Patricia Cottron-Daubigné, Mélissa Fries, Femme broussaille, la très vivante

Deux univers cohabitent dans ce livre, celui des dessins de Mélissa Fries, et celui des poèmes de Patricia Cottron-Daubigné. La poète écrit à partir des oeuvres de l’artiste, pour dire l’enfermement, les gangues qui se défont.

Ce sont des dessins-collages qui “délivrent le savoir des nuits pierreuses”. Ainsi ces femmes à tête de chouette ou de hibou, aux grands yeux jaunes, enveloppées dans des vêtements amples, sombres et épais, semblent enfermées dans un carcan. Leur nature primitive, sauvage, veille, pourtant, et ne demande qu’à être révélée. Elles sont, au fond d’elles-mêmes, de “buissonnantes sorcières”, au fond d’elles-mêmes, des processus mystérieux se trament, dans un amalgame de noeuds et d’entrailles enchevêtrées. Tout cela macère, fermente.

La femme dont il est question dans ce recueil doit trouver “l’audace de défaire les gangues”, révéler sa vraie nature féminine, l’exposer à la clarté de la lune. Nous sommes en présence de la femme empêchée, entravée par le poids du passé, celui des traditions, du vécu personnel, du rôle que lui assigne la société. Cette femme empêchée réprime ses instincts vitaux. Pourtant, elle est une cathédrale qui s’ignore, et qui ne demande qu’à être révélée. Osera-t-elle dévoiler ses joyaux, ses vitraux de lumière ?

Patricia Cottron-Daubigné, Mélissa Fries, Femme broussaille, la très vivante, Les Lieux Dits éditions, 2020

Les poèmes de Patricia Cottron-Daubigné éclairent les oeuvres de Mélissa Fries.

 

Je viens du temps des retables

du temps des gargouilles grimaçantes

des broussailles et des griffes goulues

qui caressent jusqu’au sang

je parle à la lune de

nos ventres gourmands

nous

mères et filles

génitrices d’oiseaux

aux grands yeux

d’autre nom sorcières

femmes.

 

Le monde décrit par Patricia Cottron-Daubigné est un amalgame de bêtes, de chair, de sang. La femme au cri silencieux réprime le trop-plein en elle et dit : “les cieux ont coupé / ma tête”. Ce qui est entravé, empêché, c’est l’accès au plaisir. Alors, pour se réveiller à sa véritable nature, elle danse des danses nocturnes “avec des grenouilles dans les mains / avec des lézards dans la bouche / et parfois un sexe d’homme découpé”.

Il s’agit pour elle de retrouver une certaine légèreté, “l’écume des rires”, de “jouer dans le matin des écureuils / femmes plus vastes gorgées de ciel”, malgré les clous, les flèches, le poids d’une société patriarcale. Il s’agit de retrouver la douceur, la beauté du jour, les sourires, la sensualité, le plaisir, les caresses.

 

Je pose sur nos fesses

sur nos ventres d’amour

des entrelacs d’offrandes

perles et fruits sucrés

fauvettes diamantines

et baies sauvages

je prépare la cérémonie

la venue de la parole

celle des reines que nous advenons

l’une et l’autres toutes

 

Cette redécouverte du plaisir sensuel passe par d’autres femmes. Des textes plus courts dévoilent l’exploration du désir, les dentelles noires, le froufrou, l’ivresse des amours saphiques.

Pourtant, le chemin de l’éveil est long : “il faut défaire les clôtures / laisser les conquêtes / connaître les nuits / et s’avancer”. Il faut enlever les couches épaisses et accumulées, une à une. Pour, enfin, accéder à “l’enfance du monde / un nom de lumière / femme / sous sa robe / d’horizon”.

 




Lucien Suel, La justification de l’abbé Lemire

 À la croisée du poème, du récit et de l'essai, cet ouvrage réédité en février 2020 signe 42 épisodes d'un portrait entre éloge et militantisme, tableau historique et lyrisme du dithyrambe, véritable panégyrique d'une figure de l'engagement, un tel livre se fait trait d'union entre le paysage du texte reproduisant les allées en deux rangées d'un « jardin ouvrier » dans sa disposition de tercets en colonnes et l'évocation de la vie, de la pensée mêlées de celui qui fut l'inventeur de ce jardin égalitaire devenu emblématique de son combat social, Jules Auguste Lemire. Ce défenseur d'une doctrine qu'il nommait le terrianisme définissait comme devoir du gouvernement d'assurer la possession à toute famille d'un lopin de terre cultivable.

C’est ce vœu fondateur, celui d’une lutte à la fois politique et religieuse en appel à la solidarité, que Lucien Suel, dans le propos ramassé de ses strophes, déploie comme le leitmotiv ou la grande œuvre de l’abbé : « subordonner tout geste / au triomphe d’un parti / ce serait faire passer // la politique qui coupe / devant la religion qui / unit voici le discours // de l’abbé Lemire voilà / ce que je veux pour un / ouvrier que son jardin // et sa maison familiale / ce bien qu’il a acquis / par son travail soient // insaisissables exempts / d’impôt et de frais… ».

Dès lors ce prêtre n’est pas le simple gardien de l’Église, il en est le cœur battant et impliqué dans une fraternité tant laïque que spirituelle, lancé dans l’instigation collective pour laquelle son regard plus généreux et plus vaste se heurte aux œillères obtuses du parti conservateur de son époque, mais les concitoyens ne sont pas dupes qui chantent la valeur morale du prêtre-député :

Lucien Suel, La justification de l'abbé Lemire, aux éditions Faï fioc, 64 pages, 11 euros.

« votez pour celui d’ici / pour votre abbé député / qui se bat chaque jour // se bat pour la liberté / toujours votre recours / à Paris avec bon cœur // il se dévoue pour vous / pour vous travailleurs / à votre bonheur debout » L’hymne au bienfaiteur d’humanité retentit parmi ses électeurs !

Au-delà de la reconnaissance de ses pairs, c’est la justesse de sa démarche qui se révèle dans la bataille des propositions de lois n’ignorant pas les nécessiteux mais contribuant au contraire à prolonger le combat hugolien de « détruire la misère » : « abbé Lemire tu croyais / qu’il fallait faire la / guerre à la misère oui // fallait la pourchasser / tout partout combattre / la dégradation humaine // tu as été le premier à / t’attaquer au taudis à / protéger les biens des // familles ouvrières que / tu veux insaisissables ».

