Georges de Rivas, La beauté Eurydice, Sept Chants pour le Retour d’Eurydice

La Beauté Eurydice, un titre qui place le recueil sous les auspices d’un horizon d’attente dense, très dense et habité par toutes les mythologies, celles qui ont traversé le temps et se sont chargées des historicités jusqu’à cette histoire d’Orphée, et d’Eurydice. Alors comment le poète gère-t-il cette référence ?

Est-ce une évocation dans la littéralité de laquelle il va placer ses propos, s’agit-il d’une lecture moderne du mythe, ou bien de prendre le contre-pied de ces imagos ancestraux ? C’est tout à la fois, et c’est ceci qui confère à ce livre un caractère exceptionnel. Georges de Rivas en virtuose joue de toutes les partitions avec une aisance que n’égale que la beauté des poèmes qui constituent cet ensemble. Est-ce cacophonique, est-ce un mélange arbitraire d’éléments épars ? Loin de là ! Tout est agencé de manière à révéler la richesse des références convoquées, non seulement dans une lecture des paradigmes, mais aussi dans la juxtaposition des voyages et adaptations du mythe. Et puis, surtout, nous entendons, enfin, après des siècles de mutisme, la voix d'Eurydice.

Georges de Rivas écrit une prose poétique tout à fait remarquable. Elle sert un dialogue entre Orphée et Eurydice, et grâce à la fluidité de cette poésie tissée comme une dentelle translucide et coulant comme une source de montagne toute la douceur mais aussi toute la puissance de cette femme à qui enfin on donne la parole est là, offerte, dans l’émotion de cette langue superbe.

 

Georges de Rivas, La Beauté Eurydice, Sept Chants pour le Retour d'Eurydice, Editions Alcyone, collection Surya, 2019, 82 pages, 19 €.

L’immense palette des sentiments évoqués grâce à cette prose poétique et la finesse d’analyse servent une thématique pourtant objet de tant de recueil, de livre, de tentatives pour en tracer la magnificence :  l’amour. La dédicace dit déjà ceci, ce cadeau d'aimer et d'être aimé/e : A ma muse, mon Eurydice retrouvée / Source d'eaux-vives d'où a jailli le fleuve / du poème aimanté par sa Présence-Absence. L'épigraphe d'œuvre souligne l'importance de ce sentiment, le plus haut qu'il nous soit donné de ressentir :

 

La beauté ne fait pas l'amour
C'est l'amour qui fait la beauté

Lev Tolstoï

 

Mais ici le poète parcourt toute l’étendue de ce sentiment. Il y a l’amour pour l’être élu de notre cœur, et il y a l’amour cosmique,  au sens spirituel, celui qui fait que l’on ouvre son cœur et que l’on accueille chaque parcelle de ce qui advient avec un sourire lumineux. Ces deux polarités d'expression de l’amour, individuel et universel, sont ce qui guide le dialogue entre les deux figures mythologiques du récit. La palette des sentiments est explorée avec ce point de vue éminemment spirituel qui lie le particulier au tout.

Eurydice enfin s’exprime. Elle porte la parole révélatrice de toutes les dimensions qu’elle a côtoyées. Elle parle pour ouvrir à la profondeur du silence. Elle est créatrice, femme unique et multiple. Et elle sait, et elle guide. Un paysage cosmique se révèle, une toile pure tissée par le regard spéculaire de l’homme sur sa condition d’être là, en vie, et sur les raisons de nos existences, aimer, bien sûr.

Ce long chant est aussi discours sur la poésie, chant sur le chant, et redécouverte d'un lyrisme revisité par la beauté de chaque mot déposé en juste place comme une pierre précieuse sur le diadème de la littérature.  Eurydice est cette femme muse et enchanteresse, elle est la poésie, aussi...

 

Orphée

Je vous ai reconnue, promesse et présence de la poésie
Cœur rayonnant de ce soleil dans la nuit
Et comme l'âme infinie
Ô beauté rue à ce seuil voilée sous l'arche des nuées
Mon cœur foudroyé sur ce duel instant vous a aimée !

 

Puissance de ceci, le mythe. Prégnance des universaux qu’il déploie. Et comme il est encore difficile d’en appeler à ces références qui demandent une croyance autre qu’en celle d’une immanence absolue d’exister. Encore faut-il croire en ce socle des humanités, faut-il y voir l’espace d’une communion possible. Loin bien sûr de toute obédience, encore faut-il désirer interroger les représentations qui à notre époque fleurissent partout, sur tous les écrans. Celui de notre imaginaire aura tout intérêt à fréquenter La beauté Eurydice, car la richesse et l’épaisseur sémantique du mythe, donc de l’humanité, y sont offertes, données à voir, à comprendre et à ressentir dans toute la puissance des émotions à jamais présentes dans la poésie qui ici révèle l'immanence de ces socles universaux présents dans chacune de nos respirations.

Présentation de l’auteur




Hélène Dassavray et Zaü, Quadrature de l’éphémère

Telle une variation occidentale du Grand Almanach Poétique Japonais, Quadrature de l’éphémère déploie ses concertos des Quatre Saisons comme la musique secrète d’un rapport au monde à saisir cette magie de « l’éphémère ».

C’est l’air du temps, au fil de ses rythmes naturels, printemps, été, automne, hiver, qui traverse la poésie d’Hélène Dassavray et les encres de Zaü. Dans une technique d’écriture condensée à l’essentiel, proche de l’art oriental, dont Corinne Atlan et Zéno Bianu, dans la préface de leur Anthologie du poème court japonais, décrivent comment quelques vers ciselés donnent à ressentir « le sublime au ras de l'expérience », Hélène Dassavray choisit ses tournures allusives dont certaines peuvent se lire comme de véritables poèmes traditionnels dans l’acuité du regard porté sur l’épiphanie d’un présent en suspens, volé par les cinq sens de l’expérience esthétique : « La quadrature de l’éphémère / ce que l’on sait de la beauté / un simple champ de coquelicots »

Hélène Dassavray et Zaü, Quadrature
de l'éphémère
, éditions La Boucherie
Littéraire, 84 pages, 14 euros.

