Philippe Thireau, Melancholia

Ecrire est une femme, assurément. Une femme comme une meurtrière postée au faîte d’un donjon enfoui dans la broussaille du passé. Une femme créatrice du monde. Écrire est une langue maternelle.

Écrire est un homme, aussi. Un bruit organisé de la pensée, un verbe édificateur. Un visage comme un pôle d’amarrage qui protège de la perdition d’un réel qui échappe, qui s’échappe.

Écrire est l’évasion, une, un, champ de conscience unifié, où anima et animus fusionnent, où Eros et Thanatos s’effacent devant l’immanence d’une éternité retrouvée.

Je regarde le Saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci. Seule la lumière dessine les contours de son corps, laisse émerger le tracé d’un visage doux et fort, femme et homme, que la technique du Sfumato employée souvent par le Maître rend aérien. D’où vient l’inspiration, l’Art ?

Philippe Thireau, Melancholia,
Editions Tinbad, 2020.

Quête éternelle du peintre. C'est aussi ce que pose comme question cette merveille travaillée au glacis, couche après couche. D’où vient l’art ? Est-ce d’une transcendance, d’une connection avec le divin ? On a pu interpréter cette toile comme vectrice d’un tel message, bien que la lumière n’imprègne pas le Saint de manière verticale, mais l’éclaire tout simplement, sans source identifiée, identifiable, elle l’enveloppe comme un manteau de ciel…

L'horizontalité de cette clarté pourrait permettre de voir dans le Saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci la représentation symbolique d’un nouvel être, un Adam et Eve, unifiant les polarités féminines et masculine. A ceci près que les lignes directrices  inscrivent la verticalité comme structure de la toile. Il reçoit, il est abreuvé de cette lumière cosmique, comme si Léonard de Vinci nous disait que l’Art est unification de toute transcendance et de l’immanence de notre existence. Plus sûrement, il est permis de percevoir ici une fusion cosmique tout comme le féminin et le masculin se trouvent épousés dans ce Saint Jean Baptiste, celle qui serait la transcription d’une inspiration qui puise sa matière dans le réel pour en transcrire l’essence divine dans l’Art.  La lumière est ici et lui l’homme en sa femme aussi est relié à toutes les polarités du profane et du sacré.

Léonard de Vinci, Saint Jean-Baptiste, avant
restauration. Photo : © Musée du Louvre, dist.
RMN - Grand Palais / Angèle Dequier.

Tel est écrire. Et encore plus “l’Écrire” de Philippe Thireau, qui a réussi à laisser affleurer son anima et son animus, à exprimer sa globalité d’être et à confier ceci, cette complétude, à l’écriture qui est le lieu d’un jeu. Une Aire de jeu. L’espace scriptural devient le théâtre de toutes les métamorphoses, transformations, fantaisies. Est-ce résurgence du monde de l’enfance ? Pas seulement, le poète est posté sur un seuil qui surplombe tous ses âges, tous ses visages, tous les langages. Jeu du je pour dire ce qui de l’enfance a perduré en l’homme, pour aider à énoncer le dur labeur du temps à intégrer ce qui distord le discours. Aire de je, comment échapper au jeu/je de mots, qui s’impose ici. Oser dire, énoncer, en poète, ce “grand oiseau planeur qui régurgite l’histoire”, ce que rien ne raconte, ce que nul ne révèle, comment s’emparer de l’anecdotique pour le façonner, comme le visage du jeune modèle devient Saint-Jean Baptiste, auquel ce passeur, ce mage, cet observateur, l’Artiste, confère les traits archétypaux de toute figure biblique en l'homme/femme qui alors devient la transfiguration de la création ?

Melancholia “narre la fin d’une histoire (sans je)” nous dit la quatrième de couverture… Sans je, sans jeu, entre parenthèses, soit dit en passant, comme si l’auteur voulait nous dire “je n’y suis pour personne, ou bien pour tout le monde puisque je/jeu joue”… Est-ce à dire que la réconciliation des instances de l’être passe par la création, l’appropriation, sans le  je du jeu puis avec, puisque dissimulé dans le jeu le je se montre, affleure dans les choix lexicaux, syntaxiques, dans le jeu du je avec l'espace scriptural…

Si l'on considère le jeu comme paradigme du travail psychanalitique (à cet égard la pensée de D. W. Winnicott est simple et efficiente) Melancholia plus que tout autre œuvre de l’auteur est LA matrice symbolisante qui les reprend toutes. Univers onirique, parfois purement autotélique, ou bien cadre référentiel, le travail lexical appel nombre de verbe d’action, de mouvement, ou bien se veut descriptif mais à peine, laissant le champ libre à l’imaginaire de dessiner les contours d’un univers onirique unique. Unification des polarités du féminin et du masculin, ou éviction de ces instances édificatrices d’identité, le pronom personnel de première personne n’apparait pas. Pas de «  je » dans ce jeu, dans ce récit/poème hors-jeu/je, ou dedans, qui mêle le féminin et le masculin, les confond, les remplace, les gomme… et reprend le dire de l’enfant, aussi, petit garçon attendu fille par la mère confondue/confondu, et nié... Pas de majuscules donc, non plus, dans ce jeu de piste qui dévoile peu à peu les règles du je...

 

“ →restais sans voix admirative de ton dos d’athlète cela n’est pas facile de chercher l’innoncence dans la femme (tu ne voyais qu’un sexe tu le tripotais avec tes doigts sales) de la reconnaître (l’innoncence) de l’aimer (l’innoncence) sans ALARAME pourtant pourtant tu aurais dû découvrir la fillette vivante (ma part irréductible) sous l’enveloppe FEMME lui carresser la joue d’un sourire effleurer ses paupières l’éveiller ourrique bourricot→T’AIME (me souviens hier les enfants riaient) REPRENDS LE COURS IRRESISTIBLE DE MA CHUTE”…

 

La syntaxe est particulièrement remarquable, dans la mesure où quittant toute inscription protocolaire, elle propose à l’ordre des mots de nouvelles démesures…

 

une fusillade fusilla les yeux. paysages enfuis. toi partie où partie enfuie toi où.

 

C’est à nouveau l’enfant qu'on entend ici, dans ce parler bien spécifique. Le jeu avec les mots devient révélateur du je avec les mots, par et à travers le langage. Ce travail sur la syntaxe, est soutenu par une typographie qui devient un champ sémantique décuplé par les nombreuses audaces qui ponctuent le récit/poème. Cette structure syntaxique hachée et chamboulée qui laisse entrevoir un verbiage infantile me rappelle ce que dit Freud dans L’interprétation des rêves : il établit un lien entre les formations de mots dans le rêve et les mots que les enfants peuvent utiliser comme des objets de jeu (de je...). Dans le jeu avec les mots il est possible de percevoir un préalable indispensable au mot d’esprit qui trouve ses fondements dans un mouvement régressif vers le jeu infantile et dans une plongée dans l’inconscient. Ancré dans la matérialité grâce à l’étayage sur des objets matériels du monde réel, la création de récits imaginaires  se dégage de la matérialité tout en restant enracinée dans les formes premières du jeu. Tout auteur éprouve le besoin de retrouver cet étayage propre au jeu de l’enfant dans la réalité. Le jeu théâtral est l’une des modalités d’expressions parmi d’autres, mais la plus manifeste. Le créateur propose au spectateur des personnages auxquels ce dernier peut s’identifier dans leurs actes et leurs affects, sans danger pour son propre psychisme puisque restant dans la sphère de l’illusion. Cet investissement objectal et narcissique reste donc sans danger pour le psychisme.

L'émetteur de Melancholia est avalé par l'aporie de pronoms personnels de première personne, mis entre parenthèses dès le paratexte. Mais cette disparition est révélatrice de toutes les potentialités de ses possibles, homme et femme, enfant et adulte, modèle et œuvre, grâce à la transfiguration offerte par le travail miraculeux de l'Art. Cette transfiguration, qui débute par un jeu, laisse entrevoir le "je" déployé dans toutes la puissance des temporalités, transfiguré par cette réconciliation des contraires, la disparition des dualités,  tout comme le modèle devient le visage de l'humanité et son reflet divin. 

Philippe Thireau invite le récepteur de son poème à partager son jeu, son je, à entrer dans la pensée magique du monde de l'enfance, où tout devient possible. Ce jeu avec je qui n’existe pas avec comme partenaire le destinataire, pluriel, indéterminé avec qui l’auteur partage ces multiples instances révélatrices du territoire non pas de un, mais de tous, car le poète transcende tous ses âges, tous ses visages, et ceux des personnages réels/imaginaires qui peuplent ses textes/poèmes. C’est ici que tout s’accomplit, que le modèle révèle les traits de Saint-Jean Baptiste, car ils sont aussi les siens, et que la fiction ouvre les paradigmes d’une lecture herméneutique du tracé de nos vie. En cela, la Littérature supporte chaque point-virgule de cette œuvre, chaque lettre, chaque blanc de marge, chaque souffle qui en un instant ouvre la voie/voix d’une unification salvatrice. L'œuvre devient l'espace d'une réconciliation qui porte la transfiguration de chaque instant vers l'essence même de ce qui fait que nous sommes cette chair confondue d'une humanité restituée dans le visage du saint, dans les lignes de Melancholia.

Présentation de l’auteur

Philippe Thireau

Philippe Thireau vit en France. Il est régulièrement publié (essais, récits, poésie, théâtre... ) depuis 2008.