La réinvention de ces nouveaux paysages, alliages de la nature et de la culture pour un meilleur partage des richesses, la répartition des mots sur la page de Lucien Suel, dans son éventail de cut-up aux procédés formels, élabore à travers caractères gras et disposition en vers, condensés à l’essentiel, un dessin poétique mêlant les signes de l’écriture aux contours de la peinture pour tracer l’utopie concrète des jardins ouvriers : « maisons jardins maisons / maisons fabrique maison / jardins jardins maisons // jardins jardin jardins / jardins terril jardins / jardins jardin jardins // du rouge vert du rouge / du rouge noir du rouge / jaune vert jaune rouge // vert vert vert vert / du vert gris noir vert / du vert vert vert vert // haricots persil fraise / radis poussière navets / courgette et cornichon // carottes poireaux pois / de sucre crassier maïs / salade laitue chicorée ».

            L’invitation à la botanique avec ses saveurs et ses couleurs se fait le sel d’un tel combat, si primordial, ainsi la beauté du jardin ouvrier dans les allées en deux tercets donne à éprouver au lecteur ce goût de bonheur arraché aux injustices reproduites à travers les siècles, conquête chatoyante des pigments solaires dont se pare l’action collectivement réappropriée de ce paysage singulier d’un bien indéracinable, encore plus qu’une bonne action de charité, une mise en acte pensée pour le salut de tous, dont la quête obstinée du prêtre-député livre toutes ses lettres de noblesse à une politique digne de ce nom et qui peut se prévaloir, selon ce titre significatif, d’être « la justification de l’abbé Lémire », formidablement retraduite par la recherche stylistique et érudite de l’écriture virtuose de Lucien Suel.

 

Présentation de l’auteur

Lucien Suel

Lucien Suel est un poète et écrivain français né en 1948 à Guarbecque dans les Flandres artésiennes. Il se définit comme un poète ordinaire.
Il a édité, après Bernard Froidefond, son fondateur en 1971, plusieurs numéros de la revue The Starscrewer consacrée à la poésie de la beat generation et ensuite, Moue de Veau, magazine dada punk. Il anime les éditions Station Underground d'Émerveillement Littéraire et un blog littéraire Silo.
Il pratique les performances poétiques et la poésie sonore (notamment avec le groupe de rock Potchük et au sein de Cheval23, duo musique, poésie).

Poèmes choisis

Autres lectures

Lucien Suel, La justification de l’abbé Lemire

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Marie-Claire Bancquart, De l’improbable précédé de MO®T

Un livre ultime, rendu possible par la fidélité de son entourage à son œuvre. Marie-Claire Bancquart nous livre une belle méditation poétique sur le « somptueux mystère de la mort » et sur son « afflux d’interrogations ». Textes écrits dans « l’enclos de la maladie », dans la « violente solitude » et dans l’expérience d’une souffrance qui fut pour elle fondatrice. « Et toi douleur/tu t’obstines/dans les côtes, les poignets/qui seront inertes après notre mort ».

 

Marie-Claire Bancquart est décédée en février 2019 à l’âge de 87 ans. De l’improbable réunit des textes inédits de l’auteure, pour la plupart écrits dans la période de rémission partielle de sa maladie et recueillis par le musicien Alain Bancquart, le compagnon de toute sa vie. Marie-Claire Bancquart, qui a connu la maladie dès son plus jeune âge, a néanmoins pu mener une vie de professeur de littérature française  et entamer une vie d’écrivain en commençant par le roman puis en le poursuivant par la poésie. Son œuvre est entrée dans la collection Poésie-Gallimard sous la forme d’une anthologie intitulée Terre énergumène.

 

Claire Bancquart, De l’improbable précédé de MO(R)T, Arfuyen, 98 pages, 12 euros.

Dans ses derniers textes, publiés aujourd’hui, elle nous dit : « Oui, belle la vie ». Et s’empresse d’ajouter que cette vie « exige d’être calcinée, bercée, tournée vers la plus petite des herbes, comme vers une existence immense, embellie ». Ah ! Les herbes dont elle vante la « musique imperceptible ». Elles parcourent son livre. Marie-Claire Bancquart se penche vers elles comme si elle y trouvait un ultime secours. A moins qu’à travers les herbes elle ne nous parle, d’abord, de notre fragilité foncière. « D’ossature en ossements, se creuse toute une vie, jusqu’à l’herbe qu’on partage avec l’oiseau mort ». Ailleurs elle s’interroge : « Pourquoi est-ce que je vous aime/particulièrement/racines et mauvaises herbes »… Sans doute, comme l’a dit le poète Richard Rognet, « l’herbe a la grâce du temps qui passe avec/l’innocence du silence ou la patience/de l’espoir » (Poésie-Gallimard)

Marie-Claire Bancquart ne nous parle pas d’un au-delà de la mort. Elle attend sa réunion avec la terre « dans l’indistinction » pour se reconnaître « comme éléments du presque rien/désormais complices ». Quant à Dieu, « cet inconnu », il « pourrait être l’arbre du jardin/ou tel nuage/traversé d’oiseaux ». Elle en donne une autre définition qui ne manque pas de force. « N’est-il pas le nom le plus connu, le plus probable, donné à nos désirs ? »

Présentation de l’auteur

Marie-Claire Bancquart

1932-2019. Professeur émérite à la Sorbonne, auteur de nombreux essais critiques, plusieurs fois primée pour cette activité, romancière,  et poète. Une trentaine de recueils de poèmes publiés entre 1967 (Mais) et 2017 (Figures de la terre)  parmi lesquels :  Avec la mort, quartier d’orange entre les dents, Obsidiane, 2007 ; Terre Énergumène, Le Castor Astral, 2009 ; Explorer l’incertain, L’Amourier,2010. Une anthologie: Rituel d'emportement, le Temps qu’il fait/Obsidiane, 2002... et l'anthologie qui lui est consacrée dans la collection Poésie/Gallimard, en 2019 : Terre énergumène et autres poèmes (préface d'Aude Préta-de Beaufort).
Sur sa poésie , un essai de Pierre Brunel et Aude Préta-de Beaufort,  A la voix de Marie-Claire Bancquart Le Cherche-midi, 1996)un livre de Peter Broome, In the Flesh of the Text, The Poetry of Marie-Claire Bancquart, Rodopi,2008 ; un colloque à Cerisy-la-Salle, 3- 10 septembre 2011, Marie-Claire Bancquart, dans le feuillage de la terre,  sous la direction de Béatrice Bonhomme, Jacques Moulin et Aude Préta-de Beaufort, publié en 2012 (Berne,  Peter Lang),  

Autres lectures

Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène

Dans ce livre qui est la réunion de plusieurs recueils, les âmes vagabondes nous attirent, leurs corps viennent se réchauffer contre le cœur des oiseaux. Au milieu des visages, des arbres, de la [...]