Sur une vision de l’inattendu à la lueur du matin, s’augure le printemps : « À cause du matin / des conséquences de l’aube / de l’air chafouin de l’air / parce qu’au début du jour / rien ne ressemble à rien ». Suite à cette strophe de l’intrigue, se déclinent les jours, les semaines, les mois qui passent, de mars à juin : « Le printemps frémit / de branche en branche / le fruit d’un frôlement / le frisson d’une promesse / les frontières bouleversées / son souffle coiffe les échevelés ». Période de l’éveil, ode aux désirs ravivés, et un parti pris, celui de fêter, de célébrer la vie et d’y prendre part, quand se goûtent les moments de camaraderie parmi les cerisiers en fleurs, où le rouge est de saison, « sanguin », « vermillon », « carmin », « des fraises de la passion / on passe au rubicond », et s’invitent les premières ondées, annonciatrices de l’âge solaire…

« Puis c’est le jour de l’été et de l’être / la fin des coquelicots », à l’affût de ce trois fois rien dans la chaleur de l’acmé, de juin à septembre : « J’ai besoin de ce temps / à regarder / rien / En compagnie de la lune / ou du vent / du chemin / Être seulement dehors / dans les odeurs de menthe / la mire du papillon / à regarder / rien / et ce qui s’ensuit ». Dans la moiteur du temps, être aux aguets de l’insaisissable que le fredonnement des cigales ponctue, laisser venir les heures des compagnonnages joyeux : « nos tablées sous les pins / les tilleuls, les platanes », goûter la senteur du moment ou la seconde de grâce, en prélude aux récoltes vigneronnes : « Les saveurs du raisin / aux fêtes des vendanges / et la saison qui change »…

De septembre à décembre, s’impose alors l’automne avec ses couleurs chatoyantes : « En silence / les verts virent au jaune / les jaunes s’orangent / les ocres, les pourpres, les grenats / s’opposent à l’azur / bleu d’une seule pièce / enchanté ». Avec la vigueur du froid, s’allument les premiers feux, les feuilles mortes dansent soudain la chorégraphie du vent, saison mélancolique d’où s’élève, tournoyant dans l’air, la complainte des amants : « La nuit et le vent / s’enlacent et s’emballent / la nuit et le vent / comme deux amants ». Déjà, la pointe du jour annonce la vigueur de la dernière des quatre saisons : « Potron-minet / aube dorée / à l’orée / de l’hiver »…

C’est alors, de décembre à mars, la valse des flocons désormais : « Des flocons de glace / frappent aux fenêtres / irisés par l’instant / et le soleil d’hiver ». Le solstice se goûte tel un bon cru : « clore les volets / nourrir le feu / à la chaleur blottis / partager la tablée / traverser le solstice / au vin de l’année ». Le givre recouvre peu à peu la terre, tandis que le vent se fait souffle froid vigoureux et que soudain, dans le lointain, l’orage éclate, détonation avant le dépassement du temps figé dans une mort de glace à travers l’éclosion d’un chant de retour à la vie : « Sur les dernières notes / de la dépouille / l’amandier en fleurs / avance le tempo / de la nouvelle chanson »…

Vers cette fin de cycle des saisons peuvent revenir les mêmes impressions de lecture que celles laissées par la technique des plus grands haïkistes à la fréquentation desquels Corinne Atlan et Zéno Bianu nous invitent à l’initiale de leur anthologie : « Lisons. Écoutons cette façon inimitable de faire sourdre l'invisible. Comme une perception accéléréede l'instant. Comme si la nature, tout soudain, prenait la parole à la place de l'homme, telle une extension de lui-même et de ses émotions. » Dans cet art particulier des détails, par la quintessence de son écriture, Hélène Dassavray aura su restituer le mouvement de cette nature que les encres de Zaü par la délicatesse de leur traits et la beauté de leur palette ne peuvent que magnifier, expérience du sublime dans le joyau d’un langage partagé !

Présentation de l’auteur




Béatrice Marchal, Au pied de la cascade

Requiem ne s’écrit pas au pluriel, / à chaque mort un monde s’évanouit…

Béatrice Marchal va dresser deux tombeaux dans ce recueil où douleurs et deuils se suivent, semblables et différents.

« Tombeau de l’amie », de la sœur, d’abord, « tombeau de la mère » ensuite. C’est toute une vie de sentiments, d’affection, d’amour  qui se déroule à nouveau au chevet des moribonds, des mourants, des morts.

 

On apprend au fil des ans à connaître 
l’autre, empathie, patience,…

 

 

Béatrice Marchal, Au pied de la cascade, L’Herbe qui tremble, 13 €.

Il reste de la première une lumière, évoquée par trois fois : où l’étrange persistant éclat de la lune / se fait rappel d’une présence singulière. Plus loin, il est question d’une unique étoile et encore : un noyau de lumière

Pour la seconde, l’auteure questionne : un même mystère interroge le temps. / Quels fruits laisse-t-il mûrir dans l’ombre / d’un corps d’un esprit vaincus ? Il y a l’accompagnement final dans la tristesse, la misère et l’horreur de la fin : Derrière les portes meurent de vieilles femmes / édentées… et l’inconvenance superbe des petits-enfants dans leur splendide insouciance.

Béatrice Marchal, même si elle parle d’un monde de sanie, sait rapporter aux gens qu’elle aime toutes sortes de fleurs et de plantes qui tendent à métamorphoser les êtres qui disparaissent. Et c’est la métaphore aquatique qui achève le recueil. Il ne s’agit pas de craindre la noyade dans cette traversée difficile du temps, au contraire, c’est la cascade qui vient de si loin en amont et qui va si loin, avec son cours tumultueux qui nous dépasse et qui rappelle la vie et nous rappelle à la vie…

 

Ceux qui sont partis  après beaucoup d’amour on les retrouve 
en soi…

 

Présentation de l’auteur




Alain Crozier, Nuit marine

L’amour, on en en connaît la puissance euphorisante et les forces sombres. Broyantes. Pourtant Alain Crozier dans Nuit marine nous en dit quelque chose d’autre. Tout au moins, nous le dit autrement, avec un brin d’acidité qui fait « tourner » le ton poétique.

La singularité de son style, qui joue tant de la brutalité des mots que de leur tendre fluidité, nous surprend, quelquefois nous égare, tout feu éteint.  Les passages rapides d’un état à son opposé, entre les rêves de plénitude et la conscience brûlante du manque, nous délivrent d’une descente en chute libre dans les langueurs du sentiment amoureux, pour laisser place à des sonorités délicatement désinvoltes. Le poète pose ses mots, sans complaisance, pour écrire l’intensité d’un impossible dénouement qui ne cesse pourtant de s’accomplir tout au long de l’ouvrage.  

Et puis cet ouvrage a un sacré rythme. Un rythme de scène, de retournements et de coups de théâtre : les portes s’ouvrent, se ferment. Elles claquent, on se perd de vue, on se retrouve, on se cherche. On reprend tout dès le commencement. On se perd définitivement.  Et puis on devient sage !

 

Alain Crozier, Nuit Marine,
Jacques André Éditeur, Collection
Poésie XXI , 85 pages

 

 

L’amour ici a fait son nid dans l’âme, dans le temps et la chair. Comment le déloger de là alors que l’odeur de l’aimée, qu’elle soit M ou (plus rarement) Marine, imprègne la mémoire du corps : Je sens ses mains / je sens mes doigts. Cette odeur qui reste là / Comme sa pression / En sensation.  Alors que Les sentiments disent / De s’écouter. / Aller se coucher / Penser. / Et la retrouver dans mon rêve.

Où se trouve la sagesse dans ce bain de fusion d’acier trempée ?

Le poète la cherche, la pressent. C’est peut-être ce léger décollement du rêve et de la réalité, serrés l’un contre l’autre, pour ne pas se perdre, « pour qu’en un instant mille caresses parcourent sa peau, pour là encore la rêver/dans d’autres nuits.

C’est la dilution des ombres du passé qui avaient chuté dans le présent. Les longues respirations retrouvées, chacun de son coté. Une purification, la fraicheur, un peu de tranquillité.

