Daniel Ziv, Ce n’est rien que des mots sur les Poèmes du vide.

Y a-t-il une manière d’écrire de la poésie ? Y a-t-il un tel cloisonnement générique, que l’on ne puisse pas chevaucher les frontières, démarcations qui, rappelons-le, ne sont pas d’aujourd’hui, puisque notre cher Aristote dans l’antiquité a élaboré ce carcan des règles régissant les attributions formels et thématiques qui ont fait loi  jusqu’au dix-neuvième siècle.

Oui mais enfin, il y a eu des luttes, que l'on songe à la bataille d’Hernani, que l’on songe aux Fleurs du mal, et à la poésie de Rimbaud, que l’on se souvienne de  Marcel Proust publié à compte d’auteur et refusé par André Gide. Que l’on n’oublie pas ces premiers, ces éclaireurs, qui ont jalonné des routes neuves et pour leur époque osées, et qui ont rencontré une incompréhension générale.

Daniel Ziv ne suit ni les précurseurs ni les sentiers balisés. Il est Daniel Ziv. A ce titre il s’est approprié les genres, tous, et les formes et les paradigmes dansent autour de sa liberté. Oui, mais c’est encore plus compliqué que ça. Ou plus simple. Daniel Ziv cherche "rien", ce quelque chose qui ensemence ses appareils tutélaires et son écriture. Ce n’est rien, de ce rien du latin “rem”, qui signifie chose, et qui en ancien français a conservé cette acception. Une acception oubliée pour ce substantif qui en revêtant une nature d'adverbe dans laquelle il est généralement employé s'est vidé du tout pour devenir l'expression du néant. mais le néant n'est rien s'il n'est pas tout.

Daniel Ziv, Ce n'est rien, Z4 éditions,
2019, 201 pages, 14 euros.

Ce Rien qui est quelque chose qui est rien, signe la déambulation du récit des pages de Ce n'est rien, ou plus exactement il en est le fil directeur, une recherche non pas d'unification des contraires, mais un désir de les révéler, de les interroger, pour le moins, de les restituer à l'entendement. Cette exploration des paramètres convenus de nos existence concerne d’abord la vie, le temps, qui est enoncé et mis en œuvre dans sa dimension syncrétique. Le passé et le futur prennent place dans un présent étendu.

 

CHAPITRE PREMIER

Ton passé ; pas important,
votre futur n'est plus. Mon pré-
sent, inexistant. Après les ré-
flexions, des astres t'ont menée à
la possibilité que le fini finissait
infini et l'infini fini, j'ai inventé
une machine à égoutter le temps.
Cette machine, une illusion qui 
avant l'avantage de nous rendre
invisibles. Le long de ce rêve, ap-
pelons-la : machine. Désastre.
Réflexion des astres.

 

Cette "machine à égoutter le temps" est sûrement la Littérature telle qu'inventée par Daniel Ziv. Les titres de chapitres ne laissent aucune place à une identification à un quelconque univers frictionnel. D'ailleurs il n'y a aucune catégorie générique clairement définie sur la couverture. Les personnages et les éléments de la fiction sont sans cesse ramenés à l’écriture, à la fiction elle-même fiction, puisque le réel appréhendé lui-même comme fiction est le cadre et le prétexte d'une vision spéculaire sur sa nature fictive.

 

Acte un

      J'ai viré Véra. Elle 
écrit comme et n'importe
quoi. J'ai beau l'avoir inventée,
elle n'a pas compris ce que je ne 
lui demandais pas.

 

A l’instar de Diderot qui le premier interrogeait les paramètres fictionnels, et dialoguait avec son personnage, Daniel Ziv va fouiller la fabrication des instances narratives. Mais il va plus loin, puisqu’il offre la ficiton d’un réel donné à voir comme une fiction. Dès lors Rien et tout se confondent dans l’écriture, dans sa danse avec le silence suscité par ces polarités juxtaposés et explorés. Mêlant toutes les catégories génériques, et le métalangage du roman, du langage dramatique, les formes, les tons, ce qui lie l'ensemble, si ce n'était le talent de l'auteur, son style reconnaissable entre tous, c'est le rire, ce regard bienveillant et sage posé sur le monde, et qui fait que l'on peut suivre ce narrateur auteur et partager avec lui cette liesse immense que l'on ressent lorsque la conscience guide les perceptions.

De rien au vide, il n’y a qu’un gouffre franchi allègrement par Daniel Ziv, dans Poèmes du vide. Ces poèmes autour du temps, de ce point focal où passé et futur sont entiers dans le présent, jalonne les pages de ce recueil. Mais ici c’est le monde qui sert de toile de fond au poète, les cris du monde qui colorent l’espaces scriptural de rouge sang. Les textes sont accompagnés de dessins de Jacques Cauda, qui bien sûr révèlent et soutiennent l'intensité dramatique des poèmes.