Estelle Fenzy, Coda (Ostinato)

Le titre dit assez la composition musicale de cet ensemble de 45 courts poèmes, où tout est reprise, mouvement entre deux mots qui ouvrent et ferment chaque fragment : « fin » et « monde », répétés obstinément, rythmiquement.

Entre le premier poème, sorte de mise en abyme du recueil qui paradoxalement s’amorce avec l’adverbe « finalement » et se clôt sur l’adjectif « initiale », et le dernier de la suite, s’ouvre l’espace d’un « voyage », d’une aventure à vivre ensemble, « chair contre chair » dans la chaleur du « nous ».

Finalement
ouvrir les portes

 Il fait noir dedans

 Ouvrir les portes
vêtus de lumière

 initiale du monde. 

/…/

Si
la fin du monde 

Nous ramperons

secrets

Que la mort
nous prenne

pour d’autres.

 

 

Estelle Fenzy, Coda (Ostinato), Les lieux-dits, Cahiers du Loup bleu, dessin de Haleh Zahedi, 2e trimestre 2020, 7 euros.

Le pronom « nous » renvoie à l’auteure et à son jeune fils Raphaël, à qui elle dédie cette suite, mais aussi à nous, lecteurs, qui cheminons de concert au rythme d’un ostinato têtu, résolument volontaire. Il s’agit « d’ouvrir des pistes / même imparfaites », de « faire fi », de « tenir tête » aux obstacles divers, « brisures / accrochées dans la tête », morsures et autres plaies pour se donner vif et entier au monde « polychrome », à sa « sève capiteuse » avec cette certitude chevillée au corps : « on est tous / uniques au monde ». On la connaît « la grande étreinte du monde », on sait qu’elle viendra mais on peut décider chaque jour de « jouer la partie / de rafler la mise // au réveil du monde. »

 

Puisque la fin

nous rassembler
dans le chaud du ventre

perdus dispersés

 de par le monde.

 

L’écriture elliptique d’Estelle Fenzy, très épurée, simple dans sa forme, s’appuie sur un jeu de verbes à l’infinitif qui sont autant de tremplins, de relances au propos. Signalons pour l’accord tendu la qualité de la publication : format, papier, mise en page qui laisse respirer le texte, qui nous laisse l’habiter à notre rythme, entre silences et « impulsions vivantes ».

Cette suite poétique, dense et modulée, qui tient du carnet de vie, du vade-mecum se veut expérience de sagesse tout autant que détermination, protection, conjuration « Si/ la fin du monde ». À méditer, vivre et partager à tout âge.

 

Présentation de l’auteur

Estelle Fenzy

 Estelle Fenzy est née en 1969. Après avoir vécu près de Lille puis à Brest, elle habite Arles où elle enseigne. Elle écrit depuis 2013, des poèmes et des textes courts.

Publications en revues : Europe, Secousse, Remue.net, Ce qui Reste, Écrits du Nord (éditions Henry), Microbe, Les Carnets d’Eucharis, Terre à Ciel, Recours au Poème, Décharge, Possibles, FPM, Revu, Teste.

Publications

  • CHUT (le monstre dort) aux éditions La Part Commune (2015)
  • SANS aux éditions La Porte (2015)
  • ROUGE VIVE aux éditions Al Manar (2016)
  • JUSTE APRÈS aux éditions La Porte (2016)
  • L’ENTAILLE et LA COUTURE aux éditions Henry (2016)
  • PAPILLON aux éditions Le Petit Flou (2017)
  • MÈRE aux éditions La Boucherie Littéraire (2017)
© photo Isabelle Poinloup

Anthologies

  • SAXIFRAGE, dans Terre à Ciel, initiée par Sabine Huynh
  • MARLÈNE TISSOT & CO, éditions mgv2>publishing
  • DEHORS, éditions Janus (juin 2016)
  • LESSIVES ÉTENDUES, dans Terre à Ciel, initiée par Roselyne Sibille

Livre d’artiste

  • PETITE MANHATTAN, dans Le Monde des Villes, Brest 2, avec André Jolivet, éditions Voltije

Revue d’artiste

  • CONNIVENCES 6, éditions de La Margeride, avec aussi des poèmes d’Alain Freixe, des photographies de Rémy Fenzy et des peintures de Robert Lobet

Autres lectures

 

Feuilletons : Ecritures Féminines (1)

  Y a-t-un genre à l'écriture du poème ? Question sans doute aussi vaine que les polémiques passées autour du sexe des anges ! Il y a évidemment des thèmes, des points de vue qui ne peuvent [...]

Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube

J’aime les premiers émois de l’aurore : les trèfles se tournent vers la lumière, les feuilles déploient un subtil verso ombré, les pétales des pâquerettes s’entrouvrent avec discrétion,  le rossignol lance une première trille glorieuse. L’aurore appartient [...]

Estelle Fenzy, La minute bleue de l’aube

Pensées, aphorismes, fragments, poèmes courts : il y a de tout cela dans la poésie d’Estelle Fenzy. Elle a l’art de capter à l’aube des instants minuscules pour en tirer des leçons de vie. [...]

Estelle Fenzy, Gueule noire

Gueule noire nous tient sous le charme du conte. On connaît l’attirance et la proximité de l’écriture d’Estelle Fenzy pour ce genre si proche où la poésie éclate dans le fantastique et s’en nourrit. [...]

Estelle Fenzy, Coda (Ostinato)

Le titre dit assez la composition musicale de cet ensemble de 45 courts poèmes, où tout est reprise, mouvement entre deux mots qui ouvrent et ferment chaque fragment : « fin » et « monde », répétés obstinément, rythmiquement. [...]

Estelle Fenzy, Le Chant de la femme source

Il manquait une hirondelle pour écrire notre histoire   C'était ça donc ! Grisé j'étais, sur le dos de l'hirondelle depuis le début de ma lecture ! J'avais bien senti le vent [...]

