Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond , Chambre avec vues précédé de Arguments pour un graveur (mythographies)

« notre impuissance et se trouver toujours coupable » (p.57)

Il y a cet effort, cette tension vers ce qui s’élabore. Un projet de gravures, des planches, des sujets, des noms, de grands noms mythiques convoqués, Orphée, Méduse, Minotaure, Antigone, Icare, Thésée, Oreste. Chacun de ces personnages en proie aux ténèbres, aux « courants noirs », à la « haute mer » au « labyrinthe », au « sang très noir ». Le langage technique de la gravure : « bercer la matrice », « pointe sèche », « taille-douce » « brunissoir » « manière noire » « presse » charrie des connotations multiples et très riches, le plus souvent sombres mais le « bon de commande » et le « programme » sont très clairs : « le moins possible. on évitera le sentiment (…) ». Pourtant, « pitié de Méduse », « soulagement d’Orphée », « sanglots de Minotaure » « Antigone (…) la bourreau de soi-même » (nous soulignons) ? C’est que les actes sont manqués. « Toujours recommencer », cette phrase revient souvent, complainte et devise. C’est que la mer déborde, le noir et les ténèbres engloutissent, la chambre chavire, le tragique de notre condition oblige.

La beauté de ce recueil double tient à cette tension extrême entre ce qui contient d’une part : les murs de la chambre, les marges de la page, la presse, et ce qui ouvre et peut dissoudre d’autre part.

G. Laurent-Huyghues-Beaufond, Chambre avec vues précédé de Arguments pour un graveur (mythographies), CHEYNE.

La mer monte la nuit et submerge la chambre, on n’y peut rien, image de l’inconscient ou du « Réel » pour parler comme Lacan ? Cette marée qui dépasse l’estran n’est pas sans évoquer celle que décrit Yves Bonnefoy dans sa section « La maison natale » de son recueil Les Planches courbes. Quoi qu’il en soit, il y a d’un côté la précision d’un projet, l’exactitude et la technicité d’un geste d’artisan, qu’il soit graveur ou poète et, de l’autre, le désir de « dire cela et ne vouloir écrire que cela, ce qui n’a pas de nom, ne parle pas (…) » (p.39). Pas de sentiments explicites, en effet, mais l’approfondissement du tragique de notre condition dans ces contradictions irréductibles. Notre identité appelle ce qui la dissout. On ne déposera ni plainte ni main courante, on ne battra pas la mer, on approfondira « notre impuissance » (p.40).

Exigence à hauteur de souffrance et d’angoisse le ton du recueil est « grave » (le terme revient souvent dans la multiplicité de ses sens) et, dans sa deuxième partie, comme en écho et symétrique à la première, s’élabore une autre « mythographie », sans icone ni nom propre cette fois, en sourdine et de façon tout implicite, une parabole chrétienne, celle de St Christophe le passeur portant sur ses épaules et dans sa barque cet enfant trop lourd, qui est en même temps le Christ et le monde. Ce seul mythe discret mais bien lisible s’oppose ainsi à la pluralité affichée de ceux de la première partie, ces « prête-nom ». Le lecteur se trouve « embarqué » dans cette aventure qui dépasse. Mais j’en dis trop déjà, ce mythe n’est que suggéré et vaut non pas pour ce qu’il dessine ou représente mais par ce qu’il suggère et ce vers quoi il ouvre : peut-être les tragédies actuelles des migrants et de la mer mais, surtout, ce désir et cette crainte de la dissolution poussés ensemble à un point tel qu’il n’est, comme issue, que les très humbles « MORALES EN ATTENDANT » qui ferment le texte. Mais cette écriture en « acqua alta » de la section « MARINES », comme un flux et reflux, un ressac permanent, emporte par sa beauté.

Une hauteur de ton et de projet qui évoque le St-John Perse d’Amers et le Paul Valéry du Cimetière marin et un goût parfois pour une « asyntaxie » pouvant ouvrir sur la verbigération voire la glossolalie, que je me permettrais d’encourager.

Présentation de l’auteur




Catherine Pont-Humbert, légère est la vie parfois

 « En ce temps-là mon nom / n'avait pas encore été prononcé / La poésie dormait dans les limbes » : à cette origine dans « l'ombilic des limbes », Catherine Pont-Humbert rend grâce en renouant avec la poésie des premiers instants rejoints par les strates d'une écriture au présent.

