Verso n°179, Ici & ailleurs

Ayant organisé deux expositions sur le thème universel  Ici et Ailleurs1, grande est la tentation de consulter la  revue trimestrielle Verso2. Son choix suscite l’envie de lire et d’observer les ricochets de poème en poème, recto ou verso d’eux-mêmes! Un incipit-dessin (formule inventée), esquissé par Michel Julliard, prélude à  une certaine liberté de ton avec son lézard lascif et son oiseau aux ailes ocellées.

 «Ici désigne un lieu précis. Ailleurs n’est pas visible » précise Alain Wexler, directeur de publication. Tout apparaît donc possible. Ainsi sa proposition d’ « appartenir au rêve d’un autre »  incite la lectrice à fantasmer cet ouvrage traversé par un vif bouillonnement créatif. 

Certes l’ailleurs du voyage impose sa priorité. « Il n’avait pas plu depuis longtemps. Les hommes dansaient pour faire tomber le verbe pleuvoir », constate le poète Charles Vanhecke en un périple – peut-être imaginé - vers une tribu éloignée. L’audace poétique vient que la pluie d’eau attendue est remplacée par le « verbe » qui l’exprime ! Une passion similaire pour les mots anime Véronique Joyaux, exploratrice d’un « livre qui n’existait pas ». Rêveuse d’amour, elle s’imagine être l’héroïne de l’ouvrage que lit l’homme « du wagon » assis en face d’elle. Il en émerge une belle phrase énigmatique : « Penseur, j’ai abîmé tes étoiles », annonce probable d’une relation ultérieure.

 Ici & ailleurs, Editions Verso, n°179, 120 p., décembre 2019, 6€

Cet ailleurs  entraîne  le poète Jean-Paul Prévost dans son propre spleen : « Tout s’écroule. Je perds mon temps. De mon matin/Frileux, entre mes dix doigts je ne retiens rien ».  Il conduit aussi Géraldine Serbourdin vers la tristesse de l’abandon : « Je suis agenouillée sur le sable en attendant la mer,/Je suis sur la longue route de la perte de toi ». Il pousse même Marc Mériel au désespoir existentiel : « Je n’arrive pas à croire que je suis le fils de quelqu’un. Il me semble que je suis né de rien du tout. D’un vide». Il est emprisonné en lui-même : « En habit de bagnard / Une statue me représente. » Quel constat fait-il ? « On croyait changer le monde / Mais c’est le monde qui nous change, / Il a fait de nous ce que nous sommes ; / des Poètes » . Patrice Blanc connaît cette même affliction, mais « au nom du désir et des flammes, au nom du sang » : « C’est comme une explosion/un corps ouvert à l’amour / qui ne sait plus de secret ».  Quant à Marinette Arabian,  son désarroi est un émouvant écho d’enfance. Fillette punie pour une dangereuse bêtise (se pencher dans le vide à hauteur du troisième étage),  elle suggère à son père  en sanglotant : « Rends-moi au Monsieur du magasin où tu m’as achetée ».

Certaine douleur enfin, moins personnelle, hante ces villes détruites par la guerre et  rongées par les « cicatrices » de Clément Bollinot : Alep « à jamais béante dans l’étouffant ciel rouge de l’humanité », la route vers Tel-Aviv « criblée d’impacts de balles/une voiture calcinée / encore fumante / dans laquelle jouent /quatre enfants ».

Tous ces « ailleurs » progressent parfois jusqu’au bout d’eux-mêmes, à leur propre négation. Joëlle Pétillot (Seishin) ressent un mutisme exalté: « Pour décrire un ailleurs, des mots sont nécessaires. On écrit avec du silence, mais du silence fertile, un vide fécond qui devient autre à mesure que le blanc du départ gagne en apesanteur ».  En ce silence qui se déconstruit, la poétesse se retrouve « debout, face à un océan dont l’éternité aboie », puis « L’éternité n’aboie plus, elle danse ».

Ailleurs invite à modifier son regard sur le monde. A L’approcher autrement ou à se sentir quelqu’un d’autre. De façon insolite comme Patrice Blanc qui s’exclame : « J’appelle la pierre ». De façon fusionnelle et troublante :  « Je connais bien ce monde, c’est ma peau » comme l’affirme Joëlle Pétillot. De façon charnelle : l’ailleurs peut aussi prendre corps. Tristan Allix, si sensible aux « plaies poétiques des marges », invente une femme aussi effrayante (« Tu es mon enfer par ton mystère ») que désirée (« Je suis ton appétit, ton ventre / Je suis ton paradis quand mes rêves deviennent réalité »).

Au-delà du contenu, cet Ailleurs répercuté dans l’ici de ces poètes propose aussi à jouer avec les formes expressives. Parfois la musique qui émane des poèmes leur donne forme. Christian Kakam joue avec les sons, impulsant un rythme afro : «  les saccades continuent par saccades », « la fronde fait fondre », « tous les terreaux rotent », « l’ire dans les heurts » ou « les pulsions hâtent les pulsations ». Parfois le poète Michel Gendarme manie l’art de la répétition. Créant une rengaine, il répète ainsi onze fois « les mots », dix-huit fois « elle », vingt-neuf fois l’interjection « ha »…. Son but, en capturant les mots comme par magnétisme, est de rédiger un poème pour ses amis : «  Je veux écrire sur l’eau/, (…) écrire sur la peau de l’eau/, (…) j’écris sur la peau de l’eau ».  Son écriture  porte en elle et décrit sa propre musicalité : « tout vibrait parfaitement tremblements éboulements ». Un saxophone lançait « des chants lancinants » dans une ville bombardée pleine « d’horreurs ».  « Il dansait en-dehors de lui / hors de lui / entre les bombes et le saxo ». Cette musicalité de l’ailleurs peut parfois être constatée sans s’inscrire dans le flux poétique. Ainsi Marcel  Faure évoque « Ce baume noir des plaies béantes » dans le bar «du « blues camarade ». « C’est toujours d’actualité / Nègres de toutes les couleurs / Dans le tempo des jours ».

Et moi lectrice, me promenant en bonne compagnie avec ces Ici et Ailleurs poétiques si vivants, j’aurais volontiers ajouté2  l’ici de l’ici, l’ailleurs de l’ailleurs, l’ici de l’ailleurs, et même l’ailleurs de l’ici… Pour clamer à quel point nous sommes emprisonnés et limités par nos propres concepts. Mais… soudain l’interrogation puissante d’Eric Sicilien, me nargue et claque comme une leçon ou une menace : « Et si nos rêves avaient pour vocation d’être poursuivis sans jamais être réalisés ? Et si c’était justement cette quête sans fin qui nous maintenait en émoi ? Autrement dit, en vie ? » Heureusement,  ces hypothèses à l’imparfait sont peu probables (pour ne pas dire improbables). Alors ai-je bien lu ou ai-je seulement rêvé?

 

Notes

  1. Broderies d’ici et d’ailleurs (2014), Animaux d’ici et d’ailleurs (2015), Gilles 28260.
  2. Emportée par la fébrilité de la recherche.




Jacques CAUDA, Fête la mort !

Quelle légèreté (pourquoi pas) inventer à la mort -ce boulet chevillé à nos corps périssables-, bravant l’idée d’une éternité post-mortem, franchi le sas d’un purgatoire inutile ? (comment pourrions-nous confesser nos éclats obscurs, nous pauvres barboteurs peu aptes à nous connaître nous-mêmes et, dans quel intérêt ?).

Fête la mort ! déjoue avec jubilation l’idée « théseuse » que l’on veut bien nous faire, à nous communs des mortels, d’une vie dont le postulat serait un memento mori tragique ; la déjoue pour nous rejouer la mort comme une fin de partie festive. Cauda ne nous emmène pas ici au Mexique ni au sud-ouest des États-Unis pour une Día de los Muertos (Fête des Morts) ni ne nous invite à courir l’Halloween, mais tous saints et diables(ses) confondus (nettoyés de leurs oripeaux culturels) nous plonge « sans crispation » dans une contrée où la vacuité (et non la vanité) de notre vie terrestre fête la mort et (se) la fait. À l’instar de Petit Muscle ami d’enfance du Gilles (de Watteau, auquel l’adolescent narrateur se plaît à ressembler dans son accoutrement vestimentaire), lors de célébrations masturbatoires. Saucisson, Petit Muscle et le narrateur habitent la Cité (alors que « le monstre prenait forme ») et se donnent à cul joie pour transgresser les interdits de toutes sortes, brutes, « assassin(s) en devenir » ; pour défrayer la routine en révolutionnaires jusqu’au-boutistes non effrayés par les « pendus à la lanterne ». Fête la mort ! croque la vie : la mort, nue, « le cul bien ouvert », en célèbre les délices : les supplices (« divin supplice ! ») avec une jouissance transgressive promue comme un art de vivre (ou de mourir ! ).