 

Arrêter cette plénitude
Etre conscient et raisonné.
Paralyser ce corps.
Cette peau et son odeur.
Gommer cette vie,
Ses chants et ses couleurs. 
Contenir tous les manques
Qu’il restera.
Oublier ces règles venant 
Au fil du temps …

 

C’est enfin retrouver la légèreté, la jubilation des forces qui se lèvent, l’élan d’aubes nouvelles. Un soudain sentiment de l’avenir. 

L’écriture d’Alain Crozier traduit avec une vraie subtilité le profond dilemme de l’amour qui hante ses nuits, nourrit ses cauchemars et son inépuisable faim. Et comme l’évadé ou le fugueur, il garde le goût des clôtures et des enceintes : partir / rester. L’amour attache, toujours. Il y revient pour en ressentir encore les dernières lumières, lorsque le soleil asséché lutte de ses dernières forces, / Avec tout le courage qui / Lui restait . Il retient les derniers instants de la présence de l’aimée, pour une dernière danse, avant de la laisser disparaître loin derrière les collines, où l’amour se confronte à l’épreuve de ses promesses, dans l’incompréhension d’un infini douloureusement bleu-noir.

L’histoire cherche sa fin entre les sursauts de bonheur, les pluies diluviennes et les naufrages de la tristesse. Il faut dire que L’aventure avait pris / De l’espace et que La lune est revenue / Trop tôt, / Fatale.

Mais l’étoile brille sur le poète, l’emporte dans ses secrets d’éternité : ses rayons me / réchauffent à jamais / On sait / Tout ce qui / Nous appartiendra/ A jamais ….

Alain Crozier mène son texte. Un texte dont la musique s’allonge dans l’inlassable retour des vagues contre l’obstacle. Il nous donne à lire une poésie qui conjure la perte de l’autre en soi, de soi en l’autre, dans le rythme d’Une histoire / Qui se ferme / Sur une faim / Entre ciel / Et montagne / ……La nuit / l’étang… /La lune se noie dedans….

 

Présentation de l’auteur




Véronique Maupas,Passagère

Poème d’une résilience où le mouvement permet à la parole de vivre sans que les coutures craquent sous le « paquet à dire », lourd, compact. Écriture de l’ouverture, de la réappropriation à soi-même par la marche, nocturne, diurne, par la conquête d’un langage remis en ordre (car « les mots remis en ordre c’est presque déjà le corps remis en ordre. ») Poème du temps réapproprié. De l’être qui coïncide.

La quête est annoncée dès le départ : « Ouvrir bouche. Parler sens. Faire langue. » Formule que l’on retrouve à deux reprises dans un autre ordre, dont : « Ouvrir langue. Faire bouche. Parler sens. » C’est bien d’une quête de sens et de soi-même dont il s’agit dans ce recueil réparti en quatre ensembles : Corps au noir L’eau, le Temps Trajets Chemins, le mot « sens » en ouverture et clôture du poème, en sens inverse du voyage.

La poète-artiste, Véronique Maupas, qui a contribué au festival rouennais « Poésie dans(e) la rue », a l’habitude de dire ses textes à voix haute, notamment dans les cafés.

Elle livre ici une poésie sans fioritures, percutante, informée de l’intérieur par son propos, ses sensations. Succession de phrases courtes, nominales, comme notées au cours de la marche, ellipses (par exemple suppression fréquente du pronom sujet, des articles), syntaxe bouleversée, phrases suspendues, absences de virgules, accumulations lexicales, néologismes, jeu sur les sonorités (comme un écho à la liberté langagière de Valérie Rouzeau), on entend la langue de la « passagère », on respire son souffle, on suit la buée de son haleine à travers les rues, voix et corps en duo :

 

L’histoire d’un corps prendrait des années. Traces remuées 
prendraient. Là tout près sur la route muette. Je tâte le sol. 
Trouver les fissures où mes racines. 
(Page 14)

 

Dans le premier ensemble, on suit l’errance urbaine d’une femme, la poète, passagère de son « corps chagrin » et de la nuit « peau de rechange ». Passante qui s’immerge dans le noir, pour voir ce qu’il y a « sur l’autre rive », « corps au noir » comme il est dit « œuvre au noir ».

 

Ma nuit amie. Tant de choses à nous dire tant de mots inépuisés. (Page 14)

 

La douleur est là, vivace, tenace. Le « corps précaire, coupable, exposé » qui a bonne mémoire n’est pas toujours dans l’ordre lui non plus. Fragmenté, fatigué, douloureux, il se souvient de « l’offense ». Dès lors comment ne plus se sentir « comme une étrangère en visite » ? Comment habiter le monde, s’habiter soi-même, se réunir ? Ne plus être cette « passagère » enfermée dans les frontières de sa peau  mais créer ses lignes, ses marges, ses repères contre la dilution délétère, avec la nature, le paysage pour nourriture essentielle.

Le deuxième ensemble, versifié cette fois, sent la pluie, l’humeur grise dans « l’effilochade du jour ». Même la lumière devient liquide. Désir qui s’embue, nouvelle mue, sursaut ou bois flotté ? Le corps se laisse entraîner, à l’écoute du temps mobile :

 

je le tiens un instant
je commence à l’aimer (
page 47)

 

L’errance se poursuit dans « Trajets », marche solitaire, « chaussures à la main », entre mer, terre et air. Le corps puzzle suit dans « la matière inquiète du jour » à la recherche de son ancienne vie, d’avant « le coup bas ».

 

 /…/
je sais les pièges et les épines
quelle piste suivre
quel paysageæ

 je me nourris d’écorces
d’arbres mouvants
de sèves amères

 je me couche dans la bruyère
et m’endors sous les genêts

 

Les « Chemins » s’ouvrent à d’autres lieux : « touraine – plateau du neubourg – saint-léger – jumiège… » Temps de l’écriture, du silence, des sensations retrouvées, odeurs, couleurs, « la vie est partout présente »avec ce besoin qui bat dans la poitrine de rejoindre la source, « le temps le vivant ». Renaissance, « septième vie », tout s’apprivoise même le sentiment d’exister ici, maintenant.

 

ouest

 me laisse porter par le voyage
l’errance le mouvement
désencombrée
isolée flottée

 pluie ruisselle
non-stop
fines ficelles de pluie
mon corps éponge

me sens être
me sens continuée
traversée
de pistes possibles

suis-je toujours dans mon rêve

 

La langue fragmentée, bousculée du début se veut maintenant «langue qui / ne fait pas de bruit ». Il est temps pour la « passagère »  de soulever « la cloche de verre » du poème.

Présentation de l’auteur




La vision Claire de Jacques Josse

 La poésie du Rennais Jacques Josse – né natif des Côtes-d’Armor – est à l’image de la peinture qui illustre la couverture de son livre : crépusculaire, entre chien et loup, dans un paysage où cohabitent taillis, bosquets, marécages, ruisseaux…

Avec, en toile de fond, quelque chose qui fait penser à des récifs sous un ciel sombre, à une côte découpée, à un pays (le Goëlo) qui a « le dos tourné à la Manche » mais qui se souvient « des pêcheurs perdus/dans des doris/fantômes/au large/de Terre-Neuve ».

