Alain Brissiaud, 1000 retours

pour ma fille Marie

Maintenant sur la voie rapide
revenant vers la ville
l’auto s’enfonce dans la mémoire et remonte le temps
Mère courage si lointaine maintenant là gisante cassée
ta vie ne pèse plus bien lourd
nos mains enlacées voudraient tout retenir
juste ça
filer libres
souviens-toi quand tu chantais

ciel ouvert vers les hauts bâtiments et
le rire de jeunes femmes
comme un écho à ton souffle          
mille malheurs          
l’espace est saturé de non sens
vie heurtée
vie contre vie à tout donner

je me tourne vers le mur
au- delà des vitres le ciel est plein de ta voix
ton chevet jaune reflets bleutés agitation sursauts rides maigreur
Mère tu dors dans l’avant mort
légèrement de biais lèvres closes et râles
allant et venant dans la chambre
depuis ce monde je te regarde
ancienne jeune femme me donnant la vie
jaillissant d’entre tes cuisses
pour quel avenir pourquoi

dis
quand ton premier frisson
quel timide jeune amoureux
posant un baiser sur ta bouche 
déjà ce père unique amour

et plus tard débâcle captivité          
le père prisonnier solitude enfants malades
je suis en toi ce soir pour tout voir de ce temps
j’ai voulu connaître où il était           
mettre mes pas dans les siens
comprendre ma propre vie
comprendre  Mère par ta souffrance pour me comprendre
par ce père figé comme un dimanche        
pouvoir me dire « ça va »
partir vers le pont de la photo à sa rencontre
comme il devait aller vers toi
depuis l’autre coté de la ville le dimanche matin
mains d’amoureux doigts serrés
peut-être des caresses sur ta peau 
fantômes tardifs
et si vite père malade retour du corps à la maison

dans le sillage de l’ambulance je refais le compte

je m’épuise à comprendre votre histoire

ton courage sous la peine

que penser

chemin d’Allemagne encore
descendant vers le pré dans la lumière finissante
cherchant ses pas dans les beaux paysages        
Sylvie aide-moi
je dissimule mon émotion
tout retenir pour comprendre*
kommando captivité votre séparation
Bavière air bucolique maisons jolies          

le pont métallique de la photo soudain devant moi           
bouffées manque d’air je perce soudain tes silences
vague sourire             droit digne                  propre
même allure rare maintenant
si loin il disait
« ne fréquente pas ma sœur »        il voulait par delà la distance diriger ta vie
sans rien savoir de tes souffrances
mort des parents traîner Jean à l’hôpital    passer la  ligne         
à son retour tu reprends ta place
en arrière
effacement ta force être une ombre
juste te rendre indispensable
provoquer l’amour
s’attacher l’amour

soudain tu hurles
« maman ! maman ! » son souvenir t’assaille
tes bras tournent sur ta tête
tu appelles depuis l’abîme
« maman ! maman ! »
son absence résonne dans la pénombre
elle te manque tu as peur
perdue si tôt
véritable souffrance   tu en parles comme on caresse
que t’aurait-elle donné
tu es partie si vite t’occuper des autres
fille enfant fille maîtresse

je t’imagine gamine
à quoi rêvais-tu
et jeune femme aimais-tu ton corps 
et plus tard quelles caresses sur ton ventre 
nous n’avons pas parlé rien dit de ces choses
ta jeunesse vendue pour servir les bourgeois
et Jésus bel amant au-dessus de tout       
tu appelles ta mère
tu voudrais cloisonner ton esprit
mais avancer c’est se perdre          

je suis las de tant d’échecs je n’ai rien compris à ta vie
je touche ton front    
je touche ta joue : « ma peau se dessèche »
« pense à ramener la crème »
« qui est là »
étrange ces présences qui volent atour de toi
quelle est cette réalité          

ce soir mes pensées cavalent  
et puis la mort de Claude dans le journal
si soudaine
je n’ai rien compris

cris d’homme maintenant : « arrêtez-ça  arrêtez-ça  »
voix tendues
la souffrance toute entière dans ces cris
quel ancien cruel remord 
quel drame enfoui 
cette folie inonde l’espace de sombres pressentiments
nos rapports se sont détraqués
comment construire nos vies
trouverais-je la paix dans toute cette démence

revenant du pont vers l’hôtel faussement touriste
mon cœur déchiré
incapable à dire mon désarroi
comportement déflagration
mon esprit s’enraye cette nuit

Sylvie je voulais tant m’ouvrir 
couler en toi
apaisé
douloureux d’amour
vers ton ventre m’écouler
mais souillures de ma vie

Mère tu disais
« vas là-bas - je suis usée - tu bouges trop - hors de moi »
maintenant je m’accroche
je jouis de ton usure
reprends-moi reprends-moi
ne me laisse plus
me souvenir de ces nuits de dortoir
le grand me touche sous le drap
le grand me guette dans l’ombre vers le fond attend l’occasion
mettre son sexe dans ma main
par gentillesse disait-il
m’offrir ses névroses
lui aussi manque d’amour
mère pouvais-tu imaginer
et toi père absent que je cherche maintenant

vers la fin tu guettais ses allers et venus vers l’atelier
« Alain - il prend du vin »
« Alain - sors de moi »

<
« Alain - tu vois mon ventre dans le bois »
je sors en courant dans la nuit
fuir

vaines souffrances
ce don de toi payé au prix fort
tu disais tout résoudre par l’amour la prière
tes années défilent comme un livre d’images
dans la lumière du crépuscule
tu sautes sur ta couche rempli de doutes
comme une peau nouvelle un bonheur enfui
ça n’est pas un chagrin un malaise
tes croyances ne sont pas les miennes
pourtant nous attendons la même chose
la même délivrance
ta beauté apparaît maintenant que tu pars
Marie Hélène prie à mon coté
Il fait si chaud
Mère que vois-tu

maintenant sur la voie rapide
vers la maison
la radio joue long way you run 
neige sur le bord de la route
marques de vie manque d’amour
tous à la merci les uns les autres
tous la même vaine histoire

absurde après-midi  

hiver 2004

 

Présentation de l’auteur




ÁLVARO HERNANDO

Introduction et traduction par Miguel Ángel Real

 

 Álvaro Hernando (Madrid, 1971) écrit une poésie qui rentre dans les aspects concrets de l'existence. Lors de la lecture de son recueil “Chicago Express”, publié en édition bilingue espagnol-anglais, sa description noire de la grande ville américaine rappelle d'abord l'émerveillement décharné de l'oeuvre de Lorca “Poète à new-York”, et sous l'influence parfois d'auteurs comme Kerouack ou Bukowski, l'auteur s'acharne dans la recherche d'un temps déchiré.

Mais l'écriture d'Alvaro Hernando s'inscrit aussi dans une réflexion sur la valeur de la parole et sur la puissance de la création, pour nous faire réfléchir sur le vertige de l'existence. Cette recherche autour des mots parle aussi de la difficulté d'atteindre l'autre car le poète sait se déguiser et mentir sans pour autant se détacher d'une noirceur très présente. Toutefois, ses poèmes parviennent avec maîtrise à créer une dialectique qui nous bouleverse, dans ce va-et-vient permanent entre “l'avidité de vivre” et “la seule, majuscule solitude” dans laquelle nous vivons.

Justement: s'il existe un sens dans l'existence il se trouve chez l'être aimé, dans nos rapports verbaux et aussi intimes qui sont dépeints dans sa poésie sans aucun voyeurisme, mais avec le but de découvrir des secrets qui nous encourageraient à poursuivre notre chemin dans la vie.

Álvaro Hernando est un poète qui sait s'effacer pour nous faire mieux voir que la beauté se trouve dans les gens que l'on aime, malgré la peur, la défaite et les cicatrices. Il existe dans son oeuvre une recherche constante du salut qui nous parviendrait seulement grâce à la personne aimée, la seule qui peut nous aider à créer des remparts contre l'absurdité d'un univers qu'on ne sait même pas expliquer à nos enfants.

Voir, aimer, rejeter, décrire, tracer des louanges mais en proposant des vers comme des grains de poivre: regarder le monde tout en voulant l'oublier, même en sachant que ceci est impossible: voici l'essence de l'écriture D'd'Álvaro Hernando, empreinte d'une grande intensité esthétique et philosophique.

 

Dientes de tinta

Ahí me espera el bolígrafo
con los dientes afilados
como las miradas celosas
como las palabras huecas.
Anda prestándome la vida
regalándome palabras
encubriéndome silencios
pero con los dientes afilados.

Siempre me mira al cuello
por si bajo la guardia
nunca muerde la planta de los pies
ni las palmas de las manos.
El cuello, el cuello, el cuello
lleno de pequeñas marcas
fuentes de inspiración y de muerte
el cuello y sus dientes afilados.
El pequeño bolígrafo espera
en las baldosas frías del invierno
en la arena de las sábanas
en el moho del pan.
Ahí me espera el bolígrafo
con los dientes afilados
como las poesías dedicadas
como las palabras no dichas.

Dents d'encre

Le stylo m'attend là
les dents aiguisées
comme les regards jaloux
comme les mots creux.
Il me prête régulièrement la vie
il m'offre des mots
il dissimule mes silences
mais les dents aiguisées.
Il regarde toujours mon cou
au cas où je baisserais la garde
jamais il ne mord la plante des pieds
ni la paume des mains.
Le cou, le cou, le cou
plein de petites traces
des sources d'inspiration et de mort
le cou et ses dents aiguisées.
Le petit stylo attend
sur les dalles froides de l'hiver
dans le sable des draps
dans la moisissure du pain.
Le stylo m'attend là
les dents aiguisées
comme les poèmes dédiés
comme les paroles non dites.

"Mi piel fría", poema perteneciente
a la última parte del poemario "La Herida
Eterna", del poeta Álvaro Hernando Freile.

 

Un pecado

No toques,
no pongas tus dedos en la piel oscura.
Está prohibido.
Eso es carne.
Pega tus dólares a su brillantina,
al tanga, a la zona más sucia y casi al sexo,
al sudor meloso.
Ella puede tocarte, no tú a ella.
Eso es un límite quebrado,
una libertad robada,
un exceso sin paso,
un pecado.

Un péché

Ne touche pas,
ne mets pas tes doigts sur la peau sombre.
C'est interdit.
C'est de la chair.
Colle tes dollars à sa gomina,
au string, à la partie la plus sale et presque au sexe,
à la sueur mielleuse.
Elle peut te toucher, pas toi.
C'est une limite brisée,
une liberté volée,
un excès sans passage,
un péché.

"La guarida", par Alvaro Hernando.

Acta est fabula, plaudite!

Ahora, que reposo entre enemigos
ahora, que la felicidad toca el fuego
ahora, que no hay sangre en la boca de una virgen,
ni monedas de cobre sobre tus ojos,
con todo perdido, claveles en los costados,
y en el pecho,
te pregunto:
¿Qué queda de tu cuerpo y de la hybris?
¿Por qué hay olor a sexo en tu mentira?
¿Para qué te sirvió tu desprecio?
No hay pérdida en la muerte.
Sólo un quejido roto de un niño ya ciego.
Descanso, ahora, y paso
de ser Polifemo a Nadie,
y el tiempo atrapa en su huida al único culpable
al corrupto, al héroe, al santo,
al demonio, al insalvable.
Y cae la máscara, seca,
de un yeso amarillo y muerto.
Todos nos desnudamos ante la muerte,
cada noche,
cuando el público nos juzga
desde el interior del pecho.
Cierra los ojos y duerme,
tu función ha terminado.
¡Aplausos!

Acta est fabula, plaudite!

