doit s’embraser quand s’éteint la lumière ;
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

Le sage au trépas trouvant raison malgré lui,
Qui n’a vu de ses mots jaillir le moindre éclair,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’honnête homme, à l’adieu des flots, pleurant son fruit
Fragile et beau dont n’a joué nul golfe vert,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Le barde fou, pêcheur de l’astre qui s’enfuit,
Découvrant trop tard que ses chants l’importunèrent,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’homme austère, à sa fin, lorsqu’il voit, ébloui,
Qu’aveugle l’œil fulgure sans être sévère,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Et toi, mon père, au triste sommet, je t’en prie,
Maudis-moi, bénis-moi, de tes larmes amères.
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Hugues Reiner, Poésies, extraits

N°9

 

D'un regard,
Ouvre la terre
Sur ton épaule.
Je me hisse
Mais trébuche et glisse,
Nain de pierre.

 

N° 31

 

Maintes fois, au seuil de l'échappée du sommeil
Je retenais quelques secondes de conscience...
guettant la grâce...
Absences pesantes sur mon corps
c'est ainsi que je traverserai les lendemains...

 

N° 56

 

Une partie de moi est une ombre
Le reste ira se perdre en chemin
au café des déraillés du train
L'eau dehors les noyés dedans !
L'organiste prépare mes funérailles,
il m'a parlé de la montagne
puis a disparu
le plancher était trop ancien
lourd en tête
balancier des figurants
il était un musicien !

 

N° 57 

 

Au moment où pénètre la nuit,
discrète dilection des heures repenties
le ciel parsemé des paupières
comme une marée majestueuse et solennelle
Vient effacer nos pas et nos vies

 

N° 75

 

Dans cette chambre,
attendre...
Dans un rituel sans mystère
donner ses bras à la potence,
dormir au présent blessé ?
Attendre fébrilement,
équilibriste, mon équipage épuisé...
La lumière se cache,
j'ai trébuché,
tombant de silence
je dormirai le cœur ouvert !

 

N° 84

 

Dans ce chemin doux
oublié des marcheurs
on avance aveugle et fier.

Au gré des vagues stellaires
de pensées et de désirs
on guette toute chimère

Résonne à tout va, au diable
l'hymne symphonique de l'imaginaire !
Mais vous !
Les arbres
et votre galerie d'espèces animales
cohorte d'anges et d'oiseaux prodigieux
de poisson joyeux et de fleurs enchanteresses...
Venez me cueillir et me pêcher
ma candeur n'a plus rien d'humain
et je demande asile en votre sein !

Présentation de l’auteur




Blanche, De drôles d’oiseaux et autres slams

De drôles d'oiseaux

 

On voit de drôles d’oiseaux échoués sur nos plages
De drôles d’oiseaux !
Ils ont de l’écume plein les plumes
Ils ne bougent plus
Du sel plein les yeux qui ne s’ouvrent plus
...Au moins ils ne souffrent plus

Leur ramage se rapporte à leur plumage
On voit de drôles d’oiseaux
Qui arrivent par vagues
Corps mourants qui dansent
Bal atroce
Ils viennent chanter sans voix
Nous parler d’espoir et d’errance
De leur avenir pris dans des ronces
Ils viennent perdre nos regards dans l’vague
Et Bam ! En réponse
On ferme nos ports
Nos cœurs, nos portes
Ils s’enfoncent

Je revois ce petit rouge gorge
Allongé sur le sable
De loin on dirait la ruine d’un monde qui fait l’mort
Oui mais de près c’est un enfant
Qui dort qui dort
Petit prophète deplumé
Craché par la tempête
Minuscule poète
Petit rêve depouillé

On voit de drôles d’oiseaux échoués sur nos plages
Avant sur la rive
on trouvait des bouteilles et on lisait les messages
Mais les prières roulées dans des flacons de chair
On préfère les laisser couler
On laisse les chagrins se noyer
En pleine mer
Y’a tant de sos qui s’perdent
En pleine merde
D’oiseaux messagers qui viennent se crasher sur nos ombres
Et on oublie qu’dans c’monde
On est tous mi-grands mi-p’tits
Mi-grands mi-p’tits

Nous, On voudrait se reposer de nos soucis
Le plus loin possible des bains d’sang
Et ça s’comprend
Ici on d’vient barges alors comment devenir berges ?
On peut pas voir large
On peut que gamberger, se murger
Et puis, Bâtir des murs qui dissimulent mal le murmure de l’animal
Pour oublier que dans c’monde
On est tous mi grands mi p’tits
Mi grands mi p’tits

En restant mutique on s’mutile
En même temps que dire ?
J’me sens si impuissante c’est épuisant
Comment être utile ?
Ni mystique ni politique
Mon seul pouvoir est poétique
Et ce soir très hypothétique
Peut être que mon premier devoir
C’est juste de voir
Et de dire ce qu’en penserait
La petite fille que j’ai été :
Y’a des hommes à la mer
Des enfants en bas âge à bâbord
Et des mères dont les larmes débordent des canots de sauv’tage
Alors pour rester debout demain, humains
Faudra jeter des bouées
Et tendre des mains
Des mains !