Josse nous parle d’un territoire où s’ancre son écriture (aussi bien dans ses poèmes que dans ses nombreux récits). Territoire tout aussi mental qu’incarné dans lequel s’ébrouent des hommes et des femmes au bord de la rupture. A l’image de Georges, « sourire d’algues, barbe grise » qui « s’est pendu mardi soir ».

Et de tous ces hommes et de toutes ces femmes que le poète côtoie sur les quais, dans les rues, dans les chemins ou au bistrot, et qui ont tous un « besoin de consolation impossible à rassasier » (Stig Dagerman). Par chance, les bons samaritains existent là où on ne les attend pas forcément. A l’image de cette serveuse qui « filtre nos prières, nos pleurs »et qui « nous guidera aux creux des digitales, entre l’absence et la mélancolie ».

 

Jacques Josse, Vision claire
d’un semblant d’absence au monde, 
éditions Le Réalgar (collection l’Orpiment),
www.lerealgar-editions.fr, 130 pages,
13 euros, Couverture : Jean-Luc Brignola,
peinture sur huile.

 

Mais la mort rôde qui « déplie l’agenda/des silences/à la page/du jour ». Car, « ici nul/ne s’exerce/à retenir le sang/des morts qui coule/sous les herbes ». Ainsi, lors d’un retour en voiture la nuit du côté de Plestan, raconte l’auteur, « c’est la ronde des gyrophares » car « un pantin démantibulé gisait recroquevillé sur le bord de la chaussée. Ciré jaune, bottes sales… »

Nous sommes tous, au fond, nous dit Jacques Josse, des « voyageurs égarés » sur cette terre, des « arpenteurs de solitude ». Mais pourtant, en dépit de tout, quelque chose persiste à clignoter (« les feux de la côte nord ont pris possession de l’obscurité »). Le « lieu désir » existe (« loin des ruines, des épaves »). Il faut s’employer, comme le fait sans doute le poète, à « colorer les ornières », garder « des étoiles dans le cœur », comme le il le dit en pensant à cet homme dont le « cœur a lâché la joie/pour l’ombre obscure d’un midi/qui s’est teinté de noir ».

De ses premiers recueils (dont on retrouve certaines traces dans ce nouveau livre) jusqu’à ses textes les plus récents, Jacques Josse se maintient sur une ligne de crête. Il déroule une partition, reconnaissable entre toutes (faite de textes brefs et bien frappés), pour conter les heurs et malheurs de notre être ici-bas.

Présentation de l’auteur




Anthologie Le Courage des vivants

Le courage des vivants est une anthologie publiée chez Jacques André éditeur, au profit de l'association Le Défi Anthony, qui est une association de Saint Symphorien des bois en Saône et Loire qui assure son soutien aux malades et aux équipes médicales, en hommage à Anthony, qui à l'âge de vingt et un ans est décédé d'une leucémie en 1998. Une belle action, pour un livre magnifiquement orchestré par Christine Durif-Bruckert et Alain Crozier.

Trente poètes ont relevé le défi, et accepté d'écrire sur cette thématique qu'est la maladie. Comment tenir face à la déliquescence du corps, comment être présent auprès de ceux qui souffrent, soulager, tenir cette place qui ôte un peu des maux... Justement trouver comment prononcer ce qui porte vers un peu de lumière, lorsque nous emporte les dysfonctionnements du corps. Problématique d’actualité s’il en est. Cette anthologie a été pensée bien avant la catastrophe de ce qui nous tient encore dans la sidération, ce qui nous emporte vers des horizons inconnus, la prison de la chair malade, la présence aux côtés de ceux qui souffrent et sont irrémédiablement emportés.

Une très belle liste de poètes, avec la présence, entre autres, de Marilyne Bertoncini, d'Anne-Lise Blanchard, de Valérie Canat de Chizy, de Stéphan Causse, Sylvie Charreyre, Patrick Quillier, Béatrice Rieussec, Marie-Ange Sebasti, Fabienne Swiatly, etc ! Autant dire que chacun a tenu à être là pour soutenir cette initiative. 

 

 

Le Courage des vivants, Anthologie
établie par Christine Durif-Bruckert et
Alain Crozier, Jacques André Editeur, 2020.

Egalement Alain crozier : 

 

Défaire les valises dans la chambre,
Effacer les valises sous les yeux.
Épaules lourdes,
Guetter le prochain repos,
Ranger les photos,
Les souvenirs.
Plein de vide,
Respirer.
Tout lentement.

 

 

Alain Marc :

 

...  On déprime
lorsque l’on ne voit plus
de solutions...

*

...  Quand les Idées
Tournent
TOURNENT
Dans la Tête
Sans Jamais
Pouvoir
S’Arrêter

COMME UNE IDÉE FIXE

 

A côté de ces poèmes versifiés forts, âcres parfois, sensibles toujours, des poèmes en  prose scandent cette impuissance face à la maladie, d'une manière non moins puissante, non moins émouvante, et poignante.

 

Luc Vidal

Ce poème a été traduit en espagnol, anglais, allemand,
russe, arabe et albanais

Je voudrais écrire un poème terrible et doux qui
inquiète la Mort
La jeune fille écoutait l’andante con moto Der
Tod und das Mädchen** de Frantz Schubert
Cela la plongeait dans une mélancolie sans fond
dans une errance sans repère et sans nom
Les chambres du printemps se noyaient dans
l’ivresse de la mort

 

Il y a encore bien d’autres poèmes, bien d’autres confessions aussi. Peut-on vraiment écrire sur ce sujet sans avoir ressenti cette impuissance, et ce poids qui alourdit plus encore la souffrance lorsque dire devient impossible, si ce n’est grâce au poème, offert comme une plainte, et une porte vers ce que les mots ne peuvent énoncer. Ici encore, c'est le langage tout entier qui est en charge de révéler, grâce à sa mise en échec offerte par le poème, par le travail des mots contre eux-mêmes finalement, comme si côte à côte dans ce dispositif particulier ils pouvaient révéler ce qu'aucun ne peut dire : la douleur, la disparition, la maladie. Très bel ouvrage, dont la puissance réside également dans ce collectif, dans cette pluralité de voix qui évoquent la singularité des ressentis face à cette universalité de la souffrance. 




Patmos au temps du Covid 19

méditation sur la perception de la catastrophe,  en lisant l'œuvre de Lorand Gaspar

Printemps 2020 – Les martinets rasent le balcon où s’épanche le parfum des violettes. Le ciel d’un bleu pur ourle la fronde du platane d’un vert phosphorescent. Tout est calme – serein – mais je suis confinée. Comme tout un pays, comme le monde entier – recluse. La planète frappée d’un Léviathan microscopique dont la venue messianique était annoncée depuis des décennies… Covid 19 – le Corona virus…

Encore que nul n’y crût vraiment – après nous le déluge, malgré de nombreuses alertes - l’annonce de l’épidémie, devenue pandémie, remonte à janvier – j’écris ceci aux alentours de Pâques. Pendant des jours, des nuits, un sentiment archaïque a hanté mes pensées, en sourdine, une sorte de peur, – et pourtant ce n’était pas cela, le mot précis me manque… Une sidération, plutôt : la paralysante incrédulité face à un événement qui dépasse le quotidien dans lequel je suis plongée et dont je ne vois rien ; annoncée par les médias, l’attente du prochain coup, frappé comme par la queue d’un invisible dragon qui se débat et fauche sans discrimination. Juste, en ouvrant la radio, la confirmation autant crainte que prévue du nombre des victimes toujours plus impressionnant à travers le monde stupéfait, et désarmé.

