Thierry Radière, Tercets du dimanche

Quel meilleur jour qu’un dimanche pour écrire la notule d’un livre sur les dimanches ?! Un livre autour des dimanches. Où les dimanches sont tout à la fois le sujet et son complément, l’histoire et la géographie, souvenir et présent.

 

Les premiers dimanches, ceux de l’enfance, cette sorte de routine, entraînante, lancinante, parfois doucereuse, souvent proche d’une anesthésie générale, le monde comme en sommeil, pire encore dans le coma, ou plus prosaïquement sur pause. Hormis l’enfant. L’enfant qui, seul, s’agite, s’excite, joue, rêve, court, crie. L’enfant qui, malgré son envie de normalité, de rythme habituel, éprouve lui aussi cet étrange sentiment de distanciation – dimanche n’a rien de commun avec les autres jours ; dimanche est une parenthèse, des pointillés. L’enfant est un capteur à évidences non exprimées.

 

Ce n’est pas tous les jours
que dès dix heures du matin
le garçonnet sent que rien ne changera. 

 

 

 Thierry Radière, Tercets du dimanche, Gros Textes, 6€.

Car c’est ainsi que les choses avancent, le dimanche, sans avancer. L’immobilité suit sa route, et l’énergie courbe l’échine, un peu, très peu. Si les adultes semblent flotter dans une sorte d’air ouaté, le monde, la vie, l’existence perdure malgré tout. Et l’enfant ne le sait que trop, qui s’en réjouit, sait aller vers qui il faut, pour trouver le bon compagnon, la bonne compagne, afin de rester lui-même, ne pas se perdre dans la morosité d’un statu quo non désiré.

 

Dans un coin de la maison
où le temps s’est arrêté
l’enfant parle à une araignée. 

 

Tout lui semble lent, mou, à l’enfant qui se véhicule entre les heures creuses, plates, à la recherche de cette folie douce hebdomadaire qu’il chérit tant. Les parents, les grands-parents s’affairent, s’activent, pourtant, mais dans le repli d’eux-mêmes, l’acidité de l’intimité, la bile d’hiers, comme si les dimanches avaient la vertu non pas d’une eau de jouvence, mais se rapprochaient d’une machine à remonter le temps – avec l’aigreur, la peine, le mal discret en besace.

 

Jouer au quatre vingt-et-un dans le salon
en compagnie de ses enfants dès le matin
le transportait en Algérie pendant la guerre. 

 

On s’occupe, alors, on fait ceci ou cela, on tâche d’éloigner cette couverture de vide qui ne nous tient pas chaud, nous refroidit même.

 

La voiture rouge en bas
lavée tout à l’heure
est un clin d’œil au garçon penché au balcon. 

 

Parce qu’on a une idée en tête, une idée que tout le monde devine, sait. Dimanche n’est pas un jour comme les autres, on se doit d’y vivre quelque chose qui, donc, ne ressemble en rien à ce qu’on vivrait dans la semaine. On le sait, l’enfant le sait, les adultes le préparent. Et c’est le départ, la route, l’ailleurs.

 

La baignade dans le lac
était attendue avec le pique-nique
au bout du monde. 

 

L’ailleurs, oui… Mais l’ailleurs se trouve partout, le dimanche. Qu’il fasse beau ou non, été comme hiver, on est toujours en partance, le dimanche, ce voyage vers soi, vers les Autres, ses autres. Chez soi est le véhicule de ces déplacements.

 

C’est un jour
où même chez soi
on se sent ailleurs. 

 

 

 

 

 

 

Extrait de Attendre que la mer monte, Dre Thérry Radière, lu par Jérôme Rousselet.

Présentation de l’auteur




Cléo Duplan, Lynx

 

I- L’apprenti sorcier.

Il a un couteau dans son oeil droit. Une langue pointue descend de sa coiffe d’oiseau dont la couronne-cathédrale se dresse silencieusement au dessus de sa tête, comme le point d’exclamation des ses gestes lents d’animal prudent. Il transporte, en haut, un lac d’argent au long cou. Au milieu jaillit une cascade d’eau fraîche, pile entre ses deux soleils roses.

Quand une femelle jaune aime à y plonger ses mains d’écorces brunes trop archaïques, il tait ses yeux ronds et le fracas du liquide puissant. L’apprenti sorcier tient à distance la femelle. Seules les étincelles noires, nuée de ses sabots d’éclipse, brûlent la pointe des cheveux fauve. Il appelle aussitôt la horde de sirènes aux milles miroirs et aux milles yeux graves, interdisant ainsi l’accès à son mouchoir brodé. Pas de charbon dans les plis, pas de cil impropre. Bête brûlée se blesse sans arabesque, lance des morceaux de rire, mime les éclairs, cours, et fait lumière, se cogne la tête à la barrière ! Tout tremble et se fracasse en un amas monstrueux.

Apercevant la pointe du couteau, accusée, la bête ralentit ses bousculades.
Puis accablée, se penche, et vers la terre, murmure: « Mes rêves sont pleins de boue. J’y cherche l’herbe blonde de tes cheveux, mais j’écrase de mes gros sabots cet objet dont je n’ai jamais vu les contours ».
L’apprenti sorcier lui répond que cet objet a les contours d’une lumière qui frappe les cuisses de ses propres incantations, et reste seule en sa possession.
« - Cet objet que tu chéris me sera donc toujours invisible ?
- Oui ma bête sauvage ».
Il glisse sa main dans la crinière odorante et pousse doucement la tête anguleuse vers l’ouverture de l’enclos.
Entre les deux yeux, il plante son long couteau. Dans les petits mollets de coq passe un frisson, et pendant un siècle la bête rejoue la terre, les yeux tournés vers le ciel.

Sans la regarder, l’apprenti sorcier dit « maintenant je suis seul dans ma pitié ».

 

II- La bête.

Ils revêtent d’un feuillage de plumes les arbres nus d’hiver. Leurs piaillements kaléidoscopiques accompagnent les chorégraphies aquatiques de leurs déplacements. En nuées espiègles, les étourneaux donnent au ciel sombre un air des tropiques. Les essaims bourdonnants étourdissent un arbre, puis l’autre, et comme des crachats furieux s’élancent en constellations noires.
Je les regarde longuement. Ils éteignent un instant l’incendie de ma douleur. Comme eux, je suis sans voile et sans perle. Je ne connais pas ces artifices. Comme eux, je suis plus légère
que les épais fantômes que tu transportes et qui me regardent sans cesse. Je suis nourrie de ton mépris.
C’est un jeu d’enfant, un jeu tendre mais cruel.
Aujourd’hui il me faut laver la boue de mes pieds à grandes eaux, à grandes larmes.
Il me faut prier tous les diables, les Saints et les oiseaux, pour t’oublier, mon ami, mon sorcier.
Bientôt toi non plus, tu n’auras plus de poids. Tu seras l’ombre d’un sourire, le fragment d’un profil, et le grand lac de tes yeux un conte pour enfant, où les lynx et les daims boiront côte à côte.

 

 

III- Cabanes.

Les écorchures de nos bras, les nids de branches, les feuilles rouges et la charogne derrière, célébrez ce jour où nous étions des enfants bâtisseurs ! Un jour fauve ! Comme ceux qui tiennent lieu de refuge dans l’histoire d’une vie.

La cadence s’est installée d’elle-même, une course presque, entre les arbres géants, la butte grise et le trou vert de mousse. Le lynx n’était pas loin. Il nous entendait casser et briser les vielles branches de sapin. Habités par la Terre et la Forêt, chargés de leurs baisers, nous construisions un refuge, comme une révérence.
Un temple avec gravé en son centre : défense aux fantômes d’entrer.

Nos errances sauvages accompagnaient le Lynx depuis plusieurs jours. Nous dévalions les vallons, transportés par les parfums jaunes, cabrant comme des taureaux ailés dans l’air frais, qui sans cesse embrassait nos joues roses. Lui, guettait, voyait mûrir la prochaine nécessité. Ce dieu puisait dans nos souffles pour enivrer sa chasse et estimer son effort.

Étourdis par le goût du labeur et pleins de joie, nous condamnions la peur.
Enfants féroces construisions, un échafaud pour les vanités, une forteresse pour nos coeurs.
Loin des marécages et des portraits, loin du pus des villes, nos arcs pourpres tournés vers la cime des arbres, un banquet d’étoiles se préparait.

Animaux verticaux, avec cette étrangeté à deux faces de cerfs acrobates, l’une avançant lourde de branches et de calculs savants, et l’autre s’éloignant vulnérable et aveugle, et petit chien fou de cavalcades, suivant nos allées et venues comme un architecte surveille l’avancée de son oeuvre, les trois sagittaires allaient être baptisés par le sang des daims.

Méthodique rituel, sacrifice de chair dans la forêt hallucinée, le Lynx infligea de légères griffures à la tendresse de la fourrure, s’agaça les crocs dans le ventre femelle avant d’appliquer la funeste blessure.
Les autres daims attendaient en une masse tremblante. Ils furent trois à souffrir nos joies.
Enchanté de nos terribles tentes, notre prêtre, ce boucher, passa la nuit à transporter les corps dans le temple  où nos âmes cachées, tranquilles, buvaient à grande gorgées la sève nuptiale.

 

 

IV- Fantômes

Des photographies traînent au creux d’un Soleil Noir que je ne connais pas.
Allongée à côté de lui, je regarde la collection de ses jouissances.
Sombres compositions.
J’ai froid.
À l’angle du lit, des cadavres blancs ouvrent leurs mains paresseuses.
Ils ont des griffes et un nez de cochon.
Un peu de sang coule de leurs dents.
Lentement, ils s’en maquillent en révulsant les yeux, se frottent le ventre,
puis rejettent la tête en arrière et lèchent le bord de l’objectif.
Malformations me démembrent.
Je tire la couverture pour cacher le purin qui coule de mes yeux et les fragments de mon corps qui déambulent, hagards, au milieux des images.
Ça fait désordre.
La vitre de ta fenêtre tombe du lit.
Le Soleil Noir se précipite hors des draps et ramasse les morceaux en se trouant les doigts.
Les pupilles dilatées, il brode chacun des débris d’un fil rouge.
Fiévreuse, je creuse une fosse où ensevelir ce qui de moi, encore, bouge.

 

 

 

V- Silence.