 

                        BIBLIOGRAPHIE

Je te massacrerai mon coeur, PhB éditions, 2019
Le bruit sombre de l’eau, Z4 éditions, La diagonale de l’écrivain, 2018
Benjamin Constant et Isabelle de Charrière
, Hôtel de Chine et dépendances, Cabédita, 2015
Le Voyageur distant ou Bonjour Stendhal, adieu Beyle, Jacques André éditeur, 2012
Le Sang de la République, Cêtre, 2008

                         THÉÂTRE

Cut, Z4 éditions, 2017
Mortelle faveur et J’entends les chiens, Z4 éditions, 2017

                          POÉSIE

Soleil se mire dans l’eau (photographies Florence Daudé), Z4 éditions, 2017
Je te massacrerai mon coeur, PhB éditions, 2019
Melancholia, Tinbad, 2020

                          REVUES

Cioran vertical (essai) in Les Cahiers de Tinbad n° 3 et 4, Tinbad, 2017
Le cireur de Parquet in Les Cahiers de Tinbad n° 6, Tinbad 2018
En ton sein in FPM n° 18, Éditions Tarmac, 2èmetrimestre 2018

 

 

Poèmes choisis

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Joëlle Pétillot, Le Bal des choses immobiles

Il y a de nombreuses façons d’être poète, ou poétesse, désormais : un tel sera poète « lyrique », le mot restant grandement tabou après un siècle « d’effacement élocutoire » du poète ; un autre se consacrera aux petites choses, petits objets du quotidien ; pour un autre les mots seront prétexte à d’infinis « jeux sur le signifiant » ; chez d’autres encore grondera la voix de l’imprécateur ; tel autre se lancera dans une exploration patiente du « moi » honni, etc.

La poésie contemporaine est servie en cela par l’existence d’un certain nombre de revues de poésie, extrêmement diverses dans leurs priorités, certaines « en ligne », d’autres ayant continué à paraître en « version papier ». En vrac, nommons : celle où est publiée cette page, bien entendu, mais aussi Décharges, Lichen, Arpa, etc… Si nous évoquons ces revues, et demandons pardon aux oubliées, c’est que Joëlle Pétillot a publié des textes dans les revues évoquées avant de les voir rassemblés dans le volume présenté dans cette chronique.

Ainsi, en ce début de XXIe siècle, le mot d’ordre en poésie semble être celui d’une grande diversité dans le ton et les approches. Joëlle Pétillot, si l’on en croit les notices la concernant, a toujours écrit, mais son parcours poétique est assez récent, un peu à l’image de ces rivières souterraines qui révèlent leur existence par de soudaines résurgences. Cette rivière souterraine, c’est « Alcyone », maison d’éditions quasi immatérielle — une boite postale à Saintes, et c’est tout — qui a permis, avec un vrai don de sourcier en l’occurrence, de la conduire vers le jour.

Joëlle Pétillot, Le Bal des choses immobiles, Éditions Alcyone, collection Surya, deuxième trimestre 2019.

 

 

Joëlle Pétillot, a par ailleurs choisi la poétesse Colette Daviles-Estinès pour « alter écho » (l’expression figure en épigraphe au Bal des choses immobiles). Cette dernière, publiée aux Éditions de L’Aigrette (Allant vers et autres escales, 2016), est également une contributrice régulière de Lichen : ainsi se forme une communauté d’esprits.

Le Bal des choses immobiles est un bel ouvrage de trente-sept pages réunissant trente poèmes. On insistera d’abord sur la qualité matérielle de la réalisation : beau papier, belle couverture sobre, mise en page agréable, impression soignée, une certaine forme d’impeccabilité.

Le titre du recueil se dévoile réellement à la trentième page : « La danse pâle / Des doigts sur les images / La main tendue vers les enfances / L’ombre d’un sourire oublié / Écoutez sur le bruit des pages / Les instants de plusieurs années / Le sursaut des vieilles minutes / Papillons transpercés d’aiguilles // Le bal des choses immobiles ». Joëlle Pétillot manifeste ainsi une prédilection pour les « petits faits », « petites choses » riches en évocations ou souvenirs, et n’est pas, sur ce point, sans évoquer pour le lecteur la poétesse Sei Shonagon et ses Notes de chevet, rédigées au début du XIe siècle à la cour du Japon. Le mot « Seishin » (p.21) suggère volontiers une pointe d’inspiration japonisante. L’image du « bal » renvoie quant à elle à la figure pleine de grâce d’un « monde mouvant » : « Le vent encolère les arbres, / Les habille d’un grondement / […]Une annonce flotte en permanence / Résonne comme un acouphène / parce que toujours / Le vent dans les arbres contient la mer » (p.26), ou encore : « Une traverse, une autre, encore une / Intercalaire de rien / Même point grossissant dans le bruit du ballast / Une vie de quai de gare » (p.23). L’univers dépeint par Joëlle Pétillot est un univers du passage, du mouvement, du transitoire, où rien, jamais, ne semble définitif.

Accordée aux cycles circadiens la poétesse est attentive aux différents moments du jour, du crépuscule du matin à celui du soir. Le premier poème du recueil s’intitule « Hemera esti » (« c’est le jour », en grec), et, d’emblée, dans une célébration de ces premiers moments, annonce ce que sera la thématique du recueil : « L’heure incertaine où l’obscur joue à perdre contre l’aube // Dire la nuit des choses comme une mort dont on s’éveille, le têtu à vivre, les silences glissés dans les chants d’oiseaux. L’aube grosse de tous les crépuscules, la lettre écrite du corps à l’âme » (p.5). Plus loin : « La lumière peint à fresque un matin de plus. / Elle pose ses doigts où beau lui semble. / Mai se raconte aux arbres danseurs » (p.24). Là encore : écoulement du temps, passage, transition, attention portée aux signes imperceptibles, et toujours, le thème de la danse, fil conducteur, parmi d’autres, de ce recueil.

Le lecteur de poésie croit parfois, mais peut-être s’agit-il d’une illusion, entendre la voix d’Apollinaire. La répétition de « Vienne la nuit » (p.28) se lit comme un hommage à l’auteur du « Pont Mirabeau », en même temps que, dans le même poème, la suite cette même première phrase : « Vienne la nuit et l’être qui tremble au milieu, s’il nous ressemble » sonne comme un rappel possible de la voix de Louis Aragon dans « La Nuit de mai », poème évoquant la déroute de 1940 : « les vivants et les morts se ressemblent s’ils tremblent » (Les Yeux d’Elsa). Tout cela, volontaire ou non, entre en résonnance avec les préoccupations de Joëlle Pétillot telles qu’elles transparaissent dans Le Bal des choses immobiles. La poétesse est aux aguets des moindres manifestations de ce que l’on peut nommer le petit mystère des choses, immobiles ou non.

Cela peut se produire en observant un simple fil à linge : « Sur la portée du fil à linge, les habits dansent une valse imperceptible, une petite musique d’ennui. // Le jour s’efface, la nuit avance, mais sa lenteur crée l’attente, une minute de temps brisé. […] // Fil, dis-moi ce que tu trames » (p.10). Immobilité et mouvement : subtile contradiction que se plaît à souligner le regard attentif de la poétesse. Le jeu de mots final nous rappelle que Joëlle Pétillot aime à contourner les expressions « toutes faites » : « Coiffer un silence au poteau » (p.5), « Obéis à mes désordres » (p.8), « je te méconnais par cœur » (p.27), etc. Ces trouvailles lexicales, qui n’ont rien de gratuit, apportent de la fantaisie, mais pas seulement, à un ouvrage que l’on a plaisir à lire, et que la relecture n’épuise pas.

Pour finir, il y a dans le recueil de Joëlle Pétillot comme un appel à un ailleurs, que l’on peine à formuler (« Pour décrire un ailleurs, quels mots ? », p.20), mais qui n’en manifeste pas moins son impérieuse et irrésistible présence : « L’envie, oiseau encagé dont l’espace se perd / Je ne sais pas ce qui me retient de ne plus tenir. // Au loin étouffé de vent un bruit de gare » (p.11). Bruit des tous les départs ?

Présentation de l’auteur

Joëlle Pétillot

Née le 1er Octobre 1956

Blog poésie/ littérature/ photo

http://www.joelle-petillot-la-nuit-en-couleurs.com

Publications dans revues : 

Numérique : Lichen, Reflets du Temps, Ardent Pays, Le Capital des mots, La Cause littéraire, POSSIBLES. 

Numérique/papier : 17 secondes N°8, Voix nouvelle sur le site Décharge.

 Papier : Poésie première N° 67, Incertain Regard novembre 2017 Décharge (Le choix de Décharge) N°176, décembre 2017 Comme en poésie, N°72, début décembre 2017, ARPA Mai 2018, 

À paraître : 2 textes dans Décharge

 5 textes dans Verso début 2019/textes dans écrits du Nord, Editions Henry fin 2018 (Octobre)

Publiée dans le cadre du concours 2017 de poésie RATP, livre 100 poèmes pour voyager. 

 Autres :

La belle ogresse, roman

La reine-monstre, roman

Le hasard des rencontres, nouvelles

Publiés à Chemins de tr@verses.

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Estelle Fenzy, Gueule noire

Gueule noire nous tient sous le charme du conte.

On connaît l’attirance et la proximité de l’écriture d’Estelle Fenzy pour ce genre si proche où la poésie éclate dans le fantastique et s’en nourrit.

Le conte dit ce qui effraie, fascine, enchante, rassure. Il initie l’enfant au monde et à la vie : c’est l’un des choix d’écriture qu’a fait l’autrice pour nous entraîner dans son retour en enfance.