 

La nuit se dérobe, la nuit te viole
ton héroïne oublie des étoiles
glacées dans la terre,
putrifiées.
la nuit t'enveloppe, se caresse
te retient puis s'endort
chacun de tes rêves
est gris uniforme

Des mots qui osent évoquer les barbelés et la guerre. Des mots servis par un lexique sonore, qui heurte parfois mais jamais au hasard, qui déverrouillent les serrures apposée sur l’émotion, vive, humaine, de ce spectacle. Des assonances, des allitérations, des images qui fusent partout. La poésie est dans cette liberté incantatoire et sonore, partout où s’exprime le nombre dans la voix du poète. La poésie est dans les Poèmes du vide, ou alors Ce n’est rien, là, il y a tout de l’univers dévoilé dans le cri unique de l'humanité révélé par ce silence, le poème.

 

 

Daniel Ziv, Poèmes du vide, Z4
éditions, 2017, 97 pages, 12 euros.

C'est sans danger
travail / ferraille des mots abîmés et 
usés.
le train - Auschwitz Buchenwaid
Dachau Birkenau
matin après matin d'autres voisins
juifs, tziganes, communistes
ferraille / pagaille
et tenter de rester nuit après nuit
le même que le jour d'avant.
danger,
pagaille identité numérotée. 
laisse donc,
ces malheureux sont broyés par le vide.
dans le monde des vivants
des amis disaient theâtre, théâtre
la vie n'est pas romantique,
pagaille, ferraille, voies de chemin de
fer,
hurlements,
la nation / le rasoir
je, vous /
je ne pas /
la terreur, tut redeviendra normal
au fond, une chambre à gaz.

Présentation de l’auteur




Les Ailes Ardentes de Rodrigo Ramis

Rodrigo Ramis anime le lieu d'un passage, les Cafés Poésie Nomade. Passage de la parole au silence habité par la Poésie tout entière, qui alors retrouve sa nature profonde, remplit son rôle trop facilement effacé par son sommeil dans les pages des livres : être le vecteur d'une communion, une prière qui unit les hommes plus haut que toute croyance, dans cette unité de l'humanité retrouvée. Alors j'ai voulu savoir comment ceci arrive, qui fait qu'autour de ce totem, de ce feu de joie dans la nuit, la Poésie, se révèle ce qu'elle porte d'incompressible, la fraternité. 

Vous avez commencé par le théâtre, j’espère ne pas me tromper… Le texte dramatique est particulier, il comporte cette “double énonciation” qui fait que le public est présent dans l’implicite de la parole, et dans les dispositifs scéniques. Pourquoi êtes-vous venu à la poésie ? 
Je suis comédien et metteur en scène avant tout, mais la poésie et la littérature ont toujours été présentes. Etant jeune, dans ce moment de bascule entre l'adolescence et l'âge adulte, c'était plus la littérature qui représentait pour moi le monde, artistique mais aussi le vital. Je suis né et j'ai grandi au Chili. J'ai vécu en grande partie sous la dictature et tout ce qui relevait du théâtre et du spectacle avait été balayé. Voir un spectacle de théâtre était quelque chose d'exceptionnel. En revanche on avait plus facilement accès à la littérature et à la poésie. Elles m'ont éveillé, réveillé. J'ai donc commencé avec la poésie. Et puis je suis venu au théâtre, et c'est à partir de lui que j’ai construit tout le travail que je fais, dont celui de poésie, qui alors s’est avéré être un feu ardent qui avait été toujours vivant, prêt à surgir.
Pourquoi mettre en scène la parole poétique ? 
J'écris de la poésie surtout pour qu'elle soit dite. Donc je l'imagine, je la crée dans ce sens-là, pour qu'elle soit énoncée dans l’espace en présence d’autres personnes. C’est différent du texte dramatique dialogué : je fais toutefois du théâtre mais j'ai une vision particulière du théâtre. Je n'ai pas eu cette possibilité de grandir avec des références à un théâtre conventionnel (et à un répertoire), qui propose surtout des mises en œuvre d'une illusion qui reste en référent, avec le quatrième mur...

Café Poésie Nomade au Musée Nationale
de l'Histoire de l'Immigration, décembre 2019.

Au fil du temps cette histoire de la convention théâtrale m'a semblée lourde, convenue. J'ai donc pensé le spectacle comme le lieu de rencontres et d'échange, un lieu de liberté et d'expression au cœur duquel il y a ce qui est vu, mais aussi ce qui est écouté : une parole qui va à l’origine, à l’essence des mots : poésie. C’est une expérience mystérieuse, mystique aussi. Et cela se passe, détail important, en proximité, dans une configuration idéalement circulaire, qui est fondamentalement organique et démocratique. Tout le monde baigne dans une même lumière, de sorte que chacun voit directement une comédienne, celle-ci peut voir chaque personne, et enfin, chacun se voit être vu ! C’est une expérience d’intimité à laquelle on est convié. Et c’est une parole incarnée -une histoire racontée- qui est au cœur de cette expérience partagée. Dans nos spectacles, on fait un théâtre qui, tout en étant une expérience visuelle, on met en valeur l’écoute, la puissance de la parole.
À l’inverse, dans le Cafés Poésies Nomades, les Rencontres ouvertes et participatives de poésies, on s’accorde de partir sur un art généralement écrit pour aller dans l’oralité et la performance. Chacun peut intervenir en toute liberté. Mais le contexte que je propose, par le choix et la disposition du lieu, et par l’ouverture avec la Cérémonie de Café, fédère et crée une confiance, une connivence qui offre à chacun un espace d'expression qui dépasse la seule parole. La nature même de la poésie est celle-ci, de permettre la réunion de tous dans l'ouverture et l'universalité de ce qu'elle porte et dans l’entièreté qu’elle demande au moment de l’offrir en présence. Si ce que tu offres n’est pas fait entièrement, au-delà des catégorisations sociales, et de toutes sortes, si ce n’est pas une authentique “offrande”, alors quelle valeur cela peut-il avoir... ?
Avant chaque séance vous offrez aux participants une cérémonie, la cérémonie du café. Elle précède le partage de la poésie. Pouvez-vous nous en parler ?
On pourrait comparer les Cafés Poésie Nomades à une table d'hôte ou un bar, et la représentation théâtrale à un restaurant. Dans un restaurant tout est figé et convenu, on est dans une salle avec des gens que l'on ne connaît pas et on mange selon un protocole établi, mais surtout dans un espace précis et cadré, la table.

