Rutger Kopland, Cette vue

La collection de poésie Po&psy, publiée par les éditions Erès et dirigée par Danièle Faugeras, propose de faire découvrir des poésies du monde peu connues du public français car pas ou peu traduites jusque-là.

Les textes édités sont présentés dans leur langue d’origine, avec la traduction française en regard. Les recueils sont également illustrés par un artiste, peintre ou dessinateur.

Les auteurs retenus peuvent être de nationalités très diverses. Ainsi, j’ai reçu trois recueils de la collection, l’un de Lucian Blaga, traduit du roumain, l’autre d’Apirana Taylor, poète maori, et enfin le dernier de Rutger Kopland, traduit du néerlandais.

J’ai choisi de vous présenter le recueil de Rutger Kopland, « Cette vue », car il me semble être étrangement en résonance avec la situation que nous vivons actuellement, contraints de rester chez nous, de ne pas sortir.

Rutger Kopland est donc un auteur néerlandais (1934-2012). Deux sélections de ses poèmes ont déjà été publiées chez Gallimard dans la traduction de Paul Gellings : « Songer à partir » (1986) et « Souvenirs de l’inconnu » (1998).

 

Rutger Kopland : Cette vue. Traduit du
néerlandais par Jan H. Mysjkin et Pierre
Gallissaires. Dessins de Jean-Pierre Dupont.
Collection Po&psy. Erès, 2019

Le poète évoque un certain état d’être, une vue qu’il pourrait avoir depuis sa fenêtre, sans bouger.

 

Supposons que nous puissions rester ici –

mais cette vue par-delà les montagnes

est trop lointaine, trop définitive

pour être supportée, bien que

 

placés dans cette attitude, en

montagne mués,

nous puissions rester couchés,

 

aussi fortuits que tous les autres. 

 

Etrange prémonition que ces vers écrits il y a plusieurs années de cela : Rutger Kopland dit « nous », un « nous » général. « Nous » sommes « couchés ici » comme elles (les montagnes), immobiles, statiques.

Immobiles, statiques, et, « maintenant que nous nous savons perdus / il nous reste seulement ce lieu ». « Sans colère, sans regret », « nous avons abandonné les cartes ».

Et aujourd’hui, au moment où je rédige ces lignes, nous sommes, chacun chez nous, privés de nouveaux horizons ; il nous faut accepter de lâcher prise, « sans colère, sans regret », de ne plus chercher à nous échapper, ailleurs, toujours ailleurs. Il nous faut accepter d’être dans l’ici et maintenant, et de nous nourrir de ces minuscules riens que, d’habitude, nous ne voyons pas : bruissements, odeurs, détails et manifestations subtils du quotidien. Alors, nos pleurs « ne sont pas des pleurs, mais / pluie et peau ».

Rutger Kopland écrit sur une certaine façon d’être au monde, une qualité d’être ; présence attentive aux manifestations du vivant, de la nature, à ce qui surgit, dans l’imperceptible.

 

Si tu vois ce qui reste, tu suis

un oiseau, comment il plane, un moment

voltige, tombe, bat des ailes,

retrouve le vent et

monte, monte,

 

même pas le point dans l’air

par lequel il a disparu.

 

Dans la dernière partie de son recueil, le poète interroge la permanence dans le mouvement. Ainsi, la rivière, toujours en mouvement, est aussi statique, car son flux s’écoule sans discontinuer. Elle ne se déplace pas, son flux est continu ; elle s’écoule, tantôt agitée, tantôt calme, et pourtant, elle n’a pas de destination, pas d’objectif. Elle coule pour couler, elle est le mouvement.

 

Matin au bord de la rivière,

matin où enfin

elle ne sera rien de plus

que la rivière.

 

 

Présentation de l’auteur




Opus 10 : Jacques Rozier, Adieu Philippine, Arnaud Desplechin, Roubaix, une lumière

Adieu Philippine de Jacques Rozier

Les films de la Nouvelle Vague eurent le tropisme du Sud. C’est bien étrange.

Les cinéastes de ce mouvement informel, qui n’avaient eu de mots assez durs contre le nihilisme mis en œuvre dans les productions du cinéma de qualité-française, furent fascinés par le crâne humain que sur la terre projette le soleil en ce lieu géographique. Leurs récits n’ont de cesse de quitter les rues brouillonnes du Nord pour rejoindre ou plutôt fuir littéralement vers les rives de la Méditerranée. Chemin faisant, au contact de la luxuriance des couleurs, ils se romantisent - puis s’attristent, car le sud, c’est la mort. La sécheresse, la pauvreté, la brûlure. La lumière y a une odeur de soupe chaude sur le feu et le décor y éprouve la défaite de ses traits.

Jacques Rozier, qui préluda à la Nouvelle Vague, voyage aussi vers le Sud. Où il se sert de l’aspect modal des mélodies corses, de leur insistance sur un son, pour troubler l’inconscience de ses deux « Philippines » – lorsque l’on devine que le rouge monte à leur front, lorsque les demoiselles comprennent que ce qui appelle le jeune appelé du contingent, c’est la mort de l’autre côté de la mer, à ce moment-là, et le bateau s’en va, la flûte en roseau du Maghreb remplace le chalumeau taillé dans le figuier du maquis.

 

Roubaix, une lumière 

Arnaud Desplechin filme le malheur comme un mystère religieux – dont la signification est immanente, c’est-à-dire existentielle et sociale, rien moins que mystérieuse.

Il décompose en tableaux de pitié silencieuse les visages – qui sont comme front à front avec nous, même de profil, ils regardent à travers nos peaux. Lenteur cérémonielle – lenteur de l’irrémédiable. Lumière d’un doré laineux – que les corps glacés ainsi saisis ignoreront jusqu’à la dernière seconde, ils ne sont pas de son duvet. Bienveillance maternelle des voix, entrecoupée des éclats paternels du loup – mais il n’est plus de chaperon rouge ni de fable, la beauté ne peut rien, l’enfance est une trahison : sa proximité avec la nature en fait un concentré de faiblesse, ce qui aide à comprendre la révolte de l’homme mûr empoisonnant les eaux, polluant l’air et le feu partout, où que se tournent les yeux.

Roubaix, une lumière

La voiture de police les amène, le film s’achève. Les deux jeunes femmes, que Desplechin a livrées à un sentiment d’impuissance où prend figure la folie meurtrière, n’ont plus que quelques minutes à passer avec nous. Comme moi qui n’ai plus que quelques années à vivre. Aimeraient-elles les consacrer à les regarder passer ? Mais est-il possible de regarder passer le temps ?

 

Jacques Rozier, Adieu Philippine.




Alain Freixe, Peut-être

Quelque chose tombe. C’est lent et imparable. Sa retenue le déchire. Le dérobe à l’oblique. Et angle droit sur le vide, le tourne et retourne, le verse et renverse, se perd.
Et dans l’air, c’est à peine si passe le froid de l’ombre.

 

 

∗∗∗

Quelque chose tombe. De clin en clin, comme on le dit d’un œil dans le temps où il reprend ses esprits pour faire tas. Devant. En bas. En bord en bord de monde comme en bord de page les fragments d’ardoise sous les couteaux de l’autre été, aspiré par l’aigu du coin. Qui s’éboule.

 

 

∗∗∗

Quelque chose n’en finit pas de tomber qui nous jette dans le soir des défaites. 
Y vont et viennent, toujours plus perdues, contre toutes les réquisitions du monde, les lumières de sentinelles désarmées. 
C’est la veille. Encore et toujours. 
Souvenances actives de quelques-uns.
À voix de mains.

∗∗∗

Nous pèsent les abandons et nous paralysent les trahisons. Lourd héritage qui nous brûle les yeux jusqu’à nous empêcher d’entrevoir ces peut-être qui poudrent l’air quand tournent et bifurquent les chemins, ces possibles qui ne serpentent au flanc des jours que lorsque nos pas à se heurter à leurs pierres écartent herbes sèches et poussières.