Estelle Fenzy, Boîtes noires

Les lecteurs d’Estelle Fenzy, qui ont l’habitude d’être surpris, le sont dès les premiers mots du recueil et plus qu’avant : « Mesdames et messieurs, attachez vos ceintures » ! S’agit-il d’un véritable vol ou [...]

Estelle Fenzy, Une saison fragile

Quel beau titre ! Inspiré, inspirant et suggérant d’emblée le sens de la nuance, de la vulnérabilité, de tout ce qui risque de défaillir. Avant même d’ouvrir le recueil, on sent une délicatesse à la japonaise à [...]




Brigitte Mugel, Le soleil pour unique chapeau et Blancs

Comment dire sans mémoire, comment écrire le ressenti du naissant, du bébé, avec les mots appris plus tard ?

C’est la gageure du premier recueil de Brigitte Mugel, Le soleil pour unique chapeau. Il faut inventer, elle invente, elle, la fille déjà, avec des mots trouvés dans la besace à mots que son frère, ses deux sœurs, sa mère et son père transportent dans leur quotidien. Elle emprunte ces lettres apprises qu’elle assemble joliment pour dire que les chats rient avec elle. En pleurant aussi, sous leurs masques. Cette phrase est majeure pour servir d’éclairage à ce récit d’enfance : c’est Bonjour tristesse revisité en creux, ce livre d’une autre, si lointaine, si proche. Que se passe-t-il, quelle passion se dessine sous les draps qui sentent bon les draps propres ? Le quotidien va et tous s’y retrouveront. Presque tous. Car l’enfance de la fillette se déroule « normalement », avec ce qu’il faut d’amour pour que les lendemains puissent coiffer le soleil pour chapeau. L’effrayante force de cette prose est de nous transporter sans élan dans ce que la vie recèle au fond : simplicité, banalité des rites quotidiens…

Brigitte Mugel, Le soleil pour unique chapeau, PhB, Paris, 2018, 81 pages, 10 euros

 

Mais l’imaginaire est là, qui s’immisce et projette entre gestes mesurés la muséographie exaltante de tous les possibles ; tous ces possibles que l’on n’ose même pas nommer, qu’on ne sait pas nommer, qui sont des rêves plus forts que la meule de la vie qui ne sait que hoqueter ses heures ; la fillette gratte la première croûte qui s’est formée sur un genoux après une chute, comme pour son frère et ses sœur avant elle, pareil ! C’est une maladie, quelque chose de puissant, l’irruption du désir. Alors on gratte la croûte pour sentir ce vertige qui vous sort de l’ordinaire, on entretient la croûte qui devient la maladie de l’inconnu ; et lorsqu’elle tombe, la nouvelle peau délicate teintée de rose appelle une nouvelle vie. Est-ce bien cela ? Tant d’existences nouvelles dans âme et corps grâce aux croûtes de la vie ; et si cela était vrai ?

Le vide, dans sa poitrine, ouvre ses déserts. Ces derniers mots de l’ouvrage signent cette attente que l’enfant nomme vide, il se résout dans ses déserts, les siens propres que personne ne lui a fabriqués. Il est essentiel alors d’ouvrir Blancs et de voir de quels déserts il s’agit : serait-ce ceux d’Isabelle Eberhardt qui affronta le grand Sahara ? ou ceux de la métamorphose, ceux de la nudité parée des solitudes immenses. Quels manteaux de sable pour vêtir le corps transformé, quels oueds taris pour étancher la soif ?

Brigitte Mugel laisse la lumière décider seule de son ombre. Point n’est besoin pour cela de s’enfuir, le sentiment géographique n’a pas cours. Le soleil en chapeau frappe aussi bien là qu’ailleurs ! Elle se souvient, adulte, du questionnement implacable de la plage de sable immense cerveau nu/ou j’écris inlassablement mon nom/et où inlassablement la vague l’efface. Elle construit un trou virtuel sur cette plage Cerdagne, tel est le but, tel est le moyen, bientôt les choses se nomment. En baie de Rance cela va de même et à Paris elle creuse aussi. La trace de l’homme dans le sable de ses rêves à demi accomplis est trace douce : tes mains lourdes ont tracé leurs pas/dans mes blancs dans mes fissures fraîches.

 

C’est tout blanc, blanc. Il faudrait que sous la main caressante l’enfant d’hier chante mais ça n’est plus possible. L’innocence est aussi une maladie que l’hôpital peine à soigner. Les oiseaux peut-être encouragent l’innocence, on connaît des exemples fameux. C’est bien cela, « il n’y a nulle part où aller qu’en dedans », découvre-t-elle dans Doris Lessing ; la construction se fait au centre de soi. Et pour cela nul besoin d’aller dans le grand Sahara, les Corbières de son enfance sont un « désert » bien suffisant pour descendre vers le haut. Mais c’est difficile.

 

Comment dire blanc sans que cela gêne les couleurs, comment peindre blanc lorsqu’on a soif du rouge des lèvres peintes, du sang de celui qui passe dans le vent de la bouche offerte. Comment être soi dans le trou creusé et voir, voir, est-ce possible cela ?... Pourtant/le ciel/déjà/d’un bleu très sûr couvre les parois du gouffre de la possibilité d’un havre. C’est bien ce bleu, entrevu, qui bouscule Blancs.

Présentation de l’auteur

Brigitte Mugel

Brigitte Mugel est une poétesse française.

Poèmes choisis

Autres lectures




Louis BERTHOLOM, Au milieu de tout

Strophes courtes, vers brefs le plus souvent, ces poèmes sont marqués par l’oralité, ils sont faits pour être dits, pour être chantés. Et ce n’est pas un hasard si Louis Bertholom est par ailleurs chanteur : il a publié une vingtaine de livres, deux CD et deux DVD. 

Dès le début du recueil (quo comprend quatre parties respectivement intitulées Migrants, Ailleurs, Villes et En vrac, ce qui fait que ça a une allure un  peu fourre-tout : je m’intéresserais surtout aux premiers poèmes, et, secondairement, à ceux de Villes), le ton est annoncé : « On ne revient jamais / en pays d’enfance, / la vie serait un exil / au plus profond de soi-même » (p 10). Propos renforcés par ce tercet : « Se réveiller / pour relever l’autre / dans la gratitude » (p 31). Dans ce livre de poèmes, Louis Bertholom interroge le phénomène migratoire, comme le dit la quatrième de couverture, il prend parti… Pour les migrants ! C’est écrit très simplement, sans recherches inutiles. La tonalité se fait volontiers volontariste : « S’ouvrir au divers / Pour mieux l’apprécier » (p 33).  De fait, de nombreux  textes ici regroupés, ont déjà été mis en musique et interprétés sur scène.