Il est des profondeurs où rien n’a de couleur.
Des lieux où l’on ne chante pas, où l’on ne danse pas, où l’on ne rugit pas.
Il est des profondeurs où tout est immobile, sédiment froid.
Là, aucune bête.
Tu en es le Roi.
Rares sont les téméraires qui jouent à plonger pour en admirer le toit.
Ils retiennent leur souffle un instant pour imaginer ton portrait.
Mais aucun d’eux ne s’y aventure par curiosité. Non, puisqu’on y tombe sans clarté.
Ce n’est pas un voyage de nuit, ni le récit d’une plainte.
Aucun pèlerin, à cheval ou à pied n’y est jamais entré.
Aucun pénitent, aussi accablés soient-ils ne peut le supporter.
La brodeuse des ténèbres n’en connait pas les noeuds.
Les Parques ont fermé leurs yeux.
Les Titans et les grands forgeront tisonnants les braises à mains nues ne peuvent pas déchirer ton voile.
Le tremblement d’une montagne, les jeux des jeunes orages, l’éclaboussure du soleil et l’oeil de Dieu lui-même ne te bouleversent pas.
Les fleuves et les océans coulent sur toi.
Les démons et les dragons imitent ton reflet, mais c’est dans la lumière qu’ils sont blessés.
Les femmes suffoquent à l’évocation de ton souffle.
Les hommes en leur écartant les cuisses, rêvent à ce sacrifice.
Les chiens se rongent la patte pour fuir ton sceau.
La gorge des agneaux pisse un liquide chaud, quand la pierre jetée dans ton puit affole les chevaux.
La gifle de ton oeil creuse les sillons de mon âge et le poing de ta caresse me brûle les lèvres.
Toi qui ne porte aucun nom, la moitié de mon âme, édifice obscure qui m’inflige tes blessures,
Je te prie de faire résilience, mon amour, mon emportée, mon indécence, ma violence.

 

 

 

VI- État limite

Mon rouge gorge attaque mon araignée.
Un enfant a été vendu.
Peut être deux.

 

* Le Lynx

Tu es là, tout plein.
Sous la pluie, la brume de nos flancs auréole notre côte à côte,
Prêts à partir au galop.
Symétrie parfaite.
La peau frissonne d’impatience.
Notre oeil noir lancé entre les sapins dessine
la flèche brillante de ce chemin.
La forêt comme un rire profond
nous excite le pied.
Le cou tendu,
un silence comme accord
avant la fugue.

 

* Le daim

Seul,
ment
dans l’enclos
Tu,
as disparu
en glissant
la pluie résonne
tombeau
Je,
tourne,
se retourne,
piétine la boue.
Je,
Crie,
Reste ! Reste encore !
Tâche glacée
le flanc gauche
Je,
lèche la plaie.
Les grands arbres
muraille grise,
sud aveugle.
Branches nues
rasoirs
se moquent de moi.
Coupures
ta voix
tu,
disparu,
ris de moi.

 

 

VII- Libellune

Je chasse les mouches de ton sommeil.
Enroulée à ton coude, la bouche dans ton souffle d’enfant, je dépose des baisers sur tes yeux clos fatigués de leurs voyages nocturnes.
Te souviens-tu? Nos épaules ont la même taille.
Te souviens-tu de nos retrouvailles?
C’était un hiver de draps blanc pleins de soleil.
Le ciel s’était penché sur nous et chuchotait un été au goût de chevreuils sauvages.
Te souviens-tu quand ton ombre tremble sur la neige?
Je la garde comme secret apprivoisé dans le pli de mon âme.
Au retour des libellules, nous irons sur la lune. Pour de vrai.

 

À Julien R.

 

Présentation de l’auteur




Traversées poétiques

Traversées numéro 92 est la grâce estivale tout entière arrivée dans ma boîte aux lettres. Des couleurs acides et pacifiées par une typographie douce et une interface graphique sobre et au plus juste d’une discrétion voulue par Patrice Breno, directeur de publication.

Et plus que la discrétion, c’est l’effacement des paramètres paratextuels qui sont ici mis en œuvre. Le poème est alors offert dans une ipséité fertile. Rien ne vient en alourdir la réception, et la légèreté du papier soyeux et d’un blanc de neige est métaphore de la parcimonie d’emploi de tout paratexte. Le résultat est un nom, celui du poète, de l’auteur, puisque les catégories génériques ne sont pas cloisonnées, puis ses productions. Et pour parachever ce dispositif qui met le texte au premier et quasi unique plan, et qui offre une occasion de tous les déploiements sémantiques des contributions, le nom de l’auteur, ou du poète, est entre crochets. Un support qui signe cette volonté de  gommer tout élément de nature à orienter la réception des productions qui sont ainsi presque même détachées de leur créateur. C’est inédit, et rare.

 

Traversées n°92, été 2019, 4 numéros 30 €.

Quelques photos ponctuent l’ensemble. Elles sont accompagnées uniquement du nom de leur auteur. Ceci démultiplie les combinatoires sémantiques permises, entre les textes, entre les images et l’écrit, de l’ensemble à chacune de ses unités.

Des noms déjà croisés ou des auteurs inconnus affirment que cette volonté de ne considérer que le texte est effective, mais que le souhait est aussi de créer une communauté, une fraternité, un lieu d’expression ouvert et offert au partage. Des poèmes de Vincent ouvrent ce numéro dans lequel on peut également lire des poèmes en prose de Joël Bastard, des essais (Samuel Bidaud, En lisant et relisant Tintin), un ensemble de textes de Michelle Anderson, et tant d’autres , une somme de 161 pages qui mènent à cette totale immersion dans la littérature. Et cette plongée est d’autant plus profonde qu’aucun appareil tutélaire, ni aucune biographie ne viennent s’interposer entre le lecteur et le texte. Tout juste un sommaire en tout début de volume, et un édito à la fin, signé Patrice Breno :

 

I had a dream

Je rêve d’un monde où les humains iront moins loin qu’au bout de l’Univers, de leurs chaussettes, dépenseront leur énergie à communiquer réellement, à s’entraider les uns les autres, distribueront leur surplus à ceux qui ont faim, soif, chaud…

 

C’est bien, et c’est ceci, la poésie, la littérature, une Traversée(s) plurielle, ensemble, dans le langage pour aller au-delà en un lieu où énoncer le nom de l’humanité. Tout est là, dans ces pages où cette fraternité devient effective, palpable, visible, tangible. Il s’opère une espèce d’alchimie, comme une mélodie perceptible lorsque l’ensemble prend épaisseur, renvoie des notes qui se répondent, dialoguent, font sens. Il faut donc saluer, soutenir, offrir Traversées, pour que ce territoire fertile du poème s’étende.




Dialogue d’Absents : Gérard Duchêne et Raphaël Monticelli, à propos de Max Charvolen

A l'occasion de l'exposition de Max Charloven à la Galerie Alessandro Vivas, Paris, 1993

Puis le corps s’est figé et, avec des gestes de noyé , les pieds emprisonnés, le peintre a défini comme espace à saisir cela seul que ses mains pouvaient atteindre, et c’est pour garder la trace de cet espace que sont venues, sur lui, s’assembler des bribes de toile, se reconstituer un espace plastique.

la toile manquant là seulement, où s’emprisonnaient les pieds
“Il s’agit alors, dit Duchêne, de la “nature” du peintre inscrit dans un cercueil de lumière qui vient braire à l’intérieur des terres.”

Quand il a été bien clair pour lui, que ce n’est qu’en collant au sol, à la matière, aux lieux et aux choses, qu’il parviendrait, peut-être, à recoller les morceaux, à panser le monde, à en garder, précaire et en lambeaux, la trace, le suaire, Charvolen a commencé à emmailloter le monde et les objets du monde. 

Le déraisonnable inventaire de ces prétextes à l’œuvre ferait se côtoyer douches et verres, boites en fer blanc et brouette, automobile, seaux, arrosoirs, marteaux, masses, pioches, sapes, pelles et fourchettes, bidets, fauteuils, chaises et scies, chaussures, tabourets... image de la vie quotidienne partagée entre les soins du corps et le travail,  maçonnerie, menuiserie, agriculture.

“Le travail de Charvolen, dit Duchêne, c’est d’abord un visage.
Un visage de pierre molle - un abre
(la fermeture d’un visage au travail
le travail de la terre)
Une chaise 
ou une table 
est aussi un outil
au même titre que la hache, la pelle ou le marteau.

 

 

Cannes, la Croix des Gardes. Sol, murs, appui de fenêtre. Bois et fragments de tissu, colle et pigments. Partie bois Maquette : 10 x19cm, l’autre :195 x 144 cm. (série1979-1981) photo Anne Charvolen.

Il n’est pas innocent pour lui d’utiliser les outils premiers qui sont ceux qui fabriquent le corps ou l’usent
puisque, prisonnier, il accepte de les déformer pour les rendre aveugles.”

Et je dis
La démarche de Charvolen, si elle n’est pas figurative, relève bien d’un questionnement de la représentation.

Et Duchêne dit
Ces objets (qui sont des toiles) sont “mis à plat” mais de nature ils ont épousé la forme qui les habite.”

La démarche de Charvolen
dis-je
relève d’un questionnement de la représentation. 
Son originalité consiste à limiter toute distance entre l’objet et son traitement, entre le monde et le corps agissant : la forme de l’objet est plus ou moins reconnaissable selon le choix des lignes d’incision.

 

Nice,Villa Masséna, une pièce d’habitation, sol, murs. Fragments de tissu, colle et pigments, 350 x 260 cm, 1981/1982. photo Anne Charvolen.

“Ces objets
dit Duchêne,
ont épousé la forme qui les habite. Celle-ci est l’indifférence du corps : le moulage. Le moulage d’un corps n’est pas le corps. Il est la distance entre tous les corps et sa substance même. Le corps est prisonnier du corps. Le mur ne l’en délivre pas. Il le plaque. Il l’introduit dans une marge.”

Au début, 
dis-je
il y a donc cette autre réalité, toile ou feuille, destinée à recevoir des figures, à rassembler des traces, et qu’il a d’abord fallu défaire, déchirer, réduire en bribes ou en charpie, perdre, et qui ne retrouvera consistance forme et figure qu’en se recomposant sur l’objet... 

