Davide Napoli, Le Lapsus de l’ombre

Davide Napoli dessine des mots avec une encre d'absinthe céleste. Sa poésie est le prolongement d'un geste ultime, celui qui mène à la disparition de toute trace, à l'évidement de toute parole. Comme ses encres noires dont le jet affirme la puissance de notre cécité, la gesticulation et la danse, ce que notre condition d'Humains a de beauté et de tragique, Davide Napoli écrit :

"Le lapsus de l'ombre est une ellipse irréversible d'un corps invisible "

Le Lapsus de l'ombre est un texte éminemment taoiste, poétique dans ce sens où la poésie est une recherche de l’immanence qui ne se situe finalement que dans la cessation du langage, dans son intégration totale. Davide Napoli trace les étapes de  l’éveil à cette conscience de la cohabitation des contraires en toute chose. De cette imbrication entre une vie matérielle et une posture d’éveil, c’est-à-dire de cette rencontre entre l’horizontalité et la verticalité, de l’abscisse avec l’ordonnée, de la diachronie avec la synchronie, pour arriver à ce point qui fait que la poésie est poésie, qui est ce point précis qui ouvre à l’éternité ou au néant, ce qui est sensiblement la même chose. Dès lors ces polarités sont unies dans et par le langage, mais jamais énoncée, juste là, révélées dans toutes leurs dimensions ainsi qu’elles sont dans chaque parcelle du réel, près de nous qui ne les voyons pas.

 

Davide Napoli, Le Lapsus de l'ombre, éditions Unicité, 2020, 92 pages, 13 €.

La poésie de Davide Napoli est alors proche de ce que nous enseigne le Tao : tout est dualité, qui doit être dépassé, ou plus exactement uni, aplani, gommé, grâce à ce que certains appellent le point zéro, le milieu, l’endroit où les polarités du plus et du moins, du blanc et du noir, sont concomitants, existent simultanément, dans ce point focal de neutralité absolue, qui absorbe les contraires, et les réunit.

 

voix dans le corps, le corps voit
voce nel corpo, il corpo vede

je t'envoie dans l'ombre de ton geste, dans le pas de 
ton souffle, dans le mur de ton silence...

 

Le poète joue des typographie, des espaces et des ombres. Ses jets de mots éparpillés sur l'espace scriptural comme un souffle court évoquent tantôt la course du condamné qui cherche la libération, tantôt la révolte de l'Homme, qui alors s'extrait de sa condition, et affirme sa puissance.

 

l'absence garde son oubli
s'écrit sur la ligne
mur du souffle
il muro del soffio

 

Une langue serrée, concentrée et efficace, à la manière dont Michaux se tenait là dans la vitesse d'une parole libératoire. Il s'agit de tenter l'escalade de ceci,  le langage, qui nomme et annihile en même temps. Il est ce phénomène qui permet de faire coexister la chose et son anéantissement. Il est également par nature duel, car le signe se décompose entre signifiant (la forme) et signifié (le concept). C’est donc un vecteur d’enfermement, la chose nommée étant d’une part immédiatement incluse dans l’ensemble conceptuel des choses de même catégorie, puis individualisée par l’occurrence à un instant T employée par le locuteur. Cet emploi qui est l’activation du mot dans un emploi particulier est empreint de subjectivité, et assujetti par le contexte.

C’est dire si nommer est réduire à des instances limitées toute chose. Mais, grâce à la poésie, le langage peut mener à cette dimension vibratoire qui permet une intégration des énergies de la matière, par-delà le mot. Le son même émis par le locuteur ouvre à des espaces où l’intégration de l’énergie de ce qui est se fait au-delà de toute langue. C'est cette musique de l'Univers, le silence, que tente de tracer Davide Napoli. Il cherche incessamment comment changer les mots en instances révélatrices de cette dimension illocutoire du langage, là où peut-être se trouverait une libération, un endroit d'avant la naissance, que convoque la présence de sa langue maternelle, l'Italien, qui vient clôturer et souligner, comme pour soutenir les poèmes. Davide Napoli traque les Lapsus de l'ombre, pour capturer la lumière, dans ces combinatoires, ou dans cette poésie qui ne cherche rien d'autre que l'aboutissement de toute trace, endroit et envers dans la même seconde dès lors gommée, tout comme dans ses encres, là où la traversée des couches sémantiques doit mener à l'anéantissement de l'anéantissement même.

 

le temps s'éteint à l'ombre de son accélération
le corps se détache de ses odeurs

le souffle plonge dans les interstices de la poussière
la caresse chuchote au sommeil

 

                                                                   sans lumière

 

 

Présentation de l’auteur




Nicole Laurent-Catrice, Pour la vie

Aphorismes, maximes, exhortations : le nouveau petit livre de la rennaise Nicole Laurent-Catrice ouvre de larges perspectives. On y parle de l’amour, de la mort, du mal… Mais surtout de la vie. Autrement dit tout ce qui doit être au cœur d’une vraie création poétique.