Maintenant que je me repose parmi les ennemis
maintenant que le bonheur touche le feu
maintenant qu'il n'y a pas de sang dans la bouche d'une vierge
ni des pièces de cuivre sur tes yeux,
quand tout est perdu, des œillets sur les côtés,
et dans la poitrine,
je te demande :
Que reste de ton corps et de l'hybris ?
Pourquoi y a-t-il une odeur de sexe dans ton mensonge ?
À quoi t'a servi ton mépris ?
Il n'y pas de perte dans la mort.
Rien qu'un gémissement brisé d'un enfant déjà aveugle.
Je me repose, maintenant, et de Polyphème,
je deviens Personne,
et le temps rattrape dans sa fuite le seul coupable
le corrompu, le héros, le saint,
le démon, le condamné.
Et, sec, tombe le masque
d'un plâtre jaune et mort.
Nous nous déshabillons tous devant la mort,
chaque nuit,
quand le publique nous juge
depuis l'intérieur de la poitrine.
Ferme les yeux et dors,
ton spectacle est fini.
Applaudissements !

Derrota

 

                  Caminamos de la mano, con nuestro hijo, mostrándole que no todos los astros siguen existiendo, entre escombros de fachadas milenarias que pueden colapsar sobre nosotros.

                  Le mostramos qué es detrás, qué delante, qué antes y nunca después, cuándo agacharse y esquivar el péndulo afilado, cuándo agarrarse al clavo ardiente, cómo poner cara anónima, de desinterés e ignorancia, como evitando el amor y, sin embargo, guardándolo en un pensamiento a punto de expresarse.

                  Le enseñamos cuándo precipitarse contra el cuello de la presa, cómo hundir los colmillos y hablar el lenguaje de la sangre, cómo ocultar el valor de nuestras víctimas, enterrándolas en el suelo helado del olvido. ¿Quién va a buscar en el extravío mismo?

                  Concentrados en la herencia de los pasos, trastabillamos, tropezamos y arrastramos al hijo en la caída.

                  Es el apellido. Es la derrota.

 

Défaite

 

                  Nous marchons main dans la main, avec notre fils, en lui montrant que tous les astres ne continuent pas d'exister, entre les décombres de façades millénaires qui peuvent s'écrouler sur nous.

                  Nous lui montrons ce qui est derrière, ce qui est devant, ce qui est avant et jamais après, quand s'accroupir pour esquiver la pendule aiguisée, quand se faire des illusions, comment faire une tête anonyme, désintéressée et ignorante, comme si on évitait l'amour, et cependant en le conservant dans une pensée sur le point de s'exprimer.

                  Nous lui montrons quand se jeter contre le cou de la proie, comment enfoncer les crocs et comment parler le langage du sang, comment cacher le courage de nos victimes, en les enterrant dans le sol glacé de l'oubli. Qui va chercher dans l'égarement même ?

                  Concentrés sur l'héritage des pas, nous trébuchons, nous faisons un faux pas et nous entraînons notre fils dans la chute.

                  C'est le nom de famille. C'est la défaite.

 

 

Poèmes extraits de Chicago express, (Edition bilingue espagnol-anglais, Pandora Lobo Estepario Productions™, Chicago 2019)

 

"Zozobra" par Alvaro hernando.

Présentation de l’auteur




Murmure des Ténèbres

MURMURES DES TÉNÈBRES

 

Postquam autem coenabant sedentes et colloquentes in luctu et lacrymis…
Jacobi a Voragine

Après leur repas du soir, ils s'assirent et s'entretinrent avec tristesse et larmes
Jacques de Voragine

« Nous voici à l’abri dans les mains jointes de la terre,

loin de la lumière du jour, loin de la douceur des nuits,

loin du vacarme du monde, ses insultes, ses cris.

 

Seules nos voix pourraient troubler, dans le silence,

la sueur des pierres, ce rythme de larme qui goutte,

ou le battement de nos cœurs, ou l’étranglement de nos souffles.

 

Mettons nos voix à l’unisson de l’eau des pierres,

nos souffles accordés aux mouvements de l’air.

N’allumons ni lampe ni torche

pour qu’aucune lumière d’homme ne nous trahisse.

 

Seules nos voix nous accompagnent

et que nos mots

soient un murmure d’eau dans les ténèbres,

un filet de lumière dans notre obscurité. »

 

Ainsi parlait Maximien, et ses frères l’écoutaient.

 

« Pourtant dans ce silence, dit Marcien,

une angoisse me prend

et la tristesse

désespérée

de celui qui, dans la douleur des solitudes

ne parvient pas même à prier.

 

Nous voici ensemble, sous son Nom réunis;

exclus pourtant de la communauté des hommes.

Ne sont-ils pas nos frères aussi ceux qui nous chassent?

Que Dieu les sauve!

Que jamais

nous n’ayons contre eux de haine.

Ce qui m’attriste

et dont s’embuent mes yeux,

c’est d’être incapable de partager l’amour

au nom duquel je vis. »

 

Marcien étouffait ses sanglots dans la grotte

et ses frères sentaient leur gorge se nouer.

 

La voix de Sérapion glissa dans les ténèbres:

 

« Tu parles d’amour, mon frère,

et c’est l’amour qui nous sépare du monde »

 

Et Sérapion pleurait tout en parlant.

 

« Comment aimer ceux qui nous haïssent?

Comment voir la part de sainteté qu’ils portent?

Comment pardonner à ceux qui nous poursuivent?

Dieu seul peut pardonner. »

 

Ses six amis mêlaient leurs larmes

aux siennes et au murmure des eaux…

 

« Quand bien même, souffla Maximien,

quand bien même

il ne resterait qu’une perle d’amour dans l’océan des haines,

cela suffirait à me donner espoir. »

 

« Et n’a-t-il pas été bafoué, flagellé, crucifié, mis au tombeau?

reprit Constantin.

Et à ceux qui souffraient de sa souffrance,

à ceux qui pleuraient de le voir souffrir, il disait

« ne pleurez pas sur moi, fils et filles de Sion

pleurez sur vous et vos enfants ».

La route des méchants est plus sinistre

que les ténèbres qui nous environnent

Ne pleurons pas sur notre sort, mes frères,

plaignons ceux qui sont travaillés par la haine.

N’ayons pour eux que des prières et des mots de consolation

et ces mots nous consoleront. »

 

Malchus parla alors dans la tristesse épaisse des ombres:

 

« Ayons une pensée, mes frères, pour le plus grand de nos persécuteurs.

La haine qui l’anime est la mère des haines,

et son pouvoir est absolu:

c’est lui qui décide et condamne en ce monde.

Tu dis vrai Marcius, il est notre frère…

Le sommeil des tyrans est déchiré de crimes.

Lorsque la nuit entrouvre les portes de l’enfance,

l’enfant en lui crie d’effroi et de peine

de toute la souffrance qu’il provoque.

Le ventre de sa mère se révulse d’horreur,

et sa douceur s’assèche infiniment.

Il souffre, mes frères, dans sa nuit.

Mais alors que l’amour qui nous porte

mue nos souffrances en joie et jouissance,

la haine attise les siennes

tord ses poumons et sa langue,

brûle ses yeux,

pétrifie son cœur,

putréfie ses viscères,

émiette son cerveau.

Prions pour Décius, mes frères,

et s’il nous faut nous lamenter

que ce soit sur lui et non sur nous. »

 

« Ne ressens-tu donc aucune angoisse

demanda Denis, la voix tremblante,

frères, pardonnez-moi, je me sens couvert d'un grand linceul

qui glace ma sueur et mes larmes;

mon cœur bat si fort que je redoute

qu'il brise sa cage d'os.

L'obscurité nous protège dis-tu.

Elle me serre si fort que j'ai mal à poser mes mots dans l'air.

Éloigne de moi ce calice de fiel, disait, sur la croix,

celui qui, ce matin encore, me faisait espérer. »

 

 

C’est Jean qui répondit:

 

« Notre frère connaît l’angoisse, Denis,

comme chacun de nous

ici, en ce moment;

comme la connut notre frère sur la croix.

Mais j’entends sa prière

de remettre nos vies entre les mains de Dieu

et de nous abandonner nous-mêmes.

C’est en faisant taire toute haine en nous,

en retenant le seul aujourd’hui entre nous,

que nous effacerons les horreurs du monde. »

 

« Tu es de bon conseil, frère de miséricorde,

dit Maximien

Proclamons qu’il est doux de vivre en aimant.

Laissons agir seulement ce moment entre nous,

laissons cette confiance que nous partageons,

cet amour qui nous lie,

faire en nous leur travail d’apaisement.

Laissons l’obscurité glisser en nous

par toutes les portes de nos corps.

L’amour la fera lumière.

Vivons loin des rumeurs du monde

dans la solitude des amants.

Abandonnons toute angoisse, toute haine.

Et espérons.

Qu’avons nous à craindre?

Nous naîtrons à nouveau demain un premier jour.

Chaque réveil nous est résurrection. »

.
.
.

 illustrations : céramiques  de Muriel Desembrois pour le texte  Murmures des ténèbres,  La Diane française éd. 

lecture à écouter en suivant le lien vers bribes

subito, sicut Deus voluit, dormiverunt
Jacobi a Voragine 

et à l’instant, par la volonté de Dieu, ils s’endormirent.
Jacques de Voragine

Un ciel de Dieu étendit alors sur eux ses voiles.

Passant le seuil,

Ils entrèrent dans le sommeil séculaire des scruteurs d’horizons,

où le temps s’efface,

enveloppés,

flottant

 

*

 

 Raphaël Monticelli nous offre cette liturgie pour le Vendredi Saint comme accompagnement sonore du poème inspiré par "La Légende des sept dormants" de La Légende dorée de Jacques de Voragine  : musique de Gilbert Trem,  textes de Raphaël Monticelli, chemin de croix et habits sacerdotaux de . Henri Maccheroni. commande passée par le R.P. Benoit Pekle au noms de la communauté dominicaine de Nice.




Gérard Mordillat, Le Linceul du vieux monde

Figure-toi, si tu veux bien, une conscience vraiment malheureuse, un désespoir profond, étayé par la raison. Ulysse, par exemple, quand il cherche Ithaque. Nous savons que quelque chose ne va pas dans l’organisation sociale des Hommes. 

Nous savons que quelque chose ne va pas dans l’organisation sociale des Hommes. Nous savons que le concept le plus général de travail a été pulvérisé dans la polynésie mondiale de l’emploi et du mini-job : nous savons très bien compter, mais très mal valoriser. Nous savons que la Terre n’est qu’un océan de batailles commerciales opposant des réseaux dont les postes sont des humains numériques (hommes machinées et machines humanisées). Nous savons par ailleurs que certains des derniers métiers libres sont acculés, comme certaines espèces animales, à des territoires si petits et si coupés de toute ressource que l’extinction ou l’insignifiance semblent bientôt la seule issue. La poésie est l’un de ces êtres vivants affaiblis dont l’existence repliée ne nous apparaît que comme une survivance n’ayant plus rien à offrir que la tristesse d’une irréversible stérilité. Le noir de cette conscience malheureuse est lucide, hélas.

Gérard Mordillat, Le Linceul du
vieux monde
, Editions Le temps
qu’il fait, 2011, 80p, 12€.

Gérard Mordillat a choisi de ne rien cacher des « ravages » qui nous alarment :

 

Regarde bien
C’est ça
Quand le libéralisme passe
Rien ne reste
Plus rien. 

 

Devant des mots que trop de poètes refuseraient, il ne recule pas. L’auteur ne s’en tient pas à la bonne conscience poétique : à force de rester retrancher derrière les frontières du signe, celle-ci a fini par devenir moribonde, pudibonde à l’excès, et du coup la bête ne sait plus mordre. Ce sauvage, au contraire, la fait bondir hors de son territoire, lui fait bander ses muscles et ruer dans les brancards. Le Linceul du vieux monde est un livre de poèmes qui permet de prendre la température de notre longue nuit d’hiver, mais sans complaisance pour elle. Il ne s’agit surtout pas de la jouissance nihiliste d’un vieux bande-mou tiré de Houellebecq, ni du plaisir sénile de quelque décliniste ami des médias. Au contraire, quand le poète Mordillat parle, la bouche de l’enfant se met à parler, et c’est une langue qui vient d’ailleurs : c’est, sinon un espoir, du moins un désir d’espoir, et c’est en cela que le poème mérite que certaines bêtes s’y acharnent, presque à l’insu de tous les civilisés.