Théâtre of Ardent Wings, Théâtre d'Ailes Ardentes,
Subo, un poème de Greman Estrada Fricke, poète
chilien, dit par Rodrigo ramis.

Dans les bars ou les tables d'hôtes on se retrouve souvent à côtoyer des personnes qu'on ne connaît pas, mais on peut échanger assez librement au fil de ce que l’on boit ou mange, les énergies circulent, on suit le courant, on découvre, il se crée des affinités à plusieurs niveaux. Ce qui m'a toujours attiré et intéressé c'est l'imprévu.. dans le sens de la spontanéité, rendue souvent possible par la  proximité entres les gens, les interactivités qui s’opèrent dans les présences. C’est très vivant. Bien sûr, parfois cela peut faire désordre, un “n’importe quoi”. Mais cela n’a pas trop d’importance, il s'agit d'écouter l'expérience du présent, ce qui est là. C’est être ouvert à l'extérieur qui vient nourrit notre monde intérieur, et à ce moment-là c'est cette interaction qui guide ou construit le déroulement de “ ce qui ce passe “, et cela “ se passe ”, d’une certaine façon, que ce soit un spectacle, une rencontre de poésie, ou une soirée mondaine.
Pour en revenir à la Cérémonie de Café, le spectacle vivant est immatériel. Il me paraissait nécessaire de présenter quelque chose de tangible, “ une nourriture terrestre “, car cela fait partie de la vie. Mais il fallait que cela ait aussi un intérêt artistique, et que cela soit perçu comme faisant partie d’un ensemble, d’un tout.
La cérémonie du café cadre les séances, dans lesquelles les participants vont par la suite s'exprimer en toute liberté, sans aucun déroulement préétabli, sans un thème imposé ou proposé ni aucune contrainte (sauf celle d’une durée de temps “ raisonnable ”). Je souhaite redonner sa noblesse au café avec ce moment de silence autour de sa préparation. Sacraliser et conscientiser. Le café est une boisson puissante, c'est un produit de la terre, un “ café de spécialité ” est normalement associé à un producteur répertorié et un torréfacteur précis, et ceux que je propose proviennent de professionnels que je connais et qui travaillent en qualité. Offrir et partager ce savoir-faire, cette valeur humaine et cet investissement du cœur dans un spectacle, c’est lui donner une valeur plus juste, et une dimension poétique, comme pour ce que je fais. J’opère un lien.
Cette cérémonie marque un temps “ extraordinaire ”. C'est comme si je fonctionnais par complémentarité, il y a ce moment de la cérémonie à partir d’une expérience qui est devenue banale et quotidienne, que je ritualise, et qui ouvre sur un espace d'expression totalement libre, spontané, dans l'échange immédiat. Un temps de l’inattendu, de l’inconnu.
Ces séances où tout le monde se voit et où chacun peut s’exprimer en toute confiance, fait écho à l’énergie du cercle, c’est d’ailleurs le circulaire et l’ondulation qui caractérisent le vivant. La voix est organique, elle est vibration. Dans nos sociétés les mots sont devenus banals. Le Café Poésie Nomade veut redonner à la parole son essence. La poésie permet d'exprimer des émotions, une énergie directe, un rythme et une musique, et chaque mot, chaque geste ont une nécessité, il se crée un sens au-delà du sens convenu des mots et des phrases, comme des révélations. La parole poétique dévoile les êtres, ce qui ouvre à une communion fraternelle. Tout prend place et coule de source, il y a comme une symbiose totale et on ne voit plus le temps passer...
 
Pourquoi le Café Poésie Nomade ? Qu’est-ce qui vous a guidé vers la mise en place de ces soirées établies autour de la poésie ? 
Dans les Cafés Poésie j'ai voulu créer une espace de liberté. Le choix du lieu n'est pas anodin, je commence par la cérémonie du café, grâce à laquelle je canalise et je laisse la porte ouverte, je n'impose rien. C'est un temps de liberté et de respect que nous allons créer ensemble.

Chantier théâtral Aujourd’Hui.