Louis Bertholom, Au milieu de tout, Editions Sauvages, collection Askell, 184 pages, 16 euros. En librairie ou sur commande : Marie-Josée CHRISTIEN  7 allée Nathalie-Lemel 29000 QUIMPER.

Le fonds est marqué par séparer le droit de circuler et envahir (la différence est de taille : les hordes nazies ont envahi la France !), revendication du droit de choisir de vivre son particularisme, présent et passé qui se mêlent… Louis Bertholom va jusqu’à proclamer (p 42) : « Qu’importe qu’on me traite de démago, / de gauchiste, de naïf, »,  l’essentiel est  de se montrer solidaires de ceux qui manquent de tout ; solidarité contre les nantis, solidarité avec les misérables ! Je relève trop d’âmes, trop de bénédictions dans les poèmes de Louis Bertholom; mais je rachète le poème de la page 88 pour ce vers « Voyage de vie et de mort ». Le poète semble aimer tout particulièrement le terme voyage(s) qu’il reprend. Mais, page 99, il y a ce poème qui commence par ces vers : «  Seul Dieu ne le sait pas / Qu’il n’existe pas ».  Louis Bertholom est un citoyen du monde, il a beaucoup  voyagé (Ottawa, Timisoara, Belgrade, Alençon où il ne connaît que déboires, Cordes-sur-Ciel où il participe au festival international de poésie, Krasnodar, Bruxelles ou petits villages provinciaux…

Si nous ne voulons pas être Ces obscurs qui refusent / De voir et d’admettre, il nous faut changer d’attitude : combattre aux côtés des migrants.




Lambert Schlechter, Je n’irai plus jamais à Feodossia, Proseries, Le murmure du monde / 9

Flux puissant et amer, humoristique et tragique. Chaque poème, compact, une seule phrase, un seul paragraphe clos sur lui-même. Des histoires s’y ébauchent, des événements, des personnages y passent.

Un incendie a eu lieu qui a anéanti la bibliothèque et la maison. Loula, tant aimée, n’aime plus, « elle n’est plus dans ces sentimentalités-là », elle voudrait que le poète lui non plus ne l’aime plus. Les encres, violettes ou sépia, vertes ou rouges, « J’ai une très forte connivence tactile, gestuelle, presque sensuelle avec mes plumes » les plumes, les blattes, le « cagibi » (p.183), les autres poètes ou écrivains, « les Gracq, les Haldas, les Jaccottet », « les Amiel »(p.176) les « savants » (p.168)… Tout ce quotidien (fait d’objets modestes et d’absents prestigieux ou désirés) d’un solitaire docte qui se défend d’être érudit, hanté par la mort qui vient … Un quotidien, cependant, transfiguré par un style, à la fois répétitif, en boucle, enfantin, obsédant, drôle, inquiétant, adéquat à tout un « petit » univers domestique « petites cuillers »(p.146), tasses à café, bols, « boîtes à chaussures » (p.165), et surtout, livres, ouvrages rares, précieux, raffinés.

 Lambert Schlechter, Je n’irai plus jamais à Feodossia, Proseries, Le murmure du monde / 9 , éditions Tinbad 2019

 

 

Et de cette pathologie souriante et légère, apaisée par des rituels complexes et essentiels, naît une mythologie, comme celle d’un Dante qui n’aurait pas rencontré Virgile, un Dante sans Béatrice ni Dieu, « et ceux qui viennent nous parler de résurrection & d’immortalité sont des fripiers et des fripons » (p.155). Et, au lieu des trois bêtes fauves de la forêt, il y aurait la punaise d’hiver (p.63), la chrysope (p.62), des présences énigmatiques. La vieillesse, certes, est un lent naufrage mais, au fond, passionnant à vivre, on s’allège de tout le superflu, en parlant du tabac : « toutes ces voluptés-là plus jamais n’en parlons plus » (p.37) et on glisse de l’ibis à l’hôtel Ibis, du Pont-Euxin et Tomis où vécut Ovide en exil qui y écrivit ses Tristes à Feodossia en Crimée. Tout autour de cette Mer Noire … Cette mer d’encre noire, sépia, violette, selon le temps, selon l’humeur.

Ces poèmes en prose ou plutôt ces « proseries », mot forgé exprès, sont comme autant d’échos à des lectures, à des événements microscopiques, à des rêves, des impressions, des velléités ; des poèmes comme des réponses venues depuis dedans à un dehors. Des poèmes qui ont, souvent, très souvent, un avant eux qu’ils suggèrent ou précisent. Il s’agit d’un « capharnaüm », de choses et d’autres, « hétéroclites ». « Dans ma tête c’est hétéroclite » (p.24). Et il y a ces événements minuscules et d’autres majuscules, qui parfois reviennent, deviennent des personnages, comme Loula, ou bien « tu », tout cela dans l’impermanence puisque la vie ne peut se saisir que par fragments.

Des fragments, des brisures, des éclats. Et pourtant, cette puissance, chaque « proserie » n’étant qu’une seule phrase, un « élan »(p.63), une vague, parfois douce, parfois scélérate, un trop plein d’énergie qui renverse, révolutionne, remet à l’endroit, bouleverse. « (…) quand la mélancolie déferle, on laisse faire » (p.66) Parfois l’écriture n’a conduit à rien et cela restera un non texte sur un papier brouillon et parfois, le plus souvent, elle devient ce « Versus » qui revient sur lui-même. Par définition, tous les fragments qui se lisent ici sont devenus cette phrase, ce vers. Chaque poème est, en effet, une très longue phrase, sinueuse, oblique, parfois louche, hésitante, mais toujours fatalement incisive, implacable et plaquant le lecteur comme la vague le nageur et lui ôtant, un instant, le souffle.