Mais c’est si dur, d’écrire des poèmes. Il faut être ou bien terriblement surdoué, ou bien naïf, ou bien outrecuidant pour croire qu’aujourd’hui encore, c’est facile de faire un poème, que c’est nécessaire d’y croire, et que d’emblée on y respire à l’aise. Car il ne s’agit pas simplement de vouloir échapper au néant : cela aussi, l’écrivain néo-libéral le veut ; d’une certaine manière son sens du confort et sa bonne conscience lui dictent son credo moral. Lui aussi veut la vie, la lumière, il veut le droit, en un mot le commerce avec ses  « frères humains ». Mais si Le Linceul du vieux monde nous touche à ce point, c’est que l’on y voit bien qu’écrire encore et toujours de la poésie, c’est plus difficile que ça. Qu’est-ce que c’est que cette « cause », celle de l’enfant assassiné qui « pend à la crémone » ? Qu’est-ce que c’est que cet « orage » qui est le gros temps de la poésie ? Que nous disent ces amantes multiples, désirées, désirantes, irradiant sous nos yeux dans l’écriture ? Que nous disent les flammes de ces figures mythiques, portables dans le texte de Mordillat, et qui éclairent nos mains de charbon comme autant de petits foyers ? Et qu’est-ce que c’est que ce mince espoir révolutionnaire contenu dans le poème, cette pâle lueur, transportée de montagne en montagne à travers la nuit, et que l’on se transmet tant bien que mal, génération après génération ?

Chaque jour tu fais l’épreuve de la foule, épaule contre épaule, tu passes par le temps de la foule. Tu vois par exemple ce peuple qui jubile :

 

Les petits-bourgeois
Français.

 

Ils étranglent les singes, ils hurlent « mort à l’étranger » ! L’élan fasciste du peuple existe, il se laisse même observer avec une précision toute documentaire : la machine économico-politique fabrique un désir terriblement pervers, une passivité inconsciente face à la puissance de mort qui se développe à tous les étages de la fusée sociale. Sale ivresse, qui n’a rien à voir avec l’enivrement de l’extase ou du gai savoir, mais tout à voir avec une méchante biture, binge drinking ou alcoolisme du misérable. On s’avilit, on s’abrutit, métro-boulot-dodo-rototo, et là-dessus la formation sociale construit la fierté, la morale, les icônes et les dieux. Le poète a la tâche difficile de sortir de l’addiction, de dessoûler son être. Il doit pouvoir écrire à Zeus tout-puissant :

 

J’arrache le rêve délicieux
D’un Paradis pour tous[…] Les dieux ne sont plus nécessaires 

 

Le livre de Mordillat est l’écrit d’un « réfractaire » qui n’a pas désappris l’art de se mettre en colère. C’est l’acte de résistance d’un enfant pirate contre les saints patrons de la bienveillance et du bien-être, grands contremaître de la performance sociale moyenne, grands managers d’endurance à destination des classes laborieuses et anonymes. Voilà « solo », dur et sec, farouchement indépendant. L’émancipation, c’est comme la pensée, ça commence par un non, et tant pis pour la bonne éducation, et, à tout prendre, tant pis même pour la bonne foi.

L’orage a ses éclairs.

Chaque jour tu te poses ce genre de questions : où vont, coude à coude, ces costumes, ces tailleurs ? Quel est le sens de leurs trajets pendulaires ? Chaque matin, chaque soir, ces femmes « [d]e raison corsetée », ces « employés modèles », ces étudiants, ces écoliers, où peuvent-ils bien aller ? Mordillat documentariste regarde, il note :

 

Ils vont
Ignorant les leçons de l’histoire 

 

C’est dire qu’ils ne vont nulle part. Pour reprendre le titre du poème, ils vont « Cap aux morts », insouciants, sûrs de leur innocence. Or, toi et moi, nous marchons aussi dans cette foule « au pas cadencé », il est si dur de s’en extraire, nous sommes dedans. Jusqu’au cou ! Et depuis la naissance ! Nous sentons depuis toujours la sueur froide, à la fois fraternelle et rivale, pathétique et odieuse, de ces épaules pressées contre les nôtres, assujetties aux transports, ces épaules employées, entrepreneuses ou ouvrières, épaules creusées par l’airain du marché. On bosse, et on attend de passer à la caisse !

Mais le poète nous dit : jusqu’au cou ce n’est pas jusqu’aux yeux. Ce n’est pas jusqu’aux oreilles. Ce n’est pas jusqu’à la cervelle. Je peux émerger du « silence océanique », je peux reconquérir les traits de ma liberté : le « je » du solitaire, dans l’échange du poème, devient aussi le mien, lire-écrire sur autrui c’est devenir l’enfant qui rêve, devenir poète, devenir « Jacques Prevel », « Paolo Ucello », ou bien d’autres encore, peu importe les noms de ces encagés-vifs :

 

Comme lui je suis
Seul en compagnie 

 

Une simple comparaison, et peut-être, peut-être que nous sommes sauvés : l’empathie, chez Mordillat, est l’émotion qui rallume le grand feu de la métaphore, c’est-à-dire le grand voyage de la matière jusqu’à la vie.

Faire une métaphore, c’est faire un saut « hors du rang » :

 

Elle dort enfin. Elle dort enfant.
Elle dort en fa. Elle dort en faon.
Elle dort en fille. Elle dort en fesses. 

 

Émouvant miracle de « L’allitérée ». Jonglerie ? Oui. Virtuosité gratuite des signes ? Non. Le jongleour fait passer les éléments de parole les uns dans les autres, c’est un alchimiste qui intensifie les échanges, un physicien nucléaire qui brise, concasse et réassemble, si bien qu’autre chose rayonne, un animal sauvage frémit en plus d’un corps nu. Mais le processus métaphorique n’est pas qu’un fantasme : c’est une reconfiguration objective de nos désirs. Le moment où l’on se plonge dans la natura naturans des syllabes et dans l’harmonia mundi du chant poétique, le moment où ça nous chauffe au fond du four dantesque, ce n’est pas de l’ordre de la représentation, ce n’est pas du « foutre à blanc » selon l’expression désenchantée de Bernard Noël. C’est un changement révolutionnaire de toute l’économie politique de nos désirs : la chaleur du regard sur « elle » la fond, elle redevient fissible, chantante comme la roche, fragile, sa beauté surgit, fraiche, « tendre et rose », tremblante comme une forêt à l’aube. La poésie enrichit l’expérience concrète du désir. Alors à côté de ça, le  grand collisionneur de hadrons n’est qu’une grosse quincaillerie préhistorique ! Et ce serait mal comprendre la puissance poétique que d’imposer là-dessus la question de la fidélité. Écrire un carnet de « Beautés » nues et plurielles n’est pas le symptôme d’une domination donjuanesque, c’est tout aussi bien faire « Retour à la bien-aimée », se retremper dans Pénélope, dans sa singularité, mais à neuf, toujours autrement. C’est casser les habitudes de « la conjugalité », réinventer l’amour contre les habitudes et la routine. Allitérer : réitérer la première fois.

 

Bien sûr que la poésie transforme objectivement la réalité : pour preuve, l’homme en colère est donc transmué en amoureux Éros, le jongleur en perpétuel e-jaculator !

 

L’oiseau plaisir
Lui serre le kiki
Mon sexe s’envole à tire d’ange
Lave sa plaie au ciel 

 

Le jongleur Mordillat reprend à son compte le télescopage qui a toujours caractérisé cette parole : une gourmandise dans le maniement des mots, sans distinction de classe ou d’origine (« oiseau », « kiki » et « ange » cohabitent très bien !) vient rencontrer une tendance bouffonne à railler. Le Linceul du vieux monde est le livre d’un satiriste.

Beaucoup d’ouvrages saturent leur texte de mots d’ordre. Le mot « ange », par exemple, ou le mot « ciel », finissent par constituer chez certains auteurs de véritables trous noirs qui surdéterminent toutes les pages, toute l’écriture. Leur redondance monotone semblent annihiler la lecture : ils fascinent, stupéfient, comme les yeux de la Méduse. L’industrie de l’édition adore cet effet : les lecteurs, toujours facilement romantiques ou enclins à la spiritualité, en redemandent encore, et les auteurs, complaisants, sages et fraternels, acceptent timidement d’embobiner l’audience. On appelle ça la grandeur de la littérature, et il paraît qu’en dernier recours, on ne doit pas rire avec ça. Hé bien la contre-grandeur de ce Linceul, c’est de se moquer de cette noblesse angélique, de ces nappes de lumière censées annoncer la présence glorieuse de l’être-au-monde : le joker associe « l’oiseau » et « le kiki », et si ange il y a, ange il tire. Humour cru, peut-être, mais humour tout de même. Mordillat, semble-t-il, fait honneur à son lecteur en lui offrant une variété qui laisse le choix. L’homme du peuple est bigarré. Son poème est ouvert en ce sens simple qu’il n’enferme pas. Il conjure ses propres héros qui disparaissent à mesure qu’ils apparaissent.

Une fois enclenché le processus de la métaphore, né de la colère et de l’empathie, le désir poursuit son envol et la vie reprend son souffle : rythme du poème. Lire ou écrire transforme, intérieurement, objectivement. Avec Mordillat ce mouvement libérateur ne se fige pas. Il peut bien convoquer Ulysse, ce n’est pas le vainqueur de Troie qui l’intéresse : nous savons aujourd’hui que ce que l’on appelle révolutionnaire court le risque de tourner à la haine, au dogmatisme, au terrorisme. Mai 68 comme mythe, Deleuze comme icône, Marx comme statue : danger du glacis autoritaire et conservateur. Par bonheur, la temporalité des poèmes de Mordillat n’est pas linéaire. Comment l’écriture pourrait-elle séparer les époques comme s’il s’agissait de stations qui seraient quittes les unes des autres ? Le joueur de lettres en costume à losanges révèle le « magma incandescent » qui forme la pâte du monde : les « pôles », les « jours » et les « nuits » se rejoignent, « les mois, les saisons » se « rapprochent » :

 

Il n’y eut plus qu’un temps
Le temps T
La croix des amants terrassés

 

Le poète partage la même intuition que l’historien matérialiste dont Benjamin fait le portrait dans ses Thèses. Le temps n’est pas une frise, il n’est pas un anneau serpentiforme car chaque présent n’en a jamais fini de bondir sur le passé et le passé n’en a jamais fini d’appeler le présent. Le temps est plutôt une étoile dont les couches ne cessent de glisser l’une sur l’autre et de fluer l’une dans l’autre. Ce sont des énergies qui font l’amour, qui font la vie. Et c’est ainsi que le fauve aux milles tours ne cesse, depuis son profond navire, de tracer son parcours propre, et de nous mordre le cœur – rapide comme la lettre, à la vitesse d’un esprit qui s’efforce de ne pas oublier son histoire.

Présentation de l’auteur




Impressions de lectrice sur quelques ouvrages de Marilyne Bertoncini

Avant le récit-poème poignant d’une aventure orphique née de ce que l’on appelle « un fait divers », La noyée d’Onagawa, (Jacques André éditeur, 2020), j’avais lu les ouvrages de Marilyne qui ont impulsé sa démarche : « assembler ce qui peut être le corps de la mémoire en ses pièces éparses ».

Une aventure d’écriture que l’on a envie de suivre, de livre en livre.

Dans Mémoire vive des replis, (éditions Pourquoi viens-tu si tard ? 2018) lu en premier, je me suis trouvée au coeur d'une puissante métaphore, et j'ai aimé aussi faire lecture des photos-images qui métaphorisent cet acte créateur de déplier/ déployer la mémoire par la force de la poésie.

Il y a un mot très ancien: "remembrance" qui contient dans ses phonèmes la chair du souvenir. C’est un terme qui convient à cette démarche. Reprendre conscience et possession de toutes les dimensions de l'être. Le passé revient visiter le présent. On pense à Proust bien sûr pour cette expérience existentielle de coïncidence entre les perceptions qui abolit l'épaisseur du temps. L'étoffe mémorielle se déplie et révèle l'être. La puissance, le pouvoir de la poésie sont éprouvés.

Marilyne Bertoncini, Sable, éditions Transignum, 2018.