Jacques CAUDA, Fête la mort !, éditions sans crispation en partenariat avec le magazine Litzic ; 2020, 144 p., 14€.

La blancheur immaculée du drôle de Gilles (Cauda ? ) injecte son venin dans toutes les ouvertures du monde en pinçant les cœurs pour tenter d’en extraire le jus (de viande) et l’agonisante extase fiévreuse.

D’une plume assumant la perversité (à la G. Bataille ou Sadique) de ses délits livrés au Dire (maux dire), le narrateur fait son Jacques et décharge avec son humour coruscant le venin débordant de Cauda, en brouillant les pistes du « grand tapis de la vie », déroulant simultanément celui de la mort sous ses propres pas de course narratifs amorcés demain, relayés hier : « Ce fut une journée merveilleuse que je ne raconterais pas aujourd’hui. Non. Je la raconterais hier, avant-hier même (…) ».

Fête la mort ! « mécrit » d’entrée une journée particulière « comme si elle avait lieu la veille » : celle où le trio dévoyé pose ses bombes « chez une jolie russe prénommée Sonia », à la Noël 1972. Une journée particulière où la fête chez Sonia devient une fête (de/pour) la mort, « immonde et magnifique ». Le lecteur retrouve le sublime caudesque. La fusion des extrêmes ouvre la brèche des ténèbres et de l’extase, Cauda pratiquant ce rituel expiatoire et infernal comme il trucide de ses pastels gras ou de son outil la blancheur d’une réalité en perpétuelle recréation, qu’il Sur-figure, chevauche et éclaire d’un jour nouveau en y injectant « par simultanéité d’actions » « les meilleures peintures d’histoires » (Nicolas Poussin, Brueghel, Le Brun, Renoir, Vermeer, Goya, … passent sur cette toile scripturale, table de travail du « Peindrécrire »). Sur la table de crucifixion Cauda peint/écrit croque ses histoires ses personnages la vie la mort « pris sur le vif », évidés de leurs viscères… Provoquant antipathie ou sympathie, Fête la mort !  agit comme l’œuvre caudesque telle la ronce sur la morsure des vipères, telle la mort sur les morsures de la vie. Elle darde, décharge son venin, âmes sensibles faire face !

 

Lorsqu’on fait un portrait, et a fortiori le sien propre, il y a trois manières
de poser un visage : ou de face, ou de trois-quarts, ou de profil. De face,
le portrait regarde son semblable, c’est-à-dire la mort droit dans les yeux.
De  trois-quarts,  il  regarde  Dieu,   l’éternité,  l’infini.  Et de  profil,  sa
postérité,  comme  Érasme peint par Holbein regarde  son acte d’écrire
 .

 

Via ses 10 récits ― celui du trio Petit Muscle-Saucisson-le narrateur ; celui de Paul -mise en abyme du geste créatif (« la porte n’étant jamais complètement fermée, c’était pour moi une invitation » comme le Paul ou les oiseaux d’Artaud ou Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac) ; celui du cru bouillon de l’enfance mettant en scène Simone/Pierrette et Mèrepute-Crevette-Salope et où les survivants sont « destinés à peupler l’âme » du narrateur (« J’étais contraint à assister à leur horrible souffrance menée longuement jusqu’à leur mort »), … autant d’histoires que de personnages dégoulinant les uns sur les autres, voyous, « filles sans être », … ―  Fête la mort ! constitue une Ovation créatrice faite à la mort : à la vie. « Sois ta propre ovation ! Ordonne-toi et frappe ! », lit-on page 42. Cauda frappe dans la grande lessiveuse du Vivre, insatiable. Métamorphique. Effroyable. Passage réversible du « rêve apollinien » à « l’émotion dionysiaque ». Orgiaque. Surfiguratif !

 

 




Eva-Maria Berg, Eine schneise im wasser / une brèche dans l’eau

Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer

Eva-Maria Berg marche sur le rivage.

En écrivant une brèche dans l’eau,
elle rencontre Paul Valéry
avec qui elle partage
          le goût de la nature,
          le sens de l’image littéraire 
          et une nostalgie diffuse, source d’une profonde mélancolie qui irrigue la création.

 

Comme lui, elle tutoie

La mer, la mer, toujours recommencée ! 
(Paul Valéry, « Le Cimetière marin », 1920)

 

Eva-Maria Berg, Eine schneise im wasser / une brèche dans l’eau, Éditions pourquoi viens-tu si tard ?, 2020.

Les vagues promettent un voyage baudelairien à Eva-Maria Berg, femme libre qui toujours chérira la mer et voudrait « supporter l’idée du lointain » (pages 38 et 39) de La Seyne-sur-Mer à Istanbul, de la Villa Tamaris à l’infini !

Je pense ici à Caspar David Friedrich, le grand peintre romantique allemand, et à ses figures de dos méditant sur l’ailleurs, en particulier au Lever de lune sur la mer (1822-23, huile sur toile, 135 × 170 cm, musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie).

Il me semble que cette réminiscence de Friedrich se trouve aussi dans quelques photographies du livre, notamment celle de la page 35.

La mer dédouble le poète en photographe et les mots en images, même si, comme l’affirme paradoxalement l’auteur, « rien ne va de pair au bord de la mer » (page 17).

 

retrouver
la mer
ou cela
qui a l’air
d’être
la mer
l’illusion
frappe
ses vagues
jusque dans les oreilles (page 23).

 

Rythme du temps,
« cadence brisée » (page 76),
vagues instables dont la musique devient dialogue du vent et de la mer…

J’entends ici un écho du troisième mouvement de La Mer, trois esquisses symphoniques pour orchestre de Claude Debussy, 1905.

Eva-Maria Berg affirme que la mer est « une image usée » (page 13) mais ajoute aussitôt qu’elle « ne rentre jamais dans le cadre de l’imaginaire des hommes ». Paradoxe renouvelé, vague après vague, d’un poète regardant l’horizon avec la clairvoyance d’un marin dont la vue est

 

troublée
par la connaissance
des crimes qui
ont affecté
d’inhumanité
un paysage
sans tache  (page 69)

 

Inhumanité ? Eva-Maria Berg connaît l’histoire brutale comme une tempête qui emporte

 

tous les
disparus
dans les océans
du monde  (page 59)

 

Le lecteur comprend que « le navire de guerre » qui « bloque toute la baie » (page 20, photographie page 21 ; de semblables navires apparaissent aussi pages 29 et 37) à la fois protège, alarme et menace les hommes.

La « brèche dans l’eau » (page 59 et titre) est, pour Eva-Maria, le seuil qui ouvre à l’humanité, à l’amour, à la paix. Si elle invite à un fondateur « désir de l’imprévisible » (page 41), elle est aussi et surtout lumière. Encore faut-il ne pas plonger dans les abysses, ne pas sombrer, ne pas céder à la nostalgie des âmes noyées.

Dans le miroir d’une « nuit sans repos » (page 17) s’allonge l’attente fébrile de la lumière. Le travail poétique est à la fois solitude et ouverture au monde, contemplation et souffrance.

 

et ce que l’on appelle nuit
ressemble au Bosphore
si variée la lumière
plus rouge et plus verte
que le jour (…)  (page 46)

 

Ces mots font écho, selon moi, aux vers de Paul Celan :

 

Vert d’huile, saupoudrée de mer l’heure
impénétrable (Esquisse de paysage, 1958)

 

Car il y a chez Eva-Maria Berg comme chez Paul Celan, une forme de désespérance, une douloureuse mémoire dont la lumière garderait la trace :

 

la lumière blanche
s’inscrit
dans la mémoire
et sèche le sang (page 83)

 

jusqu’à l’effacement :

 

tu fermes
les yeux
ça brûle inexorablement
et efface
toutes les images » (page 95)

 

Toutes les images ? Restera celle de la « brèche », ouverture/brisure par où passent la vie, la mort et l’espoir.