À retrouver les « mots délaissés », la vérité des expressions du passé remonte à la surface, souvenirs chargés de l'avenir du dire toujours...

« Une mémoire liquide s'est abattue sur moi / Tout a coulé en vagues / Ressac obsédant du temps » : dans ces replis balayés par l'oubli, lecteurs comme auteure découvrent la saveur des heures passagères portées à incandescence dans l'écrin des formules affluant de nouveau, mêlant désormais les poèmes anciens à la parole d'aujourd'hui.

Invitation à ce retour à la source, l'anaphore des infinitifs prescrit de se relier à l'aube étincelante, au matin souverain qui annonce cette « insoutenable légèreté de l'être », pour reprendre l'oxymore du titre du roman de Milan Kundera, moins pour sertir la plaisanterie de gravité que pour donner souffle au « bon côté de la vie », à « son versant lumineux » : « Toucher l'élémentaire / Retourner au torrent / Poser le pas sur le chemin / Rejoindre la vallée / Boire la rosée »

Catherine Pont-Humbert, légère est la vie parfois, coll. Poésie XXI, N° 61, Jacques André Éditeur, 54 pages, 13 euros.

Cette alchimie de la vitalité à même de transmuer le chagrin en joie, la négativité en positivité, fait de la douleur un prélude à l'ardeur. La fille qui affirme à sa mère : « J'ai fait de nos tragédies des souffles légers », dévoile la comédie de vivre, faisant le deuil des traumatismes et colorant des teintes du bonheur les multiples facettes du joyau de l'existence.

« La parole garde la solidité de la main / Et remercie » : gratitude rendue au cours des choses, hymne à la chair du monde, la plume de Catherine Pont-Humbert se glisse au fil des sensations pour mieux dire le don à l'autre dans l'acte d'amour comme l'indiquent les conseils de l'amante à l'amant.

« Soyez mon amant / Soyez l'homme fin / Qui glisse sous le drap / Soyez ce corps qui m'emporte », ces injonctions aux plaisirs à partager dans l'étreinte tressent les éloges de la différence dans l'art d'aimer qui forme l'apothéose d'un sens possible à la vie, miroir de l'autre en soi.

« Diversité, étrangeté, altérité / Je vous ai démasqués / Vous étiez en moi / Je l'ignorais » : cette ouverture aux multiples visages de l'altérité est une réponse de la poésie dans sa puissance d'évocation comme dans sa délicatesse fondatrice, un cri toujours contenu qui s'élève en chant intérieur, se déployant à la rencontre de ce qui advient, signature des derniers vers de ce recueil en ode à la légèreté à conquérir !

Présentation de l’auteur




Bernard Grasset, Brise

Dans le premier livre des Rois, le prophète Elie rencontre Celui que son cœur cherchait dans le murmure d’une brise légère.

Brise : c’est le titre de ce recueil ; or, après cette brève rencontre, Dieu dit à Elie : « repars par le chemin du désert ».

Ce chemin, c’est une quête qui traverse tout le recueil de Bernard Grasset, le poète met ses pas dans ceux d’Elie, il parcourt un chemin d’exil et emmène le lecteur à sa suite ; dès le premier poème, il nous invite à : « Partir s’arracher/… marcher ». Toute vie est chemin et le plus souvent parcouru dans le « feu de l’exil ».

Le poète comme le prophète habite la terre, guette le secret, la Présence et sait que dans le désert on trouve aussi la manne. Il nous emporte en cette communion de la terre et du ciel, en ce partage du pain et du vin. S’associent ici le pain du souvenir : la manne et « le vin de l’avenir » ; résonnent alors comme un écho des paroles christiques : « ceci est mon corps, ceci est mon sang ».

La brise ne cesse de traverser ce recueil, qu’elle soit « la brise du soir » ou regardée « dans les bruns feuillages », elle est toujours : « brise de l’enfance ».

Bernard Grasset Brise Jacques André éditeur coll. Poésie XXI, 2020, 44 p. 13 €.