Le cœur en miettes sur la main
C’est la que les oiseaux viennent se mourir
La voix tremble, s’étrangle et demande
Sans plier
Quitte à supplier
« Ouvrez les ports
Laissez nous dev’nir terres d’asile
Je me doute bien qu’ c’est compliqué
Mais on peut plus vivre comme des îles...
L’humanité est en péril
Si elle laisse ne serait-ce qu’un d’ces Hommes périr sans pleurer
Quand des corps coulent à pic
C’est l’urgence on agit
Toi tu prends l’temps d’reflechir
Mais leurs poumons qui s’ remplissent sont le sablier
Leurs poumons sont le sablier !
bordel ce gosse ça pourrait être ton fils
T’as toujours pas pigé ?!
Tu oublies qu’ dans c’monde
On est tous mi grands mi p’tits
Mi grands mi p’tits
...Raisonnement elliptique

Je vois de drôles d’oiseaux échoués
Sur mes pages
J’voudrais leur donner des noms
Des noms d’Hommes
Mais ils restent anonymes
Sans figure et sans âge
Masse informe qui dérive
Comme une tache de pétrole, de chloroform’ et d’bile

J’ai le cœur mazouté
On compte les morts !
Humanité j’écris ton nom
Mais je sais pas où t’es...
Alors les yeux salés
Mi ouverts, mi clos
Je rêve
Je vois de drôles d’oiseaux
Je vois de drôles d’oiseaux qui voguent
Et guident des bateaux qui volent
De drôles d’oiseaux qui voguent et guident des bateaux qui volent...
Je rêve et je me souviens
Que dans cette vie
on est tous
Si p’tits et si grands
Si p’tits mais si grands...
Ensemble

06370

 

06370:
Numéro d’série d’mes souv’nirs d’enfance
Retour en terre sainte
Je me souviens, et mes mots rient
Comme cette petite fille
Dans sa petite ville
Non loin de là j’avais des tresses
Le coeur noué
La rue, le banc
Une bicyclette avec un panier vide devant

Je me souviens...
Le rire bête de la sonnette
Le chant des freins, le refrain
Le guidon qui guide plus rien
Ce dédale de pédales sous mes pieds
Et qu’j’avais même plus peur de tomber...
Suffisait d’passer les vitesses
Pour s’griser, dérailler
Sous mes tempes la vie battait
Comme la pluie qui tombait jamais

Je vois ! Je vois tout ! :
Le cèdre bleu
La silhouette des grands arbres
Qui posaient leur couronne sur ma p’tite tête 
Je vois...
Je suis une grande fille
Dans les belles ruines
De ma vieille ville d’autrefois
J’prends des photos de mes souv’nirs
J’prends ma mémoire dans mes bras

06370, j’avance
Soudain, j’ai dans le nose une odeur naze
Mi eau-d’rose, mi sueur rance
Note de coeur: fleur d’errance
Et dans la bouche...
L’aigre douceur s’enfonce
Celle, de l’ogre bouffeur d’enfance
Qui m’a salie
Qui m’assaillit
Depuis, l’eau d’prose c’est ma salive
Je crache la poésie
A la gueule du temps
J’avale le venin des rimes à venir et des mots d’antan
Et même si le temps peste
Même dans la tempête
J’reste, droite, comme le point sur le i
Debout
Le poing qui fait très mal
Qui fait des Aïe avec des trémas,
Met des tremolos dans ma voix

Je me souviens et mes mots rient
Ils savent bien qu’à l’heure
où les souv’nirs surviennent
Il vaut mieux sourire pour survivre
Mes mots sont tout verts,
Ont les yeux grand ouverts
Ils me regardent et se souviennent
Que j’ai le sang tannique et grave
Le pire gravé au creux d’la nuque
C’est par là qu’la vie m’a tenue
Que j’suis la dernière note de la portée
La Blanche pointée, du doigt
Pour avoir refusé l’silence
Mais...
Petite chatte est devenue grande
Petite Blanche est devenue femme,
Et flamme,
Et slame...
Avec sa langue pour lance
Elle tente t’éteindre le diable qui danse
dans le petit bois mort de l’enfance
d’en face...