“Charvolen
dit Duchêne 
accepte tous les compromis du berceau”.

Dans le travail de Charvolen, dis-je
objet est ce par quoi le format défait de la peinture va se reconstruire, renaître, le point où va se rassembler la toile émiettée. 

“Charvolen accepte tous les compromis du berceau 
mais ces moulages restent mous » dit Duchêne.

Sont-ils désertés
dis-je
objets de l’absence 

ils restent mous dit Duchêne
et continuent à vivre comme des poupées.

Ces poupées sont des objets dérisoires.

Sont-elles désertées, dis-je
objets d’absence 

Ces poupées sont des objets dérisoires faits à vivre dit Duchêne.
Il ne s’agit pas d’empreintes mais de réalités plastiques.

 

En tout cas, dis-je
le peintre arpente le visible, son corps servant de mesure, parfois d’outil de marquage
et d’instrument du 
repérage dans une pérégrination le long du quotidien.

“Le corps, répète Duchêne, est prisonnier du corps.
Le mur ne l’en délivre pas. Il le plaque. Il l’introduit dans une marge.
Charvolen accepte tous les compromis du berceau.
Mais ces moulages restent mous et continuent à vivre comme des poupées.”

Pourtant, dis-je, Charvolen se sert parfois 
de modèles réduits ou grossis 
des réalités qu’il traite. 
Et encore cette possibilité de prendre connaissance d’un seul coup d’œil d’œuvres de trop grandes dimensions
comme le modèle mathématique permet, dans les dessins numérisés, de prendre connaissance de possibilités à jamais perdues par la mise à plat physique du moulage d’origine.

Il ne s’agit pas d’empreintes, dit Duchêne
mais de réalités plastiques.

 

 

Ce sont de simulations, dis-je, des parades à l’absence. 
les moulages veulent garder trace d’une réalité absent,
mais leurs dimensions, leur fragilité, leur impossible déploiement, font qu’eux-mêmes se cachent et se perdent ;
il faut alors se donner les moyens de conserver des traces de ces traces trop incertaines, trop vite disparues… 

Parades à l’absence 

Simulations elle épaississent tous les rêves du corps :
colosse, géant ou titan, il maîtrise des espaces d’où sa taille l’exclut, il est le rêveur de miniatures, d’architectures tronquées, 
Corps minuscule roulant à travers des espaces frustrants, il s’y perd, angoisse des enfances perdues, 
Se figurant les possibles, face à des séries innombrables, c’est l’esprit qui roule et se perd. 

C’est bien Leopardi, n’est-ce pas, derrière sa haie
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma
Sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quïete
Io nel pensier mi fingo; ove per poco
Il cor non si spaura…”

 

 

Objets, procédures de construction, dimensions, projets, plans, tout multiplie les sytèmes de représentation, 
cartographie sommaire de nos déplacements dans l’espace physique, portulans de nos précaires et dérisoires Odyssées ; 
les volumes sont écrasés: leur mémoire ne se marque plus que dans l’inscription d’une arête ou dans la différenciation des plans par la couleur ; 
l’usage se lit dans l’usure 
qui marque les points habituels de contact entre le corps et l’objet ; 
et en même temps c’est le mouvement qui est représenté :
celui, circulaire, des bras, au bout desquels se créent des arches, superposant l’image d’une architecture directement issue d’un corps se mouvant, à celle des objets qu’il tient ou des espaces qu’il occupe ; 
et cet autre mouvement, 
caresse de la main, des doigts, sur l’objet, 
qui reste empreinte dans les tourbillons colorés qui unifient et consolident la construction… 
Le problème, enfin, c’est de savoir comment représenter le temps: 
temps de la construction, colle et bribes, 
temps des strates qui s’accumulent, et que marque la couleur,
temps du moment d’exécution qui figure parfois 
dans le moulage même 
d’une ombre portée, 

Mise à plat numérique du travail réalisé sur le Trésor des Marseillais, Delphes. Choisi parmi les 2600 réalisées en référence au 2600 ans de Marseille. 2007. fichier numérique Loïc Pottier.

temps de l’usage, de l’emploi des objets, et des lieux, des passages, salissures, poussières, 
temps de la présentation, de la déperdition et de la perte.

“L’art
dit Duchêne,
n’a de valeur qu’en ce qu’il trouve ou comporte de douloureusement présent dans le présent qui est la somme. La somme d’une absence de soi pour l’autre”

J’entends parler de Charvolen.


Il est celui qui cherche ce qui engendre… le principe
Cette matière modèle  matrice et mère. La génitrice. 
Et la douleur, c’est qu’au fur et à mesure qu’il le trouve, 
Et qu’il y trouve la raison de créer et qu’il le reconnaît justement parce que c’est lui qui lui a fait la grâce de créer, 
du fait même qu’il a donné naissance à l’œuvre, ce lieu lui échappe et se perd .

“Je ne suis pas présent
dit Duchêne
Je tiens à y être quand même”

“dans le présent qui est la somme. La somme d’une absence de soi pour l’autre. Un (le?) vertige (vestige) du présent. Ce passé que je trouve en infinie présence dans le travail de Charvolen. 
Il est quand même intéressant de savoir (ou de sentir ici) que l’artiste découpe les murs comme un squelette promis aux immondices 
dit Duchêne
comme les corps (ou les cornes) promis à la cendre. L’objet n’a qu’une réalité provisoire qui est celle de son utilisation. Une pelle, un mur, c’est autre chose qu’une pelle. C’est une autre pelle ou un autre marteau pour briser le mur
mais Max conclut Duchêne
n’aimerait pas.
Il préfère laisser les murs en vie pour leur briser la face d’écrou qui les mure et les brise”

C’est vrai, dis-je
que sa quête constante de l’origine ou de la genèse, cette stupeur devant le surgissement est en même temps une méditation sur la disparition qui fait œuvre de sa volonté d’être malgré tout présent au monde qui infiniment s’enfuit.

Devant la haie qui bouche son horizon
Leopardi  fait naître des immensités, et il termine 

 Ainsi dans cette immensité ma pensée se noie
Et naufrager en une telle mer est doux.

“Cosi tra questa
immensità s’annega il pensier mio ;
Et il naufragar m’è dolce in questo mare”

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Alexandre Lequœur, EDA, extraits

IX

Suivre le pavé
  les odeurs
et le cours de la Seine

le jour
est sans matin

Flèche de Notre-Dame
    blessure au mur
 de Saint-Gervais

l'aube
est blafarde

De l'or scintille sensible
au tympan des Archanges
répondant au sourire
de la rue Quincampoix
Quand l'air porte des mots
    inattendus encore
inspirant au retour
leur absence de poids

 

 

∗∗∗∗∗∗

XV

Les volets sont clos sur ma main
qui pour que l'autre écrive
protège la petite flamme
de l'appétit de l'ombre

L'instant auparavant
j'étais à la fenêtre
quand le ciel et la terre
se sont déréunis

Et ma paume recèle
de la mémoire claire
obscure à son envers
où demeure ma nuit

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

XVI

L'autre nuit
Adjacente du jour dérobé
Entretient un silence
Dont l'éternel ennui
Déborde et puis s'élance
Par la mort initié
Pour entr'ouvrir une aube
Où l'homme se fait lyre
De la nuit palpitante
Au matin avouée
De la mémoire lente
Au présent avenir

 

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

XVIII

Quel jour
quelle année
quel moi s'en est allé
battant des ailes ?

D'ouest en est
du pareil au même

Le chemin du retour
Est-il une route vers soi ?

Et si ultimement
il advient que j'acquiesce
vais-je me retourner
revenir sur mes pas ?

 

∗∗∗∗∗∗

XXXIX

Humer le matin
quand les toits se défont en nues

Boire l'aube
lire l'aube délivre

 

 

Présentation de l’auteur




Chantal Dupuy-Dunier, bâtisseuse de cathédrales

Chantal Dupuy-Dunier, auteure d'une trentaine de recueils,   dont Initiales (éditions Voix d'encre)  qui lui avait valu le prix Artaud en 2000,  publie un nouveau recueil, l'impressionnant Cathédrales, aux éditions Petra. Elle y retrace, depuis le néolithique, le mouvement qui pousse l'humanité à ériger des pierres vers le ciel. Cet ouvrage de plus de 300 pages - dont elle nous offre 5 extraits accompagnés de leur lecture par elle-même - est une sorte de chant qui, en trois mouvements  ("Sanctuaire mégalithique", "Crypte primitive", "Cathédrale ogivale")  retrouve, suit  - mime aussi par la disposition des mots sur la page - les rituels sacrés qui lient depuis toujours la pierre à la prière - révèlant ainsi  la profonde et troublante énergie poétique de ces gestes qui font de l'écrivain le compagnon des bâtisseurs. 

Chère Chantal, je pense que mes premières questions porteront sur la genèse de cet ouvrage :
- comment t'es venu le désir / l'idée de ce thème? Comment s'insère-t-il dans ton oeuvre (souvent plus autobiographique, ou intimiste) et dans ton parcours de vie personnel ?
- c'est une épopée qui cite des auteurs, et même quand tu ne cites pas, on devine l'énorme quantité de lectures / de visites qui nourrissent ce livre : peux-tu parler de ton travail préparatoire de documentation, de la façon dont tu as constitué/exploré/exploité ces sources ?
Ensuite, je pense qu'il serait intéressant de savoir comment tu t'y es prise pour construire ta cathédrale : tes choix de construction et de mise en page (car c'est très construit - le choix des "pierres", les calligrammes...) - c'est de mon point de vue, assez vertigineux. Une oeuvre somme ! 
Cette cathédrale, je la portais sans doute en moi depuis longtemps.
Une vieille fascination pour le travail des hommes qui ont bâti ces monuments, devant la foi qui les portait, ce d’autant plus que je suis incroyante. J’envie ceux qui ont, entre la mort et eux, le rempart d’une croyance rassurante.
Je suis devenue athée vers 22 ans, mais j’ai un passé de religiosité important. Vers l’âge de 10 ans, je voulais devenir carmélite, cela n’a duré que quelques mois. J’avais et j’ai conservé une attirance pour Sainte Thérèse de Lisieux. J’admire qu’on puisse consacrer toute sa vie à un idéal, même si ce n’est pas le mien, et que cet idéal soit tourné vers les autres. En faculté, j’ai suivi quelques cours de théologie.
Ce projet d’écriture s’est imposé à moi en voyant un « œuf de lumière » au sol de la cathédrale de Chartres, reflet d’un vitrail sur lequel l’ombre de nuages se mouvait (photo ci-jointe. J’ai même une petite vidéo). Oui, cela a débuté par cette « illumination », donc par la manifestation du soleil, ce dieu primitif dont on retrouve la présence dans des objets religieux comme les ostensoirs et surtout dans les rosaces. C’est ce qui m’a fait signe.

toutes les photos sont de l'auteur

Pourquoi tous ces auteurs cités (et j’aurais aimé en citer tant d’autres) ? Parce que j’ai voulu que ma « Cathédrale » soit une grande métaphore de la poésie. Elle symbolise la pyramide poétique. Depuis les origines, chaque poète en étant une pierre, écrivant sur les fondations que tous ses prédécesseurs ont édifiées, et déposant sa propre pierre sur laquelle pourront s’appuyer d’autres poètes à venir. Cette cathédrale s’appelle « la poésie ».