J’y vois, pour ma part, l’attraction/répulsion du gouffre amer qu’évoque Baudelaire dans son poème « L’Homme et la mer » (Les Fleurs du mal, 1857) :

 

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. 

 

Le recueil d’Eva-Maria Berg se termine d’ailleurs ainsi :

 

et la vague
semble douce comme si
elle berçait tous ceux
qui ont quitté le rivage » (page 99)

 

Quitter le rivage, c’est mourir pour mieux revivre avec et par la poésie.

De quoi la mer est-elle le nom ? Cette question essentielle est, je le crois, écrite comme un palimpseste dans le livre. Eva-Maria y répond en être sensible, avec ses mots et ses photographies.

 

 

Post-scriptum

La réalisation de ce livre est très soignée, avec une impression claire et des reproductions photographiques de qualité. Il faut souligner la qualité de la traduction (par l’auteur elle-même et Albertine Benedetto). La préface (pages 5 à 8) et la « préface antérieure » (pages 101 à 103) de Marilyne Bertoncini éclairent le texte avec justesse.

 




Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Conférence dansée de Louise Desbrusses

Issu d’une longue expérience de l’écrit et de la danse, Le corps est-il soluble dans l’écrit ? est une œuvre choré-graphique de Louise Desbrusses créée en 2013, régulièrement produite en festival et résidence, et désormais disponible en livre et DVD.

Publiée en avril 2018 aux éditions Principe d'Incertitude dans la collection Pulsar qu’elle inaugure, accompagnée du film réalisé par Victoria Donnet, cette Conférence dansée retrace et affirme l’unité d’un corpus librement constitué autour d’un mouvement qui transcende la notion de discipline. Un(e) geste poétique qui s’étend et s’espace.

Toujours j’écris depuis mon corps, 
Depuis mon corps tout entier, 
Des textes écrits pour le corps tout entier 
De ceux et celles qui les liront, peut-être. 

 

Louise Desbrusses, Le Corps est-il soluble dans l'écrit ? Conférence dansée, (1 DVD), Principe d'Incertitude, 2018, 31 pages.

Souffle, murmure, chantonnement. Posture, figure, forme – mouvement. Zen, Tai. Chi, certainement. Vibrations d’une colonne d’air qui se déplace, calme typhon. Propagation, ondulations. En avant, travelling, arrière – mouvements. D’une main, de l’autre, épaules, bras. Voi-e/-x. De l’écrit qui se fait corps, du corps qui s’écrit, qui se livre en un livret, une partition. S’incarne dans la danse encore et dans le corps du texte avec ce livre-disque qui articule cette danse-conférence de l’autrice, poète et performeuse, Louise Desbrusses.

Portrait de l’écrivaine en danseuse, de l’écrivaine-danseuse en artiste. Pieds nus, vêtue de noir, seule sur une scène plongée dans l’obscurité, le clair du visage et des extrémités contrastant avec leur environnement, avec pour seuls accessoires un micro serre-tête et occasionnellement un pupitre, Louis Desbrusses gravite, navigue à vue, évolue dans un lieu indéfini dont elle fait progressivement état, qu’il s’agisse de la scène ou du livre. Une atmosphère palpable dans laquelle elle déroule, dévide, délie, (se) joue. Des phrases, faits, gestes et langue. De la répétition, de la représentation, du sens et de la sensation. 

Quels textes écrit-on et pour qui, si seule sa matière grise est noble et respectable, pour ne pas dire de sexe masculin ? 

Louise Desbrusses et Violaine Schwartz, Couronnes, boucliers, armures, Atelier du Plateau, Septembre 2007.

Les mots sont posés et le ton mesuré, comme pesés, patiemment, à l’oral comme à l’écrit. Le regard intens-/attent-if (« What if ») à l’in-/at-tention du spectateur/lecteur. Le discours aéré pour laisser, espaces et silences, la réflexion s’introduire entre les lignes et les oreilles. Comme toutes celles et tous ceux qui écrivent pour ou dans le cadre de la performance, Louise Desbrusses doit faire avec la conscience de la représentation et son expérience. Avec les doutes quant à la réception de ce que l’on envoie, à l’image que le public voit et renvoie. Et plus encore lorsqu’il s’agit de retranscrire, d’incarner, de témoigner de sa propre présence. 

Dans sa préface, l’éditrice, écrivaine, dramaturge et metteuse en scène, Célia Houdart s’interroge (« pourquoi ai-je soudain l’image de moi, enfant et jeune judoka, apprenant à chuter avec souplesse ? ») et évoque au sens littéral du terme « une posture qui serait une danse, en même temps qu’un manifeste. » Une démarche qui dépasse le procédé apparent, ses circonstances et leur discours, pour devenir processus et manifestation du corps et d’une identité toujours mobiles. D’un étant-là, être-femme qui, se sachant divisée, séparée, fragmentaire, accepte de se découvrir, intimement et publiquement, et de se surprendre elle-même dans son entièreté et son étrangeté.     

Louise Desbrusses commence debout. Et elle ne sera plus jamais une écrivaine assise.  (Célia Houdart)

Une forme d’émancipation et de revendication qui (s’)affranchit, croise supports et genres, transcende les disciplines, confronte nos expériences et pratiques respectives ici et maintenant. Artistiques, bien entendu, mais aussi corporelles – méditation de pleine conscience (dépasser le mental), Tai-Chi (le travail interne ne sert à rien si tu ne tiens pas sur tes jambes), Yoga (Faîtes avec le corps que vous avez aujourd’hui) – personnelles et quotidiennes, tout en renvoyant à la neurologie, à l’ostéopathie, à la sophrologie (« Prendre acte des marques profondes laissées dans le corps par la famille, par l’environnement, par le milieu social, les études, le sport, la danse classique, les idées reçues, le dressage du corps féminin »).

Ici c’est le corps qui dicte. Plus dialectique que didactique – l’apparente contrainte formelle de la posture n’étant qu’un maillon d’un enchaînement libérateur dans son ensemble –, le mouvement relève ici davantage du lâcher-prise que de la maîtrise pourtant réelle qui découle. Initié il y a plus d’une quinzaine d’années – avant, puis avec le travail chorégraphique de l’Américaine Deborah Hay qui propose de « contre-chorégraphier le corps formaté » – cette voie parcourue et tracée par Louise Desbrusses – qui cherche à « reconfigurer l’acte même d’écrire » et « par conséquent son produit, le texte » –, se révèle pleinement sur scène, qui transforme le geste en élément d’une geste plus vaste.

La plupart d’entre nous ont une idée de l’être humain, donc de soi, héritée du XIXème siècle quand les neurologues de l’époque se représentaient l’organisme de la même manière que le bourgeois mâle blanc se représentait le monde. 

Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Contre le dualisme qui régit la perception du corps et de l’esprit ; contre la hiérarchisation – politique, économique, culturelle – du corps physique et social, produite et reproduite par les modalités de sa représentation, parfois « en conflit avec ses propres choix politiques et esthétiques » ; contre le sexisme et la domination masculine qui (se) font autorité dans le domaine de la pensée et des lettres comme partout ailleurs ; Louise Desbrusses, autrice de romans (L’argent, l’urgence (2006) et couronnes boucliers armures (2007) chez P.O.L.), d’une pièce radiophonique (Toute tentative d’autobiographie serait vaine, France Culture) et autres essais (du corps (&) de l’écrit (2009-2010), revue Inculte), pose en actes la question de la fin et des moyens de l’écrit.

 

Une question-danse et dense qui, si elle ne doit apparaître qu’après coup (« Il est impossible d’improviser si vous vous regardez faire. ») disparaît généralement au profit de son instrumentalisation. D’où l’importance de se réapproprier, de s’emparer – dans un sens non utilitariste, une conception non séparée – de sa vie, de son œuvre, de son corps, comme outil de production pour les rétablir et les restituer dans leur intégrité comme porteurs et vecteurs de liberté, d’égalité et d’unité. Un souci et un désir de cohérence qui se retrouvent dans le beau et respectueux travail d’édition réalisé avec Principe d’incertitude qui inaugure avec cette Conférence dansée la collection Pulsar qui, s’inspirant du commerce équitable, interroge les rapports entre auteur.e.s et artistes, édition, diffusion et public.    