06370:
J’taille l’espoir dans l’incendie
J’sais qu’on n’a rien sans dire
Des étincelles plein les cils :
Regard embrasé d’ceux
Qui n’s’embarrassent pas et refusent d’apprendre les règles du feu
Mascara charbonneux :
Oui, j’ouvre les yeux !
Mascarade carbonisée:
30 hectares d’illusions partis en fumée
J’crache de l’au-delà et de l’eau-de-vie
sur les cendriers
Le destin m’a pété les dents !
Qu’en ai-je à foutre, hein ?!
qu’elles soient grises, jaunes ou bien cariées... Rien à carrer !

Je me souviens, je vois tout
Les mots fusent... et j’me sens
mi-détresse mi-Apollo 13
Qu’est ce qui pourra m’arrêter ?!
J’vois ! :
J’boite vite
J’bois pour n’plus oublier
J’bois le vers qui rêvait d’être
à moitié rime
à moitié libre
et toujours ivre, plein d’poésie
Je bois à la santé
de tous les micros aphones
de tous les corps sans personne
qui tentent de susurrer les mots censurés
et d’crier les sens interdits

Retour en terre sainte, enceinte
Sur la terre de mon enfance tachée d’sang
j’ai mis au monde un innocent pour l’quel j’tremble
06370, pour lui j’avance
J’revois mes rêves mourants partout
Je me relève avec mes lèvres
En terre vermeille
Suis à l’heure où je me réveille...
J’pars décrocher l’soleil mais
Suis- je à l’heure pour les merveilles ?
Même dans la tempête
Et même si le temps presse
Je marche, je ne cours pas
Certains ont les mains sales
Moi j’ai ma cadence propre
Ce soir je vais me coucher sur le flanc
Et puis me cacher pour écrire...
J’me mets tell’ment à mal
J’me mets tell’ment à nu
Je n’sais même plus si j’suis un animal à plume, ou à poil...
Peut-être qu’avec le temps je suis un animal à voile...
Qui dérive, tout douc’ment, sur sa tache de mémoire sauvage...
Toujours plus loin du carnage,
Car j’nage à contre courant

06370:
Numéro d’série d’mes souv’nirs d’enfance
Je n’oublie pas l’pire mais...
Je me souviens d’tout:
Non loin d’ici
Le cèdre rouge
Le soleil qui s’lève dans les roues d’mon vélo mauve
Mon frère qui court tout autour
Le chant du vent dans mes cheveux...

Retour en terre peinte:
J’dis : 06370, numéro d’série d’mes sourires d’enfance

Poids lourd

 

La
J’ai un poids lourd sur l’coeur
Un semi-r’mord
Et dans la r’morque j’me trimbale
Trois tonnes de tristesse de détresse de...

J’me r’garde dans l’miroir et il m’semble
Que j’ressemble à cet angle
Mort
Eh attend ! Temps mort

Dis moi
Dis moi qu c’était pas ton sang sous le blouson de cuir
Dis moi qu j’avais pas les mains sur l’volant avant d’m’endormir
Dis moi que ce n’est
Que de la tôle froissée
Qu’tu r’passeras
Pour l’constat
Qu’on n’est pas pressé
Dis moi qu’ tout roule s’il te plaît

Mais putain qu’est ce qu’il s’est passé ?!
Tout y est
La route y est
Mon camion y est
Ta bécane y est
Et toi t’y es... resté

T’es cané...
T’es qu’un égoïste
T’es qu’un inconscient
T’es qu’un salopard
Qui... qui passait par la
Qui m’est passé d’vant
Pour... pourrir ma vie
T’es qu’un abruti!

...t’es qu’un innocent
T’étais qu’un enfant...
Un petit motard
Un petit fetard
Un petit veinard
Un petit connard !

Toi tu pars à vie
C’est le paradis
T’iras pas en taule
Tu seras aux anges
Tu s’ras une étoile
Ou bien une mésange
Mais moi...
Moi je suis foutu !
Moi j’suis plus personne
Si, j’ai mes papiers...
Mais j’sais plus qui j’suis
J’ai tout oublié
La sur le klaxon
Je sais pas qui t’es
Mais mon new reflet c’est ta face à toi !
Qu’est ce qu’elle a ma gueule ?!
Elle ne me revient pas...
Elle est restée sur la chaussée
Dans le fracas dans les éclats
Mais putain qu’est ce qu’il s’est passé ?!