 

Il faut avoir une profonde expérience de la vie (et en avoir retenu les leçons) pour s’aventurer dans une telle démarche d’écriture. Dire en quelques mots – parfois sous la forme d’un conseil avisé – ce qui doit nous animer vraiment dans la vie. Porter, aussi, un regard distancié sur le monde et savoir – « plein d’usage et raison » - faire la part des choses. Au fond, adopter la posture (au bon sens du terme) d’un sage revenu de toutes les illusions et désormais à même de délivrer à d’autres son expérience intime. « Il y a pire que la mort / c’est la mort qu’on élude // accepter sa mort / c’est encore vivre », écrit Nicole Laurent-Catrice. Comment, lisant ces mots, ne pas penser à ces vers du poète persan Yunus Emre, « Ta mort sera ce qu’a été ta vie,/Demain, ce qu’a été aujourd’hui ». Comment, aussi, ne pas évoquer François Cheng pour qui la mort fait partie de la vie comme il le dit dans son livre Cinq méditations sur la mort autrement dit sur la vie (Albin Michel). 

Nicole Laurent-Catrice, Pour la vie, La Part Commune, 75 pages, 12 euros.

Car pourquoi ne pas dire ici que les courts textes de Nicole Laurent-Catrice s’inscrivent dans la lignée de tous ces grands auteurs qui nous délivrent de vraies leçons de sagesse. Citons Tchouang-Tseu, le taoïste : « S’intérioriser sans exagération / s’extérioriser sans démesure / savoir se tenir au juste milieu / ce sont là trois éléments d’essor ». Nicole Laurent-Catrice le dit d’une autre manière : « Celui qui s’avance derrière / un tonnerre de décibels / n’a pas l’assurance / de celui qui s’appuie le dos au pur filet de sa voix »

Pourquoi, la lisant, ne pas penser aussi aux quatrains d’Omar Khayyam. « Mal et bien se disputent le cœur ; / Tristesse et joie sont le lot de chaque homme. / Ne vis pas dans la crainte des planètes / Elles sont mille fois plus impuissantes que nous ». A propos, précisément, du bien et du mal, Nicole Laurent-Catrice écrit pour sa part. « Faire le mal / et dire que c’est la bien/c’est un double mal. //  Est-ce cela le péché / contre l’esprit ? »

Cette filiation avec  les penseurs, poètes ou philosophes vivant sous d’autres cieux, à d’autres époques, ne doit pas nous empêcher d’écouter la partition originale de l’auteure. « Ecoute,/le secret est dans la distance. // Quand tu fais corps/avec l’autre / c’est toi que tu aimes encore. // Seule la distance te rend proche ». Une manière (très bretonne ?) d’exprimer sa réserve et sa pudeur, à moins qu’il ne s’agisse de faire valoir sa liberté foncière face aux injonctions de la collectivité dans laquelle on vit (un conseil sur la « distance », qui prend, en tout cas, une tonalité particulière à l’aune des événements actuels). Et que dire de ces quelques lignes : « Les femmes dites libérées / s’empressent d’abdiquer / leur liberté nouvelle / entre les bras d’un tyran. // la femme vraiment libre n’a que des compagnons ».

 Pour ce qui est de la poésie, Nicole Laurent-Catrice a cette définition qui vaut largement celle que l’on peut trouver dans des ouvrages prétentieux sur le sujet. « Poésie / le doigt posé/sur la plaie vive. // Elle panse sans y penser ». Une assertion qui rejoint, dans sa simplicité et sa beauté, celle de Guillevic : « La poésie / c’est autre chose ».

Présentation de l’auteur




Jean-Paul Gavard-Perret, Joguet, Joguette

Jeux de maux d’amour

 

Nous parvient la nouvelle « Diagonale de l’écrivain », collection que dirige de main de maître Philippe Thireau, lui-même écrivain, et dans laquelle il convie ses auteurs à s’extriper du consensus éditorial pour donner à voir l’au-dedans du dedans d’une fabrique d’écriture vivante, en cours, en repentirs et expériences.

Sauf qu’avec Jean-Paul Gavard-Perret, polygraphe supersonique et iconoclaste, à la tête de plusieurs centaines d’écrits, critique de littérature et d’arts contemporains, maître de conférences à l’Université de Lyon, rien ne se passe jamais comme requis. Le sacripant se réquisitionne lui-même vingt-quatre heures sur vingt-quatre, se soumet à la question coûte que coûte, se défait pour se mieux gauchir,   saute sur sa diagonale comme sur un trampoline pour s’envoyer en l’air – de rien, tu parles !, ou sur l’air canaille d’un fabliau tragique.

Quoi-t-est-ce Joguet, Joguette ? Un récit court et complet, sanglé, une bogue avec en son cœur les deux moitiés d’un marron que chacun, un frère et une sœur, Joguet versus Joguette, s’est foutu sur la poire dans un rire épique et salvateur, pour tenter un amour impossible, non parce qu’adelphique – la sororité ou fraternité incesse-tueuse n’est ici que métaphore d’une intimité vouée à l’échec, chimérique – mais parce qu’ontologiquement vicié par les démons personnels, dont celui d’une écriture instinctive, jaculatoire et survoltée mais tireuse d’élite n’est pas le moindre.

Jean-Paul Gavad-Perret, Joguet Joguette, Z4 éditions, collection La Diagonal de l'écrivain, 2020.

