Yona Wallach, Poèmes

Traduits de l’hébreu moderne par Virginie Genest et Amotz Giladi

La biche monstrueuse

 

Et tous les oiseaux étaient dans mon jardin

Et tous les animaux étaient dans mon jardin

Et tous chantaient l’amertume de mon amour

Et la biche chantait plus merveilleusement que tous les autres

Et le chant de la biche était le chant de mon amour

Et tous les animaux se turent

Et les oiseaux cessèrent leur cri

Et la biche monta sur le toit de ma maison

Et me chanta le chant de mon amour

Mais dans chaque animal se trouve un monstre

Comme il y a quelque chose d’étrange dans chaque oiseau

Comme un monstre existe en chaque homme

Et la biche monstrueuse tournait autour du jardin

Et les oiseaux inclinaient leur tête au chant de la biche

Et les animaux sommeillaient au chant de la biche

Et j’étais comme si je n’étais pas quand la biche chantait

En ce doux moment elle a brisé mon portail.

Et tous les animaux ont fui et les oiseaux se sont envolés

Et la biche est tombée du toit et s’est brisé le crâne

Et j’ai fui et dans le jardin de mon amour je renferme un monstre

Gorille noir et mauvais comme l’oubli.

 

 

 

 

 

 

Yona Wallach, Bande annonce officielle.

Yonatan

 

Je cours sur le pont

Et les enfants sont derrière moi

Yonatan

Yonatan ils m’appellent

Un peu de sang

Juste un peu de sang pour recouvrir le miel

Je suis d’accord pour une piqûre d’aiguille

Mais les enfants veulent

Et ce sont des enfants

Et je suis Yonatan

Ils coupent ma tête avec une branche

De glaïeul et ramassent ma tête

Avec deux branches de glaïeuls et enveloppent

ma tête dans un papier froissé

Yonatan

Yonatan ils disent

Vraiment, excuse nous

Nous ne savions pas que tu étais comme ça.

 

∗∗∗∗

 

 

 

 

 

 

 

 

Je n'aime plus vraiment avoir peur

 

Je jouais avec la peur

Comme avec un enfant

Je la secouais devant moi

Je la regardais

Et je l’appelais

Peur peur viens,

Je lisais

Les choses

Les plus effrayantes,

Je devenais accro à ces sensations

Comme si c’était la chose la plus importante

Et je le fais encore

La peur,

Les petites peurs ne m’intéressaient pas

Seule la grande peur

Emporte tout

Maintenant je n’aime plus vraiment avoir peur

Je me suis retrouvée assise

Et l’ai encore appelée dans un murmure

Comme dans ces jours-là

Peur peur viens

Viens jouer à la peur avec moi

J’ai pensé que c’était ce

Que je devais faire

Encore dans ces jours là

Avoir peur,

Je frémissais de peur

Voyais des choses terribles

Les entendais aussi

Ça a commencé un jour

J’ai découvert la peur

Et découvert d’autres choses

La folie par exemple

Mais c’est ailleurs

Sous une forme similaire

J’ai découvert les perceptions humaines

Après ça j’ai découvert le choc de l’interprétation

Des choses différentes j’ai comprises

Et j’en ai eu marre d’autres choses

Mais la peur était la dernière

J’ai marché dans de longs corridors

Toujours de longs corridors

De monastères hôpitaux

De bâtiments publics

Et je me suis dit

Que d’emblée toute cette peur et cette folie

Je pars j’en ai marre

Je n’aime plus vraiment avoir peur

Il est maintenant temps de récolter

Je récolte les fruits de la peur

Pour la plupart pourris

Je les regarde avec un sourire

Pas avec horreur

Et les rejette de ma vue

Je n’aime plus vraiment avoir peur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Extrait du documentaire Les sept bobines de Yona Wallach.

 

La femme devient arbre

 

La femme devient arbre

Dont voici les deux mains les bras

Qui s’élèvent vers le ciel

Deux branches qui se séparent

De son corps

Du tronc de son corps reposant

Sur d’invisibles genoux

Elle est visible jusqu’aux genoux

Et ses cuisses sont

Les racines de la terre

Son ventre séduisant une cavité

Un creux dans son ventre le tronc

Ses cheveux abondants

De longues branches

Des rames

Voici que la femme devient

Un tronc antique

Elle est si belle

Et splendide

Je ne l’ai pas vue

Avant

Mais je savais

C’est la femme

Devenue tronc

Pas de feuilles vertes

Pas de signes de croissance

Tout est asséché depuis longtemps

Le beau visage est devenu bois

Tout est uniforme

Est-ce que tout cela est arrivé d’un coup

Sans déroulement

Ce qu’il n’est pas possible d’accomplir

Pour celui qui est vivant

Se produit instantanément en vision

Ce qui est possible se produit avant

La matérialisation après cela

Aucun intérêt

Car c’est seulement la sensation

Qui crée une telle image

Je sais bien de qui on parle.

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Femmes artistes et écrivaines, dans l’ombre des grands hommes

Bien que dénoncés depuis plusieurs décennies, les programmes d’enseignement  de la littérature perpétuent la vision d’un monde majoritairement masculin en matière de création – la femme étant idéalement le modèle,  la confidente et la Muse du créateur.

Cet ouvrage rappelle fort opportunément, en fournissant exemples et  arguments, que les femmes artistes sont plus nombreuses qu’il ne nous est donné d’apprendre dans les manuels, mais qu’en outre nombre d’entre elles ont mis leur art et leur talent sous le boisseau pour soutenir la carrière de leur compagnon. On pense dans le domaine pictural au destin des « muses » de Picasso – la carrière brisée de Dora Maar – ou d’Ulrica Zorn, la « poupée » d’Hans Bellmer ((voir article de Philippe Thireau https://www.recoursaupoeme.fr/ruines-de-perrine-le-querrec-leblouissement/)) …

Femmes artistes et écrivaines dans l’ombre des grands hommes, ouvrage collectif sous la direction d’Hélène Maurel-Indart, Classiques Garnier, coll. « Masculin/Féminin dans l’Europe moderne », série XIXème siècle, 2019. 288p.

Ainsi que le souligne l’introduction, les femmes – ridiculisées et traités de « bas-bleus » si elles se piquent de littérature – sont entrées sur la scène intellectuelle, « de biais », sous des déguisements (comme George Sand), de façon anonyme – ou encore par délégation, comme Colette avec Willy, à travers l’œuvre du compagnon seul visible sur la scène mondaine : et de citer entre autres Julia Daudet, Zelda Fitzerald, Catherine Pozzi… On a peine à voir rappeler le mépris qui mène un Lanson, à la fin du XIXème, dans son Histoire de la littérature française, à dénigrer jusqu’à Christine de Pizan :

 la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs à l’infatigable facilité et à l’universelle médiocrité  (p.12)

Le XXème siècle, quant à lui, s’il reconnaît l’existence de l’écriture des femmes, la cantonne dans une sorte de limbes, sans lien ni comparaison avec la « vraie » Littérature – des mâles,  ainsi que le souligne avec un stupéfiant mépris sous la « galanterie » qui reconnaît en partie leur existence,  Jean de Larnac en 1929 dans une Histoire de la littérature féminine en France :

J’aimerais enfin y montrer la continuité de l’effort littéraire des femmes  et révéler, dans leurs œuvres, ce qui est proprement féminin et en fait un ensemble fort différent de la littérature masculine (…) Les femmes seraient-elles donc impuissantes à (…)transmuer (leur sensation directe) pour la transmuer en une œuvre aux contours nettement délimités ? 

CQFD : voici donc l’écrivaine cantonnée aux domaines où « elle excelle » : « la correspondance, qui n’est qu’une conversation à distance, la poésie lyrique et le roman confession, qui ne sont qu’un épanchement du cœur » (p. 13)

Le projet salutaire du livre que nous présentons – et qui donne son titre au thème de ce numéro de Recours au Poème, est donc de faire revivre les « voix  contrariées » en soulignant les processus d’occultation  et de dépréciation des œuvres féminines par une approche diachronique du statut de la femme dans notre société occidentale. Eliane Viennot considère ainsi que cet « effacement » de la femme dans l’histoire littéraire est un phénomène historiquement daté, qui « s’emballe » au 18ème siècle. Béatrice Didier analyse de son côté les aspects historiques et sociologiques du nom d’auteur assigné aux femmes en littérature, et à la place que lui accorde une « autorité » mâle dans le monde des lettres … dégageant tout un ensemble complexe de situations.  Les essais suivants s’attachent à identifier  des profils de femmes et écrivaines dont les parcours illustrent les diverses postures qu’elles ont pu assumer pour exister en tant qu’autrices.

 

 

D’abord les humiliées, meurtries par le « grand homme » qui les relègue à l’ombre  la comtesse Dash, « plume de rechange » d’Alexandre Dumas, Claire de Duras dont l’œuvre  - le roman Ourika - est volontairement ignorée par son frère chéri, Chateaubriand ; Louise Collet exclue de la vie littéraire et cantonnée à la correspondance par Flaubert, Catherine Pozzi « sacrifiée sur l’autel valéryen »… 

 

 

Ensuite, les « Mélusine » qui érigent pour l’histoire  la figure de leur grand  homme et leur œuvre, revue par leurs soins : la néfaste sœur de Nietzche, qui reconfigura la Volonté de Puissance pour en faire un outil de propagande nazie, ou du côté lumineux, Grace Frick créant la figure mythique de Marguerite Yourcenar.

 

Les « sœurs, épouses, amantes émancipées » sont aussi évoquées : Madeleine de Scudéry, « l’illustre Sapho » qui se délivre de l’emprise de son frère, Marie Shelley, en Angleterre, Thérèse Huber dans l’Allemagne du XIXème siècle qui fut « nègre » de ses deux maris avant d’être veuve et auteur-autonome…  et au début du XXème siècle, Silvina Ocampo qui ne disparaît pas dans son duo avec Adolfo Bioy Casarès, ou encore  Ilse Garnier, poète spatialiste avec son mari Pierre,  qui use de son prénom pour sortir de la dualité du couple créateur avec le Blason du corps féminin ((voir ici l'article de Carole Mesrobian : https://www.recoursaupoeme.fr/ilse-au-bout-du-monde/ )) … Le cas de Suzanne Duchamp aussi est évoqué, figure moins connue, rarement évoquéee,  quoiqu’aussi active que ses frères dans le mouvement dada (auquel contribuèrent de nombreuses femmes artistes)…

Comtesse Dash, Mémoires des autres

 

Madame de Duras, Ourika, Garnier-Flammarion

 

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Silvina-tomado-por-Bioy-Casares-en-Posadas-1959

D’un grand intérêt, ces portraits – faciles d’accès et agréables à lire – démontrent que « rien n’est jamais acquis » à la femme qui écrit – ou crée : sa place, elle doit la conquérir contre tout un système qui ne la cantonne sans doute plus aussi visiblement qu’autrefois, mais qui hésite encore à lui permettre d’accéder à une même reconnaissance que l’écrivain (j’en veux pour preuve encore la si faible représentation féminine dans une institution comme l’Académie Française). Le livre s’accompagne d’une bibliographie et d’un index des noms propres qui en font un outil pour d’ultérieures recherches.




Ilse au bout du monde

Ilse Garnier a disparu le lundi 17 mars… Je ne veux pas ici évoquer la femme de Pierre Garnier, mais la femme, elle. Elle est née à Kaiserslauten en Rhénanie-Palatinat en 1927. Ses grands-parents ont énormément compté, son grand-père notamment, qui l’a sensibilisée à la poésie, à la géographie, à l’Art.

Elle a douze ans lorsque la guerre éclate et elle est intégrée dans l’Union des jeunes filles allemandes.  Elle échappe de justesse aux bombardements et en 1950 réussit à obtenir un visa pour la France où elle rencontre son futur mari Pierre Garnier chez sa tante. Elle commence des études de germaniste à l’Université de Mayence.

Elle et Pierre Garnier ont créé le spatialisme afin de renouveler l’écriture poétique. Pierre Garnier et elle ont créé le spatialisme afin de renouveler l'écriture poétique… Elle et Pierre Garnier, Pierre Garnier et elle... Il a fallu attendre longtemps pour que ce "elle et" soit énoncé, avant ou après le nom de son époux.  Il a été respectueux d’elle, de son travail, de sa personne. Il a été présent et aimant. C’était un homme généreux, et un immense poète. Elle était aussi une immense poète, oui mais voilà, il a fallu attendre longtemps avant qu’elle ne soit reconnue comme inventrice du spatialisme aux côtés de Pierre Garnier…

Ilse Garnier.