 

∗∗∗

Peut-être, 
lampe douce, allumée sur les eaux du jour par un vent tisonnier, amoureux des matins sans nom.

 

∗∗∗

Peut-être,
et quelque chose serait là. Une main d’ombre gantée de l’arc bleu du silence. Une main flottante et qui appelle à la relève. A la reprise. Une main d’avant les mots. D’avant les couleurs. A la volée. Une main de nuit avec dans sa paume un soleil souterrain.

 

∗∗∗

Peut-être,
et déliées, les routes alors fileraient devant sous un horizon inexploré. 
Loin dans demain.

 

∗∗∗

Nos yeux se prendraient à leurs mirages. 
Images qui iraient jusqu’à traverser leur peau. Eclairs d’oubli où la durée crépiterait comme en un terrain vague où les noms anciens auraient été perdus sous les cendres et les restes de quelques cartons éventrés entre vieux pneus et cagettes à demi-brûlées avant une aube toujours remise, toujours promise.

 

 

∗∗∗

Une aube. 

Quelque chose comme un Noël sur la terre. Celui des enfants dont les yeux, retournés, comme ces terres d’automne ouvertes à la neige, à ses vigueurs prochaines, attendraient, tendus dans les courants qui les emportent, les couleurs des jours nouveaux qui feraient brèche sur brèche au temps d’avant, ce temps muré dans les heures, dans le chaos des lumières électriques où la nuit se perd, toujours plus enfoncée dans les plis de ses masques, les boues de sa figure sans plus aucune chance de visage.

 

∗∗∗

Mais c’est le soir.
Encore le soir. 
Le soir et la pluie sur les dernières pages écrites, les dernières images risquées, comme si la fin avait été donnée au commencement.
Et c’est l’ombre de la mort sur les feux rouges, toujours plus nombreux, sur la route dont les ciels sont bouleversés, l’asphalte éboulé et les eaux salies dans les nids-de-poule, qui m’arrête.

∗∗∗

Qu’est ce qui serait de saison?
Quelles bifurcations?
Quels peut-être?

 

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Otte, L’âme au maquis

Y aurait-il un défi
à ne pas devenir son propre passé,
sa propre mémoire accrochée
ainsi qu'une verrue à la grande

mémoire géologique du monde,
et peuplée de feux éteints et de lits défaits,
de papillons épinglés à la pelote du cœur ?
Le verre plein que tu serres entre les doigts

vole soudain en éclats,
et le vin se répand dans l'épaisseur des draps,
dessinant un large glaïeul rouge
qui n'en finit pas de t'obséder, toi, sans bouger,

immobile entre deux mouvements.

 

 

Il y a des galaxies
dans un grain de poussière,
une moraine dans le moindre mot,
et ce carreau cassé dans les herbes

reflète des images morcelées.
Nous voilà révélés en parties,
l'esprit pareillement, au diapason.
Nul n’ignore plus

qu'un feu obscur brûle dans l'euphorbe
et qu'à l'équinoxe d'automne,
les oies de passage
laissent dans la moelle des os

une phosphorescence bleuâtre.

 

Veille toujours à avoir du temps à perdre,
traînaille avec tes habits de dévoyé,
vagabonde sans hâte,
sans hachures dans l'haleine,

par les chemins qui sinuent
et en même temps s'insinuent en toi-même.
À celui qui le contemple par incidences,
le monde se découvre sans cesse en d'autres facettes

et d'autres lentilles, multiplié à l’envi,
jamais pareil, toujours inédit,
tandis que l'on se hasarde,
devancé par quelques pensées insensées

par les grands chemins clairs.

 

 

 

Foin de toute mystique
qui voudrait saisir
l’effervescence par la fixité,
cherchant ailleurs un sens

qui ne soit pas circonscrit

 

par l'accomplissement de la vie
sur la source qui la décline.
Ce n'est plus le miroir du monde

mais le monde sans miroir,
et l'esprit est à vif et sans ambages.
Regarde, tout est là :
des femmes échevelées,

les jupes retroussées sur les chevilles nues,
foulent à grandes éclaboussures pourpres
les grappes de raisin mûr
à la clarté encerclante des torches.

L'ébriété est donnée par surcroît.

 

 

 

Par-devers nous, 
les feuillages se referment
en larges froissements d'ailes,
alors que l'on se fraye le passage

dans le labyrinthe des buis.
De même, hier, sur la lande des bruyères,
le brouillard bougeait avec nos mouvements,
s'ouvrait devant et se ressoudait derrière.

Ainsi, toujours enclos,
l’esprit circonscrit par le vol de l'autour,
et, au milieu de la chair,
cette clairière intacte,

avec des taches de soleil qui tremblent.

 

 

 

Hiver d'hermine,
le jour pris dans l'ampoule pelue du gel,
l'apparente inertie de la vie hiémale,
avec ses clartés de laiterie nue

et ses géraniums aux fleurs de sang séché.
Le silence nous affine à notre insu
et nos yeux s'emplissent du satin gris des saules.
Le zéro obsède tel un os d'oiseau.

Il y a une lente électricité étrange dans les sens
et, quand on retient sa respiration,
le ciel est tout transparent ;
un grand vide se fait sous la peau

tel un même vertige blanc.

 

 

Pour le voyageur sans voyage,
tout est regards
et tout reste à voir. L'esprit
est telle l'alouette ascendante

qui est tout autant dans son entrain à grisoller
que dans l'entrelacs versatile de son vol.
Dans le moment même
(l'instant, c'est ne pas s'installer),

on rêve d'une langue non récursive
où il n'y aurait plus
la conjugaison des verbes
au passé composé ni au futur antérieur.

L'eau même ne peut dissimuler sa nudité.

 

 

 

 

 

Pour le voyageur sans voyage,
tout est regards
et tout reste à voir. L'esprit
est telle l'alouette ascendante

qui est tout autant dans son entrain à grisoller
que dans l'entrelacs versatile de son vol.
Dans le moment même
(l'instant, c'est ne pas s'installer),

on rêve d'une langue non récursive
où il n'y aurait plus
la conjugaison des verbes
au passé composé ni au futur antérieur.

L'eau même ne peut dissimuler sa nudité.

 

 

 

Après nos cheminements en solitaire,
l'âme vacante et les épaules incurvées
accordées à l'accolade des collines,
après toutes les chicanes à la lune croissante,

les passages à gué et les ponts légers
dans le souffle qui fume en hiver,
nous nous retrouvons au gré des croisées.
Nous revoilà plusieurs,

en même temps que, chacun, nous sommes
plusieurs au partage de notre vie,
multipliés de toutes parts.
C'est toujours l'autre, le semblable distinct,

qui, par sa capacité à nous recevoir,
nous rend capable de ce que nous sommes.
Et la parole nous vient
en ébullition de voyelles,

sans ambages, dévêtue et libre.

 

 

Cette résonance au profond de la poitrine
et qui se propage jusque dans la moelle des os,
tels les cercles excentriques
d'une pierre lancée à la surface des eaux mortes,

voilà qu’elle nous rend à la mesure
et à la démesure du monde entier.
À quoi servirait-il d'être immortel
quand on fait l'expérience de l'éternité

dans l'instant frais qui s'esquive ?

 

 




Michel Gendarme, LES ENFANTS DE MOINS DE DOUZE ANS VOLENT !!, extraits

Le temps est calme

Leurs ailes sont des poisons invisibles
Des pinsons variables dénotent les écorces
L’aire est tendre la chair hélas se laisse prendre

La vitesse du vent est de un nœud
L’enfant maîtrise dans la coïncidence
Maisonnette de sagesse
Lit de poupée réglée
Les enfants sont des songes
Leurs ailes, des poisons d’avril

La fumée monte droit

 

Il y  avait un arbre quand c’était un jardin non pas une entreprise un super commerce une super usine âge de longtemps des longues rives folâtrer pour non sens des lisières c’était à l’ailleurs on pourrait le penser c’est autorisé de rêver une écorce suffit pour une fourmi suffit à peupler le cerveau de jouets

 Charme arbre de plaine à feuilles gaufrées caduques vit sur sol argileux ou calcaire ne dépasse pas vingt mètres se taille facilement en haie bois blanc grisâtre altérable à grain très fin aubier indistinct cercles d’accroissement sinueux rappelant le tronc cannelé résiste particulièrement bien au fendage et à l’usure par frottement

Etals de bouchers et billots vis et engrenages des pressoirs anciens moyeux de roues instruments aratoires maillets rabots serre-joints navettes de métiers à tisser formes de chaussures quilles boules pâtes à papier excellent bois de feu pour les fours à pain

Pourquoi tant de charmes ?