Ce texte, qui ne ressemble à aucun autre que nous connaissions, est une chimère dont les voix contrastées laissent toutefois entendre les harmoniques de Beckett, Céline, Rabelais, Shakespeare, tous experts en savante farce, en descente cérébrale, en conscience aiguë des abîmes du corps-monde comme en fabrique de langue folle à battre, pendant qu’elle est chaude. Le monstre est ici à l’œuvre de s’autodétruire par une écriture jubilatoire autant qu’angoissante qui s’efforce de le sevrer. Voici un texte polycéphale, agité, dérangeant qui n’a froid ni à nos yeux ni à nos oreilles. C’est un animal qui renaît de descendre, vorace de sa propre mort. Au début comme à la fin, il y a la bête. Chacune de nous fait à son image un loup, un cochon, une hyène. Ils sont les étrangers qui nous lient au peu que nous sommes. Ils créent l’espace qui nous sépare de nous-mêmes ; ils rappellent la vie d’avant le jour et d’avant le langage. Il convient d’entrer dans l’épaisseur où nous nous débattons avec eux non sans ambiguïté ni hérésie. Préférons l’impureté du zoo qui nous habite que la caserne de notre prétendue pureté. Passons du paroxysme de l’idéal à l’abîme bestial. Ne reste toujours que le trou de nuit que nous avons bâti. Respirons, pour que telle pensée oxygène notre fin qui nous survivra.

Chimère érotique, surtout dans ses premières brassées, obscène, jamais vulgaire – qu’on ne s’y trompe pas (nous n’avons aucun goût pour le fatras pornographique gratuit) –, branlebas de combat qui prend le sexe à bras le corps dans la joie sombre d’un désespoir, avec le merveilleux outil d’une langue marathonienne, inventive et truculente, qui swingue plus encore qu’elle ne danse un branle : Chacun lâchait son cervical sperme dans son derme, la crapahutant comme la Croix de Nivolet, Homoerctiens, Huminidés, limitrophes, ballottant de la bedaine jusqu’au moment où, allez ! Hop ! Suffisait de vomir dedans. Quobelet, gobbelaid.

Le recours au jeu de mots dans la gaudriole et jusque dans la gravité est une acrobatie que nous, lectrice, ressentons comme un jeu de masques interprétant l’allégorie de la Pudeur, laquelle s’y connait en dissimulation de maux et maquillage de cicatrices. Ce théâtre de l’absurde apparent absout des crimes impensables parce que peut-être jamais commis. Nos deux personnages, sans ascendant ni descendant, dialoguent avec la tendresse de l’effroi, se chevauchent et fourchent de la langue en quête de rien qui ne soit déjà là, en dévoration lente, efficace, circulaire comme les cercles laissés à la surface qui parachèvent cet opus.

 Se diffracter en mots valises, homonymes et paronymes produit une jonglerie étourdissante qui, paradoxalement, exactement comme un prestidigitateur, hypnotise par la distraction, possède par étourdissement. Ce livre nous donne envie de creuser ailleurs cette question tortueuse, comme quoi la littérature est une empêcheuse de tourner en rond comme en bourrique. Qui plus est, ces tours de passe-passe sont contagieux, preuve que la poésie – oui, Joguet, Joguette forme un poème en pr-ose tout ! – est bien affaire de Magie.

Tous deux se tiennent par la langue, par la queue, sans espoir d’amours qui vaillent. Pourtant ils émeuvent, ils bouleversent dans leur fiction - qui ne se résume pas lamentablement à une auto-friction d’auteur en berne.

Non, ici, ça Bande, comme dirait Beckett, et ce n’est pas la dernière.

Présentation de l’auteur




La douceur amère de l’Américaine Sara Teasdale

Connaît-on vraiment Sara Teasdale ? C’est pourtant une figure importante de la poésie américaine du début du 20esiècle. Voici une anthologie bilingue qui contribuera à la révéler à un plus large public et à mesurer la profondeur de son oeuvre. C’est la simplicité qui domine dans ses poèmes dont « le chant témoigne d’une quête de sagesse », souligne Alain Saint-Marie en présentant ce recueil.

   Sara Teasdal fait partie de ces femmes poètes qui ont su, à un moment de leur existence, s’émanciper de leur milieu et exprimer une liberté à rebours  du « sens victorien des convenances », comme le souligne Alain Sainte-Marie qui assure la traduction et la présentation de ce recueil. Elle publiera d’ailleurs ses premiers recueils dans une revue fondée par un groupe de jeunes femmes. Plus tard, en 1908, elle rencontrera Marion Cummings Stanley, l’épouse du poète E.E.Cummings et ce sera le début d’une amitié féconde.

    La célébration de l’amour (qui fut pourtant, pour elle, l’objet de nombreuses déconvenues ou désillusions) ainsi que la joie et l’émerveillement devant les beautés de la nature, sont les marqueurs essentiels de son œuvre.

       Sara Teasdale, Œuvres choisies, La Part Commune,  édition bilingue, 155 pages, 14 euros.

 

Je ne mourrai pas, car j’ai goûté la joie
A la coupe du croissant de lune,
Et savouré comme on savoure le pain
Les nuits profondes de juin 

 

Les textes de Sara Teasdale sont empreints d’une forme de sensualité, surtout dans ses premiers poèmes marqués par la quête amoureuse. A 23 ans, elle écrit :

 

J’ai offert à mon amour un rouge pavot,
Que j’ai posé sur son cœur froid comme neige :
Mais cette fleur exige un terreau plus chaud,
Nous avons pleuré la mort du coquelicot 

 

S’adressant à son « très cher et très ridicule ami », elle s’exclame : « Pourquoi fais-tu la guerre à l’amour/Pour perdre à la fin la bataille » Ailleurs, la voilà qui se languit « autant que la mare/près du rivage ».

