Phoenix, Numéro 32, Yves Namur

Le centre de ce numéro 32 de Phoenix c’est le dossier Yves Namur, les quelques 50 pages qui lui sont consacrées autour d’une œuvre considérable d’une trentaine d’ouvrages pour laquelle il reçoit de nombreux prix, dont le prix Mallarmé en 2012.

Citons Le Livre des sept portes (Lettres Vives, Paris, 1994), Le Livre des apparences (Lettres Vives, 2001), Les Ennuagements du cœur (Lettres Vives, 2004), Dieu ou quelque chose comme ça (Lettres Vives, 2008) ou encore La Tristesse du figuier (Lettres Vives, 2012).

Il est nommé depuis peu, après avoir été longtemps l’un de ses membres, le neuvième secrétaire de l’Académie Royale de langue et littérature françaises de Belgique.

Les auteurs de ce dossier, dans une suite de lectures sensibles de l’ensemble de son œuvre, nous invitent véritablement à connaître ou à re-trouver tout à la fois le poète, le médecin et le penseur, nous donnant matière à saisir le ton singulier d’une écriture qui émane d’un dialogue intime  entre ces différentes positions.

D’emblée, nous sommes invités à une immersion vivante dans l’esprit même de son œuvre : par un entretien exigeant avec Teric Boucebci, l’instigateur de ce dossier, et par le récit d’une rencontre, celle que rapporte avec les termes d’une profonde amitié le musicien Lucien Guérinel. L’intimité entre le poète et le musicien s’est définitivement nouée en mai 1998 dans la cathédrale de Saint Sauveur d’Aix en Provence, sur une création musicale qui puise son inspiration dans le  Livre des sept portes. Cette première œuvre chorale importante sera suivie par l’écritures de deux autres partitions sur Le livre des apparences, et  Un oiseau s’est posé sur tes lèvres. "Retourner, à deux reprises,  vers des poèmes d’Yves Namur, signifie bien quelque chose" précise Lucien Guérinel. C’est qu’il y a du sacré dans sa poésie. Et les sons se sont mêlés avec enthousiasme  à la parole d’un poète « qui lui-même est allé à l’achèvement de sa pensée par l’incantation ». Mais aussi par l’ignorance et le doute, deux mots qu’il revendique lors de l’entretien avec Téric Boucebci comme étant ses lignes de conduite. Ce doute habite l’homme qui écrit et le médecin qu’un diagnostic trop rapide pourrait aveugler (Béatrice Libert).

Jacques  Crickillon, que cite dans ce dossier Eric Brogniet, soulignait à propos de Figures du très obscur suivi des Ennuagements du cœur que « la force de la grande poésie se situe dans la recherche d’un langage qui donnerait un sens, au-delà du bavardage, à  une voix humaine sans cesse confrontée à ce qui l’anéantit, la mort, mais aussi la permanence de ce ciel sous lequel je m‘agite ».

La retenue verbale redonne force aux mots, décuple la densité du sens, le fait éclore dans une ambiance de rareté. Yves Namur est justement, écrit Paul Farellier, l’un de ceux qui font passer le plus de vérité d’entre les mots et les lignes. Une poésie capable de célébrer d’un figuier le don de l’ombre, « qui gagne sur la bessure et glisse au long »  et creuse toujours un peu plus vers l’obscur, la simplicité, l’humilité (Jean-Marie Corbusier).  Il y a sous les nombreux questionnements, qu’il adresse à lui-même ou au réel, un profond désir de percer le mystère de la vie, de faire face à l’omniprésence du monde, pour l’éclaircir et le dépasser, jusqu’à même le réinventer :  que je puisse enfin toucher le voile // Et le dedans des choses ! 

La poésie de Yves Namur est comme celle de René Char une poésie de l’essence de l’être. Non pas de la révolte, mais d’un combat intime vers plus de lumière (Jean Marie Corbusier). Elle nous appelle à découvrir et à partager avec lui l’incertitude qui n’est rien d’autre dit Paul Farellier qu’un véritable trésor, une source inaltérable dont nous gardons la soif, source de la présence, de l’amour, du mot retrouvé, du désir d’être (Andrés Sanchez Robayna, traduit de l’espagnol par Claire Laguian)

 

ce qu’on appelle la soif/n’est rien  d‘autre que notre désir,//le désir d’être,/d’être enfin libéré et ouvert (Les lèvres et la soif).

 

C’est bien cela que  Namur appelle la parole vivante : celle qui traduit l’expérience même et la confrontation intime avec la vie. Sa poésie est une poésie non pas d’affirmation mais de recherche écrit Lionel Ray. Recherche de quoi ? D’ « un passage imperceptible/entre les choses/et les choses elles-mêmes ». Passage qui serait leur lumière révélatrice (Lionel Ray).

Autour de ces pages d’une si profonde clarté, la revue accueille les voix poétiques  d’Andréa Moorhead, jean De Breyne, Fulvio Caccia, Jean-Marie Baholet, André Ugetto et Karim De Broucker. Elle nous donne à lire sur l’invitation de Lionel Mazari un bel éclairage de Thierry Metz, le poète-manœuvre mort en 1997, que Pierre Dhainaut ouvre par quelques vers aussi brefs qu’émouvants : « Dire une clairière n’est possible/que tôt le matin/avant la fable/quand le coq peut encore trier/graines et hameçons ».

Les Voix d’Ailleurs mettent à l’honneur Svante Svahnström, un auteur français et suédois dont les poèmes écrits dans les deux langues nous font partager des impressions de voyage et de façon très originale des paysagea dépeints en termes de corps humain.

Dans Mémoire, un double hommage à Philippe Carrese, disparu récemment, écrit par Pierre Stephane Murat, et à Antoine Emaz au travers du magnifique témoignage personnel de Réginald Gaillard.

La dernière séquence Archipel est dense, très dense. Dans la suite des sporades, des arts et du cinéma, les lectures, le moment clef de toute revue qui s’avère ici particulièrement fourni et diversifié entre  poésie,  essais, récits et fictions et, ce qui en ouvre encore un peu plus les perspectives,  les Accusés de réception.

Enfin, l’Editorial nous informe de quelques changements : Karim De Broucker succède à André Ughetto au poste de rédacteur en chef de Phoenix, lequel devient le directeur littéraire et un acteur privilégié du Cahier critique. Et Marilyne Bertoncini  rejoint depuis ce numéro, l’équipe de rédaction.

L’ensemble de ce numéro est substantiel, rigoureux et vivant.  Phoenix est une revue qui respire, qui a du souffle. Bien au-delà du calendrier semestriel de ses parutions, elle nous donne à penser par vibrations, propositions croisées (et/ou décalées) et démarches questionnantes. Elle situe ainsi la poésie dans le mouvement d’une véritable fécondité et en renouvelle les bords et le centre.