Un livre hanté par la mort, par la fuite et l’abandon, un livre où se tissent des rêveries étranges, comment on passe de la maison en feu à la Terre de feu par le biais d’une femme aimée, partie en Patagonie parce que son homme était désormais trop vieux. Et les mots jouent, de Patagonie en agonie… (p.136) Rêves érotiques (p.138, p 176) Un livre hanté par les jeux d’un vieil enfant aimant toujours la transgression : « Comment ils négocient ça, les Amiel et les Jaccottet, les fringales et les moments de rut »(p.176) ou les jeux avec les niveaux de langue « Plus bleu que ça tu expires il n’y a donc aucune raison d’expirer sous ce pimpant parasol », mais surtout, un livre où se rencontrent et dialoguent en permanence d’autres livres : « je feuillette dans les trésors de mes livres et maintes choses dont je m’instruis, j’en transvase des bribes dans mes écrits où cela se mêle aux plaintes sur tant de livres dont le feu m’a privé. » (p.168). Mais surtout, cette causerie avec les vivants et les morts, grâce aux textes, nourrit un dialogue permanent avec soi-même, entre ces « on » et ce « je », entre « il » et « tu », ces langues qui se croisent, français, italien, anglais, allemand, latin, chinois… « clin d’œil entre moi et moi » (p.30) « Parfois je ne fais plus la différence entre les lignes que j’écris et les lignes que je lis »(p.38) « j’ai tout dilapidé dans l’ébriété de mon allègre mélancolie » (p.38) « Tout ce travail d’administration de soi » « ou écrire un livre qui ne serait composé que de ces bribes » (p.42)

 

 

On ne saurait trop recommander la lecture de ces proseries à ceux qui recherchent une poésie débarrassée de tout lyrisme mais qui, comme celle des Surréalistes, viserait « l’inquiétante étrangeté », ou même, « l’épanchement du rêve dans la vie réelle » pour reprendre les mots de Gérard de Nerval. L’existence mérite d’être vécue jusqu’au bout, de toutes les façons possibles, la vieillesse a aussi son charme pourvu qu’on la prenne avec humour et détachement. Une très belle leçon d’écriture et de vie. Cela n’est pas si fréquent.

Présentation de l’auteur

Lambert Schlechter

Lambert Schlechter, né en 1941 à Luxembourg, est un écrivain luxembourgeois de langue française qui a publié une trentaine de livres, à Luxembourg, en Belgique, au Québec et surtout en France. Son œuvre comprend des ouvrages de poésie, d’essais, de récits, de chroniques, de nouvelles. Il a contribué à de nombreuses revues et anthologies. Il a participé, en tant que poète, à une centaine de rencontres et festivals internationaux. Depuis 2006 il travaille sur le projet « Le Murmure du monde », une vaste collection de fragments littéraires, philosophiques et autobiographiques ; six volumes ont paru (voir bibliographie), d’autres sont annoncés.

 

Lambert Schlechter

LE MURMURE DU MONDE

Le Murmure du monde, Le Castor astral, 2006
La Trame des jours, Les Vanneaux, 2010
Le Fracas des nuages, Le Castor astral, 2013
Inévitables Bifurcations, Les Doigts dans la prose, 2016
Le Ressac du temps, Les Vanneaux, 2016
6 Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, phi, 2017
7 Une mite sous la semelle du Titien, proseries, Tinbad (à paraître en avril 2018)

PIEDS DE MOUCHE

Pieds de mouche, petites proses, Phi, 1990
Le Silence inutile, petites proses, Phi, 1991 / La Table ronde, 1996
Ruine de parole, roman schématique et sentimental, Phi / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1993

PROSE

Angle mort, récit, Phi, 1988 / L’Escampette, 2005
Partances, nouvelles, L’Escampette, 2003
Smoky, chroniques, Le Temps qu’il fait, 2003
Petits travaux dans la maison, Phi / Écrits des Forges, 2008
Pourquoi le merle de Breughel n’est peut-être qu’un corbeau, Estuaires, 2008
La Robe de nudité, petites proses, Vanneaux, coll. Amorosa, 2008
Lettres à Chen Fou, et autres proseries, L’Escampette, 2011
La pivoine de Cervantès, et autres proseries, La Part commune, 2011

POÉSIE

Das grosse Rasenstück, Lyrik, Guy Binsfeld, 1982
La Muse démuselée, Phi, 1982
Honda rouge et cent pigeons, Phi, coll. graphiti / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1994
Le Papillon de Solutré, quatrains, Phi, coll. graphiti, 2003
L’Envers de tous les endroits, Phi, coll. graphiti, 2010
Les Repentirs de Froberger, quatrains, La Part des anges, 2011
Piéton sur la voie lactée, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2012
Enculer la camarde, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2013
Je est un pronom sans conséquence, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2014
La Théorie de l’univers, distiques décasyllabiques, Phi, coll. graphiti, 2015
Milliards de manières de mourir, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2016

 




Laurent Mourey, Cet oubli maintenant

pas un au-delà mais l’échappée
un souffle nous détache comme on surveille
le jour et sa limpidité nous rend aveugle
un nord s’inscrit dans ses visages et tu tournes
encore au travers ni un exil tu sais que jamais
assez n’avons navigué ni un naufrage ô
mémoire  

 

Il y a à lire Laurent Mourey toute une écoute de la voix. Du continu de la voix dans le langage et la vie. D’un continu qui fait poèmes D’un œil, le monde (L’Atelier du Grand Tétras, 2012) à C’est pourquoi voler (Contre-allées, 2014), à Cet oubli maintenant (éd. du Cygne, 2020). Cet oubli maintenant actualise cette écoute de la voix dans le poème comme passage de la voix du passé vers l’avenir. Expérience que Laurent Mourey qualifie de « poésie résolument dialogique » en citant en exergue de son recueil un extrait des Essais de Montaigne s’intitulant de l’exercitation. Texte qui donne toute son importance au langage et au corps dans son rapport à l’autre et au monde. Constitutif d’un trouble entre l’état de veille et de sommeil dans le langage. Écoute que Laurent Mourey renouvelle dans l’écrire de ses poèmes : « ce quelque chose dans ta voix/ ce trouble m’efface/ sans m’annuler je disparais/ en toi ce lieu n’existe que/ de venir je répète que sortir/ de moi c’est sortir/ de toi ».

Laurent Mourey, Cet oubli maintenant, Editions du Cygne, 52 pages, 10,00 €.