Et chaque jour, pourtant, et pendant trois mois comme je m’y suis engagée par contrat, j’en sors dépouillée un peu plus de ce que je croyais être moi, que je ne savais même pas être moi. 

Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Fidèles à cette question, diffuse mais insoluble, Louise Desbrusses et Principe d’Incertitude ont choisi avec Pulsar de répondre par un objet mixte qui s’explore et s’expose en soi et en parallèle à la performance. Un livret à rabats, sobre et soigné, réalisé par le studio de design graphique pluridisciplinaire Surfaces, dont les photographies, fragments extraits du corps de l’auteur et du film introduisent puis s’effacent devant le texte avant de réapparaître au cœur de l‘ouvrage qu’elles concluent.        

 

Louise Desbrusses, teaser du film  Le Corps est-il soluble dans l'écrit ?

 

Un film, inséré en DVD à la fin de l’ouvrage, de Victoria Donnet, artiste elle aussi pluridisciplinaire, qui rend compte – entre distance et proximité, netteté des traits et flou de la silhouette, fluidité et plans saccadés – du rythme de la Conférence dansée et des mouvements qu’elle met en scène et suscite. En supplément, La conférence en questions, séquence dans laquelle l’artiste et performeuse se propose de répondre au public au terme de chacune de ses représentations, ouvre et referme tour à tour cette création qui s’écrit jour après jour, de ligne en ligne et pas à pas.    

 

Je m’appelle Louise Desbrusses, 
Je suis écrivaine. 
J’écris, 
C’est une danse.  

 

 

Présentation de l’auteur




Débuts, modernité et attraits du haïku

Les débuts du haïku en France

Véritable institution au Japon, le haïku est un poème concis de 17 sons, dans sa forme classique et telle que préconisée par le premier grand maître du genre, Matsuo Bashô (1644-1694). Simplicité, humilité, légèreté, pouvoir suggestif sont, d’après son enseignement, les principales qualités du tercet.

Matsuo Bashô, Le goût des haïkus.

D’abord nommé « hokku », il constituait antérieurement le « verset initial d’une séquence de poèmes liés en chaîne (renga), puis verset détaché, devenu indépendant, et cité isolément »1. Bashô commence à le faire exister indépendamment et à le démocratiser en s’entourant de disciples de tous bords. Il le dote d’une esthétique poétique : métrique (5/7/5), emploi d’un mot de saison qui l’ancre dans la réalité et l’universalité, césure (point de tension entre deux scènes juxtaposées). Son haïku le plus connu…

 

Vénérable étang
une rainette prend son élan
bruit de l'eau2

 

 

… correspond à la capture de l’instant présent dans ce qu’il présente de singulier et d’éphémère, en ce monde où se côtoient permanence et impermanence. Il saisit « l’ici et maintenant » (une scène souvent banale) et restitue l’émotion offerte aux sens à l’affût. Enfin, dépourvu de rimes, il privilégie un vocabulaire simple et précis.

Graphiquement, le haïku est tracé à la verticale, d’un jet de pinceau, au Japon ; en Occident, il est réparti sur trois lignes horizontales.

Outre Bashô, trois autres maîtres haïjin3 classiques, ont considérablement fait évoluer le haïku : peinture et poésie liées sont la voie spirituelle de Buson (1716-1783), qui accorde sa nature profonde au cours des choses et au temps qui s’écoule ; le poète-pèlerin Issa (1763-1828), proche des humains les plus humbles comme des animaux, traite tous les aspects de la vie, sans hésiter à s’indigner devant l’injustice ; le poète, critique et journaliste Shiki, (1867-1902) redonne un élan de vigueur au hokku, qu’il rebaptise « haïku » : thèmes renouvelés, objectivité, ou « croquis sur le vif ».

 

À cette époque, le monde bouge considérablement. La diffusion de la culture orientale en Occident débute en 1855, date de l’exposition universelle de Paris : les Hollandais y présentent des meubles laqués japonais, des porcelaines, des bronzes... fort admirés.

Dès 1858, le traité de paix conclu entre la France et le Japon ouvre à celle-ci certains ports japonais au commerce. Ainsi, se trouve favorisée la découverte d’un pays et d’une culture encore très méconnus.

En 1862, objets d’art et estampes japonaises, présentés à l’exposition universelle de Londres, fascinent de nombreux amateurs, tandis qu’à l’exposition universelle de Paris, en 1867, un Pavillon de l’Asie, partagé entre Japon et Chine, montre tout le raffinement de la culture nipponne. L’art japonais devient une source d’inspiration pour de nombreux artistes, notamment les peintres impressionnistes, Monet en tête, qui partagent la vision d’un « monde flottant ». On est en plein « japonisme » (1860-1890), terme qui désigne l’engouement pour tout ce qui vient du Japon.

Yusui, Le goût des haïkus.

En matière d’écriture, plusieurs récits de voyage paraissent, dont Voyage au Japon (1863), de Joseph Lindau.

La poésie sera mise à l’honneur plus tard, quand l’érudit professeur de langues et interprète Léon de Rosny (1837-1914) publiera son ouvrage Si-ka zen-yô4, « Premières fleurs de la poésie japonaise à Paris, anthologie de poésies anciennes et modernes des insulaires du Nippon » : il porte à la connaissance des lettrés le Man’yôshû (Recueil de dix mille feuilles, ~ 760) et le Ogura Hyakunin isshu (De cent poètes un poème, ) compilé par Fujiwara no Teika (1162-1241). De nombreux tankas (nommés waka à l’époque), ancêtres du haïku, figurent dans ces ouvrages. 

En 1885, paraît le livre d’art Poëmes de la libellule5, textes traduits du japonais d'après la version littérale de l’homme d’état japonais Saionzi Kinmochi, et adaptés sous la forme de tankas par Judith Gautier, fille de Théophile Gauthier (illustrations de Yamamoto). Celle-ci est aussi la première femme de lettres à avoir écrit des tankas en français. Après elle, la France oublie le tanka, jusqu’au détour des années 1920. Il évoluera ensuite par rebonds successifs.

Les voyages vers le Japon se poursuivent. En 1902, le Français Paul-Louis Couchoud (1879-1959), philosophe, médecin et poète, beau-frère du sculpteur Antoine Bourdelle, part lui aussi à la découverte de ce pays, grâce à une bourse dont il a bénéficié pour voyager en Amérique et au Japon. En 1905, séduit par le haïku, il publie avec ses amis, le sculpteur Albert Poncin (1817-1954) et le peintre André Faure, une plaquette intitulée Au fil de l’eau, qui relate, en 72 tercets, leur croisière sur les canaux du centre de la France.

 

Dans le soir brûlant
nous cherchons une auberge.
Ô ces capucines ! 6

 

 

Tiré à trente exemplaires, le document propose les tout premiers haïkus français. Certes, en 1899, William Aston, diplomate anglais, introduit quelques poèmes de Bashô dans son ouvrage intitulé A History of Japanese Literature (traduit en français, en 1902, par Henry D. Davray). Mais c’est véritablement avec Paul-Louis Couchoud, créateur du mouvement du haikai français, que le haïku fait son entrée en France.

En 1906, Couchoud traduit le haïjin Yosa Buson dans Les Épigrammes lyriques du Japon7 , repris dans Sages et poètes d’Asie8, que Marguerite Yourcenar qualifiera en 1955 de « livre exquis […] par lequel la poésie et la pensée asiatiques » sont venues à elle.