Elle et Pierre Garnier, Pierre Garnier et elle... Il a fallu attendre longtemps pour que ce "elle et" soit énoncé, avant ou après le nom de son époux.  Il a été respectueux d’elle, de son travail, de sa personne. Il a été présent et aimant. C’était un homme généreux, et un immense poète. Elle était aussi une immense poète, oui mais voilà, il a fallu attendre longtemps avant qu’elle soit reconnue comme inventrice du spatialisme aux côtés de Pierre Garnier…

 

Cette question est évoquée dans un reportage qui a été enregistré pour le journal télévisé de la chaine France 3 Picardie. Je reporte ici sa transcription qui figure sur le site de l’INA

Marie Roussel

Souvent dans l’ombre de son mari, Ilse Garnier est pourtant un auteur inspiré. Son amour des lettres lui vient sans doute de son grand-père bavarois qui l’emmenait se promener en forêt en lui récitant des poèmes. Douceur de la vie de famille mais aussi rigueur de la seconde guerre, quelques années plus tard. Les bombardements, la peur, l’embrigadement pour la jeune allemande. Elle en sortira décidée à tourner la page.

Ilse Garnier

On s'est lancés dans une poésie expérimentale parce qu’on voulait une rupture.

Marie Roussel

Parce que le passé était trop difficile ?

Ilse Garnier

Parce que le passé était… s’est terminé, s’est terminé assez mal. Et un renouveau semblait nécessaire.

(Musique)

Marie Roussel

Des mots qui dansent sur les pages, libérés des formes traditionnelles, une musique pour les yeux. C’est cela, la poésie spatiale. Un terme inventé par Pierre Garnier en 1963, en pleine euphorie de la conquête de l’espace.

(Musique)

Pierre Garnier

J’ai simplement posé des mots sur la page en état de tension et puis mettre un titre. Si je fais un cercle et que je mets eau (E. A. U) au-dessous, il est certain que l’esprit du lecteur doit mêler le cercle à l’eau, l’eau au cercle. Et donc, il apparaît une image où le cercle est l’eau et le l’eau est le cercle.

Marie Roussel

Ilse et Pierre, Pierre et Ilse, on pense souvent à eux comme le couple Garnier. Pourtant, il y a bien longtemps qu’ils n’écrivent plus à 4 mains.

Pierre Garnier

Au début, quand on publiait quelque chose sous les deux noms, c’était toujours sur moi que ça retombait.

Ilse Garnier

C’était normal parce que Pierre était connu.

Pierre Garnier

Oui, mais ce n’était pas cela du tout.

Ilse Garnier

D’autre part, d’autre part, la société est quand même restée très machiste.

Marie Roussel

Aujourd'hui, l’équilibre est rétabli avec la sortie, pour la première fois, d’une anthologie des poèmes d’Ilse. Elle accepte l’hommage simplement, consciente que les honneurs sont fugaces et que c’est uniquement le temps qui la fera peut-être un jour passer à la postérité.

Elle publie donc ses productions, à côté des livres écrits en collaboration avec son époux. Une bibliographie importante lui rend hommage, une anthologie de son travail est parue, une biographie aussi. Elle et Pierre son tous deux reconnus à part égale dans cette si belle aventure en poésie. Mais tard. Aujourd'hui. Ce fut progressif. Dans les année 1990, elle avait écrit un ciné-poème, qui n'a été réalisé qu'en 2016 par Meritxell Martinez et Albert Coma.

Poème cinématographique d'après un scénario d'Ilse Garnier.
Animation et montage: Albert Coma et Meritxell Martínez

Alors, que dire, si ce n’est que cette place de second plan a été une question de réception des œuvres du couple. On imagine très bien la manière dont tout ceci a pris place. L’habitude des hommes étant majoritairement de rendre les honneurs aux hommes.

Nombre de femmes et d'hommes s'interrogent à propos de cette propension à mettre en avant des productions masculines. Dans son article “Pas d’histoire, les femmes du nord ?” l’auteur, Marcel Gillet, pose un “constat de carence” pour ces femmes du Nord qui furent “longtemps les grandes muettes et oubliées de l’histoire”2.

Je pense toutefois que ce n'est pas une affaire de lieu, même si on peut poser une analyse par région qui soit apte à rendre compte d'ancrages économiques et sociaux spécifiques. Le fait de reléguer les femmes à un rôle de second plan peut trouver des explications qui se situent bien en-deçà de ces éléments anecdotiques. La poésie, sa pensée critique comme la production de la majorité des discours théoriques littéraires sont majoritairement le fait des hommes. Il semblerait en ce domaine notamment mais pas seulement, que cette fonction judéo-chrétienne du logos, de la place masculine réservée à la production du discours et de facto des lois concerne ce domaine comme tout autre. Cette fonction n’est toutefois pas un trait distinctif de nos sociétés industrialisées.

C’est un fait, l’histoire littéraire, celle de l’art, quel que soit le pays concerné ou l’époque, le prouvent. De la création aux institutions censées réglementer ou recenser les instances créatrices et leurs acteurs, à la promulgation de règles, de la parole critique, domaines occupés par les hommes, on constate que les femmes n’ont que très rarement l’occasion de s’inscrire dans ces paradigmes d’élaboration et de gestion des instances artistiques.

Ilse Garnier, en 2011, photo 
Guillaume Gherrak.

Une différence existe, qui n'est pas inhérente à la production féminine propre, car aucune caractéristique intrinsèque ne la distingue des productions masculines, mais elle vient de la réception des œuvres produites par les femmes, ainsi que de la place qui leur est octroyée dans l’édification de l’histoire littéraire et de ses institutions. C'est ce que nous apprend la vie d'Ilse. On peut se demander en regardant son parcours, s'il existe des freins rencontrés exclusivement par les femmes dans le processus qui mène à la publication de la poésie, à sa visibilité et reconnaissance,  et à son exégèse ? Pourquoi, et comment, la visibilité des femmes est-elle limitée...?

Force est de constater que la première des barrières à la réception objective des productions féminines est la considération de ces productions, qui diffère selon que le nom de leur autrice/auteur sur la couverture du recueil est féminin ou masculin. L’horizon d’attente n’est bien sûr pas le même selon le sexe du producteur des textes. Considérer que cette variation de prise en compte du texte dès avant sa lecture est motivée par la nature de ce texte serait affirmer qu’il y a une écriture féminine avec des schèmes spécifiques qui la distinguerait de la poésie masculine. Ors il n’en est rien. Il s’agit plutôt d’une attente, d’une manière de recevoir le texte et de le considérer. On peut aisément rapprocher le lyrisme de Marceline Desbordes-Valmore de celui d’un Chateaubriand. On peut tout à fait reconnaître le brio d’une Madame de Staël qui dans De l’Allemagne pose les prolégomènes du romantisme, rapprocher ses propos de la pensée de Chateaubriand, celle du Génie du christianisme par exemple.

Ilse Garnier, Rythme et silence,
Rhythmus und Stille
, Aisthesis
Verlag, 2008, 429 pages.

Malgré cet état de fait, malgré ses œuvres, à elle, d'une grande richesse, l’histoire littéraire a préféré attribuer la découverte et l’énonciation d’une pensée et d’un art romantique à des hommes. Les femmes qui ont non seulement contribué à l’édification du mouvement mais qui en sont, pour Madame de Staël, à l’origine, ont totalement disparu des instances retenues comme fondatrices de cette modernité littéraire, dont le masculin a récupéré les lauriers. Mais demandons-nous si le romantisme aurait été le romantisme si des hommes ne s’étaient pas emparés de ces éléments théoriques, et n’avaient poursuivi le travail entrepris par l’autrice de De l’Allemagne… ? Et qu’est-ce qui motive ce regain de considération pour les productions masculines, pour la pensée masculine, qu’est-ce qui permet d’expliquer que ce soit aux hommes que revient l’attribution de ces inventions que sont les découvertes de nouvelles formes littéraires, poétiques, et de leur pensée théorique ?

 

Il semblerait que la symbolique représentée par la figure masculine puisse en partie rendre compte de cet état de fait. Dans l’édification des structures anthropologiques de l’imaginaire, la fonction masculine représente l’extériorité, la force, la parole. Quelle que soit la société considérée, cette fonction masculine d’affirmation exogène des principes vitaux ne varie pas. Dans l’inconscient collectif l’homme est le principe actif du couple, par opposition la femme représente l’introversion, non pas la passivité, mais le mouvement intériorisé et mesuré de l’affirmation de l’être. Les études anthropologiques postulent que cette binarité féminin/masculin est à l’origine de la dualité qui structure la pensée.

Ilse et Pierre garnier

 

Chacun des termes des catégories est pondéré d’une valeur négative ou positive selon les sociétés. Mais partout la valeur négative est féminine et la valeur positive est masculine. C’est ce que Françoise Héritier appelle « la valence différentielle des sexes » qui mène à « une plus grande valeur accordée à ce qui est censé caractériser le genre masculin » et « un escamotage de la valeur de ce qui est censé caractériser le genre féminin et même par son dénigrement systématique »3. Cette « valence différentielle » est ajoutée aux caractéristiques listées par Claude Levi Strauss qui démontre qu’il existe des traits présents dans toutes les sociétés humaines, que sont la prohibition de l’inceste et l’exogamie, la répartition sexuelle des tâches et le mariage qui est une institution liant deux famille (la femme étant ici considérée comme une valeur d’échange et non comme un être à part entière). 

Cette catégorisation méliorative et péjorative sous-tend également la pensée chinoise du yin et du yang, le premier principe étant attaché à la terre, au froid, au caché, à la nuit, au nord, à l’infériorité et le second au soleil, au jour, à la chaleur, à la supériorité. Dans la pensée grecque les mêmes axiomes se retrouvent, le chaud et le sec sont des valeurs masculines, le froid et l’humide féminines. A l'opposé de la pensée grecque et chinoise, dans la pensée des Inuits de l'Arctique central, le froid, le cru et la nature sont du côté de l'homme, tandis que le chaud, le cuit et la culture sont du côté de la femme. Mais nous constatons également un renversement des valeurs valorisées, ce qui place à nouveau la femme dans une hiérarchisation qui n’est pas à son avantage. "(...) En Europe, l'actif est masculin et le passif est féminin, l'actif étant valorisé ; dans d'autres sociétés, en Indes ou en Chine par exemple, le passif est masculin et l'actif est féminin. Et c'est alors le passif qui est valorisé. »4

 

Ilse Garnier, Chant du rossignol, progression du sielnce.

La hiérarchisation de ces valeurs du féminin et du masculin structure l'imaginaire collectif et est omniprésente et systématique, les termes des oppositions peuvent varier d'une culture à l'autre : "le sens réside dans l'existence même de ces oppositions et non dans leur contenu.»5 Pour reprendre la question que soulève Françoise Héritier, on peut s’interroger sur les raisons de cette hiérarchisation d’un système binaire qui aurait pu ne constituer qu’un outil de caractéristiques de valeur égale.

Enfin, on peut aussi évoquer le fait que seule la femme peut créer la vie, mettre au monde, et que cela engendre ce que l’autrice précédemment citée nomme une « sur-puissance ». Ce potentiel créateur se double d’une capacité à mettre au monde une fille comme un garçon, ce qui place la femme à une place de nature à effrayer les hommes, à les supplanter grâce à ce pouvoir que cette capacité de façonner la vie engendre. Cette capacité biologique féminine s’est retournée contre la femme puisque l'homme a voulu se l'approprier comme un élément indispensable pour qu'il puisse se reproduire en tant qu'homme dans un fils. Citer Aristote pour rappeler que la femme doit être dominée par la pneuma masculine.

Pour finir, et comme conséquence de cette capacité à engendrer la vie, donc à être de facto toute puissante, la peur ressentie de manière inconsciente et viscérale par l’homme vis à vis de la femme s’accompagne d’une défiance, d’une infériorisation et d’une mise à l’écart obligatoire pour que le sexe féminin ne soit pas celui de la mère. Pour ceci il faut que la fonction féminine soit reçue tolérée et accueillie grâce à une mise à distance préalable qui implique aussi une domination.

 

Ilse Garnier, La Femme aux yeux d'enfant 

Ilse Garnier, La Femme aux yeux d'enfant.

Ces éléments inscrits dans la structure anthropologique de nos imaginaires montrent que les conditions spatio-temporelles de la prise en compte de la création féminine ne changent pas le fait que celle-ci soit soumise à une domination masculine. Cette symbolique, ensemble de schèmes archétypaux, est ancrée dans l’inconscient collectif et ne favorise pas l’émergence d’une pensée et d’un art non pas féminins, mais de pensées et d’œuvres féminines côtoyant les productions masculines dans un partage des liens édifiés par la présence dans ces domaines des deux sexes admis sans différenciation aucune, quelle que soit la particularité et le moyen d’expression choisi. Les exemples sont légion, qui prouvent que c’est encore un constat qui s’impose6.

Commençons par considérer les instances dirigeant des institutions, les présidences, qu’il s’agisse de jurys qui décernent des prix de poésie, ou des ufr et laboratoires de recherche qui sont eux aussi majoritairement dirigés par des hommes. En France, et dans le monde francophone, la majorité des présidents de jurys et de concours de poésie sont des hommes. Les jurys sont eux aussi constitués d’éléments masculins surnuméraires. Pour le prix Mallarmé par exemple, trois femmes pour 25 hommes composent le jury, six lauréates pour 42 lauréats, c’est dit dans la présentation « récompense un poète d’expression française publié… ». Le prix Apollinaire compte 11 membres pour son jury, dont deux femmes, le président n’est pas une présidente, et affiche un palmarès de neuf femmes lauréates, pour un prix qui existe depuis 1940 (il est annuel).