 

 

On ressent une très légère brise

Dort dans la maison l’épaisse toison dort
Dort à l’abri l’apaise
Les enfants ont des ailes de papier
Des songes de géants des ailes

La fumée indique la direction du vent
Où vas-tu vas là

À lit à rouler froissé défroissé enroulé
Au frais à faire du chaud des sinuances de l’esprit
Se parer de drap d’humeur mais je me sens mieux comme ça
S’envelopper d’urine chaude dans l’urine chaude
L’enfant dans le marécage de ses rumeurs nocturnes

Urine

La vitesse du vent est de un à trois nœuds

 

 

 

 

 

Pour un refuge planté là sans regrets éternels des larmoyantes strophes les larmes des amants démunis désamiantés un arbre comme un abri anti-automnique des malédictions tectoniques dans les boîtes ils ne connaissent pas cela les piquants sous les fesses à la plante des pieds courir nu au clair de la lune ô encore une fois courir nu sous le clair de ta lune

 Châtaignier arbre de demi-lumière à feuilles caduques atteignant trente mètres sensible au froid pousse sur un sol riche perméable et non calcaire bois hétérogène beige ou brun très durable aux intempéries aubier distinct blanchâtre altérable très bonnes résistances mécaniques en flexion et compression assez fissible

Le bois le plus riche en tanin utilisation en tonnellerie par fendage les tiges fournissent des clôtures de l’emballage des cercles de tonneaux et de merrains les bois ronds sont employés pour les manches d’outils montants d’échelle piquets de clôture ou de vigne les sciages sont utilisés en menuiserie parqueterie et charpente mauvais bois de feu les sous-produits sont transformés en panneaux de fibres

Suivre le châtaignier

 

 

On sent le vent au visage on sent
Caresse douce ma mousse te pardonne
Sonne l’heure ma douce
L’enfant n’est plus à vendre depuis longtemps
Il le sait
Connaît un certain prix

La vitesse du vent est de quatre à six nœuds

Il se lève de cauchemars
Derrière la porte il y a toujours une surprise qui l’attend
Marre marre
Viens viens qui en voudrait
Pendant que les songes se font un placard
La vérité sort de la poubelle 
Elle

La brise est légère

 

Ils ne marchent pas comme nous ont toutes sortes de réseaux invisibles souterrains d’âmes argileuses planques à foutre de silice ils craquellent les distances et surfaces se font dépendances des cavernes avalées tu avales des couleuvres quand tu te couches sous les fougères tu respires un autre paradis

 Aulne arbre dont le port ressemble à celui des résineux pousse au bord de l’eau en pleine lumière peut atteindre trente mètres feuilles caduques d’aspect visqueux bois rosé à grain fin aubier indistinct se polit bien résistance mécanique faible presque imputrescible lorsqu’il est immergé

Piquets de clôture en sol marécageux modèles de fonderie tournerie sabots jouets brosses bobines boutons bols cuillères bon bois de feu pour la verrerie contreplaqué pâte à papier panneaux agglomérés Venise est bâtie sur pilotis en aulne

À l’aulne des lueurs

 

 

 

Tiens une petite brise
On se dirait des mots dans des cachettes d’allumettes
Chouette
Des jeux mauvais rituels des dates assouvies digérées
Hibou
Recrachées
Pour lui faire jouer un autre jeu
À l’enfant

Qu’importe il plante des fanions des éléphants de vapeur
Saute dans la contemplation
Ça pique

La vitesse du vent est de sept à dix nœuds

Ça pique
Se goinfre déjà de futur

Alors les drapeaux flottent

 

Ils collectionnent les sons s’attribuent des symphonies dédicaces écorcées des craquements de nuits de noces des succions de serrements des approches en écho ils résonnent de feutres de glissements en foutoirs mélange végétal en folie rapprochée là juste au-dessus se créent les sons du monde ceux de toutes les langues le babil forestier

 Trois cents espèces sont connues allant du plus petit arbre espèce naine de montagne dix centimètres de haut un centimètre de diamètre à trente ans au saule blanc des bords de rivières en passant par le saule pleureur poussent sur sol humide en pleine lumière bois blanc à gris rose léger et mou pelucheux

Charpente de qualité secondaire volige emballages légers boîtes à fromage manches rustiques battes de cricket jouets perches et échalas claies vannerie grossière chevilles et dents de râteaux meilleurs liens pour la vigne les toits de chaume nasses et petit mobilier des feuilles et de l’écorce on tire l’acide salicylique remède dès le dix-septième contre la fièvre des marais

En équilibre sur le saule

 

 

 

 

 

Ô que la brise est jolie si jolie jolie
Drapeau orange

Grossir ce qu’on lui a donné son travail est tumeur
Boursouflure du langage enflure des mots
Il triture ses bouts de peau arrache des dents aux livres
Se fout de la peinture dans à l'intérieur
L’enfant bourse

Le sable s’envole
Le sable ça veut dire l’océan la plage loin
Le sable s’envole
L’enfant et ses croûtes pleines de grains passés présents futurs loin
Lèche et mélange et titouille vit avec ça
Bourse

La vitesse du vent est de onze à seize nœuds ah ! quand même !

 

 

Boivent ce qu’il y a d’humide dans ce monde faut bien chercher la goutte rompre la solitude molécule de calcul ils incrustent la soif c’est une racine aussi supportent l’abstinence le sacrifice la tradition du jeûne mais qu’on ne leur coupe pas la route un monde ça se construit les rhizomes sont à la recherche tout le temps

 L’hêtre est grand de trente cinq à quarante mètres ne dépasse guère trois cents ans préfère l’ombre les sols riches et légers l’humidité atmosphérique de la Suède à l’Italie bois fin homogène sans aubier distinct couleur variable du blanc au rougeâtre se cintre et se ponce très bien assez cassant en flexion peu durable n’est pas un bois de construction

Ébénisterie contreplaqués spéciaux bois comprimés-bakélisés mobilier scolaire de cuisine établis étals articles de ménage brosses formes de chaussures sabots semelles de galoches jeux et jouets bobines pelles de boulanger boisseaux sièges et porte-manteaux pâte à papier textiles artificiels bois de feu traverses de chemin de fer

L’hêtre de la question

 

Présentation de l’auteur




Christophe Esnault, Ville ou jouir et autres textes navrants

COMME UN POLAR

Faut pas pousser, pas crier au miracle ! C’est qui ce type qui n’arrive pas à se flinguer en se balançant d’un neuvième étage ? Hein ! c’est qui ? Comment, allo, qui c’est ? Christophe Esnault ne le dit pas dans cette œuvre de fiction écrite avec les tripes.

 

Le suicidé pas mort, c’est un gars, un type, un mec, une nana, j’sais pas, j’sais plus. Ce qui est sûr, c’est qu’il essaie encore de se suicider en vivant ; ça, faut le faire, faut avoir du ressort avec une patte cassée et un entrain à la Nani Moretti enfourchant son scooter et tournant, tournant autour du pâté de maisons, autour de la scène de crime du suicide raté – le crime de l’écriture répandue. Halte, pas sauter ! Si, il a sauté. En bas, une jambe cassée et la littérature éparpillée, façon puzzle dirait l’autre.