 

Avec le temps, les « idées noires » gagneront du terrain ainsi que les « songes froids ». Lucide jusqu’au bout sur son état, elle parle de « l’immuable douleur des choses ». Ce dont témoigne son recueil sans doute le plus abouti, La flamme et l’ombre, publié alors qu’elle a 36 ans et dont cette anthologie publie pas moins de dix-huit poèmes.

 

Quand je mourrai, rappelez-moi
Que j’ai aimé les bourrasques de neige,
    Même si elles piquaient comme des fouets ;
Que j’ai aimé toutes choses charmantes,
Que j’ai fait de mon mieux pour accueillir leur dard
    D’un rire gai sans amertume 

 

 

 Sara Teasdale se suicide le 29 janvier 1933. Elle avait 49 ans.

Présentation de l’auteur




Autour des éditions La Porte.

Gaspard Hons,Quand resplendit la fleur inverse 

Ce beau titre énigmatique est emprunté à Raimbaut d’Orange (1066-1121). En de très brefs poèmes de 3 , 2 voire 1 vers, Gaspard Hons donne à contempler toute la poésie de l’ordinaire.

Savoir capter l’éclat de lumière au cœur de l’obscur, entendre bruiner le silence, dire l’essentiel en peu de mots, n’est-ce pas le rôle de la poésie ?

Toute la sagesse inscrite sur un grain de riz, toute une librairie contenue dans un jardin. Le livre que la nature lui offre, le poète le lit et nous le traduit.

Source : margutte.com

Extraits

 

 Sur la table un broc d’eau et de silence

                     ∗

 Des miettes de pains jetées dans la nuit
un amas d’étoiles

                     ∗

 Le fruit témoigne de l’arbre disparu

                    ∗

 L’obscurité du vaisseau
simplifie la lumière du vitrail .

 

 

 

 

Jean-Claude Albert Coiffard, Les liserons du soir

On n’entre pas en poésie
la poésie entre en nous 

 

Cette belle définition de la poésie ouvre ce recueil. Le poète nous entraîne en un passé qui inonde le cœur, la poésie est toujours là pour « panser les blessures » ; le poète, toujours en attente, façonne ses poèmes comme le potier sur son tour façonne les poteries. Il ne cesse de regarder le monde, de le faire renaître, en une poésie contemplative où tout à sens, même un brin d’herbe. La nature reflète aussi ce que souffre l’homme, certains poèmes nous parlent de ces victimes de l’Histoire. La voix du poète est là pour ne pas oublier ces « visages sans lèvres » et nous rappeler qu’il est nécessaire de faire mémoire. Le « Je » du poète est en écho au « Il », cet autre lui-même, cet ami qui lui ressemble comme un frère et qui lui aussi attend que les mots : « s’enracinent/ entre les ronces/ et les bleuets ».

Cette poésie du crépuscule est illuminée par l’empathie que porte le poète à l’homme et à la nature, c’est un recueil testamentaire pour nous offrir l’essentiel voire l’essence même d’une vie en poésie.

 

 

Tout s’était enfui

         Tout

Il ne restait
que l’ombre des lilas

Assez
pour
en faire confidence

aux lampes

Assez
pour éclairer
les rives de son cœur.

                    ∗

Témoin
du miroir

Seulement témoin

Simplement

Au cœur des camélias
germaient
les murmures de l’âme

Les coudes usés
sur le zinc du quotidien
le ciel trinquait
avec le passé.

 

                    ∗

Mon royaume inconnu
mes îles       mes ailleurs
mon jardin d’autrefois
je vous emporterai
sous mes paupières closes

Les poèmes du vent
égaré dans ma harpe
un matin de printemps
le chant du rossignol
vous le dira pour moi.

 

Sophie G LucasOrdinaire

 

Un recueil qui se déroule au rythme de chansons dont chaque titre donne naissance à un poème.

18 chansons pour 18 poèmes, une discographie poétique et dans l’ordinaire des jours, Lennon, Amy Whinehouse, Bowie, Dylan qui rencontrent le plus souvent un public ordinaire, mais parfois une poète qui, au rythme de ces chansons qu’elle aime, voit différemment cet ordinaire.

La poète respire le jour, dit le souffle et le silence, l’odeur de l’herbe, la nostalgie du temps qui passe dans l’ordinaire des jours, et les mots si difficiles à dire, à partager. Mais qu’y-a-t-il d’autre que cette vie à fleur de peau et cette solitude à apprivoiser pour peut-être réveiller :

 

ce quelqu’un endormi
à l’intérieur de soi
presque mort 

 

Photo Terre à ciel.




Estelle Fenzy, Le Chant de la femme source

Il manquait une hirondelle
pour écrire notre histoire

 

C'était ça donc ! Grisé j'étais, sur le dos de l'hirondelle depuis le début de ma lecture ! J'avais bien senti le vent de la vitesse, comme si j'étais moi-même la source aux caresses de l'herbe du ruisseau.

 

Par longue pluie

La rivière
se cabrait se cambrait

 

Même les galets roulent dis-tu sans fin jusqu'à la mer. Est-ce ainsi que femme rêve ? me souffle ce livre. Où l'homme est l'autre. Où l'aimé revient à chaque page, à chaque galet blanc à ne pas semer. L'homme à ne rien perdre. L'homme, loin des chemins du temps. L'homme pas dans pas, trempé dans la source, à ne surtout pas perdre.

Estelle Fenzy, Le chant de la femme source, Editions L'Ail des ours, juin 2020.