L’artiste Colette Reydet accompagne de ses monotypes le travail d’Estelle Fenzy, développant par l’image tout ce qui apparente le texte à cet univers. Le monotype de la couverture donne le ton : le colosse et l’enfant, à la lisière d’une forêt archétypale.

L’histoire est instructive: le texte d’Estelle Fenzy a donné à Antoine Gallardo l’idée d’une nouvelle collection de la Boucherie Littéraire, « Sur le billot pour tous » (Le billot étant la collection de La Boucherie où « on ne peut pas se défiler »), collection où vont trouver place « des textes à lire à tous les âges et à tous les moments de la vie », chaque publication étant accompagnée du travail visuel d’un artiste (plasticien, auteur BD, photographe, illustrateur).

 

Estelle Fenzy, Gueule noire, monotypes Colette Reydet, Editions La Boucherie littéraire, 2019.

 

 

 

Lisant Gueule noire, on parcourt ce qui pourrait être aussi bien un album pour enfants, au double niveau de lecture tapi sous l’apparente simplicité.

Usant du vers court souvent assonancé, sur un rythme de comptine, Gueule noire nous fait donc entrer dans un conte d’enfance, le titre en situant le contexte et en désignant le héros.

Surgit d’abord la figure fière, héroïque, du mineur de fond, celle qui est associée aux grandes luttes sociales, au travail dangereux, physique. Gueule noire : dans la crudité de cette expression, il y a la noblesse de ce labeur, la fierté des métiers de la mine.

Le grand-père était « gueule noire », c’était son métier, le livre fait de « gueule noire » un personnage, au centre de la légende familiale.

Gueule noire, le colosse mineur de fond, est le premier personnage du conte, l’ogre bienveillant.

D’une grande densité, l’écriture « croque » les scènes avec une saisissante efficacité évocatoire, inspirante pour Colette Reydet :

 

Alors tu surgissais
les bras levés en arc
dans de grands rugissements
L’assaut était terrible
mêlait rires et cris

Nous avions l’avantage
du nombre
Mais tu restais debout
solide comme un chêne

un enfant suspendu à chacun
de tes poings

 

A cet homme, mineur hors de la mine, le poème rend hommage, avec respect et affection, dessinant les éléments d’un portrait à hauteur d’enfant, à qui rien n’échappe :

 

Je revois
du siège pliant
la toile tendu
la bourriche
presque immergée
ton large dos penché
comme en prière
sur l’eau

De la berge
montagne qui pense
tu prenais soin des heures
du silence à défendre

peut-être
d’une sorte d’éternité

 

Le poème Super 8 nous avertit ; il y a un léger tremblé dans la mémoire, qui brasse passé réel et passé fantasmé :

 

Dans ma mémoire
Ça fait comme ces
films
Noir et blanc
Qui sautillent un peu

 

Une histoire familiale est évoquée, dans une série de scènes reliées par la figure du grand-père, un journal de souvenirs peuplé de personnages à la fois archétypaux et uniques : Man’za, Mémé Gaby…

 

Man’za
Avait toujours été vieille
Sa main droite appuyée
Sur ses reins courbés

 

…un journal de moments de vacances collectés par la mémoire sociale et familiale (la pêche, le jardin, la fête foraine, le Tour de France, les cabanes avec les cousins). On feuillette l’album photo ouvert dès le premier texte :

 

Un portrait de soleil

L’été au jardin

Je ne me souviens plus
de ton visage animé vraiment

mais de cette photo

 

Et, au fil des textes, on va penser aux photographes du temps de l’argentique, qui ont su révéler la profondeur des scènes de la vie quotidienne. Pouvoirs de la photographie, mémoire collective, inconscient collectif…

Cette enfance est datée par des « marqueurs d’époque », pour lui faire rejoindre un temps universel : le caractère révolu du temps d’où l’on vient est commun à toutes les enfances ; quelque chose de ce temps-là, avec certains être aimés, a disparu, et lui donne son prix.

 

Au chaud
de la lessiveuse
nous écrivions
nos prénoms
sur les carreaux
pleins de buée

-------------

Tu soignais
une Panhard sublime
qui faisait ta fierté

------------------

Ta maison ressemblait
à toutes les autres

Trois pièces en enfilade
les cabinets loi
au fond de la cour
(….)

Et
la gueule
la gueule noire
profonde
le trou béant imaginé
cerné de crocs sanglants

 

Le pays d’enfance est parcouru, c’est un espace-temps de bonheur simple et fort, dans le climat d’affection d’une famille unie. Sans linéarité, une histoire se construit, faite d’instants dissociés, de ressentis puissants, partagés par la grâce de la poésie :

 

Dans tes yeux
les terrils
ce n’étaient pas ces déchets
montés du fond
ces débris en colline
plus tristes que le ciel


C’étaient
des seins d’ébène
de la poudre de volcan
soufflée d’un sablier brisé

 

Le très beau texte La première à mourir, dans un dialogue émouvant, évoque en quelques vers la condition de mineur et son histoire, un temps où planent le risque et la tragédie. On sait ce que faisait un pinson dans une cage à la mine. Sa mort alertait sur la présence de grisou ; son rôle terrible était, par cette mort, de sauver. L’ogre ému de la fragilité donne dans ce rapprochement la mesure de son affection.

 

Dis Pépé
si t’avais encore travaillé
si t’étais pas silicosé
tu m’aurais emmenée

Je serais descendue
galibot à la fosse
comme tu l’as été
puis remontée le soir
le visage plein de suie
de fatigue

Oh ma douce
si petite
fragile et fille
Tu n’aurais pas
été  galibot
Tu aurais été
le pinson dans la cage

Tu aurais été la première à mourir

 

La matière de l’enfance est délicatement travaillée par le conte, la comptine, la berceuse, où l’écriture cisèle l’émotion dans la simplicité :

 

Jardin sandalettes
tendre petit frère
tribu de cousins
Maman belle

Papa vivant

 

Cette évocation pudique des « souvenirs lumineux d’une enfance en pays noir », qui se termine avec la maladie et la mort du colosse,

 

en trois semaines

balayé

Une herbe sèche
vaincue par le vent

 

a la puissance poétique des chansons

 

que les enfants chantent
lorsqu’ils sont heureux.

 

Merci à Estelle Fenzy et Colette Reydet pour cette escapade en pays d’enfance, territoire partagé, pays qui n’est jamais perdu, temps retrouvé.

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Estelle Fenzy

 Estelle Fenzy est née en 1969. Après avoir vécu près de Lille puis à Brest, elle habite Arles où elle enseigne. Elle écrit depuis 2013, des poèmes et des textes courts.

Publications en revues : Europe, Secousse, Remue.net, Ce qui Reste, Écrits du Nord (éditions Henry), Microbe, Les Carnets d’Eucharis, Terre à Ciel, Recours au Poème, Décharge, Possibles, FPM, Revu, Teste.

Publications

  • CHUT (le monstre dort) aux éditions La Part Commune (2015)
  • SANS aux éditions La Porte (2015)
  • ROUGE VIVE aux éditions Al Manar (2016)
  • JUSTE APRÈS aux éditions La Porte (2016)
  • L’ENTAILLE et LA COUTURE aux éditions Henry (2016)
  • PAPILLON aux éditions Le Petit Flou (2017)
  • MÈRE aux éditions La Boucherie Littéraire (2017)
© photo Isabelle Poinloup

Anthologies

  • SAXIFRAGE, dans Terre à Ciel, initiée par Sabine Huynh
  • MARLÈNE TISSOT & CO, éditions mgv2>publishing
  • DEHORS, éditions Janus (juin 2016)
  • LESSIVES ÉTENDUES, dans Terre à Ciel, initiée par Roselyne Sibille

Livre d’artiste

  • PETITE MANHATTAN, dans Le Monde des Villes, Brest 2, avec André Jolivet, éditions Voltije

Revue d’artiste

  • CONNIVENCES 6, éditions de La Margeride, avec aussi des poèmes d’Alain Freixe, des photographies de Rémy Fenzy et des peintures de Robert Lobet

Autres lectures

 

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Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube

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Estelle Fenzy, La minute bleue de l’aube

Pensées, aphorismes, fragments, poèmes courts : il y a de tout cela dans la poésie d’Estelle Fenzy. Elle a l’art de capter à l’aube des instants minuscules pour en tirer des leçons de vie. [...]

Estelle Fenzy, Gueule noire

Gueule noire nous tient sous le charme du conte. On connaît l’attirance et la proximité de l’écriture d’Estelle Fenzy pour ce genre si proche où la poésie éclate dans le fantastique et s’en nourrit. [...]

Estelle Fenzy, Coda (Ostinato)

Le titre dit assez la composition musicale de cet ensemble de 45 courts poèmes, où tout est reprise, mouvement entre deux mots qui ouvrent et ferment chaque fragment : « fin » et « monde », répétés obstinément, rythmiquement. [...]

Estelle Fenzy, Le Chant de la femme source

Il manquait une hirondelle pour écrire notre histoire   C'était ça donc ! Grisé j'étais, sur le dos de l'hirondelle depuis le début de ma lecture ! J'avais bien senti le vent [...]

Estelle Fenzy, Boîtes noires

Les lecteurs d’Estelle Fenzy, qui ont l’habitude d’être surpris, le sont dès les premiers mots du recueil et plus qu’avant : « Mesdames et messieurs, attachez vos ceintures » ! S’agit-il d’un véritable vol ou [...]