 

Ou bien : « ce trouble m’efface je disparais/ sans m’annuler de tant venir/ tu n’en finis pas de sortir/ de moi et moi de sortir/ de toi et de venir et d’aller/ dans tes mouvements/ de voix ». Qui en tant que trouble manifeste n’est plus nommer avec la tête, mais suggérer avec tout le corps : « je t’appelle qu’est-ce que je fais d’autre/ sinon donner tant de noms/ à tous les noms dont ton nom/ et l’oubli et le don qu’est-ce/ que je fais d’autre que des tours/ et des tours de questions autour/ de nous ». Qui est tout le travail du connu vers l’inconnu : « vivre tu viens tu souffles/ des infinitifs dans tes gestes/ et fais comme s’élever/ des précipices de quoi nous sommes/ des fragments en passe de devenir/ l’infini de bouche à bouche pour ce qui n’a pas/ de nom ». Poèmes dans lesquelles Laurent Mourey excelle à dire les silences et à vivre l’oralité des voix. Leur pluralité, leur altérité, leur résonance. Qui fait entendre aujourd’hui dans la littérature une voix qui impose sa singularité.    




Pierre Dhainaut, Pour voix et flûte

Pour voix et flûte s’impose dès le titre comme une partition musicale, un duo qui prend vie dans le souffle (celui du poète et celui de l’instrumentiste) et qui se compose de trois « mouvements » :

le premier, qui s’intitule D’abord et toujours nous fait entrer dans une double temporalité. Il y a ce qui vient en premier lieu (le son) et puis l’infini (les ondes sonores).  Revenant ici sur cet état particulier vécu au moment d’une grave intervention chirurgicale à l’issue incertaine, Pierre Dhainaut, dans la continuité de ses précédents ouvrages, atteste de la suprématie du langage. Pour lui, le mot sera toujours premier, anticipant, voire créant l’image.

Dans le premier poème, il écrit :

[…] quel mot nous défendra de dire adieu

 et servira de viatique ? De lui-même 
il s’impose. Ainsi « message »

 entendu bien des fois sur un portable
sans que nous prenions garde »

Car le poète est celui qui délivre un message. Un message sur la mort mais, comme le dirait François Cheng, « parler de la mort c’est aussi parler de la vie »1. La mort perçue comme un passage, un seuil où l’on ne dit pas complètement adieu aux vivants et où l’on dit, aux morts « à demain », la mort comme un « transfert de souffles » de lèvre à lèvre, d’âme à âme, d’un être à l’autre, d’un poète à un autre, et l’ensemble de ces souffles constitue la pulsation du monde.

Pierre Dhainaut, Pour voix et flûte, Éditions Æncrages & Co, Collection Voix de chants 2020, illustrations de Caroline François-Rubino 40 pages, 18 euros.

Plus que jamais, la forme poétique de ce recueil épouse le message : les mots enjambent les vers, les vers enjambent les strophes, les poèmes eux-mêmes enjambent la pliure des pages et courent de l’une à l’autre. L’absence de pagination renforce la fluidité en n’imposant aucun repère. Tout n’est que mouvance, continuité, onde perpétuelle se propageant à l’infini, à l’image de l’âme « inlassablement fugitive ».

Si le poète est tenté d'imaginer les lieux où surviendra la rencontre avec la mort, il sait que tant qu'il perçoit des sons et des lueurs il appartient toujours à ce monde où l’ombre des disparus et les souvenirs d'enfance qui hantent les paupières closes se mélangent au présent.

 

Écrire, c’est esquisser un poème et le dédier à tous les enfants, ceux du présent et ceux qui l'ont été.

Ecrire, c’est comme jouer de la flûte : c’est fermer les yeux pour percevoir le devenir du premier souffle qui une fois émis, de même que l’écoute, ne peut revenir en arrière.

 

Et l'on comprend pourquoi le son est plus important que l'image : à la statique de celle-ci il oppose la fluidité du mouvement, les sons éphémères qui se fécondent les uns les autres, les soufflent qui traversent l'espace et le temps dans « l'inquiétude et la joie » c’est pourquoi il nous invite à aimer les mots.

 

« L’air ne refuse / personne : nous aimerions les mots / sons et silence (entre les pages) pour passer d'un son à l'autre, d'un poème à l'autre. »

 

Dans le deuxième « mouvement », intitulé Un mot pour un autre, on pourrait y voir un mot qui en remplace un autre, mais c’est bien évidemment le sens de celui qui en féconde un autre que l’on va privilégier.

 

Le poète n’hésite pas à nous placer au cœur de sa création en répétant des mots qui prennent une valeur incantatoire : ainsi du mot « corolle » qui en engendre d’autres, des mots intimement mêlés aux éléments de la nature, « haleine et brouillard confondus » ; il constate qu’il suffit de laisser parler les mots, « ne pas se plaindre de n'avoir rien à dire ».

L'amour des mots passe par le corps, relais de la parole. Il nous appartient de rester à l’écoute, d’apprendre au regard à se perdre comme l’ouïe, de voix en voix, de « lâcher prise » pour que puisse advenir la possibilité d'un poème. La parole est « la figure initiale d’où s’élancera un poème. » Une poésie qui ne peut se faire que dans la durée, comme la lente maturation d’un fruit, à l’aide de sons qui entrent en résonance et se propagent.

 

Que fait d’autre un poème, et que fera-t-il d’autre 
sinon confier à l’oreille, au passage,
le secret de ce qui doit suivre ? 

 

Le troisième « mouvement », Lecture de lumières, s’ouvre sur une clarté bleutée, à la fois une et multiple. Le bleu peut être perçu comme la symbolique de l'eau, de la femme, du rêve, de la sagesse, de la sérénité, l’écho d’un monde intérieur, peut-être aussi de la vérité « ce que tu ignores, les souffles le savent », la couleur bleue est aussi symbole d’un devenir, d’une épiphanie issue du son, celui du premier cri, le souffle primordial, celui de la naissance car c’est lui qui donne sa tonalité à notre vie,  et quand Pierre Dhainaut écrit : « Sous le ciel de la mer » ne faut-il pas entendre « la mère » ? Au vers suivant, nous lisons, « Tu n’as jamais fini de naître ».

La parole respire, abolie toute limite, donne son mouvement à la lumière. Il faut laisser aller le souffle : de sa liberté dépend la nôtre. Le poète reprend l’image de la mer pour nous décrire sa perception du souffle comme une houle intérieure qui brasse les souvenirs et il termine sur une image où paroles et images évoquent des entités fuyantes et éphémères dont l’impermanence est acceptée avec sérénité et nous réaffirme la primauté de la parole.