Cette brise venue à la rencontre d’Elie avant l’injonction qui lui sera faite de repartir sur le chemin du désert, souffle encore aujourd’hui « au secret de l’homme » et inspire toujours les mots du poème. Le recueil s’achève sur ces vers :

 

La brise souffle encore
Au secret de l’homme,
Et les pages de la vie
S’exhalent en poème

 

En ce recueil, nous cheminons sur des chemins d’Orient, en des déserts habités par des bergers et des rois qui découvrent un jour ensemble dans une auberge qu’est né le Signe de vérité. De l’Ancien Testament au Nouveau Testament, le poète nous guide sur les traces du prophète Elie qui se désaltère près du torrent de Kerith à l’est du Jourdain. Elie qui préfigure le Christ dont la présence bien que tue est si forte ; dans l’avant-dernier poème on y retrouve le pain et le vin, le mont des Oliviers, la croix dressée, la pierre du tombeau bien sûr et les aromates apportés à l’aube du troisième jour ; on est bien devant le tombeau  à la rencontre de ce souffle de l’Esprit qui fera courir celle qui l’entend, pour aller porter la bonne nouvelle d’un « cœur brûlant » :

 

Le blé et la vigne
Ombres d’oliviers,
Les mots saignent
A l’heure de veiller.
La croix et la nuit,
Coupe de silence,
Sur le mont solitaire
Il n’est plus qu’un cri.
La pierre et le souffle,
Aromates de l’aube,
Courir, murmurer,
Ô cœur si brûlant.

 

La grande force de ce recueil, c’est de mener sur ces chemins de spiritualité tout homme, qu’il croit au ciel ou qu’il n’y croit pas, qu’il connaisse ou pas les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament ; car le chemin d’Elie c’est aussi le chemin de tout homme, les paysages bibliques sont en osmose avec ceux d’Occident ; le peuplier et le chêne côtoient le sycomore et le figuier.

Le poète est comme le prophète, un témoin, il est donc appelé à témoigner de ce souffle et de cette lumière qu’il a rencontrés et il se doit comme le fait Bernard Grasset « d’écrire la lumière ».

                                                                                                     

Quelques poèmes extraits du recueil :

Partir, s’arracher,
Alliance d’étoiles,
Présence voilée.
Sable du désert,
Tente d’exil,
Marcher, se souvenir.
Chêne, éclat de midi,
Temps d’hospitalité,
Trois d’hospitalité,
Trois ombres s’approchent.
La déchirure, le puits,
Promesse de miel,
La vie devient chemin.

(p.11)

 

 

Les ailes et le temple,
Une flèche de lumière,
Les îles du silence,
Le poème s’embrase.
Un joug solitaire,
L’amandier et le cœur,
Oracle d’enfance,
Bâtir, semer.
La roue de l’exil,
Le livre de miel,
Sur les ossements gris
Viennent les grands vents.

(p. 21)

 

Barques et filets,
Lac scintillant,
Tu écoutes et devines.
Le monde de l’ombre,
La soif des signes,
Quitter le néant.
C’est l’heure pourpre,
Témoin et ami,
Ecrire la lumière.
Le vent souffle encore,
Proche et lointain.
Le vent du mystère.

(p.31)

 

 

 

Présentation de l’auteur




Zéno Bianu, L’Éloge du Bleu

Dans ce petit livre, léger d’une centaine de pages, lourd de culture et de réflexions gaiement sérieuses, cédant à la facilité je dirai qu’on n’y voit que du bleu : sous prétexte d’ordre alphabétique structurant, Zéno Bianu, avec son habituelle et éclectique vivacité, décline toutes les variations qui lui chantent sur le thème du « bleu », thème qui touche forcément un natif de la Côte d’Azur tel que moi !

Il convoque à cet effet les références culturelles les plus diverses, écrivains, musiciens, peintres évidemment, etc. au cours de pages qui sont un festival où le clin d’oeil de connivence et de poésie, où la culture contemporaine, côtoient l’histoire de la pensée, et le Quattrocento y voisine avec Coltrane, le Zen, Rimbaud, la métaphysique, Wang Weï, la philosophie, la science-fiction, dans un optimiste et primesautier parcours en zigzag sous l’égide illimitée du Bleu, cet « emportement céleste » dont le peintre Yves Klein fut un des ardents promoteurs !