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Dans mes recueils précédents, il est vrai que la part autobiographique était importante. Cependant, j’ai toujours espéré que le lecteur n’y verrait pas simplement « ma petite histoire», mais pourrait projeter la sienne. Beaucoup m’ont dit que le village de Cronce était pour eux un autre village de leur enfance. De même, quand j’écris sur la mort, il est évident que cela concerne tout le monde et résonne.
De plus, j’entretiens avec les pierres un rapport intime car mon prénom « Chantal » signifie « caillou, pierre ». Dans  Initiales, des lettres et une date gravées dans un mur servaient de point de départ au poème. Dans Creusement de Cronce , c’était déjà « la parole des pierres » que je recueillais. En ce qui concerne Saorge, dans la cellule du poème ((Les trois recueils ont été publiés par Voix d’encre.)), les pierres du monastère sont aussi très présentes. La pierre fait pour moi partie du vivant, je suis avec elle dans une relation orphique comme avec toute la nature, avec tout le vivant. Lorsque j’écris, je me sens tailleur de mots, sculpteur dans le matériau du langage. Mon stylo est un burin.
Des lectures, des visites ? Bien sûr, durant plusieurs années, mais j’aurais aimé avoir le temps de lire davantage, il y avait déjà Victor Hugo avec « Notre-Dame de Paris » et ma découverte principale a été Joris-Karl Huysmans. Dans son roman  La cathédrale , c’est justement celle de Chartres qu’il évoque. J’ai donné le nom de son héros Durtal à un de mes personnages. J’ai rejeté certains livres exposant des théories délirantes, comme ceux qui racontent que des extraterrestres sont venus construire nos cathédrales ! Le sujet stimule les imaginations. Les lectures se faisaient en chemin, en même temps que l’écriture. Je n’ai pas fait un travail rigoureux de préparation. Quand on écrit sur un sujet, j’ai remarqué que les choses se présentent autour de ce sujet, sans doute parce que l’on est dans l’état d’esprit de les remarquer. Beaucoup d’images quand même, d’intuition aussi. Je voyais l’évolution de mon sanctuaire mégalithique et du lieu où il se trouvait. Je voyais mes personnages. J’ai préparé mes calligrammes en prenant des croquis de vitraux, notamment à la Sainte-Chapelle de Paris. Le problème est que je ne sais pas dessiner et j’aurais aimé que la rosace finale figure vraiment une grande rosace.
En matière de visites, c’est la même chose, j’aurais voulu voir toutes les cathédrales ! J’ai aussi fait en sorte que l’Auvergne où je vis ait sa place et j’ai fait des emprunts à nos belles basiliques en plus de la cathédrale de Clermont-Ferrand et de celle du Puy qui valent un détour.
Comme tu le notes, ce livre est très construit. Je l’ai vraiment bâti. Chacun des trois chapitres comporte un préambule où le même personnage est présent, un homme qui retranscrit ce à quoi il assiste (il est bien sûr le poète), puis des « Pierres », qui peuvent être des animaux, des personnages, des éléments, etc. Dans chaque section, on retrouve un sacrifié, un officiant, un incroyant, un astre, de l’eau, des arbres et les bruyères qui vont donner son nom à « Notre-Dame des Bruyères », ainsi que « Pierre, la Pierre » qui, de pierre d’autel du sacrifice primitif, devient marche devant l’autel d’une première église avant de clore le tombeau d’un Maître d’Œuvre de la cathédrale. J’ai réellement posé mes pierres poétiques les unes sur les autres.

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Tu as répondu de façon exhaustive aux deux premières questions - c'est un texte extrêmement intéressant ! M e restent des demandes concernant la suite : comment t'y es-tu prise pour construire ta cathédrale, comment se sont déterminés tes choix de construction et de mise en page (car c'est très construit- le choix des "pierres", les calligrammes...)
Après la survenue de l’inspiration, déclenchée par cet « œuf de lumière » mouvant vu au sol de la cathédrale de Chartres, l’idée s’est imposée à moi qu’il fallait vraiment essayer de construire ce livre comme les bâtisseurs de cathédrales, en y consacrant beaucoup de temps et de passion. Victor Hugo cité en exergue écrivait : « Quiconque naissait poète se faisait architecte. »
J’étais habitée par ce projet à long terme. Oui, je voyais le lieu, les édifices. Je côtoyais mes personnages. Eux aussi se sont imposés à moi.
J’ai fait un plan, que j’ai remanié plusieurs fois. Deux choix s’offraient à moi : construire un ouvrage encore plus important en incluant un chapitre qui se serait appelé « Cathédrale romane » ou élaguer un édifice qui risquait de devenir trop « lourd » pour le lecteur. J’ai choisi d’élaguer en faisant un saut un peu rapide de « Crypte primitive » à « Cathédrale ogivale ». « Cathédrale » a compté une cinquantaine de pages supplémentaires et des « Pierres » (paragraphes) en plus. Il y a peut-être quelques anachronismes, mais je me pose en poète pas en historienne, même si je me suis documentée.
Au fond ma cathédrale, dont je reconnais que la construction est ambitieuse, se veut non seulement une grande métaphore de la poésie, mais tente de représenter l’humanité dans son ensemble et l’univers avec tous les éléments qui le composent (ce qui est bien sûr impossible). Le choix de la mise en page accompagne mon écriture depuis mes premières publications. Elle doit s’accorder au texte, elle fait partie intégrante du poème, en renforce le sens.
Les calligrammes de vitraux sont pour moi le moyen de figurer la lumière passant à travers les « espaces blancs » des poèmes.
Je reviens aussi au culte du soleil, depuis le sacrifice primitif accompli pour qu’il se lève chaque jour jusqu’à la rosace finale. Souvent, il y a une « boucle » dans mes recueils, un retour au début.
Le style aussi change selon le sujet. Ici, il y a beaucoup de formes litaniques parce qu’elles rappellent les prières.

lumière sur un signe lapidaire à Orcival.

 

 

5 extraits de Cathédrale

 

Poème inaugural :

 

Ce matin,

au sol de la cathédrale

dont les neurones de pierres se souviennent,

le geste ovale du labyrinthe

désigne la direction de l’œuvre.

Les rayons traversant un vitrail

dessinent sur les dalles

un reflet marbré.

Le reflet à la forme parfaite

progresse lentement vers l’entrée du dédale,

œuf lumineux.

 

 

Extrait de « Sanctuaire mégalithique » :

 

Ô Soleil, je guette ton retour.

 

Quand je devinerai ton approche,

j’attacherai ma chevelure

pour aller recueillir l’eau

avec laquelle mon père lavera

la lame du sacrifice et la pierre d’autel.

Et je prononcerai ces mots :

 

Source, qui désaltère l'orge, la fourmi et l’homme debout,

le chêne, le rat des champs et l’homme couché,

redonne à la lame et au granit

l’embrasement du dieu soleil.

 

Di va oumba          par le ventre de la grêle,

Di va oumba          par les blessures du ciel,

Di va oumba          par le souffle qui règne sur le souffle !

 

 

 

Extrait de « Crypte primitive » :

 

Vous qui êtes là,

écoutez les paroles qu’il prononce tout bas :

Tu t’appelles Pierre la Pierre.

Au milieu du tertre bouleversé par le remuement du chantier,

je t’ai vue apparaître près des bruyères en fleurs.

Le ciel était animé d’un somptueux vol de corbeaux.

L’ombre velours de leurs ailes accentuait ta couleur

et traçait des reliefs à ta surface.

Lorsqu’après tous nos efforts,

le bœuf robuste t’a enfin rendue au jour,

je serais tombé à genoux sur la terre rouge,

mais ta beauté paralysait mes gestes.

J’ai pu ouvrir la bouche et demander :

- Qui es-tu ?

 

 

 

Extrait de « Cathédrale ogivale » :

 

Chacun lève les yeux vers le grand livre de pierre,

livre de verre en ses vitraux.

Recueil vertical,

poème dressé au-dessus du langage ordinaire,

que je tente de traduire.

 

˗ Poète, comme Maître d'œuvre, est un haut-métier

qui ne va pas sans le devoir d'être Homme,

ne s'accommode pas d'une existence banale.

La responsabilité des mots nous incombe ˗

 

 

 

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Présentation de l’auteur




Martin Wable, Terre courte

Il faut découvrir la poésie de Martin Wable qui avait reçu le prix de la vocation (il est né en 1992) avec son recueil Géopoésie publié chez Cheyne en 2015. Car, avec son dernier recueil Terre courte, il confirme le talent repéré par le jury.

 

Avec cet ouvrage, comme pour nous rappeler que nous avons la mémoire courte, Wable nous suggère que l'histoire humaine n'est qu'une succession de présents devenus passés et trop vite oubliés. De multiples chemins délaissés, bordés de racines trébuchantes, avant ce point du jour qu'on nomme hui.

J'aime cette façon de placer la langue quelque part entre la géographie en abscisse et l'histoire en ordonnée. Après la géopoétique, Wable ajoute de l'historiopoésie et du lyrisme. Le poème comme "Topographie des fondations de son enfance".