Estelle Fenzy, Une saison fragile

Quel beau titre ! Inspiré, inspirant et suggérant d’emblée le sens de la nuance, de la vulnérabilité, de tout ce qui risque de défaillir. Avant même d’ouvrir le recueil, on sent une délicatesse à la japonaise à [...]




Stéphane Sangral, Des dalles posées sur rien, Pierre Dhainaut, Après

Stéphane Sangral, Des dalles posées sur rien

 

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Le poète dit souvent le JE : non par souci d’épanchement de l’âme (ou de ce qui en tient lieu) mais par facilité. Stéphane Sangral qui ouvre ce nouveau livre par un dialogue (imaginaire ?) numéroté négativement - 3 entre le JE et La Raison ne choisit pas la facilité tant ce dialogue est difficile à suivre. 

De celui-ci, je relève ces termes prononcés par le JE : « J’ai peur de n’être pas. J’ai peur de n’être pas avant de n’être plus.  C’est dur d’être pour soi-même un secret. Je me sens étranger à moi-même… ». De là à penser qu’il est impossible de dire Je en poésie, il n’y a qu’un pas. Alors restent à dire, à chanter, cette impossibilité, cet épuisement, ce mal-être, ce paradoxe… Et si, et si ??? J’ai du mal à suivre le raisonnement de Stéphane Sangral dans ce dialogue, ne maîtrisant pas les concepts qu’il utilise. A moins que la poésie ne soit la « constellation de formes vides allumée par la forme vide d’un interrupteur »  comme l’affirme la Raison à la page 28 ? On est alors dans un abîme de possibles au-delà du leurre. Mais voilà que je philosophe à ma façon ! Ce à quoi je me refuse catégoriquement… 

2

La deuxième partie (numérotée tout aussi négativement - 2) invite le lecteur à une longue méditation sur l’être, le non-être, la conscience, l’individu… 

Stéphane Sangral, Des dalles posées sur rien, Editions Galilée, 208 pages, 17 euros. En librairie.

Il me faut l’avouer : j’ai du mal avec ces concepts (je ne suis pas de formation philosophique, j’ai suivi un double cursus à la fois en littérature et en sciences de l’éducation), j’ai beaucoup de difficultés à suivre cette méditation…

 

3

La troisième partie (numérotée négativement -1) offre une libre, très libre méditation à propos de la mort, de faire son deuil (selon l’expression consacrée), de l’avoir… J’aime beaucoup cette formule (p 78) : « Ah ! Pouvoir tuer la mort !… /  Et la voilà, par cette seule idée, le piège étant parfait, plus vivante que jamais… » Et ce n’est pas le changement de caractères d’imprimerie (on passe du romain à l’italique, on modifie le corps du caractère) qui me fera changer d’avis ! Se profile un sujet écrivant, ce qui relève de la philosophie, mais de cette philosophie qui relève de la poétique, des thèmes poétiques : reste à définir ce sujet écrivant. Page 81, c’est coupé d’un poème composé en alexandrins : car il s’agit bien d’écrire (p 83). Le paragraphe des pages 86 & 87 sur le fado vaut largement des poèmes en prose ! L’athée que je suis apprécie aussi ces mots de la page 88 : « Quelques instants avant ma mort je croirai en Dieu, mais pas un Dieu éternel, non, à un Dieu (alors pourquoi mettre une majuscule à ce dernier mot ?) de seconde zone dont l’existence n’est limitée qu’à quelques instants » ou ce fragment de la page 90 : « Le droit d’appeler Dieu par son petit nom : Néant ». Alors, Sangral écrivant : un poète qui utilise le mot âme à son corps défendant ? Mais qui ne manque pas d’humour.

 

4

(Redéfinitions) est numérotée 0, cette partie regroupe 70 réponses à la question « Qui est Je ? », des réponses qui ne manquent pas d’humour noir. Ce qui ressort de la question posée, c’est son inanité : les jeux de mots (Je / Jeu) sont présents ; c’est une  entreprise de dynamitage du Je. Soulignée par la position centrale de cette partie du livre…

 

5

Bel exemple de tautologie : le temps de la réflexion étant passé, on attend des poèmes ! Stéphane Sangral va jusqu’à affirmer (p 115) : « ….je me remplis de l’idée de vacuité pour oublier la vacuité de mes propres idées… Vide(s)… ». Voilà au moins qui est franc. Mais il passe au crible le moindre de ses énoncés, il est envahi par le doute. La notion de boucle revient sous sa plume, ce qui fait le lien avec son livre précédent : bel exemple de cohérence. Quand Stéphane Sangral affirme parfaitement ce qu’il est, ce qu’il ressent, il suffit de lire les pavés de prose des pages 123 et 124. Mais que signifie la locution « Et ce texte ne veut rien dire », alors qu’il dit parfaitement ? Et ce qu’il affirme est difficile à suivre quand il parle d’être, de néant, de béance, d’absence … Une difficulté qui est sans doute brillante ! Car cette difficulté est brillante surtout quand Stéphane Sangral questionne : « Et si un être n’était qu’un néant un peu plus complexe que les autres ? » (p 131). Lâcheté des métaphysiciens, amour de la métaphysique et lâcheté du langage même ne connaissant en égalité que la naïveté de l’auteur … : Stéphane Sangral emprunte le langage des sciences (« L’acide désoxyribonucléique est la mise en abîme du corps. / Après Dieu, Néant : mon ADN » -p 142-) : oui, décidément, j’ai beaucoup de mal à suivre l’enchaînement des idées de Stéphane Sangral !  Mais cette dernière remarque n’enlève rien à l’intérêt du livre, à son côté démystificateur…

 

6

La partie suivante (numérotée positivement 2) commence par un aveu (p 150) : «J’ai quarante-trois ans, presque quarante-quatre et je ne me connais pas. Ou plutôt, cela fait quarante trois ans, presque quarante-quatre, que, trop occupé  par le moi, je passe devant moi, sans me voir. //  Qui suis-je ?  / Un individu qui, hanté par l’épaisseur du Je, toujours refusera de se laisser réduire à une réponse, mais qui, hantant la platitude de son Je trop solitairement, toujours acceptera de laisser venir la présence de  cette question. »  Et l’aveu  : une impossibilité ? A la philosophie se mêlent des éléments plus légers, plus inconsistants comme « se font la guerre et l’amour » (p 154) ; c’est peut-être là que réside la différence entre la philosophie et la poésie, la philosophie étant la réussite d’écrire « je suis » (p 156). J’aime cette formule : « Je ne suis qu’une contingence, qui rêve d’absolu » (p 161). Stéphane Sangral est conscient de son impuissance : il ne sait pas s’il est capable d’aller au bout du concept d’unité psychique mais il sait qu’il est incapable de se soustraire à lui, de méditer à son propos (p 169) …

 

7

Le chapitre suivant (numéroté tout aussi  positivement 3) est rempli d’un dialogue sur la définition du JE. Qui repose sur une tautologie (p 182).  « Le sentiment d’un Je unitaire ne serait au fond que que le mouvement du résultat d’appropriation de l’excédent de signifiance se dégageant des multiples modifications de la vie perception-motrice. Je suis bien réel mais mon Je, lui, n’est vraisemblablement qu’une illusion, sans doute renforcée par mon langage et ma capacité à produire l’unité sémantique Je » (pp 182-183). Tout est alors dit. Ou presque, car Stéphane Sangral ajoute : « La conceptualisation du Je est encore, dans la pensée commune alourdie par le concept d’âme, est encore une ridicule cratophanie 1 » (p 187).  

 

8

Reste que la poésie repose sur le concept de JE. Reste que Des dalles posées sur rien est un livre nécessaire car il démonte une illusion : la poésie serait alors une illusion nécessaire. Pour l’existence de la littérature. Il faut vivre et agir avec cette quasi certitude. Des dalles posées sur rien est un livre brillant car il convoque la physique, la psychologie bien entendu, la zoologie, les neuro-sciences… Mais l’ai-je bien lu, ai-je bien écrit ma note de lecture ?

Note

1. Cratophanie : manifestation inexpliquée et attribuée à une puissance surnaturelle.

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Pierre Dhainaut, Après, aquarelles de Caroline François-Rubino.

A propos des murs, Pierre Dhainaut note : « un fatras de visions noires, / l’effroi s’aggrave : de leurs entrailles monte / une vermine épaisse, proliférante, » (p 12). Dés lors, les indices se multiplient : « bras nus / liés… » (p 40), « ne pas éteindre la veilleuse » (p 12), un bracelet autour du poignet (p 14) portant nom et prénom, « Arracher des sangles » (p 28)… La dernière partie de poèmes est intitulée « Dire ensemble », elle commence par ces vers « Roses trémières, au long des rues, le temps / du recul, le temps du spectacle, s’il revenait, » (p 47). 

Il est temps alors de ne plus souscrire à la promesse des mots. Le mot de la fin est dit enfin dans la cinquième partie, une note en prose : « … après une longue opération du cœur et une interminable convalescence »… (p 57). Mais Pierre Dhainaut ne se refait pas (ou, du moins l’oublie-t-il ?), il réfléchit toujours à la poésie : «  Ce n’est que dans cette voie qu’ils {les poèmes}se servaient de la mémoire […] Rien de tel cette fois »  (p 57). Je savais qu’il devait se faire opérer du cœur depuis que j’avais reçu une lettre à l’occasion d’une de mes notes de lecture que je lui avais envoyée… « A l’hôpital, je me trouvais dans l’incapacité totale  d’écrire, fût-ce quelques mots, et l’intention de le faire alors ne m’a même pas effleuré » (p 58).  Il ajoute que ces poèmes-mots ont été l’occasion de « revivre avec le langage l’épreuve douloureuse et de m’interroger sur la place qu’y avait occupée la poésie pour que de nouveau elle soit possible » (idem). 