« Je ne vous aime pas » écrit le bonhomme en traversant les nouvelles de cet étrange été, balançant de rage sa semence magique à la gueule du lecteur, et même des éditeurs, les les gentils éditeurs.

Christophe Esnault, Ville ou jouir et autres
textes navrants
, éditions Louise Bottu, 2020,
163 pages, 14euros

Bon, le bouquin de Christophe Esnault, l’écrivain pensif, se lit d’une traite. Retour dans le réel – bonjour Clément Rosset –, des rencontres, un chapelet de grenades sexuelles, toutes dégoupillées, l’arrivée de Marie-Madeleine, ou plutôt de Ludivine, un sacré bon coup, une nana à vous remettre d’aplomb un mec qui ne s’aime pas et n’aime personne. Ah, Ludivine…

Ludivine, grâce lui soit rendue, adore le travail du suicidé hâtif qui gribouille des aphorismes dans sa chambre d’hôtel et les colle de nuit sur les murs tristes d’un quartier glauque. Elle veut le suivre entre deux séances de joyeusetés, canard, pattes en l’air, et hop ! entre deux séances. Lui ne veut pas, enfin pas trop.

On colle un premier aphorisme : Les ravages d’un désir d’absolu scient les ombres démentes d’une ville surnuméraire.Pas mal, c’est vache ! Un autre du même tonneau : Les gens sont surnuméraires en général.  Celui-là est adorable, le général est vraiment bienvenu. Et cette phrase : La ville sodomise ses catacombes et offre des baisers langoureux à ses plus beaux cadavres. Ouf ! Et tutti quanti. Dans ce travail purement littéraire, le suicidé sans nom s’efface et l’écrivain s’installe.

Et puis, au détour d’une phrase du bouquin, sans crier gare, ce : je suis une petite fille innocente au teint pâle agenouillée dans le train fantôme, interpelle. Ça, c’est pas un aphorisme, ça vous prend aux dix doigts des pieds. Tous les garçons ont une petite fille en eux mais ils ne savent pas quoi en faire. Ça casse, ça fait pschitt… Il est où le bonheur pour la petite fille agenouillée dans la tête du garçon ? Christophe Esnault ne parle pas du bonheur, juste de la déchirure du bonheur, sans dire le mot.

Pour finir, mais rien ne finit jamais, l’auteur tente un ultime essai empathique auprès d’une famille en train de se fracasser dans une bagnole embrassant un mur, famille qu’il n’aime pas, tiens : Vous pouvez encore freiner. Si vous pouviez freiner, il est possible que je puisse vous aimer, par erreur.

 

Et puis la grâce. Celle d’Anne, l’histoire d’Anna contée par un Antonin qu’on soupçonne être Christophe Esnault : Anne s’est suicidée, c’est la faute à X, une autre femme, celle qui raconte, amoureuse d’Anne, souvent nue avec Anne dans un même lit, mais se refusant à Anne après l’avoir entortillée. X avait une envie folle d’Anne, mais elle disait non. Perverse et criminelle poupée qui disait non. Anne s’est suicidée. X souffre. Tout souffre autour, dedans, seule la mort ne souffre pas.

 

Un livre chaud comme un marron chaud ; c’est pas seulement de la littérature, c’est au-dessus de ça, c’est l’amour absolu avec un grand A. L’amour à mort page après page, les nouvelles enchâssées formant grattoir. C’est ça Christophe Esnault. Un amoureux total, donc criminel. Mais les crimes de papier…

 

Présentation de l’auteur




Bernard Perroy et Nathalie Fréour, Un rendez-vous avec la neige

Les poètes aiment la neige. Elle abolit tout, elle restaure le silence, elle nous offre un autre regard sur le monde. Et nous invite au dépassement. Bernard Perroy nous le dit en une vingtaine de poèmes, accompagnés par onze pastels de l’artiste Nathalie Fréour.

« Il a neigé tant de silence ». Bernard Perroy, poète né à Nantes mais vivant aujourd’hui en Sologne, cite en exergue  de son livre le titre d’un recueil de Gilles Baudry (Il a neigé tant de silence, éditions Rougerie, 1985). Chez celui-ci, moine-poète de l’abbaye bénédictine de Landévennec comme chez Bernard Perroy, frère consacré à la communauté catholique des Béatitudes, il y a la même approche du silence. « En nous hiberne le silence, il  nous allège », écrit Gilles Baudry. « Royaume du silence,// tu nous éveilles, tu nous interpelles », souligne Bernard Perroy qui, dans son recueil, fait de la neige le vecteur exclusif de ce silence. Une neige, qui au-delà du silence, nous renvoie à la « pureté » et à une « immobile clarté ».

 

Un rendez-vous avec la neige, poèmes de Bernard Perroy,
pastels de Nathalie Fréour, éditions L’enfance des arbres (2,
place vieille ville, 56  Hennebont), 50 pages, 13 euros. Bernard
Perroy publie par ailleurs Paroles d’aube dans la nuit
(éditions La Porte).

 Car les pouvoirs de la neige, sous sa plume, sont immenses. Ceux « d’effacer », « d’abolir », de « voiler ». La neige, dit encore Bernard Perroy, nous « sacre », nous apprend la patience, « éponge notre solitude », « nous met au large ». Propos métaphoriques sur les pouvoirs (insoupçonnés) d’un phénomène météorologique. Car il s’agit bien, dans ces poèmes, de signifier ce que la neige nous dit d’une forme de transfiguration voire de résurrection.

Empêtrés dans « les peaux mortes de nos âmes », dans « nos aspérités et nos lèpres », « nos cendres et nos scories »,nous sommes invités par le poète à « dépasser nos peurs », à surmonter « les tumultes du cœur » et « notre solitude ». Il y a au bout du compte, dans la neige de Bernard Perroy, quelque chose qui relève de cette manne céleste, immaculée,  seule à même de rassasier nos « cœurs mendiants ».

Pour accompagner cet appel, les pastels de Natalie Fréour apportent ce qu’il faut de douceur et de légèreté même si les silhouettes d’arbres morts, dans un paysage de neige, sont là pour mieux souligner toutes ces « peaux mortes » appelées à sécher pour laisser place à de nouvelles floraisons.

Préfaçant un précédent ouvrage de Bernard Perroy (Petit livre d’impatience, éditions Le Petit pavé, 2011), le poète Pierre Dhainaut écrivait : « Bernard Perroy nous donne à lire ces empreintes à peine marquées qui nous disent qu’un enfant est passé dans la neige ». Ce sont ces empreintes-là que le poète a laissées sur les pages immaculées de son nouveau recueil.

Pastel de Nathalie Fréour.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Muriel Quesne, Des lignes et des tas

Tassement

 

On se voit
Debout
Avec des bâtons
Dans le vide                                                                Sinon quoi     
Sur les nœuds des arbres
Et les moignons blanchis à faire craquer les branches mortes
Et tomber tête la première

On se voit sous l'ombre de l'oiseau                             Un de ceux qui tisse l'air libre   
A étendre ses bras
A presque toucher l'île des containers
L'île calcaire des containers
Entre ciel et mer
Dans le soleil qui s'étire
On se voit encore
Avec la mère                                                               Entassé entre la vaisselle
Les tas de linge et les draps de lit
Au milieu des neiges du printemps
A jouer avec le coton
La gaze pour les petites blessures
A sentir le réconfort
A tenir dans ses mains
A laisser filer

On se voit avec les petites voitures
Les jeter dans la mer
Pour faire un bloc de petites voitures             Quelque part
Un bloc ou un rocher
Avec les roues et les phares
Comme des coquillages incrustés

Et on se demande maintenant où est l'enfant              La mère
Maintenant qu'on a perdu les bâtons
Maintenant qu'on a jeté les petites voitures               
Que le poing sur la table est tombé
Et qu'il ne reste que les neiges du printemps
Pour se souvenir derrière le rideau
Pour se souvenir de ce qui a échappé