Sur son étal de poète, Wable nous propose toutes sortes de lieux d'histoire. A commencer par la grande période des explorations-conquêtes-exploitations. "Et tandis que réécrire la langue voyageuse : c'était creuser un canal stratégique, mobiliser un régiment. Annexer des tribus, des dialectes et laisser derrière soi un parfum de cuir dans le crépuscule. Chevaucher, répandre une cendre ; envoyer des bouquets de convois marchands dans les steppes. Déborder le fleuve à locomotive derrière les horizons moribonds."

Martin Wable, Terre courte, Editions du cygne 2018, 52 p, 10€.

[...] "Et c'était être navigateur, faire des expéditions en Égypte, punir le peuple oppresseur, ouvrir les mers, bombarder le sultan, marchander un scorpion séché, passer la frontière palestinienne, ici atterrir, migrer, laisser des écritures."

 

Mais rien n'est si simple, "Garder présent à l'esprit qu'il n'est pas d'histoire qui ne soit un labyrinthe" et cette pique adressée à l'histoire n'est pas le seul propos du livre, Wable veut aussi explorer la langue et son propre travail d'écriture. "La Terre était ce globe incontournable, écrire c'était se frayer dans les voies, dans l'immensité, dans la trace des choses. Garder à l'esprit qu'il n'est pas d'histoire qui ne soit un labyrinthe."

Des pays se créent, des frontières sont déplacées:

 

"Dès lors, il s'agit d'apprendre à parcourir les nouvelles frontières du monde avec le tact du médecin qui touche une vieille blessure. Mais il arrive que le sentiment du monde se refuse à se baigner deux fois dans la même langue."

 

Martin Wable nous propose un voyage dans le temps en maniant l'anachronisme comme un ouvre-imaginaire. "Et quand bien même on gagne le marais où s'est tissée la mémoire. Que l'on s'embourbe jusqu'aux genoux. On serait tenté de gagner ce côté de la rive où la clarté nous détermine. Et ce serait proposer une langue encore, proche de celle que tracent les pattes des oiseaux sur la vase."

Si Martin Wable se fait par endroit plus revendicatif, il sait regarder sa propre histoire au regard de celle du monde tel qu'il est devenu. Bref, une poésie qui fait réfléchir dans le plaisir de la langue.

 

Présentation de l’auteur




Questionnements politiques et poétiques 4 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Jolanda Insana

Il y a dix ans – mais que cela semble loin, au vu de la vie parisienne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dramaturge Maurizio Scaparro et d’un certain nombre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aussi à l’Institut Culturel Italien de Paris) fut organisée une série de rencontres, lectures, débats autour de la poésie et de l’écriture dramatique italiennes au XXème siècle juste alors écoulé.

Occasion aussi de diverses dégustations plus terrestres, hélas impossibles à ressusciter ici, en un temps où le Slow Food (invention piémontaise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en proposons ci-après une toute petite trace, telle que retrouvée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces intervenants (et donc éminemment partielle et sans doute partiale… pour qui en aurait conservé son propre souvenir). Où, avec un détour surprenant par la Belle Époque – mais un précédent épisode de cette rubrique ne portait-il pas sur Pascoli et son formidable Gog et Magog au tournant du siècle ? – nous pouvons bien toucher du doigt l’implication éminemment politique de la poésie la plus exigeante au plan linguistique et littéraire. Tel était le sens d’une présentation par Edoardo Sanguineti, dont nous n’avons pas réussi à retrouver la trace, mais que ses nombreux écrits engagés laissent imaginer sans peine. (Telle aussi l’intention des extraits théâtraux, dont il ne sera pas fait état). 

Rencontre avec Jolanda Insana, à Messine en novembre 2017.

À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « rentrée littéraire » occupe l’essentiel des médias culturels, comme chaque année désormais – pendant que nombre d’écrivains et en particulier des poètes cherchent en vain un éditeur digne de ce nom…

Cela étant redit, et écrit noir sur blanc, sans animosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une certaine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papier, en France, les textes d’un certain nombre d’auteurs étrangers considérables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aussi répandue que l’anglo-saxonne par exemple. Citons encore Pascoli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des proses-récits des émouvants Ricordi, racconti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserver l’environnement en économisant les ressources premières nécessaires à la fabrication du papier, doit-on supposer, est tout à leur honneur. Les publications en ligne, après tout, sont faites aussi pour pallier la frilosité de ces vertueux et prudents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lisibilité, cet ensemble est présenté aujourd’hui en trois épisodes. Il complète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a également paru ici entre 2016 et 2019

∗∗∗∗∗∗

Jolanda Insana

I

 

les mots aussi vers leur calvaire
portent la croix
et sortent morts du dictionnaire

 

jamais senti autant le froid
et je noue à mon cou les fichus des jours de deuil
pour les tenir au chaud qu’ils ne se refroidissent pas
si jamais elle revenait et avait froid au cou
comme en rêve elle revient et son menton tremble et elle claque des dents
et pas de chaleur d’août qui la réchauffe et l’anime

 

ailes grand ouvertes elle volette la petite pie
qui se gave jamais rassasiée d’insectes et de rongeurs

l’année finit
et les baleines grises laissent l’Alaska
et se mettent en voyage
pour la longue route de la mer
et nous perchés sur ces chaises de bonne assise
nous ne bougeons pas d’un millimètre
pour procréer et conserver
aussi n’allons-nous nulle part
et sommes craintifs de tout

à la baisse est la foi et l’espérance

 

je suis ici
à une distance de cinq cents milles
et je pense à toi qui penses à moi
et dans le rêve tu approches la main de mon nez
et tu as un tremblement de cils

 

tu as les pieds tu as les chaussures qui puent
amour déchanté
et pourtant jamais je n’ai dégainé l’épée

m’éblouit et obscurcit la lumineuse créature
qui devient ténébreuse et dresse la muraille

 

poussé le long des grillages à coups de rame
le thon entre dans la chambre de la mort
sans chansons ni hourras

 

comprendre où s’est enfoncé ce moi éreinté
qui à temps perdu fit échec à son univers

 

plus facile de sauver la vie
que sauver de la vie

 

elle est perturbée la résidence du cœur
et les nerfs oscillent du dedans au dehors
quand en navette entre le passé le plus lointain
et le présent bloqué dans son cours
des échos retrouvés de pensée se cognent aux parois
et des voix rendent des jugements sans appel
et demandent qu’on barricade portes et fenêtres
ricanant et murmurant
qu’il n’est pas question que l’on ne peut que l’on ne doit
ou pour appâter putassent
et empestent le chaud morceau
qui reste là sur le plat du jour à refroidir

mutilés tous nous sommes mutilés
par le super-censeur qui coupe les fils
avec ses cent-treize dents
et rumine et se tache en restant à la garde
de l’égout conservatoire de merde et autorité
Cerbère œillu et dévoreur

mais palper la blessure qui menace
et soigner le mal en renouant le dialogue
exactement au point qu’il s’est interrompu
où et quand il sortit des rails

 

il sautille se balance
reste pendu à la branche et fait de l’œil
à la prune juteuse avant de la becqueter
le moineau gourmand qui attendit tout l’hiver
en rêvant de graines joyeuses

 

ne se mettra plus en route la nuit
pour le pèlerinage à la Vierge Noire
ou au sanctuaire de l’Antenne-en-mer
ni n’allumera de cierges contre le mal
et les diables qui sous forme de vers
entrent dans le ventre de chaque mortel
et lui ôtent la lumière des yeux
excitent son esprit le rendent fou
mortuaire sous son suaire

 

et plus ne me nourrira
de pain-perdu et blanc-manger
ni ne découvrira la marmite
avec le pot-au-feu de chèvre
la bonne soyeuse viande de chèvre
que je ne mange plus depuis des lustres

 

 

 

Jovana Insana, Da dove mi venne quest'amore Selene (D'où venait cet amour Séléné), 2009.

II

 

on peut même écrire avec du jus
d'échalote ou de citron ou d’autre fruit aigre
et aucun signe ne sera visible
tant qu’on ne l’expose au feu
et qu’il redevienne mot
pour disparaître loin du feu

 

le requin mort
continue d’avaler
vivants poissons

 

la fenêtre claque
change décor et réplique
aussi après tant d’énervement
j’ai envie de brailler des chansons
parce que le dernier mot n’est pas dit

voix de silence est la voix du père et du fils
pendant que le patron crie
à moi tous les micros

raidis par le gel cet hiver les oiseaux tombèrent

 

 

dans la plénitude de l’heure chaude
rongée par les acides de la sueur
méprise l’esprit oublieux
puisque derrière le mur la vie continue à respirer
harassante
et j’existe en équilibre à cette hauteur
pour ne pas être dé-tournée

 

 

la douleur qui par le corps se meut
et n’est jamais en certain lieu
diversement remue
encombre la vue
fracasse les membres
et quand le col s’affaisse
comme si défaits étaient les nerfs
peine à soutenir la tête qui tombe morte
et ne veut pas tomber

 

tremble le balcon avec tous les jasmins
et les guirlandes d’oignons
mais je ne suis pas proche parente de la mort
et ne veux pas embrasser qui s’en va

 

l’ennemi est archi-victorieux ?
mais le dernier mot n’est pas dit
et je m’en irai par le monde
avec mon petit caillou en poche
parce que la vitrine ne m’attire pas
ni la boucherie où pendent boyaux et malecordes

 

 

 

III

 

tu l’infibules et la lorgnes
la courtises et réévoques et la soufflettes
presses décharnes et te la fais – la langue

 

oppressé par ce qui travaille dans la nuit
il ne pleure ne hurle et se désespère en dormant
rêvant qu’il s’écroule
et son goût est brûlé par trop de soif
et ce voile devant les yeux
il tombe si tu ne le serres pas à la taille

 

il n’est précaution qui vaille contre la peur
à trois ans lorsque s’ouvre le premier gouffre
et que sous les bombes on perd terre et eau
mais je crains que ce ne fut pas là le dernier avis
expédié par le patron

personne ne saura quel mal ce fut
d’avoir blessé l’ouïe

 

je suis ici et tu dis non au baiser enchanteur
parce que tu veux que l’on voie combien la mesure est sans comparaison
mais je peux témoigner que ce ne fut pas illusion et que la vue
dura aiguë pendant deux nuits
puis la vision pendant plus d’un mois et maintenant au froid
l’extase perd en envergure et s’abat en stase

 

contre l’outrecuidance de l’empire
l’âme se lève et dit
– donnez-moi une gorgée d’air et je renierai l’ennemi

quelque chose
il doit y avoir quelque chose
contre les assaillants des barrières du moment
et donc ce n’est pas une chose bizarre
que l’irrespectueuse distance de ce lieu à ici
où je me consume dans un incendiesoleil
apercevant en procession les porteurs de reliques
qui ne savent jamais comment s’étend outre mesure
l’arrogance de camoufler la mort
mais aveuglée je ne reconnais pas la bête fauve qui engloutit ma vie
alors que je voulais à petites gorgées

 

 

 

Jolanda Insana, Frammenti di un oratorio (Fragments d'un oratoire).