Pierre DHAINAUT, Après. L’Herbe qui tremble éditions, 72 pages, 13 euros ; en librairie ou sur catalogue (commande en ligne).

On me pardonnera les citations qui émaillent cette note de lecture, elles doivent être nécessaires pour dire la douleur qu’a dû ressentir, après cette intervention chirurgicale, de l’absence de solutions (ou de secours) de la poésie, le poète Pierre Dhainaut…  Alors, une citation, la dernière (?) : « … nous léguons ce que la poésie ne définit pas, une ouverture possible, toujours, une promesse » (p 60).

Présentation de l’auteur

Stéphane Sangral

Né en 1973, Stéphane Sangral est poète, philosophe et psychiatre. Son intérêt esthétique et conceptuel à l'égard des boucles a comme origine sa passion pour l'étude de la réflexivité de la conscience, sa fascination pour cette boucle primordiale qu'est le "penser sa pensée", ou même, plus simplement, le "se penser". Il est l’inventeur du concept d’individuité

Philosophie sociale : Fatras du Soi, fracas de l'Autre (Éditions Galilée, 2015)

Philosophie ontologique : Des dalles posées sur rien (Éditions Galilée, 2017)

Poésie : Méandres et Néant (Éditions Galilée, 2013)

              Ombre à n dimensions (Éditions Galilée, 2014)

              Circonvolutions (Éditions Galilée, 2016)

              Là où la nuit / tombe (Éditions Galilée, 2018)

 

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Présentation de l’auteur

Pierre Dhainaut

Pierre Dhainaut est né à Lille en 1935. Avec Jacqueline, rencontrée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa carrière de professeur).

Après avoir été influencé par le surréalisme (il rendit visite à André Breton en 1959), il publie son premier livre, Le Poème commencé (Mercure de France), en 1969.

Rencontres déterminantes parmi ses aînés : Jean Malrieu dont il éditera et préfacera l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bonnefoy auxquels il consacrera plusieurs études.

Déterminante également, la fréquentation de certains lieux : après les plages de la mer du Nord, le massif de la Chartreuse et l’Aubrac.

Une anthologie retrace les différentes étapes de son évolution jusqu’au début des années quatre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996).

Ont paru ensuite, entre autres : Introduction au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Levées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Éditions des vanneaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de littérature francophone Jean Arp) et Vocation de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plupart sont dédiés aux petits-enfants. Plus récemment encore : une "autobiographique critique", La parole qui vient en nos paroles (éditions L'Herbe qui tremble, 2013) et Rudiments de lumière (Arfuyen, 2013).

Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité critique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

Nombreuses collaborations avec des graveurs ou des peintres pour des livres d’artiste ou des manuscrits illustrés, notamment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gregory Masurovsky, Yves Picquet, Isabelle Raviolo, Nicolas Rozier, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À consulter : la monographie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Éditions des vanneaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) préparé par Judith Chavanne en 2010.

© Crédits photos Maison de la Poésie Jean Joubert.

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Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé

Vu, vécu, approuvé. Un titre avec un point final, un titre en forme de cachet attestant de l’authenticité de son contenu, un testament poétique officiel. L’ouvrage, de belle facture, est élégant, et l’illustration sur la première de couverture introduit admirablement la voix de Jean-François Mathé. Les textes sont versifiés à l'exception des trois derniers qui semblent traduire une libération, un élargissement du souffle du poète.

C'est un livre de silence et d'ombre dans la lignée des précédents : on y retrouve une écriture vraie, concise, intense, qui percute sans jamais agresser. Tout y est transparence, incertitude et mouvance. Un livre intimiste écrit en bordure de la vie, dans lequel l’auteur se dévoile autant à travers le silence et le blanc de la page qu'à travers les mots eux-mêmes et c'est de cette maîtrise des sentiments que surgit la violence de l'émotion.

Vu, vécu, approuvé. nous parle du passé, (sans regrets - les bons moments restent dans la mémoire avec le bonheur de les avoir vécus) mais aussi de l'inquiétude, du vide, de l'instabilité, de la précarité des êtres et des choses, de la difficulté de vivre quand « l'avenir est refusé ». C’est un livre de contrastes : empli de nuit, on y voit filtrer la lumière ; les espaces clos s’entrouvrent, la mort – tantôt présente, tantôt suggérée – y fait place à la vie. Car dans ce cri murmuré, c’est au lecteur d’apporter la lumière aux mots d’ombre du poète.

 

Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé, Éditions Le silence qui roule, 2019, 48 pages, 12 €.

Les mots, souvent, sont des yeux fermés
qui regardent la nuit en eux. 

 Nuit ou en secret leur vient
le ciel clair qu'ils ont à offrir
quand ils seront des yeux ouverts 
par ceux qui les lisent. 

 

Un livre sur le courage de vivre et le désir d’une renaissance dont l’expression poétique témoigne d'un rapport fusionnel avec la nature.

 

Perdu en forêt profonde
tu t'arrêtes un instant pour attendre
un peu de ciel clair
tombé du chant de l'oiseau le plus haut perché.

 Cela suffira à éclairer le chemin
et à te protéger des gifles d'ombre des feuilles,

 jusqu'à la clairière
que tu veux atteindre
en forêt comme en toi.

 

Les mots de la poésie tentent de retenir ce qui a été vécu, c'est pourquoi ce livre nous parle aussi d'amour et d'amitié, de sentiments qui se délitent et, s'il s'ouvre sur l'image d'un repli (le fruit de la vie réduit à son seul noyau, un enfermement qui pourrait démontrer également le désir de se recentrer sur le fondamental), il s’achève, après un cheminement quasi initiatique, sur une vaste respiration :

 

            Tu es le prisonnier évadé qui regarde et respire l’étendue du ciel.

            Feras-tu le premier pas sur le chemin élargi par le vent ? Iras-tu enfin ailleurs qu’en toi-même, pour choisir dans le plus lointain verger le fruit qui aura le goût nouveau d’une nouvelle vie ?

 

Ouverture de l'horizon, l'huile sur toile de Marie Alloy entre en parfaite résonnance avec ce recueil fait de gravité et d’ardente douceur. De prime abord, c’est la couleur qui domine : des nuances d’ocre rouge et des gris bleutés, dans un juste équilibre d’ombre et la lumière. Puis se détachent des formes et des reflets, des silhouettes d’arbres apparaissent, finement esquissées dans l’incandescence de la toile.

Un livre que j’ai « lu », « vécu » et que la lectrice que je suis ne peut qu’« approuver » !

 

 

Présentation de l’auteur

Jean-François Mathé

Né en 1950, il a été professeur agrégé de lettres en lycée. L’essentiel de sa bibliographie poétique est constitué de 15 recueils parus et d’un à paraître aux éditions Rougerie dont certains ont reçu divers prix (Prix Antonin Artaud en 1988, Prix du livre en Poitou-Charentes en 1999, Prix Kowalski de la ville de Lyon en 2002). Contributions à de nombreuses revues, poèmes traduits en espagnol, allemand, tchèque. Membre du comité de la revue Friches. Il a reçu en 2013 le Grand Prix International de Poésie Guillevic-Ville de Saint-Malo pour l’ensemble de son œuvre. Il vit dans un village du Poitou.

© Crédits photos (supprimer si inutile)




Janine Modlinger, Pain de lumière

Elle dit du poème qu’il « ensemence le monde » et qu’il « chante parfois/l’herbe au bout/d’une ruelle ». Janine Modlinger sait porter notre regard ailleurs. Et quand elle parle de Hölderlin (« O, poète, O mien ») elle dit de lui qu’il « sut porter la lumière » et la garder « près de la Source ». C’est de lumière dont il s’agit, aussi, dans son nouveau livre.

 

Janine Modlinger nous livre donc aujourd’hui son Pain de lumière. Elle nous le débite en fines tranches (comme on le ferait d’un mets amoureusement cuisiné) car ses poèmes, en effet, ont la forme de très courtes respirations aux allures de méditations, voire de prières. La lumière les inonde, lumière « drue », lumière « qui foudroie », lumière qui « continue de flamboyer ».

Janine Modlinger est là pour nous parler du feu qui couve sous la cendre, de la promesse d’une vie gagnée sur toutes les formes de lassitude ou de résignation. Gagnée, aussi, sur la mort avec sa litanie de « deuils/lourds comme des filets/de pêcheurs ». Elle se met donc à l’écoute de la « Source » et nous dit, au passage, ce qu’elle perçoit du chant du feuillage ou de celui de l’été.

Sous sa plume, la nuit « ruisselle/comme une aube » et un simple oiseau peut la retenir « en vie ».

Janine Modlinger, Pain de lumière, Ad Solem, 79 pages, 14 euros.

Janine Modlinger guette le silence et attend de chaque jour son « inépuisable moisson ». La poésie, dit-elle aussi dans la deuxième partie de son recueil, nous ramène aux premiers mots de l’enfance. Mots extirpés au désastre intime quand la mort d’une mère vient foudroyer l’enfant qu’elle fut. « Ma vie a commencé par la mort et l’absence de mots. Ma survie se fait par les mots retrouvés, offerts ». Elle dit ailleurs : « Tout l’écriture jaillit de ce regard adorant que j’ai porté sur ma mère ». D’où ce regard lucide sur l’acte d’écrire : « Futile, parce que le premier vent dispersera nos feuillets d’écriture. Grave, parce qu’aussitôt qu’elle s’adresse à autrui, la parole est la plus haute tâche de vivre ».