On l’a compris, Pierre Dhainaut a une mémoire avant tout auditive, s’il est habité par des images, ce sont toujours les sons qui prévalent « la mémoire n'explique pas pourquoi au lieu d'une image elle préfère un mot », une mémoire qui fait appel aux sens, comme la parole passe par le corps. Il serait intéressant de rapprocher sa perception de celle d’autres poètes chez qui le langage et le corps sont intimement liés. À titre d’exemple, on pourrait citer Hisaki Matsuura qui dans son tout premier poème affirmait que notre corporéité est vécue dans le langage2 .

Pour voix et flûte est un livre vibrant comme une sonate, un livre qui dit l’amour des mots, un puissant souffle de vie qui enfle au cours des pages (les distiques font place aux tercets  puis aux sizains), un souffle qui appelle d’autres souffles, et l’on ne peut s’empêcher de penser à la toute dernière publication de Jean Michel Maulpoix qui, dans Le jour venu3, écrit : La présence nous est donnée, et c’est une joie qui pourrait nous suffire : celle d’être là, seul ou avec d’autres, en ce monde, une fois, une fois seulement, tenu en vie par notre souffle ! Mais il y faut encore tous les mots de la langue pour en dire la teneur. Changer en voix, en chant peut-être, le souffle même de notre vie. Dire, dire encore cela, avec plus de force et de justesse.

Force et justesse sont présentes dans ce recueil de Pierre Dhainaut où les encres bleues de Caroline Rubino effleurent le papier, y laissant la trace de paysages à peine esquissés.  Des ombres bleues qui se détachent dans la lumière des pages, comme le regard du poète tourné vers le passé pour mieux voir le futur.

Notes

1.François Cheng, Cinq méditations sur la mort, Albin Michel 2013.

2.Hisaki Matsuura, Ebisu-Etudes japonaises, 2000.

3. Jean-Michel Maulpoix, Le jour venu, Mercure de France, 2020

 

Présentation de l’auteur

Pierre Dhainaut

Pierre Dhainaut est né à Lille en 1935. Avec Jacqueline, rencontrée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa carrière de professeur).

Après avoir été influencé par le surréalisme (il rendit visite à André Breton en 1959), il publie son premier livre, Le Poème commencé (Mercure de France), en 1969.

Rencontres déterminantes parmi ses aînés : Jean Malrieu dont il éditera et préfacera l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bonnefoy auxquels il consacrera plusieurs études.

Déterminante également, la fréquentation de certains lieux : après les plages de la mer du Nord, le massif de la Chartreuse et l’Aubrac.

Une anthologie retrace les différentes étapes de son évolution jusqu’au début des années quatre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996).

Ont paru ensuite, entre autres : Introduction au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Levées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Éditions des vanneaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de littérature francophone Jean Arp) et Vocation de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plupart sont dédiés aux petits-enfants. Plus récemment encore : une "autobiographique critique", La parole qui vient en nos paroles (éditions L'Herbe qui tremble, 2013) et Rudiments de lumière (Arfuyen, 2013).

Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité critique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

Nombreuses collaborations avec des graveurs ou des peintres pour des livres d’artiste ou des manuscrits illustrés, notamment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gregory Masurovsky, Yves Picquet, Isabelle Raviolo, Nicolas Rozier, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À consulter : la monographie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Éditions des vanneaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) préparé par Judith Chavanne en 2010.

© Crédits photos Maison de la Poésie Jean Joubert.

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Nicolas Rouzet, Villa mon rêve

Il vit aujourd’hui à Marseille. Mais c’est un homme du Nord. Nicolas Rouzet revient, dans son livre, sur les secrets familiaux autour de ses années d’enfance du côté de Dunkerque. Tout un univers revit sous sa plume. Il le fait sous forme de fragments, dans une prose (poétique) de belle facture.

Présentant ce livre, l’éditeur souligne qu’il accueille dans sa collection « brèche », « des textes en marge, du roman et de la poésie : récits brefs, nouvelles, proses inclassables, théâtre ». Villa mon rêve, qui donne son titre au livre de Nicolas Rouzet fait à la fois partie de ces « récits brefs » et « proses inclassables » (à forte connotation poétique) qui font l’originalité et la force de certains auteurs. On pense, en Bretagne, à Jacques Josse qui revient inlassablement dans ses écrits sur un terreau familial (et plus largement de voisinage) du côté du Goëlo dans les Côtes d’Armor.

Avec Nicolas Rouzet, on est dans le même type d’écriture mais cette fois sur le littoral de la Mer du Nord (autour d’une « villa mon rêve »), pour nous parler de destins cabossés ou de personnages qui « sortent des clous », à l’image de ce grand-père Guy qui termina sa vie dans une remise, presque aveugle.

 

Nicolas Rouzet, Villa mon rêve, éditions Mazette, 57 pages, 10 euros.

« Il jouait des lieder sur un clavier muet dont il avait peint les touches blanches et noires », raconte l’auteur. « En ces temps-là, dit-il ailleurs, nous avions pour voisin l’ingénieur Wadeck et sa sœur. Trépané, Wadeck avait perdu l’usage de la parole ».

En toile de fond de ce livre, il y a la guerre et ses désastres (« cet été-là, les crevettes énormes buvaient le sang des noyés »), le temps des compromissions ou des engagements, celui de secrets familiaux soigneusement entretenus.  Voilà le pays où l’auteur voit le jour. Pays plat, pays froid, avec les cris des mouettes revenant chaque hiver « avec la même régularité, la même acuité ». Pays portant les lourds stigmates de la guerre. « Dans les jours de mon enfance, nous jouions, je me souviens comme on raclait le bitume, pour extraire de la cour de l’école des cartouches, des munitions sous le sable, sous la terre ». Et quand les petits écoliers trouvaient un tibia il s’en servaient pour faire des « passes d’armes »avant de se le faire confisquer.

Le jeune Nicolas n’arrive pas à « briser la glace de l’étrangeté du monde » dans ces « jours ternes » de son enfance. Un monde s’agite autour de lui dont il ne saisit pas tous les mystères. Des adultes, souvent brinquebalants, se fourvoient dans certaines impasses de la vie amoureuse. Ainsi nous dit-il, à propos de son père, qu’il « rencontra une autre femme au sanatorium. Elle était entièrement paralysée, seul le sourire un peu crispé sur son visage et ses yeux étaient encore mobiles. Il la trouvait très belle… »

Il faut lire Nicolas Rouzet. Sa prose acérée vise juste. Il nous parle de l’humanité comme le fait, à sa manière, le cinéaste Bruno Dumont, un autre homme des rivages austères du nord de la France.

Présentation de l’auteur

Nicolas Rouzet

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