La 4ème de couverture de ce numéro poursuit et clôt le dossier Yve Namur sur ce poème-question :

 

Idiot que je suis !

 Ne demande pas à la forêt de répondre
A ta question

Laisse-là simplement se poser
Sur une feuille ou une branche d’arbre.

Et va-t’en retrouver les tiens,
La pluie tranquille, tes livres de poèmes

Et tous ces jours fades
Qui font pourtant l’insoutenable beauté du monde. 

 

 




Patricia Ryckewaert, Entre ses doigts frêles…

Entre ses doigts frêles

elle a saisi un grain rosé de l'aube
et l'a planté dans son limon de femme.

S'est tenue là, patiente

à attendre que viennent l'inouï du jour
et la tendresse des hommes.

∗∗∗∗∗∗

 

Il a posé son regard ébloui
sur la ligne d'horizon

sur les branches
et tous les bourgeons
d’elle,

à se vouloir oiseau
à se sentir des ailes

et dans le bleu naissant
et les prières d'avril

a fait danser ses doigts
sur la matière vivante

et l'a mise en mouvement
dans le souffle de l’air.

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Elle est née d’un dialogue entre eux                                          
indicible

elle avance à pas de loup et parfois elle rampe dans l’ombre
froide des herbes bleues et l’odeur des églantines.

à l’affut de tout ce qui se dresse vers le vif du ciel                                  
et en survie dans la chair des mots
elle le guette

parfois elle est un poème enroulé autour de lui comme le
souffle et le cuir cinglants d’un lasso

 

∗∗∗∗∗∗

 

J’habite la lumière au naissant du jour
et la matière qui fait la terre et les hommes.

J’habite chaque grain de peau et son histoire

les bouches pleines du jus des fruits
les bouches pleines des autres bouches
et celles qui ont soif.

J’habite le souffle de mon enfant
le battement des cils et des coeurs
et l’humanité de ceux qui s’essoufflent.

∗∗∗∗∗∗

 

À tous ces mots fondus sous la langue
ces mots-bonbons, ces mots-baisers

au goût de l’autre,

À ces mots coincés entre deux dents,
à tous ceux crachés à la face du monde

et à ceux restés dans la gorge serrée,
à tressaillir.

 

Présentation de l’auteur




Gérard Bocholier, Depuis toujours le chant

Pour Gérard Bocholier, la poésie est un exercice spirituel. De recueil en recueil, son poème devient psaume, chant sacré dont il dit : « Je pourrais le définir comme un prélude lyrique de la prière, une méditation préalable à l’invocation, un exercice spirituel qui s’efforce à la plus grande simplicité, dans la fidélité à l’Esprit qui l’a fait jaillir. »

Le poète, qui se voit maintenant entré « dans la gravité/De la mort », chante la louange du souffle divin, de « l’ordre invisible » qu’il ressent profondément en lui, autour de lui : « Le temps vient où les ténèbres/Rempliront les cavités/De mes yeux où le silence/Resserrera ses mâchoires ».

Dans ce nouvel opus, on reconnaîtra la voix fervente du poète chrétien, entré dans « le temps de l’âme ». Nombreux sont les mots qui renvoient à Dieu et au Christ dans les versets : « maître, Pâque, martyr, Seigneur, Il, Toi pour l’éternité, croix, ange… » jusqu’au tutoiement intime avec Dieu, la « voix secrète » du poème se faisant chant de grâce qui tourne sur lui-même et revient en Phénix. Le dieu du poète invite « l’assoiffé de ciel » à faire corps avec la nature, à prendre chair dans chaque élément de la Création. C’est un dieu intime qui souffle les « mots pour nous dire/La très pure alliance/Des yeux et du cœur/De l’eau et du feu »

Gérard Bocholier, Depuis toujours le
chant
, Arfuyen, mai 2019, 13 euros.

Ici les forêts dansent « En liesse avec la mer », ici « une herbe en plein vent »prend valeur d’annonce, « Au bout du grand jardin/L’eau du mystère afflue »… Pierres, feuilles ou sources, le paysage entier est d’essence divine.

Parole sacrée et parole humaine se retrouvent intimement liées dans le chapelet des mots et des images qui s’interpénètrent de poème en poème. On retrouvera tout au long des versets une alliance entre la louange, l’amour, la joie, la patience, la liberté, la confiance et leur corollaire : la peur, la peine, la lassitude, la faiblesse, la solitude, l’amertume, l’effroi… l’échelle et le précipice formant un couple indissociable pour qui s’aventure à flanc de montagne. Le poète, dans une vision christique, s’élève « sur les degrés de la lumière » jusqu’à toucher « la plaie béante au fond du jour ». On remarquera les termes d’élévation, de montée, d’ascension, très présents dans ce parcours de foi. Jusqu’au dernier poème qui réunit les deux versants de la parole : « J’avance un peu plus courbé/Et je n’ai plus qu’à descendre/Mais jamais sur la colline/L’aube n’a été si belle. »

 « Que n’ai-je le chant la mesure », difficile de dégager un poème plus qu’un autre dans ce recueil, tant tout semble confondu dans une même voix, une même oraison. Cette impression psalmodique se trouve accrue par la forme régulière du chant : des poèmes de deux strophes de quatre vers chacune, stiques bien définies comme dans les psaumes, poèmes qui se répartissent en 5 chants (15 poèmes, puis 17, 26, 19, 21). On notera la modulation rythmique adoptée pour chaque partie : vers de 8 syllabes, de 6, de 7, de 5, enfin de 7. L’alternance de ces rythmes pairs et impairs dans la macro et microstructure, ajoutée aux appuis consonantiques chers à la psalmodie, module le chant en douceur comme une flamme qui veille et danse sur l’autel. Toutes les saisons, toutes les heures semblent s’accorder dans la célébration du moment : un feu brille dehors et dedans, pour toujours.

Le texte, à l’image apaisante de la couverture, prend les couleurs nuancées de l’automne, la lumière pure de la neige. Il n’y a ni dessous ni dessus dans la peinture de Turner comme il n’y a ni avant ni après si on croit « au gage de la vie éternelle », à la parousie promise, à la mort comme une victoire. De « cueilleur d’éternité »en « veilleur » recueilli, « Le chant continue », affirme le titre.

Les croyants liront ce poème comme un chant de foi, les athées comme un chant de vie. Régénérant




Laetitia Extrémet, Nouveaux aquapoèmes

ÎLE

 

Ile, m’a semblé dans ta dérive
Mèches que le vent égare
Ta chevelure cuivre, tes rives
Et tes lunes éparses
Bruiner le givre à l’onde de tes yeux
Sur tes cils, tes ailes graciles
Qui papillonnent la baie de ton regard ;
A l’ogive des jours, j’ai vu hyaline
La danse de la pluie
Un rideau d’amertume assombrir
L’étende de tes beaux rivages
La lame fluer et refluer en ruisseaux
D’agates, tes larmes ;
Et dans tes coquillages j’entends
J’entends encore,
L’inconsolable mélancolie de tes vagues
L’orage
Ile que le vent égare,
J’entends
Dans ta chevelure cuivre, tes rives
L’évase et ton regard.