J'habite ma vie comme un rêve
où les temps s'enchevêtrent

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Vie est ce rêve qui me dessine
sur la vitre où la pluie trace
d'éphémères chemins brouillant
mon reflet dans le paysage

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images d'eau sans consistance
ondoyant entre deux espaces

 

 

Des strophes qu'on a envie de garder en soi, comme un poème d'Apollinaire.

J'ai retrouvé cette démarche dans L'anneau de Chillida  (L’atelier du grand Tétras 2018)

 

"Le dialogue avec les formes est plus important
que les formes elles-mêmes"       (Eduardo Chillida)

 

D'emblée, l'exergue nous emporte dans cette aventure.

En dialoguant avec la forme et le mouvement de l'anneau qui  toujours se dérobe, s'enroule et se renouvelle, le poète joue avec sa propre vie, l'interroge, la situe. La métaphore de l'anneau, la relecture des représentations mythologiques du monde, la convocation des figures mythiques fondent là aussi une entreprise existentielle, une quête de sens.

La poésie est une langue qui permet d'atteindre les grands mystères. J'aime que les poètes la situent à ce niveau. C'est là où, lectrice de poésie, je me sens  grandie. La lecture ne se termine pas, le livre revient, on le reprend. Signe fort.

Marilyne Bertoncini, L'Anneau de Chillida, Atelier du Grand Tétras, 2018, 80 pages.

Crépuscule inversé
la nuit s'évanouit
dans l'éclat du poème

 

J’ai continué le parcours dans cet univers avec  SABLE   (Editions Transignum 2019), avec des  reproductions des œuvres de Wanda MIHULEAC. Poème traduit en allemand par Eva Maria BERG.

SABLE est un nom de femme, le nom d’une femme. Fable poétique, Sable évoque une histoire, celle d’une victoire sur l’empêchement de la parole, l’histoire d’un cri, racontée à trois voix : celle de la poète, Marilyne Bertoncini, celle de la plasticienne, Wanda Mihuleac, celle de la traductrice en allemand, Eva Maria Berg. On peut ajouter la dédicataire, la mère de la poète, dont le destin croisé constitue la trame.

Avant d’accéder au texte, nous sommes confrontés à deux premières œuvres de Wanda Mihuleac, instaurant l’unité chromatique qui sera aussi celle des mots, et l’univers troublant d’un élément, le sable, abritant l’insolite, et même des signes inquiétants : en couverture, les lettres rouges du mot SABLE nous avaient alertés.

Au fil des pages, nous allons rencontrer à la surface ou à demi enfouis dans cette matière figurée comme le lieu de projections mentales, un globe oculaire, une main d’or, des lettres en désordre, les étranges petites sphères des gouttes d’eau… Il ne s’agit pas bien sûr d’illustrations, mais plutôt d’un commentaire visuel du poème.

La scène d’enfance évoquée par le premier texte soulève les souvenirs et nous savons que le poème va s’inscrire dans l’exploration mémorielle que, de livre en livre, poursuit Marilyne Bertoncini.

L’évocation d’un élément, d’un paysage, est aussi l’évocation d’un être et de sa présence au monde.
Chargé depuis toujours de symboles et de signes, associé à l’écoulement du temps et à sa dilapidation, le sable est ici un élément ambivalent qui, composant avec la beauté du ciel et des vagues, est aussi celui qui enfouit, cache, étouffe.

Marilyne Bertoncini lit Sable lors d'une lecture performance à la galerie Depardieu à Nice, avec Narki Nal.

Cette matière des métamorphoses et des secrets possède une force insidieuse et imprévisible. Les similitudes font advenir des paysages qui sont aussi des situations mentales. La correspondance des formes aboutit à une confusion des éléments :

 

O corps de Danae enseveli sous l’or
du désir   sable  devenu

meuble et fluide manteau instable
là pénètre       la  dissout
flamme           palimpseste
d’elle-même

Dans l’éternel inchoatif des nues qui passent en reflet
Des dunes grises de la mer et des vagues de sable
(…)

La dune mime l’océan
les nuages y dessinent de fuyants paysages
dont l’image s’épuise dans l’ombre vagabonde
d’un récit ineffable

 

 (à rappeler ici la citation en exergue de Yogi Milarépa :

« sachez donc qu’allée et venue
Sont comme des songes,
Comme des reflets de la lune dans l’eau. »)

 

 

Dans ce paysage qui est aussi intérieur, la métaphore femme/sable est d’abord celle de sa destinée : friabilité, effacement, enfouissement, étouffement.

 

Elle est allongée comme la dune aussi
nue
ses pieds touchent la mer
(…)

et la bouche d’Elle sans cesse tente
le cri qu’étouffe toujours
le sable qui volète

Marilyne Bertoncini, Sable, Editions Transignum, 2018.

La page 44 donne le pouvoir aux allitérations, en français comme un allemand, installant une sorte de paysage sonore ; les similitudes de sonorités entraînent des similitudes de sens qui invitent au déchiffrage de la « fable » :

 

Effacement -ce ment-  ça bleu
Les sables meubles et sans traces
Et la femme sans face         sang

 Elle veut naître
être   n’être rien de plus
mais l’ogre de sable-ocre dévore sa parole

 Sie will geboren werden
Sein   nur sein  nichts sost
Aber der Oger aus Ocker-Sand verschlingt ihre Worte

Wanda Mihuleac et Marilyne Bertoncini, performance réalisée à partir de Sable.

L’effacement gagne les œuvres plastiques jusqu’à l’abstraction, conjurée par le palimpseste de la dernière œuvre de Wanda Mihuleac.

Dans la dernière page du poème, on assiste, comme à un dénouement,  au surgissement, à l’émergence d’une parole qui a déjoué le bâillon :

 

Je déboule dévale le long du flanc de Sable
(…)

Je déboule dévale du giron de la dune
(…)

Je suis fille de Sable
mais les mots
                 m’appartiennent

        Je crie 
                     J’écris.

 

Histoire d’une émancipation vers la création et d’un refus de l’effacement, Sable est aussi un hommage à la mère, confondue avec les paysages et les éléments qui ont constitué l’être.

Présentation de l’auteur




Fabienne Juhel, La Mâle-mort entre les dents

– Oh, qu'elle s'en allait morne, la douce vie !... 
Soupir qui sentait le remords 
De ne pouvoir serrer sur sa lèvre une hostie, 
Entre ses dents la mâle-mort !...

 

 

Fabienne Juhel propose sous ce titre inspiré d’un vers de Tristan Corbière un roman où le destin du poète breton croise la grande Histoire. Telle est d’ailleurs la ligne éditoriale de la collection Sur le fil proposée par les éditions Bruno Doucey. (Voir autres titres sur le site de l’éditeur.)

Le fait historique, largement méconnu même des Bretons, effroyable, remonte à la guerre de 1870. Les Prussiens menaçant d’assiéger la capitale, Gambetta, ministre de la guerre, décide de faire appel aux hommes valides du pays pour seconder l’armée régulière (inefficace, désorganisée, commandée par des chefs incompétents.) En quelques semaines c’est l’enrôlement de force sur tout le territoire français. Sont réquisitionnés dans la garde nationale des hommes dans la force de l’âge, de 20 à 41 ans, cantonnés dans onze camps, dont celui de Conlie, près du Mans qui formera l’armée de Bretagne dirigée par le général breton Émile de Kératry, une armée forte de 60 000 hommes issus des cinq départements.

Fabienne Juhel, La Mâle-mort entre les dents,
Éditions Bruno Doucey, collection Sur le fil,
novembre 2019, 288 pages, 19,50 euros.

Forte, c’est beaucoup dire, car les conditions dans le camp de Conlie sont épouvantables : insalubrité, tenues inadaptées, privations, humiliations, froid, maladies, épidémies et pour parfaire le tout des armes absentes ou défectueuses, inutilisables. Pourquoi un tel fiasco ? Parce que tout à coup Gambetta a eu peur des Bretons : et s’ils reformaient une armée de Chouans, s’ils fomentaient un autre soulèvement ? Rien n’y fera, ni les lettres, ni les suppliques, ni les démissions, le général Grand Bêta livrera cette armée bretonne en loques aux lignes prussiennes lors de la bataille du Mans les 11 et 12 janvier 1871 : un massacre orchestré dès le départ, un jeu de dupes, une page honteuse de notre Histoire.

Voilà pour les faits. Mais comment passer de l’Histoire au roman ? C’est là qu’intervient le talent de la romancière qui va faire se croiser les événements historiques et le poète des Amours jaunes. Corbière, réformé pour raison de santé, ne faisait pas partie des enrôlés mais son beau-frère, oui, Aimé Vacher, qui fut engagé volontaire. C’est en grande partie grâce à son témoignage que le poète écrivit La Pastorale de Conlie, un poème fleuve de 22 quatrains où il dénonce dans un style neuf, incisif, mordant, la terrible trahison de l’État français envers les Bretons. Imagination et connaissance en synergie créatrice, Fabienne Juhel, qui est par ailleurs spécialiste de Tristan Corbière, dit « s’être engouffrée dans la brèche » de ce poème dont une strophe accompagne chaque chapitre, et on peut dire que c’est pleinement réussi.

La romancière nous donne à vivre les faits de l’intérieur, au plus près des conscrits, de leur calvaire quotidien. Sa documentation est solide, habilement intégrée à la matière romanesque. On découvre les événements au fur et à mesure, on les vit, on s’émeut, on souffre, on s’indigne, d’autant plus que tout est vu par les yeux du poète, dont la longue silhouette noire jumelle de l’Ankou traverse le désastre. Un tutoyeur d’étoiles plongé en enfer, une sorte de Rimbaud breton doublé d’un Diogène qui met sa plume de journaliste lucide et tranchante au service des sacrifiés.

La fiction ne permet-elle pas d’approcher au mieux la réalité ? Si l’auteur prend des libertés avec l’Histoire et les conventions narratives (anachronismes et échos littéraires…), c’est pour nous faire vivre au plus près et le terrible camp de Conlie et la forte personnalité du poète : « Un artiste. Un bohême / À la marge. Retors, éclectique, excentrique, iconoclaste. ». La rencontre est fertile et riche de sens. Fabienne Juhel a ce don de faire revivre l’écriture du poète à travers la sienne : forte, directe, roborative, caustique, inventive, fantaisiste, comme l’était « l’Indien ». (Nombreux sont par exemple les jeux de mots et autres inventions verbales chers au poète. Au passage, quelle modernité dans l’écriture de Tristan Corbière ! Aujourd’hui il lancerait ses poèmes sur les ronds-points, les places, les terrasses des cafés.)

L’originalité de la narration, son rythme, tiennent aussi au fait que l’auteur mêle judicieusement textes épistolaires donnés en « interlude » − une antiphrase que n’aurait pas reniée le poète − et scènes romanesques bien campées, ponctuées de dialogues plus vrais que nature. De plus, Fabienne Juhel encadre son récit de deux autres périodes historiques (1930 et 1943), en introduisant d’autres personnages célèbres, là encore dans un anachronisme fertile qui se moque des conventions et crée la surprise auprès du lecteur. L’événement raconté se trouve pris dans une chaîne humaine proche de nous, avec un effet de profondeur qui accroît l’interrogation. Ainsi peut-on voir que, depuis le « triste en corps bière », l’Histoire n’a pas fini d’ajouter d’autres strophes à sa fameuse Pastorale de Conlie.

Présentation de l’auteur




Gaspar (Lorand)

Découvert dans une anthologie de poésie, alors que j’étais étudiante, puis approfondi dans ses recueils de poèmes Égée Judée et Sol absolu, Carnets de Jérusalem, Feuilles d’observation, Patmos et autres poèmes et Arabie heureuse, ainsi que dans la biographie que Jean-Yves Debreuille lui a consacrée, dans la collection Poètes d’aujourd’hui, aux éditions Seghers. Lorand Gaspar, ancien chirurgien de l’Hôpital français de Bethléem et de Jérusalem, puis du CHU de Tunis, avec qui j’ai eu le privilège de correspondre, suite au courrier que je lui avais adressé. Qui me répond : « C’est ainsi que le poème, parfois, peut se mettre à vivre en dehors de son auteur, par la force et l’expérience vivantes de quelques lecteurs ».