Du reste, ce merveilleux livre, qui tient si bien dans une poche, se place judicieusement dans la stratosphère de deux citations croisées, qui pour ainsi dire définissent son projet : « Ce vide merveilleusement bleu qui était en train d’éclore... » (Yves Klein), et « L’art suprême est celui de la variation... » (André Suarès).

 Zéno Bianu , L’Éloge du Bleu, (Coll. Folio, Gallimard.).

Le vide est évidemment ce qui appelle l’écriture et l’inspiration féconde de Zéno, et la variation son talent qui rivalise avec l’improvisation infinie du Jazz et de son blue’s. Dans Ouverture bleue, le prologue du livre, Zéno détaille toutes ses motivations, avec une clarté telle que je préfère, plutôt qu’en donner un aperçu maladroit, lui « céder l’écriture » : « Le bleu, on l’aura compris, se décline ici amoureusement. Telle une boussole qui marquerait sans relâche le Sud émerveillant. De A à Z, de l’Apnée au Zen, toute ma vie se retrouve sous la forme d’un abécédaire lumineux et virevoltant. Une histoire personnelle de l’azur en vingt-six épisodes. Une autobiographie au prisme du bleu.Un alphabet des exaltations, où découvrir les signes fervents de ma prédilection bleutée… Penser, voir, respirer avec le cœur, me souffle le bleu. Il se déploie en continu tel un kaléïdoscope d’états émotionnels. On dirait qu’il n’en finit jamais d’émettre son magnétisme. Pour qui l’écoute au plus vif, il permet de rayonner – et de rêver juste… Les noms changent, la source reste présente. D’où qu’on approche, le bleu ouvre un espace de pure immensité. Au fond du ciel comme au fond du cœur. Il mérite un éloge ardent. »

Qu’ajouter, sinon recommander la lecture de ce livre délicieux, profond, riche, inépuisable, dont la teneur rejoint l’intuition d’un autre Suarès, Carlo, ami de Joe Bousquet, qui écrivit « Le coeur du monde esr espace azuré et brise qui chante ». Zéno Bianu a sa manière à lui de chanter, foisonnante, en éventail, grave mais roborative et d’une sorte de nonchalance inimitable dans son voyage parmi les mots de la géographie terrestre aussi bien que culturelle. Un petit livre solide à fréquenter, surtout les jours de blue’s justement. Mon seul regret : rien sur le bleu touareg, ce bleu indigo qui déteint sur la face des Hommes bleus du Sah’ra, qui vivent sous un azur d’une intensité que renforce, ainsi qu’en le vers fameux d’Éluard, le safran ombré des dunes ondoyant jusqu’à l’horizon. Cela pourrait offrir à Zéno Bianu un programme de pérégrinations nouvelles, mais il lui faudra inventer une nouvelle lettre à l’alphabet latin !




Giancarlo Baroni, Il nome delle cose

"Le nom des choses", titre du dernier livre de Giancarlo Baroni, intrigue dès l’abord, non pas tant pour son originalité - le problème de la dénomination est la base de la communication et a toujours été abordé par les poètes - mais plutôt parce qu’il amène le lecteur à se demander comment l’auteur aurait traité lui-même  la question.

La structure de l'œuvre est complexe : elle rassemble, ainsi que l’explique la rubrique « actualités », des poèmes inédits ou déjà présents depuis 1998 dans de précédentes publications, témoignant de la permanente présence de ce thème de la dénomination des choses dans la désormais longue expérience poétique de Giancarlo Baroni .

Le premier poème du recueil est très important pour mon exploration du recueil :

LES BAPTÊMES DU CONQUÉRANT

Montagnes lacs rivières
au fur et à mesure de son voyage, il les baptise
des noms de sa propre langue

A partir de demain il sera interdit
de nommer les choses d'une autre manière.

 

Giancarlo Baroni, « Il nome delle cose » puntoacapo editrice – 2020 (traduction/adaptation Marilyne Bertoncini).

La poésie avec cette briéveté, caractéristique de l'écriture de Baroni, parvient à nous transmettre une incontournable vérité :  nommer les choses, au sens large, appliqué ici aux attributs du paysage, est une forme du pouvoir.