Oui, sidération, voilà le mot précis, face à cette menace subtile, cette faucheuse qui plane dans l’air ; je suis – j'étais - dans la stupéfaction de cet interminable présent qui vous pétrifie, comme la femme de Loth devenue bloc de sel, face à l’avenir même le plus proche qu’on peine à imaginer et dont on comprend, atterré, que nul ne sait encore comment le gérer…

C’est dans ces circonstances que j’ai repris le Carnet de Patmos  de Lorand Gaspar, livre sorti de ma bibliothèque à l'annonce de la disparition du poète, le 9 octobre 2019, et qui m'attendait dans un pile où je viens de le saisir, pour le lire dans la tiédeur de ce matin de safre et de jacinthe.

Médecin ET poète - humaniste engagé dans la recherche (en neurosciences notamment) comme sur le terrain (il était en effet chirurgien à l’hôpital français de Jérusalem puis au CHU de Tunis) : comment Lorand Gaspar aurait-il réagi, s’il avait vécu la crise qui nous accable et nous amènera peut-être à revoir nos modes de vie convulsifs, et prédateurs pour la planète ? Menacé de déportation du travail dans son pays au cours de la 2ème Guerre mondiale, et réfugié en France, Lorand Gaspar était aussi un historien, photographe et traducteur français. Médecin, toujours : j’imagine que dans les circonstances actuelles, il ne se serait pas retiré dans une thébaïde, fût-elle l’île de Patmos qu’évoque ses carnets, mais qu’il aurait affronté - avec des mots autant qu’avec des actions - l’adversaire insidieux qui nous cloître, tandis que je lis chaque jour des nouvelles effarantes et que je pense à ceux que j’ai connus et qui risquent de disparaître, frappés par cet ennemi infinitésimal et infiniment terrible.

Temps d’inquiétude et de méditation… voici venu le temps où j’ouvre Le carnet de Patmos ((64 pages, aux éditions Le Temps qu’il fait, 1991)) …

Carnet de Patmos, Textes & Photographies de Lorand Gaspar, aux éditions Le Temps qu'il fait, 1991

C’est un exemplaire usé que je tiens en main : tatoué par une bibliothèque qui l’a voué au pilon, ainsi que l’indique une annotation en page de garde – avant d’annuler sa décision et de le proposer à quelque bouquiniste… Je l’ai trouvé « en ligne », attirée par le titre (j’aime autant les récits de voyage que les îles grecques – d’ailleurs, j’y avais imaginé Phidias ((La Dernière Oeuvre de Phidias, Jacques André éditeur, 2017)), créant sa dernière œuvre,) – et sans doute aussi par les photos en noir et blanc qui le composent. Et comment, au moment où j’écris ceci, ne pas me rappeler que Patmos est le lieu où vécut en exil, dans une grotte désormais transformée en chapelle, le prophète de l’Apocalypse, Jean de Patmos, dont la parole figure en épigraphe d’un autre texte relié à cette île et que je reçois comme un message personnel : ((le « Journal de Patmos » Poésie-Gallimard, p. 86)) :

 Va, prends le livre ouvert dans la main de l’ange debout sur la mer et sur la terre… Prends-le et mange-le, il sera amer à ton ventre, mais dans ta bouche il sera comme du miel. , (Apocalypse, X -8)

Oui, je ferai mon miel de ce texte que je lis dans des circonstances que j'imagine similaires à celles qui inspirèrent le voyant - le poète n'a-t-il pas mission de lire les oracles ?

Et je me sens bien proche du poète pour lequel  toute la Méditerranée – Mare Nostrum, creuset de nos cultures - est le substrat d’où naissent ses écrits. Patmos revient à trois reprises dans le titre des livres dont je dispose dans mon confinement : outre ces carnets, deux volumes de ses œuvres, dans la petite collection « Poésie-Gallimard » : Patmos et autres poèmes, ainsi que Egée, Judée, dont la première partie contient un « Journal de Patmos ». Repris, retravaillés, réécrits, les textes sur cette île se répondent d’un livre à l’autre. Un passionnant article de Véronique Montémont , accessible en ligne ((Lorand Gaspar : genèse des Carnets de Patmos –  http://www.item.ens.fr/articles-en-ligne/lorand-gaspar-genese-des-carnets-de-patmos/ )) m’apprend toutefois que la recherche génétique ne me permettra pas – comme j’en avais eu l’espoir – de remonter d’un texte à l’autre  vers le « degré zéro » de « Patmos » comme on remonte à la source de l'inspiration, pour suivre le cours d'une pensée, des notes préliminaires dans des carnets bien tenus au fil des séjours dans l'île, vers le poème final qui serait comme la quintessence imaginale et lexicale du projet…

En réalité,  les notes sont prises sur des papiers divers - cahiers, feuillets et pages arrachées à différents moments de différents supports aléatoires (témoignant par cette dispersion de la situation de l’écrivain/écrivant au cours d’une vie où il se sera rarement posé au bureau pour écrire, mais plutôt profitant des moindres interstices de sa vie professionnelle pour noter sur ce dont il disposait) : tout contribue à rendre confuse la genèse des textes et leur chronologie .

 

Comment, sans avoir la foi millénariste qui l'a sans doute inspiré, comprendre l'allégorie de l’Apocalypse ? Comment faire usage du mythe pour comprendre – et agir. Il s'agit d'un suspens – un ins-tant, celui de la « Révélation » de la fin des temps dans ce texte religieux. Le suspens entre la vie échue du monde et le Jugement dernier, juste avant que tout bascule – de l'inachevé de nos œuvres et vies à l'achèvement final et son apothéose. J’en retiens pour ma part l’instant de sidération où tout s’arrête dans l’attente du spectacle qui va se dérouler et qu'on n'attendait pas mais qui nous fait vivre suspendus aux lèvres du prophète qui développe l'attente – attente des visions qui apparaissent aux yeux enfin dessillés, attente des informations assénées par les médias, attente dans un temps immobilisé qui m’amène, par analogie aux images fixées dans la chambre noire du photographe, apparaissant sous l’effet du révélateur chimique, dans les bacs où se fixent les sels d’argent… Il s'agit de la même fascination du spectateur – comme figé sous l’effet du regard d'une moderne Gorgone – et son regard aveugle fixe la lumière qui va tout balayer mais semble encore immobile dans l’instant menaçant. L’Apocalypse est ce temps de lumière – emprisonnée comme un éclair hors de la durée - dont l’explosion aveuglante révèle le gouffre inversé (ra)menant vers un possible nouveau monde, de nouveaux cieux, une « nouvelle Jérusalem » (21-22 – 55) ou un changement radical de paradigme civilisationnel…