J'accueille tout le monde et toutes les interventions. Je donne toute liberté d'intervention, chacun prend en charge le temps et l'espace, qui est pourtant notre commun, notre “ communauté du soir ”. Il y a une démocratie et un partage avec le moins de conventions possibles. 
Le langage poétique est déployé, je ne fais que poser un contexte pour que chacun puisse offrir les mots qu'il a choisis, chacun en est responsable. Je n'impose pas de thème ni de cadre. Qu'est-ce qui va surgir dans la spontanéité ? Qu'est-ce que chacun souhaite partager ici et maintenant, ardemment, avec nous ? Ce sont, à chaque nouvelle séance, des questions ouvertes, et qui trouvent des réponses uniques. Les mots en réponse viennent, et aussi des silences. Des silences ancestraux, comme quelqu’un les a récemment décrits au Chili, lors d’une soirée en janvier dernier. Au Chili ce genre de réunions sont beaucoup moins fréquentes et ont moins de références (peut-être cela a été oublié... ou perdu. La dictature a beaucoup détruit et effacé). Il y a eu alors   beaucoup de silences. Et c’était merveilleux ! Le silence, c'est justement l’origine, le lieu de dévoilement du poème. 
Quel lien faites-vous entre la poésie et la performance, ou le texte dramatique ?  Entre l’écrit et l’oral ? 
Quand j'écris les textes poétiques et que je les offre de manière performative, je découvre les mots. Chaque mot évoque quelque chose d’unique et de spécifique à chaque personne. Quand on dit un texte le comédien vit quelque chose et les spectateurs aussi. Dans cette présence il y a déjà nécessairement une interaction qui porte le sens des mots bien au-delà. La parole ouvre alors à la conscience collective. À l'origine la parole est prière. Une parole soufie  dit que “ l'apparence est le début de la vérité ” : si ce que je dis est entièrement dit, je véhicule une vérité, la mienne, c'est une porte pour voir ce qui se passe à ce moment précis, globalement. Et on rentre dans “ la maison ”. Dans ce qui EST.
Dans les Cafés Poésie je chante souvent de chants traditionnels des diasporas africaines, qui sont des chants qui ont un sens puissant, et j’encourage, par là, à ce que d’autres le fassent aussi, à chanter (ou danser...). Parler est musique, la voix est un instrument de musique. En Inde, le premier instrument percussif est la voix. Au Café Poésie j'ouvre la porte d'une maison et chacun peut entrer pour y habiter dans le respect et dans l'écoute. Ouverture qui est celle de la poésie, un espace de paix et d'échange, l'ouverture du langage vers les multiples facettes de l’expérience. 
Un spectacle de théâtre est normalement préparé. Les comédiens et les metteurs-en-scène ont besoin de travailler en amont. Il y a moins la propension à improviser. Et les gens de théâtre sont en général peu enclins à improviser. C'est beaucoup moins le cas avec les musiciens, qui sont assez aptes à faire des jams et jouer sans grandes indications préalables. Cela donne des soirées, ou même parfois des parties de concerts, très émouvants, où se crée une convivialité comme naturelle, comme lors de l'explosion du jazz moderne. Alors j’ai souhaité créer des soirées en partant de ce que l’on nomme poésie, “ l’oralité ”,  posant les conditions pour accueillir et faciliter une telle spontanéité, en partant de l’écoute, du respect de l’autre, laisser venir un élan de cohésion, où vont se révéler les présences. J’ai voulu créer un contexte pour que tout le monde soit en mesure d‘offrir son individualité, son unicité, et de forger une énergie collective. Partage... 
Pour les amérindiens ou autres peuples premiers, prendre ou donner la parole est un acte total. Dans une prière  chaque mot est dans un élan et un engagement afin de se faire entendre par une présence invisible, et s’assurer de recevoir ce qui est demandé. J'ai voulu aussi retrouver cette conscience de la puissance de la parole, de sa nature sacrée, sans devoir donner des explications, et sans devoir en mettre plein les yeux.
Pendant les séances la parole poétique se réactualise à chaque fois. Il se crée une émulation créatrice très dynamique, c’est ainsi qu’il y a ce partage et non juste une suite d’interventions isolées qui ne se répondent pas. C’est comme une chaîne humaine où chaque main vient se poser sur la dernière, et ainsi de suite...
Le théâtre est l'art de la relation. La poésie aussi. C'est l'art de vivre. L’art porté par chacun de nous, offert en partage, pour mieux vivre, et célébrer, simplement, naturellement, la joie essentielle de vivre.
 

Photo Conor Horgan.

Présentation de l’auteur




Des revues numériques à la page

En cette période d’enfermement, physique, spatial, mais aussi mental et psychologique, on remercie vraiment les revues numériques qui viennent à nous, si belles que l’épaisseur de leurs pages et que le plaisir de les feuilleter est aussi immense que lorsque nous tenions celles qui ne nous sont plus accessibles facilement entre nos mains. 

Pour ce qui concerne Le Ventre et l'oreille et Ressacs les sommaires ainsi que la disposition des articles et rubriques énoncés sont servis par une mise en page usuelle, c'est à dire celle qui présidait à la mise en page des revues papier : éditos et rubriques, accompagnés par pléthore d'images et de couleurs, mis en page sur un support Calameo que l'on peut feuilleter, tout comme pour les revues papier. 

Les possibilités offertes par les outils numériques sont surtout exploitées dans les choix des lignes éditoriales : typographies  et iconographie qu'il est bien plus facile de tester afin d'en apprécier le rendu immédiat. 