Le concept de choses, dans ce recueil, apparaît très dilaté, il renvoie, comme on l'a vu, à des phénomènes du paysage, à des objets, à des images ainsi qu’à des concepts abstraits. C’est ce qu’illustre également le poème suivant :

 

CASTE

Prêtres priez
guerriers combattez
marchands négociez

Agriculteurs nourrissez-les

 

De nouveau, la dénomination détermine le sort des individus, des sociétés, et apparaît dans ce cas comme l’un des fondements de l'ordre établi.

En avançant dans la lecture, on voit s’élargir les sujets, et le thème de la nomination s'exprime sous la forme de la précision, de l’honnêteté du mot. C'est une autre caractéristique de la poésie de Baroni. Sont ainsi traités les thèmes de la frontière, de la limite, du doute, du miroir entre victime et bourreau. Des thèmes qui rappellent la poétique de Giovanni Caproni, toujours abordés ici avec une diction légère mais élégante, confirmant ici l’une des caractéristiques du style de Baroni : il sait éclairer une image, une histoire, une situation, un sentiment, un renversement en quelques mots, comme il est juste en poésie

 

DU PREDATEUR A LA PROIE

la distance est mince
un simple méprise. Le geste

de l'ennemi qui te déconcerte
tu l’apprends et le fais tien.

 

La deuxième section est, à mon avis, la plus intense du livre. Elle s'intitule "UNE GRAINE ENTRE LES MAINS" et traite du thème du passage, de la relation entre ceux qui partent et ceux qui restent. La mort, si douloureux événement qu’elle soit - avec le regard de pitié pour les survivants qui doivent surmonter le deuil - est vue comme une renaissance continue, comme un passage de témoin. À cet égard, la poésie éponyme me paraît paradigmatique, car elle unit ces thèmes à ceux de l'importance de la dénomination, du baptême.

 

UNE GRAINE DANS LES MAINS

on t’enterre avec une graine entre les mains
elle pointe hors du sol, germe, pousse
te fait de l'ombre en été

ses feuilles te couvrent en automne
nous le baptisons de ton nom

 

Les sections suivantes traitent  du rêve, envisagé comme espoir et consolation

 

UN GOLFE COUVERT DE VOILES

Elle regarde par la fenêtre
sirote un café tranquille
comme si en devant elle

il n’y avait pas l'avenue aux mille voitures
mais un golfe couvert de voiles.

 

Et puis l'amour pour les femmes, créatures à la fois sensuelles et angéliques, représentées comme des apparitions juvéniles, est traité dans des vers dont la touche élégante rappelle l'enseignement du poète de Parme lui aussi, Giancarlo Conti.

 

LES JEUNES FILLES PORTENT DES MONDES SUR LEUR TÊTE

Les jeunes filles portent des mondes sur leur tête
et dans leurs poches des rêves
qu'elles distribuent aux passants.
Certains les jettent
d’autres  les respirent
et redécouvrent les parfums.

Derrière ces yeux
courent des désirs comme des feux d’artifice
mais de leur trace
nous impressionne plus la lumière que la fumée.
La vie se promène sur leurs jambes
pour ne  pas s'ennuyer.

 

Parmi les deux dernières sections enfin, l'avant-dernière consacrée aux personnages littéraires bien-aimés par Baroni  qui les affronte avec ses armes habituelles, les décrivant de manière synthétique mais profonde, avec un éclairage cérébral lumineux.  Sont passés en revue : Beatrice, Laura, Orlando, Hamlet, Kurtz, K, Le Baron perché…

 

LE PARTISAN MILTON

Plus je te poursuis Fulvia, plus je parviens
à cette vérité, que malgré

les horreurs de la guerre reste vivante
celle qui aime d’un amour déroutant.

 

La dernière section, la plus importante, est intitulée "LES PIÈGES DE RAUSCHENBERG". Rauschenberg était peintre et photographe et cette partie du recueil est consacrée à une autre passion de Giancarlo Baroni, la peinture. Une passion cultivée avec un œil photographique (Baroni se définit poète par passion et photographe par plaisir) très éduqué - les photographies de Baroni sont particulièrement frappantes par leur conception de l'image et l'originalité des prises de vue. Des œuvres d'époques, de sujets et de techniques picturales différentes sont abordées ici, et le poète, toujours d’un trait rapide, tente d'en identifier les significations cachées.