Janine Modlinger le dit et le redit à travers ses courts poèmes, pains de lumière sur la page blanche (« manne poétique »comme le dit son éditeur). C’est toujours le même empressement à susciter l’émerveillement , à écrire, comme elle l’affirmait déjà dans Traversée (Ad Solem, 2018), « le poème de la douleur recommencée, de la joie toujours neuve ».

Présentation de l’auteur

Janine Modlinger

Janine Modlinger est une poétesse française née en 1946. Elle vit à Paris où elle a enseigné la littérature. 

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Sophie G. Lucas & Jean-Marc Flahaut, Paradise

L’Amérique… les États-Unis d’Amérique… d’Est en Ouest, de New York à L.A., des mégalopoles côtières opaques ouvertes sur le monde aux gigantesques déserts vert ou ocre transparents repliés sur eux-mêmes… des ombres fantomatiques urbaines, à ces silhouettes floues errant dans des champs à perte de vue… de Steinbeck à Guthrie, de Bukowski à Cobain, de Brautigan à…

Non, il n’est pas véritablement, réellement question de cette Amérique-là ; on ne fait que la survoler ; elle n’est qu’un décor, espace fictif prompt à développer l’imagination, la créativité de deux auteurs probablement en quête de sens, de voie à suivre.

L’Amérique, cette Amérique, au début de ce livre, on y pénètre comme en un roman, ou un film d’auteurs – justement ; des images, à la fois belles et froides ; des lieux que l’on connaît sans n’y avoir jamais posé les pieds ; espaces où des personnages débarquent, s’éveillent, s’immiscent en nous, se présentent un  peu… mais on les perd vite de vue, on les égare, loin sur leurs pas abstraits – on n’en saura pas plus… ces personnages camouflent, protègent, un temps, leurs auteurs… un temps, seulement… car il est question d’auteurs, oui, de la création, de comment créer seul ou accompagné ; de comment on s’inspire de sa culture – si abondante, que bridant presque la créativité – pour créer, c’est-à-dire tenter de faire naître un univers tout à la fois lié et indépendant ; de comment être unis malgré la distance géographique, malgré les différences – au demeurant subtiles – entre deux personnes que tout relie.

 

Sophie G. Lucas & Jean-Marc Flahaut, Paradise, éditions Interzone(s), 12€

L’Amérique, leur Amérique, est un point de départ, ligne de démarcation entre leurs ici respectifs, plus ou moins solitaires, et leur arrivée commune, à ces auteurs, en cette terre d’encre et de papier, ce territoire à perte de mots… leurs échanges, leurs paroles, leurs souvenirs… des instantanés de l’enfance, des polaroïds de l’adolescence… par bribes, pudiques – réserve naturelle de l’amitié réelle, celle qui se vit en l’entre deux du langage… avec ces empreintes qui se font et se défont, mais qui les rapprochent, eux, la mère qui manque à elle-même d’un côté, le père définitivement absent de l’autre… tout ce qui construit une existence, avec la véracité de la fragilité intime et la force extime supposée – on se laisse aller, on s’exprime, on se dit, quand on (s’)écrit ainsi, à un-e ami-e, un proche… ce soi bis.

L’Amérique, leur Amérique, est un Paradise, oui… une terre improbable, lieu a priori inexistant, pourtant laissant en permanence avec cette foi inébranlable, absolue, en un continent d’ailleurs, pays qui – à défaut d’être ou de rendre meilleur – a la vertu de rapprocher, par les mots, celles et ceux dont la nationalité n’est pas de plastique, mais de papier.

 

LA TERRE AUTOUR DE MOI PALPITAIT,

 

au début il y a
deux poètes qui s’écrivent s’envoient
des signaux de fumée au
début il y a l’Amérique
et puis au début il y a des vies
qui s’écrivent et s’inventent au dé
but il y a
des chevaux dans un
pré
des cow-boys de pacotille des
étoiles de shérif et du
ciel
des amants fuyant Big Apple un
poème de Walt Withman au
début il y a ça & une carabine
une canne à pêche East Village
une librairie sur la Huitième des
Appaloosas au début
il y a des chansons de l’alcool &
du désespoir un chien une cafétéria
au début il y a la poussière du désert une
vallée et ce n’est plus tout à fait le
début il y a un grizzly des poissons & des hommes & des rêves
et puis
des poèmes & la mort
& de la rage
& des familles dézinguées à
la fin il y a
Paradise, Californie
l’horizon qui brûle
un Greyhound roulant de New York à Los Angeles
pris dans
la folie la fuite des habitants du feu et de l’enfer
percuté
à la fin il y a
l’air auroral et immortel en cendres
un vers de C.K Williams griffonné sur un carnet
retrouvé par des secouristes
au début il y a
un poème
Et puis quoi ? Et puis rien. Et puis la foutue histoire du monde.

 

 

 

Présentation de l’auteur

Sophie G. Lucas

Sophie G. Lucas est une poète française. Elle est également l’auteure d’articles dans un quotidien local et en revues, de notes de lectures sur le site terre à ciel, ainsi que des portraits de poètes et poétesses pour la Maison de la Poésie de Nantes et la revue Gare Maritime.

L'auteure mêle dans ses textes une approche intime et autobiographique, à un regard social et documenté du monde qui l'entoure.

© Crédits photos Maison de la poésie.

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Jean-Marc Flahaut

Textes

Jean-Marc Flahaut est un auteur et poète français. Après des études à caractère social, il anime des ateliers d’écriture et donne des cours à l’Université.

 

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L’Amérique… les États-Unis d’Amérique… d’Est en Ouest, de New York à L.A., des mégalopoles côtières opaques ouvertes sur le monde aux gigantesques déserts vert ou ocre transparents repliés sur eux-mêmes… des ombres fantomatiques [...]




Marie-Paule Farina, Sade et ses femmes, correspondance et journal

Tout le monde connaît le Marquis de Sade. Tout le monde ? Non. Tout le monde connaît la réputation et le nom lié à cette réputation. Qui l'a lu, et qui a lu ses livres les plus licencieux en est sûrement resté, (s'il ne s'est intéressé aussi  à l'homme avant l'écrivain), à ce qu'on lui  a reproché et ce pour quoi il a été condamné, après avoir laissé une grande œuvre - aujourd'hui en Pléiade - son libertinage et la perversité de ses écrits.

Sade est-il celui qu'on croit ? Pour avoir si souvent exposé des femmes soumises et humiliées dans ses romans, il passe pour l'homme le plus misogyne de la littérature française.

Ceux qui, comme Marie-Paule Farina sont allés un peu plus loin que la lecture de la licence, savent que sous l'épaisseur de la fange dans laquelle on a noyé ce personnage car c'était bien un personnage romanesque, on peut découvrir à travers ses notes, journaux et surtout correspondances qu'il était bien autre chose qu'un pervers, un violeur, un assassin, bref un être dangereux  et peut-être même tout le contraire de cela.

Marie-Paule Farina, professeur de philosophie et essayiste s'est intéressée à l'homme, avec tendresse, et a mis un point d'honneur à réhabiliter un individu qui fut sans doute bien de son époque – le XVIIIe siècle n'est-il pas un siècle libertin, licencieux –  comme beaucoup d'autres mais il était lui,  sans fard, pour tout dire, inapte à la dissimulation ; peut-être même était-ce là son principal défaut. Ne rien cacher, tout dire, se montrer au naturel, tel qu'en lui-même, un homme qui aime le sexe et ne s'en cache pas.

Marie-Paule Farina, SADE et s
es femmes, Correspondance et
journal
, Editions François
Bourin, 2016.

Mais avant cela, il a été un bel enfant blond aux yeux bleus, doux et charmeur, charmant et tendre, entouré, beaucoup et beaucoup aimé des femmes nombreuses qui s'occupaient de lui, très tôt.

A travers cette correspondance organisée suivant le déroulé d'une vie au tiers passée en prison, nous suivons le parcours d'un homme d'abord victime de lui-même, de sa naïveté, sa candeur bon enfant, ses étourderies (il parlait trop, disait tout) ses bêtises et ses nombreuses frasques sexuelles, ses amours passionnées et passionnelles (Melle de Lauris, La Colet, Chiara...) , le grand amour qu'il porta à ses femmes, la légale et la maîtresse, toutes deux sœurs, l'une, Renée-Pélagie,  laide et l'autre, Anne-Prospère, très belle, une passion qui fit écrire à cette dernière bien imprudemment :  « Je jure à Mr le Marquis de Sade, mon amant, de n'être jamais qu'à lui », et finira au couvent ;  et sa meilleure amie Milli Rousset et encore tant d'autres, puis enfin la dernière, Constance.

Il fut surtout victime d'une abominable belle-mère instigatrice de tous ses procès et d'un acharnement du sort qui a fait que, souvent, les femmes qu'il aimait tant, se sont retournées contre lui.

 

Portrait supposé de Donatien Alphonse François
de Sade, par Charles van Loo, vers 1770.

L'auteur de cet essai dessine le portrait d'un homme qui fut plus victime que bourreau,  plus tendre que sadique et victime  décidément innocente ou comme il le disait lui-même, s'il est vraiment coupable de ce dont on l'accuse, dans ce cas, il ne paie pas assez, s'il est innocent, c'est bien trop cher payé.

Insolent et enfantin, pétillant de gaieté, les femmes le recherchent. Son château de Saumane où il a passé son enfance n'a rien à voir avec celui des 120 journées de Sodome, c'est plutôt « le rêve d'un château originel » médiéval et provençal, celui de la Laure de Pétrarque qu'il lit inlassablement depuis sa prison.