 

Le Ventre et l'oreille n°4.

Ces possibilités graphiques sont surtout appréciables pour ce qui concerne  l'iconographie. Les possibilités sont décuplées, propulsées au rang de ce qui aurait été impossible avec les revues papier. Non seulement parce que la palette de couleurs est infinie, mais parce que le rendu est une fois de plus modifiable et adaptable. Une autre raison de cet afflux de beauté graphique est que bien entendu les coûts d'impression n'existent plus. Et qu'en serait-il s'il fallait payer pour la qualité des rendus numériques ? Quand bien même ce serait possible d'obtenir un rendu approchant, peu s'y risqueraient, c'est certain. 

Enfin, bien sûr, il faut évoquer la gratuité de ces publications. Il ne s'agit pas bien entendu d'affirmer que les revues. numériques remplacent les revues papier, car  ce sont deux vecteurs différents. Ces dernières sont bien évidemment irremplaçables, et leur fréquentation n'est bien sûr pas du tout comparable à celle des revues numériques. Mais on peut voir là une nouvelle catégorie de publications, qui exploite toute les ressources des outils numériques et les adaptent à un support dont le protocole éditorial reste celui des revues papier telles que nous les connaissons. Il faut parier que ces espaces en ligne offrent au genre l'opportunité d'explorations formelles et paradigmatiques qui ne manqueront pas d'ouvrir vers des pages pluri-génériques et novatrices. 

Le Ventre et l'oreille, une revue aussi belle que truculente

Parmi celles-ci il faut citer la très belle revue d'Organe Hurstel et d'Emmanuel Desestré, Le Ventre et l'oreille. Une revue pluridisciplinaire qui propose des rencontres croisées de différentes disciplines artistiques réunies au tour d'une thématique définie par les directeurs éditoriaux, avec pour positionnement ces mannes sensorielles et paradigmatiques que sont la cuisine et la musique réunies dans, par, à travers le prisme d'artistes et de rédacteurs venus d'horizons variés. 

Des couleurs et des images d'une rare qualité, qui portent un sommaire très riche et original. Les directeurs de la publication sont très attentifs à ce que tout  soit harmonieux, signifiant, et c'est une très belle réussite. Les productions mises en ligne sont d'une qualité remarquable. Cette si jeune publication est un très bel exemple de ce qu'il est permis de faire avec les outils numériques, mais aussi avec ce désir de faire évoluer la catégorie de périodiques qui concernent les arts.

 

Le Ventre et l'oreille n°4.

L'humour est le parfum d'ambiance qui préside à ce numéro et porte la thématique qui est déployée dans ce syncrétisme artistique et culturel, le sous titre "Vous allez déguster" en témoigne ! Les outils numériques offrent aux maîtres d'œuvre des possibilités infinies... Illustration et mises en page déploient des couleurs à couper le souffle, pour pléthore d'articles dont les rédacteurs issus de différentes disciplines déclinent les inscriptions dans une pluralité de supports artistiques.

 

 

 

Un quatrième numéro dont la thématique, "Temps et mouvement", est d'une très belle facture et d'une grande richesse. Un sommaire suivi par les articles, où on peut trouver des textes sans distinction de catégorie générique. Seul lien, la tonalité, entre sérieux, humour et réflexion. Tout vient interroger la thématique mise en œuvre, et offrir des pistes d'investigation. On referme (numériquement) la revue et on y est encore, dans ce temps en mouvement, qui est celui du défilement des pages ou bien celui de nos existences qui depuis peu ne subissent plus qu'une temporalité exempte de tout mouvement autre que celui mental qui nous est encore accessible.

Le Ventre et l'oreille n°4.

Alors voyager dans Le ventre et l'oreille est tout à fait salvateur, c'est un territoire, un pays hors du monde et dedans, et un refuge s'il en est en cette période de sidération.

 

Marie-France Leccia, Jason Weiss, Jean-Pierre Marty, Isabelle banco, Françoise Breton, et tant d'autres, servent cette thématique, qui est annoncée en début de volume par les directeurs de la publication pour lier les productions proposées. Après plus rien n'a besoin de venir orchestrer l'ensemble, si ce n'est l'appareil iconographique qui est pure merveille. 

Un syncrétisme facilité par les multiples possibilités offertes par la publication en ligne. Et que penser des multiples possibilités d'évolution qu'offre le support de publication en ligne ! Nous ne sommes pas au bout des étonnements c'est certain, quand on voit l'originalité au service d'une qualité qu'aucune faute de goût ne vient contrarier.

Le Ventre et l'oreille n°4.

Ressacs n°6

Ce numéro 6 de Ressacs, "Revue sénégalaise de poésie" consacre la revue de Géry Lamarre et Laîty Ndiaye. deux coordinateurs, dont un est lillois et l'autre dakarois. La qualité et la diversité des publications qui y figurent sont réunies sous la bannière de la poésie. Chaque centimètre de ce numéro lui offre un support digne des plus belles publications papier. 

Dans son édito, un des directeurs de la publication, cette fois-ci Géry Lamarre, présente le "nouvel habillage" de ce numéro. Il rappelle sa volonté de susciter un dialogisme entre le texte et l'image. Et la thématique de ce numéro : la poésie !