Le haïku français se développe, y compris pendant la Grande Guerre au cours de laquelle plusieurs poilus tels Julien Vocance (pseudonyme de Joseph Seguin, 1878-1954)9, René Maublanc (1891-1960)10, Maurice Betz (1898-1946)10, Georges Sabiron (1882-1918)11…), pris dans le feu des combats, écrivent des poèmes poignants12 :

 

Cla, cla, cla, cla, cla...
Ton bruit sinistre, mitrailleuse,
Squelette comptant ses doigts sur ses dents.
                                                                    (Julien Vocance)

Un trou d'obus
Dans son eau
A gardé tout le ciel.
                              (Maurice Betz)

 

 

La balle mortelle
En pleine figure
On a dit : au cœur – à sa mère.
                                                 (René Maublanc)

 

L’obus en éclats 
Fait jaillir du bouquet d’arbres 
Un cercle d’oiseaux.
                                (Georges Sabiron)

 

 

En 1920, Jean Paulhan (1884-1968)14 voit dans le haïku, poème de la discontinuité, une manière de réinventer la poésie. Le numéro de septembre de la Nouvelle Revue Française (NRF), consacré au « haïkaï », regroupe Paul-Louis Couchoud15, Julien Vocance, Georges Sabiron, Pierre Albert-Birot (1876-1967)16, Jean Richard Bloch (1844-1947)17, Jean Breton (1870-1940), Paul Eluard (1895-1952)18, Maurice Gobin, Henri Lefebvre (1901-1991), Albert Poncin (1877-1954), René Maublanc et Jean Paulhan.

Le haïku inspire encore Jules Renard (1864-1910), André Suarès (1868-1948)19, Paul Claudel (1868-1925), Apollinaire (1880-1918), Rainer-Maria Rilke (1875–1926), Max Jacob (1876-1944), René Druard (1888-1961)20, Jean-Paul Vaillant (1887-1970), André Cuisenier (1886-1974), Henri Druard (1902-1979)21.

 

Norio Nagayama : haïku de Bashô.

Bloch fait état dans la revue Europe en juillet 1924, de la vogue spectaculaire dont a joui le genre poétique depuis la guerre…22.

En 1960, Philippe Jaccottet, fasciné par le haïku, écrit dans la NRF un hommage à Reginald Horace Blyth (1898-1964) qui a consacré quatre volumes au poème bref23. Il s’en inspirera pour créer son anthologie de haïkus24, Roger Munier également pour réaliser son recueil Haiku préfacé par Yves Bonnefoy (1923-2016).

Le haïku connaît une période de latence dans les années de l’entre-deux guerres et dans l’après-guerre des années 40. C’est Jack Kerouac (1922-1969)25, un des leaders du mouvement littéraire de la Beat generation, proche de la perception bouddhiste du monde, qui le fera redécouvrir au monde.

En France, le haïku intéresse surtout quelques intellectuels dans la décennie 70. Cette année-là, Roland Barthes (1915-1980) déclare, dans L’empire des signes26 : « La brièveté du haïku n’est pas formelle ; le haïku n’est pas une pensée riche réduite à une forme brève, mais un événement bref qui trouve d’un coup sa forme juste. »  Il pense que le haïku peut permettre d’aborder l’écriture du roman autrement, en passant de la forme brève, fragmentée, au présent, à une forme longue et continue27.

Par la suite, l’essor des nouvelles technologies favorisera grandement le rapprochement entre les adeptes du haïku de tous pays.

Matsuo Bashô, Le Chemin étroit vers les contrées du nord, Vivrelivre.

∗∗∗

Modernité et attraits du haïku

Depuis que le haïku a pénétré en Occident, au début du XXesiècle, il a parcouru un long chemin. Phénomène relativement marginal jusqu’à l’avènement du XXIesiècle, il n’a cessé de gagner du terrain ces dernières années.

Aujourd’hui, le haïku plaît beaucoup, il séduit des publics variés et toutes les générations. S’il s’est quelque peu éloigné du modèle d’origine en adoptant souvent un rythme libre et des thèmes propres aux pays où il éclot, il en a préservé l’esprit qui exige brièveté et légèreté.

Quels sont donc les ressorts de sa séduction ?

En premier lieu, le haïku recourt à un langage simple, précis, concret, qui le rend accessible au plus grand nombre.

Gusai, Le goût des haïkus.

 

 

Au clair de lune
les épouvantails ont l’air d’humains
si pitoyables

Masaoka Shiki (1867-1902)

 

Masaoka Shiki, Seul.

Fréquemment teinté d’humour, il s’apparente à un instantané photographique. Pas le moins chronophage, il ne réclame aucun investissement coûteux, seulement du papier, un crayon, et une présence au monde.

Par ailleurs, il met en valeur le quotidien, ce qu’il est commun d’appeler la « banalité ». Car, au regard de la création, il n’existe pas de petites ou de grandes choses. Toutes revêtent la même importance, ayant chacune un rôle précis à jouer. La fourmi ou le brin d’herbe ne sont pas relégués au bas de la hiérarchie. Les plus humbles sont reconnus comme maillon indispensable de la grande chaîne cosmique. Ce rappel des règles qui régissent l'ordre universel constitue de surcroît une belle leçon d’humilité.

Basho, Le goût des haïkus.

Le haïku possède encore le mérite de poser des repères : l’un temporel, étant soumis à l’emploi d’un mot de saison, l’autre spatial parce qu’il s’enracine dans un lieu précis marqué par son climat propre, ses coutumes, ses traditions et fêtes. Autant d’éléments qui rassurent et resserrent les liens à l’environnement proche, à la terre natale ou au pays de cœur. Du même coup, à l’ère du factice et du virtuel, il porte un message d’une précieuse authenticité, tout en ouvrant des dimensions qui dépassent largement les limites de l’individu.

 

 

mon village s’égoutte
neige d’équinoxe
neige de rien

Kobayashi Issa (1763-1828)

 

Kobayashi Issa, Le goût des haïku.

Au Japon, le tercet est considéré comme garant de la transmission : les jeunes poètes « font leurs gammes » en réutilisant des mots de saison (« neige d’équinoxe » ici) empruntés aux anciens. Ces mots de saison, approuvés et reconnus, sont consignés dans des éphémérides ou almanachs poétiques, outils indispensables aux apprentis haïjin, toujours invités à aller puiser dans la mémoire collective pour enrichir leur inspiration de celle de leurs prédécesseurs.

Pour autant, l’observation est bien ancrée dans le réel. Capture de l’instant présent, le haïku apprend à « être au monde », pleinement, tous sens en éveil :

 

 

 

Respirer ?
c’est aspirer toutes les voix
des cigales du soir

Kaneko Tôta (1919-2018)

 

Kaneko Tôta, Respirer, 1minutepapillon.

Sa pratique pousse à savourer chaque moment de la vie comme unique, à aiguiser les perceptions pourvoyeuses d’émotion, à s’accorder aux forces naturelles.

Ce fragment du tout s’enrichit de bien des qualités encore. N’est-il pas considéré comme le poème de l’échange ? Dans les cercles d’écriture, il est habituel de soumettre aux autres membres du groupe son verset, en le lisant deux fois selon l’usage. S’ensuivent des commentaires, parfois destinés à améliorer la formulation initiale. Les conseils sont les bienvenus et tout le monde essaie de se plier de bonne grâce à cette règle du jeu où doivent prévaloir modestie et empathie envers l’autre.

Masaoka Sihi, Fraîcheur.

À l’heure des SMS, des lectures rapides et de la course au temps, l’extrême concision du poème d’inspiration japonaise le rend compatible avec la modernité. D’autant qu’il s’accommode de nombreuses exigences du monde contemporain telles que la spontanéité et la brièveté.

Après des siècles d’existence, le haïku, qui relie à ce qui manque peut-être le plus dans nos sociétés hyperconnectées aux réseaux médiatiques, à savoir le réel et le concret, jouit encore d’une attractivité considérable.

 

 

Sources :

  • HAIKU, Anthologie dirigée par Roger Munier, Éditions Fayard, 1978.
  • Le réveil de la loutre : Le printemps – Grand Almanach poétique japonais, Livre II. Traduction et adaptation d’Alain Kervern. Éditions Folle Avoine, 2009.
  • HAIKU DU XXe SIÈCLE – Le poème court japonais d’aujourd’hui, présentation, choix et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Poésie/ Gallimard, 2012.