 

 

 

Je suis l'incroyable faim la dévoration

 

Et tout le reste est harmonie, luxe, calme et volupté ! Comme sur ce lit de poème, on dévore avec toi, l'amour de la langue, chère Estelle !

Je t'écris d'un jardin de 6 heures. Avec dans les frondaisons des deux érables pourpres qu'ont plantés autrefois deux instituteurs amants, le chant amoureux des pigeons de juillet. Le parc approche le jour. L'été s'avance. Les jeunes, sûrement, maladroits, ont quitté le nid. Mais le chant perdure. Plus haut encore, sûrement ? L'amour se riant de l'automne.

 

Je t’appelle d'une époque 
ancienne au sortir de l'été

 

Tu te demandes si vous avez bâti ce royaume, et pour le construire encore tu verses les vendanges… qui font tourner la tête. Est-ce bien cela, femme, que tu cherches, que tu trouves ? Comme à l'écriture, poète, tu découvres ton poème ?

Que tu trouves. As trouvé. Et sous ta nudité offerte, ton cœur bat. Vient alors offerte la ferveur des mots simples, la palpitation du poème qui avance la vie, tant à rebours qu'à futur. L'un et l'autre dans l'absolu qui sauve et bâti le monde. Dans l'espérance aussi de l'éternel sillage.

 

M'entends-tu
 Je chante un impensable hiver

Ma voix claire

 Se déploie dans le jour

 

Le livre est court mais précieux à rester sur ce vers qui dit au-delà et dans nous-mêmes, la source, la femme, le jardin, et les mots pour le dire :

 

le nom de l'eau qui jaillit

 

Présentation de l’auteur




Paul Valet, La parole qui me porte et autres

Ce n’est pas sans respect, et donc timidité, qu’on évoque la figure littéraire du poète Paul Valet, (né Grzegorz Swzarc en 1905 en Ukraine), pianiste venu étudier auprès de Vincent D’Indy, polyglotte, licencié est Lettres, médecin français (doctorat en 1934), chef Résistant des FFI de Haute-Loire.

Tous ses proches gazés par les Nazis. Il prend vers quarante ans le nom de plume « Paul Valet » pour des raisons intimes, qu’il voilera d’une explication moyennement convaincante, selon laquelle il se voulait « valet de la poésie ». On peut suggérer qu’en réalité, avec une pointe d’ironie, « valet » est la troisième personne du verbe latin « valere » : « Il est en pleine forme, il va bien, il survit (etc.)». Ou peut être phonétiquement « Paul valait » ?… Bref, ce nom en tout cas, tel qu’il est, témoigne d’une formidable humilité de la part de ce personnage de poète surdoué. Une humilité qui n’était pas feinte, et qui malgré l’estime que lui ont porté la plupart des grands noms de l’art et de la littérature de son temps, ne l’a jamais poussé à rechercher les vanités de ce monde. Médecin discret, acharné au service de tous et surtout des moins favorisés, il a écrit une œuvre poétique attachante, face à la mort comme un qui se tient face au mur d’une impasse, et qui se utilise le désastre inévitable qu’est la vie humaine, pour faire pièce au terrible tragique qui la caractérise. Il aurait pu entrer dans l’anthologie du Dr Bruno Rostain*.

Paul Valet – La parole qui me porte et autres poèmes, NRF - collection Poésie/Gallimard, 2020, 224 pages, 7  50.

C’est donc une œuvre poétique relativement sombre, que peut-être seul Zéno Bianu, grand connaisseur, a naguère tenté d’exhausser jusqu’au public, une oeuvre mystérieusement paradoxale, constamment proche de la mort mais très éloignée de l’ambiance assez morbide et réaliste d’un Gottfried Benn : de ces poèmes souvent durs et amers, on sort plutôt rasséréné, fortement encouragé à vivre, même si « derrière chaque bonheur / court un fantôme en détresse ». Valet s’exprime en poèmes brefs, souvent en distiques laconiques, ou en suite de distiques, et son propos général se résumerait assez bien dans ces vers-ci :

 

Dans mon défilé de paroles
Il est une faille infaillible

 J’y planterai mon poème destructeur
comme un Arbre de Vie

 

En somme, Valet s’applique à résister « à tout » en s’appuyant sur une destruction fécondante. En retournant la destruction grâce à la parole « qui le porte » pour en faire une arme de vie. Car Valet, est avant tout un résistant, ancré dans une liberté qui ne se laisse pas séduire par les flonflons et les appâts d’une société que son principal travail de médecin généraliste consiste à soigner, alors même qu’il a tout vécu de ce qui pourrait désintégrer l’âme d’un homme : quitté ses racines, perdu les siens, sa sœur, ses parents, dans des conditions atroces, mais aussi certains de ceux qui luttaient à ses côtés, perdu l’avenir musical auquel son talent semblait le promettre, etc. La grandeur de Valet est de « revenir de loin », selon le titre d’un de ses recueils, et d’avoir livré du poème-remède.