 

 

À MES CIEUX TES RIVIÈRES

 

Danse alors la pluie
Tes nuages à mes cieux
Gris, que la brise
N’a pas pu chasser,
Et aujourd’hui si j’ai mal
A ton onde versée
Maintenant que là
Ton cri ne m’est plus
Qu’un silence froissé,
Pour que cesse l’orage
De tes mots indicibles
Qui de toi me laissent
Vaine, vide,
Je peine à taire l’inverse, et
Même si je ne sais vers quel désert
Ton absence me mène
J’aurai pour étancher ma soif
A mes yeux tes rivières
Que la brise
L’effleurement du vent sur mes cils
N’aura pas pu sécher.

 

 

TES YEUX INSULAIRES

 

Et je boirai tes rivières
Les lunes qui perlent aux agates de tes yeux
Quand tu baisses les rideaux de tes cils
Sur tes bleus océans,

Je boirai tes rivières
Déversées sur les grèves de tes sables clairs
Je remonterai le cours de tes aiguières
Pour puiser à la source de tes aquarelles,

A l’épanchement de tes fenêtres
Là tout au bord, je resterai
Pour abriter les orages                                                                                                                      
Et les petits moutons blancs
De tes flots firmaments,

En ton âme diluvienne
J’irai prier les sirènes
Et pleurer les fontaines
De tes îles noyées.

 

 

AU LARGE DE MES ASSECS

 

Où courais-je
Que le vent m’éparpille
Désagrège les pages
Furieusement scellées
De trop de résonnances
Cousues à mes oreilles
Et de beaucoup d’orages
Pour me réconcilier
Avec les mots échoués
Qui m’ont disséminée,

Où courais-je
Et m’avale cette eau
Que je voudrais voguer
Pour étancher la vague
Goûter au plus profond
De la page gravée
Que le vent éparpille
Au large de mes assecs
Et dont l’écho résonne
D’une rage muette,

Où courais-je
Et pourquoi ces gravas
Sur ma grève séchée.

 

 

ALLUVIONS

 

Je n’irai plus
Vêtue de goémons
Mon âme effilochée
Frayer les chemins d’algues
M’enfoncer dans la boue
Dans la poussière d’argile
Et dans les illusions ;

Je n’irai plus risquer l’envasement
Suffoquer dans la tourbe,
Sombrer dans la ravine,
Gît dans son lit mon ombre
Le dépôt de mes armes
Mes liquides amarres
Et quelques alluvions ;

Je voulais juste éprouver l’infertile
Et voir la pluie tomber
Tant pis je n’irai plus.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Marie Allègre, Le Nom-Dit et autres poèmes

Le Nom-Dit

Quand cela ne s’appelle pas
Ne s’appelle rien

 Tiny tender shells of a look, of a touch,
Of a kiss
Glittering nuts of a possibility
Sparkles of a shivering hope1

Tes flèches
Cercles d’azur glacé
Rieur pourtant
Ces deux puits de ciel froid
Comme un orage brûlant grondant
Dessous le front
Voilà qui m’arrête le cœur

Ton cou est un poème
Tu me fais comme du velours couleur blé
Au fond du ventre

Insoutenable pointe de la plus belle des teintes
Déferlement de bleu floutant tous tes contours
Tu me perces les yeux
Ta chaleur me dissout

Tu me fais craindre
Ce que je connaissais
Et l’ordinaire n’est plus

L’empreinte de toi dans l’air
Ombre à portée de nez
Cruelle messagère
Avant coureuse acmé

Mais quand tu cèdes enfin tout contre moi tremblant
Tout est encore possible

 

 

Éden

L’Éden de tes bras et de tes mains
Ton corps est mon jardin

Je m’abreuve à ta voix
Me nourris de ta peau

Et jamais rien n’égale
Un instant de tes yeux

Il me faut te le dire
Je m’y noie à loisir
A dessein

Le dessin de ta bouche
Miracle de douceur
Quand tu la poses
Sur le brasier de mon ventre

Je n’ai jamais ou presque
Lu deux fois le même livre
Mais je pourrais
Te méditer
Jusqu’à l’épuisement

Le goût de ta présence 
Le parfum de tes mots
En t’attendant mon cœur
Ô ma jolie crevure
Je me régalerai
Du son de ton absence

 

 

Tempête

Il y a de la pluie et de l’orage dans tes yeux quand tu m’embrasses.

Deux iris de lumière grise
Nectar de nuage guerrier
Éclair abrasif et dardé
Tombent
Sur la terre mouillée des miennes
Qui te boivent et s’abîment

Je sens que je vais aimer tes tempêtes.

 

Croissant de toi

Couchée contre ton dos
Je passe ma main sur toi

Chaque élan de mes doigts
Te dit je t’aime

Je fais couler ma langue entre tes deux épaules
Au creux de la colonne
Au gré de ma folie

Tu es vaste
Mon miracle
Et je t’explore

Ma forêt de peau tendre
Ma montagne bénie
Fleuve d’amour
Courant de force
Tu tiens de l’infini

 

 

Voile Acté

Attends que le sommeil te recouvre de son voile sombre
Qu’il t’enveloppe de son étreinte rassurante et calme
Que la nuit t’isole de la terre où les soucis t’accablent
Qu’elle t’emporte vers mille et un ciels
Que des rêves veloutés t’entourent de leur ronde joyeuse
Que le doux réveil lève la cape foncée du sommeil
Et que le jour écarte la robe mystérieuse de la nuit
Pour envahir tes yeux de la beauté du monde

 

 

Note

1 - Minuscules coquilles tendres
     Regards, gestes, baisers
     Coquillages scintillants de possibles
     Eclats d’espoir tremblants

 

Présentation de l’auteur




Giovanna Iorio et la magie des voix

 Poète et artiste sonore résidant à Londres, Giovanna Ioro  est la créatrice et l'animatrice de la World Poetry Sound Map , projet auquel nous sommes associés ((voir en page de une et pour envoyer des enregistrements, la page contact de la revue)). Elle a déjà exposé son travail en Angleterre et en Italie. « Voice Portraits » s'inscrit dans l'ensemble de ses démarches originales et variées, toujours en lien avec la poésie, comme le projet collectif "Lettres d'amour à un arbre". 