Les dactylogrammes mêmes témoignent d'une incessante reprise syntaxique ou lexicale, difficile à organiser temporellement . A ce problème s’ajoutent les publications anticipées de diverses « pièces » de ces œuvres dans des revues, à différentes dates. Ainsi les Carnets de Patmos qui inspirent ma quête font l'objet d'un groupement déjà publié dans la revue SUD, en 1986 : mais il s'agit du premier chapitre – « Allegro ma non troppo » –avec le surtitre « Patmos, 1960-1985 » . On trouve à la NRF, en décembre 1988, sous le titre « Journal de Patmos » le 3ème chapitre uniquement, finalement intitulé « J’attends l’aube ». Ces textes alors publiés sans photos, sont repris sans modification ultérieure pour leur insertion dans le livre des éditions Le Temps qu’il fait – comme s'il s'agissait de parcours parallèles, des mots et du regard. Pourtant, la chercheuse souligne le soin (et le mot a toute son importance pour Lorand Gaspar – poète-chirurgien (dont le « Clinique » inclus dans Egée, Judée me stupéfie en le découvrant dans la période d’épidémie où je le lis) apporté par le poète au « corps » de son texte, ce « matériau vivant qu’il faut sans cesse travailler, élaguer, émonder, pour le mener à maturité » ((ibid.)) Et combien ceci me semble évident à la lecture des textes que j'ai sous les yeux ! Véronique Montémont souligne enfin l’importance et le nombre des ratures, ajouts, retraits… marquant les dactylogrammes qu’elle étudie, comme si, écrit-elle, « reprenant les termes de Freud, (on pouvait) dire que l’écriture gasparienne opère principalement par « condensation et déplacement » ((ibid)) .

C’est cette piste du déplacement que je décide de suivre autour du thème qui résonne pour moi, dans la situation actuelle,  dans l'ilôt clos de l'appartement où je suis confinée, comme au sein sacré de l'île – à l’aveugle de ce qui se passe réellement dehors, et dont témoignent d’infidèles écrans où se pressent les images. Je suis à peine remise de la sidération qui m’avait saisie au début de la catastrophe, à tel point qu'écrire même me semblait impossible. Et le mot catastrophe prend tous son sens philosophique (qui est également son sens formel en mathématiques) de radicale discontinuité : καταστροφή, katastrophế , l'ambigu renversement qui est autant clôture que configuration nouvelle – comme d'un jeu de cartes jetées à terre, d'où peuvent surgir de neuves combinaisons (( Comme le souligne Krzysztof Pomian, « la catastrophe est ce changement négatif qui provoque ou risque de provoquer une solution de continuité. La catastrophe brise le temps humain, ouvre un gouffre entre le passé et le futur, menace de rompre le lien entre les générations »  in Quenet Grégory, « La catastrophe, un objet historique ? », Hypothèses, 2000/1 (3), p. 11-20. DOI : 10.3917/hyp.991.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2000-1-page-11.htm )) – cet ins-table/ins-tant brisé où le réel, retourné, change de direction, et dont la version ultime et sublimée pourrait être la révélation eschatologique de l’Apocalypse.... dont nous parle Jean de Patmos.

Le mince volume que je tiens en main ne parle pourtant pas d’Apocalypse… Le carnet est divisé en deux « chapitres » : « allegro ma non troppo » et « la Gorgone » - le premier évoque les mutations subies par « l’île splendide de la fille de Leto » depuis le premier séjour qu’y fit Lorand Gaspar : il y évoque l’arrivée du monde moderne, et « l’Hydre de la bousculade, de la fébrilité et du vacarme » qui en troublent désormais la paix. Il décrit ses voisins, et leurs activités de « gens paisibles, pêcheurs, maçons et un cordonnier boiteux » - sans oublier toutefois – dans un chapitre séparé - La Gorgone. Et ce nom me ramène aux impressions premières éprouvées dans ce paysage solaire/sous-marin aux dimensions des tragédies d’Eschyle, tel qu’il apparaît dans l'oeuvre du poète, aussi bien dans les textes de Patmos - dont l'incipit conjure les silhouettes noires d'un « choeur antique » qui évoque le Erinyes - que dans « Iles » où s'entrevoient

Récifs de villages, épaves, gorgones,

la lueur de sang dans l’embrasure –

un très vieil homme translucide dans les pierres –

Il n’est point de remède à ma parole.

L’auteur rapporte des légendes recueillies auprès des pêcheurs – ainsi celle de Théoktistos, « maçonné par dieu » – avec un intérêt d’ethnographe, tout comme il raconte en historien le passé de l’île. Et le récit se peuple d’êtres vivants, auquel il donne la parole, dans le texte qui se faufile dans les interstices des images muettes, en contrepoint. Les considérations sur Patmos ne se limitent pas à l'île mais ouvrent aussi sur les frères Karamazov ou Wang Fu et sa peinture... culture orientale d'une « Chine de l'âme inoubliée » qu'on retrouve dans le poème Patmos : l’humanisme de Lorand Gaspar dépasse les rivages égéens, son œuvre brasse les cultures dans un vaste mouvement de synthèse géo-décentrée. ((géosophique, ainsi que l'analyse Sarra Ladjimi Malouche, « « Géosophie et lieux poétiques dans l'oeuvre de Lorand Gaspar, Nunc, 17, novembre 2008, pp. 84-91)) . Son regard scientifique aussi transparaît dans les considérations (que je cite in extenso pour une double raison ) sur les liens ici entre appétit et culture, dans la mésaventure de l'odeur innommable que seul le gardien du cimetière pourra chasser ((p.41-42)) :

Nous avons tendance à croire – comme ce serait simple – que nos goûts reposent sur une construction solide, à la fois biologique et intellectuelle, sur la connaissance plus ou moins approchée de nous-mêmes, de notre composition. Or  même nos appétits les plus platement liés à notre fonctionnement biologique sont facilement déformés, déviés, inversés par la séduction qu'exerce sur notre imagination le « plat » du voisin . Il faut dire que dans ce perpétuel massage d'images qui veulent nous persuader qu'elles savent mieux que nous mêmes quels sont nos vrais désirs, nos vrais besoins, nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Et dire que les rats de laboratoire qui se précipitent sur la pédale dont les effets les gratifient sur le champ nous font rire.» ((ibid.))

Il me plaît d'une part de trouver évoqué dans ce passage le processus de transformation par déplacement/déformation caractéristique du travail sur les textes de Lorand Gaspar relevé par Montaimont dans l'article cité ((supra)) - preuve que cette activité mentale n'était pas inconsciente loin de là – et de retrouver d'autre part beaucoup d'échos de la situation actuelle dans cette critique de l'aveuglement qui pousse nos contemporains à se croire maîtres de leurs affects et réactions et à souverainement prétendre imposer leur système de vie et de pensée à courte-vue à l'ensemble de l'humanité...