Après un éditorial dans le sillage de ceux qu'il est possible de trouver dans la plupart des revues papier les voix s'effacent et nous offrent des poèmes de jean-Marc Barrier, de Patrick Joquel, de James Noël et d'autres. Ces textes sont mis en page sobrement et soutenus par un appareil iconographique d'une très belle qualité. 

 

Revue Ressacs n°6.

Tout parataxe est exclu de ce champ dévolu à l'espace poétique. Les illustrations font face aux poèmes. Une pour chaque auteur. A la fin une petite présentation des poètes clôt l'ensemble. Celle-ci permet de mettre l'accent sur l'internationalisme des voix qui y sont présentées. 

La typographie ainsi que la présentation des extraits confiés à Ressacs semblent s'effacer, pour laisser place à la beauté de poèmes dont nul ne peut discuter le choix.

A côté des textes qui illustrent la thématique, une page "Champ libre" en fin de volume donne carte blanche à un poète, ici Khalifa Ababacar Faye avant la présentation des participants, qui affiche clairement cette volonté de créer un espace poétique pluriculturel et international. 

Grâce aux nouvelles technologies, et au-delà de toute considération pragmatique de possibilités offertes hors des contraintes de l'impression sur papier des productions offertes, nous avons donc une revue sénégalaise de poésie qui offre en plus du croisement pluridisciplinaire, un espace hors de toute frontière  à l'expression artistique. Espérons que l'objectif de cette revue fasse école et ouvre la voie à une internationale humaniste et politique. mais ça, c'est une autre histoire...

Revue Ressacs n°6.

Ressacs est un espace de rêve et d'évasion, et quel espace ! La sobriété des pages et la beauté des poèmes qu'accompagnent ces couleurs profondes et enveloppantes des images dont les teintes ici encore nous emportent dans des univers d'une extrême richesse  sont au diapason de l'ensemble.

Peu de pages, peu de textes, ce qui est un choix délibéré du directeur de la publication. C'est bien sûr toujours le cas, mais c'est encore plus remarquable pour les  publications en ligne, qui peuvent mettre en œuvre une pluralité de pages sur des supports variés sans risquer de doubler voire de tripler le coût de la publication. Il s'agit donc de décrypter ce qui avant était s'adapter aux nécessités économiques, comme des choix délibérés et signifiants.

Ce numéro de Ressacs est donc délibérément léger et dense, qualités qui peuvent certes paraître antithétiques, mais qui ici se rejoignent pour nous offrir une revue ténue mais d'une extrême qualité.

Revue Ressacs n°6.




Les Cahiers littéraires des Hommes sans épaules

Les Hommes sans épaules ne sont pas à proprement parler une revue. C’est une somme, le tour complet d’un horizon déterminé par la thématique ou l’auteur abordés à travers l’élaboration des dossiers trimestriels.

A côté il y a des rubriques récurrentes, qui structurent l’ensemble. Le tout offrent une plongée en général profonde tant elle est riche et pertinente, dans les domaines abordés, ou bien proposent des textes d’auteurs qui y côtoient les rédacteurs appartenant à des domaines disciplinaires variés.

Ces numéros 48 et 49, respectivement du dernier trimestre 2019 et du premier trimestre 2020, sont un bon exemple de la diversité de mise en œuvre de ces volumes toujours importants tant au niveau de leur épaisseur physique que de leur contenu.

Le numéro 48 annonce un dossier Georges Henein, “La part de sable de l’esprit frappeur”. Après un éditorial signé Sarane Alexandrian vient la rubrique “Les porteurs de feu” qui offre pour ce numéro son espace à deux poètes, cette fois-ci César Moro et Roland Busselen, qui sont présentés  par un rédacteur, qui varie bien sûr en fonction de l'auteur publié, avant une série de poèmes à découvrir ou à redécouvrir.

Les Hommes sans épaules, n°48, Nouvelle
série/second semestre 2019, 307 pages, 17 €.

Encore une ouverture que rien ne contraint, car ces avant-propos offrent juste des clés de lecture, et accompagnent au seuil de la découverte de ce qui est proposé ensuite. Puis les nouvelles rubriques : les "Wah 1", où sont proposés des poèmes de divers auteurs contemporains, et les "Wah 2", dans ce numéro une thématique, “Les poètes surréalistes et l’amour”. A côté de ces passages incontournables, d'autres rubriques viennent enrichir l'ensemble,  “Les pages des HSE”, et “Avec la moelle des arbres”, où on peut trouver des notes de lecture.

 

Le numéro 49 obéit au même protocole éditorial, mais son dossier thématique concerne “La poésie brésilienne”. Autant dire une somme, une espace de découvertes et de réflexion, et une ouverture, comme c’est toujours le cas, à des univers bien souvent inconnus, à l'histoire de la Poésie et de la Littérature ailleurs. Les points de vue proposés par différents spécialistes qui encadrent les poèmes et les auteurs présentés, sont didactiques, objectifs et neutres, afin de guider le lecteur sans   influencer sa rencontre avec le poète dont il est question.