Il s'agit avec "Voice Portraits" d'une collection de voix de poètes transformés en spectrogrammes pour lesquels elle a sélectionné des poètes passés et contemporains, transformant leurs voix en une vibrante et colorée galerie de portraits : chaque voix a suscité une peinture unique pour une riche expérience esthétique multi-sensorielle sur la voix humaine. 

Chaque voix est unique, et les portraits de voix révélent leur beauté dans chaque poème, déclare l'artiste  dont le travail nous permet aussi de visualiser de façon synesthésique cette beauté telle qu'elle la perçoit avec une sensibilité fort originale. C'est une démarche que nous comprenons, et qui a amené l'équipe de Recours au Poème à ouvrir une page Soundcloud afin de faire entendre les poèmes traduits en "V.O" - Avant de commencer l'entretien, voici le spectrogramme de la voix de l'artiste que je lui ai demandé de nous donner, accompagné du poème que vous "entendez/voyez" : 

ACQUA PIOVANA

 

Oggi non avevo voglia
di essere me
allora ho camminato
a lungo dietro a
ombrelli aperti
ho cercato un tetto
un canale rotto
oggi sono stata
un secchio
d’acqua piovana. 

EAU DE PLUIE

 

Aujourd’hui je ne souhaitais pas
être moi-même
alors j’ai longtemps
marché derrière des
parapluies déployés
j’ai cherché un toit
une gouttière brisée
aujourd’hui j’ai été
un seau
d’eau de pluie.

traduction : Marilyne Bertoncini

Parle-moi de la formation artistique et intellectuelle qui t'a amenée à cette démarche – peu d'artistes s'intéressent à la voix de façon aussi prégnante et « matérielle » . Peux-tu me dire quels événements, souvenirs, voix... sont à l'origine de ta fascination ?
J'ai toujours donné beaucoup d'importance à la voix parce que je trouve que le son de chacune est absolument unique, inimitable. La voix, c'est aussi le souffle, l'âme. Chaque fois que s'éteint une voix, il me semble qu'on perd un univers. Quand je me suis installée à Londres, j'ai cherché des cours d’ Art Sonore,  parce que j'avais en tête de conserver des voix et des sons. J'ai commencé une collection, je suis devenue  collecteuse de voix. En Italie,  j'avais écrit un bref récit, pour le projet « Red Valentina » intitulé « Le collectionneur de voix », qui parle d'un homme mystérieux auquel les gens confient leur voix comme s'il s'agissait de leur âme...
Peux-tu nous en dire plus sur ce projet « Red Valentina »?
Quand je vivais à Rome, j’écrivais des récits surréalistes dans la rue – je me promenais avec une machine à écrire Olivetti, assez spéciale, antique et rouge avec des touches parlantes. Parfois, j’écrivais dans des bars, et je m’amusais à créer une histoire en m’inspirant d’un consommateur ou un passant qui attirait mon attention, et dont je « volais » des bribes de phrases et de conversation. C’est ainsi qu’est née la rubrique « Red Valentina » dont chaque récit était publié sur Roma&Roma, un site auquel j’ai collaboré pendant des années avec des récits situés à Rome (« Les Histoires invisibles », Demi-sommeil etcoetera.

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C'est une activité très technique : quel matériel et formation requiert-elle ?
Les Portraits de voix sont le résultat de plusieurs passages. Je transforme d'abord les voix des poètes en spectrogrammes. Le « portrait d'une voix » est créé à partir de la trace sonore de quelques minutes avec laquelle j'ai élaboré un spectrogramme – c'est-à-dire, l'équivalent de l'empreinte digitale d'une voix : un graphique qui permet d’en visualiser les couleurs et la chaleur. Ensuite, je m'amuse à « immerger » les voix dans des filtres qui  en révèlent leurs nuances et la forme. Les couleurs sont le résultat d'un algorithme complexe qui étudie les tons et les nuances .Puis viennent les choix esthétiques et la réélaboration. Par exemple : chaque voix entre dans une sorte de chambre noire, dans laquelle j'immerge les sons. Chaque fois, le résultat est spectaculaire. Il ne s'agit pas vraiment d'une chambre noire, mais mon  émotion très semblable à celle qu'on éprouve quand les couleurs et les formes émergent du bain sur le papier. J'éprouve un grand bonheur à faire des portraits de voix. Comme si l'âme d'une personne se matérialisait sous mes yeux . J'ai l'intention de faire le portrait de tous les poètes du passé que j'aime, pour voir la forme et la couleur de leur voix.

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voix de Berthold Brecht (à écouter sur le site de Poetry Sound Library Map)

Pourrais-tu décrire en mots l'un des spectrogrammes que tu préfères ?
Dans la collection,  il y a la voix de T.S. Eliot, un poète que j'aime beaucoup. Le spectrogramme de sa voix, selon moi, est stupéfiant : la voix se transforme en un paysage mauve qui fascine parce qu'il est à la fois mystérieux et familier. Un lecteur de « La Terre vaine » ne peut que reconnaître « the violet hour »
At the violet hour, the evening hour that strives
Homeward, and brings the sailor home from sea,
The typist home at teatime, clears her breakfast, lights
Her stove, and lays out food in tins.
Se perdre dans la couleur mauve de la voix de T.S Eliot est une expérience unique que j'ai retranscrite visuellement.
Sur quel support sont transférés les spectrogrammes que tu exposes ? Et quel est le destin de ces portraits ?
A Londres, pour l'exposition, je les ai imprimés sur divers matériaux : papier, bois et plastique. A Salernes, les oeuvres ne sont pas encadrées et  sont beaucoup plus grandes (50x50cm) :  PVC forex s'est révélé le matériau idéal pour ce type de travail.
J'essaie de les montrer : c'est la deuxième exposition (Giovanna Iorio, Voice Portraits, spectograms, London, Sun 2 Dec - Sun 5 Jan) en Angleterre, en Italie, il y a en janvier l'exposition de Salerno. Et au printemps une nouvelle exposition en Angleterre intégrera des voix de poètes contemporains.

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voix de Pier Paolo Pasolini (à écouter sur le site )

Quels sont tes autres centres d'intérêt: tu nous a parlé de ton activité d’ « écrivain de rue », nous avons diffusé ton projet poétique et collectif de lettres à un arbres, nous publierons tes poésies...
J'aime les arbres, et au printemps, avec le retour des fleurs et des feuilles, je voudrais projeter les vidéos des installations collectives de « Love poems for a tree », à l'occasion du solstice de printemps. L'une des rimes récurrentes dans ma poésie est « voce/luce » - en présence de la voix, il y a souvent aussi la lumière...
 
 
 

                        1.

Ti guardo mentre ti spogli 
E il vuoto si riempie di foglie
Te ne stai silenzioso in mezzo alla luce
Osservi il mio stupore muto.

Je te regarde quand tu te dépouilles
Et le vide se remplit de feuilles
Tu te tiens en silence dans la lumière
Tu observes ma muette stupeur.