 

Notes

1. Alain Kervern, in Les tiges de mil et les pattes du héron : Lire et traduire les poésies 1, de Julie Brock.
2. Traduction d’Alain Kervern, voir note 1.
3. Terme par lequel on désigne un poète japonais qui écrit des haïkus ; on préfère parler de « haïkiste » quand il s’agit d’un poète occidental écrivant des haïkus.
4. Léon de Rosny 1837-1914 : De l'Orient à l'Amérique, de Bénédicte Fabre-Muller.
5. Recueil de poèmes diffusé en 1885 à de très rares exemplaires et qui fait partie de la collection des Beaux-Arts de Paris.
6. Éric Dussert : Au fil de l’eau – les premiers haïku français suivi de Haikais (Paul-Louis Couchoud, André Faure, Albert Poncin et Rafael Lozano). 1001 Nuits, janvier 2004.
7. Publié en avril 1906 par la revue Lettres dirigée par Fernand Gregh.
8. Calmann-Lévy, 1917.
9. Cent visions de guerre, 1916.
10. Le Haï-kaï français, éditions du Pampre, Reims, 1924 ; Cent haï-kaï, éditions du Mouton Blanc, Paris, 1924.
11. Scaferlati pour troupes, A. Messein Éditeur, 1921.
12. Poussière de poème, La vie, mars 1918.
13. En pleine figureHaikus de la guerre de 14-18, anthologie établie par Dominique Chipot (Auteur), octobre 2013, éditions Bruno Doucey.
14. Animateur de la NRF de 1925 à 1940, puis aux côtés de sa compagne Dominique Aury (de 1953 à 1958). Auteur de nombreux ouvrages et d’une importante correspondante, dont Paul Eluard & Jean Paulhan, Correspondance 1919-1944, Éditions Claire Paulhan, 2003.
15. Au fil de l’eau, 1905.
16. Voir, la contribution de Marianne Simon-Oikawa, 2019 : msoikawa@l.u-tokyo.ac.jp https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02043414
17. Pour le haï-kaï français, in Europe, n°18, 15 juillet 1954 (pp 367-382).
18. En 1920, Paul Eluard propose onze haïkus à la NRF.
19. Haï-kaï d’Occident, in Comoedia, mai 1924.
20. Cent phrases pour éventails, 1942.
21. Fondateur de la revue Le Pampre(1922-1926).
22. Pincements de cordes, haï-kaï, préface de René Maublanc, 1929.
23. In Claudel et l’avènement de la modernité, de Pascal Dethurens, Presses Universitaires de Franche-Comté, janvier 2000. Disponible en version numérique.
24. Haiku. Quatre volumes : Eastern culture ; Spring ; Summer-Autumn ; Autumn-Winter. Tokyo, 1952.
25. Haïku, présentation et transcription de Philippe Jaccottet, illustrations de Anne-Marie Jaccottet, traduction de Reginald Horace Blyth. Éditions Fata Morgana, 1996.
26. Haikus, Jack Kerouac
27. L’Empire des signes, Skira, Genève, 1970.
28. Roland Barthes, Collège de France : « La préparation du roman. Le désir de haïku» (séance du 13 janvier 1979).

Image de une : Haiku by Matsuo Basho (1644–1694) calligraphié par Soseki Aoyagi (Floatinginkworks.com) :

月ぞしるべこなたへ入せ旅の宿

The moon is the guide,
Come this way to my house,
So says the host of a wayside inn.




Margherita Rimi, Le voci dei bambini (Les voix des enfants)

Spécialiste de l’enfance, Margherita Rimi nous livre dans ce recueil une parole intime et bouleversante : celle des enfants victimes des adultes, à travers des mots recueillis sur une période de dix ans, de 2007 à 2017, qui s’élèvent dans un seul et unique cri.

Le livre s'ouvre sur un poème, le « dieu des enfants », qui tient lieu d'introduction et nous précipite dans l’enfer de l’enfance abusée, violée, opprimée, méprisée. « Ils disent qu’il existe un Dieu des enfants / Je suis sûre qu’il existe. » (p.5)

Suivent des voix croisées mêlées de rêves et d’effroi, des voix qui interpellent, questionnent. En toute simplicité et humilité, tout au long des poèmes regroupés en cinq parties qui portent des noms de couleurs en écho aux dessins des enfants, Margherita Rimi offre la parole à ceux qui ne l'ont pas, à ceux qui ne l'ont plus, à ceux qui ne l'ont jamais eu.  Des enfants dont le lecteur ne connaîtra rien d’autre qu’une silhouette, parfois un âge ou un prénom, rien de plus.

 

Margherita Rimi, Le voci dei bambini (Les voix des enfants), Éditions Mursia 2019, 84 pages, 15 euros.

Si l’on peut voir, dans ces portraits en creux, un respect de l’anonymat, on peut aussi y percevoir le peu d’importance qu’ont ces enfants aux yeux des adultes qui les exploitent, des enfants qui ne sont rien, dont certains sont réduits à un seul numéro de matricule « sans papiers d’identité / sans effets personnels » et avec lesquels la poète ébauche un dialogue : «  Nous allons raconter une histoire / un peu moi / un peu toi »  en leur faisant mettre des mots sur ce qu’ils dessinent, des mots arc-en-ciel telle une arche gigantesque qui prend sa source dans l'indicible d'ici-bas et se déploie pour atteindre « le Dieu des enfants ». Mais la présence du noir, insolite, nous ramène à la réalité : dans arc-en-ciel, il y a le mot « arc », arme de guerre et de chasse, un arc tendu dans la force du cri et que l’auteure utilise pour projeter les mots du poème comme autant de flèches transperçant les consciences, des flèches d’autant plus percutantes que les textes sont brefs, incisifs, violents et dont les mots sombres et sans détour, glacials et terrifiants, disent – sans pathos – le dégoût, l’horreur et la misère.

 

On a ramené un cadavre 
de sexe féminin
âge apparent 9 ans.

 Le corps de l’enfant pend à une corde et apparaît complètement suspendu.
Les pieds à une distance de 40 centimètres du sol, les bras le long du corps. 
(p.27)

 

Ils m’ont vendue
Mon père avait besoin d’argent (p.53)

 

Margherita Rimi, Le voci dei bambini, Il Dio del bambini.

 

Ainsi, dans cet étrange arc-en-ciel, le blanc devient symbole de la candeur bafouée, le noir celui de la guerre et de la mort, le bleu celui de l’exploitation économique, le rouge celui des mariages imposés et des grossesses prématurées etc. Quelles que soient les situations, la culpabilité est toujours transférée sur l’enfant, un enfant jamais écouté, jamais entendu, contraint au silence car sans cesse menacé :

 

 Ils m’ont dit de ne pas parler
de me taire  

 de toute façon ils me prennent pour un menteur » (p.67)

Ils vont me tuer si je dis ces choses (p.13)

 

Les mots de Margherita Rimi savent néanmoins se faire poétiques tout en restant au plus proche de ceux de ces enfants-objets, monnaie d’échange, victimes d’abus sexuels, exploités dans un total mépris de leur souffrance.

 

Il y a tant de vers 
qui mangent les couleurs

 il y a tant de vagues
hautes hautes

 si hautes qu’elles brisent le ciel

et si le ciel se brise
il n’y a plus le soleil
et la nuit 
(p.68)

 

La présence de l’auteure, discrète et respectueuse, nous laisse libre d’interpréter ces bribes de récits dont les vers espacés par de nombreux interlignes, parfois éclatés sur la page et dépourvus de point final, reflètent les phrases hésitantes qui restent en suspens, les cris étouffés de ces enfants dont le rêve de vengeance apparaît comme une justice permettant leur reconstruction.  

 

Quand je serai grand

je le tuerai  (p.21) 

Margherita Rimi, Le voci dei bambini, Quasi un'intervista.

Ce nouveau recueil où l’ignoble côtoie l’innocence et le rêve témoigne, une fois de plus, d’une poésie engagée, porteuse d’une valeur sociale et éthique, luttant contre la maltraitance qui pour certains adultes est considérée comme une norme.  Bien après avoir fermé le livre, ces voix d’enfants, comme un cri d’alarme, résonnent encore longtemps en nous.

 

Le voci dei bambini 
Les voix des enfants
(extraits des pages 32 à 36)

 

Traduction Irène Duboeuf

 

 

 

Li ho sentiti piangere per tutta la notte
Sotto le macerie la mattina erano tutti morti

Come finisce la storia. Così: fine della storia

Ho gridato aiuto
Li ho chiamati – Abbas Mahmoud

Quando siamo arrivati lì c’erano tanti corpi a terra

Non posso guardare più
voglio diventare cieco 

Ho gridato. Nessuno ci poteva aiutare.