Et ma voix vrille, s’tord
Elle grille les stop les virgules
Elle sent ma vie qui bascule entre ses cordes
Je revois ton corps
Valser dans l’decor
J’regarde dans l’retro
Main sur le pommeau
Y’a plus d’marche arrière
Y’a plus de barrière
J’suis en roue libre
Comme un cretin
Sur l’autoroute de la misère
J’conduis ma vie sans les mains
Les yeux un peu trop ouverts
Gare de péage du destin: on a payé un peu trop cher

Le soir c’est comme si...
J’sais pas...,
C’est bien ma tête sur l’oreiller
Mais sous les draps j’crois qu’c’est tes pieds...
Je sais pas si tu baises ma femme...
En tout cas moi j’l’ai plus touchée
Parce que quand j’rentre
j’m’allonge dans la canopée
Je mate ma vie en HD
Depuis mon arbre déraciné
Je mate ma vie sans l’son
Je n’comprends plus le français
Ma BO c’est l’bourdon
Le criss’ment d’mon pied au plancher

Mais putain qu est ce qu’il s’est passé ?
qu’est ce qu’il s’est passé ?!
J’suis pas chauffard moi
J’suis pas un faucheur, non !
J’suis pas un chauffard !
J’suis pas un faucheur...non !

Présentation de l’auteur




Contre-allées, n. 39–40

La revue Contre-allées a vingt ans, nous rappelle Romain Fustier dans son édito, consacré – et nous y sommes sensibles à Recours au Poème - au revuiste autant qu’aux poètes qui confient leurs textes aux revues. Comment ne pas partager son interrogation sur ces animateurs de l’ombre dont « restent des corps qu’étreint parfois la fatigue, que traversent les doutes » ?

Et comment ne pas souscrire à l’acte de foi, en la poésie et en la mission qu’ils se donnent, devenant « architectes » pour permettre aux voix qu’ils présentent de créer « une grande conversation de voix », dans laquelle les auteurs mettent leurs textes à l’épreuve, vers plus d’exigence poétique ?

Ce numéro ne déroge pas à la règle fixée : les voix, variées, s’y répondent, en échos . Ouvrant la marche, les poèmes magnifiques de François de Cormière, qui alternent observations du monde, méditations notamment sur le temps passé et sur les lectures ou musiques qui transforment inévitablement le réel qu'on décrit , devenu écho d'autres échos (et je pense au très beau livre de Jacques Ancet, récemment publié par publie-net, sous le titre « Amnésie du présent », qui creuse les concepts de réalisme et de poésie). A la suite, d'une sorte d'art poétique de Pierre Drogi, dont l'incipit farfeluévoque à la fois Proust et Umberto Eco (« j'ai longtemps confondu les îles et des saumons »), des poèmes d'Alain Freixe, mêlant harmonieusement profondeur et simplicité, et dont j'aimerais citer cette vision qui me touche :

Contre-allées, revue de poésie contemporaine, 39-40, printemps-été 2019,, invité spécial François de Cornière, 10 euros, abonnement,2 numéros, 16 euros (boutique en ligne : https://contreallees.bigcartel.com ),

le ciel consent
aux façades amies
une aumône de sable
tandis que de vieilles femmes
aux fichus noirs
viennent ramasser
par les rues vides
l'ombre des papillons
qui avaient fleuri
à midi

Suivent Georges Guillain, Jean-Pierre Georges, Jacques Lèbre, des poèmes en prose de Jean-Baptiste Pedini, Joëlle Abed, des vers de laquelle je retiens ce magique tercet :

Dans le fond d'un petit sac en papier muni d'anses torsadées reposait une pomme bleue

La pomme avait mangé la suite du rêve

À quoi sert de lui en vouloir ?

On trouve encore Olivier Bentajou, dont le texte « laps » est constitué d'images précieuses égrenées comme des notations horaires, des poèmes incantatoires d'amour déçu d'Alain Brissiaud,

je mets ma vie en suspens écoute
le chant du ciel

cette lueur à pic
qui frissonne
et nous terrasse

il est sans faute
et pourtant
funèbre

comme nos mains
fermées

mal écrites

Puis, un journal de marche (quelques jours d'octobre 2015) d'Igor Chirat, des textes au rythme ample d'Emmanuelle Delabranche qui utilise le ressassement comme principe (réussi) de construction), Joël Georges, Elsa Hieramente, Cedric Landri et ses observations microscopiques : 

Le muret cette faille
où se glisse un lézard
filant vers les profondeurs
tranquilles de la planète 

et encore Clara Regy, dont on entend le souffle dans des poèmes en parataxe et constructions averbales émerveillées, Pierre Rosin, peintre et poète (et depuis peu directeur de la maison de la poésie de Poitiers) et Olivier Vossot .

Des poèmes posthumes d'Anne Cayre sont donnés au lecteur, ainsi que les réponses de poètes interrogés par Cécile Glasman sur « L'insoutenable légèreté de l'être : en quoi la poésie vous aide-t-elle à vivre ? ».

En hommage à Marie-Claire Bancquart et Antoine Emaz, des poèmes de chacun de ces disparus ferment la marche de cette revue en bon ordre qu'on ne saurait écarter, vu l'excellent « rapport qualité/prix »  de ce travail et de cette riche sélection que je recommande vivement.