                        2.

Oggi curo i tuoi rami
Anche quello spezzato
Che ha dentro ancora la linfa.
Lo avvolgo in una benda
Come un arto malato
Ecco la tua mano, nell'aria, ferita.

Aujourd'hui je soigne tes branches
Même la cassée
Où coule encore la sève.
Je l'entoure d'un bandage
Comme un bras malade
Voici ta main, dans l'air, blessée.

 

 

                        3.

Oggi abbraccio un albero
E il sole  sulla  corteccia
Tra pochi istanti il nero
Scomparirà. La luce farà breccia.

 

Aujourd'hui, j'embrasse un arbre
Et le soleil sur l'écorce
Sous peu le noir
Disparaîtra. La lumière gagnera.

                        4.

Eri sveglio anche tu.
Ti ho sentito respirare.
Avevi la luna  tra i rami
Come una lanterna accesa
E nidi vuoti da cullare
Per tutta la notte.

Tu étais toi aussi réveillé.
Je t'ai entendu respirer.
Tu portais la lune entre tes branches
Comme une lanterne allumée
Et des nids vides à bercer
Pour toute la nuit.

                        5.

Sogniamolo insieme il mare.
Se vuoi salgo in cima al tuo ramo
Più alto. Si vede da lassù
In fondo brillare? E se ancora
Fosse lontano, scenderò
Proverò a darti la mano.
A camminare nella tua ombra.
Avanzare.

 

Nous rêvons ensemble de mer.
Si tu veux je monte au sommet de tes branches
tout en haut. De là-haut, est-ce qu'on voit
briller le fond ? Et si c'était encore
loin, je descendrai
J'essaierai de te serrer la main.
De marcher dans ton ombre.
D'avancer.

                       

                        6.

Somiglia alla meraviglia del cielo
Il tuo intreccio complicato
Di rami storti e nidi vuoti
Il silenzio è tornato
Si sente in alto solo un respiro
Il tuo pensiero alato.

On dirait la merveille du ciel
L'entrelacement complexe
De branches tortes et de nids vides
Le silence est revenu
On n'entend en haut qu'un souffle
Ta pensée ailée.

 

                    7.

Tra varchi di foglie secche
Si vede un cielo malato
E una nuvola bianca come la neve
S'appoggia già lieve
A un ramo piegato
L'inverno passa ogni giorno
A farti un saluto
Un vecchio amico.

A travers les brèches de feuilles sèches
On voit un ciel malade
Et un nuage blanc comme neige
S'appuie déjà doucement
A une branche pliée
L'hiver passe chaque jour
Te saluer comme
Un vieil ami.

    

                        8.

Voglio abitare una casa che ti somigli
Le stanze verticali le foglie
Il letto nel ramo più cavo
Una coperta che sussurri parole
Felici di giovani tigli

E voglio ospitare creature
Anche quelle randagie e raminghe
I rapaci e le fiere
Tenerle tutte con me per un poco
Giocare prima di andare a dormire
Osare qualche fiamma
Accendere perfino un piccolo fuoco
Che non bruci. Solo un fuoco che brilli.

Je veux habiter une maison qui te ressemble
Les pièces verticales le feuilles
Le lit dans la branche la plus creuse
Une couverture murmurant des mots
Heureux de jeunes tilleuls

Et  je veux abriter des créatures
Même errantes et perdues
Les rapaces les bêtes sauvages
Les garder un peu avec moi
Jouer avant de dormir
Oser quelque flamme
Allumer même un petit feu
Qui ne brûle pas. Qui brille seulement.

                        9.

Vorrei che mi raccontassi qualcosa
Provo a poggiare l'orecchio sul tronco
questo nodo che hai in gola
ti tiene legata la voce?

Tu che hai visto ogni alba e tramonto
Cosa ti ha lasciato la luce che muore?
Un suono? Un colore?
Posso trasformare la luce
in parole?

Ma sento ribollire la linfa.
Ridi, rispondi, t'adire?
Né l'uno né l'altro
Un ramo in diniego nel vento.
Nel tuo silenzio nascondi
i segreti più veri.

Je voudrais que tu me dises quelque chose
Je tente de poser l'oreille sur le tronc
Ce noeud que tu as dans la gorge
Te noue la voix ?

Toi qui as vu toutes les aubes et les couchants
Que t'as laissé la lumière qui meurt ?
Un son ? Une couleur ?
Je peux transformer la lumière
en parole ?

Mais je sens bouillonner la sève.
Tu ris, tu réponds, tu te fâches
Ni l'un ni l'autre
Une branche le nie dans le vent.
Dans ton silence tu caches
Les secrets les plus vrais.

                        10.

Guardo le tue venature
Le macchie porpora pronte a brillare
Quando il sole ti viene a sfiorare.
Non c'è dolore nelle foglie cadute
Solo una leggera rassegnazione
Che resta a fluttuare nell'aria
Per ore, o forse per tutta la vita.

Lasciano un segno lieve
sono sull'asfalto una forma
appena intuita.
Come la storia sulla nostra pelle
Che il tempo traccia a matita.

 

J'observe tes veines
Les taches pourpres prêtes à briller
Quand t'effleure le soleil.
Pas de douleur dans les feuilles tombées
Seule une légère résignation
Qui fluctue et reste dans l'air
Pendant des heures, ou peut-être toute la vie.

Elles laissent un signe léger.
Sur l’asphalte c’est une forme
qu’on devine à peine.
Comme l’histoire sur notre peau
tracée au crayon par le temps.

 

traduction ; Marilyne Bertoncini

Présentation de l’auteur




Corinne Le Lepvrier et Vincent Motard-Avargues, 3 vidéo-poèmes

3 vidéo-poèmes de Corinne Le Lepvrier alias Köré la jeune fille in collection « mon côté fleur bleue je me fais plaisir pour autant je n’irai pas jusqu’à chanter »,
avec des musiques de Vincent Motard-Avargues.
 

des coquillages je crois ; 2019

vous souriez ; juin 2019

à bras le corps ; juillet 2019




Florence Saint-Roch, L’Autre chemin, extraits

Poèmes écrits en regard des encres de Roselyne Sibille.

 

Pour les sombres lueurs, II, collection particulière.

 

Le chemin donne sa parole

Là-bas vois-tu je t’emmènerai

Les lointains confirment

L’arbre te laisse passer porte son ombre du bon côté

Comment ne pas y croire

 

Pays profond te fait signe

Toi aussi tu veux t’engager

 

 

 

Avant le silence, II, collection particulière.

 

D’un bord à l’autre tu interroges

Quel nom s’écrit tandis que je marche

Une échancrure s’est ouverte

Le silence a pris ses quartiers

Tu touches du doigt la paisible réponse

Tous les mots ont déjà parlé

 

Avant le silence, III, collection particulière.