 

 

Je les ai entendu pleurer pendant toute la nuit
Sous les gravats, au matin, ils étaient tous morts

 Comment finit l’histoire. Comme ça : fin de l’histoire

 J’ai crié à l’aide
Je les ai appelés – Abbas Mahmoud 

Quand nous sommes arrivés il y avait de nombreux corps au sol 

Je ne peux plus regarder 
Je veux devenir aveugle

J’ai crié. Personne ne pouvait nous aider

 

Margherita Rimi, Le voici dei bambini, Bianco.

Abbiamo tirato fuori i miei fratelli

uno stava pregando

uno sorrideva

Erano così belli

 

Io ero ferito
non avevo paura però piangevo

Mia madre sopra di me era morta
mi ha salvato ma lei è morta

 

Adesso non voglio parlare più

 

Ci sono stati i bombardamenti
io credevo un terremoto

 

siamo usciti e non abbiamo visto più niente.

 

 I miei occhi
                              hanno fatto una foto
                              così mi ricordo

mia madre

 

 

 

Nous avons sorti mes frères

l’un était en train de prier

 l’autre souriait

 Ils étaient si beaux

 

Moi, j’étais blessé
je n’avais pas peur, pourtant je pleurais

 

Ma mère sur moi était morte

elle m’a sauvé mais elle, elle est morte

  

À présent je ne veux plus parler

 

Il y a eu des bombardements
je croyais que c’était un tremblement de terre

nous sommes sortis et n’avons plus rien vu

 

mes yeux
                  ont pris une photo
                  comme ça je me souviens 

de ma mère

 

 

Margherita Rimi, Le voci dei bambini, Verde.

Présentation de l’auteur




Marc Dugardin, D’une douceur écorchée

Que s'est-il  passé de janvier 2016 à décembre 2018 dans le monde, de douceurs et d'écorchures pour que Marc Dugardin intitule ainsi son dernier ouvrage, paru chez Rougerie en mars 2020 ? Qu'est-ce qui a fait que pendant cette période « vivre était plus terrible encore et plus doux que cela » ? Quelle est cette « romance au bord du vide », ce « retour vers les lits fiévreux de l'enfance » ?

Comme s'il s'agissait d'étudier la douceur en observant ce qui en serait un écorché Marc Dugardin cherche à voir à travers la peau douce des jours heureux pour en étudier les muscles et leur tension, les réseaux nerveux des sentiments, l'ossature des souvenirs.

Marc Dugardin le sait, écrire n'est jamais que se blesser au coupant des émotions. Et nous, simples lecteurs, aimons voyager dans les mots qui nous en disent plus sur nous-mêmes, dans ces silences inclus dans leur parole. C'est tout cela que nous offre le poète belge.

Cette « douceur écorchée » ne serait-elle pas ce qu'on appelle la résilience, quand les écorchures se referment avec le temps ? Avec la faute qui reste « tapie dans un coin ». Avec les mots pour cicatriser « On écrit / dans le naufrage du je qui écrit » ou « à deux doigts de l'imposture d'écrire ».

Comme si la douceur du moment ne pouvait pas signifier le bonheur « Je dis cela parce que la douceur / est violente », qu'elle portait sur sa peau les scarifications de faits d'histoires dramatiques. Kigali, Nyamata, heureusement vingt-deux ans après, « des bras se sont ouverts pour promettre autre chose ».

 

Marc Dugardin, D'une douceur écorchée, Rougerie, 2020, 80 p., 13€.

 

On pourrait se poser la question de l'impact du temps et du lieu sur l'écriture, difficile d'en faire une analyse holistique. Mais plutôt ressentir, apprécier les parallèles avec le destin de Mandelstam dans ce siècle chien-loupqui s'acheva sur les massacres du Rwanda.

Revenir aux choses simples. Du temps, l'enchaînement des saisons « dans le fond nous ne savons pas / ce que c'est que l'automne // et pas non plus ce qui distingue/ une fin d'un commencement ». Dans la douceur du matin, un bol de café, des visages, le même mouvement enveloppant des mains. « un matin / où simplement / quelqu'un prend pitié ».

Partir, fuguer. Fugue est musique. Envol. L'oiseau « dans le chant à peine commencé », « le chant qui nous laisse sans réplique », « agonise au bord du poème ». Fugue en laissant toute sa place au silence « écoute // c'est presque le silence // c'est peut-être pour ça / que ce n'est pas la mort ». Partir et revenir à l'enfance « la mémoire de l'enfance  / s'enroule sur elle-même ». Cette enfance source de toutes les douceurs et toutes les écorchures.

Mandelstam, mais aussi du Bouchet viennent marcher en ces pages. Imre Kertèsz vient nous ramener aux génocides. L'écrivain norvégien Tarjei Vesaas y fait glisser sa barque. Le poète hongrois János Pilinszky est là en convive et Coltrane joue quatre notes. Schubert accompagne Alejandra Pizarnik et Mozart nous tire une larme.

Revient régulièrement chez Dugardin l'image de la table, lieu de partage entre co-pains, lieu d'échanges entre am(e)is, « la table en attente », « ce n'est jamais vraiment une table [...] cela ressemble trop à un poème » . Moments de douceur que ces échanges.

L'auteur propose en fin d'ouvrage, quelques notes de genèse, quelques clés pour mieux comprendre les circonstances d'écriture de ces poèmes. Ce qui n'empêche aucunement le lecteur d'en avoir sa propre lecture. Car « on ne s'écorchera jamais assez à la douceur d'un poème ». Marc Dugardin, une lecture douce, à peine écorchée.

Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini, La noyée d’Onagawa

Cette suite poétique, à la construction musicale, points et contrepoints, bouleverse et interroge. Inspirée d’une dépêche d’AFP, elle fait osciller le lecteur entre plusieurs réalités, temporalités et espaces. Continuité et rupture, matérialité et immatérialité, réel et mythe, on avance, le cœur en suspens, sur une crête à la fois paisible et brutale.

« Onagawa », le nom de ce petit port de pêche, avec son O, yin et yang, « comme une perle » ouvre tout un univers, celui du Japon, de « ses baies bleues du cobalt océan », de ses cerisiers en bourgeons  « dans leur gaine de soie », de ses daims, hirondelles et papillons, de ses parfums printaniers. Une attente vaporeuse, un paysage rêvé d’une sérénité toute bouddhique. Les mots flottent, légers, dans une délicatesse de haïku. Sauf que nous ne sommes pas dans le présent de la sensation mais dans le passé comme le montre l’usage de l’imparfait, temps de la durée, de la promesse renouvelée.

Et soudain c’est « la noyée », « raflée / comme un poisson » par « une muraille de mort » énorme. Nous sommes le « onze mars 2011 ». Le tsunami vient de faire « plus de dix-huit mille » victimes en un instant. Parmi elles, Yuko, une employée de banque, épouse de Yasuo, un chauffeur de bus. Marilyne Bertoncini raconte le cataclysme dans l’ordre des faits, de la submersion apocalyptique à la dévastation, au sentiment de vide abyssal.

Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa, Jacques André éditeur, Collection XXI n°58, préface de Xavier Bordes, 12 euros.

Les faits s’énoncent en chiffres (date, heure, intensité du séisme, nombre de victimes…) mais ces chiffres sont écrits en lettres comme si l’alphabet permettait de mieux apprivoiser la mortelle réalité, de la rapatrier à l’intérieur du langage, de la recréer et donc de la métamorphoser. N’est-ce pas le pouvoir de l’art, de la poésie : recréer la réalité pour la donner à vivre de l’intérieur ?

Le cataclysme se répercute à l’autre bout du monde, selon l’effet papillon : nous voici maintenant à Villefranche, en France, auprès de l’auteur cueillie au réveil par l’annonce. S’ensuit alors un jeu d’analogies et de correspondances entre les deux vies, les deux villes. Interdépendance toujours des éléments, des événements situés sur une même corde, « Life on a string » (cf. l’exergue).

Qu’est devenue Yuko ? Ressac de la vague, on revient au Japon trois ans plus tard, avec Yasuo qui, à 57 ans, entreprend un projet fou à l’issue improbable, mais comment accepter le « sans voix / sans corps » ?  Tant de disparus sans autre trace que leur nom.