 




Poésie Lusophone, deuxième épisode

 Introduction et traduction de Stéphane Chao

 

Voici la suite de la sélection de poèmes signés par des auteurs venus du Brésil (pour quatre d’entre eux) et du Portugal. Édités dans leur pays, ces poètes ont pour la plupart la particularité de publier dans la revue littéraire brésilienne Philos, l’une des plus actives et les plus soucieuses de dénicher les talents, en se jouant des frontières, avec une prédilection pour les auteurs de langue latine. 

Nous avions vu dans un premier épisode des poètes comme Regina Alonso, Tereza Du’Zai, Nilton Resende pour ne citer qu'eux, qui ont comme la plupart la particularité de publier dans la revue littéraire brésilienne Philos, l’une des plus actives et les plus soucieuses de dénicher les talents, en se jouant des frontières, avec une prédilection pour les auteurs de langue latine.

 

Poésie Lusophone, premier épisode

 

Chez le lisboète Pedro Belo Clara, l’écriture a pour fonction de dire un bonheur irréfutable quoique ténu à travers des métaphores qui débouchent sur une sorte de panthéisme bucolique où tout est matière à chant. Ici nulle métrique, fût-elle déstructurée, subvertie, mais une prose délicate, ductile qui épouse l’épiphanie printanière des choses et procure l’expérience florale de la communion avec les saisons.

Dans la poésie du Carioca Carlos Cardoso, le désir de métamorphose affecte principalement le sujet, qui attend de l’Autre la transsubstantiation qui le délivrera, ou qui sait, le rendra à lui-même. Expérience presque toujours déceptive.

 

PEDRO BELO CLARA

Um lírio nos olhos

 

Era, como então dizia, o tempo em que as tardes de verão cabiam inteiras na fundura dos teus olhos – ou assim me segredava o coração, por entre as malhas das fantasias que no seu bater urdia com insensatez de frágil flor.
O pequeno outeiro, cabana contra os abusos do estio, a imensa sombra do carvalho em eterno abraço às brisas viandantes, o largo rio etéreo largado das altas folhas até às ervas vestidas de sombra: uma só coisa bailando no mistério de si mesma.
Sobre os campos derramada, a luz era oiro líquido – delicado manto cobrindo o sonho doce das raízes. As boninas, numa dança suave, confiavam os corpos ao breve afago do vento gentil, certas que o seu sol conheceria distâncias que no sossego de si nunca ousara conhecer.
Os gestos sucedendo-se lentos e pausados eram uma estranha e nova melodia composta no instante do esboço, e feliz juntava-se ao tanto que cabia no peito, que o embalava em carícias sem nome, que o fazia cantar como o poeta da primeira manhã. Os corpos esqueciam as estações com cada toque rendido ao fulgor do silêncio; a doce acidez do vinho despertava nas línguas sabores de brancas flores e fogos súbitos, apaziguados na fresca inundação dos frutos mordidos com a ternura dum beijo.
Ao longe, duas toutinegras conversavam sobre ninhos e bagas. Ou seriam melros na alegria dum desafio a dois cantos? Entre risos que se evolavam através da leve valsa das verdes folhas, o espaçado rumor das asas do primeiro dos pássaros. Críamos que toda a memória, que toda a fala nesse simples acorde se diluiria. Talvez fosse o secreto anseio de um sopro apenas ser: rosa de ar num dia, letra sobre as águas escrita noutro.
Quando a fadiga chegava com o peso doce dum sono feliz, era a última imagem que desejávamos guardar dentro de nós: o céu de safirina lisura, sempre o céu – eterna testemunha do esplendor de tudo.

 

Un lys sur les yeux

C’était le temps, comme on disait alors, où les après-midi d’été tenaient entièrement dans le fond de tes yeux – ou bien était-ce mon cœur qui me chuchotait cela entre les mailles des déguisements que ses battements tissaient avec la déraison d’une fleur fragile.

La petite colline, cabane contre les abus de l’été, l’immense ombre du chêne qui enlace éternellement les brises voyageuses, le large fleuve éthéré qui descend des hautes feuilles aux herbes revêtues d’ombres : une seule et même chose dansait, mystérieusement elle-même.

Ruisselant sur les champs, la lumière était un or liquide – nappe délicate recouvrant le doux rêve des racines. Les fleurs des bois, dans leur danse suave, confiaient leurs corps à la brève et affable caresse du vent, certaines que le soleil connaîtrait des distances que, tranquille en lui-même, il n’avait jamais osé connaître.