On a relevé qu’en tant que tenant de l’homéopathie, en poésie aussi il exprime sa volonté de soigner la maladie du « mal-être » par le minimum du même mal, en y « enfonçant son désert ». C’est-à-dire en y employant le presque rien, la quintessence, qui seront dans la parole les générateurs d’anticorps face au malaise cosmique, en quelque sorte. Et de fait, la section qui évoque cela s’intitule « Amos », anagramme du grec « sôma »(= « corps »). Pour celui qui vit environné secrètement de fantômes impalpables, le corps est d’une pesante existence et densité. Et précisément le prénom Amos en hébreu a le sens de « lesté d’un fardeau ». On peut imaginer, en particulier, qu’il existe un rapport avec le fardeau de celui qui a seul survécu et, de ce fait,  dont la pensée s’interroge incessamment sur le plus grave : la mort, la mort physique contre lequel la vocation du médecin est de combattre malgré tout, mais aussi le temps, et la faille « en soi» que l’on ne peut combler (et qui évoque en écho à la blessure d’un autre profond poète, Joe Bousquet.) Sur toutes ces questions, l’indispensable (et passionnante) préface de Sylvie Naulleau est éclairante et précise.

Par ailleurs Paul Valet, quoique ne parlant quasiment que de lui, très souvent s’emparant du « je » des solitaires, d’une étrange façon laisse le sentiment d’une parole chargée d’une fraternité, d’une proximité, d’une discrétion, permanentes. Une sorte de noblesse voilée, intimément consanguine des autres humains. Sans doute est-il conscient que le langage est un outil pauvre, désincarné, qui fait exister les choses auxquelles il se réfère sans permettre d’accéder à leur être, et plus particulièrement en ce qui concerne la poésie. La justesse de sa façon « orgueilleusement humble » d’écrire, provient de ce fait. À cela il faut ajouter un autre trait remarquable : notre poète dans sa jeunesse avait été éduqué avec, en sus du polonais et du russe, l’usage du français. Or souvent les écrivains de langue maternelle étrangère écrivent de belles choses, mais en poèmes, ils n’ont pas l’oreille de la langue française. Ainsi de Rilke, dont les poèmes en allemand sont bien supérieurs à ceux en français, qui n’ont pas la juste musicalité. Or, dans le cas de Valet, son oreille de musicien, quoique formée au polonais, semble s’être très tôt, d’instinct, imprégnée des sonorités et rythmes du français, à l’instar d’un locuteur dont le français serait la langue maternelle. Sans doute est-ce pour cela qu’il n’éprouve pas le besoin de « dadaïser » la langue de son poème, et qu’il se contente, comme il dit, de « désherber le poème / Sans toucher aux racines ». Pour lui, les choses qu’il éprouve le besoin de mettre en mots viennent de suffisamment loin dans l’indicible, pour qu’il n’ait pas besoin d’obscurcir son propos, de le rendre « précieux », de le « surréaliser ». Évidemment, cela attire moins l’oeil que le vacarme des « époustouflants » parmi les compagnons de route ses contemporains. Cela explique sans doute pourquoi ses poèmes sont demeurés assez confidentiels jusqu’au présent volume, et je rends personnellement grâce au directeur de cette collection d’avoir été l’artisan de la réapparition de ce poète étrange, qui prophétisait sur lui-même :

 

« Propre, balayé par la peur, mort bien-portant moi-même, je m’en irai avec eux**, loin dans le temps, habiter un poète impossible à venir ».

 

Poète « impossible », je veux bien, et le lecteur du livre, de page en page, comprendra mieux pourquoi, mais néanmoins, poète lisible, poètes certes paradoxal, mais poète majeur…




Décharge 185

Ce qui frappe en premier, de ce numéro de printemps 2020, est ce visage, en couverture, tout en matière et en couleurs de l’artiste syrien Kazem Khalil qui propose, pour la revue, dix portraits d’une force prodigieuse et un nu dont Jeanne Delestré tire un merveilleux texte p.78-81 (Audace expressionniste. Gestes nerveux et spontanés, les nuances d’acrylique sont étalées avec la mobilité permise par la technique du couteau.).

Décharge 185 s’ouvre sur la chronique de Georges Cathalo « Phares dans la nuit » consacrée aux éditions La Boucherie littéraire – le visage peint par Kazem sur la page en miroir, charnel et sanguin, en est un beau reflet. Suit un ensemble dédié à Lambert Schlechter, une note de Jacmo et 13 proseries inédites. Des poèmes de Jacques Ancet qui créent un écho étrange (prophétique ?) du confinement que nous avons vécu de mars à mai 2020 « Entrer Sortir » (Dehors ressemble à une gueule ouverte)  ; textes de Peter Wortsman et un entretien avec ce poète et traducteur New Yorkais ; puis, des poèmes de Michel Bourçon (Écrire / c’est consentir à la neige / pour parvenir au feu), Jacques Robinet, Bruno Berchoud, Christian Bulting, Sanda Voïca (je continue : / retourner la terre dans le jardin / et écrire), François de Cornière (D’autres poèmes continueront / de s’accrocher à mes jours / à mes nuits), Marilyse Leroux. « Les chroniques du Furet » avec Chloé Landriot qui nous parle des cabanes à partir de sa lecture de Nos cabanes de Murielle Macé, « la poésie comme moyen de construire des cabanes – de trouver des façons de vivre dans un monde abîmé ».

Un dossier intéressant dans la rubrique « Les Ruminations » de Claude Vercey sur « Un nouveau paysage éditorial » où six éditeurs expliquent pourquoi ils ont fait le choix « déraisonnable » de publier de la poésie.  Des notes de lectures de Jacmo qui invitent à découvrir et à lire de nombreux recueils. Articles, recensions, le Choix varié de Décharge font de cette belle revue, riche et vivante, un rendez-vous incontournable pour les amoureux de la poésie !