Dans ce recueil, si espace et temps dialoguent dans une même continuité, c’est pour nous rappeler la force de la nature, sa pérennité violente, chaotique, et, en creux, notre folie à la défier, à l’ignorer quels que soient les avertissements. (Yuko, par ironie, se réfugie sur le toit de sa banque. Nos tas d’or seront-ils jamais assez hauts ? ) Le nom de « Fukushima », apparu tout à coup dans le texte, fait dangereusement résonner le « cobalt » employé précédemment pour décrire l’océan.

La noyée d’Onagawa, à l’image d’Oyuki (fantôme traditionnel populaire peint en 1750 par Maruyama Ōkyo) a maintenant pris force de mythe. Elle représente à elle seule la beauté et la fragilité de notre humaine condition, elle est notre douleur à jamais inconsolée. Yasuo, le sage, le volontaire, nous bouleverse en éternel Orphée. (Le texte est émaillé de plusieurs références à la mythologie grecque, si chère à l’auteur qui tend un fil d’Ariane entre les lieux, les époques, les cultures.)

Ce récit-poème s’annonce en effet dès le départ comme un « thrène » antique, une lamentation funèbre, la langue, le langage assurant une continuité entre les événements et les êtres, même s’il est difficile et dérisoire de mettre des mots sur le drame, de le mettre en mots. Juste la poète annonce-t-elle vouloir laisser quelques « traces de silence » qui rendent compte de « l’écho muet du fond des mers ».

Après la catastrophe (dénouement de la tragédie au sens antique), retour au temps de l’écriture, à la fois rêverie et réflexion, ombres mêlées ici, là-bas. Les deux calligrammes (nef et ancre/flèche) de clôture semblent faire écho aux idéogrammes envoyés sur son téléphone portable par Yuko, retrouvé(s) bien après par les plongeurs : « tsunami énorme ».

Fluidité aquatique, les frontières s’effacent. La douceur de l’air fait place à celle de l’eau, malgré les crânes, les « carcasses rouillées », les « poulpes bleus » et « les algues échevelées ». Yasuo, fidèle à son amour, poursuit sans relâche sa quête impossible, la vie aussi qui fait tourner « ses boucles infinies. »

Et résonne en  « l’HOMME » le « AUM » du grand tout.

N.B. On peut retrouver sur le net plusieurs sites relatant l’émouvante histoire de Yasuo Takamatsu.

 

Présentation de l’auteur




Perrine Le Querrec, Vers Valparaiso

« Et nous irons à Valparaiso où d’autres laisseront leur peau. » Ce vers de la très belle chanson de marins Nous irons à Valparaison’apparait pas dans l’ouvrage haletant de Perrine Le Querrec ; le nom même de Valparaiso est ignoré. Seul le titre témoigne de la quête. C’est un livre sur l’écriture, l’acte d’écrire, l’art de penser l’écriture – de se perdre définitivement sans mourir dans l’écriture.

On pense l’écriture avec toutes les ressources extérieures au geste et avec celles que recèlent le corps de l’écrivain et sa pensée. Mais la musique, le chant, si bien portés par Marc Ogeret en son temps et par le capitaine Haddock dérivant dans l’espace dans On a marché sur la Lune, la petite musique de la lente dérive de l’écrivain vers Valparaiso, le port ultime de la pensée totale, cette petite musique hante les pages de l’ouvrage :   et ho-hisse et ho !

Les ressources extérieures sont multiples : des plus petits objets, les grains du sol, l’orange, aux plus imposants, les toits de l’usine… La ressource intérieure est infinie et mêlée intimement à l’environnement ; l’éthologie n’est pas absente non plus des ressources de l’écrivain.

Perrine Le Querrec, Vers Valparaiso, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, Bruxelles, 2019, 102 pages, 16 euros.

Les bêtes écrivent aussi dans sa tête aux milliers d’yeux : des animaux à vouvoyer là où l’humain… note Le Querrec, ou encore un poulet à gagner des visages avides. L’image d’un singe sur l’épaule, comme celui du général Pichegru, reclus en Guyane à la fin du XIXème siècle : un ouistiti, le plus sûr compagnon de son Journal. Toutes les ressources de la symbolique, de la métaphore sont engagées durement par l’artiste. L’écrivain est un artiste, c’est le pari de Perrine Le Querrec. Il n’est pas celui qui raconte une histoire forcément attachée à l’actualité et ainsi liée au monde du commerce et de la rentabilité immédiate du livre. L’art est au-dessus de cette position.

Le titre d’abord : la première page intitulée Titrede Vers Valparaisocache Valparaiso pour mieux le dévoiler dans les arcanes de la pensée ; le développement en boucle reviendra par La Fin(dernière page) au début, soit au Titre, grâce à ce Jamais jamais plus nue que nue dans la salle des nus jamais jamais. Ainsi le titre est nu, jamais prononcé il ne sera. Mais toujours sera porté par la petite musique des voies et voix explorées.

Revenons, juste le temps d’une phrase, à l’intime, à la ressource intérieure : elle dit, Perrine Le Querrec, sur le chemin de Valparaiso, les lèvres flottent autour des mots, ou encore, je suis enceinte des livres. On soupçonne des grossesses pathologiques. Il faut aller jusqu’au noir […] le monde n’arrête pas de tomber. Il est temps de déshabiller le cheval. Formule extraordinaire, qui dit plus qu’un roman. Déshabillons-le ce cheval d’envie.

L’acte d’écrire se meut dans ces entrelacs mais il ne s’y résout pas. Cheval déshabillé, écriture déshabillée, acte majeur et souverain. Loin de l’industrie littéraire qui « répond » à la demande supposée des lecteurs et qui, en fait, assèche l’écriture en la réduisant à un simple moyen de raconter des histoires sans qu’il soit besoin de penser, surtout pas, Perrine Le Querrec renoue avec l’écriture magique, vectrice du chant venu des profondeurs, de l’ancien. Comment ? En bannissant une ponctuation régulière trop écrite et banalisant le sens, elle œuvre pour l’émergence d’une littérature cherchant l’empreinte pure, et propose au lecteur plus un travail qu’une lecture. Mais un travail réjouissant, poétique, à l’école de tous les dieux accompagnant le naturel – sous le regard de Baruch de Spinoza  ; pourquoi là une virgule et pas ici (point ici sèmerai le trouble) ? Parce que. Parce qu’il faut cesser de se raconter des histoires convenues, il faut désapprendre à être trop raisonnable et enfermé dans la boite à quatre coins qu’on appelle livre marchandé, normé ; la ponctuation arrachée à sa norme soulève le livre, le « machine » à l’envers, en fait une arme à penser ce qui n’est pas écrit mais possible. Lisons et écoutons cette musique :

 

En rond
Tourne en rond
Tourne mes pages en rond
Je tourne en rond mes pages
Mets en pièce et reconstruit l’univers
La phrase se recourbe et enroule ses
tourbillons parfaits
Son rythme me noie, me dévoile me noie,
insatiable inlassable
Emportée par le courant de la raison,
si j’aspire une grande bouffée de mots
survivrais-je ?

 

Me dévoile me noie… mis en exergue entre deux rares virgules… au loin se devinent les lumières du port de Valparaiso.

 

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Danièle Duteil : Haïkus extraits de différents recueils

après l’averse
une autre averse
empreintes profondes

 

brumes de décembre
un vol d’échassiers
se perd

 

Derrière les hirondelles, haïkus coécrits avec Gérard Dumon, AFH, 2010.

∗∗∗

les champs inondés
entre deux cabanes flotte
une cuve à mazout

 

jardins submergés
dehors une femme appelle
son minou minou

 

Écouter les heures, Prix du livre haïku, APH, 2013.

∗∗∗

allongée
sous les étoiles
parfois une chute

 

 

retour au pays
même vent mêmes pierres
d’autres vies

 

Au bord de nulle part, illustration haïga de Ion Codrescu, éditions Pippa, 2014.

∗∗∗

Des tags sur les murs
La maison du pêcheur
fleure le curry

 

 

Village décrépi
Pas même un cadran solaire
pour piéger le temps

 

Décrocher les étoiles, préface d’Alain Kervern, illustrations de Choupie Moysan, éditions Unicité, 2018.

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