 

Le chemin avance sous le couvert

Tes yeux se plissent

Tu cherches à deviner

L’épaisseur palpite

Rien à craindre à éluder

Aller jusqu’au bout de l’énoncé

 

 

Avant le silence I.

 

Ce pays comme parfois les heures

Sombres abattis élans brisés

 

Tu enjambes les troncs inclinés

Tu traverses tu tires un trait

 

Les oiseaux s’essayent

Leurs cris tournent un soleil

Le ciel approuve la relance

Je me reformule voudrais rencontrer

Cheminant, II, collection particulière.

 

La rivière dirait-on est l’événement

Chemin faisant elle invente ses rives

 Les aborde doucement

 

Matin ou après-midi qu’importe

Joncs et feuillages eux-mêmes ne savent pas

Le temps est là

Tu en ignores l’aval comme l’amont

Pourquoi toujours étreindre

En ciels fins se rêvent les collines au loin.

 

À peine devant je suis dedans

Collines endurantes épaisseurs des forêts

Tu te frottes à ce qui vient

 

Tu prends l’accent des montagnes

T’accordes aux herbes et aux broussailles

Chaque contour devient le tien

 

A PROPOS DES ENCRES

Roselyne SIBILLE

 

Durant l'été 2011, j'étais en résidence d'écriture en Corée du Sud. C'était la mousson. Il pleuvait tant et si fort qu'il m'était à peu près impossible d'aller marcher dans la vallée, contrairement au séjour que j'avais fait dans ce même lieu en automne 2009. Écrire toute la journée, impossible.

Un jour que j'étais allée au supermarché de la ville la plus proche (Wonju) pour acheter de la nourriture, je suis passée au rayon papeterie, regarder (parce que j'aime les merveilles papetières) et chercher – peut-être – un stylo. Mon attention a été attirée par des rouleaux de papier de riz très fin, celui dont se servent les enfants pour leurs exercices de calligraphie. J'en ai acheté un rouleau, et aussi de l'encre de Chine et des feutres calligraphiques. Puis, dans ma chambrette, devant la baie vitrée me protégeant de toute l'eau de la mousson, j'ai cherché comment utiliser ce matériau qui m'était inconnu. Un papier extrêmement fin, se déchirant très -trop- facilement dès qu'il est mouillé. Cette encre très noire, ces feutres avec leurs biseaux, feutres gris, beige, noir. Que faire de cela ?

J'ai expérimenté et commencé à créer ce que j’ai appelé des "poésies graphiques" : il s’agissait de formes abstraites -des taches- déchirées et recollées sur un papier de fond plus solide, blanc ou noir, assemblées pour créer un équilibre visuel. J'ai passé des heures dans le son de la pluie et ma chambre cocon, à chercher, poser de l'encre, déchirer, assembler et puis écrire dans les interstices quelques mots des poèmes brefs qui me venaient en tête dans cette ambiance asiatique. Comme les poèmes inscrits dans les peintures chinoises, japonaises, coréennes. Et différemment. Ces mots s’installaient dans l’équilibre des masses, ils roulaient comme les torrents à la sortie des rizières, ils créaient du sens en mouvement. Ils étaient nécessaires et j’avais grand plaisir à les inscrire à la place qu’ils demandaient. Ils faisaient partie de l’ensemble. Ces créations ont été exposées au Centre Culturel Toji avant la fin de ma résidence. Je les ai remportées en France, et rangées soigneusement dans un port-folio.

Occupée à répondre à mille sollicitations, je me mettais peu à créer d’autres encres. Ecrire me semblait plus simple que de me retrouver en chantier avec les papiers que j’avais rapportés. Quelques-unes sont nées à mon retour, pas beaucoup. Et surtout un triptyque format carte postale alors que celles que j’avais créé en Corée étaient de grands ou longs rectangles. Des années ont passé, mes encres entre elles, rangées à l’ombre.

Invitée au Salon du Livre d’artiste de Rives en septembre 2018, il m’a été demandé d’exposer sur les panneaux derrière mon emplacement. Que mettre qui ne soit pas un livre d’artiste ? Ce triptyque, encadré, y a tout à fait trouvé sa place. Ainsi il était remonté à la surface.

Encore quelques mois de gestation, et voilà qu’un soir de solitude et de janvier 2019, m’est venue l’envie de ressortir l’encre, les papiers de leurs rouleaux et de créer, simplement, pour moi-même.

J’ai déroulé une feuille et fait des taches puis une autre feuille et d’autres sortes de taches avec des instruments différents. J’ai commencé à déchirer, recoller, chercher ce qui venait grâce à ces petits fragments.

Ce qui est apparu, sur un papier de support de format 13,5 x 17,5 c’est un de mes paysages intérieurs. Juste des taches qui, s’assemblant, devenaient paysage. J’étais étonnée, ravie de ma création comme un enfant devant son château de sable.

Et, de soir en soir, je me suis donné rendez-vous avec mes papiers et mon encre. J’ai eu besoin de créer un plus grand nombre de « bases », de feuilles tachées. J’ai cherché comment obtenir de la variété : j’ai ramassé des petits bouts de bois filandreux lors de mes promenades en colline, j’ai utilisé des instruments improbables, constitué une sorte de « tachothèque », chaque sorte dans une pochette transparente, toutes gardées pour cet usage.

Ainsi cette création s’est mise à m’habiter : dénicher, mettre en réserve, apparier ce qui doit l’être : l’encre et le bois, les morceaux de papier et leurs enveloppes… et puis m’installer devant mon bureau et me lancer, sur ce petit format, dans des constructions visuelles de toutes petites taches se confrontant. Les paysages naissent, simplement de leur équilibre de noirs et de blancs, pendant que je me mets au service de l’image qui veut se hisser hors de la page. Je suis surprise et enchantée.

Les heures passent dans le silence, je me sens très proche d’un mystère. Je lui offre mes doigts qui s’imprègnent de colle et que je vais laver de temps en temps, ce qui me permet d’oublier le paysage naissant et de le retrouver avec une distance de quelques instants. Je vois alors autrement la direction de l’ensemble, ce qui manque, là où il faut un élan vigoureux, un espace, un fourmillement de minuscule, un autre angle…

Aujourd’hui, un an plus tard, j’ai créé quatre vingt encres, toutes différentes mais je constate qu’elles forment des séries, parfois des triptyques, parfois des diptyques, comme si mes paysages avaient besoin de s’associer en ambiances visuelles du même ordre. Je ne contrôle pas tellement. Je reste tranquille, juste avec l’envie d’être là, seule devant mon bureau, avec ce papier étonnant dont je découvre sans cesse des possibilités qui m’intéressent, avec ces taches qui ne ressemblent à rien individuellement mais qui peu à peu, extériorisent ce que je porte en moi.