Lorand Gaspar à Isabelle Larpent-Chadeyron,
le 13/07/ 1995.

Confronté très tôt à la mort, déporté durant la Seconde Guerre mondiale, Lorand Gaspar choisit de vivre en France où il entreprend des études de médecine à Paris. Polyglotte (à l’âge de dix ans, il parle couramment le hongrois, le roumain, l’allemand et le français), il est naturalisé français avant de partir exercer dans les hôpitaux de Jérusalem et de Bethléem. Il séjournera seize ans en Israël, étudiant la Bible, l’histoire, la géologie, la faune et la flore du Proche-Orient, participant même aux fouilles archéologiques de Qumran (Le peu que j’ai réussi à lire et à écrire je le dois à ces matins de Jérusalem, à ces aubes de Judée qui commencent à poindre dès quatre heures en été1). Il traverse Beyrouth, Patmos, sillonne la mer Égée et les déserts de Transjordanie, apprend l’anglais, le grec et l’arabe. Rencontre Georges Schehadé, Yves Bonnefoy, Georges Perros, Jean Grosjean et Henri Michaux. Se lie d’amitié avec Georges Séféris. Après la guerre des Six Jours, il quitte Jérusalem pour un poste de chirurgien à Tunis, qu’il occupera de 1970 à 1995. Homme discret habitant plus tard Sidi Bou Saïd, en Tunisie, là où nous nous rendîmes à plusieurs reprises, ce village blanc, baigné de soleil, tout de portes bleues, et où je cherchai désespérément son nom, sur les boîtes aux lettres : Un village vrai, avec quelques boutiques vraies, un très vieux café adossé à la mosquée, perché en haut d’un escalier flanqué de deux balcons d’où l’on domine une partie du village et la mer. […] Des orangers amers, des jasmins, des agaves, et des bougainvillées. Une vieille maison au bout du village, adossée à la colline, une pièce lézardée, penchée comme un balcon sur le large2Ce poète cher à mon cœur, amoureux du Proche-Orient (Les grands souks du Proche-Orient restent pour moi plus magiques que tous les théâtres du monde3), qui a voyagé également dans toute l’Europe, ainsi qu’au Kazakhstan, aux États-Unis, au Yémen, en Égypte et en Jordanie, refuse de séparer le corps et l’esprit, étroitement liés dans sa vie personnelle. Si certains l’appréhendent uniquement sous l’angle de l’écrivain, du traducteur, du médecin, du chercheur en neurosciences ou du photographe, il demeure incontestablement et principalement le poète du désert, de la lumière et de la pierre. Un poète humble, d’une humilité qui ne s’abaisse pas, mais qui reconnaît sa petitesse face à l’immensité d’une connaissance qui le dépasse : Non, ce n’est pas le savoir qui corrompt, mais ce tout petit bout de savoir, sujet à révision, pris pour le tout. L’idée que le savoir peut être un tout clôture4. Ses textes sont empreints de discrétion, de renoncement. S’il pouvait laisser la parole aux pierres et aux déserts, il le ferait. Son abnégation irait jusqu’à se retirer devant ce qui est plus grand que lui, plus étendu. Son écriture a été marquée par ses déménagements successifs, par les conflits israélo-palestiniens, par son expérience du désert, lieu de source et de ressourcement. Par l’acte médical, indissociable de l’acte d’écriture. Avec lui s’établit une correspondance entre science et poésie : de la chirurgie naît l’importance des mains qui cousent et recousent autant qu’elles écrivent. Il consigne sur des petits bouts de papier, sur des carnets, des notes prises à l’hôpital (feuilles d’observations), des réflexions qui lui serviront à mettre en ordre ses pensées, à rédiger plus tard ses Feuilles d’hôpital. Il parle de ce silence nécessaire à l’écriture, de la nature qui l’entoure, de ce cadre de vie imprimé de chaleur et de lumière, que l’on retrouve tout au long de ses textes et qui s’inscrit dans son espace-temps.

 

Nous ne savons plus les fils qui nous lient
ces vents de résurrection
aux fonds inhabités.
Et d’où tenons-nous ces deux traits de feu
qui un instant nous clouèrent
une si claire douleur dans l’épaisseur des reins ? 
[…] Transparence
qui n’explique rien5.

 

 

Moez Majed, Lorand Gaspar.

J’ai lu et relu les textes de Lorand Gaspar, quelque vingt ans plus tard, ce poète dont les lignes furent pour moi une rencontre, une certitude. Ses allusions à la musique de Bach, çà et là, m’ont portée. Quelle joie j’éprouve encore chaque fois que j’ouvre un de ses livres ! Dans ses pages : la pierre, la roche, le calcaire, le marbre, le granit et l’argile, mais aussi la mer, les îles, les barques, les olives et le pain. Patmos, Delphes, Qumran, la Judée et la Transjordanie, Jérusalem et Jéricho, les orangers en fleurs, le jasmin, le Jourdain, les nomades et le lait de chamelle. La lumière. La poésie et la chirurgie. La lumière que je n’ai trouvée nulle part ailleurs : les lueurs, la clarté, l’aube, le matin, la porosité du jour sur la peau6, la pulpe du soleil, la luminosité, le rayonnement, le feu, la flamme, la transparence du désert, mais aussi la douceur des ocres, la chaleur des pierres, les terrasses blanchies, les murs de torchis, les couches du jour et tous ces termes qui éclairent, qui sont sources, mais également reflets. Qui absorbent la lumière ou qui la réfléchissent. Entre le rocher de Patmos et les pierres de Jérusalem, il y avait un dénominateur commun : la lumière7. Les déserts qu’il traverse sont lieux de l’ocre et du beige, du grège et du grès, déserts de sable ou de pierres, lieux de contemplation, de silence et de méditation. Lieux de l’ascétisme. C’est la roche, l’écru et le bistre. L’érosion. Les couches de sédiments. Le vide qui n’est pas rien. Vide empli d’immensité, de vie souterraine, brûlante et hospitalière. Celui magnifiquement décrit dans son recueil Égée Judée : « Là, arrête-toi. Ce lieu sec, ce désert… » Là sont les portes8. Ce désert fascinant, lieu de renoncement : Renoncer à tout ce qui peut lier, entraver la marche, alourdir la charge du chameau9. Ces plaines infinies, réduites à l’essentiel. Les nomades, les caravanes de Bédouins, de Touaregs, au loin. La sécheresse, les dattiers, les agaves. La faune : insectes et reptiles. Toutes ces images qu’il garde en lui, précieusement – l’épiphanie d’une transparence inexpliquée des épaisseurs de la terre10 Le désert, thébaïde, lieu de chaleur et de réponses. Lieu de répit et de changement de souffle. D’introspection et de recueillement. De méditation. 

Le désert qui ouvre potentiellement aux rencontres : son amitié pour Georges Séféris, à qui il dédiera l’un de ses ouvrages. Ses similitudes d’écriture avec Yves Bonnefoy, que j’apprécie aussi beaucoup. Ses photos en noir et blanc, présentes dans Mouvementé de mots et de couleurs, sur lesquelles s’appuieront les textes de James Sacré. Des photos d’Afrique du Nord, de pierres et de sable, de Bédouins en marche, clichés baignés de lumière.

 

Il y a eu ces échanges si simples
entre un silence en nous et quelques bruits
ces brèves rafales de l’esprit
couleurs et cris dans les choses
il a suffi de voir, d’écouter
l’olivier grandir et la mer
recoudre ses filets dans la nuit11.

 

 

Collectif Sons of Nietzsche, Lorand Gaspar, Corps corrosifs, extrait de la représentation  du 11 juillet au Centre Européen de Poésie d'Avignon dans le cadre du Festival d'Avignon 2016. Avec Matthieu Dessertine (voix), François Fuchs (contrebasse), Matthieu Jérôme (clavier) et Ianik Tallet (batterie, percussions). Direction artistique : Géraud Bénech

Oui, Lorand Gaspar, qui nous a quittés le 9 octobre 2019, restera pour moi incontestablement lié à une forme d’humanisme ancrée au désert. Ses poèmes ont été éclairés par la lumière qu’il savait capter, qu’il laissait entrer par les fentes de ses fenêtres, qu’il laissait pénétrer en lui pour qu’elle inonde ses mots. Pourrais-je aujourd’hui parler de la lumière de l’invisible ?

Rien n’a été ajouté venant d’ailleurs, la vie qui passe un instant de nuit à lumière est en marche depuis toujours12.

 

 

Notes

[1] Lorand GASPAR, Essai autobiographique, Sidi Bou Saïd, 28 février 1982, in Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [2] Lorand GASPAR, Arabie heureuse, DEYROLLE Éditeur, 1997. [3] Lorand GASPAR, Feuilles d’hôpital, REVUE EUROPE n° 918, octobre 2005. [4] Lorand GASPAR, Feuilles d’observation, éditions GALLIMARD, 1986. [5] Lorand GASPAR, Égée Judée (Îles),  éditions GALLIMARD, 1993. [6] Lorand GASPAR, Égée Judée,  éditions GALLIMARD, 1993. [7] Lorand GASPAR, Essai autobiographique, Sidi Bou Saïd, 28 février 1982, in Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [8] Lorand GASPAR, Égée Judée (Pierre), éditions GALLIMARD, 1993. [9] Lorand GASPAR, Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [10] Lorand GASPAR, Carnets de Jérusalem, éditions LE TEMPS QU’IL FAIT, 1997 [11] Lorand GASPAR, La maison près de la mer, in Égée Judée, éditions GALLIMARD, 1993. [12] Lorand GASPAR, Feuilles d’observation, éditions GALLIMARD, 1986.

Présentation de l’auteur




Jean-Claude tardif, Les chemins dérisoires, extraits

La nuit s'étend sous mes paupières,

j'attends mes rêves

sans plus y croire vraiment.

Demain ne sera pas un autre jour,

juste la silhouette oubliée des heures perdues.

Je compte sur mes doigts le frisson des horloges,

les petits matins me trouvent perclus,

apeuré. J'ai perdu mes enfances.

Où sont les ventres de mes femmes

et de quoi se souviennent mes filles ?

D'un premier cri - toujours le même -

qui nous vient de derrière les mots

pour nous raconter notre histoire ;

celle que nous gravons sans cesse

à l'inverse de nos paumes

loin des lignes de vie et de chemins de fer.

 

*

 

 

 

Mes yeux accrochent leurs linges

à l'étendoir du ciel ;

le crépuscule ravaude ses draps.

Soudain derrière la vitre le vieux livre de la nuit

et la mer entre les lignes, filigrane.

L'écume a une odeur de cuir

qui déplaît aux oiseaux marins.

Le vent est immobile et je suis loin du monde.

Sur l'envers de mes paupières

le corps de cuivre d'une grive égarée

piétine l'ombre qui nous lie.

Je la regarde comme un autre

moi-même.

 

 

Écrire un poème, à quoi bon ?

Le monde n'y tient pas,

il s'en moque

comme il se fout des mots qui le nomment.

Le monde n'est pas un poème

simplement

l'ombre qu'il projette, peut-être,

sur une page blanche

 

que nous ne savons pas.

 

 

Parfois je dors ; je fais semblant,

j'écoute ma respiration sans la reconnaître.

Suis-je un mammifère, un poisson,

une pierre tombée d'une poche

ou simplement

une météorite qui se serait perdue ?

 

Souvent je fais semblant, je dors.

je me perds un peu dans le drap du silence,

je suis une à une les lignes

au fond de ma paume. J'ânnone

une histoire trompeuse qui me ressemble

et je ne sais plus soudain si ma peau

porte en elle la mémoire

qui le soir venu me fait défaut.

 

*

 

Longtemps j'ai bredouillé l'alphabet

lettre à l'être, petits riens que j'ai portés

faute de poches convenables

au revers de la langue

comme on le fait d'une fleur sur une boutonnière.