La fusion du poète et du praticien est encore perceptible dans un autre passage concernant les changements du paysage et de l'activité humaine observés au cours de vingt années de fréquentation de Patmos, qu'on peut étendre au monde entier, en dépit des avis éclairés que ceux-ci pourraient apporter, grâce à leurs observations et leur imagination  :

La prolifération anarchique des cellules de l’architecture et de la mécanisation la plus bruyante ne semblant pas être une menace immédiate pour la vie, on ne sollicite guère l’avis, ni les interventions des chirurgiens ou des médecins, pour ne rien dire des poètes, que l’on exclut avec la meilleure conscience du monde de notre vécu quotidien. (…) ((p.48))

Nulle trace apparente d'Apocalypse avec ce qu'elle contient de la catastrophe ultime de ce monde, dans ces textes du carnet… Encore que je m’interroge sur l'autre parcours vers lequel le recueil nous invite à nous déplacer… Le livre ouvre en vérité sur une énigmatique et « silencieuse » photo pleine page, en frontispice : des surfaces blanches trouées de rectangles d'un noir dense dans lesquelles on lit des façades de maison, qui toutefois semblent flotter dans l’espace, dessinant un cheminement en perspective - invitation à entrer dans le livre - vers une ouverture sur un fond de gris et blancs qu’on interprète comme un ciel nuageux. Il s'agit d'une image ab-straite – géométrique et immobile – presque tirée hors du réel. Et une phrase de l’Apocalypse semble parfaitement répondre en écho à cette image… -

Après cela, je regardai, et voici, une porte était ouverte dans le ciel  (4 4.1)

En couverture déjà, un pan de mur dans des nuances de gris emplit tout le cadre hormis une mince ligne d'un blanc crayeux, surmontée de rectangles plus clairs troués de noir. On dirait presque une nature morte de Giorgio Morandi – toute en à-plats et en grisailles. Une longue ligne courbe et sombre ( le pense au plissé immense d'un linge – qu'on imagine peut-être rouge  dans la réalité? - comme ceux qu’on tend dans les églises les jours de fête) traverse la surface comme une calligraphie… sans ombre – dans la pleine lumière du midi. Midi, heure fatidique évoquée aussi dans le JdP (90 -91), dans une notation où s'oppose, en cet instant, ombre et lumière, ciel et gouffre, dans un mouvement amorcé/figé qui n'est pas sans rappeler la circulation du yin et du yang :

Comme elle nous soulève la lumière ! Flamme blanche tout en haut dans la rouille des falaises : une chapelle ou une mouette. Midi. En bas la mer, étincelante et sombre à force de lumière. Gouffre patient. 

Je me dis que, sans doute, un poète-photographe peut penser au dévoilement surnaturel de l’Apocalypse lorsqu’il développe ses photos dans l’obscurité du laboratoire. Ici, douze photos en tout – quatre seulement « animées » d’une présence humaine qui n'est guère plus à chaque fois qu’une silhouette  : un enfant de profil, dans l’encadrement noir du seuil d'une porte, tandis qu'un autre s’adosse – en triangle - sur l'écran de craie d’un mur au second plan (aucun des deux ne nous regarde mais tous deux semblent attendre un événement hors-champ) ; tournée vers l'arrière-plan, une silhouette noire à la barbe blanche dans l’angle gauche d’une image où la blancheur abstraite et verticale des murs et du chemin s’accole à une paroi de roches rugueuses et grisâtres ; tournée vers l'objectif, une vieille femme en noir, assise dans la pénombre d'un auvent, brandit fermement, d'un geste menaçant de pythie, une canne de sa main droite ; un pope, visage vers le ciel, se dresse tout en haut d'un escalier où l'ombre d'une rampe dessine un mystérieux oracle en caractères soufiques…  Tous sont immobiles, bien au-delà de la photo qui fixe un instant depuis la « chambre noire » ((citée par l’auteur p. 37)) : ils semblent épinglés - hors du mouvement du temps.

photo tirée de Carnet de Patmos, (frontispice)

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Giorgio Morandi - Nature Morte, 1947 - Rendez-vous.

Et voici aussi le paysage minéral tel que le décrit l’auteur dans le texte dont je perçois des bribes tandis que je feuillette en quête des images  :

 A soixante-dix mètres au-dessus de la baie, Khora, le haut village, d’une blancheur neigeuse et cubiste, d’où le monastère émerge tel un bloc de granit dénudé par les vents »((p.19)) .

C’est un paysage d’ascèse, pesant de cette « matièreté » de la matière, de ce blanc qui avait attiré mon regard – comme un poids de lumière pétrifiant le temps, à la façon dont procéderait une Gorgone cosmique – et la subtile délicatesse des gris quand la lumière décline ou que s’annonce l’aube :

l’éveil d’une ruche immense, la cohérence veloutée s’effrite, les ailes frissonnent. Sentiment que la clarté qui point est dans cet ébrouement de choses minuscules, dans le déploiement en elles de l’espace. (( p. 37))

Less citations de l’Apocalypse paraissent à plusieurs reprises dans les textes évoquant Patmos  : en épigraphe des poèmes de « Chœurs » d'abord, puis, et en italiques, dans le cours du texte même d’ « Iles » - qui reprend les mots inscrits ici dans la présentation de Patmos :

 Mais c’est le matin, un soleil très rouge fend les eaux – “et le tiers de la mer devint du sang”   

On reléverait encore dans le poème « Patmos », au fil des images, toutes les évocations de démesure, ou bien, écho du texte biblique

la lumière des étoiles déjà mortes. Quelqu'un te prend la bouche pour parler 

ou encore, suivant une image de la Genèse - « le souffle de Dieu sur les eaux », cette strophe proprement apocalyptique :

Les yeux de nuit un instant grand ouverts

regardent chaque son ou battement brûler

d'un insoutenable qu'il faut soutenir ((souligné par moi))

 

Présence récurrente, et donc bien prégnante, malgré tout le positivisme de Lorand Gaspar, médecin et chercheur, malgré la confiance mainte fois exprimée et lisible dans l'absolue immanence dans laquelle il veut baigner, cette Apocalypse dont j’aurais aimé suivre le développement... et qui m' apparaît dans toute sa splendeur finalement sereine – la catastrophe maîtrisée par les mots, rendue à sa puissance de métamorphose du réel, à travers cette image du poète face à la mer, comme confronté à l'imminence d'une « révélation »  - prêt à transcrire sa vision dans le dessin des mots – révélation que seule peut permettre l'écoute attentive et patiente de ce qui bruit en soi et que l'on va étendre, comme le linge, liminaire du carnet, signe noir sur la blancheur du mur comme une page :

Assis sans rien faire au bord d’une mer immobile. Je retiens ma respiration pour essayer de percevoir la sienne. Il y a ce pli mince, transparent, infiniment souple et fragile, avançant et reculant sur le sable ; un débris de coquillage suffit à le rompre, mais non, à la respiration suivante il est là, intact dans sa mobilité lumineuse, prêt à être modifié une fois de plus par le prochain caillou ou souffle d’air, sans perdre le fil du mouvement profond, encore et encore redéplié dans la clarté.