« Je suis comme un enfant, je lis tout le jour et la nuit je songe » écrit-il à sa femme.

Certes sa vie intime ne fut pas des plus sages et il ne niait pas aimer le sexe et la luxure. Il tenait un journal de ses masturbations et des pratiques des prostituées qu'il aimait regarder « en disciple des Encyclopédistes de Diderot, amateurs de « curiosités » ». Aujourd'hui on en rirait... quoique les censeurs ne sont-ils pas toujours à nos portes, prompts à nous empêcher d'en rire ? 

[...]Oui je suis libertin, je l'avoue ; j'ai conçu tout ce qu'on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n'ai sûrement pas fait tout ce que j'ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin mais je ne suis pas un criminel ni un meurtrier «  […] Je suis libertin, mais j'ai sauvé un déserteur de la mort, abandonné par tout son régiment et pas son colonel. Je suis un libertin, mais aux yeux de toute ma famille, à Evry, j'ai au péril de ma vie, sauvé un enfant qui allait être écrasé sous les roues d'une charrette emportée par des chevaux, et cela en m'y précipitant moi-même. Je suis un libertin, mais je n'ai jamais compromis  la santé de ma femme. Je n'ai point eu toutes les autres branches du libertinage souvent si fatales à la fortune des enfants : les ai-je ruinés par le jeu ou par d'autres dépenses qui aient pu les priver ou même entamer un jour leur héritage ? Ai-je mal géré mes biens, … ai-je en un mot, annoncé dans ma jeunesse un cœur capable des noirceurs dont on le suppose aujourd'hui ? ... 

 

Il demeure un enfant quand, emprisonné, il demande à ses femmes (la sienne et Milli qui lui écrivent régulièrement) de le faire rire, de lui raconter des fariboles et rajoute-t-il : « que suis-je ici sinon un enfant » » « il faut avoir de dix à quinze ans pour être ici. Moi, tel que vous me voyez, je n'ai que onze ans ; aussi je m'en trouve fort bien »

 « Dès Vincennes, [c'est à dire, dès sa première détention, ndlr], et quoi qu'il en coûte, Sade veut être cet enfant résolu qui rit et dit « j'aime » quand on le déshonore ou lui donne les verges... et certains sont encore assez aveugles aujourd'hui pour le prendre au mot et ne pas voir ses larmes. », précise Marie-Paule Farina.

Avec les lettres de Milli, Sade s'amuse en effet comme un enfant quand elle lui conte des fariboles ou lui donne des cours de provençal. « Vous avez fait de moi un rossignol. Il faut que je chante ou que je meure ». Quelle phrase magnifique !

 

Au fil des correspondances, tendres, touchantes, malheureuses, colériques, drôles avec ou sans retenue, toujours sous le joug de la censure et marquées par la présence en filigrane des censeurs auxquels parfois les uns et les autres s'adressent, le style de Sade va se lâcher, s'agacer. Sa femme lui en fait reproche car ses facéties lui font retarder selon elle, un peu plus sa sortie, étant donné que c'est principalement à cause de son supposé comportement dépravé qu'on l'a emprisonné.

Ces mêmes censeurs dont la bêtise va jusqu'à lui refuser  Les Confessions de Rousseau et laisser passer Lucrèce et  les dialogues de Voltaire. « Partez de là, messieurs, et ayez le bon sens de comprendre, en m'envoyant le livre que je vous demande, que Rousseau peut-être un auteur dangereux pour de lourds bigots de votre espèce, et qu'il devient un excellent livre pour moi. »

Au fil des mois, des années, l'emprisonnement sensé le soigner de sa perversion n'aura fait qu'aggraver son cas, libérant de plus en plus son malheur et sa révolte contre ces hypocrisies, cette injustice dont il est victime quand des hommes bien pire que lui se cachent pour des turpitudes plus graves.

Par bigoterie, par jalousie, par méchanceté ou même cruauté, Madame la Présidente l'a fait emprisonné dès le début sur de faux prétextes  liés à ses activités sexuelles (prostituées).

S'adressant aux censeurs il dit : 

 

Vous avez imaginé faire merveille, je le parierais, en me réduisant à une abstinence atroce sur le « péché de la chair ». Eh bien, vous vous êtes trompés : vous avez échauffé ma tête, vous m'avez fait former des fantômes qu'il faudra que je réalise, ça commençait à se passer, et cela sera à recommencer de plus belle. Quand on fait trop bouillir le pot, vous savez bien qu'il faut qu'il verse. Si j'avais eu Monsieur le 6 (n° de sa cellule), je m'y serais pris bien différemment, car au lieu de l'enfermer avec des anthropophages, je l'aurais clôturé avec des filles ; je lui en aurais fourni un si bon nombre que le diable m'emporte si, depuis sept ans qu'il est là, l'huile de la lampe n'était pas consumée ! 

 

À chacune de ses premières sorties de prison sa belle-mère trouvera un prétexte pour le faire de nouveau emprisonné, voulant le séparer de sa famille à laquelle il aurait pu nuire. À chaque fois il perdra beaucoup de ses livres, de ses manuscrits, de ses biens et de ses amis.

L'accumulation de malchance se poursuivra et il écrit ainsi à son avocat : « la journée du dix  m'a tout enlevé parents, amis, famille, protections, secours, trois heures ont tout ravi autour de moi, je suis seul ».

Plus tard, avec la Révolution, le château sera pillé, il se retrouvera ensuite dans un grand dénuement et ce sera dans cette période que, pourtant, il publiera ses plus grands textes.

Même si on entend peu la Présidente, sa belle-mère dans ces pages de Correspondance, elle est omniprésente, car c'est elle l'instigatrice de tout son malheur et elle vampirise chacune des pages de cet ensemble, elle plane sur la vie de cet homme qui jamais n'a eu de véritables mauvaises pensées à son encontre et était tout à sa merci.

Très jeune, il avait appris à faire confiance aux femmes qui l'ont cajolé, entouré, aimé plus que de raison. Il en est devenu le jouet bien plus que le contraire. Ses écrits ne sont que libération d'une souffrance et quelle meilleure vengeance pour les femmes que cette vie dévouée à l'écriture dénonçant l'ignominie de certains hommes.

« Femmes, lisez de toute urgence, un homme tendre qui fait, le sourire aux lèvres, l'apologie du vice, ça libère dans un éclat de rire des hommes noirs qui, le couteau à la main font l'apologie de la vertu. » nous dit Marie-Paule Farina en conclusion.

 

*****

 

Ces jolies personnes, me dit Zamé, en me montrant les trois amies de la famille, vont vous faire croire que j'aime le sexe ; vous ne vous tromperez pas, je l'aime beaucoup, non comme vous l'entendez peut-être. Les lois de mon pays permettent le divorce et, cependant, continua-t-il en prenant la main de Zoraï, je n'ai jamais eu que cette bonne amie et n'en aurait sûrement point d'autre. Mais je suis vieux, les jeunes femmes me font plaisir à voir, ce sexe a tant de qualités !

Sade, Aline et Valcour, La Pléïade, t.1, p. 616 (cité par MP Farina dans son ouvrage)

Présentation de l’auteur

Marie-Paule Farina

Marie-Paule Farina est professeur de philosophie. Elle a publié en 2012 un essai graphique chez Max Milo Comprendre Sade, et a participé au film de Marlies Demeulandre Sade, monstre des Lumières. 

 

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures




Benoît Chantre, Le clocher de Tübingen

Empoussiéré dans l'étagère Romantisme de nos bibliothèques, Hölderllin (1770-1843) intéresse-t-il encore quelqu'un hormis des étudiants en littérature allemande et quelques philosophes qui se disputent ses reliques ?

…sans oublier la souillure d'avoir été « dévoyé » par le régime nazi1. La réponse de Benoît Chantre est « oui » dans cet ouvrage agréable à lire, érudit et visionnaire.

Plongeons-nous donc dans la vie factuelle et intellectuelle du poète ! Mais pas comme un biopic ou un roman ; mieux qu'un roman ! En commençant par le moment décisif où il quitte Iena. L'auteur nous décrit la crise intellectuelle et spirituelle profonde, trop souvent réduite à une fragilité psychologique : Hölderlin s'éloignant en fait de la séduisante et optimiste pensée de Fichte, et de sa conception du « moi pur » en passe d'être divinisé et faire de nous d'idéales statues grecques :

Benoït Chantre, Le Clocher de Tübingen, Grasset, 2019, 336 pages, 22€.

Le sourire de la statuaire antique laissait donc transparaître un rictus que ne voulaient pas voir les adorateurs de l'Antiquité. La stabilité grecque apparaît pour ce qu'elle fut : un mythe qui empêchait d'entendre et de penser la relation (…) de l'homme au temps.

 

C'est un livre andante, en chemin, musical, qui prend le temps de la (re)lecture et du commentaire par de larges et réfléchies citations. On suit Hölderlin à travers l'Europe d'après 1789. On suit aussi le grand amoureux qu'il fut dans son aller-retour tragique entre la terre et le ciel.

Foin de la Grèce éternelle de ses contemporains, il trouve une arcadie moderne au bord de la Garonne, à Bordeaux, ville alors ouverte sur le monde entier2. Avant le douloureux retour au pays natal :

 

C'est une histoire très simple, et pourtant inouïe. Il y a deux cents ans, un homme partit au bout du monde, et quand il revint dans sa Souabe natale, il découvrit non sans effroi qu'un dieu dormait à sa place. Le marcheur était épuisé, vidé de tout. Il venait d'embrasser l'univers : le cours débordant de la Saône en hiver, les rues de Lyon acclamant le Premier Consul qui venait de mettre un terme à une Révolution sanglante, les volcans éteints d'Auvergne et le cours tumultueux de la Garonne où tanguaient les navires repartant pour Saint-Domingue.