Myosotis peut-être à moins que

ce fut un coquelicot, poison insignifiant ;

plume au milieu du foin, dans l'intervalle du vent

au creux des jalousies et des corps qui se donnent

à la façon d'un monde .

 

 

Présentation de l’auteur




Deux entretiens avec Lorand gaspar

Ce premier entretien fut accordé par Lorand Gaspar à Alain Freixe. Il est paru dans l'Humanité du 2 décembre 2004. 

 

Lorand Gaspar, « un immense désir de lumière partageable »

 

Il ne me déplaît pas de parier pour la relève : retour arrière et ouverture au futur mêlés.

C’était en mars 2004. Autour de la Semaine du Printemps des poètes. Deux livres importants voyaient le jour. Deux livres de Lorand Gaspar : Approche de la parole suivi de Apprentissage avec deux inédits  chez Gallimard dans la collection blanche et Patmos et autres poèmes dans la collection Poésie/Gallimard. L’un relevant plutôt de l’essai, l’autre du poème. 

Dans le premier, on voit le médecin, l’homme de sciences qu’est toujours Lorand Gaspar dialoguer avec le poète autour des fondements de ce qu’il en est de vivre et du rôle que la poésie, la lecture active de sa parole – vulnérable, fragile, mortelle certes mais vivante ! – continue à y jouer : « brèche (…) lumière (…) obscurité qui permettent de voir là où on ne faisait que regarder. De respirer là où on ne faisait que discourir ».

Louis Couperin, Pavane en fa dièse
mineure par Blandine Verlet et un
poème de Lorand Gaspar.

Dans le second, on retrouve le poète de l’expérience méditerranéenne, cette traversée risquée entre les  îles de la mer Egée, les rivages de Judée, ceux de Tunisie, lieux de vie, lieux aimés où le chirurgien qui s’acharnait à recoudre ce que la folie des hommes s’attache toujours à déchirer, savait aussi donner la main à celui qui aime écouter « sans relâche / l’inaudible battement dans les choses. » Action, d’une part , contemplation de l’autre, Lorand Gaspar est cet homme de terrain qui réussit à se tenir « ferme dans l’entrebaîllement des mots », fort de savoir que seul  le regard sauve.

Il est urgent de lire Lorand Gaspar ! Ses livres nous apprennent à regarder : « Regarder. Respirer. Avoir tout son temps pour accueillir ce qui vient. » Et dire oui au monde. À sa beauté, malgré tout : « Oui  - comme une lampe au soir -»

Alain Freixe

Entretien Lorand Gaspar – Alain Freixe

Alain Freixe: Si mars est devenu le mois  de la semaine du Printemps des poètes, mars était aussi le mois des grandes dionysies de la Grèce. J'aime à penser que de même que Dionysos - ce nomade - faisait retour pour troubler l'ordre établi, de même vos deux livres, cher Lorand Gaspar, viennent heureusement "tuer l'aisance", selon les mots d'Henri Michaux que vous citez : celle qui consiste à faire de l'opposition entre vivre et écrire un lieu commun jamais remis en question, à opposer systématiquement l'art et les sciences, à ne plus poser la question de la beauté... Comment  les voyez-vous jouer ensemble ?
Lorand Gaspar : Notre désir et notre capacité de comprendre la "nature", les "mondes" qui nous entourent, dont nous faisons partie, comprendre l'homme, la complexité prodigieuse de son cerveau construit par des modestes mutations successives depuis au moins deux millions d'années, si l'on pense devoir commencer notre carrière avec l'Homo habilis, le premier "casseur" de silex (il ne s'agit pas des silex admirablement taillés de nos ancêtres de l'âge du Renne, qui sont les premiers de la lignée baptisée Homo sapiens, c'était hier, il y a à peine 30.000 ans). Capacité sans limites dans son ouverture, mais limitée par notre finitude, par la durée de chacun de nous comme par celle de l'humanité, de la planète, de notre système solaire. Spinoza avait émis l'hypothèse de l'existence d'une "pensée infinie", parmi une infinité d'autres attributs, par nous ignorés, de la "substance infiniment infinie". A l'état de nos connaissances actuelles, cette hypothèse n'a pas pu être confirmée...
Alain Freixe: Me suivriez-vous si je vous proposais de cette partie de la philosophie qu'on nomme depuis Aristote "métaphysique" l'approche suivante : étude de ces structures sur lesquelles nous sommes sans pouvoir et qui pourtant définissent nos pouvoirs, comme le temps par exemple. Me suivriez-vous toujours si je vous disais qu'il y a dans votre oeuvre la recherche d'une métaphysique de la lumière, la quête d'une "lueur" - le mot revient souvent sous votre plume - d'une "clarté", celle qu'offrirait enfin ouverte "une fenêtre dans l'insaisissable et l'impensable"?
Lorand Gaspar : Je suis plus proche du peu que nos connaissons de l'enseignement de Socrate que de celui d'Aristote. Socrate savait que fondamentalement il ne savait rien. Pour ma modeste part, en tant que scientifique, poète et philosophe à mes heures, je sais que fondamentalement toutes mes connaissances sont relatives à mes sens  et à mon cerveau. Je pense, sans prétendre à en être certain, que la Réalité est infiniment infinie (comme disait Spinoza en parlant de la Nature ou de Dieu-Nature pour moins choquer ses contemporains) ; que dans cette Nature infinie les informations que mes cinq sens et la panoplie, il est vrai considérable, de nos instruments de détection de toute sorte apportent comme informations à mon cerveau est  peu de chose comparé à l'infini. Non seulement peu, mais même concernant ce peu, je sais que je ne peux avoir aucune certitude absolue. Cela ne nous empêche pas en tant qu'humains d'en tirer amplement  profit dans notre vie quotidienne, même si nous avons tendance à oublier notre chère Planète où la vie a pu apparaître et évoluer grâce à certaines conditions précises, conditions que nous pouvons, hélas, détruire par nos pollutions diverses, mais cela c'est un autre problème. Voilà une poignée de clarté, entre autres, que me proposent deux poignées de neurones (cela doit faire quand même autour d'une bonne dizaine de milliards de neurones) situés dans mon cerveau antérieur. Que me disent encore ces neurones ? Qu'il faut apprendre à être "infiniment" ouvert, souple et fluide, rester toujours conscient de la complexité infinie du monde qui nous entoure de près et de loin, garder vivante aussi longtemps que possible son désir d'explorer plus loin ce qui nous est accessible de cet infini, de toujours mieux comprendre les choses du monde et nous mêmes, tout en sachant la relativité de notre compréhension finie. C'est cela ma "fenêtre" d'aujourd'hui. La poésie et tout art contribuent à me maintenir dans cette ouverture.
Alain Freixe : Après Sol absolu, Corps corrosifs et autres textes (Poésie/Gallimard, 1986) et (Egée, Judée suivi d'extraits de Feuilles d'observation et La maison près de la mer (Poésie Gallimard, 1993), Patmos et autres poèmes continue à interroger l'élémentaire, "la force tranquille d'être là des choses", les pierres quelconques "si intenses d'être là sur un chemin de hasard" et qui "nous éclairent", "une feuille au sommet de l'été", "un grand vent accouplé à la mer", "la présence sans mots de la rose", l'irruption d'un vol de martinets..." le festin joyeux" des choses naturelles quand elles s'offrent à la rencontre...
Lorand Gaspar : Oui, dans tout ce que je rencontre sur mon chemin je perçois toujours quelque chose de nouveau, de plus, de différemment éclairé par l'environnement, par la mémoire de mon cerveau. Quelque chose qui me parle tant que je reste ouvert, attentif, curieux, heureux de pouvoir accueillir une nouvelle connaissance (aux deux sens de l'expression), de l'explorer, de l'interroger. Rien n'est inintéressant tant qu'on garde les yeux de son cerveau ouverts. Certes, mais comme toute chose, toute rencontre deviennent plus intéressantes en les approfondissant, il faut aussi apprendre à choisir. Il est vrai que si je trouve tout intéressant dans la Nature qui nous entoure et dont nous faisons partie, c'est l'homme qui m'intéresse le plus. J'ai compris cela, quand je me suis vu émerger vivant des horreurs vues de près de la dernière guerre.
Alain Freixe : Si on devine toujours dans vos poèmes cette "joie" (...) simple au bout du chemin obscur", si elle est leur ligne de flottaison, on sent aussi dans votre oeuvre comme une sourde mélancolie, celle "d'un espoir insensé qu'un jour dans une phrase s'enfle irrémédiablement le chant - le silence qui ne repose sur rien", écrivez-vous. Me permettrez-vous d'ajouter sur rien que sur lui-même, comme "cette écriture ample" des martinets sur le ciel. Mélancolie de ne pouvoir passer la frontière, de rester de ce côté-ci du langage où l'articulation trahit toujours l'effusion. Mélancolie de ne pouvoir "faire entendre les sons / si justes et si amples" de la rumeur des eaux...
Lorand Gaspar : J'accepte sans ambiguïté, l'existence dans ma poésie de cette part de mélancolie. La cause de cette tristesse m'apparaît plus clairement  aujourd'hui. La poésie et d'autres arts continuent à m'apporter  au tournant d'un chemin des instants de rencontres d'une clairière. Ces fenêtres de clarté  (qui peuvent surgir aussi bien de la souffrance) qui s'ouvrent en moi-mêmes ou dans ce qui m'entoure, correspondent depuis mon adolescence à des intuitions d'appartenir à une "réalité"  ou "nature" ouvertes.  Aujourd'hui, sans en avoir la certitude parfaite que semblait avoir donné à Spinoza sa "science intuitive" je sais qu'il s'agit d'intuitions d'un infini auquel rien ne peut être extérieur.
Ce qui me guérit, je pense, peu à peu de ces moments de mélancolie ne peut être que la compréhension grâce à l'accès à ces structures de mon cerveau antérieur (qui reçoivent toutes les informations captés par mes sens et élaborées dans diverses aires corticales), c'est que la seule certitude qu'une intelligence humaine finie puisse avoir c'est que toute certitude est vaine.
Alain Freixe : : Sourde mélancolie, disais-je - nulle tristesse, bien sûr - parce que vous énoncez toujours très clairement le surgissement d'un impossible. Toujours un torrent surgit et "les eaux emportent / les mots que je cherche"- écrivez-vous. Et vos poèmes font voir et le geste pour saisir l'insaisissable et le retrait de ce même geste. Mais se retirant, les eaux laissent en alluvions heureuses "l'ardeur d'aller / encore et toujours plus loin dans l'ouvert". Si on ne peut clôturer la poésie, s'il nous faut à chaque fois "rapprendre à parler", qu'aurons-nous eu, cher Lorand Gaspar, en fin de compte ?
Lorand Gaspar : La capacité chaque jour accrue d'accepter (qui est le contraire de se résigner) , d'aller aussi loin que le permet notre "intelligere", dans la connaissance même relative de la vie, de l'homme, des lois de la nature sur terre (s'il y a bien des lois immuables) et l'aptitude de nous adapter de s'adapter activement dans les limites de notre biologie et de notre intelligence humaine. Nous avons tout ce qu'il faut dans notre cerveau pour vivre le plus possible dans la clarté, pour essayer de comprendre l'autre et nous ouvrir à lui s'il renonce à son propre enfermement dans toutes sortes de convictions, de valeurs , de connaissances dogmatiques, qui peuvent être aussi bien scientifiques, philosophiques, politiques, religieuses, etc...
Alain Freixe : Michel Butor défendait ici-même - c'était en février dernier - l'idée d'une "utilité de la poésie ". Le suivriez-vous sur cette voie ? Et dans quelles conditions ?
Lorand Gaspar : Il y a des choses dont je sais, à l'état actuel de nos connaissances qu'elles sont ou seraient utiles à tous les humains, mettons le respect de nos instincts de vie et de survie. Je pense aussi - toujours à l'état actuel de nos connaissances - qu'il serait extrêmement utile à tous les humains d'apprendre à mieux connaître le fonctionnement du cerveau humain en général et du sien propre en particulier. Spinoza avait raison en pensant que la plupart de nos misères venaient de ce qu'on appelait au XVIIe siècle nos "passions" et qu'aujourd'hui j'appellerai une méconnaissance, un manque d'intérêt  pour la connaissance que nous pouvons avoir de l'homme, du fonctionnement du cerveau humain en général et de notre propre cerveau en particulier. Je pense que toute culture ouverte est bonne et utile. Nos maladies graves mises à part, l'immense majorité de nos misères individuelles, interindividuelles, sociales, interethniques, sans parler des croyances religieuses ou autres fermées à triple tour, semblent bien liées  à des dysfonctionnements au niveau de nos structures cérébrales.
Tout ce qui nous aide à mieux nous connaître, à mieux nous comprendre, à mieux comprendre les autres, la nature qui nous entoure (relativement, bien entendu, à nos sens et cerveau), bref, tout ce qui nous permet de mieux vivre, nous est utile. Même la souffrance. Je dirai, par exemple, qu'apprendre à se nourrir intelligemment (chose rarissime), serait utile à tout être humain. Ce n'est pas le cas de la poésie, ni d'aucun des arts. Néanmoins je sais que indépendamment  des contacts enrichissants que certains lecteurs m'ont apporté, l'écriture poétique m'a beaucoup appris sur moi-même, mes problèmes, mes difficultés.
Mais la sagesse, la connaissance du fonctionnement de son cerveau, seraient plus utiles encore à tous. Pourtant très très peu de gens éprouvent le désir de mieux se connaître, de comprendre comment ils "fonctionnent", comment nous pouvons accéder à une intelligence plus souple, plus fluide, plus nuancée, plus relativiste, plus ouverte.
Mais la poésie "qui nous parle" est un plaisir, une joie. (Spinoza dit dans son Ethique : "La joie est le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection."  
Alain Freixe : Comment dès lors prendre soin de la poésie ? La lire certes, partager cette parole qui se risque, comment cela est-il possible ? qu'est-ce que lire, selon vous, et tout particulièrement de la poésie ? Qu'attendez-vous de votre lecteur ?
Lorand Gaspar : Je commence par la dernière question, en pensant que ma réponse peut  s'étendre, éclairer les trois autres....
J'essaie d'accepter les autres tels qu'ils sont. Bien sûr, s'ils souffrent et viennent demander conseil au médecin que je reste au fond de moi-même, autant que poète, je leur livrerai les quelques connaissances que j'ai et que je continue à développer, à élargir selon mes moyens.
J'ignore s'il existe une poésie universelle. Il me semble que la plupart des artistes expriment leur propre structuration, plus ou moins composée, complexe de "personnalité", leur "expérience de vivant", leur "culture", voire leur propre psychopathologie.
Je pense que toute poésie née d'une expérience de vie trouve un jour  ses lecteurs.
 