On voudrait voir ce qu'on ne peut pas
C'est là qu'on prend la pioche
Et qu'on déterre
Les hortensias les genêts la bruyère
Et qu'on déterre
Et qu'on défait le tas de bois
Le tas de pierres
Le tas de fissures
Le tas de caresses comme des taloches
Et on voudrait dire
Ce qu'on ne peut pas
Le hochement des morts
Le tambour des ossements
Le cri obscur de la chouette
Les os tassés

Frissons du vent et crin de cheval
On rassemble les bois de tilleul et de chêne
Les pierres anguleuses et blanches
Le fumier la cendre et les bris de verre colorés
Sur ses jambes
Sous le tricot

On se voit crier
Tout en croyant que tout est cri de récréation
Cris pour des cheveux tirés
Ou croche-pieds sous les platanes                              Un coing jaune sur le muret

Dans la laine des manches
Les mains s'enroulent
Et on tasse les bouts de doigts
Dans la laine trouée
Les bouts de doigt qui voudraient se tendre
Vers le ciel agrandi du champs
Vers le fil à linge de la mère                                       Emmêlé de chèvrefeuille 
Vers les veines d'eau raréfiées
Qui ondulent Suintent Sous la mousse assoiffée

On se voit laper le fond trouble
Extraire le lait chocolaté
La mère et l'usure ordinaire
Des draps à repriser                                                    Un fil pris dans son ongle cassé
Et on jette des mouchoirs de calcaire
Les miettes et les cailloux à la volée
La langue tirée 

Des graines accrochées au tricot
On mâche l'herbe sèche
Les yeux de sécheresse prolongés jusqu'à la clôture des cils
On observe la mouette
Un point silencieux dans le vaste ciel

Alors on tasse                         La suie La sciure La boue Le bord et le débord Le sac et le ressac    
Dans le coin des secrets
Et on se tasse
En tas d'osselets
En tas d'ossements
A la marge du soleil
Masse informe sous le tricot

Puis on dépose l'enfant dans la terre
L'enfant dans la terre humide et légère
Celle qui l'a faite naître
Celle qui l'a longuement piétiné
Et on se voit
Sous un champs de moutarde            
Chatouillé par les racines des fleurs de moutarde
Enveloppé de laine comme des flocons de neige
Des feuilles collées aux pieds
Des boutons d'or dans le cou
Tu crains le beurre
Dis-le que tu crains le beurre
Peut-être qu'un animal veille
Et tasse la terre de l'enfant
De ses grosses pattes
Veille sur celui qui essaimait les caresses
Et qui croyait qu'un sourire amenait un autre sourire Celui distrait de la mère

C'est là qu'on trait encore et encore la langue afin de            La retenir La délier Puis la cracher   
C'est là qu'on voit tout ça dans la lumière
Qui joue avec le rideau
Et on se tasse un peu plus dans le fauteuil

 

 

 

 

 

Orages

 

A croire qu'on est là
Dans un western sur de hauts plateaux herbeux
Près de vaches couleur tourbe
A croire que les filles sortent du saloon
Celles qui s'esclaffent
Pleines de maquillage et de cellulite
Pleines de fun et de tatouages
Pleines de culottes qui dépassent des jupes en jean
Et de fric qui s'échangent entre les sacs à main
Des boucles d'oreille à pompon dodelinent vers le bas-côté
Envahi de presque valériane
Elles ne sentent rien
Pleines d'alcool et de paillettes
Dans les cheveux sur le visage
Le train passe caresse les feuilles et s'enfuit

A croire que des chevaux s'élancent à l'assaut des pouliches
Dans l'herbe haute
Ah ah ah ah ah
Piaillent les filles
Les yeux brillants de suie
Des mèches blondes
Dans leurs cheveux noirs
Devant la petite gare

On observe leur manège
Leurs lèvres gonflées à sucer les pailles
Leur coeur sans chlorophylle
La tempête se lève et le chahut des filles 
Des éclairs dans les yeux
Elles vibrent avec le tonnerre
Avec le vrombissement du tonnerre qui cherche
Leurs seins ballottent sous leurs chemises
Les arbres se courbent
Elles piaillent plus fort
Puis tout autour ça frappe sec
Ça claque les fesses des filles
Et se fendent les chênes les noyers et les charmes
Tout autour la rivière souillée s'étale comme les robes sur les genoux des garçons
Un jour de mures sauvages dans les cafés noirs de monde

Il n'y a plus rien à boire que le thé fumant ou le whisky houblon
Il n'y a plus rien à voir que la femme qui passe et ramasse les verres
Des pièces cliquètent sur le comptoir
Les filles sont en bonne compagnie
La pluie gratte les vitres
Le vent souffle entre les interstices
Des éclairs s'insinuent dans les trous des serrures
On se recroqueville un peu
Nuit de plein jour
Suspens

Soudain le monde s'ouvre
Une fille s'assoit dans sa robe de pompadour délavée
On dirait un Pavlova à la crème défraichi
Son ombrelle malmenée par le vent s'est arrachée des baleines
Elle enlève délicatement des escargots sur ses socquettes
Refuse l'écureuil à manger préfère à défaut les navets fumants du haggis
Soupirs
Dans sa poche elle prend une poire de la Saint-Jean
Creuse de son index la moisissure
et croque sec ce qui reste de la poire dure

L'orage est passé

On sort emmitouflée de laine de Tartans
On esquive les fougères humides
On enjambe les troncs brisés
S'égratigne les chevilles
Cueille une noix verte sur l'arbre terrassé
Un cri d'oiseau comme un singe
Les pieds empêtrés dans les branches
On marche indifférente aux gouttes qui tombent sur les pieds nus
Jusqu à la boue du fleuve déchainé
Un cri de feuille ou de fille
On veut en avoir le coeur net
On saute de la digue
Les poissons se coincent entre les orteils
Les cheveux se mêlent aux herbes filantes
On s'immerge dans le vivant boueux
Les seins pointent vers le ciel au milieu des remous et des cataplasmes de galets
On file sous le pont de pierres et on s'écoule entre les bulles
Dans le courant on s'étend

Les filles boivent un dernier verre au cannis man's
Suspendue au plafond une mannequin des années
20 leur jette un regard canaille
Non loin d'un clap de film
Non loin d'un landau dégarni
Non loin des assiettes peintes et des clés des chambres closes
Mais où est le bébé
L'horloge ancienne a sorti ses rouages
Les filles s'esclaffent
Pas dans le tiroir à maman
Elles ont des pilules toutes prêtes
Et des étoiles d'encre sur les chevilles

On s'égoutte sur le rivage

 

 

 

 

Matin

 

Le visage
Rayure
Sur les joues des draps
Les cheveux ras
Rayure des rêves
On sommeille dans un rayon de lumière
Rayure du réveil
On se rendort puis se réveille
Se lève
Enfile ses habits ajuste ses bretelles
Rayures rayées
Boit son café y trempe
Des oiseaux railleurs

Une main sur son chapeau barré de feutrine
On part
Son ombre collée aux barres d'immeuble
De la brume froide dans les bronches
On va vers
Des forêts barrées rayées brulées
Et on desquame et panse et soigne les bois noirs jusqu'à la découpe des rochers
Jusqu'à la barrière infranchissable
Plus tard on reviendra des barres de bois sur ses épaules
Y construire
Des nichoirs bariolés ou des barricades

 

 

 

 

 

De travers

 

L'hiver se fane
Effroi et petits mouchoirs
Le silence s’aiguise de légères pertes
On se sent à fleur d’eau
On avale
Les lys mêlées entre nos doigts brossés d’eau calvaire

Dans la bassine d'eau croupie le corps se fripe
Le silence se dilue
Des anguilles frétillent sous les doigts engourdis
Des mimosas éclosent

Tout autour la glace se fendille
On se fend d’un sourire
Frappe-moi si tu peux
Tu frappes
Le pot à lait dégouline de blanc sur le gris profond du puits
On avale
La peau du lait avec des plis