Les gestes qui se succédaient lentement et posément étaient une étrange et nouvelle mélodie composée à l’instant où elle s’ébauchait, et heureuse, celle-ci se joignait à tout ce qui tenait dans ma poitrine, la berçait avec des caresses sans nom, la faisait chanter comme le poète du premier matin. Les corps oubliaient les saisons à chaque toucher qui cédait à l’éclat du silence ; la douce acidité du vin éveillait sur nos langues des saveurs de fleurs blanches et des feux subits, que venait apaiser la fraîche inondation des fruits mordus avec la tendresse d’un baiser.

Au loin, deux fauvettes à tête noire discutaient entre elles de nids et de baies. Ou étaient-ce deux merles qui se livraient ensemble à un joyeux duel de chants ? Parmi les rires qui s’envolaient dans la légère valse des feuilles vertes, il y avait la rumeur intermittente des ailes du premier oiseau. Nous croyions que toute la mémoire, que toute la parole se diluerait dans ce simple accord. Peut-être était-ce la secrète envie qu’un simple souffle fût : rose d’air dans le jour, lettre d’eau écrite sur l’autre.

Lorsque la fatigue venait avec son doux poids de sommeil heureux, la dernière image que nous désirions conserver en nous était le ciel lisse comme un saphir, toujours le ciel – éternel témoin de la splendeur de tout.

 

CARLOS CARDOSO

Paisagem

 

Quando fechei os olhos
do outro lado da cama
o seu corpo não estava

– você
insistiu em mudar de cidade.

 Ora os sonhos!?

Quando um homem
traz no peito a paixo,
a conversa por cima da
mesa é mais séria,
antes concebê-la n’alma
do que viajar pelos sentidos.

 Não sei se hoje um Deus
ou se amanhã o sangue
percorrerá minhas veias.

 Sossego.

Eu só queria beijar a chuva
e beber o cheiro da sua
presença,
acordar e conduzir
a lua por um outro sol
e libertar em mim
o caminhar da vida

 Coisa inútil
quando os versos cantam,
não pelas melodias,
e sim, por sentimentos,
é que defronte a paixão
estão os lábios da rainha
que outrora as nuvens conceberam.

 Ora os sonhos!?

Um último suspiro
teria sido mais urgente.

 

 

Traduction :

 PAYSAGE

 

Lorsque j'ai fermé les yeux,
ton corps n'était pas
à côté de moi dans le lit.

– Tu
as insisté pour changer de ville.

Foin des rêves !

Lorsqu'un homme
porte une passion dans sa poitrine,
la discussion devient
plus grave à table,
Mieux vaut la concevoir dans son âme
que voyager avec ses sens.

Je ne sais pas si aujourd'hui un dieu
ou si demain du sang
circulera dans mes veines.

Tranquillité.

Je voudrais seulement baiser la pluie
et boire l'odeur de ta
présence,
me réveiller pour accompagner
la lune vers un autre soleil
et libérer en moi
le chemin de la vie.

Inutiles
sont les vers qui ne chantent pas
pour la mélodie
mais pour les sentiments,
Car en face de la passion
il y a les lèvres de la reine
que jadis les nuages ont conçues.

Ah les rêves !

Un dernier soupir
aurait été plus urgent.

 

 

Ce poème est extrait du recueil  Na Pureza do Sacrilégio (Ateliê Editorial, 2016).

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Marc Tison, La boule à facette du doute

Marc Tison rend compte de sa pratique de la poésie, car pour lui la poésie est une expérience partagée. C'est une praxis qui ne s'oppose pas à la poiêsis bien au contraire. C'est une mise en œuvre au sens littéral et figuré, une union du dire et du faire, une osmose incantatoire et révélatrice. En ceci, il ouvre la voie (voix pour oser un jeu de mots relativement éculé) à une littérature qui devra emprunter cette route, celle où l'artiste/artisan offre et reçoit, dans une dynamique qui permettra de rendre compte de la pluralité des sources vives que son les humains, réunis, créateurs, ensemble. Ici la politique de demain, aussi, dans une danse symbolique avec les productions artistiques, qui en restituent la grandeur.

∗∗∗

La boule à facette du doute

Lorsque je m’interroge sur le passage à l’oralité du texte poétique écrit, lors de sa lecture à voix haute dans l’espace public, je ne peux formuler qu’une pluralité de réflexions désorganisées. Ce ne peut être que désorganisé car je ne souhaite pas particulièrement de cadre théorique à ma pratique sur la mise en voix du texte poétique.

Ce n’est pas une pratique de mise en scène mais plutôt une tentative de mise en espace du texte sonore. Cela vient surement d’un double désir de faire exister l’objet poétique et dans un espace partagé. Mais je vois cela comme quelque chose qui vient du texte et non pas de moi. Une façon de faire communion humaine, de faire société.  