Ilse Garnier, L'île inaccessible.

 

Le prix Théophile Gautier, dix femmes considérées et lauréates pour vingt ans d’existence, est une exception. Le Grand Prix de poésie, décerné par la Société Des Gens de Lettres : depuis 2000 aucune femme n’a été lauréate, deux les quinze années précédentes, et pour ce qui concerne le Grand Prix de poésie, quatre femmes mise en avant depuis sa création en 1944. Il est inutile de poursuivre cet état des lieux, les quelques « enseignes » considérées dressent assez bien le paysage et  montrent cette emprise du masculin sur les instances qui édictent une certaine « norme ». Il est également tout à fait déconcertant de recenser le nombre dérisoire des femmes dans certaines anthologies, ou bien lorsque la parité existe, elle est utilisée comme un argument de vente, vantée comme une qualité, "remarquée comme remarquable"… Par exemple, pour une anthologie de poésie contemporaine récente, deux femmes pour quatorze poètes…

Il semble que les femmes n’ont pas d’autre choix que de se dissocier d’une production artistique et intellectuelle qui les relègue à une place ombragée et ombrageuse, affirmant par là une différence malgré elles. Cette omniprésence masculine se retrouve dans les prises de parole lors de manifestations diverses liées à la poésie, telles que les lectures, festivals, hommages rendus d’ailleurs majoritairement à des poètes masculins dont on retrace l’œuvre en lui offrant une cohérence sémantique et paradigmatique dont sont très rarement gratifiées les œuvres féminines.

Dans les pays anglo-saxons ainsi que pour ce qui est des pays latins et méditerranéens, la question reste soumise aux mêmes constats, bien que les instances symboliques ne soient sensiblement pas les mêmes.

A ces considérations il est nécessaires d’ajouter que les femmes sont pour majorité tributaires d’un quotidien dont elles assument encore pour la plupart les obligations matérielles. S’occuper des tâches ménagères et des enfants, sont des actes qui leur incombent encore, quel que soit le pays ou le milieu concernés. Ainsi, elles travaillent et gèrent les instances pragmatiques nécessaires à la bonne marche des choses relativement triviales de la vie de la famille. Il est alors remarquable de constater que malgré ces obligations diverses et lourdes auxquelles bon nombres sont soumises elles n’en sont pas moins des poètes et penseuses (féminin très peu usité pour ce mot) accomplies. 

Ilse Garnier, Invisible.

 

Ainsi, quand bien même une femme serait publiée, il lui faut accepter d’être considérée comme une femme avant d’être lue comme une autrice et/ou une poète-sse. Et malgré la pluralité de recueils et de livres dont elle dotera peut-être sa bibliographie, il lui faut sans cesse se heurter à une prise en compte de sa pensée et de son art amoindris et déconsidérés par rapport à des productions masculines. Ce domaine qu’est la littérature ne diffère pas en ceci de tous les autres domaines. L’homme y affirme son attirance pour la médiatisation et la visibilité sociale. Et il est inexact d’affirmer qu’une écriture est féminine ou masculine, car aucun critère ne permet d’établir de distinctions formelle ou sémantique opérantes. Ce qui distingue les productions des femmes de celles des hommes est la réception qui est faite de ces dites productions. Cette différence de lecture et de prise en compte perdure, avec pour seule avancée la présence des femmes dans certains milieux, car leur accès est possible (que l’on pense qu’il n’y a qu’une cinquantaine d’années qui nous séparent de l’époque où la femme n’avait pas le droit de voter, de travailler ou d’avoir un compte en banque sans l’autorisation de son mari – que dire alors de publier un recueil de poèmes ??? ). Malgré tout  aujourd’hui lorsqu’une femme est remarquée et mise en avant il faut soupçonner encore trop souvent cette volonté de laisser entrevoir une tolérance qui n’a rien à voir avec le partage de compétences et l’échange d’idées. Cette présence est majoritairement symbolique, elle se veut signal de la mansuétude des hommes, et désir d’accepter les femmes dans des domaines dont ils ne lâchent pas pour autant les rênes. Rien n’est naturel, et tant que sera remarquable la présence féminine elle ne le sera pas.

Ilse, elle, a fait honneur à ce que sont les femmes. Elle a magnifiquement illustré ce mot de  Simone de Beauvoir “On ne nait pas femme, on le devient”. Elle est née libre d’exprimer la puissance de l’humain, ce qu’elle a fait, conjointement à l'affirmation de la femme, aussi, auprès de son époux Pierre, partenaire et ami, et amis. Elle a su exprimer toutes les polarités de ce qu’est une être humain féminin, a accompli dans la création son propre chemin, et a accompagné son compagnon, qui l’a accompagnée aussi. C’est ça aussi qu’il faut regretter, pleurer, ces valeurs de l’union sacrée, dans un équilibre qui permet de danser sur toutes les cimes tant est porteur l’amour partagé.

Notes

 

  1. https://fresques.ina.fr/picardie/fiche-media/Picard00722/ilse-et-pierre-garnier-poetes-createurs-de-la-poesie-spatiale.html
  2. https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1981_num_63_250_3798
  3. Françoise Héritier, Masculin/féminin 1, La pensée de la différence, Odile Jacob, 1 ère édition. 1996, édition de 2012.
  4. Op. cit.
  5. Op. cit.
  6. "A plusieurs voix sur Masculin/Féminin II : Dissoudre la hiérarchie", in Mouvements, 2003/3, n°27 - 28, p. 204 à 218, Cairns.info

 

 

 

 

 

 




Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa

Chant du silence du fond de l’eau, celui où divague le corps de la femme de Yasuo Takamatsu. Flux et reflux du langage devenu poème, long discours sur le vide laissé par la disparue, incompréhension face à la mort…

Écrire ceci, la disparition, la mort, est une gageure, c’est la gageure, celle sur laquelle s’édifie la littérature : dire l’indicible, comment ? Ce qui échappe au langage est ressenti, tout entier contenu dans cette immense émotion, qui submerge notre cœur comme le tsunami la côte d’Oganawa lorsque nous lisons ce récit. Une vague gigantesque de chagrin, d’interrogations et de peur, partagés, grâce à la poète et à ce don qu’elle confère au langage de nous offrir les images, les couleurs de la catastrophe, et même son odeur, celle de la mort, qui échappe à toute représentation, à tout discours.

Chant, plainte, toile, poème, épopée, tout ceci, sous l’égide de l’épigraphe d’œuvre qui d’emblée énonce cette sidération de la disparition et introduit un récit qui à partir de ce constat tentera d'exorciser l'ensevelissement des êtres chers.

Marilyne Bertoncini, La Noyée d'Onagawa,
Jacques André éditeur, collection Poésie XXI,
2020, 50 pages, 12 €.

Notihng left but their name

LAURIE Anderson, Life on a string

 

« Il ne reste que leur nom »… Ne demeure que la disparition, reste à écrire là-dessus, là-dessous, à côté ou au-dessus, puisqu’il est impossible de raconter dedans, reste à combler ce vide laissé par “elle”. Le titre de L’œuvre dont est tiré l’exergue fait sens lui aussi : “La vie est une chaîne”, cette froide fatalité de l’existence, car elle se termine, à un bout de cette chaîne, par la mort…

 

Comment te trouver dans tout cet océan
En l’absence de ton chant
Ce thrène en traîne de sirène
L’écho muet du fond des mers
La trace des notes de silence

 

Il faut saluer le travail de  la poète qui a organisé  la mise en page de manière puissante, en  laissant justement  de l’espace à l’espace du vide, qui offre à la vacuité, à l’impuissance du langage une amplitude d’apparaître,  flux et reflux des vagues vides elle aussi, car elle ne ramènent pas le corps de la noyée. Le dessin des vers sur la page convoque aussi le calligraphe, l'art visuel, comme chercher dans toutes les dimensions artistiques la trace de celle qui existe ailleurs, mais a échappé à la vue, au toucher, à la matière, refus de cette fatalité de la mort, et tentatives de créer un discours qui soit apte à rendre perceptible la présence de celle qui n'est plus visible. Discrètement, le titre apparaît sur la page suivante :

 

La Noyée d’Oganawa,
Rêverie poétique
Inspirée d’une dépêche de l’AFP

 

 

Une poésie narrative, une narration poétique, ou bien les deux sans souci d’origine, ni de genre car la poésie ici raconte plus que la prose, et les faits d’où est tiré le récit sont d’autant plus prégnants que cette évocation d’une réalité qui sert de cadre  minutieusement étayé est support à l’édification d’un discours inédit, ouvert sur la polysémie permise par le travail de/avec/sur/par la langue.

Tout est exact dans ce cadre dans lequel s’enracine le poème, un tour de force encore, la dimension illocutoire de tout texte poétique est présente à côté  de l’évocation du réel qui n’est pas relégué au second rang ou bien sujet à caution, comme dans tout poème, mais qui sert de socle, de support au poème.

Champs sémantiques, jeu avec l’espace scriptural, tout est orchestré avec mesure,

 

Tout glisse
L’eau lisse les os blancs

Les sons
S’éclipsent

 

comme le calme après la catastrophe, le déroulé des pages  blanc cassé légères et la disposition parcimonieuse des poèmes. Une musique, un chant, un champ de ruines, comme si des bribes de l’horreur restaient, seulement, et cette tentative du dire qui s’égrène au gré des pages, vague après vague, cri après cri, tenu là, dans ce mutisme de la mort dont la puissance saisit jusqu’aux larmes tant est vivante, présente, la disparue, tant elle prend épaisseur grâce à ce chant du silence.

Le jeu avec le blanc, vide, silencieux, de la page, rythme, ponctue, et signifie. On sent le souffle de la déflagration, on lit le choc, on pèse le poids du silence, on reçoit les tentatives du dire, et surtout l’émotion immense que cet ensemble laisse émerger en nous. Il la cherche, comme un homme cherchant une femme, sa femme, et sa sidération, au sens étymologique du mot, guide Marilyne Bertoncini, motive le tout signifiant de ceci, cette cathédrale où prie l’humanité, face à la mort, la Littérature. Face au vide, l'écriture, l'art peut peut-être restituer un lieu, un endroit où existent les disparus, autrement, mais là. Le rythme devient incantation, et dans le ressac du poème la femme peut-être apparaîtra, parmi les fantômes, dans les blancs, à travers les vers dont la puissance évocatoire s'oppose à la mort. 

Polysémie, pluralité de références, du mythe aux grands genres, des figures symboliques aux textes fondateurs, il y a dans La Noyée d’Oganawa un réseau de références qui disent la permanence de ces tentatives du texte, de l’art, de la musique convoquée par le paratexte, par la récurrence de cette précision topographique "Sur la côte orientale", figure anaphorique en début de poèmes qui agit comme un refrain et rythme l'ensemble, et par l’évocation d’Eurydice,  aussi. Tout ceci donne à voir, à entendre, à comprendre ce qui se dérobe, la disparition, la mort, mais ouvre à des perceptions autres, à un endroit où appeler les disparus n'est plus vain. Trappes, ce qu’on ne peut raconter, ce qui s’engloutit dedans, sauf à tisser ce réseau des  pluralités ancestrales de tentatives qui ont étayé la littérature, et la musique, et la peinture (la puissance en cela de la poésie de Marilyne Bertoncini à créer des images est remarquable). Eurydice, cette figure mythique, qui vient en dernière page clore le poème, comme symbole de ceci,  la disparition, la mort, comme une manière de dire que toujours on ne vit plus, à un moment, il existe cette sidération de la cessation et cette impossibilité de raconter ceci, mais aussi cette recherche sans relâche d'un vecteur artistique ouvre à l'appréhension des dimensions invisibles.

 

Sur la côte orientale
du japon:
O                                           WA
NA             GA 
désormais
à jamais
marquée du noir signe d’Orphée,
nageant sous l’océan pour délivrer
de son enfer marin
Eurydice
noyée.

 

On peut lire tout ceci dans La Noyée d’Oganawa, on peut en mesurer la portée, tant est épais ce récit/poème. Mais aussi, comme le souligne Xavier Bordes dans sa belle préface, et il serait sage de ne pas l’oublier, il faut considérer ce livre comme un avertissement. Les traits prégnants de réalisme que restitue Marilyne Bertoncini dans l’évocation des lieux, dans les détails  soigneusement rapportés, de l’événement, ne laissent pas d’échappatoire possible. Ce poème dit au lecteur combien il est dangereux de perdurer dans nos habitudes de vie, combien il est délétère de maltraiter la terre comme nous le faisons depuis des lustres, combien nous sommes vulnérables face aux catastrophes, combien puissante est la nature, et fragile la vie, En cela, La Noyée d’Onagawa est un livre engagé, puissamment engagé, porteur d’un message pour l’humanité. 