D’où viennent ces paysages ? Vus, arpentés, admirés, en tous cas alchimisés. Je ne sais pas qu’ils sont en moi, je les vois apparaître et je sais alors à peu près où je les ai captés. Plus que des lieux géographiques, ce sont des ressentis de collines caillouteuses, sèches, calcaires, des montagnes enneigées aux arbres noirs, des flancs de montagnes au printemps quand la neige fondant dévoile des noirs dans le blanc ou le contraire, des lacs entourés de reliefs, des ambiances de Camargue, d’eau plate dans des rives esquissées, des côtes rocheuses, des îles et puis des arbres, des arbres, des arbres, des troncs, des feuillages, des frondaisons, des arbres touffus, des sous-bois clairs. Ainsi il y a déjà trois séries qui se nomment L’épais des forêts du nom de l’anthologie de poésie du même nom initiée par une amie poète.

Vient ce qui veut, ce qui se propose. Parfois un paysage très différent de celui de la veille. Chacun demande son moment pour exister. Je me sens humble, appliquée, soigneuse et je jubile aussi de ce qui apparaît, ces sortes de miniatures qui ne sont que tâches, fouillis qui s’ordonne, force de certaines abstractions, douceur d’autres, précises ou énergiques, les tâches simplement qui forment des plans, des entrées dans le paysage, des ouvertures.

Dans beaucoup des encres, il y a des espaces blancs, très blancs. Du vide, ce vide qui permet de respirer, de s’installer, de s’élargir, de se calmer, de s’inviter à être. Ils sont nécessaires à l’ensemble visuel assurément et ils disent aussi de moi ce que je ne peux presque plus dire en mots. Ils portent ma poésie en silence. Dans ces blancs, je pourrais écrire des poèmes comme je l’ai fait en Corée mais non : j’ai moins de mots dans ma tête, ma poésie se montre ainsi maintenant. Elle s’est transformée.

Les encres ne m’empêchent pas d’écrire. Rien n’est incompatible bien sûr : elles montrent délicatement et suivre leur mouvement me complète et me comble. Chacun peut-être pourrait trouver ou écrire dans ces vides ses propres mots de silence, de subtilité, ces mots si fins qu’ils ne peuvent être prononcés, ni même conçus peut-être.

Voilà où se passent les heures de pas mal de mes soirées, jusqu’à ce que piquent trop mes yeux, et que j’aie abouti à un équilibre satisfaisant me permettant d’aller dormir. Le lendemain, mon premier élan est de venir voir ma création de la veille. M’apparait alors avec évidence, le minuscule endroit à retoucher, la tache à prolonger, l’ajustement.

J’appose enfin au verso mon sceau à l’encre rouge (Simplement mon nom Roselyne Sibille, en alphabet coréen). Ce nouveau Paysage intérieur va rejoindre une enveloppe sur laquelle est inscrit le nom de la série. Ou bien elle nécessite une enveloppe supplémentaire parce qu’une nouvelle série se dessine.

Mes mots muets se concentrent dans les titres de ces séries. Ainsi existent déjà (outre L’épais des forêts) :

 

En ciels fins se rêvent les collines au loin
Pour les sombres lueurs
Dans le silence des pierres blanches
Frôle un souffle d’étoiles 
Au milieu des vagues
Des chants pour les trois montagnes
La terre lèche l’eau, ses risées, ses échos
Loin là 
Cheminant
Aux libellules bleues
Voyage dans le monde des rivières
A l’écoute
Et les oiseaux jouent dans le vent
Au-delà des monts visibles

 

Certaines des encres créées en Corée et le premier petit triptyque ont été exposés dans la magnifique salle patrimoniale de la Bibliothèque d’agglomération de Saint-Omer, dans le Pas de Calais, où j’étais invitée en résidence pour le Printemps des Poètes en mars 2019. D’autres expositions sont à venir. J’en suis la première étonnée ! Ma poésie a changé de forme, elle laisse plus de place à mon silence, au souffle du vide médiancomme disent les taoïstes.

 

Roselyne

31 janvier 2020

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Magda Igyarto, Elle attend et autres poèmes

Elle attend

 

Elle attend                                                                                               
le front brûlant à la fenêtre 
le froid  glacé apaise la fièvre

 Hurler
comme la bête qui sent venir la mort
pleurer
comme l’enfant apeuré que l’amour seul peut apaiser 

 Insondable  fragilité                                                               
lorsque les heures comptent double     
chaque jour jeté sur elle l’ensevelit                     
le ciel noyé dans ses larmes 

 Dans la prison de la souffrance                                                      
elle choisit la lutte         
celle de David contre Goliath 
celle du pot de terre contre le pot  de fer

 Son arme                                                                                       
une écriture qui blessera comme les épines 
une écriture brûlante  qui dénoncera 
qui accusera qui réveillera les consciences 

 Les mots  accumulés en lignes  droites                       
serrées les unes contre les autres                                       
seront leurs barbelés                       
les barreaux de leur prison 

Au bord de son temps compté                                                                
au-dessus du vide de sa jeunesse   
sa mort la privera du sourire 
d’avoir  gagné son combat

 

Magda Igyarto, « Des graines germeront sur leurs pas », éd.le petit Véhicule, 2017

 

 

 

A Rosa Parks

                                          

Vie-mémoire  d’un passé-misère                                         
d’un passé-poussière                   
Des ruisseaux de larmes déferlent 
sur les dos voûtés de honte                                           
ravivent la mémoire-ancêtre 
d’un exil sombre 

Sa vie  éclat d’une mémoire                                
blessure dans son âme                     
creuse sa chair brûlant sa peau d’ébène     
Son regard fier transfigure la nuit en aurore 
défie des siècles injustes où les lanières                                             
des fouets pliaient la volonté des siens

 Du refus d’obéir sourd  une eau douce                             
sur les braises incandescentes                       
Son refus enflamme déjà demain 
fissure en tessons de lumière  l’enfer et la haine 
chante la dignité retrouvée des siens debout   

 

Dans  les sentiers  de cendre elle dresse                                           
sa force tranquille face au pouvoir indigne                       
soulève une brise légère bientôt houle tempête 
ouvrant toutes grandes les portes  de l’espoir     

 

 Magda Igyarto, inédit 2018

 

 

 

Un chant se lève 

Un chant se lève en elle
son corps en pur espace
d’une résonance translucide

 Son corps s’ouvre à une vibration                                                                        
 qui la traverse

 Un chant de louve solitaire
aujourd’hui apprivoisé
qui vibre tourbillonne
dans toutes ses cellules 

Un chant qui la bouleverse
s’élève comme un solei
dans une aube d’une transparence 
infinie absolue