On peut rêver ainsi d’un trait de dessin ou d’un poème qui serait le déroulement de l’acte continu de sa source, sans cesse rompu, toujours ressurgissant, ténacité claire, claire même dans la nuit à l’oreille.

Etrange manie d’assembler des mots, de les serrer, essorer et étendre comme un linge tiré de son corps bruissant dans le noir. » ((pp.48-49))

 

Marilyne Bertoncini - avril 2020

Présentation de l’auteur




Sylvain Grodos, cinq poèmes

Les silences au fond des voix
les cris étouffés de nos yeux

voilà qu’ils reviennent au galop
quand à travers les mots des inconnus qui passent
nous entendons soudain notre propre musique
errance des cœurs sourds aux échos de la vie
qui patiente et attend qu’on sonne à sa porte
au son du la qui réveillerait les âmes

Et tout à coup ce sont les lignes de nos mains
qui ne disent plus rien
rien de l’avenir perdu d’avance
plus rien de nous
assis et les yeux face au vide à cinq heures du matin
sur le perron de la maison
seuls et cherchant à chanter au monde entier
les soubresauts du quotidien

comme un coq qui voudrait porter sa voix plus haut que l’aube

 

 

 

À l’heure du repas dans la cuisine
une chaise désormais vide regarde
droit dans les yeux ceux qui sont encore là
assis autour de la table
avec la rivière des jours et le pain
qui s’assèchent au rythme des larmes

Et pourtant
un appel derrière les yeux
un indice dans le paysage
un écho qui perce à travers l’averse
viennent faire valoir leur part de lumière
comme si quelque chose
ou quelqu’un
consentait tout de même un instant à descendre
du pays d’où l’on ne revient jamais
s’assurer qu’au fond de nous
chante encore une voix

 

Alors voilà
ça commence à peu près toujours comme ça
quelques mots vains qui s’en viennent de nulle part
et s’en vont aussi tôt bredouilles d’où ils venaient

Un matin comme un autre

On voudrait vivre un peu plus longtemps
vivre un peu mieux
un peu plus près des autres
un peu moins loin de soi

On est pourtant bien seul dans un recoin du monde
et malgré ça plus très sûr de qui dit je
dans nos paroles morts nées

Ainsi l’on relève la tête des angoisses
cherchant dans les petits riens des jours et des nuits
quelque nuage oiseau passant pour accrocher les yeux du cœur
Il n’y a en réalité jamais eu grand-chose à quoi se retenir
sinon les feuilles du peuplier au fond du jardin
qui tremblent de vivre

et l’on se demande de quel point cardinal
le vent nous octroiera-t-il notre propre signification

 

 

 

Le pied lourd et les mains graves
la tête basse et les jambes engourdies
les bras qui tombent et l’âme fourbue
de n’avoir jamais pris la route des ailleurs

frappent comme les douze coups de la fin
le vieux singe terré dans sa maison trop petite
avec son cœur d’enfant trop grand
trop vieux pour enfin partir

et le réveillent, lui qui s’était enfin endormi
sur son atlas grand ouvert
à la carte du monde et des gens et de l’amour
le cœur si près de la mer

 

 

À trop enfiler ses pantoufles
on s’attire malgré nous la sympathie des fantômes sédentaires
Et l’on a beau avoir posé de grandes fenêtres
aux murs de la demeure où l’on meurt à petit feu
le peu de paysage que l’on a d’une cuisine
suffit à briser au sol la vaisselle des jours en pleurs :
ah les vieux rêves relégués aux oubliettes de la mémoire
pourtant toujours en flammes
et l’on s’étonnera d’être comme un légume
avec pour seul horizon son potager

 

 

Présentation de l’auteur




Eric Bouchéty, L’Invention du désordre et autres poèmes

Je flottais les bras nus
Lorsque rêvait encore l’irréparable.
A présent le monde vêle
ses aiguilles incessantes
Et l’importance du soleil
qui sans cesse nous sollicite.

Je ne peux plus dormir dans l’infraction du temps,

Impatient de tenir
la terre imprévue,
Sa part de sel et d’utopie
qui jette avec nous la pluie dans le vent,
Des toquades dans l’été,
Nos hantises dans l’azur.

 

-Locus amoenus. -

Tu m’as demandé, malgré les aubes,
Comment demeurer sans alarme
Dans les ors du crépuscule,

Comment loger la nuit du doute
jusqu’en pleine lumière.

Il n’était jamais temps d’arriver ;
Il n’est plus l’heure de revenir.
Nous avons tant admiré
Les poètes s’alanguir
En tenant un beau nuage
Qui n’avait soin de l’incertain.
Et le logis sans route glissait sur l’herbe nonchalante.

Mais comment pourrai-je
Te ramener à la maison
                                             sans retour,
Si la découverte des collines 
Fait coulisser nos ombres,
Si l’instinct des eaux passe les rivières,
a fait pousser les plantes folles, courir les torrents
Qui stupéfièrent nos projets puis grandirent les trajets ?

Nous ne reviendrons pas parce qu’un radeau dérive
sur les floraisons régulières des vents sans logis,
les savoirs infondés
et le retour promis des cieux.

Iris dans le crâne, voguant pupilles, je questionnais tous les départs,
Tu changeais les correspondances.

Nos silhouettes projetées s’étirent encore dans le soir,
poursuivent la veillée.

Comment connaître sans enfreindre
Les proverbes et le retour promis des cieux ?

- Traits capitaux. -

La tête qui a grandi
                                 vers les cibles du ciel,
Leurs motifs confus en bas-de-ligne
dans l’essor des souhaits
              et la cascade des routes,
Parmi les éclaircies diverses,

            Enchevêtre             au soleil versatile des saisons sans mobile
Un transport tourné vers l’expérience,

Traverse                             les désirs romancés, le passé des conquêtes
et l’invincible oubli.

Même sans l’île de Pâques des idoles de passage,
                                           Reste une part importante du cœur
Avec laquelle on se montre,
Pour porter en point de mire
                        des intentions sans dessein.

On voit encore nos songes dans les nuages.

 

- Ligne de force. -

Quand tu auras, quand j’aurai comme toi plus de saisons
Qu’un vieillard dans le chêne,
Et sur les marches de la Terre,
Plus de veines que le marbre,
goûté plus que nos printemps,

Quand les ruisseaux veineront les marges de tes yeux,
Une eau terreuse encore aux lèvres,

Quand nous aurons vu dans l’os
Plus que l’aïeul sa mort
Et que le bronze de mon front
                       aura trouvé sa transparence,

                      Nous ne saurons peut-être rien
Dans l’urgence et les carrousels
Parce que la Terre tourne et que ma main s’est répétée
Sur les fruits réguliers.

                     Quand tu la multipliais dans le cœur inflexible,
Je voyais mes yeux et la promesse des graines.

                     Quand l’arbre inquiet ne poussera plus,
                     Pris dans le ciel superbe avec un fruit inaccompli,
Les poches pleines de moissons,
M’apprendras-tu encore
                                          l’horizon insoluble ?

Présentation de l’auteur