 

dans sa nef engloutie
vibrant   aimant     en mémoire     des
vivants
Ô      HOMME       AUM
O                       WA 
NA   GA

 

Présentation de l’auteur




La Tencin, femme immorale du 18è siècle

« On voit bien à la manière dont il nous a traitées

que Dieu est un homme »

Mme de Tencin

J’ai rencontré Alexandrine de Tencin à l’aube du siècle des Lumières et j’ai pu me surprendre en elle comme dans un miroir. Née en 1682, sous le nom à rallonge Claudine-Alexandrine-Sophie Guérin de Tencin, je l’ai croisée par hasard et d’emblée j’ai eu envie de la suivre. Immorale, séductrice, cupide, brillante, et pleine d’esprit, cette présumée coupable de l’Histoire m’a intriguée. La jeune Alexandrine, enfermée au couvent à huit ans pour n’en ressortir qu’à trente ans, a eu tout le loisir de fomenter son coup d’état contre l’ordre patriarcal qui la tenait sous sa botte de cuir. La religieuse Tencin, comme la nommait Saint Simon, devra attendre la mort de son père pour s’enfuir du couvent et défrayer la chronique parisienne de son insatiable soif de pouvoir. Toute « femme » qu’elle est dans l’ordre naturel des choses, elle n’a cure de son déterminisme biologique pour agir à sa guise. Elle ne songe qu’à régner sur sa liberté au mépris des fastidieuses conventions de son milieu social.

Madame de Tencin.

Dès qu’elle est libérée de ses vœux en 1712, elle pénètre dans les arcanes du pouvoir grâce à son amant Fontenelle, la cuisse légère et le cœur dans la poche, prête à jouer à l’homme politique avec ses comparses l’Abbé Dubois et Philippe d’Orléans. Grâce à son ami Law, le génial inventeur de l’argent papier, elle se bâtira une fortune colossale en trois mois en créant son propre comptoir d’agiotage. Ouvrira en 1730 un salon, la Ménagerie, où elle accueille « ses bêtes » fidèles auxquelles se rallient toute la fine fleur de l’Europe et les plus notables intellectuels, dont son cher ami Montesquieu pour lequel elle fera republier à ses frais L’Esprit des lois à Paris. C’est dans l’émulation de son salon ouvertement engagé pour les Modernes qu’elle entreprend la rédaction de ses romans, qui publiés anonymement il va s’en dire, connaissent un succès immédiat. L’ami Marivaux dans son roman La Vie de Marianne compose un éloge de Mme de Tencin dans la peau de la subtile et raffinée Mme Dorsin. Ce dramaturge des Lumières, sensible à la condition féminine ne semble pas avoir désavoué l’immoralité de celle que Diderot nomme la « belle et scélérate chanoinesse Tencin ». Mme de Tencin, célibataire et sans attaches, n’en avait que plus légèrement assumé sa vocation de mère indigne. Dès sa grossesse, elle a su qu’elle ne garderait pas l’enfant qui voulait la faire mère. Le génial et célèbre Jean d’Alembert.

Quand je me suis laissé surprendre par Claudine-Alexandrine, elle a échappé d’un bond à l’Histoire. Elle a sauté de son temps pour entrer subrepticement dans ma conscience et se faire présence réelle. Elle a éclos au présent. C’est sa détermination, sa persévérance qui m’a semblé le modèle à suivre. Une sororité immédiate est née entre elle et moi. Je la vois comme une doublure malgré les siècles qui nous séparent. Sans doute est-ce cette distance qui m’a rapprochée d’elle par l’injustice faite à notre sexe depuis la nuit des temps. Ses détracteurs ne lui ont pas pardonné de jouir comme un homme de sa liberté d’action et de son im-posture politique. En raison de ses hauts faits de jambes et d’esprit, l’histoire littéraire l’a tenue à l’écart à la différence d’autres salonnières plus respectables comme Mme du Deffand ou Mme Geoffrin. Réfractaire au mariage et à la maternité, collectionneuse d’hommes, rétive aux chaînes de l’amour, redoutable et redoutée en politique, d’un goût pour l’argent totalement immoral, d’une intelligence froide et généreuse en amitié, Mme de Tencin aurait pu devenir l’égérie des mouvements de libération féminine. Mais la libertine et libertaire Mme de Tencin n’a distillé dans le sillage de l’Histoire qu’un lourd parfum de soufre. La remarquable réputation de son salon, ses célèbres amis écrivains, ses romans sombres et ambigus n’ont pas pesé lourd dans la balance de son existence plus palpitante qu’un roman d’aventures.

Madame de Tencin,
Les Malheurs de l'amour.

L’injustice avec laquelle l’ont traitée ses détracteurs me l’a rendue plus qu’aimable. Condamnée par l’Histoire, elle mérite aujourd’hui un procès équitable même si ses actes répréhensibles ne peuvent être tous absous. Quoique sensible à l’injustice faite à son sexe, Alexandrine de Tencin ne s’est pas engagée intellectuellement pour la cause des femmes. Elle a préféré choisir la voie de l’action contre vents et marées. Créer sa liberté armée d’une volonté écrasante comme un char d’assaut. En effet, elle a écrasé tous les obstacles sur son passage sans craindre le mépris, les insultes et la prison où elle a croupi quelques mois au péril de sa santé. C’est un NON ferme qu’elle a opposé au monde. Elle a dit non à l’ordre patriarcal en n’en faisant qu’à sa tête bien pleine et si charmante à séduire les plus récalcitrants. Ce qui lui importait n’était pas de devenir une femme libre mais d’être libre parmi les hommes et malgré eux. De miner le système de l’intérieur plutôt que de l’affronter, de rivaliser dans l’arène de sujet à sujet en se jouant des lois du désir et de la séduction. Alexandrine a aimé les hommes plus fraternellement qu’amoureusement et a été aimée d’eux en retour tout aussi fraternellement.

Comment cette femme de la première moitié du 18ème siècle a-t-elle pu sauter par dessus tous les diktats imposés à son sexe ? Comment tirer des leçons de cette personnalité singulière et hors norme ? Si aujourd’hui la parole des femmes s’est libérée sur les abus sexuels dont elles sont l’objet, parallèlement elle a mis en exergue les apories que posent les féminismes actuels dans leurs revendications irréconciliables quoique légitimes. La société a été prise à partie en 2018 dans la querelle des femmes françaises qui a opposé celles que l’on appelle dorénavant « les puritaines », héritières d’un féminisme américain radical, et les « libertines » de la Tribune des 100 femmes, adeptes d’une sexualité libre où tous les jeux de la séduction seraient autorisés, comme Mme de Tencin l’a mise en pratique en son siècle. À la bonne heure, toutes ces femmes s’accordent à dénoncer les violences sexuelles, celles qui relèvent de l’acte non consenti. Mais ce qui les départage irréductiblement tient à la représentation de la femme défendue dans chacun des camps. « Les libertines » ne se reconnaissent pas dans la victime atavique de la domination masculine que dénoncent les « puritaines », et inversement les « puritaines » rejettent la complaisance de ces « libertines » pour les hommes auxquels elles seraient asservies sexuellement en faisant le jeu de la domination masculine. Il existe pourtant une troisième voie incarnée par la féministe et philosophe Elisabeth Badinter n’a eu de cesse d’éviter l’écueil séparatiste entre les hommes et les femmes. Tout en souscrivant au schéma social de la domination masculine, elle a su nuancer les rapports de force en déconstruisant les stéréotypes biologiques et culturels associés aux femmes et aux hommes. Si le paradigme de l’exploitation sexuelle, sociale et économique des femmes que le discours féministe soulève – avec objectivité, j’y consens- ne s’articule que sur l’axe vertical genré, à savoir l’homme domine la femme, alors il est fort probable que nous échouions à résoudre la querelle actuelle. Pour la plupart des femmes, leur identité sexuelle ne suffit pas à les définir en tant qu’individu social et privé, comme les interactions quotidiennes des hommes échappent en partie à la conscience de leur genre. Une femme n’agirait-elle que parce qu’elle se pense en tant que femme ? Un homme en tant qu’homme ?

Comment les acteurs de notre passé jugeraient-ils l’époque que nous vivons actuellement ? La guerre des sexes qui fait rage en occident malgré les acquis sociaux et juridiques que les femmes ont conquis depuis cinquante ans ne leur semblerait-elle pas désuète ? La Régence, où Mme de Tencin a éclos comme une mandragore, a été le lieu foisonnant de nouveautés politiques et intellectuelles. Les femmes, bourgeoises et nobles, y ont tenu leur part avec brio en ouvrant les portes de leur salon à l’esprit et à l’éducation. Mais parmi ces salonnières, aucune n’a eu la désinvolture ni le courage de s’affranchir des conventions de son rang comme a osé le faire la rebelle Mme de Tencin. Elle s’est construite comme une conscience et un sujet à soi. Ce serait justice de lui reconnaître cette liberté d’action comme l’a fait son ami Piron

(1689-1773).

Femme au-dessus de bien des hommes,

Femme forte que rien n’étonne,

Ni n’enorgueillit, ni n’abat,

Femme au besoin homme d’État 

Et, s’il le fallait, Amazone.

La Tencin n’est pas un nom, c’est un paradigme de la femme libre qui n’a que faire d’être une « honnête femme » comme on disait encore à l’époque de ma prude mère. « Honnête », qualificatif pour parler des femmes qui ont réussi un beau mariage, de beaux enfants et un métier utile. Mal-honnête, La Tencin l’a été par son esprit « supérieur » comme dit Marivaux, elle a fait beaucoup de bruit, fait résonner sa voix sans se juger… au mépris du jugement des autres. La liberté ne commence-t-elle pas par là ? Je ne suis qu’une doublure par le nom, un duplicata que je voudrais voir se multiplier à l’infini. Quoique je ne sois pas certaine que notre posture soit enviable et qu’elle représente une vérité pour la plupart des femmes. Qu’importe d’être femme, ce qui compte c’est d’être un sujet à soi libéré des sempiternelles différences sexuelles, de leurs ataviques malheurs et de leurs tristes certitudes. Claudine Alexandrine Sophie Guérin de Tencin, nommée la marquise de Tencin sans que l’on connaisse l’origine de ce faux titre, a pris garde toute sa vie à n’être assujettie à aucun pouvoir, à aucun homme et à aucun jugement. Elle a combattu telle une amazone pour ce qu’elle estimait le bien le plus cher au monde : une conscience et un corps à soi.

Après la mort de la marquise de Tencin en 1749, plus aucune préséance n’oblige ses amis Montesquieu et Fontenelle à ne pas révéler l’identité de la romancière anonyme. Avec ses trois romans à succès, Le siège de Calais, Le Comte de Comminges et Les malheurs de l’amour, l’intrépide Alexandrine fait son entrée dans l’histoire littéraire avec gloire et respect. Les Mémoires du comte de Comminge ont été publiés pour la première fois à La Haye en 1735 et on peut compter soixante-cinq autres éditions de cette œuvre jusqu’à aujourd’hui. Le Siège de Calais vingt-deux éditions depuis 1739 et Les Malheurs de l’amour précédé d’une « épître dédicatoire à M*** » rééditée onze fois depuis 1747. Au total, on comptabilise soixante-quinze éditions pour Les Mémoires du comte de Comminge, trente-deux pour Le Siège de Calais et vingt-et-une pour Les Malheurs de l’Amour. Le succès de ces deux premiers ouvrages ne cesse d’augmenter jusque vers le milieu du XIXème siècle, avec une réédition tous les deux ans entre 1810 et 1840, et encore réédités entre 1860 et 1890avant qu’ils ne s’éteignent à l’aube du XXème siècle.

Ainsi a été ensevelie l’in-femme Alexandrine de Tencin !

Claire Tencin, La Tencin, femme immorale du 18è siècle, ardemment éditions.




Questionnements politiques et poétiques 5 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Patrizia Valduga

Patrizia Valduga

 

Suite… Publication précédente ⇒ Recours au Poème n° 200

                    

                 Dame des douleurs

Oh, pas comme ça ! moi ici, un égouttement ?
un escargot qui se liquéfie... moi ?
avec le cœur qui fond, qui me dégouline
dans le ventre, les cuisses... toute en eau...
Et si ça continue – et comment en douter ? –
peu à peu même cette chair
creuse sa voie, s’en va souterraine.
Oh, pas déjà, non, non, pas la mienne,
pas déjà, j’ai le temps, disais-je, j’ai le temps.
Mais quel temps, os affamé, le temps
du chien ! Voilà que tout est passé,
en années et années et années à mordre dans,
à me ronger le cerveau couche après couche.
Immobile de force, sans un peu de forces,
de mes viscères j’habille mes jambes.
Mais ce n’est pas ça, pas même cela,
peut-être n’ai-je plus de jambes, pas de bras...
Alors sans tête ? sans figure ?
et que me reste-t-il ? il ne me reste rien ?
Il me reste l’esprit. Inespéré
l’esprit me reste. Et il n’est pas tout seul.
Et cette autre rigole qui s’écoule
elle est aussi à moi ? c’est déjà la cervelle ?
Moi ici comme une bête de boucherie
écorchée, équarrie, pendue à égoutter,
comment pourrais-je encore marcher
si la porte est clouée ? Ah, par pitié,
pour qu’on ne me voie pas, car qui sait,
il peut venir une attaque à qui me regarde.
Je n’en sais rien, moi, ni ça ne me regarde,
mais mes yeux, oh mes yeux, les choses
qu’ont vues mes yeux, oh quel effroi!
Puis le noir, et la porte s’interposa.