Anne-Lise Blanchard, L’horizon patient, extraits

 

La campagne bruit

d’abondance

les verts s’ébrouent 

cadeau de saison

les pierres se ré-

-veillent          (on le voudrait)

d’un sommeil enchanteur

 

Quelle lumière

ouvrira les portes

interrogera les murs

confiant au geai   

ou à la mésange

leur histoire

de longue mémoire ?

 

 

 

*

Le sentier déroule la pensée

qu’exhausse une cime nue 

la trace devient méditation 

ton geste déplie un horizon

que multiplie l’espace forgé

dans les étoiles           un chant grandit

 

 

 

*

Tandis que le pied module

son phrasé l’éclat du ciel

te perfore à l’intérieur

qui sculpte l’immense sourire 

de la joie ou de l’accord

 

 

*

Le geste silencieux d’écrire

enchâsse-le dans l’humilité

de la fougère 

l’ardeur de la centaurée 

l’éclat de rire du rhododendron

 

Entends la saveur du royaume

enchante la flèche

de ton langage dans l’explosion

de la nuit l’effervescence

des grands arbres et ce feu doux

qui t’irradie

 

 

*

Le jour pousse la fenêtre 

m’accordant la grâce

de sa splendeur et demain 

me visitera

singulier aussi 

un autre jour qui suppliera   

plus de présence entre la mésange

du matin et la résonance de la nuit

 

 

*

Derrière la vitre jacinthes

tulipes jasmins roses s’exposent

en une partition-vitrail

que font vibrer les heures qui sonnent

l’endormissement du village

 

Attente attelée à leur exubérance

et le jour qui monte couleur

groseille palpite de tendresse

 

Présentation de l’auteur




Pile ou face ou la contingence révélatrice

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, publié par Stéphane Mallarmé avant sa mort, ouvre à des interprétations diverses. Ce poème iconoclaste, qui s’étale sur onze doubles pages, joue avec toutes les variations typographiques, tailles de polices, majuscules, italiques, espace scriptural.

Mais ce qui ressemble à une contingence des mises en œuvre graphiques concourt à l’élaboration d’une polysémie porteuse de sens, et des pluralités d’interprétations qui ont valu au « coup de dés » et à son auteur cette réputation de poème/poète hermétique. Mais parler d’hermétisme serait postuler qu’il n’existe qu’un seul sens, difficilement perceptible dans certains cas. Ors la notion de contingence, celle qui est inhérente à la production du texte, à laquelle s’ajoute celle de sa réception, est un élément clé de la prise en compte des déploiements sémantiques d’une œuvre. Comme le lancer d’une pièce de monnaie, le pile ou le face, convoque le hasard, ou bien autre chose, mais n’est en aucun cas prévisible, le sens produit par un énoncé est soumis à des paramètres aléatoires qui interdisent toute prédiction quant à une interprétation prédéterminée.

Stéphane Mallarmé, Un coup de dé, lu par Denis Lavant.

 

Un lancer de pièce de monnaie, somme toute, que ce jeu entre un émetteur et un récepteur, que cette rencontre de deux subjectivités, qui unissent des paramètres imperceptibles qui seront à l’origine du dévoilement d’un univers sémantique unique.

C’est dans cette combinatoire complexe, le pile et le face, le lancer de la pièce de monnaie, dont le résultat est aussi hasardeux que la coïncidence qui amène un émetteur à croiser un récepteur, que se trouve convoquée, de manière contingente, la pluralité des plis, replis, doublures et ourlets du tissu textuel. Un palimpseste, une tapisserie qui trame à chaque fois un paysage différent, un coup sur pile, un coup sur face, dans ce jeu avec les potentialités illimitées du signe.

Un coup de dé jamais n'abolira le hasard, édition originale annotée par Stéphane Mallarmé, Sotheby's.

Le texte comme un palimpseste dévoile alors de multiples couches sémantiques. On peut considérer son déploiement comme une source infinie de potentialités, fruit de l’interaction entre un émetteur, l’auteur, et un récepteur, le lecteur/spectateur. Il est soumis à de multiples étapes de perception, qui concourent toutes à son effacement, à sa recréation, à des lectures infiniment renouvelables… Cette disparition révélatrice n’est pas une perte, bien au contraire. Il s’agit d’une combinatoire apte à mettre en jeu le signe, à le contextualiser autrement, à l’actualiser de multiples manières, afin d’ouvrir à une polyphonie significative et à chaque fois nouvelle.

 

Philippe Jaccottet, Sur la poésie, 1974.

Cette mise en œuvre remet en question la pensée logocentrique du signe. L’univocité du sens est une théorie qui de Platon à Saussure a mené à l’élaboration d’une démarche linguistique qui a fixé le signe dans un carcan sémantique perçu par les poststructuralistes comme réducteur. Le texte, et son unité, le mot, est soumis à des bouleversements multiples, à des interprétations et à des réactivations improbables et inattendues. Dans cette optique les liens qui existent entre le signifiant et le signifié devient aléatoire et s’opèrent des glissements de sens indéterminés et illimités d’un signifiant à un autre.