Lorand Gaspar, Entretien du jour au lendemain, 1993. 

 

Ce second entretien que  Lorand Gaspé avait accordé à Alain Freixe est paru en 2006 dans la revue Friches.

Entretien Alain Freixe – Lorand Gaspar ou l’art de semer des questions - 2006

Alain Freixe : J’irais pour commencer, si vous le permettez, cher Lorand Gaspar, au plus simple, même si je sais qu’on a dû souvent vous poser cette question : comment êtes-vous arrivé à concilier votre pratique de chirurgien et les exigences de l’écriture poétique ? Comment voyez-vous plus généralement les relations qu’entretiennent ou devraient entretenir science et poésie ? Pensez-vous comme Saint-John Perse qu’il faille « tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique » (allocution au banquet Nobel, 10 décembre 1960) ?
Lorand Gaspar : Depuis l’âge de 12-13 ans je savais intimement et le disais clairement à mon père que je désirais mener parallèlement une activité dans les domaines scientifique et littéraire.
L’écriture, dès cette époque, m’apparaissait (en ce qui me concernait), être une activité qui m’aidait à vivre, à mieux me connaître, à m’équilibrer. Mon intérêt pour les sciences (centré sur les sciences naturelles et la physique et depuis 7 ans tout particulièrement sur ce que  peuvent nous apprendre nos connaissances actuelles de notre cerveau concernant notre développement personnel et la vie avec les autres), me semblait être tout aussi fondamental et je ne comprenais guère pour quelle raison la plupart des adultes autour de moi y voyaient une contradiction. De longues années plus tard, engagé dans l’étude des neurosciences et participant modestement au sein d’une équipe à la recherche et à la mise au point d’une nouvelle approche de notre psychologie grâce à nos connaissances actuelles du cerveau humain et de son fonctionnement que je peux constater que la créativité dans les domaines que nous appelons artistiques et scientifiques, se déroule dans la même structure cérébrale, que nous appelons le « préfrontal ». Le grand neuroscientifique américain d’origine russe Elkhonon Goldberg (élève, à Moscou, d’un des fondateurs des approches neuroscientifiques de notre psychologie, Alexandr Romanovich Luria) a publié en 2001 un livre dont le titre est « The executive brain » et le sous titre « Frontal Lobes and the Civilized Mind ». Bref, je crois pouvoir aller aujourd’hui aux sources biologiques de la déclaration de Saint John Perse, autorisé par les connaissances que nous avons aujourd’hui de notre cerveau, pour dire que les créativités artistique et scientifique prennent leur source dans le fonctionnement des mêmes structures cérébrales.
Alain Freixe : Tous vos livres sont des livres d’expérience, donc de voyages, de traversées risquées que ce soit à propos du désert ou de la mer avec ses îles – Passer y est toujours difficile ! – ou de la mort affrontée au plus près dans les hôpitaux… ou de l’amour. Le monde cela se traverse. On y côtoie les ténèbres, on y frôle le désespoir. Pourtant toujours revient « cette chose que le matin déplie », cette part de la lumière que rien ne saurait ni ternir, ni effacer. Faire passer cela, source de toute joie, est-ce là la tâche du poète ?
Lorand Gaspar : Oui, le monde, notre petit monde sur cette planète minuscule j’aime m’y déplacer, découvrir des paysages, des sociétés, des cultures différentes   Oui, cette vie en général - issue de la matière dont nous savons qu’elle n’est pas « inerte » comme on le croyait naguère - celle des êtres unicellulaires aussi bien que celle des corps-cerveaux singuliers complexes de l’homo sapiens sapiens – me passionne, mais le chemin que je pense avoir parcouru et continue encore à parcourir (tant que me le permettront les lois éternelles de la Nature, comme dirait Spinoza), n’est pas seulement celui de la nature sans bornes connues et des cultures de notre globe, mais aussi celui de l’expérience de l’individu humain singulier (à ne pas confondre « individualisme » et « individualité ») que je crois être, mais aussi celui de la réflexion et de nos connaissances humaines relatives, biens sûr, à nos sens  et à nos cerveaux..
J’ajoute que ce cheminement s’accompagne pour moi de la recherche d’une meilleure connaissance de moi-même et d’un travail de développement personnel  en vue d’une plus grande ouverture d’esprit, d’une fluidité, d’une souplesse faites d’une capacité d’adaptation à ce que je ne peux pas changer, d’une perception de la complexité et des nuances infinies de ce que je peux approcher, percevoir de la nature infinie ; la perception du fait que ma connaissance de la  Réalité  restera toujours relative à mes sens et à mon  cerveau ;  d’un désir de distinguer les causes des effets et de les comprendre, de l’ambition d’assumer le fait d’être seul face à mon propre destin, même s’il est lié biologiquement et sociologiquement à celui de de ma famille, de mes amis, de mon pays, de ma culture, de l’Europe… et de l’humanité  sur la terre.…..
La poésie, telle qu’elle s’est déployée dans mon expérience : une sorte d’écoute en moi, dans ma vie, dans mes rencontres de ce qui échappe aux investigations de ma raison, de ce qui la déborde…. Y entrent pourtant aussi mes connaissances, mes rencontres, mon travail, mon expérience de la vie.
Alain Freixe : Cette rencontre, il vous est arrivé quelque fois de chercher à la rendre au moyen de photographies. En témoignent plusieurs livres. Dans le dernier Mouvementé de mots et de couleurs, publié par Le temps qu’il fait, en 2003, c’est James Sacré qui les accompagne de ses mots. Qu’attend un poète telque vous de l’acte photographique ?
Lorand Gaspar : Je  conçois la photographie comme une autre façon d’approcher ce que je cherche à exprimer en poésie. Dans un « paysage » que perçoit mon œil cerveau, l’œil du poète-photographe perçoit un mouvement, une lumière, une construction instantanée que je cherche à capter sur un support, dont je propose un « tirage » qui me parle à la manière d’un poème… Parlera-t-elle à d’autres ? C’est la même question que l’on se pose, que je me pose, en tout cas à propos  d’un poème que je viens d’écrire… Proposera-t-elle à d’autres une ouverture ? Une occasion de se poser des questions ? De mieux s’explorer, de se connaître, d’aller à la recherche de…
Alain Freixe : Poursuivons si vous le voulez bien sur ce thème. « La photo voudrait quoi garder ? Elle n’est qu’un souvenir, sans doute qu’on finira par l’oublier. » écrit James Sacré. Que voudrait donc garder la photographie ? Que peut-elle garder ? Qu’est-ce qui se perd en elle ?
Lorand Gaspar : A mon sens, dans ma façon de « voir », de « comprendre »,  l’image, la vision que propose ma photo, ne veut surtout rien « garder », seulement proposer un sentiment de découverte, d’approfondissement soudain, de perception de ce que j’appelle ouverture, de clarté qu’on pourrait dire intuitive.
Alain Freixe : Est-ce la même chose que ce qui se perd dans le poème ? Poème du côté des vestiges, des traces voire même des traces de traces puisqu’en effet vous confiez à Madeleine Renouard dans l’entretien que vous lui avez accordé pour le beau numéro de la revue Europe d’octobre 2005 l’importance que revêt pour vous, dans le procès de l’écriture, les notes prises à la diable sur des carnets. À quelle occasion les revisitez-vous ? Quand décidez-vous d’entrer dans cette resserre des carnets, feuilles volantes, bouts de papier...? Qu’est-ce qui vous y pousse ?
Lorand Gaspar : Oui, poème du côté des vestiges, des  traces et des traces des traces, comme vous le suggérez si bien.  Précieuses sont pour moi ces notes prises, un peu comme des photos instantanées, prises sur le vif… Dans la photo instantanée, souvent, il y a quelque chose comme une note. Et cela devient une photo que je peux proposer à la vision des autres, de quelques autres, quand j’ai eu la chance de toucher juste (juste par rapport à ma singularité et non pas, au grand jamais, dans « l’absolu » ; juste de mon point de vue singulier, plus ou moins partageable).
Alain Freixe : Comment passez-vous des notes au poème ? Comment l’ordre s’impose-t-il au désordre initial ? Comment la forme arrive-t-elle ? Arrive-t-elle toute prête ou évolue-t-elle au fur et à mesure de l’avancée du poème ? Comment finit-elle par s’imposer ?
Lorand Gaspar : Comment je passe des notes au poèmes ? Un peu de la même façon qu’un grain qui contient les informations sur la structure, la biologie intime d’une plante se met à pousser quand les circonstances deviennent propices à son déploiement…. Je note que pour moi les notes, même jetées à la hâte sur un bout de papier ne représentent pas un désordre, mais des points d’appui, les graines d’un futur poème (parfois d’une pensée), qui bénéficiera ou pas des conditions nécessaires à son déploiement.
Alain Freixe : Dans les entretiens que j’ai eu l’occasion de mener dans cette revue avec Yves Bonnefoy, Michel Butor, Marc Alyn, Jean-Vincent Verdonnet ou Salah Stétié, j’ai pris pour habitude d’en terminer avec des questions tournant autour des mêmes préoccupations. La première concerne l’appréciation que vous porteriez sur la poésie française de ce temps, sa situation générale dans le champ littéraire, ses débats, ses modes de diffusion… La seconde, la manière dont vous envisagez les lectures publiques au cours desquelles un poète se risque dans sa parole et enfin l’idée que vous vous faites des interventions des poètes dans les établissements scolaires et, plus généralement, des rapports entre la poésie et l’école.