 

 

Patrizia Valduga, Sonetto, Sonnet.

 

Puis goutte à goutte je mesure les heures.
Dans le tout noir, dessous ma douleur,
plus bas que le noir de la nuit je m’enfonce.
Scène muette de rêve, ombre de monde,
un seul rien de deux touts et de deux vies,
petite éternité, ces heures infinies,
très-pleine de moi, vivante d’un cœur
qui s’écoule de moi sans bruit,
en moi je me rengouffre sous ma douleur.
Douleur de l’esprit est ma douleur...
pour le monde mien... et pour l’autre, majeur...

 

 

 

Si je deviens folle ne me faites pas de mal.
Si j’ai été une sentimentale,
toujours dans la même erreur retombée,
ne me faites pas de mal s’il-vous-plaît.
Vu que... étant donné... donné... ne sais quoi,
voilà, on y est, je deviens nerveuse moi ;
c’est que je les sens et le souffle me manque.
Étant donné qu’à la fin, tout compte fait,
j’ai essayé. J’ai voulu essayer.
Et si je me suis trompée, que puis-je y faire ?
me tromper encore et encore et ainsi de suite.
Et ainsi soit-il. En quelque façon soit-il,
par idiotie, par maladie, dégoûts.
On ne s’est pas compris, soyons justes,
nous sommes restés toujours des étrangers.
Compatriotes, mes contemporains,
compagnons sans yeux et sans oreilles,
seaux et seilles de sang et sang par seilles
de vos petits ignobles cœurs.

 

 

Patrizia Valduga dit un sonnet de Pétrarque.

 

Ah grâce à Dieu, grâce à Dieu, grâce à Dieu,
c’est passé c’est fini grâce à Dieu
cette vieille vie mienne, vieille histoire.
Mais si un droit me donne la mémoire,
je déclare ici devant le monde entier
que sans Marx et sans Freud je n’aurais
vraiment compris rien de rien.
Et non de mon histoire seulement,
mais de la vie, je dis, en général.
Là-haut partout on adore le capital,
et l’on mesure vie avec douleur.
Sur la terre qui assiégée se meurt,
peut-être toi aussi, nuit sereine, alors
tu pâlis comme tout ciel se décolore
privé d’air en un livide halo ?
Nuit sereine, lente procession
de maints soleils à l’horizon extrême,
nous de notre sous-terre nous dirons
une messe des morts pour les vivants.
Morts... vivants... divisés ! et les revenants ?
et qui a le cancer ? les dans-le-coma ? les mourants ?

 

 

Patrizia Valduga, Requiem,
Collection de poésie, volume n°311.

 

Du fond de la demeure obscure mon
amour, de ma chair, hourra ! je
te vois ! Fracasse-moi le crâne! plus que ça !
que le ciel puisse entrer ! Une étoile là-haut
pour moi! tu la veux ? don de ma vie, la
finie archi-finie inexistante ?...
de ce cœur noir, du simili-cerveau ?...
Ou bien voudrais-tu ma douleur, la
plus profonde de toutes, hors d’atteinte ?
Vois... plus que ça ! plus !... tant que je respire...
les vers creusent, tu vois... à vif les nerfs...
Oh vie mienne vitale en quoi je vis,
par quoi vivant je meurs et vis à mort,
bats-moi encore, frappe partout plus fort,
je suis celle qui d’amour soupire !
Mets-moi en pièces ! plus ! tape mon cœur !
mais reste, amour de douceurs amères,
car je suis mal... «Tu veux rire ?
Je suis l’homme qui... ne peut rester».

 

 

 

Nuit sereine, lente procession
d’autres mondes... Non non, pas d’émotion
maintenant, pas de sang, pas de plaies.
Nuits d’étoiles claires qui pressentent,
je viens à vous d’écume en écume.
Le sang se fait noir, se fracture
pour vous le noir... aucun change de lune...
par chance je ne suis plus seule une...
et plus aucun tourment... je me dilate.
J’ai donné ici rendez-vous au passé
pour un peu d’air plus clair en ce noir...
De l’air! de l’air! voudrais de l’air dans le noir
et me noyer pour de vrai aussi dans l’air.
Pureté... pure nuit originaire
outre le noir, outre l’heure enfuie
du sang, de la noire nuit d’été...
en clair qui croît, en noirceur qui languit...
Je donne à l’air deux poignées de mon sang
pour sa clarté... Et ce sera le noir encore.
Oh nuit rien qu’à moi ! Plus du tout d’aurore
à présent, triste de moi jusqu’aux chiens,
et point de sang, et plus de demain,
comme si le songe était chose vraie,
et comme si l’aurore était le soir,
et comme si une noire nuit. Noire.

 

 

                                                        1985-1990

                                                                  Amate quod eritis

                                                                   Saint Augustin

 

 

 

Présentation de l’auteur




Etty Hillesum et Rainer Maria Rilke

Jeune juive hollandaise, Etty Hillesum est morte en déportation à Auschwitz le 30 novembre 1943 à l’âge de 29 ans. Elle est l’auteure de carnets et de lettres dont un florilège est réuni dans un ouvrage qui met en valeur l’influence exercée sur elle par l’œuvre de Rainer Maria Rilke.

Le destin particulier d’Etty Hillesum n’en finit pas de susciter analyses et commentaires. Voilà une jeune femme qui, deux ans après l’invasion de son pays par les nazis en mai 1940, se met – à ses risques et périls -  au service des personnes placées au camp de transit de Westerbork. Quand elle-même sera déportée, elle emportera dans son sac à dos la Bible, un dictionnaire russe (sa mère avait fui les pogroms russes en 1907) mais aussi  Le livre d’heures de Rainer Maria Rilke.

En présentant et en choisissant des extraits de ses écrits (288 fragments au total), Gérard Pfister note que « c’est cette qualité d’attention au monde extérieur comme au monde intérieur, c’est cette gravité qu’Etty a apprises de Rilke et intégré à sa manière d’être ». Il ajoute : « chez Rilke, Etty a appris l’acceptation du monde tel qu’il vient et la capacité de le voir vraiment, en ce qu’il a toujours de « beau » et de terrible ». Ce qui fait également dire à Gérard Pfister que « bien des attitudes d’Etty (…) peuvent plus aisément trouver leur grille de lecture dans la vision du monde rilkéenne que dans des influences religieuses, qu’elles soient juives et chrétiennes ».

Ainsi parlait Etty Hillesum, Dits et maximes de vie choisis
et traduits du néerlandais par William English et Gérard
Pfister, édition bilingue, Arfuyen, 180 pages, 14 euros.

On comprend mieux  que la jeune Etty, au plus profond de cette détresse qu’elle côtoie au camp de transit, ait pu ressentir l’œuvre de Rilke comme un phare dans la nuit, comme une étoile qui vous guide vers d’autres horizons. « Et de quoi,écrit-elle,  peut-on bien parler quand on se retrouve avec tant de soucis et de responsabilités sur quelques mètres carrés de lande grillagée dans la plus pauvre des provinces de Hollande ? De Rainer Maria Rilke, bien sûr ! ». Etty voit en Rilke « une tendresse qui s’enracine dans un terreau originel  de force et de rigueur vis-à-vis de soi-même ». Elle veut lire Rilke « tout entier », « l’intégrer » en elle, s’en « dépouiller » puis vivre de sa « propre substance ».

Il y a dans ce livre de pensées, méditations, réflexions, bien d’autres considérations de sa part sur la vie et le monde : la nécessaire émancipation de la femmes (« peut-être la femme n’est-elle pas encore née en tant qu’être humain »), le refus de l’esprit de système, l’importance de la poésie (« un vers de poésie est une réalité de même grandeur qu’un ticket de fromage ou des engelures »), l’art d’économiser ses mots (« que chaque mot soit une nécessité »), une nouvelle approche de Dieu (« une chose m’apparaît de plus en plus clair : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui devons t’aider »)…

Etty Hillesum renverse les perspectives. Ses pensées sont plus que jamais à méditer en ces temps de chaos. « Toutes les catastrophes procèdent de nous-mêmes », estimait la jeune femme.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (39) : Christine Givry

Nul doute que Christine Givry aurait figuré en un autre temps dans L’Air et les Songes de Gaston Bachelard. En lisant ces poèmes regroupés par elle dans Cet espace de clarté (Le Silence qui roule), le lecteur ressent aussitôt ce que le philosophe nommait « la force gracieuse » : « Prends conscience d’être une réserve de grâce, d’être un pouvoir d’envol. »

Surplombant, sublimant, le gouffre de la tombe, la poésie de Christine Givry nous rappelle que, fils de la terre, nous sommes appelés à être aussi et surtout fils du ciel. Dans des sortes d’hésitantes et subtiles ascensions, les poèmes, extraits de La Paix blanche (1982) jusqu’à Graines en dormance (2016), sont d’une remarquable unité, tous liés par une ligne de souffle qui dit courage, exigence et rêverie.

Aurons-nous été assez lents
pour vivre la terre
pour aimer la bouche d’or du ciel
nous qui sommes toujours
comme cet homme en équilibre
au bord de sa Saison

 

Christine Givry, Cet espace de clarté,
Editions Le silence qui roule, 2019.

Il y a là, circulant dans un dynamisme paisible, des aspirations au sens quasi littéral du mot, qui entraînent le lecteur comme en un exercice spirituel dont on devine souvent la tentation mystique :

 

être une poignée de brume
un destin d’hirondelle
sur l’étendue du ciel

 une calligraphie
sur une vaste toile
un point   tout invisible
au centre

 

« L’enfant qui danse sur le pont » est bien de la famille des nombreux oiseaux qui traversent cette anthologie lumineuse de leurs vols et de leurs chants. « Il court  il vit / à hauteur de papillons »

 

il va en chantant à tue-tête
par des prairies que ses yeux baignent
d’étranges fleurs-papillons
il va cueillant de l’éternel

 

N’est-ce pas le poète lui-même qui est, par excellence, « cueilleur d’éternel » ? Pour que cette cueillette soit fructueuse, il faut à Christine Givry une lente attention, une capacité à saisir les effleurements, une douce prévenance à l’égard du plus léger, du plus aérien, malgré les plaintes qu’elle entend, venues des morts :

 

Laisse diffuse ta voix
parmi la douceur et les nuages
qu’elle s’unisse aux songes des pollens
jusqu’à devenir la densité de l’air

 

Elle y parvient admirablement, son éditeur au nom bien venu ici, Le Silence qui roule, l’accompagne heureusement dans sa veille aux lisières, veille au chevet du plus fragile, si proche de la lumière, qu’il en reçoit par la poésie qui s’y inscrit, comme une bénédiction.

 

Présentation de l’auteur




Zitkála-Šá

Pour ce grand projet visant à la reconnaissance des femmes et de leurs activités dans le monde artistique, littéraire comme éditorial, j’aurais pu apporter un témoignage personnel. Celui d’un banal climat patriarcal qui régnait encore plus prégnant en France il y a une trentaine d’année, quand j’ai commencé à être invitée pour des lectures publiques.

Par exemple me retrouver la plus jeune du panel des poètes sur scène, au milieu de 9 hommes, et entendre à la fin de ma présentation qui introduisait ma lecture : « soyez indulgents avec cette jeune-femme ». Ou bien lors d’une signature dans une librairie de Nice, m’entendre dire par un homme d’une quarantaine d’années : « évidemment avec votre physique, vous avez couché pour être publiée ». Ou encore de la bouche d’un poète plutôt célèbre et qui jamais au grand jamais ne se considérerait comme macho, avouer que franchement les poètes femmes n’écrivaient pas grand-chose d’intéressant et qu’il s’ennuyait ferme à les lire comme à les entendre, les sujets abordés étant si peu sérieux et si futiles… Laissons, nous en avons toutes conscience et avons toutes vécu cela à un plus ou moins grave niveau de nuisance.

Zitkála-Šá, Pinterest.

Ce dont je voudrais vous parler, et pour rester dans le domaine qui m’est cher à savoir les Indiens d’Amérique du nord, c’est du parcours improbable de Zitkála-Šá, également connue dans le monde « des blancs » sous le nom de Gertrude Simmons Bonnin. Gertrude Simmons étant le nom que les missionnaires refusant de l’appeler Oiseau Rouge (traduction littérale de son nom en langue Dakota), ou encore Cardinal, lui avait donné, Bonnin étant son nom de femme mariée. Zitkála-Šá était née dans une communauté de Sioux, des Yankton Dakota, en 1876, alors que les Sioux Lakota combattaient contre l’état Américain pour la conservation des Black Hills et contre l’envahissement de colons dû à la ruée vers l’or. Pendant huit ans Zitkála-Šá vécut sur la réserve allouée aux Sioux Dakota dans le sud de l’état du Dakota du sud. Elle décrit ces années comme celles de la liberté et du bonheur. Elle y apprit comme toutes ses camarades, comment perler et décorer les peaux avec les piquants de porc-épic, comment coudre avec les fils de tendons, elle savait tout ce qu’une jeune Dakota devait savoir faire.