 

Les Hommes sans épaules, Cahiers littéraires, sont LE Cahier littéraire, celui dont on ne se sépare que lorsque le trimestre suivant arrive, et qu’alors on peut commencer le nouveau numéro.

 

 

Les Hommes sans épaules, n°49, Nouvelle
série/premier semestre 2020, 351 pages, 17 €.




Mouvements pour un décollage dans les étincelles

Mouvements, premier chapitre de Face aux verrous, est composé d'un long poème entouré par les encres d'Henri Michaux, qui encadrent et  séparent ce premier texte des autres. Il est présenté comme suit : 

 

I

 

     Mouvements*

 

 

 

 

*Ecrits sur des signes représentant des mouvements.

 

 

 

 

 

 

 

Pour commencer par considérer le texte, Mouvements est un long poème, un manifeste, à entendre et à recevoir dans cette émotion que le caractère incantatoire des vers rythmés, courts et irréguliers réveille en nous. Il est cette pulsion de vie, ce cri performatif, comme un écho qui renverrait sur lui-même, un retournement de la parole vers l’intériorité du poète qui tente une libération. La parole crée son propre contexte référentiel, et la fonction autotélique du langage ne s’exerce plus à travers l'évocation des éléments du réel ou anecdotiques.  La parole devient son propre objet, parler devient agir. Un multiplicité de verbes d’action, et un usage fréquent de phrases nominales contribuent à cette éviction de la mimésis. Ce que Michaux cherche sera le point focal de ce qui habite son œuvre : l'éveil, cet espace hors des geôles carcérales de la pensée et du corps. Moments, son dernier recueil, est le livre de l'apaisement, de la libération, de la paix. Le poète a trouvé l'endroit où tout mouvement a cessé, non pas parce qu'il est immobile, mais parce qu'il regarde le mouvement, ni agi ni agissant, mais énergumène à la vision extérieure, globale et spéculaire.

Henri Michaux, Face aux verrous, Poésie Gallimard, nrf, Saint-Amand, 1992, 196 pages, 9,50€.

La poésie de Michaux est en cela une poésie de l’immédiateté, une poésie du mouvement, une conjonction parfaite entre signe et geste, concepts qui structurent le poème.

Gestes du défi et de la riposte
et de l’évasion hors des goulots d’étranglement
Gestes de dépassement
du dépassement
surtout du dépassement
(pré-gestes en soi, beaucoup plus grands que
           le geste, visible et pratique qui va
           suivre)

(...)

Signes de la débandade, de la poursuite et
          de l’emportement
Des poussées antagonistes, aberrantes, dis-
          symétriques

signes non critiques, mais déviation avec
          la déviation et course avec la course
signes non pour une zoologie
mais pour la figure des démons effrénés
accompagnateurs de nos actes et contra-
        dicteurs de notre retenue

Signes des dix mille façons d’être en equi-
          libre dans ce monde mouvant qui se
          rit de l’adaptation
Signes surtout pour retirer son être du
          piège de la langue des autres
faite pour gagner contre vous, comme une
         roulette bien réglée
qui ne vous laisse que quelques coups
         heureux
et le ruine et la défaite pour finir
qui y étaient inscrites
pour vous, comme pour tous, à l’avance
Signes non pour retour en arrière
mais pour mieux « passer la ligne » à chaque
         instant
signes non comme on copie
mais comme on pilote
ou, fonçant inconscient, comme on est
piloté

Signes, non pour être complet, non pour
        conjuguer
mais pour être fidèle à son « transitoire »
Signes pour retrouver le don des langues
la sienne au moins, que, sinon soi, qui la
       parlera ?
Écriture directe enfin pour le dévidement
      des formes
pour le soulagement, le désencombrement
      des images
dont la place publique-cerveau est en ce
      temps particulièrement engorgée

Faute d’aura, au moins éparpillons nos
         effluves.

 

 

L’emploi presque systématique de verbes d'action dans la plupart des poèmes de Michaux est révélateur de cette volonté de ne plus être agissant dans cette dimension. Sa poésie est en cela une poésie de l’immédiateté, une poésie du mouvement, une conjonction parfaite entre signe et geste, entendre ici geste comme un acte prédéterminé par la volonté de délivrer un message qui passe par le vecteur du signe, donc du langage, et signe le résultat du geste.

Dans la postface du recueil, Michaux écrit : 

 

...Les dessins, tout nouveaux en moi, ceux-ci surtout, véritablement à l'état naissant, à l'état d'innocence, de surprise ; les mots, eux, venus après, après, toujours après... et après tant d'autres. Me libérer eux ? C'est précisément au contraire pour m'avoir libéré des mots, ces collants partenaires, que les dessins sont élancés et presque joyeux, que leurs mouvements m'ont été légers à faire même quand ils sont exaspérés. Aussi vois-je en eux, nouveau langage, tournant le dos au verbal, des libérateurs.

 

La juxtaposition de ces figures en mouvement, sur des pages, cet enchainement de postures toutes différentes place la représentation dans un espace qui se situe hors des limites de la représentation et hors du territoire dévolu aux instances assumées par le langage. Le caractère sériel de l'ensemble n'inclut aucune progression, se situe hors d’un espace temporel particulier, mais dans l’immanence d’un mouvement qui n’est ni avancée dans une durée ni immobilité. Plus que des signes ce sont des gestes qui sont le signe du geste, sans pour autant être tautologiques, car on ne mesure pas le néant par rapport au néant.