Nos paupières s’entrouvrent
Les flocons glissent sur les carreaux
La robe de mariée dépasse de l’armoire ouverte
Un tir
On a le corps parsemé de salves odorantes
On avale
La pluie détricote le bonnet blanc des toits
La blouse s’effiloche en jours maussades
On avale une puis deux
Tartines qui empestent le moisi
Les boutures du spleen surgissent sous les cicatrices roses
Immobilité de nos mains moroses
Les pieds nus givrés

On se propulse vers des jours vides
Un cil sur une joue grise
Un arbre dévêtu
Des ailes vibrent sous la chemise dans l’entrelacs des draps peignés
On est à la poursuite d'un lièvre gangrené
On incise le monde
On le colore de bacilles
Un enfant pleure
Nuages bas
On ouvre
La bouche
On déglutit
La mer
Blanche ferraille ou grise mistral 
Elle crache des mouettes dans le ciel radiographique
Humérus Fémurs Tibias

La robe de moire nous lacère
Nous confine dans un calme isoloir
On avale
Le poison de l’amande amère et deux poussières
Les voiliers n'envahissent plus la surface libre
L’eau s’étiole sur la toiture
Des flocs dans la bassine dessinent un système cosmique temporaire

On avale
La grise mine du ciel blanc qui s’éclaircit de rutilantes dorures éblouissant le monde
Empli de cages de cris
On avale
Le papier mâché à la machette

On est nue
Rien à perdre
Tout à irradier
L’arbre se grandit de jeunes pousses
On rétrécit dans une solitude inerte

Assise sur le banc de bois lâché du bastringue
Dans le vent affolé
On attend la transformation des nuages en encre pâteuse
Les champs dorés en blondeurs hirsutes pour longer les voies ferrées les terres brûlées de béton
Et peuplées de grues mécaniques 

On avale
Ton parfum rance
La résine des pins maritimes
La terre molle comme un biscuit trempé dans du lait chaud
L'écrevisse américaine invasive
Les herbes folles des vallons
Les terrains vagues
Le chien qui aboie

On ravale
Son cri dans le champs des possibles

 

 

 

Présentation de l’auteur




Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout ne finit pas par des chansons

Oser solliciter en lecture  le recueil d’Aragon La grande Gaîté,  c’est se heurter à un mythe. Celui d’Aragon, ce monstre culturo-politique tantôt adulé, tantôt décrié ; tantôt accusé de tous les maux politico-artistiques,  tantôt réduit à son amour fulgurant pour Elsa.

Un auteur préfabriqué donc, déformé peut-être, transformé sans doute. Comment secouer tous les commentaires/éloges accrochés à l’auteur comme des tiques redoutables ? Comment lire une célébrité en toute innocence et  avec un minimum d’objectivité?

 Un défi de plus avec cette foutue « gaîté » (avec un accent circonflexe) qui est aussi – pour moi - une station de métro et un théâtre lyrique ! Qui est donc ce joyeux drille Aragon?  Dans ce recueil composite, il n’est ni l’Aragon compassé fabricant d’alexandrins, ni le suppôt d’idéologie. Non. Sa soi-disant « grande gaîté » lui vient d’ailleurs… Tentons de la cerner ou de la démantibuler. Avant toute ébauche de réflexion, l’auteur en personne nous sape l’herbe sous le pied critique en s’auto-jugeant…

Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout
ne finit pas par des chansons
, préface de

Marie-Thérèse Eychart, Poésie Gallimard

… En effet, il estime avoir carrément fait preuve de « violence blasphématoire » (1) ! Aye !  La lectrice a  l’impression d’assister à un règlement de compte d’Aragon contre lui-même.  Alors cette « gaîté » annoncée est-elle une vérité très vraie ou une antiphrase très provo ? On ne le contredira pas tout de suite, même s’il se vautre immédiatement avec une jouissance fanfaronne dans l’excrémentiel, le sexuel et l’obscène. Lance-t-il un défi désespéré à son propre désespoir ?

En ce recueil si scatologique, l’inspiration commence  nettement en dessous de la ceinture - et même très au-dessous - dans une ambiance pipi-caca  très classe maternelle. Commençons donc par le pire créatif ! Sa « berceuse » est d’abord un hymne au mot : « chie chie chie chie donc chie ». Par cette diarrhée verbale sans virgule, elle évoque la « voix » maternelle : « Petit enfant chie/Comme les  grands de la terre » (aussi bien le maréchal Pershing que l’écrivaine Lagerlöf) ». Au demeurant, l’éducation des sphincters de baby Loulou Aragon se partage entre diverses dames : «Pour me faire faire pipi/pisspiss disait ma nourrice (…) Pour me faire faire caca/Kakkak disait l’infirmière».  Malgré ces interventions féminines, le bambin s’estime « réfractaire » ! Quant à l’enfant, il se laisse aussi aller à un « petit suintement de pipi hors des langes ».

Ce popo-poète persévère et consacre jusqu’au lieu où les excréments s’évacuent.  Ainsi les toilettes sont tantôt des « cabinets d’aisance », tantôt des « chalets de nécessité ». Qui circule là, si ce n’est le «  flaireur de bidet » ou les « gens qui pètent » ?

Interview de Louis Aragon, 17 décembre 1958 (UEC de Lille).

Dans ce bas du corps si inspirant, git  en outre son instrument charnel à érection : tantôt exalté négativement en « lamentable quéquette », tantôt objet d’appropriation «  Ma zizi » (pour parler d’une amante), tantôt qualifié de « bite » de façon traditionnelle (en conversation plus qu’en poésie !). Au fil de sa vie, ce peau-poète distingue « ceux qui bandent » et ceux qui ne bandent pas » (dont lui). Certains ont même « une bouche ruisselante de foutre »,  Au demeurant, le marmot (lui ?) jugé  comme une «chiure abominable », se « branle » déjà l’œil dans le  vague. Ailleurs, les visiteurs  (dont un mystérieux fiancé et/ou « assassin »)  se « branlotent » devant une « vierge morte ». Lequel assassin est caricaturé - ni plus ni moins -  en « godemiché » de familles « appartenant à la bonne bourgeoisie » !  Comparaison qui est sans doute un vestige des amitiés ou rancœurs surréalistes !

Les activités possibles de ce bas ventre privilégié sont communément nommées « les choses du sexe ». Avec une certaine pudibonderie (affectée ?), l’auteur prétend : « Je m’attendais à tout/mais aucunement à ces mots-là ». Il n’empêche qu’il en fait quand même un poème, certes assez court ! De surcroît, parmi tout ce qu’un « garçon » (sans doute de bistrot)  ne refuse pas de servir se trouvent les cure-dents et les coups de torchon,  auxquels s’ajoute « Une capote anglaise/ C’est pour l’armée française » ! Encore un pied de nez assez bas placé !

Dans sa panoplie des êtres humains, se trouvent  des « cons », parfois qualifiés de «  sale con »,  voire de « con à moustache ». Ce dernier con spécifique bénéficie d’une description humoristique virile : « Il y aurait à dire des moustaches/ Qu’elles sont à l’honneur d’une nation qui n’en a pas d’autres/ Le superbe baldaquin comme il surmonte élégamment/ L’égout des lèvres et le petit fessier du menton ». Pas besoin d’insister pour qu’on imagine ce bourge là!

Sur le plan de la forme, Aragon a des audaces orthographiques, façon détournée de jouer avec le son et le sens. Il  modifie l’orthographe de l’adjectif : « hindigné ». A lire ce mot, on hausse le ton sur la première syllabe marquant l’attitude du prétentieux ou du con-bourge… empesé. Ailleurs il évoquera ma « pauche » (cad poche), faisant entendre à la lectrice un accent provincial ou british.