Il ne s’agit d’ailleurs pas du passage d’un support (écrit) à un autre (oral). C’est un choix d’objet. La poésie n’est pas assujettie à l’écrit. Aucune poésie ne peut être finie, attachée, celée, à sa présentation formelle. Ceci sans opposer la poésie oralisée et la présence des signes (des mots) sur l’espace de la page ou d’un autre support. Bien que les supports de l’espace public (murs, affiches…) aient aussi une autre intention sociale que le livre.

Il y a pour moi une filiation à la poésie vivante dans l’instant, au partage du fait poétique. Ce qui s’adresse et qui va aux gens depuis des siècles via la déclamation publique, les troubadours, puis en allant vite les poètes chanteurs des rues du 19ième siècles, et ensuite le « talking blues » des afro-américains, les harangues des « Last poets », des performances autant de G. Lucas que des beatniks, où se rejoignent les pratiques historiques du hiphop comme de « la poésie action ».

Tout ça je l’ai compris depuis gamin sans besoin d’analyse du truc, ni intellectualisation.

Le langage libéré libère, et faisons qu’il soit libérateur de la prison dialectique des bavardages, des sur-parlés comme les pratiquent par exemple les chaines d’infos continues. 

C’est alors proposer d’autres relations sociales, en défaisant la convention d’utilisation du langage. Les mots hors toute perversion de leur usage. Comme si le langage m’intéressait que dans sa dimension de véhicule émotionnel.

Il y a une dimension politique dans le fait d’incarner la sensation, l’événement poétique. La proposition d’un autre langage que l’écrit, ou d’une autre intention du langage est un acte politique. C’est pour ça que les poètes et les créateurs sont les premières victimes désignées des totalitarismes. Ces derniers ne veulent pas d’autres interprétations du réel que les leurs. 

Ce d’autant plus que l’oralité, le dire dans l’espace, va vers l’ensemble des gens, leur diversité, mais aussi l’ensemble social qu’ils constituent.  (Et également vers ceux initiés qui sont moins « dangereux » moins subversifs car identifiables sociologiquement). 

C’est donc un double choix, politique et didactique car il s’agit de faire apparaitre l’objet poétique dans une dimension sonore révélatrice des potentialité qu’il porte.

Le passage à l’oralité est aussi un sujet personnel, intime, dans le sens ou le son et la prosodie vibratoire peut être la tentative de faire revivre, physiquement, l’émotion du fait poétique. Un fait surgit dans le corps  - l’émotion -  que l’on tente toujours vainement de traduire par les mots. La poésie est une frustration. 

C’est pour cela que lors de mes « lectures arrangées » l’essentiel est le texte… Le texte qui vient, non interprété, le texte incarné. Et encore en ce qui me concerne, la formulation langagière qui se construit en partant des yeux qui voient les mots, de l’influx des nerfs,  qui formule du ventre, vers la gorge puis la bouche, me semble d’un naturel effarant. J’en suis effaré parfois jusqu’à bafouiller. Et c’est aussi pour ça que je n’apprends pas par cœur, que je lis. Le texte est l’objet sonore, la mémoire de l’émotion, non pas sa mémoire en tant que texte en moi ni son interprétation ou sa réinterprétation. Il est comme il vient, comme il emplit l’espace sonore.

En fin de compte je ne sais pas vraiment pourquoi je fais ça. Cela me semble naturel, une forme d’évidence. Peut être que pour certains textes la simple forme écrite est insuffisante dans le geste qui les produit. Dans le geste qui rend compte de « l’émotion » poétique… Si pas insuffisante en tout cas pas exclusive, au contraire qui l’appelle en plus, en ailleurs.

C’est la boule à facette du doute (donc de toute humanité ?)

Ça n’invente rien et ça réinvente tout.

 

Présentation de l’auteur




Marco Geoffroy, SUR UNE ÎLE, IMMOBILE, et autres poèmes

Micro-moment
Une seconde
Ou deux
Tout ce qu’il me faut pour me faufiler
Entre tes mots
Une fraction
Entre lune et soleil
Un craquement de doigt

Du sud au nord de mon être
Le cul au neutre
Car ici on ne souffre pas
Le monde n’a pas encore corrompu ses eaux
Les poisons sont patients
Tout viendra

À la tombée de nous
Les yeux dans les ouvrages
Les sangles du livre
Laissant place à l’absence
Ce monde en couleurs
Épiant le soleil
À des kilomètres de tout

C’est un fait
C’est documenté
Une cymbale sait trancher une gorge

 

À JEAN-PAUL DAOUST,
POUR PARAPHRASER TON AMÉRIQUE ÉPINGLÉE D’ÉTOILES

 