La déconstruction postule donc une absence de structure centrale, et de sens univoque. Déjà certains auteurs avaient tenté cette déstructuration en imaginant des dispositifs particuliers. Au début du 20ème siècle, Victor Segalen et Paul Claudel, dans Stèles1 (1912) et Cent phrases pour éventails2 (1927) ont voulu remettre en question cette idée d’une production univoque du sens. Ils juxtaposent des idéogrammes et des textes en français. Ni Claudel ni Segalen ne connaissent l’écriture chinoise. Il s’agit pour eux d’une écriture autre, qui vaut pour sa calligraphie. Ils les emploient comme des symboles (au sens saussurien) qui figurent le monde des idées. Ils sont donnés à voir, et sont perçus comme des intermédiaires entre l’œuvre picturale et l’écriture. Dans Cent phrases pour éventails3 Paul Claudel calligraphie des mots français en les mettant en scène comme des idéogrammes. Certaines lettres sont espacées par de larges blancs, qui demandent au lecteur de s’arrêter précisément sur un mot en particulier. 

Poèmes en cavale, jeudi 9 avril au Pannonica, Nantes. Lecture d'un extrait de "Stèles", de Victor Segalen, par Christian Doumet

 

Ce dispositif a pour effet de prolonger la perception que le lecteur en a, de le donner à voir afin qu’il puisse le contempler, d’en réactiver les potentialités. Les mots deviennent alors des entités autonomes, tous les sens dont ils sont porteurs apparaissent dans les blancs laissés entre leurs lettres.

Ne peut-on rapprocher cette mise en œuvre avec les différents niveaux de lecture et les graphies variées qui figurent inévitablement dans tout texte ? Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit là d’éléments non textuels aptes à générer du sens, tout comme le paratexte et les éléments extradiégétiques viennent compléter, enrichir, parfois en altérant pour révéler, les unités de langue qui constituent une globalité textuelle ouverte à toutes les actualisations. Rares sont les imprimés qui ne présentent qu’une seule typographie, qu’un seul niveau de lecture, etc.… On peut aller jusqu’à affirmer, comme le suggérait Derrida, que la polyphonie sémantique est présente au sein même du langage.

 

Yves Bonnefoy, La poésie est fondatrice d'être, France Culture, juillet 2016.

Il s’agit alors de rendre perceptible cette infinité de potentialités, afin de faire apparaître ce que Derrida a appelé des « différances », opérées par les mises en situation du texte. Une déconstruction générative de sens, une révélation perceptible grâce à l’effacement qui devient paradoxalement découverte de la pluralité sémantique du signe. L’enjeu est alors d’inventer des combinatoires qui permettent des productions sémantiques multiples, comme la juxtaposition du texte avec l’image choisie de manière aléatoire, le jeu avec l’espace scriptural, le work in progress qui permet de produire le texte en alliant son inscription figée dans l’espace/temps avec un moment appréhendé dans sa dimension anecdotique.

C’est cette démarche qui préside au travail de Wanda Mihuleac, qui use de tous ces possibles, afin de révéler une multitude de dimensions sémantiques du texte, de l'image, de l'image et du texte juxtaposés complémentaires et révélateurs des potentialités démultipliées par la rencontre de ces différents supports. Ce travail postule de considérer l’écrit comme un palimpseste, mais en creux, car la réécriture est opérée par l’effacement progressif des signes, ce qui permet de rendre compte des ouvertures du texte qui en l’occurrence déploie une pluralité de lectures possibles. Il s’agit alors de creuser la peau des mots, de les brûler, de les effacer, et de graver ces strates signifiantes qui émergent de sa disparition sur du parchemin, à la manière des palimpsestes. Métaphore de l’épaisseur du derme et des différentes couches qui le composent, qu’il s’agit de trouer, de creuser, pour fouiller l’amplitude sémantique du signe et atteindre sa chair, sa pulpe, sa matière génératrice de sens infinis.

 

 

Les spectres de Jacques Derrida, Différences et traces, France Culture, Les chemins de la connaissance, 26 janvier 2011.

Ces tentatives de restitution des possibles illimités du texte, en juxtaposant, en enlevant, ou bien en creusant, permettent de tenter d’approcher ses possibles et d’activer ses diverses potentialités sémantiques grâce à des combinatoires isomorphes convoquées d’un niveau à l’autre. Il s’agit aussi de rendre compte de la créativité du sujet parlant.  A ce titre on peut penser à la grammaire transformationnelle qui use des transformations obligatoires et/ou facultatives qui permettent de passer de la structure de base aux suites terminales de la production d’écrits, grâce à des réarrangements, des permutations, des effacements, des additions. Ces manipulations permettent de produire un nombre infini des phrases réellement possibles et dans lesquelles les composantes livrent une somme d’énoncés à chaque fois différents.

Il n’est alors pas interdit de dire que ces productions de textes aléatoires, anecdotiques, sont aptes à rendre perceptible l’éventail des possibles d’un même texte, qui n’est autre que finalement la rencontre entre une forme endormie et un récepteur. Ce dernier actualise l’énoncé de manière particulière, car il charge les signes de sa subjectivité. Et si la mise en œuvre de tout texte est un acte, sa déconstruction en est un aussi. L’effacement loin d’être une aporie est donc un acte d’écriture qui offre aux signe la possibilité de déployer le vide constitutif du langage dés lors qu’il n’est pas actualisé. Et ce vide n’est pas vide, loin de là, il porte l’infini des potentialités du sens.

Philippe Jaccottet, Eclaicies.

 

Notes

[1] Œuvres complètes de Victor Segalen, tome 2, Robert Lafont, collection Bouquins, Paris, 1995. [1] Paul Claudel, Cent phrases pour éventails, Gallimard, collection Poésie, Paris, 1996. [1] Op. cit