Interview d'Elsa Triolet et de Louis Aragon, le 28 octobre 1954 (UEC Lille)

 Il a des audaces grammaticales dans les répétitions d’un mot plutôt cru (ex : chie….). Voila qui suggère éventuellement la lente attente des fèces. Ailleurs la répétition du mot main - certes plus ordinaire - a une autre fonction possible : « La main qui dessine/ La main qui étreint » s’écrit en vers pentasyllabiques. Le décasyllabe qui suit fait tout simplement la somme des deux activités. (décliner, étreindre). L’interversion en hémistiche croise ensuite les deux actions manuelles, annonçant que ce qui « domine » ni plus ni moins ce texte est sa propriété intrinsèque : « Ma  main ». Bref,  il s’agit de la main du poète, la ou les siennes qu’il voit remuer dans la glace. Ce poème-miroir n’est certes pas génial, mais il a probablement distrait quelques minutes le poète aux abois amoureux.

 Aragon inscrit ensuite dans les mots le rythme du tango-folie : à deux temps,  mais avec trois redites : « toutes toutes toutes » ! Dans son  Art poétique esquissé (si toutefois c’est un art), il coupe carrément les mots en allant à la ligne : « C’est pour une raison/ Véritablement indigne/ D’être cou/ Chée par écrit ».  Une coupe grammaticale au tranchet… Cet « art » se fait moqueur en réponse à une question idiote posée par tous les imbéciles ou les admirateurs : Pourquoi allez-vous à la ligne ? Or l’annonce de cette question (de si  médiocre intérêt ?) est justement présentée en allant à la ligne : « Pourquoi de temps en temps je vais à/ la ligne » ! Reste à glisser une faute d’orthographe, dont on se demande si elle est volontaire dans sa Partie fine : « C’est mal foutu paraît-il/ En temps que poème ». Nul ne saura si c’est une coquille de l’éditeur ou si cela prouve justement par l’exemple que le poème est vraiment mal foutu. Bref, on  préfère Aragon quand il évoque « la clique des têtes à claques », en cette même partie si «  fine » qu’il advient un prodige : une femme très belle et très nue, etc. Ce qui n’a pas l’heur de lui déplaire.

Au terme de notre parcours en terre aragonesque, la grande gaieté n’est pas si « grande », ni si « gaîté » que cela. Elle ne semble pas purement ludique, mais relève plutôt d’une espèce de défouloir un tantinet agressif.  Aragon veut paraître pire qu’il n’est, se vautrer dans la fange poétique en l’exhibant.  Pour apaiser son colère ou son dépit ? Il n’est pas impossible - et c’est peut-être même sûr - que cet ensemble soit l’effet de sa mésaventure et de sa rupture avec la richissime Nancy Cunard. Lui, le ludion poète n’était pas à la hauteur des frais imposés par la fréquentation de cette femme éprise des bavardages des riches glandeurs et des aventuriers de par le grand monde. Pour tenir le coup financièrement, il vend son  tableau de Braque à Noll, malgré le mécénat persistant de J. Doucet. Il fera en outre une tentative de suicide.

Aragon  ne sait d’ailleurs pas où  ni quand il a écrit  ses propres textes (1927-1928). Sa volonté secrète de récapituler lieux et dates (sans y parvenir) témoigne plus d’une ébauche d’anamnèse que d’un remplissage d’agenda. Sait-il donc ce qu’il a écrit ou ce que l’inconscient a écrit pour lui ? Son Poème à crier dans les ruines  donne une clé de l’énigme : « Crachons tous deux/Sur ce que nous avons aimé ensemble ». Bref, sur l’amour et surtout la mémoire de l’amour. Oui, mais ce phtisique du sentiment se nomme Aragon et bégaie des « Aima c’est au passé/ Aima aima aima aima aima».  Des  toussotements  réitérés? Son amour défunt (ou en train de défaillir !) s’inscrit déjà en des yeux, une bouche (2) de femme.  Néanmoins son crachat de dépit ne peut s’empêcher d’être esthétique dans  Gobi 28 : « Plus rien  ne m’est cher pas même l’amour/Et quand je dis l’amour ce mot comme une mer/ Etoiles étoiles qu’êtes/ Vous/ Devenues/ Vous ne niez pas l’existence du vent/ Pourquoi s’interroger sur son existence à soi-même/ Et si je nie l’existence du vent ».  Ainsi ce Gobi symbolique du titre reste bien le fameux désert mongol, en cette année 1928 ! Qu’importe,  le poème emporte l’âme. Ouf !

Pour en finir, moquons-nous – bêtement, je l’accorde – de cette entrée subreptice et subjective des chiffres et dates en poésie. Aragon a alors 31 ans, comme il le signale dans le titre d’un autre poème 1897-1928 ! 1897 est sa date de naissance, inutile de le préciser. Occasion rêvée pour qu’il se mette sur son « trente-et-un » (3) pour …écrire ses poèmes de crise affective.  Il se fait narquois ou lucide : puisque les « petits cochons »  ne l’ont pas encore mangé, les « grands cochons » ultérieurs le mangeront. Ce que les ogresses-truies-lectrices n’hésiteront pas à faire.

Notes

(1)  Dans sa récapitulation Tout ne finit pas par des chansons.

(2)  Les yeux de l’aimée défaillante Nancy-Nane sont déjà des « étoiles », alors que ceux d’Elsa se mueront carrément en « soleils ». Chez Nancy, les dents occupaient, elles, la place du soleil ! Bref, les dames incitent ce poète à consulter les astres.

(3)  Autrement qu’il enfile de beaux vêtements poétiques.

 

Présentation de l’auteur




Questionnements politiques et poétiques 6 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Andrea Zanzotto, Giovanni Raboni

Suite. Episodes précédents : Questionnements politiques et poétiques 5, Questionnements politiques et poétiques 4, Questionnements politiques et poétiques 3

 

 

Il y a dix ans – mais que cela semble loin, au vu de la vie parisienne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dramaturge Maurizio Scaparro et d’un certain nombre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aussi à l’Institut Culturel Italien de Paris) fut organisée une série de rencontres, lectures, débats autour de la poésie et de l’écriture dramatique italiennes au XXème siècle juste alors écoulé. Occasion aussi de diverses dégustations plus terrestres, hélas impossibles à ressusciter ici, en un temps où le Slow Food (invention piémontaise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en proposons ci-après une toute petite trace, telle que retrouvée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces intervenants (et donc éminemment partielle et sans doute partiale… pour qui en aurait conservé son propre souvenir). Où, avec un détour surprenant par la Belle Époque – mais un précédent épisode de cette rubrique ne portait-il pas sur Pascoli et son formidable Gog et Magog au tournant du siècle ? – nous pouvons bien toucher du doigt l’implication éminemment politique de la poésie la plus exigeante au plan linguistique et littéraire. Tel était le sens d’une présentation par Edoardo Sanguineti, dont nous n’avons pas réussi à retrouver la trace, mais que ses nombreux écrits engagés laissent imaginer sans peine. (Telle aussi l’intention des extraits théâtraux, dont il ne sera pas fait état). À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « rentrée littéraire » occupe l’essentiel des médias culturels, comme chaque année désormais – pendant que nombre d’écrivains et en particulier des poètes cherchent en vain un éditeur digne de ce nom…

Cela étant redit, et écrit noir sur blanc, sans animosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une certaine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papier, en France, les textes d’un certain nombre d’auteurs étrangers considérables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aussi répandue que l’anglo-saxonne par exemple. Citons encore Pascoli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des proses-récits des émouvants Ricordi, racconti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserver l’environnement en économisant les ressources premières nécessaires à la fabrication du papier, doit-on supposer, est tout à leur honneur. Les publications en ligne, après tout, sont faites aussi pour pallier la frilosité de ces vertueux et prudents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lisibilité, cet ensemble est présenté aujourd’hui en trois épisodes. Il complète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a également paru ici entre 2016 et 2019

Andrea Zanzotto

 

 

(Sonnet de l’esquive et de la révérence)

 

Bienséances, énoncés épars, suavités
d’insigne code qui vous sied, couverts ombreux...
Code dont lourd, ô bois, tu te délectes
et abondes et surplombes, en naissances putrides...