 

IV

 

je suis marionnettiste
et je fais mon petit théâtre avec deux seules marionnettes
elle et elle
elle s’appelle vie
et elle s’appelle mort
la première elle pourainsidire a des couilles
la seconde est une petite conne
et quand il arrive que compénétration s’ensuive
la vie meurt carrément de plaisir

 

mais qui pense à te foutre
bêtasse d’une truie
toute en rogne après la vie

 

c’est moi la vie
et je t’enfourche
mort foutue
toute en tremblotement

 

semblant qu’elle me voit pas
suffit d’un revers de main
et adieu pain et plaisir
le strict nécessaire
pour subsister

 

nous ne finirons jamais de faire
bagarre amère
aucun copain n’y mettra
son mot de paix
tu souffles les bougies
que je rallume

 

la vie sent bon la vie
si douce
qu’elle décolle les saints
de leur croix

 

 

V

 

que veux-tu Sibylle ?
– je suis voix et ne veux r’mourir
– parle-parle pendant que j’t’emmielle et survole

 

à la poésie point de remède
qui l’a se la gratte comme gale

 

et pourtant le poète infortuné
ou se pend ou est tourmenté

 

et de toi les autres diront
il est mort et va chantant

 

je me retranche et ne me déboîte pas
là où le pain est le plus salé
et je laisse la mélasse aux fourmis

 

quand ça vaut la peine
je baisse ma visière
et frappe des coups de beauté

 

(d’un recueil en construction)

à suivre

 

Présentation de l’auteur




Arthur Fousse, le vieil homme parle et les aubes ont toutes coagulé dans le sel et autres poèmes

autrefois les rives étaient si proches…

maintenant

dans le gué de mes larmes,

le chagrin transi,

les mots las,

la queue qui ne bande plus

et le triste assistanat des griefs, et la pension,

et aussi

les sédatifs,

les comprimés

et tout ça,

la mort travaille plus la matière

que le silence n’use l’esprit. dans ma main,

je lis mille sillons

plus profonds qu’une douve,

et j’y lis un écartèlement

que je ne peux franchir.

tous mes potes malades sont morts

et je suis le dernier sur le banc de touche.

la mort nous garde en réserve

et les joueurs comme des secondes

ne cessent de s’envoyer la balle.

nous nous sommes peut-être trompés.

peut-être n’étions-nous faits que pour tisser

le suaire d’un monde

qui ne devait que cacher la lumière

d’un faussaire.

peut-être devions-nous simplement nous taire

et attendre.

maintenant,

je regarde ces rides dans le coin de mes yeux, j’y lis des frontières qui ont croisé le fer

avec l’éternité

et qui sont restées closes à jamais.

des barbelés tristes sur un visage de honte.

et dans le noir,

parfois, j’entends un bruit venir de très loin,

de vieilles musiques jouent encore pour moi.

nous ne pouvions qu’apprendre à oublier

et disparaître

pour ne jamais nous souvenir.

les doigts, eux, tissent une autre honte.

 

 

vos corps sont sans prénoms, vos larmes sont sans merveilles, le conte du clodo fou pleure.

il suffit de regarder 
dans l’œil du cobra,
il suffit de regarder dans l’œil d’un mort, 
ou dans le pixel qui hurle dans le téléviseur. 
ou encore dans l’œil de bœuf de la terreur, 
ou dans l’iris pâle d’un clodo fou,
ou d’un épileptique maniaque 
hurlant pour plus de mort.
il suffit de regarder à la lueur d’une ampoule qui pâlit 
l’inconstant plafond
d’une larme qui s’effondre
sur le parquet plat d’un ciel mouvant.
il suffit de compter le glas d’une montre, 
d’une trotteuse lasse de courir
pour entendre tous les cadavres que la vie amorce 
d’une seule détente
courant sans faux pas.
il suffit de mourir dans le noir et de regarder dans un asile 
ces vitres de verre teintes,
il suffit de regarder la peau crispée 
d’un dépressif sauvage
pour sentir la bouilloire hurler 
d’un crissement sans nom.

mort et sans bruit, 
préalable sans frontière.
évangiles tonitruants d’un chagrin 
éternel, d’un enfer insomniaque, 
d’une pute borgne,
d’un terroriste amnésique de son amour, 
d’un paralysé n’arrivant à se sucer la queue 
pendant que rien ne répondra à son nom,
à ces mains lasses cherchant dans l’air
de quoi nourrir l’immobilisme du monde. 
la pauvreté de notre désir est sans limites.
et on nous apprend qu’un homme en bonne santé 
est plus puissant qu’un homme malade.
et notre système éducatif nous apprend 
qu’il faut comprendre pour ne pas hurler,
mais qui a entendu la larme de ciguë qu’un homme 
nourrit jour après jour, dans le noir
sans un bruit,
jusqu’à s’étouffer sous le grincement de larmes 
plus agiles que ses doigts…
qui a entendu un bipolaire cinglé hurler 
pour sentir son prénom palpiter

plus que son amour, 
plus que son cœur, 
plus que sa honte.
qui entend dans le noir
la clameur d’âmes évanouies
qui ne ressortiront jamais des ténèbres
de la noirceur ?
d’un vide si abyssal 
qu’il devient transparent 
au simple pas
dans un couloir ;
si noir, que l’on se noie 
dedans et qu’on n’en ressort jamais 
que trop tard
quand la lumière a abattu toutes ses 
cartes
et le ciel tous ses rêves.

mort
et sans épitaphe
dans une guerre du silence.

mort sans parafe,
signant en lettres de sang 
l’anonymat de l’air,
la constante du soupir, 
la terreur de la honte
et l’horreur de tout vivant.

nous mourrons dans le noir agitant des bras 
comme des draps brisés
aux plis échancrés comme des lèvres hurlantes.

nous hurlons dans le noir 
d’un silence si profond
que nous n’entendons même pas hurler 
la sirène du monde.

nous brûlons le quart de mégot 
en existentiels karmas,
nous fumons à la racine l’os 
qui nous tient d’égo,
un égo plus maigre qu’un rouleau de cuisine, 
un égo plus plat qu’une assiette brisée,
un égo si triste
que si les larmes pouvaient couler,
un rideau de sel entarterait toutes les fenêtres 
du monde d’un gris terrible.

non,
nous ne sommes pas heureux.
nous crions de ne pouvoir satisfaire
ce que l’esprit demande
à proportion de ce que la chair désire.

nous hurlons de satisfaire le bas branlant 
de la tour de Pise,
nous hurlons de nous esclaffer dans le noir 
en scarifiant des bras ridés
ne serait-ce que pour sentir la monstruosité 
de notre horreur
voiler le consensus 
même du monde.

nous pleurons, 
nous pissons, 
nous chions, 
nous saignons,

le bas des immeubles s’effrite sous un battement de paupière, 
les dunes s’abattent comme des automnes sur des vies
plus pauvres qu’un sablier de verre bâti dans une bouteille 
en plastique tranchée.

et on ne nous apprend pas
la terreur d’un homme seul entretenant une plante séchée 
dans la condamnation éternelle
d’une honte privatisée.

non,
nous ne sommes pas heureux.

nous pleurons, 
nous pissons, 
nous chions, 
nous saignons.

et dans le respectable réquisit d’une société qui tue 
sans signer de chèques
qu’au bas d’une mort à crédit pourvue à seule 
mention de drame,
nous abattons les rideaux,
nous sortons les couteaux, 
nous entaillons la chair, 
nous travaillons à l’esprit
ce que le monde ne peut user 
jusqu’à la moelle.

nous secondons le tonnerre, 
nous travaillons la pluie,

nous fanons sous le bruit des pas de nos maîtres,

nous sommes des mainates secouées par le tonnerre, 
nous sommes des singes jouant sur un bidon, 
cogitant pour l’élémentaire
dans la comédie politique de nos égos, 
travaillant le vide de l’air
et le plat du verre
dans un regard plus triste
que n’importe quelle nuit d’hiver.

SEUL.

SANS PRENOM.

ANONYME

ET MORT,

NOUS NOUS LEVONS.

et dans le noir
nous épelons le sommeil 
comme nous éplucherions 
un rêve
d’un baiser 
plus mortel
que n’importe quelle femme 
aimant
n’importe quel schizophrène fou.

nous nous taisons 
et mourrons.

il n’y a pas de réponses.

 

 

/poème à une vieille dame.

 

j’ai lu mon magazine
d’acupuncture
ils disent
qu’on peut guérir le cancer 
en travaillant sur
ses émotions.

tu savais qu’on pouvait guérir 
de la schizophrénie en mangeant 
du chou-fleur ?

respirer,
cela permet de délivrer l’âme 
de ses terreurs.

ah ouais, je dis.

oh oui,
et il faut boire du jus
de coquilles d’œufs
pour hydrater tout le corps 
de potassium
pour nourrir la beauté de Dieu.

j’ai guéri mon genou 
en priant,

même les médecins 
ne savaient le guérir,

tu vois que je ne suis pas si folle.

et la vérité,
c’est la solitude enfermée dans une huître
avec des murs qui ne rendent pas de perle.

 

et la vérité,
c’est l’existence comme un compacteur d’ordure 
qui fait d’un cœur une bobine fripée
constipé de son rêve,
prête à chier son désir affamé.

je lui offre 
des fleurs

(parfois)

et j’essaie de la faire rire,

mais elle est perdue 
et seule

et dingue d’une folie banale 
qui tue tous les dingues 
cathos
et toutes les pauvres petites 
vieilles solitaires
de la vie qui meurt et qui pense.