Zitkala-Sa, Le grand esprit.

En 1884 des missionnaires arrivés sur la réserve organisèrent un programme d’éducation et recrutèrent des enfants pour les envoyer à la Quaker School dans l’état de l’Indiana, des centaines de miles de distances de son lieu de naissance et de sa famille. Zitkala-Šá y passa trois ans. Cette école fondée par Josiah White prévoyait d’apprendre à parler et à lire l’anglais aux « enfants pauvres blancs, de couleur et Indiens », dans le but qu’ils aient la possibilité de s’élever dans la hiérarchie des classes sociales. Le slogan était alléchant, la réalité était que cette école formait de futurs valets et servantes pour la population blanche aisée. Zitkala-Šá, dans ses souvenirs rassemblés dans son livre The School Days of an Indian Girl (les jours d’école d’une petite Indienne), raconte combien elle s’est sentie humiliée et misérable pendant ses trois ans. Mauvais traitements, longues tresses coupées et prières chrétiennes obligatoires, sans compter le mépris manifesté par les missionnaires à l’égard de sa culture et de son héritage. Mais elle dit aussi le plaisir d’apprendre à lire, écrire et jouer du violon. Ce qui certainement l’a sauvée car nombreux furent les enfants Indiens qui moururent dans ces pensionnats loin de leur environnement traditionnel si chaleureux et si bienveillant.

Zitkala-Ša - Vieilles légendes indiennes, Le blaireau et l'ours..

 

En 1887 elle retourna sur la réserve et y resta encore trois ans, en compagnie de sa mère, constatant combien la culture dominante blanche avait déjà fait de dégâts dans le tissu de la société Sioux : beaucoup avaient abandonné « la voie rouge » et ce faisant rompaient la cohésion entre les membres de la communauté, entraînant des conflits dans la gestion de la réserve, dans les décisions et traités à entériner. C’est sans doute la prise de conscience de cette dégradation entraînant des pertes culturelles, qui poussa Zitkála-Šá à écrire ses premiers ouvrages afin de transmettre les histoires traditionnelles de son peuple à un lectorat d’anglophones. Elle deviendra par la suite l’une des plus actives parmi les militants de la cause Indienne du vingtième siècle, en plus d’être une auteure originale aux multiples talents.

          En 1891, réalisant que l’éducation reçue ne lui permettrait pas d’autre avenir que celui de bonne, ce qui était le sort réservé aux Indiennes, elle décida de la compléter. Elle avait 15 ans, elle repartit pour l’Indiana et le White’s Indiana Manual Labor Institute. Avec un bon niveau de piano et de violon, elle donna des leçons dans cette école quand le professeur en titre démissionna. En juin 1895, à la remise des diplômes, Zitkála-Šá fraîchement diplômée prit la parole et adressa un discours sur l’inégalité des droits des femmes, son premier acte militant, ce qui lui valut un article et des louanges dans le journal local. 

          Son diplôme en poche, et bien que sa mère la réclamât auprès d’elle, Zitkála-Šá s’étant vue offert une bourse d’étude s’inscrivit à Earlham College où ses talents d’oratrices furent remarqués (et récompensés par un jury composé d’hommes « blancs » uniquement !). Malheureusement et pour des raisons de santé aussi bien que financières, six semaines avant l’obtention d’un diplôme d’études supérieures, elle dût quitter l’université. Néanmoins elle apparaissait comme une femme très savante non seulement parmi les Indiens, mais aussi dans l’ensemble de la société américaine. C’est pendant cette période qu’elle commença à écrire en latin, puis en anglais, pour les enfants, une collection d’histoires traditionnelles de différentes tribus Indiennes. 

Photo of Zitkala-Ša by Joseph
T. Keiley, 1898. National Portrait
Gallery, Smithsonian Institution.

Zitkála-Šá, Old Indian Legends.

 

Femme de caractère et déterminée, Zitkála-Šá prit son destin en main et partit en Pennsylvanie enseigner la musique à l’institut Carlisle (Indian industrial School) où elle remit en question le traitement réservé aux indiens aux Etats-Unis. A l’occasion de l’exposition universelle de 1900, elle fit le voyage à Paris afin de jouer du violon avec son groupe de la Carlisle School. Critique vis-à-vis de l’éducation et du traitement réservé aux Indiens à Carlisle, comme du système des pensionnats pour Indiens dans toute l’Amérique, elle les dénonça dans une série d’articles parus dans le journal Atlantic Monthly sous le titre : An Indian teacher Among Indians. Les articles firent sensation, contrastant avec la propagande de l’époque louangeant ces établissements scolaires où l’on « tuait l’Indien et sauvait l’homme ». La punition ne tardait pas à tomber : en 1901 elle fut renvoyée de l’institution où elle enseignait. Elle rentra alors sur la réserve pour constater la pauvreté toujours plus abjecte et les dommages faits par les politiques américaines en vigueur, qui avaient pour résultat l’attribution des terres déclarées Sioux par traités, à des colons blancs. « Plus de braves, plus de guerriers paradant avec leurs coiffes de plumes, plus de jeunes-filles en robes d’apparats aux joues joliment peintes » déplore-t-elle. En 1902 un essai-article écrit par Zitkála-Šá paraît dans Atlantic Monthly intitulé Why I Am a Pagan (pourquoi je suis païenne) dans lequel elle exposait ses croyances spirituelles. Important cet article, car il contrait la tendance à l’autocongratulation des propos « blancs » qui répandaient l’idée que les Indiens avaient adopté avec enthousiasme le christianisme. Il n’en était rien, le christianisme leur avait été imposé aussi bien dans les écoles que sur les réserves.

Toujours en 1902, elle rencontra un Sioux Yankton métis du nom de Raymond Talefase Bonnin promu au grade de capitaine, qui travaillait pour le bureau des affaires Indiennes. Elle l’épousa et le suivit sur son lieu d’affectation : la réserve de Uintah-Ouray allouée aux Indiens Utes par Abraham Lincoln en 1861, située dans le centre ouest de l’Utah (et dont l’étendue actuelle n’est plus possédée en majorité par les Indiens Utes, mais par des blancs, ce à cause du Dawes Act(ou Allotment Act), qui ne voulaient pas voir les réserves comme territoires communs à une tribu, ce qui conduisit à parcellisation individuelle, ce que les Indiens ne comprenaient pas et ne savaient pas gérer). C’est là qu’elle vivra pendant 14 ans, donnant naissance à son unique enfant, Raymond Ohiya Bonnin. C’est aussi sur cette réserve qu’elle rencontra le compositeur William F. Hanson. Elle écrivit pour lui les paroles d’un opéra qui faisait danser et chanter sur scène des rituels Utes alors interdits par le gouvernement Américain, tout en faisant référence à des thèmes de sa culture Sioux.  

En 1923, l’un des articles les plus remarqués de Zitkála-Šá, intitulé Oklahoma's Poor Rich Indians (pauvres Indiens riches d’Oklahoma) fut publié par l’association des droits Indiens. Cet article dénonçait les entreprises et sociétés américaines qui illégalement volaient les tribus indiennes, allant jusqu’au meurtre. Ce fut particulièrement le cas sur les territoires de l’état d’Oklahoma attribués à la nation Osage (ses membres avaient été déplacés comme avaient été déportés tant de tribus) dont le sous-sol est riche en pétrole. Cet article arriva jusqu’au congrès et celui-ci édicta le Reorganization Act of 1934, ce qui encouragea et même obligea les communautés Indiennes à rétablir une forme d’auto-gouvernement afin de gérer leurs territoires. Ces communautés intentèrent des actions en justice et obtinrent dans certains cas la récupération de terres,  avec le statut de territoire tribal, ainsi que préalablement établi lors des traités signés avant les politiques gouverne-mentales de déportations.

Zitkála-Šá en 1926 cofonda le National Council Of American Indians (conseil national des Indiens d’Amérique) qui fut établit afin de défendre les droits des Indiens et d’obtenir la nationalité américaine comme d’autres droits civiques qui leur avaient été refusés depuis longtemps. Elle fut la présidente de ce conseil jusqu’à sa mort en 1938.

          Faut-il ajouter pour finir que Zitkála-Šá rencontra des difficultés à faire accepter ses écrits par des éditeurs blancs …. inclassable son style, non-conventionnels les propos, tabous les thèmes… des corrections à son insu furent apportées, mais néanmoins il nous reste l’essence de son esprit. En voici un exemple en deux chapitres (20 et 21) tirés de son autobiographie :

 

20 Pendant le cours du long semestre de printemps, je participais à un concours oratoire organisé entre les différentes classes. Le jour de la compétition approchait et il semblait impossible que l’événement fût sur le point d’arriver, mais il arriva. Les classes se réunirent dans la chapelle avec leurs invités. La haute plateforme avait été recouverte d’un tapis, et gaiement décorée des couleurs de l’université. Une lumière blanche éblouissante illuminait la pièce, et soulignait nettement les grands rayons polis qui arquaient le plafond en dôme. Les foules assemblées emplissaient l’air de murmures pulsatiles. Quand l’heure de parler sonna, tous se turent. Mais sur le mur, la vieille horloge qui avait pris acte du moment éprouvant, continua de tictaquer calmement.

   L’un après l’autre, je vis et écoutai les orateurs. Immobile, je ne pouvais pas me rendre compte qu’ils désiraient ardemment pour eux une décision favorable des juges autant que moi. Chaque concurrent reçut des applaudissements fournis, et certains furent chaleureusement acclamés. Trop vite vint mon tour, et je m’arrêtai un moment derrière les rideaux afin de prendre une profonde respiration. Après mes paroles de conclusions, j’entendis les mêmes applaudissements que les autres avaient reçus.

    Pendant que je reculais, je fus étonnée de recevoir des mains de mes camarades étudiants un gros bouquet de roses attachées avec des rubans gracieux. Avec ces adorables fleurs en main, je m’enfuis de la scène. Ce témoignage amical m’était un reproche pour la rancune que j’avais nourrie envers eux.

     Plus tard la décision des juges m’octroya la première place. Il y eut un vacarme fou dans le hall, où mes camarades de classe chantaient et criaient mon nom à tue-tête, et les étudiants déçus hurlaient, braillaient, avec des barrissements affreusement dissonants. Enthousiastes, certains étudiants heureux accoururent pour me féliciter. Et je pus réprimer un sourire quand ils émirent le désir de m’escorter en procession jusqu’au parloir, là où tous se rendaient pour se calmer. Les remerciant de leur esprit généreux qui les avaient poussés à faire une si gentille proposition, je m’en fus seule dans la nuit et marchais jusqu’à ma petite chambre.

 

∗∗∗∗∗∗

21 Quelques semaines après, je représentais l’université pour un autre concours. Cette fois la compétition mettait en présence des étudiants d’autres universités de notre état. Cela se déroulait à la capitale de l’état dans l’un de ses plus grands théâtres.

Là aussi un préjugé très fort contre mon peuple était palpable. Dans la soirée, alors qu’une large audience remplissait le théâtre, des groupes d’étudiants entrèrent en conflit. Heureusement la vue de cette bruyante dispute me fut épargnée avant que la compétition ne démarre. Les insultes à l’encontre de l’indienne qui souillaient les lèvres de mes adversaires brûlaient déjà comme une fièvre sèche dans ma poitrine.

Mais après la série des discours une autre sorte de brûlure m’attendait. Là, devant ce vaste océan d’yeux, quelques étudiants voyous avaient déployé un grand drapeau blanc sur lequel avait été dessiné une indienne désespérée. En dessous du dessin avait été imprimé en lettres noires des propos qui ridiculisaient l’université ayant une « squaw » pour la représenter. Tellement pire que l’impolitesse barbare, cela me rendit amère. Pendant que nous attendions le verdict des juges, je regardais farouchement la foule de visages pâles. Je serrai les dents en constatant que le drapeau blanc flottait encore avec insolence.

Puis nous regardâmes anxieusement l’homme qui portait l’enveloppe contenant la décision finale arriver sur scène.

Il y eut deux prix décernés cette nuit-là et l’un fut pour moi !

L’esprit du mal rit intérieurement en moi quand le drapeau blanc disparut de la vue, les mains qui l’avaient roulé se tenaient avachies, vaincues. 

 

Zitkála-Šá, son esprit indépendant, sa résistance, ses écrits et son combat restent dans les mémoires des Indiens Sioux et au-delà. Pour certains auteurs Indiens contemporains, elle représente un modèle et la très remarquée auteure Oglala Sioux Layli Long Soldier lui rend hommage dans un poème faisant partie de son recueil Whereas paru aux éditions Graywolf en 2017, recueil récompensé par rien moins que trois prix dont les prestigieux National Book Critics Circle Award et le PEN/Jean Stein Book Award. Et si je parle de Layli, c’est qu’à mes yeux elle est la digne héritière de Zitkála-Šá.