Lorand Gaspar : La poésie française contemporaine me semble bien vivante, autant qu’il me soit permis d’en avoir une opinion d’après les textes que je connais des poètes de ma génération et de celle qui la suit. J’avoue  trop peu connaître la production de ceux qui ont 25-30 ans aujourd’hui pour en former une opinion.

Quant  aux lectures publiques, je les trouve intéressantes quand c’est le poète lui-même qui lit sa poésie….

Enfin, j’ai personnellement une expérience très encourageante concernant mes propres lectures en milieu scolaire. J’ai eu même l’occasion de communiquer, établir un dialogue  autour de la poésie dans les deux premières classes primaires… J’ai également rencontré avec plaisir des collégiens, des lycéens et des étudiants.

Alain Freixe : Y a-t-il chez vous la nostalgie d’un langage des choses. Mieux peut-être  d’une écriture . Ainsi des martinets « ces traits qui volent » vous dites qu’il sont une « écriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source et son élan ». Ailleurs, vous parlez d’une « pensée lisible un instant sans mot et sans trace » qui serait comme écrite dans le monde…
« Ecrire pour dissiper l’écrit », avez-vous écrit, n’est-ce pas viser un chant si pur qu’il serait pur silence ?

Étonnants Voyageurs 1992. Café littéraire
avec : Jean-Pierre CAGNAT, Tony CARTANO,
Lorand GASPAR, John Saul, Alain Thomas.

Lorand Gaspar : Pour moi, biologiste et intéressé depuis mon adolescence à la physique et à toutes les sciences de la nature, il est clair qu’il y a dans la composition de la matière et bien plus dans celle d’une cellule vivante sans parler des organismes vivants  – au niveau cellulaire, au niveau des tissus, de la fibre musculaire aux  structures neuronales -, des « langages », dans la mesure où il y a « communication entre cellules, tissus, organes… J’ai pas mal réfléchi scientifiquement comme poétiquement sur ce sujet dans un livre comme Approche de la Parole, réédité par Gallimard en 2004, couplé avec une réédition d’Appentissage, publié auparavant par Deyrolle.
L’écrit demande à être sans cesse dépassé. Je reviens toujours au même mouvement extérieur et intérieur : s’ouvrir. Rester ouvert à l’inconnu, explorer activement, aller, faire, accueillir, cueillir, participer, aider quand on peut, le peu qu’on peut……

 

Présentation de l’auteur




Annie Salager, Pressentiments obstinés…

Quelquefois on rêve
d’un ruisseau au temps de l’enfance 
et d’un champ près de lui,
il était tout de poésie
et un ciel nourricier
répandait ses flûtes de lumière
dans la vigueur des feuillages
tandis qu’il caressait l’herbe du ruisseau

 

Aujourd’hui ou demain sous un ciel 
que parfois on veut croire illimité
sans vouloir admettre que
lentement il s’étouffe, menace, et
où la vie peu à peu va  vers son extinction,
naîtront peut-être des mots neufs
encore peu audibles pour un chant à venir…

 

Pour survivre ils auront choisi
d’abandonner la guerre des étoiles
et les conquêtes de l’espace etc.
tant de fuites aveugles en avant
et de fertiliser enfin la musique
et la longue geste du vivant
dans ses prairies et dans ses champs,
quelquefois on rêve à la vie demain
qui pourrait être la vie
si elle en embrassait la poésie

 

 

                              *

 

 

Le grand vivant

 

Partout le feuillage nouveau-né
balbutie au vent qui l’initie aux caresses du ciel
le babil de ses pousses vert tendre
immenses les arbres, enfantines leurs feuilles

 

les branches où danse un temps sans âge
avaient laissé leur vigueur exploser en bourgeons
et la lumière par-dessus nos têtes
s’était muée en vie qui nous soulève
à notre tour du sol vers plus de jour

 

là où nous passons le plus souvent sans rien voir,
épris de notre suffisance et aveugles au grand vivant
qu’avec eux nous sommes, en nous croyant
encore d’un autre monde qu’eux …

 

                                      *

 

 

 

Prier Déesse

 

 

Aussi fragile que coquelicots des fossés et des champs
aussi miraculeuse  rémanente  capricieuse

 

toi lumière, voilée dans les mots que tu habites
que tu crées et assoiffes d’un désir de beauté
sans cesse renaissant  toi née en nous
d’une première larme  d’une première joie

 

habillée de tant d’idéaux que l’histoire
invente défigurés en haines

 

lumière  qui es le véritable être de notre esprit
dans l’air que l’on respire  dans le souffle de l’âme,
ne t’éloigne pas de nous petits humains en devenir 
qui sentons partout monter les dangers !

 

                                      *

 

Tout va changer…

 

 

C’est le printemps, tout va sûrement changer
pour nous qui écoutons avec si peu de sagesse
la nature depuis si longtemps
… les forêts de l’Amazonie et tant d’autres,
où les cultures indiennes ont été arasées
avec le plus sauvage et cruel mépris,
ne se sentiront plus déboisées défigurées
par des forces inconnues d’elles
venues de puissants réseaux financiers,
ni tant d’iles aux lagons bleus
noyées par la montée des océans…

Nous avons tant à changer
pour la survie du vivant
que nous continuerons ou
réapprendrons - qui sait ?- à aimer,
par exemple dans les humbles
métamorphoses des abeilles  ou à
respirer dans le parfum des lilas blancs,
ça y est c’est le printemps
crois-moi, il faut - et c’est urgent -
je vais, tu vas sûrement changer …

 

 

                                      *

 

 

Résister pour changer

 

Liés par notre respiration et notre souffle
à la nature où nos corps perçoivent parfois
l’immense champ de vibrations qu’est le réel,
écoutons-en aussi au fond de nous le silence,
il a créé l’être en nous qui sommes part d’elle
dame Nature, l’avions-nous  oublié ?

 

C’est à partir d’elle encore aujourd’hui,
la mal écoutée, que viendront peu à peu
même en y croyant à peine
des coopérations nouvelles
et fertiles en bien des domaines
avec certain altruisme, qui sait ?
puisque sans lui tout lien s’avère impossible
entre meilleure qualité de vie
et combat du terrestre pour sa survie !
( l’assèchement des eaux et l’infécondité de l’air
qui certes détruiraient d’abord les plus pauvres
étant promis à tous, riches et pauvres  )

 

Ce n’est pas à la science ni à la poésie
mais à notre prétention à tout dominer
du vivant qu’aujourd’hui il faut
que tu apprennes à résister  Sapiens  vite, vite !

 

                                        *

 

 

L’invisible poème du terrestre

 

La terre assoiffée souffre
de la violence humaine
qui l’épuise l’assèche aujourd’hui
et l’esprit souffre de
son intelligence inadaptée au vivant

 

Existe-t-il pourtant
une autre beauté absolue
que la beauté évolutive
du vivant sur terre ?
L’esprit voudrait
se croire plus fort,
mais entend-il
le silence dans la parole
qui est en lui,
créée par lui ?

 

Toutefois du silence
l’écho chante toujours,
il dure au fond de nous
il est musique et chant dans
l’invisible poème du terrestre
et nous sommes en lui,
écoutons-le nous sommes lui
le chant du vivant et
nous sommes sa terre

 

                          *

 

Notre terre

 

Elle embrasse la beauté
du vivant tout entière
elle en est le chant profond 
et tant nous sommes part de lui,
son chant, nous qui sommes ses yeux
nous qui sommes ses mots
qui sommes elle, la terre - vie,
plus forte que la mort
puisqu’elle alterne
le délitement et l’épanoui,
elle la terre - vie
nous demeure  encore,
malgré savoirs et  beautés,
encore presque invisible
comme si des millions d’oiseaux,
disparus chaque année,
tant et tant d’animaux faibles ou forts
expulsés d’où ils faisaient vie,
n’étaient pas avec nous une part de la diversité
qui nous semblait pourtant si chère …

 

                             *

 

 

 

Jeune animal

 

Aujourd’hui tu le sais 
l’air,  ce jardin de vie autour de la terre
à l’image de notre soif d’être
où le bleu ressemble à l’infini du rêve
- mais souvent figure ton besoin de puissance -
l’air n’est plus inépuisable, ni inaltérable,
et puisque tu n’es plus le roi de l’univers
tu découvres qu’il faut grandir et
comprendre pour ta survie la peur
qui t’aveugle,  t’étouffe,
et reconnaître qu’il faut changer de vie
Ne remettons plus à demain,
jeune animal fragile de la faune terrestre,
ce qu’il est urgent d’inventer aujourd’hui

 

                                *

 

Partout, un cri de soif

 

Nous n’avons plus d’autre choix
que de lutter dès aujourd’hui
afin que le chant de la vie
ne devienne pas cri de soif
de la terre épuisée qui l’annonce,
inexorable cri de soif qui dessèche
l’incalculable beauté du vivant
où se crée ce qui nous assemble

 

Oui jamais depuis les premières cellules
sa beauté n’avait cessé de se créer
la science le sait bien aujourd’hui
sans que nous voulions le comprendre
ni affronter les conséquences
d’une société qui recherche autant
les gaspillages coloriés de liberté
qu’elle accepte de voir celle-ci s’effriter

 

Malgré les flambées de forêts
où nous commencions juste à admirer
le langage des arbres nos ainés - sans cesser
toutefois de détourner de soi-disant
inutiles cours d’eau au profit
des cultures intensives ni d’assécher
des nappes phréatiques en arguant
de l’urgence pour la consommation -

 

Malgré ça, que deviendront sous les
fontaines sèches l’éclat de rire des enfants
l’innocence du devenir
la joie des prés que butine l’abeille
sans qui la fécondité du vivant
disparaît, que deviendra le souffle
qui donne à l’esprit de renaitre
comme de la mort nait la vie ?

 

Devenons ce que nous ne sommes pas
tout à fait, la coccinelle renversée
luttant de tout son corps à carapace
pour se remettre sur ses pattes!
Nous sommes comme elle, minuscules
et si nous ne l’ignorons plus
nous nous sommes découvert au même
moment une puissance qui nous grise …

 

Ne robotisons pas le bel esprit
que la vie en nous a su inventer
existe-t-il là-bas ailleurs ou nulle part
existe-t-il sur d’autres planètes
une aussi belle phase du vivant
que celle où nous est devenu possible
malgré notre réalité  infime
de penser la beauté et de vivre l’amour ?

 

                              *

 

 

 

Terra nostra

 

Ici ou là on épuise des nappes souterraines,
ici ou là des forêts brûlent,
incendies et boues d’inondations entassent
ici ou là la misère des humains par millions
et l’azur au-dessus de tous n’est plus
le pur espace qui semblait infini

 

Consommer est devenu le fils obscène
de son géniteur spéculer
et vengeance est la fille obscène
de sa vieille génitrice la haine

 

Ici ou là nous allons sûrement
nous appliquer à chercher comment
l’intelligence et l’esprit sont part eux aussi
de la biodiversité, et pour que l’humain
puisse survivre ici demain
nous allons sûrement leur donner
une vraie place en nous, plus humblement,
avant de tout démolir du vivant, ou non ?

 

                                        *

 

 

Le cri du terrestre

 

Cri du terrestre, le voilà qui tombe
sur nous jour après nuit,
sur l’évolution du vivant
où s’inventent le temps la vie,
de l’air à l’oiseau, de l’eau à l’esprit
tout est liens choix de liens
adaptations et créations
parfaites et à la fois évolutives
qui sont comme nous parmi eux
l’absolu miracle du vivant

Ce cri, tombé sur nous  comme sur tout
le terrestre dont nous cassons partout
l’harmonie avec inconscience et mépris,
du fric en fièvre aux forêts abattues,
saurons-nous entendre ce cri ?

Là-haut voici soudain la lune pâle
dans l’éclat du ciel bleu d’avril
pareille à une illusion d’être, pareille
à un nuage tout là-haut où elle nous apparaît,
comme la terre encore, de beauté revêtue !

 

                                       * * *

 

in  Le chant du terrestre (à paraître)

 

 

 

 

 

 

 

 

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