 

un jour peut-être
les corps qui furent poussière 
redeviendront des roses,
et les cœurs
des chardons pleins d’épines 
que rongeront les ânes.

pas ce soir.

les jours comme des graviers
se jettent sur les tombes  
pour épeler les prières.

les désirs comme des tournevis
ne s’agencent pas dans le bon trou,

et la croix d’un mot
peut faire vivre un homme
jusqu’à ce que son existence s’assèche
comme les neiges bleues au sommet de la chance.

nous sommes tous voués 
à une paralysie complète, 
à un inceste de l’esprit
pour n’avoir pas à mourir trop tôt.

nous avons peur,

nous sommes effrayés sous les parvis de vos sourires, 
nous sommes terrorisés sous les abat-jours de vos visages, 
sous les frontons de vos esprits,
sous les abattements de vos dettes,

nous sommes constipés d’un manque de vie
et d’un désespoir plus prolifique que l’esprit 
d’un génie alimenté de homards jusqu’à la fin du monde.

nous sommes des grains de raisins que mastique la mort

en ricanant du manque à gagner à propos du crédit premier.

les mots s’usent, 
les vieux pensent,
les vieux élident leur peur avec la plume d’un rêve effrayé.

les morts cherchent, 
les vers trouvent.

les sommiers comme des corps s’affaissent

ils finissent jaunis comme nos esprits

et on les jette

pourvu que la déchetterie passe

et que nous mourrions tous,

ma pauvre et vieille Titi.

 

Présentation de l’auteur




Introduction à l’œuvre de Lee Maracle

Née à Vancouver, en Colombie Britannique, Lee Maracle est membre de la Nation Sto:Lo. Elle enseigne au Centre des Études indigènes à l’université de Toronto, où elle sert de conseillère pour les étudiants aboriginaux et où elle est directrice des cultures traditionelles pour l’École de Théâtre Indigène.

Elle est considérée comme l’une des premières voix de la poésie indigène au Canada. En 2009, l’université Saint Thomas de Miami en Floride lui accorda un Doctorat Honoraire de Lettres et Sciences Humaines. En 2019, elle fut finaliste pour le Prix Neustadt (appelé familièrement “Le Petit Nobel”) décerné par la revue World Literature Today. Elle reçut le Prix J.T. Steward “Voices of Change” et un Prix du Livre Américain de la Fondation “Avant Colomb” en 2000.

Ses oeuvres comprennent plusieurs romans et recueils de nouvelles, dont First Wives Club: Coast Salish Style (2010), Will’s Gardenet Daughters are Forever (2002), Ravensong (1993), Sundogs (1992), et Sojourner’s Truth and Other Stories (1990). En parallèle, elle écrivit des oeuvres engagées témoignant de la condition des femmes, dont deux livres: I am Woman: A Native Perspective on Sociology and Feminism (1996), et Bobbie Lee, Indian Rebel (1990). Son intérêt pour les langues et la communication interculturelle dicta une de ses premières publications, Telling It: Women and Language Across Cultures (1990), qu’elle écrivit avec Marlatt Warland. Elle a une attitude critique envers le traitement des populations indigènes par les Canadiens. Elle dénonce la violence contre les femmes indiennes du Canada, qui disparaissent ou sont tuées environ quatre fois plus que leurs consoeurs blanches.

Lee Maracle, Columpa Bobb et Tania Carter, Hope matters, CBC Books, 2019.

Ses oeuvres poétiques comprennent les volume Bent Box (2000) et Talking to the Diaspora (2015) ainsi que de nombreuses publications en revues. Elle figure dans plus d’une douzaine d’anthologies d’Amérique du Nord. Son roman Le Chant de corbeau, qui traite de l’épidémie de grippe asiatique à Vancouver dans les années 1950 et de la négligence systématique de la communauté médicale des Blancs à l’égard des communautés indiennes, a été publié en français en 2019.

Pour Lee Maracle, la poésie est une oeuvre collective. Elle apprit de son grand-père l’importance du son et du rythme. À son tour, elle écrit des poèmes avec ses deux filles, Columpa Bobb, par ailleurs productrice de films, et Tania Carter, qui est également peintre. D’écrire, dans la tradition amérindienne, veut dire de contribuer à la vie de la communauté. C’est ce que représente le dernier volume publié par la poète et ses filles, Hope Matters (2019). Les poèmes très divers de ce volume parlent du voyage des peoples indigènes – aussi appelés les Premières Nations, depuis l’arrivée des colons anglais jusqu’à la réconciliation au-delà de l’arrachement et la dissonnance culturels qu’ont vécu des populations entières prises entre tradition et adaptation.

Le thème de la réconciliation est central à l’oeuvre de Lee Maracle qui n’en cache pas les difficultés: colère contre l’envahisseur, frustrations devant l’ignorance destructrice des colons blancs, douleur de la perte de l’identité traditionnelle, revendication très développée du droit à la parole, volonté de persévérer dans la protection de valeurs indigènes essentielles, solidarité avec les populations opprimées telles les Palestiniens.

La nature est très présente dans son oeuvre. Symbole d’innocence primale et de beauté, ses couleurs, sons, lumières, et paysages n’ont aucun secret pour la poète qui leur consacre ses plus beaux vers. La communauté indigene est également très présente dans ses poèmes qui font de l’amour maternel un pôle essentiel de la profondeur palimpsestique et historique de chaque événement de la vie/poésie. Car dans l’oeuvre de Lee Maracle, la vie est la poésie et la poésie est la vie.

Les poèmes ci-dessous sont traduits pour la première fois en français. Ils viennent de Bent Box et de Talking to the Diaspora. Nous tenons à remercier vivement Lee Maracle et ses éditeurs pour leur gracieuse permission de les reproduire ici.

Traduction de Alice-Catherine Carls

 

Du volume Bent Box (2000)

Les rues

Je connais ces rues.
Enfouies sous elles sont d’anciens chemins, des
sentiers sûrs qui menaient mes grand-mères du berceau à la tombe,
les guidaient du village ancestral à leurs jardins.

Je connais ces rues.
Chacune amena des nouveaux venus, des habitudes nouvelles,
des coutumes insondables qui transformèrent nos vies et
effacèrent les paisibles sentiers Anishnawbekwe.

Je me souviens de mon A’holt qui évitait les humains
en courant d’un village à l’autre sous le couvert de la nuit.
Des deux saoûlards qui l’accostèrent, puant le whiskey
l’écartelant, sourds à ses protestations.

Je me souviens de leur couteau fendant sa jupe, elle
les doigts en sang, le saisissant pour se faire justice
les laissant agoniser dans la nuit pendant qu’elle détalait
sur le dernier sentier sûr.

Je me souviens de l’histoire que racontait maman, elle esquivait les voitures
sous le couvert de la nuit, se cachant, se hâtant, se précipitant,
essayant d’arriver chez elle avant que l’invasion
ne prenne racine en son for intérieur.

Je me souviens de ces rues, de ma jeune vigueur,
moi, dans la plus belle saison de ma vie, sautant
dans un fossé, insultée par son eau putride, attendant cachée
que le moteur du véhicule aggresseur s’éloigne dans la nuit – en silence.

Silencieux. Dans le vacarme des arrivants, nous devinmes étrangement silencieux,
pendant que, bizarre, les tripes de Cheryl Joe étaient jetées dans ces
rues. Rosemarie Roper arrachée de son suaire pierreux.
La fin de son voyage au bout de la nuit sur ces nouvelles rues
ne provoqua aucune indignation – aucun bruit.

Dans la rue, le calme du noir est de mauvais augure.
Le silence ne protège pas. Privés de voix, nous tremblons sous le talon
de l’assaillant. Privés de voix, nous tremblons sous la menace.
La nuit n’est plus un temps de réflection, elle devient une insulte.

Nous avons hérité cette nuit il y a longtemps. Une promesse de
Grand-mère Lune y était attachée. La promesse de rêves
doux et merveilleux. La promesse d’un amour sûr et durable.
Cette nuit, cette nuit, est soudée à ces rues, au silence, à la violence.

Nuit esclave dont un silence de mort tue les rêves et
détruit douceur, émerveillement, et promesse de fraternité.
Grand-mère Lune: sise au-dessus de ces rues tu es forcée d’assister
à la nouvelle nuit qui s’y est invitée.

Pardonne-moi de ne pas être venue plus tôt libérer tes yeux,
re-créer les images du monde enfoui,
élever ma voix pour résister
à la désacration de ton éternité.

 

 

Lee Maracle, Bent box, Theytus books, 2000, 168 pages, 27,57 €.

∗∗∗∗∗∗

 

Ma boite de lettres

 (le 23 décembre 1959)

 

Je n’avais que six ans quand on me força à prendre
la boite de lettres bestiales.

L’amitié manqua dès le début.
Nous nous en voulions.

Elles se bousculaient en dessins
fous, insensés, ridicules.

Défiantes, elles sautaient autour de moi
n’importe comment et en rond.

Elles me valurent des ennuis, ces malignes
petites crapules.

Elles me détestaient. Prétendaient que je
ne les comprenais pas.

Je sautais dans la boite, les attrappais
et les clouais au sol.

Cela rata, elle se battaient bien.
Elles étaient vingt-six et moi, une seule.

(Ajouté en 1991 après avoir retrouvé ce premier poème que ma mère avait gardé).

Avec diligence et persistance
je devins leur amie

Il me fallut des années
pour les assagir.

 

 

Lee Maracle lisant un extrait de Hope Matters à la soirée de lancement de Book*hug Press, printemps 2019.

 

 

Les framboises

Mille petites épines me
                   piquent la peau
la canicule fait cloquer
                   mon dos noir.

Une multitude de baies rouges
                           sautent et passent
                                               devant moi.

            Les orties
la boue matinale, les moustiques
                                                  les taons. . .

Un seau lourd pèse à mon cou
bras levés, yeux plissés.

Tout compte fait, j’aime mieux cueillir des framboises
que de végéter devant ma machine à écrire.

 

 

Maman

un chaud écho de voix
passe sur les pieds endoloris
et les doigts gelés

une loufoquerie
une volée de sons rythmés
j’écoute maman
rire dans la cabane aux crabes.

vingt-neuf ans plus tard
passant sur un dos endolori
et des doigts gelés

une loufoquerie
envoie un écho de sons rythmés
mes enfants écoutent maman
rire dans les framboisiers.