 (N.B. ; à paraître prochainement aux éditions Isabelle Sauvage le livre de Layli Long Soldier, Whereas-Attendu que)

         

Présentation de l’auteur




Redécouvrir Marie Noël : autour de deux livres chez Desclée de Brouwers

Il n'y a pas en Poésie de réalité positive.
Il y a une vie profonde, une émotion intense transfiguratrice, qui dépendent fort peu de la circonstance extérieure qui les a provoquées.
A l'heure de grâce un rien ou presque suffit parfois à donner la secousse créatrice et à mettre en branle le génie intime qui aussitôt du rien s'empare et à l'infini, l'amplifie(...) »

Marie Noël
(exergue à
Les Chants de la Merci, Poésie Gallimard)

Sans être ignorée (en témoigne entre autres l'activité de l'Association Marie-Noël ((http://www.marie-noel.asso.fr/ )) qui publie régulièrement des recherches sur ses écrits), l’œuvre de Marie Noël, de son vrai nom Marie Rouget, est malgré tout aujourd'hui presque marginale, et en tous cas fort peu citée ou connue des générations successives à sa disparition. La poète a pourtant été chevalier de la Légion d’honneur, et lauréate en 1962 du Grand Prix de poésie de l’Académie française pour l'ensemble de son oeuvre, et admirée par ses contemporains, dont Colette – écrivaine majeure de la même génération, au parcours si différent - Aragon, Bernanos, Cocteau, Mauriac ou Montherlant, qui la considérait comme « le plus grand poète français ». Ses poèmes sont en outre bien vivants dans la mémoire de celles et ceux qui – comme moi les autrices des deux livres que nous présentons aujourd'hui- les ont rencontrés à l’adolescence et lui vouent un attachement fidèle.

Marie Noël c'est, pour moi, la superbe « Chanson de Toile » ((tirée du recueil "Les chansons et les heures" - Editions Crès Et Cie, 1930 et Stock, 1948)) interprétée par Julette Gréco en 1969 sous le titre « et je cousais » (( )) et ici par Catherine Sauvage ((https://www.youtube.com/watch?v=7LgL1yVap-s )) - c'est aussi « La Mort et ses mains tristes », ((dit par Claude Donnay ici https://www.youtube.com/watch?v=NZLpkDyRLPI )) - souvenir de soirées guitare et feu de bois, qui émergent les premiers.

Peut-être la notoriété de ces beaux poèmes, inspirés d’un chagrin amoureux - ce lyrisme si musical dans sa forme classique – chant de la femme abandonnée et résignée, évoquant pour le premier la couture - activité domestique et traditionnellement dévolue à la femme, et le second faisant évoluer son personnage dans un ciel marqué par la religion catholique, sous des formes de chanson traditionnelle –, ont-ils occulté – et daté - l’ensemble d’une œuvre fort ample (récits, chansons, berceuses, complaintes, contes, poèmes, psaumes et journal de notes intimes) qui s’avère beaucoup plus profonde – et libre dans la pensée - qu’elle ne pourrait paraître, méritant qu’on la redécouvre – comme Marie Noël mérite d’être délivrée, des hardes de Cendrillon « vieille fille  triste et dédaignée» dans l’image d'elle qu’on véhicule, pour lui redonner l’éclat de la poète véritable et profonde qu’elle est – ce qu'au fil des années n'ont pas oublié d'autres poètes : Jeanne-Marie Baude, Raymond Escholier, Marie-Thérèse Jeanneau, Benoît Lobet, Michel Manoll, et bien d'autres.C’est aussi ce à quoi s’attachent, chez Desclée de Brouwers, la poète Colette Nys-Mazure, dont nous avons déjà publié un article sur Marie Noël, et Chrystelle Claude de Boissieu, professeure et chercheuse.

Marie Rouget-Noël est née le 16 février 1883 à Auxerre, dans une famille très cultivée et peu religieuse, si l'on excepte la foi maternelle – son père, professeur de philosophie, était un agnostique qui l'a tôt plongée dans la lecture des romantiques, mais aussi des tragiques grecs, et de Platon. Enfant à la santé fragile,elle reçoit des cours de piano et d'harmonie – la musique (notamment Beethoven mais aussi Fauré, Debussy...) fait partie de sa vie – le maître de chapelle de la cathédrale - élève et ami de Vincent d'Indy - l'aide à l'harmonisation de ses mélodies pour lesquelles elle écrit d'abord des paroles avant de se mettre à écrire des textes autonomes. Son parrain, Raphaël Périé, sensible à son talent, fait publier ses premiers poèmes dans La Revue des Deux Mondes en 1910.

Dans son entourage interviennent aussi l'abbé Mugnier, confesseur de la comtesse Anna de Noailles et de Jean Cocteau., ainsi que le critique Henri Brémond, en quête de « poésie pure », lié à Paul Valéry((.Poésie pure  est publié en 1926. Selon son auteur, la poésie comme tous les autres arts, aspire à rejoindre la prière, d'où son livre Prière et Poésie (1925) )) - ses carnets, témoins de son expérience religieuse, regroupent des citations de Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse d'Avila, mais aussi de Milosz, Rilke, Goethe... Simone Weil … formation, vocation tout autant religieuse que poétique.

Célibataire toute sa vie, elle ne quitta pas vraiment sa ville natale, Auxerre, et l'ombre de sa cathédrale. Un amour de jeunesse déçu évoqué dans la « chanson de toile » (et l’attente – romantique, peut-être, mais l'on serait tenté de dire « métaphysique »- de l'unique Amour qui ne viendra jamais), la mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où son pseudonyme sans doute), les crises de sa foi dont elle parle dans ses écrits…. ponctuent la vie apparemment sans éclats d’un « personnage pour « scène de de la vie de province au début du siècle » ainsi que l'énonce Henri Gouhier dans sa préface au recueil « Les Chansons et les heures» (éd. Gallimard Poésie) - modeste provinciale qu'anime une flammes intérieure intensément passionnée et vibrante.

Elle décède le 23 décembre 1967 - reconnue par ses pairs et l'institution, à la veille des grandes transformations sociétales qui donnent aux femmes la possibilité de plus de libertés, et de reconnaissance. Son œuvre, léguée à la « Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne » fait l’objet d’études et de publications. Outre ces chansons à la forme traditionnelle, elle est aussi l’autrice d’une œuvre plus sombre qui lui a valu d'être nommée par André Blanchet ((Le Révérend Père André Blanchet (1889-1973) était reconnu, au tournant du XXe siècle, comme un critique littéraire majeur de son temps. Membre de la Compagnie de Jésus, il devint, à partir de 1947, rédacteur dans la revue Études. En contact avec de nombreux hommes de lettres de son temps (en particulier Paul Claudel et Marie Noël), il rédigea de nombreux articles de critique littéraire ; les plus importants sont rassemblés dans La Littérature et le spirituel, œuvre consacrée en 1959 par le Grand Prix de la critique littéraire)) « sœur de Baudelaire et peut-être même d'Antonin Artaud » - et en effet, c'est du fond d'une nuit noire, où elle se débat contre le doute - et dont témoignent aussi les pages de ses « notes intimes » (publiées en 1959) . Son compagnon de doute et de colère, c'est un ange de mélancolie dont elle parle dans une langue musicale et sans apprêt :

J'ai été tentée par l'Ange noir et vous le savez bien. J'ai douté, j'ai perdu la foi, j'ai aperçu la férocité des lois éternelles ... Par amour, j'ai tout accepté, mais il y a toujours en moi ce puits fermé où une vérité se débat.

La préface à la réédition des Chants de la Merci et de la pitié chez Gallimard donne des pistes pour lire cette œuvre sombre, dans laquelle, selon Rémi Gouhier, la poète assume le rôle de Job, dont elle dit

 

Le Destin de l'homme s'opère sous la malveillance éternelle d'une Force mauvaise. Job sera toujours là, face à Dieu, pour s'en plaindre. 

 

Il me semble, à parcourir les vers de Marie Noël, y entendre des échos des grandes mystiques d'autrefois : Dans le christianisme, ce terme désigne une personne qui vit intimement unie à Jésus-Christ – et l'oeuvre noëlienne tisse de nombreux liens entre la locutrice et cette figure – notamment à travers l'image de l'hostie à laquelle la poète s'assimile. Face à la présence du mal – cause de grandes crises de « foi » pour notre autrice – mal coexistant à la vie et venant du même dieu « de bonté » qui a créé le monde, elle accepte de se donner entièrement, malgré tout.

Portraits intimes de Marie Noël, le livre de Chrystelle Claude de Boissieu, est conçu comme un album abondamment illustré de photos de la poète, en miroir du texte, portrait composite en dix stations ordonnées en paires complémentaires : la raisonnable/la déraisonnable, la timide/l'intrépide... Ce portrait et composé de mots de Marie Noël, sur lesquels se greffent les réflexions, notations biographiques factuelles, analyses des photos, « rêveries » de Madame de Boissieu que lui permet une longue intimité avec la poète, son œuvre et ses lieux, fruit d'une « (re)connaissance dans une ville, dans des livres. Une rencontre par tâtonnements, par ajustements », ainsi que l'explique la préface. Cette quête de l'identité véritable de « La poète d'Auxerre », menée avec amour et patience au fil des années, en réponse à la « supplication insistante » inscrite dans un poème :

 

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi!
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire

Livre sincère, documenté et « amoureux », il nous présente diverses facettes de cette femme à la pensée tourmentée sous l'apparence tranquille de sa vie provinciale, et tente nous en proposer, à travers la mise à nu de la « dynamique des contraires » une image plus complexe, et plus vivante, hors des clichés hagiographiques ou des images d'Epinal.

Le Chant des jours, une année en poésie, se présente comme une sorte d'almanach, ou de bréviaire, composé par Colette Nys-Mazure qui a puisé dans l'oeuvre de la poète (ses recueils ou ses notes intimes) des textes brefs, à consulter « par bribes, dans le métro, l'avion, à la pause-café ou dans un lit d'hôpital, glissé sous l'oreiller à la place du téléphone » pour y puiser de la force dans les moments d'épreuve, de la joie et de l'apaisement dans un monde particulièrement bousculé par les forces du mal et de l'ignorance. Projet adapté à un monde contemporain où le temps manque pour la méditation et la rencontre.

 

*

 

Poèmes de Marie Noël

Connais-moi ...

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi!
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
La poussière sans nom que ton pied foule à terre
Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.

Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :
Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux,
Tu te verras en leur fidèle transparence...

Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant!
Flamme errante, fétu, petite feuille morte
Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte
Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent.

Sauvage, repliée en ma blancheur craintive
Comme un cygne qui sort d'une île sur les eaux,
Un jour, et lentement à travers les roseaux
S'éloigne sans jamais approcher de la rive...

-Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant!
Un confiant moineau qui vient se laisser prendre
Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l'entendre,
Tout entier dans ta main le coeur chaud et battant. -

Forte comme en plein jour une armée en bataille
Qui lutte, saigne, râle et demeure debout;
Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout,
Silencieuse et haute ainsi qu'une muraille...

Faible comme un enfant parti pour l'inconnu
Qui s'avance à tâtons de blessure en blessure
Et qui parfois a tant besoin qu'on le rassure
Et qu'on lui donne un peu la main, le soir venu...

Ardente comme un vol d'alouette qui vibre
Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,
Qui monte, monte, éperdument, jusqu'au soleil,
Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre!...

Et plus frileuse, plus, qu'un orphelin l'hiver
Qui tout autour des foyers clos s'attarde, rôde
Et désespérément cherche une place chaude
Pour s'y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair...

Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive
Que nul n'osera mettre un collier à son cou,
Que nul ne fermera sur elle son verrou,
Que nul hormis la mort ne la fera captive...

Et qui se donnera tout entière pour rien,
Pour l'amour de servir l'amour qui la dédaigne,
D'avoir un pauvre coeur qui mendie et qui craigne
Et de suivre partout son maître comme un chien...

Connais-moi! Connais-moi! Ce que j'ai dit, le suis-je?
Ce que j'ai dit est faux - Et pourtant c'était vrai! -
L'air que j'ai dans le coeur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?...

Quand ma mère vanterait
A toi son voisin, son hôte,
Mes cent vertus à voix haute
Sans vergogne, sans arrêt;
Quand mon vieux curé qui baisse
Te raconterait tout bas
Ce que j'ai dit à confesse...
Tu ne me connaîtras pas.

Ô passant, quand tu verrais
Tous mes pleurs et tout mon rire,
Quand j'oserais tout te dire
Et quand tu m'écouterais,
Quand tu suivrais à mesure
Tous mes gestes, tous mes pas,
Par le trou de la serrure...
Tu ne me connaîtras pas!

Et quand passera mon âme
Devant ton âme un moment
Éclairée à la grand-flamme
Du suprême jugement,
Et quand Dieu comme un poème
La lira toute aux élus,
Tu ne sauras pas lors même
Ce qu'en ce monde je fus...