Henri Michaux, Mouvements, in Face aux verrous, Poésie Gallimard, nrf, Saint-Amand, 1992, 196 pages, 9,50€.

Henri Michaux, Mouvements, Typolittéraire.com.

Henri Michaux, Mouvements, in Face aux verrous, Poésie Gallimard, nrf, Saint-Amand, 1992, 196 pages, 9,50€.

Le signe est dissout  dans un geste qui devient l'unique vecteur d'une volonté de communication qui transcende le désir de la représentation. Un geste représenté par le geste. Le réel et sa projection inscrite dans l'emploi du langage n'est plus l'objet qui soutient la production de ces représentations, qui ne sont plus motivées par la volonté de restituer une perception de la réalité dans une transfiguration quelconque. Il s'agit uniquement de gesticulations, de montrer la chenille qui tente de s'évader de son cocon.

Official Excerpt Henri Michaux, Mouvements, balet in one act, compagnie Marie Chouinard, 2005/2011.

Mais les signes ? Voilà : L'on me poussait à reprendre mes compositions d'idéogrammes, quantité de fois repris déjà depuis vingt ans et abandonnés faute d'une vraie réussite, objectif qui  semble en effet dans ma destinée, mais seulement pour le leurre et la fascination.

J'essayai à nouveau, mais progressivement les formes "en mouvement" éliminèrent les formes pensées, les caractères de composition. Pourquoi ? Elle me plaisent plus à faire. leur mouvement devenait mon mouvement. Plus il y en avait, plus j'existais. Plus j'en voulais. Les faisant, je devenais tout autre. J'envahissais mon corps (mes centres d'action, de détente). Il est souvent plus loin de ma tête, mon corps. Je le tenais maintenant piquant, électrique. Je l'avais comme un cheval au galop avec lequel on ne fait qu'un. 

 

Ces propos de la postface de Face aux verrous ne sont pas sans rappeler les qualités du geste dans la calligraphie chinoise, qui trouve son origine dans l'éviction de toute idée prédéterminée de communication, mais qui est tout entier concentré sur le tracé du pinceau. Dans Idéogrammes en Chine paru chez Fata Morgana en 1971, Michaux rappelle cette distinction essentielle entre signe et geste : " Mais étaient-ce des signes ? C’étaient des gestes, les gestes intérieurs, ceux pour lesquels nous n’avons pas de membres mais des envies de membres, des tensions, des élans". Alors il n'est pas déraisonnable de considérer cet art du geste propre à  Michaux comme une tentative d'aller au-delà des possibilités du langage (des mots ou de l'image) et de ce que la poésie offre de liberté aux mots. Il ne s'agit pas non plus d'idéogrammes, que le poète considèrera comme étant des signes figés. Débarrassés des signifiants donc des signifiés il imprègne ces signes motivés par aucune pensée préalable de la latitude de pouvoir signifier, ou pas, de manière immanente, et de cette possibilité de n'exprimer que la danse de l'être au-dedans de soi-même. Un paradoxe entre inertie et mouvement d'une pensée qui a cessé de s'exprimer, le mouvement d'un corps immobile pour lequel il n'existe plus qu'un flux électrique et salvateur. 

Official Excerpt Henri Michaux, Mouvements, balet in one act, compagnie Marie Chouinard, 2005/2011.

Présentation de l’auteur




Franck Bouyssou, Carré de mars

Un silence de rive morte souffle sur les pas de tes rues. Ville. Ma ville.
Pendant tout le jour la nuit t’appelle à l’abri du vide qui peu à peu t’absorbe. La nuit t’appelle à son seuil de pierres froides.
Même jaunes les étoiles ne réchauffent rien.
Dans la nuit qui t’appelle tu cherches le printemps à tâtons dans l’herbe humide des jardins publiques. Et tu frôles le manteau oublié d’un rêve qui tremble au bord de la saison.

Confinement. Ce mot est doux comme du coton.
Confiserie ou firmament ?
C'est comme un rêve qui tourne en rond. Un carrousel.
L’œil se multiplie, longe des façades où vibrent des sourires d'enfants.
Au tournis voici la nausée. Entends-tu ? Entends-tu ?
Ce mot qui nous enferme. Du ciel dans un bonbon.

Ennui. Tâche d'huile. Tu allonges tes membres croyant remplir plus de vide. Croyant augmenter la matière, croyant que l'ennui est un vide.
As-tu oublié qu'il y a un nom pour toute chose ? Un nom énorme qui solidifie toute chose. Et qu'en désignant toute chose à l'aune de son nom, la source coule comme une lumière de mai.
Nomme cet arbre un cyprès, nomme cette sensation l'ennui.
Dans la pénombre du mot, alors se plaira ton séjour dans l'ennui.

 

Un ciel plaqué d’une pâleur bleue presque abstruse ternit la promesse vide du soir.
Une lumière à l’abandon tombée d’un lampadaire découvre la rue
Bientôt asile des chats errants.
S’appliquer à se taire
Et dans la paume d'un monde qui hésite à fuir
Boire l'éphémère.

Présentation de l’auteur