Elle se présente au monde

Pleinement présente dans sa conscience
tous les sens aiguisés 
par ce chant qui monte en elle 
l’inonde tout entière

 la relie à sa dimension de femme
à hauteur de son cœur

lumineuse sous ses paupières

nouvelle
vivifiée
transfigurée par ce chant 
aux vibrations inconnues

Le chant de son corps de femme

 

Elle porte l’enfant de leur amour 

                               

Magda Igyarto, « Amour de sel et de sang », inédit, 2018

 

 

 

 

 

Je  t’attendais      

                                                                                                             à Iléana

Je t’attendais comme l’assoiffé espère le verre d’eau
sous un soleil torride
comme l’affamé dévore des yeux la main
qui lui tend le pain

Je t’attendais comme l’égaré  attend le jour
pour retrouver son chemin
comme l’esseulé le cœur en loques et en misère se surprend à rire 
quand un rayon d’amour lui ouvre les paupières

Je t’attendais comme le paysan scrute l’horizon brûlant
quand son blé doit mûrir et que la pluie
tarde à abreuver son champ

Je t’attendais le long des routes des mois d’ombre
quand  l’espoir tarde à pousser le portail
de la joie le long des journées en ronde solitaire
où le temps accrochait en berne la lumière

Je t’attendais sans reconnaître l’attente
comment peut-on projeter l’arrivée
d’un nouvel être passante des heures à vivre
dans ce que la vie m’offrait comme plat du jour

Ta naissance a repoussé au dehors de la mémoire
les fenêtres fermées les stores baissés les lanternes éteintes
Tu as rallumé  un à un les réverbères des rues désertées
par l’espoir pour les illuminer de tes babils
de tes sourires de ta force de vie

Toute ma ville intérieure s’en trouve 
étrangement rafraîchie par une brise 
qui chante en plein mois de mai l’arrivée du printemps
Tu me surprends à rire un peu folle enivrée
par cette joie immense du cadeau de la vie 
qui pousse dans mon jardin tout à coup si tendre
si plein de cette belle lumière magique qu’apporte toute naissance

 

Magda Igyarto, Sens à vif, éd. La Bartavelle, 2013

 

 

 

 

Transformation alchimique

 

Impossible d’exprimer en mots tant de maux

Où l’esprit égaré allait à vau l’eau

L’habituel a sombré brutalement

De ce naufrage naît un jour nouveau

 Une nouvelle avidité de vivre s’engouffre 

Dans le cœur dans les os

Une perception de tout le vivant 

Dans son essence

Un frémissement d’une joie subtile

La vibration profonde de la vie

 

Le moindre souffle de vent

La moindre pluie

Le moindre rayon de soleil

Bouleversent mon âme

Qui s’émerveille encore et encore

Comme si elle découvrait le connu et l’inconnu

D’un regard neuf d’un regard d’enfant

Eblouissement permanent

Qui palpite autour de moi et en moi

Rosée de l’amour qui nourrit chaque jour

  

Le tourbillon de la vie extérieure

Avec ses élans ses espoirs ses misères

M’atteignent sans me submerger

 

D’avoir perdu la chair de ma chair

D’avoir souffert de ne rien pouvoir faire

Pour aider ceux qui me sont chers

A mis de la distance une réelle distance

Avec l’absurdité du monde

Ses folies ses apparences

Sa vanité ses incohérences

 

 

Après la souffrance l’apaisement

Non une résignation douloureuse

Mais la foi sereine en l’existence d’une vie après la vie

 

La certitude que l’amour ne périt jamais

Que les êtres aimés continuent à vivre 

En nous avec nous au - delà de la mort

 

Que la meilleure manière d’apprivoiser la mort

Est d’en faire une amie

 Et surtout

Que la meilleure façon d’apprivoiser la mort

Est de vivre tout tout de la vie

De la boire jusqu’à la lie

Comme un merveilleux présent

Qui se répète chaque jour

 

                                    Magda Igyarto, Abrasement et Transparence, éd. Baudelaire, 2011

 

 

Les fusains sont extraits du recueil Cris de Femmes paru en 2014.




Ile Eniger, Solaire, extraits

 

Orage sec, on entend l'été armer ses fusils. Les cuivres du soleil martèlent les heures jusqu'au blanc des façades. C'est encore le temps des cerises dans les mémoires printanières que déjà, gorge dure tendue, la terre craquelle sous la charge de juillet. Un plomb incandescent dessèche ses crevasses. Chaque tonnerre sans eau plisse davantage les sols. Haletantes, des bouches de soif vident les sources. Les portes des granges sont ouvertes, les bêtes en alpages, les mouches abandonnées dans l'air poussiéreux. Aux remblais faméliques, s'affaisse le jaune étique des herbes altérées. Les cigales psalmodient au brasier de midi et dans le mûr des blés quelques coquelicots exaltent la récolte. Ici, ailleurs, partout, la vie respire à petits coups, pendue au clou brûlant de la forge estivale.

 

∗∗∗

 

Un jour je suis entrée dans la maison de ton nom, c'était l'exact de ce que j'attendais. J'y suis restée et plus jamais je n'ai eu froid et plus jamais je n'ai eu peur. Qu'on ne me parle pas de cage, il s'agit là de la plus haute, de la plus absolue des libertés.

∗∗∗

 

Des traces de mots sur la neige de papier. Un chant d'alouette dans la gorge. Des miettes de paix sur le fracas des hommes. L'eau, le sel, le pain. Et même si le fer-blanc du jour fait muraille, même si la terre crevasse, même si les mains rident comme arbres d'hiver, nous sommes ceux qui ont marché pour ceux qui marcheront. Nous sommes le chemin qui porte. L'avant, l'après, pendant, autour, tout, rien, jamais, toujours. Irrationnels, réels, nous sommes le chaos, l'incertitude, et surtout l'immortel espoir. Enfants et frères du vivant toutes formes confondues, nous sommes l'appel et la présence. Et quand la houe du vivre laboure nos passages pour je ne sais quelle moisson, encore nous sommes le possible amour.

∗∗∗

 

Terre de septembre, ma Mère, comme toi je suis des derniers fruits et des guerets sanguins. Comme toi, je protège la parole donnée et la graine à venir. Au soir de lune orange sur le portant de vignes, au portail de l'ultime saison, je sais les mots de feu et les pas qui inventent la route. Des sols charnus jusques aux cimes, j'accueille tes éléments, ta généreuse constance. Dans la coupe des mains, je bois à ton exactitude. Des crinières d'arbres aux persévérances d'herbes, je chevauche tes traces avec les plumes d'ange et les abeilles en miel. Je ne cèderai rien aux dormances d'hiver, je les traverserai, riche de tes promesses. Et c'est debout, en lumière montante, que je l'écris à l'encre rouge au mordant d'un ciel qui s'embrase : solaire, je suis légitime d'aimance.

 

Extraits de Solaire – Éditions Chemins de Plume

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