................................................................................
Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m'aimes!

Marie Noël

1908 , Les Chansons et les Heures

 

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*

 

Les chansons que je fais, qu’est-ce qui les a faites ?...

Souvent il m’en arrive une au plus noir de moi…
Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi
C’est cette folle au lieu de cent que je souhaite.

Dites-moi… Mes chansons de toutes les couleurs,
Où mon esprit qui muse au vent les a-t-il prises ?
Le chant leur vient – d’où donc ? – comme le rose aux fleurs
Comme le vert à l’herbe e t le rouge aux cerises.

Je ne sais pas de quels oiseaux, en quel pays
De buissons creux et pleins de songe elles sont nées…
Elles m’ont rencontrée et moi je m’ébahis
D’entre battre en moi leurs ailes étonnées.

Mais comment à la file en est-il tant et tant
Et tant encor, chacune à la beauté nouvelle,
Comme une abeille après une abeille sortant
Du petit coin de miel que j’ai dans la cervelle ?

Ah ! je veux de ma main pour les garder longtemps,
Je veux, pour retrouver sans cesse ma trouvaille,
Toutes les attraper avant que le printemps
Les emporte de moi qui me fane et s’en aille.

Toutes, oui ! L’une est gaie et mon cœur joue avec ;
L’autre, jeune, mutine et qui fait sa jolie,
Malicieuse un peu le taquine du bec…
Mais l’autre me l’a pris dans sa mélancolie ;

L’autre frémit autour de moi comme un baiser
Si doux que j’en mourrai si ce chant continue
Et qu’au bord de mon cœur où son cœur s’est posé,
Une faiblesse après demeure et m’exténue.

Et toutes je les veux, et toutes à la fois
- La dernière surtout dont j’ai le plus envie –
Je vais les mettre en cage et leur lier la voix
Ou je ne dormirai plus jamais de ma vie.

Viens, poète, oiseleur, tends-moi comme un filet
Ta mémoire et prends-moi ces belles que j’écoute.
Retiens dedans surtout ce brin de mot follet
Qui danse au bord mouvant de ma pensée en route.

Moi j’écoute… Je ris quand l’une rit au jour ;
J’ai les larmes aux yeux quand l’autre est bien touchante ;
Quand elle est tendre, ô Dieu, j’ai le frisson d’amour…
J’écoute et ce qui chante en moi je le rechante.

Mais comme un écolier qui prend trop bas, trop haut
La note qu’on lui donne et suit mal la mesure,
J’hésite, à plusieurs fois tâtant le son qu’il faut,
Accrochant çà et là ma voix gauche et peu sûre.

Ah ! chanson vive ! Hélas ! pour recueillir sa voix,
C’est au lieu de l’air juste un faux air que je trouve,
Et je cherche, et l’accent que je risque parfois,
Celui qui vibre en moi toujours le désapprouve.

Elle chante… et je laisse échapper de ma main
Les mots flottants qu’elle me jette à la volée.
Si j’en ramasse un ample, il m’en fallait un fin…
Elle chante et sera tout à l’heure en allée,

Elle chante, elle fuit et je m’efforce en vain
De la suivre en courant derrière, je m’essouffle,
Je la saisis au vol, je la perds en chemin
Et quand je ne sais plus, j’attends que Dieu me souffle.

Extrait de: 

 Les Chansons et les Heures, 1920

*

 

ATTENTE

 
J’ai vécu sans le savoir,
    Comme l’herbe pousse...
Le matin, le jour, le soir
    Tournaient sur la mousse.
 
Les ans ont fui sous mes yeux
    Comme à tire-d’ailes
D’un bout à l’autre des cieux
    Fuient les hirondelles...
 
Mais voici que j’ai soudain
    Une fleur éclose.
J’ai peur des doigts qui demain
    Cueilleront ma rose,
 
Demain, demain, quand l’Amour
    Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
    Sur mon cœur sauvage.
 
Dans l’Amour si grand, si grand,
    Je me perdrai toute
Comme un agnelet errant
    Dans un bois sans route.
 
Dans l’Amour, comme un cheveu
    Dans la flamme active,
Comme une noix dans le feu,
    Je brûlerai vive.
 
Dans l’Amour, courant amer,
    Las ! comme une goutte,
Une larme dans la mer,
    Je me noierai toute.
 
Mon cœur libre, ô mon seul bien,
    Au fond de ce gouffre,
Que serai-je ? Un petit rien
    Qui souffre, qui souffre !
 
Quand deux êtres, mal ou bien,
    S’y fondront ensemble,
Que serai-je ? Un petit rien
    Qui tremble, qui tremble !
 
J’ai peur de demain, j’ai peur
    Du vent qui me ploie,
Mais j’ai plus peur du bonheur,
    Plus peur de la joie
 
Qui surprend à pas de loup,
    Si douce, si forte,
Qu’à la sentir tout d’un coup
    Je tomberai morte.
 
Demain, demain, quand l’Amour
    Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
    Sur mon cœur sauvage...
 
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 
 
Quand mes veines l’entendront
    Sur la route gaie,
Je me cacherai le front
    Derrière une haie.
 
Quand mes cheveux sentiront
    Accourir sa fièvre,
Je fuirai d’un saut plus prompt
    Que le bond d’un lièvre.
 
Quand ses prunelles, ô dieux,
    Fixeront mon âme,
Je fuirai, fermant les yeux,
    Sans voir feu ni flamme.
 
Quand me suivront ses aveux
    Comme des abeilles,
Je fuirai, de mes cheveux
    Cachant mes oreilles.
 
Quand m’atteindra son baiser,
    Plus qu’à demi-morte,
J’irai sans me reposer
    N’importe où, n’importe
 
Où s’ouvriront des chemins
    Béants au passage,
Éperdue et de mes mains
    Couvrent mon visage.
 
Et, quand d’un geste vainqueur,
    Toute il m’aura prise,
Me débattant sur son cœur,
    Farouche, insoumise,
 
Je ferai, dans mon effroi
    D’une heure nouvelle
D’un obscur je ne sais quoi,
    Je ferai, rebelle,
 
Quand il croira me tenir
    À lui tout entière,
Pour retarder l’avenir,
    Vingt pas en arrière !...
 
S’il allait ne pas venir !...

 

Les Chansons et les Heures, 1920

 

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*

 

Mon Dieu, je ne vous aime pas, je ne le désire même pas, je m’ennuie avec vous
Peut-être même que je ne crois pas en vous.
Mais regardez-moi en passant.
Abritez-vous un moment dans mon âme, mettez-la en ordre d’un souffle,
sans en avoir I’air, sans rien me dire.
Si vous avez envie que je croie en vous, apportez-moi la foi.
Si vous avez envie que je vous aime, apportez-moi l’amour.
Moi, je n’en ai pas et je n’y peux rien.
Je vous donne ce que j’ai : ma faiblesse, ma douleur.
Et cette tendresse qui me tourmente et que vous voyez bien…
Et ce désespoir… Et cette honte affolée…
Mon mal, rien que mon mal…
C’est tout !
Et mon espérance !

Quelquefois aussi, je me présente à Dieu comme une porteuse de peine chargée
de tous les fardeaux du voisinage et je lui dis :
« Ne faites pas attention à moi. Je ne peux pas vous plaire.
Regardez seulement les souffrances que je vous apporte
comme un pauvre commissionnaire qui vient de la part des autres :
Voici le mal de mon père, voilà celui de mon ami,
celui de tel ou de tel autre… »

Vous voilà, mon Dieu. Vous me cherchiez ?
Que me voulez-vous ? Je n’ai rien à vous donner.
Depuis notre dernière rencontre,
je n’ai rien mis de côté pour vous.
Rien… pas une bonne action. J’étais trop lasse.
Rien… Pas une bonne parole. J’étais trop triste.
Rien que le dégoût de vivre, l’ennui, la stérilité.
– Donne !
– La hâte, chaque jour, de voir la journée finie, sans servir à rien ;
le désir de repos loin du devoir et des œuvres ,
le détachement du bien à faire, le dégoût de vous, ô mon Dieu !
– Donne !
– La torpeur de l’âme, le remords de ma mollesse
et la mollesse plus forte que le remords…
– Donne !
– Le besoin d’être heureuse, la tendresse qui brise,
La douleur d’être moi sans recours.
– Donne !
– Des troubles, des épouvantes, des doutes…
– Donne  !

– Seigneur ! Voilà que, comme un chiffonnier,
Vous allez ramassant des déchets, des immondices.
Qu’en voulez-vous faire, Seigneur ?
– Le Royaume des Cieux.

Une prière de Marie Noël, extraite de « Notes intimes prière d’un pauvre ».

 

*

Chanson de toile

Quand il est entré dans mon logis clos,
J’ourlais un drap lourd près de la fenêtre,
L’hiver dans les doigts, l’ombre sur le dos…
Sais-je depuis quand j’étais là sans être ?

Et je cousais, je cousais, je cousais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

Il m’a demandé des outils à nous.
Mes pieds ont couru, si vifs, dans la salle,
Qu’ils semblaient, – si gais, si légers, si doux, -
Deux petits oiseaux caressant la dalle.

De-ci, de-là, j’allais, j’allais, j’allais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu voulais ?

Il m’a demandé du beurre, du pain,
- Ma main en l’ouvrant caressait la huche –
Du cidre nouveau, j’allais et ma main
Caressait les bols, la table, la cruche.

Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu cherchais ?

Il m’a fait sur tout trente-six pourquoi.
J’ai parlé de tout, des poules, des chèvres,
Du froid et du chaud, des gens, et ma voix
En sortant de moi caressait mes lèvres…

Et je causais, je causais, je causais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu disais ?

Quand il est parti, pour finir l’ourlet
Que j’avais laissé, je me suis assise…
L’aiguille chantait, l’aiguille volait,
Mes doigts caressaient notre toile bise…

Et je cousais, je cousais, je cousais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

1920 Recueil : "Les Chansons et les Heures"

 

*

 

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La morte et ses mains tristes…

La Morte et ses mains tristes…
Arrive au Paradis.

« D’où reviens-tu, ma fille,
Si pâle en plein midi ?

- Je reviens de la terre
Où j’avais un pays,

De la saison nouvelle
Où j’avais un ami.

Il m’a donné trois roses
Mais jamais un épi.

Avant la fleur déclose,
Avant le blé mûri,

Hier il m’a trahie.
J’en suis morte aujourd’hui.

- Ne pleure plus, ma fille
Le temps en est fini.

Nous enverrons sur terre
Un ange en ton pays,

Quérir ton ami traître,
Le ramener ici.

- N’en faites rien, mon Père
La terre laissez-lui.

Sa belle y est plus belle
Que belle je ne suis,

Las ! et faudra, s’il pleure
Sans elle jour et nuit

Que de nouveau je meure
D’en avoir trop souci. »

Recueil : "Chants d’arrière-saison"

La morte et ses mains tristes..., Marie Noël dit par Claude Nollier

*

Hurlement (Marie Noël)

À la mémoire de maman
et de mon petit frère Eugène.

 

Le jour s’en va. Sur la montagne,
L’ombre grandit.
Es-tu parti dans la campagne,
Ô mon petit ?
Tu n’es pas là, ni dans l’étable,
Ni dans ton lit.
Tu ne viens pas te mettre à table.

Je vais cherchant de place en place,
Où donc es-tu ?
Ton frère aîné revient de classe,
De noir vêtu.
Qui donc a vu, qui me ramène
Mon fils perdu ?
Qui l’a trouvé loin dans la plaine ?

Le jour qui fuit, las de l’attendre,
S’en est allé ;
Le soir qui vient, sans me le rendre,
S’est désolé ;
Ô Dieu ! la Mort ouvrant la porte
Me l’a volé !
Mon agneau blanc, le loup l’emporte !

J’ai ramassé tes hardes vides,
Je les étends…
Je cherche à voir, les yeux avides,
Ton corps dedans.
Mais du tricot, mais de la veste
Aux bras pendant,
Il est parti. Plus rien ne reste.

Voici pourtant sur une manche
L'endroit jauni,
Taché de beurre un jour, dimanche…
Je t’ai puni.
La tache est là, le pot de beurre
N’est pas fini.
Toi seul n’est plus et tout demeure.

Tu n’es pas mort, je fais un rêve,
Oui, oui, je dors.
C’est bon qu’un vieux le soir achève
D’user son corps…
Est-ce toi Jean ?… toi dont la balle
Bondit dehors ?
Toi dans la cour, toi dans la salle ?

La porte a ri… je meurs, j’espère…
Ce n’est pas toi…
Ce sont tes sœurs, des gens, ton père,
N’importe quoi…
Que font-ils là ? qui les appelle
Autour de moi ?
Je n’ai besoin ni d’eux, ni d’elles.

Que me veut-on ? Que j'aille et prie,
Quand vient le soir,
Leur Dieu, leurs saints, et leur Marie
Pour te revoir ?
C’est contre eux tous que mon sang crie
De désespoir !
Ces loups du ciel, voleurs de vie !

 

1905

Marie Noël, Chants et psaumes d’automne, 1969