 

PÉTALE APRÈS PÉTALE

la rose de Magritte
emplit la chambre,

tant qu'elle sera emprisonnée
combien de temps tiendront les murs ?

 

 

En conclusion, ce recueil de Giancarlo Baroni est une œuvre accomplie et riche de sens, qui rassemble, outre de nouveaux poèmes, le travail de plus de vingt ans,  tissée dans un langage poétique vertical et clair, tout en maintenant dans de nombreux passages une grande capacité d’évocation, riche d'une ironie, mélancolique et légère. Le poète manifeste une culture littéraire et artistique profonde, qui devient le substrat sur lequel il fait croître ses propres réflexions et offre une vision empathique de la vie, en se tenant dès le début en équilibre sur le fil entre réel et métaphysique, il le fait en maintenant la promesse du titre, en nommant honnêtement les choses (objets, images, concepts), honorant ainsi l'un des principes fondamentaux de la poésie.




Une sorte de bleu…

Barry Wallenstein, Tony's Bluestraduction par Marilyne Bertoncini
Zéno Bianu et Yves Buin, Santana De toutes les étoiles
Zéno Bianu, Petit éloge du bleu

« Une sorte de bleu », « A Kind of Blue », comme une pochette d'album jazz de Miles Davis toujours en quête de ce son cristallin qui s'avère la couleur secrète de sa musique : autre prince de la nuit, mais une nuit crasseuse à la musique revêche, Tony's Blues, ce recueil de poèmes de Barry Wallenstein écrit en anglais, choisi et traduit en français par Marilyne Bertoncini, avec un sens expert de la formule et de l'image, flirtant avec l'argot pour dire le soir poisseux de la ville que sillonne l'ombre de Tony, vagabond des temps modernes qui n'aurait pas pourtant la dégaine insolente d'un Arthur Rimbaud mais plutôt celle d'un « clochard céleste » surgi d'un roman de Jack Kerouac, adepte de ces vieux blues, chants de la misère quotidienne et de l’humanité profonde !

Avec une forme d'humour qui tient ainsi de la politesse du désespoir face à la détresse présente de cette Amérique urbaine, décor trop vaste embrassant toutes les classes sociales, des plus riches aux plus démunies, dans un même cri rageur, taillé au couteau de la pauvre lame de ce personnage fictif, tout à la fois symbole et symptôme de ce que façonnent ou rejettent nos sociétés étriquées...

Une autre nuance de bleu parcourt l'ouvrage co-écrit par Zéno Bianu, poète auteur d'une tétralogie musicale, et Yves Buin, écrivain critique de jazz créateur d'un livre entre la biographie et l'essai consacré à Thélonious Monk.

 

Barry Wallenstein, Tony's Blues, traduction par Marilyne Bertoncini, PVST ?, 92 pages, 10 euros.

 

 

Ce bleu spirirituel est celui déchirant de la guitare flamboyante de Carlos Santana, dont le concert incandescent qu'il donna, à la House of Blues de Las Vegas, en mars 2016, est la principale source d'inspiration de ces deux explorateurs en échos littéraires au voyage musical que propose, depuis son irruption fulgurante au festival de Woodstock en 1969, le guitar hero à la rencontre du monde amérindien, de la communauté afro-américaine et de la culture latino, dans une fusion rock, un métissage des traditions qui s'ouvre sur l'envolée sublime d'un solo étincelant à la guitare électrique...

Evil Ways, Carlos Santana, Live At The House Of Blues, Las Vegas, 2016.

 

Dans les vers libres où circule un tel feu spirituel, cette lumière qui semble s'élever du cœur brûlant de la musique de Carlos Santana, dont le long poème-récit d'un concert unique restitue, sur le fil des émotions, l'intensité d'un dialogue démultiplié dans les vibrations d'un chant « bleu nuit » partagé par-delà toutes les frontières érigées : « Santana de toutes les étoiles / à l'ombre portée du grand Tout / et des musiques du monde / au centre des lumières / sur le versant des paradis / et des retours / comme le bleu nuit des apparences. » Mystère encore d'une nuit originelle dont le « bleu » est la teinte primordiale du musicien en guide initiatique au grand voyage que relatent déjà les épopées antiques : « dans la vie des Ulysses sonores / je cherche / une seule note bleutée »...