 

Il y a du Lenz de Büchner dans cette écriture.

Mais ce livre vaut surtout pour ce qu'Hölderlin dit à notre aujourd'hui. Et d'abord, sur la question de la récupération nationaliste, Benoît Chantre montre en quoi l'idéologie nazie a prolongé ce que le romantisme avait de pire (la démesure de l'égo)… ce qu'Hölderlin n'eût jamais approuvé, comme en témoignent ses remarques sur Antigone de Sophocle qui firent de lui la risée de ses anciens condisciples d'Iena.

Plus de deux siècles ont passé et la crise intérieure que ce livre décortique est désormais notre lot familier, dans un monde en feu et sans repères. Peut-être bien cette apocalypse dont parlait René Girard dans son dernier livre cosigné et publié… par Benoît Chantre justement3.

Amplifiant et actualisant ce que Jean Beaufret et François Fédier avaient écrit en 19634, Chantre montre un poète pris par une lucidité qui peut nous en remontrer, à nous postmodernes :

 

Le poète peut livrer son secret : le « diamant dans la mine » ou la « perle du fond de la mer » évoqués dans Hypérion. Mais il ne s'agit plus de mêler le rêve au réel. Il s'agit d'attester que le divin s'est greffé au cœur du pèlerin épuisé. La veine poétique ne s'est pas tarie, Hölderlin continuera d'écrire. Mais elle s'est délestée de sa charge métaphysique et mythologique.

 

Loin de jouer un air désespéré (si proche aussi du mensonge romantique),  Hölderlin continue de nous aider à nous éloigner d'une certaine déraison pour partir au contact du monde. À cette aune, Chantre nous invite à lire et relire la petite centaine de poèmes écrits sur trente-sept ans de vie quasi érémitique. Lisons-les comme on regarde des joyaux surgis de nos chemins banals. Avec lui pratiquons la poésie comme une parole retrouvée de la nature, preuve qu'il ne faut pas chercher hors du monde ce qui se trouve en son cœur. Préfiguration de ce que, en pleine montée des périls, la toute jeune Simone Weil placerait au dessus de l’intelligence : « la faculté d'attention ».

 

Notes :

  1. Le terme dévoiement est employé, entre autres, par Nicole Gabriel, dans son article Deuil de la révolution et désir de révolution dans Hölderlin de Peter Weiss, in Tumulte n°20, 2003. Disponible en ligne sur le site Cairn.
  2. Cette Bordeaux libérale qui, une vingtaine d'années plus tard, consolera Goya des regains tyranniques de Madrid et Paris.
  3. Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007, repris en Champs-Flammarion.

Présentation de l’auteur

Benoît Chantre

Textes

Benoît Chantre est un dramaturge, philosophe, éditeur français. Il est président de l'Association Recherches Mimétiques, il est fellow de la Fondation Imitatio (San Francisco) et membre associé du Centre international d'études de la philosophie française contemporaine (CIEPFC-ENS Rue d'Ulm). Auteur de plusieurs livres d'entretiens , il a publié également nombre d'articles.

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Le chant du Cygne n’est pas pour demain

Voici vingt ans que Patrice Kanozsai publie de la poésie, je veux dire des lignes appelées des vers parce que le langage y est soumis à un travail opérant une sorte de magie, de dévoilement de la langue sous, sur, à côté de sa littéralité. Des univers dans lesquels le Cygne se promène encore et toujours, et dont cette Anthologie nous offre un petit aperçu.

Un seul poème suffit parfois à restituer toute l’épaisseur de ce que peut représenter cette fonction poétique du langage, celle dont Jakobson après Bühler ont rendu compte, et que bien d'autres tentent encore de circonscrire dans des définitions... Est poésie ce qui échappe, cliquetis des images créatrices du monde tel qu'il n'existe pas, révélatrices du subterfuge opéré par les apparences, par le réel et le lexique employé pour le décrire, rassurer, rendre accessible la sécurité de se croire là en tant qu'être qui nomme, donc qui prend possession. La poésie ne nomme pas, elle libère, en ouvrant toutes le potentialités du signe.

Il est certain qu'ouvrir cette anthologie c'est faire face au poème, faire face  à des univers inouïs et fulgurants projetés dans le ciel devenu multicolore et protéiforme du lecteur, comme une toile de Dürer peut offrir la révélation d'une transfiguration. Que l'on regarde son Autoportrait à la fourrure, où ce  jeune homme de vingt-huit ans fixe le spectateur, dans une posture christique qui interroge d'emblée le face à face du regard avec cette polysémie constitutive de l'art. Ce magnifique visage est celui du peintre à n'en pas douter, et il l'assure, la petite phrase près de la chevelure l'affirme : « Moi, Albrecht Dürer de Nuremberg, me suis peint dans des couleurs indélébiles, à l’âge de vingt-huit ans ». Mais le malaise ressenti devant la toile porte les interrogations plus loin que l'adhésion à une simple catégorisation générique.  Des siècles plus tard Magritte souligne le commentaire de sa Pipe (« Ceci n'est pas une pipe » ) de cette assertion, phrase nominale d'autant plus puissante qu'elle est affirmative  : "La trahison de l'image". Qu'est-ce à dire ?

Le Chant du Cygne, Anthologie 2020, vingt ans de poésie contemporaine, Editions du Cygne, collection Le chant du Cygne, 2020, 56 pages, 10 €.

Entre l'affirmation d'une tautologique entre le mot et le réel et le contre pied de ceci, cela signifie la même chose que ce que dit la poésie : l'art toujours interroge une mimésis impossible. Blasphématoire, l'Autoportrait à la fourrure ? Dürer superpose son visage à celui du Christ, et pose question au public qui a certainement vu les deux autoportraits précédents, qui sont eux fidèles à la catégorie générique annoncée. Mais il semble que les traits du visage soient plus étoffés, la chair épaisse aux contours tremblés suggère une érosion due à la temporalité terrestre, mais la teinte de la carnation fait contre poids à l'obscurité de l'arrière plan et ouvre la substance de l'être à l'éternité. Le vêtement sombre qui couvre la moitié de la toile de couleurs chaudes travaillées de demi-teintes et la position de la main, fine et orientée vers le ciel, bénéficient d'une mise en œuvre paradigmatique sur la lumière : main et visage d'une chair douce mais flamboyante tracent une des lignes de force du tableau, une diagonale ascendante, qui met le spectateur sur le voie d'une transcendance. Le peintre montre ceci, ce chemin vers une spiritualité qui pigmente sa chair désormais, et permet à son âme d'apparaître, plus loin que le regard, le sien, mais aussi celui du public, dans cette peinture édifice où l'homme et sa transfiguration dans l'art sont offerts. La poésie est ceci, touches de langage et travail sur les espaces scripturaux, pour que l'image décuple la puissance inédite de ce que ne montrent pas les mots.

Evoquer la peinture c'est convoquer le pouvoir totémique du langage, dans cette fonction expiatoire et libératoire de l'art, et introduire à le lecture de cette Anthologie du Cygne. Tant d'années pour recueillir ces tapisseries pluri-sémantiques que sont les vers offerts dans ces pages, et les noms de ces poètes qui cherchent comment s'appelle une pipe qui n'existe pas.

C'est Roger Gonnet : 

 

Le temps pesait sur les paupières
La nuit n'était pas inventée1

 

C'est Sophie Brassart :

 

Arracher des nues 
                le reflet                                  des chemins

                Apparaître et disparaître2

 

C'est Ismael Billy :

 

Et dans le tranchée égorgée des vieux puits abandonnés des
siècles qui psalmodient de vent les chants de la vengeance,
Il y a toi3

 

C'est Philippe Leuckx : 

 

Ô toi sentiment du peu
qui effleures
le sombre.4

 

C'est Vincent Motard-Avargues : 

 

             Il mordait le temps
pour échapper au silence5

 

C'est Thomas Vinau :

 

La tête comme une flaque
d'eau morte6

 

C'est Denis Emorine :

 

j'ose enfin effleurer ton visage
et garder ces cinq pétales
serrés
dans ma main
sans froisser ton nom.7

 

C'est Werner Lambersy :

 

Nous en avons fini
avec la mort8

 

Et combien d'autres... Quelques miettes de ce pain cosmique, la poésie, mais quelles miettes !

Pas une anthologie comme les autres, mais le reflet de vingt ans de poésie, vingt ans passés à chercher ce paradoxe qu'est le tu du langage dans la parole. Merci au Cygne.

 

Notes

1. Roger Gonnet, Les Jardins de clarté, Editions du Cygne, 2019.

2. Sophie Brassart, Je vais, à la mesure du ciel, Editons du Cygne, 2019.

3. Ismael Billy, Amours sibériennes, Editions du Cygne, 2018

4. Philippe Leuckx, Au plus près, Editions du Cygne, 2012.

5. Vincent Motard-Avargues, Un écho de nuit, Editions du Cygne, 2011.

6. Thomas Vinau, Le Trou, Editions du cygne, 2008.

7. Dénis Emorine, Lettres à Saïda, Editions du Cygne, 2008.

8. Wernber Lambersy, Effets du facteur éolien de l’art sur l’érosion des choses, Editions du Cygne, 2008.