Laissez partout courir le fil des brides,
liant et défaisant glomes et nœuds...
Désengluez partout forces et gloires, ou modestes
bouillons d’ingrédients, indices, pâleurs...

Pas plus qu’en brise aragne, ou filigrane
douteusement filmé en échos et lueurs,
soit ton esquive, plume, et révérence...

Que rien ne pèse aux rais qui t’en émanent,
prescrivant et tranchant ; à toi réduis,
signe, toi-même, et tes arts défaillants...

Le Galathé au bois, (Hypersonnet, 1978), voir RaP n° 201.

 

 

Andrea Zanzotto, Al mondo.

Giovanni Raboni

 

Représentation de la Croix 

(début)

 

1.ZACHARIE

 

Seuls les muets peuvent parler
des machinations célestes. Moi, Zacharie,
officiant de l’autel des parfums,
je fus visité par un ange, et élevé
incroyablement au rôle de père
dans la fleur de ma décrépitude.
Et pour que, d’un événement si étrange
il fût fait silence, ce fut le silence
jusque dedans ma gorge... Mais lui, l’ange,
parla de nouveau, et cette fois ce fut
à une femme de Nazareth, Marie,
une parente éloignée de mon épouse,
et il lui annonça qu’elle accoucherait
non à cause de son mari, qu’elle n’avait pas encore,
mais à cause de l’Esprit. Ainsi,
à quelques mois de distance l’un
de l’autre, deux enfants
vinrent au monde de manière incompréhensible
et le premier, fils d'Elisabeth et de moi
fut appelé Jean,
l’autre, de Marie et de l’Esprit, Jésus.
Et moi, de tels mystères,
je suis ici pour en dire ce que peut dire
quelqu’un qui bouge en vain les lèvres, un de la bouche duquel
ne sortent qu'avortons de paroles.

 

2. HOMMES ET FEMMES DE BETHLEEM 

 

Mais comment! vous ne savez donc rien ?

De quoi ?

                 Des soldats.

                                          Quels soldats ?

Les soldats d’Hérode.

                                     Hein ? qu’est-ce qu’il dit ?

De quoi parle-t-il ?

                                 Il parle de soldats.

Je parle de ce dont tout le monde parle.

Hérode ? notre roi ?
                                        Taisez-vous un peu,
laissez-le finir.

                            Cela fait plusieurs jours
que les soldats s’attardent dans les villages,
entrent dans les maisons...

                                            C’est vrai!

                                                                 C’est vrai!

Ma femme aussi l’a entendu dire!

L’homme qui porte l’eau
les a vus de ses yeux!

                                     Au marché
tout le monde en parle!

                                        Ils sont si nombreux...

Ils abattent les portes...

Ils fouillent sous les lits, dans la cendre...

Ils cherchent quoi ?

                                  Et que veux-tu qu’ils cherchent ?
comme d’habitude : à manger, de l’argent...

Oh non, ni à manger ni argent. Pire :
ils emportent les enfants.

Tu es fou ? que veux-tu qu’ils en fassent
des enfants ?

                        Moi je sais ce qu’ils en font :
ils les tuent.

                         Comment ? Je n’ai pas compris.
Parle plus fort.

                          J’ai dit qu’ils les tuent.

Ils tuent les enfants!

                                   Mais pourquoi ?

Ordre d’Hérode.

                             Vous avez entendu ?
ils emportent les enfants! ils tuent les enfants!

Ils vont venir aussi chez nous : tiens, écoutez,
on entend déjà le bruit des épées...

Mais pourquoi ? pourquoi ?

                                               Ordre d’Hérode :
dans toute la région
aucun garçon de moins de deux ans
ne doit rester en vie.

                                  Mais pourquoi ?

Ils viennent aussi chez nous!
ils emportent les enfants! ils tuent les enfants!

Pourquoi ? Parce que quelqu’un est allé lui dire
qu’un enfant né dans ces contrées
deviendrait roi à sa place.

Ils viennent par ici! ils nous prennent nos enfants!
ils tuent nos enfants!

Ils arrivent!

                     Je les vois!
                                           Ils sont là
parmi les dernières maisons, au fond de la venelle...

J’entends le bruit de épées! je vois
la lueur des casques et des épées!

 

 

 

 

 

3. ZACHARIE

Tous ces anges, dans si peu de ciel!
L’air est encore convulsé par les ailes
des grands anges de l’annonciation
et déjà plus foncés, plus discrets se hâtent
les mini-anges de l’avertissement :
l’un a pris son vol pour conseiller aux mages
de passer à distance
du palais d’Hérode, un autre vole
vers l’Egypte, il doit trouver Joseph
et lui dire qu’Hérode, l’assassin, est mort,
qu’il peut revenir avec Marie et Jésus
en Israël, à Nazareth, chez lui...
Entre un vol et l'autre, le carnage.

4. UNE FEMME, MARIE

FEMME
Marie! ne pars pas. N’y a-t-il rien
que tu veuilles raconter à une amie ?

MARIE
Oh si, bien sûr je veux. Mais depuis
que nous sommes revenus à Nazareth
tout est si tranquille, si clair,
tout se répète avec tant d’ordre
que je pourrais raconter seulement ce
qui ne se peut raconter : la joie.

FEMME
Pourtant, si je te regarde, j’ai l’impression
que tu as quelque part, qui sait où,
un trésor tellement rare et précieux
que tu as oublié où tu l’avais caché...

MARIE
Trésor ? caché ? tu veux rire!
Mais c’est étrange : j’ai compris tout à coup
que j’ai quelque chose, oui, à te raconter.

FEMME
Tu vois ? j’en étais sûre.

MARIE
                                                  Voici, de temps en temps,
quand je range ou prépare à manger,
il me semble que je réentends une voix
que j’ai rêvée un matin, bien avant
que naquît mon bébé, une voix
qui disait des mots de salut
mais aussi de réconfort, qui essayait
de m’encourager, de me préparer
à je ne sais quelle histoire effroyable
encore à venir : mais laquelle,
justement, je ne sais, je ne me souviens pas,
je me rappelle seulement quelques phrases, ou plutôt
morceaux de phrases : “je te salue,
pleine de grâce” et puis “dans tes entrailles”,
“ne crains pas”, “trône”, “il sera appelé”,
“règnera sur la maison”... Mais ce n’était
qu’un songe - ou du moins c’est ce
que j’ai pris l’habitude de croire
pour demeurer en sûreté
parmi mes douceurs de chaque jour,
pour que rien, pour moi et pour mes chers,
puisse changer...

FEMME
                                                 Au contraire beaucoup de choses
vont changer, tu le sais bien, le bébé
deviendra un garçon,
un homme, s’en ira au loin...

MARIE
                                               Mais pas maintenant,
pas maintenant! Mais dis-moi : si cette voix
je ne l’avais pas rêvée,
si je l’avais entendue vraiment ?
et si, ensuite, Syméon...

FEMME
                                              Syméon ?

MARIE
Oui, un homme, un vieux qui, à Jérusalem,
quand nous avons présenté Jésus,
s’est approché et a dit des choses
que personne n’a comprises...

FEMME
                                           Bon, calme-toi,
ma sœur, c’est un tort de chercher à comprendre
ce que notre cœur
n’est pas encore prêt à supporter.

MARIE
                                          Mais prêt, mon cœur ne le sera
jamais, même pas après, même pas...

FEMME
                                         Ecoute-moi,
ne te laisse pas faire, ne serre pas
cette main qui pointe du futur!
Il est tard : rentre chez toi, ma fille,
et dis à ton mari qu’il me pardonne
si je t’ai retenue dehors aussi longtemps.
A cette heure, j’imagine, il a fini
de travailler ; et le petit Jésus
joue sur le sol à côté du feu
et t’attend, il attend que tu le prennes
dans tes bras et le lèves jusqu’au ciel.

                                                                    Milan, Garzanti, 2000

 

 

Giovanni Raboni, Il dolore.

Photo de une : Patrizia Valduga et Giovanni Baroni.

Présentation de l’auteur

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