La danse tributaire des Amériques
Transcendée dans l’oubli
D’un profond complot perdu sur la photo
de la Révolte mal armée
est exécutée sur les pavés de vos ruelles désertes.
(Jean Sioui)

À défaut de sang bleu
L’Amérique s’invente des dynasties
De pétrole.
(Jean-Paul Daoust)

 

Amérique Star-spangled banner
LAND
OF
THE
FREE
liberté maudite
Amérique pudique
ludique
Amérique compacte
tes disques roulent dans tous les lecteurs
Amérique parabole
tes symboles dans les printemps de nulle part
L’Amérique s’étend
se tentacule
méduse sans corps aux quatre coins cardinaux
elle agrippe mes testicules
les traîne dans l’amour
Amérique obscène tu peux me tutoyer de tes valeurs
m’inculquer tes rites
m’enculer avec tes cultes
d’une religion qui engraisse sans cesse
qui ajoute de la chair autour des os
d’une Amérique carnivore
du luxe au besoin
de l’opulence à la famine
stars anorexiques
vos défauts en caractères gras

On a érigé un dôme par-dessus les décombres
des souvenirs douloureux
on castre les blessures
dans les Opéra-Rock
les guerres à grand déploiement
levons nos verres Amérique saoule
qui voit double
à voile et à vapeur
America twin-enginebolides d’enfer
Toys-R-Us jouets de 
fer et barres à clous
baromètre de la Terre
jauge du Cosmos
mère de nos habitudes de nos secrets
et de tous nos vices
nos vies solitudes
Amérique Poor Lonesome Cowboy
And a long long way from home
Amérique blonde loin de notre noirceur

Nos vies américaines font la guerre
nous sommes victoires
nous sommes Amérique interrogatoire
Commission McCarthy
chasse aux sorcières
le devoir la bannière
Guantanamo Bay
Amérique militaire
John F. Kennedy Nineteen-sixty-three
Amérique Sniper
NRA - In Guns We Trust
le meurtre prospère dans cette Amérique révolver

Améri-K-K-K
les tuniques blanches
Amérique crucifix
croix de fer croix de feu
en fusion
Amérique sacrifice
la race suprême
l’Amérique plurielle
Amérique pirate
les os croisés tête de mort sur fond noir
Amérique Jolly Roger plein la gueule
la destruction massive
Amérique ogive
Amérique monochrome
de Speak White à White Power
de meurtre blanc à mort noire
une couleur une saveur
Ku Klux Klan Happy Hour
je m’en lave les mains qu’elles redeviennent blanches
putain d’Amérique Sold Out

Amérique exponentielle
Amérique obèse Supersize
duo Hamburger & French Fries
ton amazing graisse
coule et laisse des flaques arc-en-ciel
sur les trottoirs du Walk of Fame
le paradoxe d’une Amérique Hollywood
droite mince comme un Catwalk
qui rend le rêve possible
nos hommages à ton drapeau silicone
tes lignes rouges et blanches bien bandées
tes étoiles Fight For Freedom dans ton ciel bleu bien encadré
tes murs à mettre sur pied
il faut se protéger
Because on a absorbé tous les pays
recyclé toutes les guerres
on envahit la terre de notre propre paix
coup de poing coup de balai
la fin du monde est prévue pour le générique
Amérique Box-Office

America
tes symboles dans les printemps du Monde
Amérique pure
grandiose
armée jusqu’aux dents

 America the beautifool
HOME
OF
THE
BRAVE
Amérique
ton drapeau flotte là où je m’endors
Amérique barbiturique

 

 

 

 

LE NACRE DE LA DOULEUR

 

Ce baume est plus lourd que la blessure
le sang de l’amour bat le cœur des statues
la scène coule les têtes roulent
les arômes fendent les eaux
les musiques enfantent des refrains
dans la chair du silence
sur le bûcher les verbes tombent
comme des points d’exclamation

Sens contraire à son corps
une bonne-sœur éponge sa poésie
efface ces lignes blanches qui tachent nos moustaches
ces doigts qui s’attachent aux crevasses des mélodies
aux commandes de la vérité
les ordres sont les ordres
avides de bruits
les soldats piétinent la cacophonie automnale
des feuilles dans les courants d’air
dans un combat à finir
les tranchantes lames de cette douleur
ricochent sur nos peaux

La guillotine suit son cours
s’étendent les amours animales
les amours rasoirs
les amours normales
un visage sans langage vole l’espace
et ses silences mortels
il répand les combustibles
étale ses contraires partout
dans le vivant
dans le fond de boîtes à musique
s’étend un passé
drogué jusqu’aux ongles

Nus face aux astres
un masque à gaz dans un champ
dans la nuit blanche et bruyante
cette douleur est contagieuse

 

Présentation de l’auteur