Zéno Bianu et Yves Buin, Santana De toutes les étoiles, Le Castor Astral, 88 pages, 12 euros.

Et comme autant de variations en immersion, en abécédaire, dans tous ses éclats répertoriés, le Petit éloge du bleu également de Zéno Bianu, se veut moins un droit d'inventaire de toutes les formes bleutées que, selon le principe des mille entrées par le pouvoir de la couleur, une plongée comme en apnée, dans un bleu immense réunissant mer et ciel, dans laquelle tous les arts sont à la fête, mais plus particulièrement la musique encore une fois, toute en improvisations, en invitations à l'écoute de la note bleue chère aux grandes figures du jazz : du Born to be Blue de Chet Baker au Blue trainde John Coltrane, en passant par Am I blue ? de Billie Holliday...

 

La seule évocation des titres des chapitres de cet essai magistral donne tout un kaléidoscope à la lumière des profondeurs d'une telle intensité : Bleu Apnée, Bleu Blues, Bleu Chet, Bleu Daumal, Bleu Éveil, Bleu Flamme, Bleu Georges Bataille, Bleu Haïku, Bleu Iris, Bleu Jimi Hendrix, Bleu Klein, Bleu Lady Day, Bleu Miró, Bleu Noctambule, Bleu Orange, Bleu Phosphène, Bleu Quattrocentro, Bleu Rimbaud, Bleu Suprême, Bleu Tibet, Bleu Univers, Bleu Van Gogh, Bleu Wang Wei, Bleu XI, Bleu Ylem, Bleu Zen…

Zéno Bianu, Petit éloge du bleu, folio, 112 pages, 2 euros.

 

Véritable signature au plus profond en écho à Santana De toutes les étoiles, le bleu fauve, le blues du delta, s’ouvrant sur la Voie lactée, de l’autre guitar hero apparu au festival de Woodstock, le virtuose Jimi Hendrix à propos duquel Zéno Bianu a cette phrase définitive : « Bleu imprégné de beauté violente, peut-être la couleur même de la poésie, dont il a restitué la pure scintillation. » !                      

Chet Baker, Born to Be Blue, by Universal Music Group.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Opus 10 : Jim Jarmush, , Permanent vacation, Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood

Jim Jarmush, Permanent vacation.

Une fois le chant désenchanté, reste la chanson. C’est, de Jim Jarmush, Permanent vacation.

John Lurie au saxophone alto casse entre ses lèvres des brindilles de bois dur, de chaque morceau claque une étincelle. Son nom d’Ayler dans Manhattan bombardé – clin d’œil intellectuel, et pourquoi non ?

 

The dance scene, Permanent vacation de Jim Jarmusch.

 

Le jeune Aloysious Parker vaque d’ici à ici d’un quartier de New York dévasté par l’économie. Parce que ces ruines à gaspards ne sont plus un endroit où socialement quelque chose a lieu, elles ressemblent, du moins est-ce ainsi que je les vois, à une salle de cinéma, en ses fauteuils de parfois grand inconfort l’esprit se divertit, aucun mystère ne s’y célèbre, on ne sacrifie à aucun rite, rien n’appelle à la communion, la tête phosphorescente se détourne de l’immonde religiosité des sociétés humaines.

Christopher Parker dance on music of Earl Bostic, Permanent vacation, Jim Jarmusch.

Permanent vacation. Vacance est un nom de jeunesse, c’est un état de disponibilité si intense qu’il décourage l’invite. On la voudrait durer jusqu’à la nuit. Ce plus tard, dont on cherche la dispense, où vieillir sera ne plus cesser d’habiter la vie réelle.

John Lurie joue du saxophone, dans Permanent vacation de Jim Jarmusch.

 

 

Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood

 

 

Dans Once Upon a Time… in Hollywood Quentin Tarantino expose l’envers du décor de l’usine des Studios à la fin des années soixante. Il documente la réalité. On y voit ce que chacun plus ou moins sait, à savoir des rapports sociaux qui sont des rapports de force d’appartenir aux rapports de classe, le travail difficile des acteurs (et de tous les professionnels), l’humiliation dont ils sont l’objet surtout dès que le déclin s’annonce, humiliation favorisée par leur faiblesse morale et par leur médiocrité intellectuelle – tout cela exaspéré par le changement de pouvoir industriel déterminé par l’avancée de la télévision.