 

(Maman: jadis je me cachais derrière la cabane aux crabes pour t’écouter, toi et les femmes 
qui travaillaient avec toi, parler et rire, au rythme régulier du martelage des crabes. Je riais tout 
doucement pour que tu ne saches pas que j’étais  là. Je voulais entendre les histoires, le rire, je ne 
voulais pas être renvoyée.

Je ne parlais pas encore. Quand je sus parler, mes sentiments et mes pensées étaient prisonnières de 
la dureté de la vie. La voix et les mots m’étaient étrangers; je voulais comprendre pourquoi.)

 

 

Lee Maracle lisant un extrait de Conversations with Canadians à la soirée littéraire de Book*hug Press, automne 2017.

 

Columpa

 

De ses yeux écartés
couleur de bois brûlé
brillants comme le soleil
dans un champ saturé de pluie
mon enfant aux yeux rêveurs
regarde le monde.

Un flot infini de gens
basanés
traverse son monde.

                             Des grands, des géants
           au comportement autoritaire
                                    et décisif,
          au coeur chaleureux et au rire profond.

Ses yeux regardent au-delà des gens qui
rapetisssent au fur et à mesure que son univers grandit.

Des milliers de détails
composent le tableau de la dame rêveuse
des détails qui se gravent
fermement dans son esprit.

L’humour éclaire sa vie
comme les rayons de lune
calment la peur du noir.

Venu du fond de son corps, le rire
la secoue, envoyant des vagues de plaisir
à ceux qui l’entourent . . .

                        Rayons de soleil et de lune
                        dansez autour d’elle. 

                        Embrassz les sommets
                        Caressez les arbres.

                        Ne quittez jamais le coeur
                        de ma Columpa aux yeux rêveurs
                        et au visage de lune.

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Du volume Talking to the Diaspora (2015)

Les cartes

Les cartes sont des ordres de marche vers des lieux anciens connus.
Les cartes conjurent des souvenirs de butin, pillage et innocence.
Les cartes sont des voyages vers des illusions que personne n’a perdues.
Les cartes sont des re-visites critiques, des visions de répétitions inédites.
Les cartes dirigent les intentions, attirent l’attention, et révèlent un prédécesseur.
Les cartes dispersent le réfléchir et trompent le bien-être.
Les cartes aplatissent surfaces, temps, distance, et hauteur,
réduisent les illusions essentielles à des rubans d’encre et de couleurs.
Les cartes sont prétentieuses,
visant à connaître le lieu de toute chose, quelle arrogance,
prétendant avoir un pouvoir dont elles sont démunies.
Les cartes ont des limites.
Les cartes sont toujours datées.
Les cartes ne mènent jamais à l’inexploré.
Les cartes font culbuter notre attention d’être en endroit,
de temps métaphysique en rues, routes, et horloges.
Les cartes escamotent notre éventuelle réponse à la profondeur.

 

 

 

L’haleine

 

L’haleine glisse sur les cordes vocales
des perles de vérité frétillent dans les mensonges
elles fredonnent dans les replis des cordes
répercutent la bravade pour cacher la douleur

s’ensuit une empoignade
l’haleine souffle
                      peine
bat l’air
bouche des trous dans les espaces
                                                       du vide
dégrafe les rangs de perles
                          prisonniers des profondeurs

l’haleine pousse
                         de toutes ses forces
force la voix à s’ouvrir
dégage les toxines, suintement
épais et léthargique

h          a          l           e          i           n          e
doux air
h          a          l           e          i           n          e
perles de vent
pierres d’espoir

 

 

 

Lee Maracle, Talking to the Diaspora, Arbeiter Ring Publishing, 2015, 128 pages, 14, 95 €.

Le zéphir

 

La danse du zéphir sur l’herbe
bat une mesure constante
que n’affadit pas la répétition

Le levant déracine la croyance
re-cherche le monde de l’herbe
entretient une promesse essouflée

L'herbe succombe à l’aquilon
Les arbres se rendent, sève immobilisée par le froid
narguant la venue de l’hiver

Exalté, l’auster se hâte
d’attirer l’eau, petits miracles
s’élevant des fleuves rêveurs

 

 

Lee Maracle parle de la peur lors du festival international littéraire de la fondation Blue Metropolis en 2018.

 

 

Le bois

le bois cède
à l’injonction des lames
de la tronçonneuse, la coupe
diminue la légèreté de son être
les autres enfants de la terre ont une mémoire
cette mémoire menace la sérénité
volent les copeaux de bois
la sculpture
chasse les envols
trop d’instructions
font des trous dans les coeurs des enfants
je les efface, me remplis de tas d’absurdité

 

 

Les flûtes attisent les chants de feu

 

Les flûtes attisent les flammes de nos chants de feu
sur les charbons brûlants le son brode
des jets de feu qui allègent le fardeau
porté par les femmes
Dans ces jets gazouillent des oiseaux sacrés
des flûtes jouent un imaginaire chant de grâce
dont les notes ont une délicatesse impossible
Le son parle d’un oreiller bordé de feu
qui adoucit l’atterrissage
à la fin de chaque étape de ce long voyage

 

 

Les fils

 

certains fils sont des corbeaux métamorphiques
qui de leurs ailes emplumées taquinent des rêves noirs,
les transformant en concepts de fer forgé qui vont
bercer leur voyage à travers le temps sur des ailes
dont la tâche est de porter les messages d’instants
intercalés entre passé, présent, et futur,
en espérant que ceux qui ont les pieds ancrés dans le
présent verront le magnifique film multicolore qui les
conduira vers l’espace entre des mondes en collision.

certains fils sont des loups visionnaires qui arpentent leurs
marquages d’urine, l’espoir dans les mâchoires,
les dents acérées, les yeux trouant l’espace-rêve
de minuit juste au-dessus du territoire qu’ils
ne partageront jamais avec le monde, mais avant de
réduire l’accès à leur territoire ils invitent la corneille
qui vole contre leur épaule à communier, lui laissant jeter
un coup d’oeil sur la fin du sentier de l’avenir.

certains fils sont des ours qui soignent notre vision du monde avec
les mêmes vieilles images folles qui dansent dans
nos têtes, nous convainquant que tout est comme il faut
jusqu’à ce que nous imaginions le ciel dans une direction insensée
et pas seulement les enfants de la terre jouissant
de la vie. Ce traitement nous sauve d’une sauvage
auto-destruction, nous remet sur un chemin où le
début est si facile que nous reprenons espoir.

certains fils sont des crapauds vautrés sur des feuilles de lotus,
croassant à l’unisson, criant au loup, au corbeau, à l’ours, pour
l’instant, enquêtant sur leurs histoires, questionnant
les voyages, examinant la transformation, trouvant
dans leurs gorges rauques une jauge pour évaluer la
rhétorique des animaux terrestres puis ils décident
de sauter tous ensemble.

 

 

 

Sans titre

 

La lumière de mon arc atteint le précipice,
forme un chemin jusqu’au bout de l’haleine de la terre
Ces extrémités s’attachent à chaque rive
sur ce pont de lumière sur le dos de la tortue
dansent les esprits libres

 

Les filets

Des filets d’images
dont on a râclé toute dimension
m’éludent
Ils flottent juste hors de portée
un imperceptible mouvement de la main
ne peut les récupérer
ni saisir ces tranches de rêve
Les morceaux dansent et me hantent
glissants
ils me narguent
Mes minces images râclées soupirent
et me sourient

 

 

Ciels nocturnes

 

Les ciels nocturnes passent sur l’Ile de la Tortue
en émettant des tons noirs funèbres
en attendant que le soleil revienne embrasser la terre
et la baigner d’une douce lumière jaune givré
Les ciels nocturnes emplissent l’espace entre le corps
chaud de la terre et le monde émerveillé des nations d’étoiles
Viens, ciel nocturne, viens à moi, aime mon corps étendu
dessine de chauds rêves noirs sur ma peau offerte

Les ciels nocturnes m’apportent les souvenirs
d’une femme à la peau brune tournée vers l’est
regardant le soleil se lever sur des voiles gonflées
attendant les visiteurs du bateau, innocente

Venez à moi, ciels nocturnes, enveloppez-moi de noir
aimante lune bleue de minuit à la lumière pâlie
chuchote des mots tendres, apaise mon corps endolori
réchauffe mon coeur dans l’attente de demain

Les ciels nocturnes viennent en retenant leur souffle, croquant
les paroles des âmes piégées coincées dans l’enclos
entre le corps de la terre et la frontière de son souffle
Âmes piégées attendant leur dernier retour chez elles

Les ciels nocturnes viennent partager l’haleine des corps
des corps saignants qui crient partout leur sang
Ces esprits désavouent les histoires des rencontres du
premier type. Silence, ô nuit, laisse-moi me reposer, silence

Des baïonnettes miroitent dans mon obscurité. Froide lumière
coupante réfléchie dans les mains d’hommes dont
les esprits vides plongent des barres d’acier dans
les fragiles corps des femmes venues les accueillir
Ciel nocturne, viens à moi, aime-moi
Enveloppe-moi, emmène-moi là où
mon coeur pourra trouver le souffle nécessaire pour parler
aux femmes dont le sang tache toujours le sol

Ciel nocturne, viens à moi, aime-moi pour que je puisse
étendre le tabac – faire face à ces femmes
les entendre me dire les cérémonies dont elles ont besoin
pour demander aux Nations d’Étoiles de les ramener chez elles

Ciel nocturne, viens à moi, touche l’origine du souffle
Emplis-moi de la voix dont j’ai besoin pour chanter le chant
qui tracera le sentier d’étoiles dont ces femmes ont besoin
pour leur long voyage vers leur demeure – viens, ciel

Le velours des ciels nocturnes danse de part en part
dans une beauté de rêve, la cérémonie émerge
libère mon esprit, résoud le dilemne
des femmes à l’esprit piégé qui dansent

Le ciel nocturne vient, saisit les rayons de lune
les étage entre la nation d’étoiles et la terre
La nuit murmure reviens chez toi, enfant – reviens chez toi
quitte cette île de sang, de froid, et de mort

Les ciels nocturnes donneront en retour d’amples rêves
d’amour, de vie, d’avenir, ils enlèveront le
résidu spiritual de sang et de mort
éveilleront mon corps au soleil, au vent, au chant

 

 

 

Présentation de l’auteur