Scène de fin, première partie, Once Upon a Time in Hollywood, Quentin Tarantino.

 

Comme nous sommes dans la réalité, la forme filmique a moins de grâce, le rythme ne va pas sans une irrégularité cahoteuse, la lumière n’épargne la laideur ni les rides.

Seulement voilà, dans cet envers-là, l’assassinat de Sharon Tate n’existe pas…

Avec pour conséquence de changer l’envers du décor ou la supposée réalité en fiction et, par vases communicants, l’endroit du décor, là où l’œil sniffe les bords du cadre de l’image animée comme des lignes de coke, en réalité pure et dure – pour la raison que dans cette dimension, au cours de la nuit du 8 au 9 août 1969, au 10050 Cielo Drive de Los Angeles, trois membres de la famille Manson massacrèrent la femme enceinte de Roman Polanski et ses amis.

Brat Pitt meets Pussycat, Once Upon A Time in Hollywood, Quentin Tarantino.

 

Le passage de l’envers à l’endroit se fait lors de la tuerie finale dans la villa de l’acteur Rick Dalton : le mouvement retrouve sa fluidité, le montage son inventivité.

D’où la conclusion suivante : la barbarie est garante de la réalité des films.

Un souvenir vient à l’esprit : dans les années cinquante, des cinéphiles appelés mac-mahoniens, du nom de la salle ayant leur préférence, défenseurs des œuvres de Losey, Lang, Preminger et Walsh, l’un d'eux, Michel Mourlet, contribuant parfois à Défense de l’Occident, affirmait que par esprit de cohérence l’amour du cinéma américain conduit à l’amour du système qui le produit, parce qu’il est impensable sans lui.

Bande annonce de Once Upon A Time in Hollywood, de Quentin Tarantino.

 

Un souvenir en appelant un autre : dans le fragment réalisé par R.W. Fassbinder pour le film collectif L’Allemagne en automne, réalisé à la suite de la mort par suicide aidé en prison de Baader, Ensslin et Raspe, sa mère avec laquelle il se dispute, lui confie qu’elle serait pour un pouvoir autoritaire… qui serait bon, aimable et juste.

Ajouter, enfin, cette sublime nuance : la réalité des films, qui influe sur la réalité du spectateur, est, elle, inspirée de Rosa Luxembourg, Anarchie ou barbarie.

Quentin, tu nous en racontes de belles !

Interview de Quentin Tarantino, à propos de Once Upon A Time in Hollywood.




Marion Dorval, Par le souffle, IV, Ensemble de solutions

Dans le néant qui revient en écho
il y a le doute
il y a la faute
Je ne choisis aucun des deux

Assaillie par la profondeur
de la voie
je mesure
L'immensité qui n'aura pas lieu

Tressaillir et ouvrir l'oeil
- non par peur -
par déclic
La paupière glissant sur l'horizon violet

En myriades de spirales
lumineuses
insaisissables
Les actes m'apparaissent entremêlés

Le goût du regret
attire
et écoeure
Je m'éloigne vers la clarté

Je choisis
le Souffle qui m'unit à toi

 

 

 

 

 

IV

 

Je te regarde je te décrypte je te dévore 

On est quitte

Des essaims bourdonnants qui m’assaillent

Une seule parole qui vaille

La peine que je répète en boucle, à l’heure, 

Sans me presser

Une seule note que j’aime

Que tu sais composer, souvent, à demi, en douce, endormie,

Vaillante et fière, j’espère souvent qu’elle va venir ranimer

L’envie d’allonger paroles et regards qui s’entortillent

Tu m’arrimes à la cheville de ta pensée

Tu es la seule qui parviennes à me faire aimer

L’orée des mots

Ensemble de solutions

 

Aucune heure ne saura troubler l'instant choisi
Aucune éclipse n'évincera les mots transis
Par la clarté lunaire, j'ai vu l'abysse
Je m'y suis reflétée
Dans tes quartiers d'impasse
Un croissant m'appelle pour compléter la nuit

Le gardien à la clé rouillée
Dort sous le porche bleu
Sur mes joues mouillées
L'odeur d'un récent feu
Tout était correct, je suis entrée
J'avais les codes ad hoc

Trois miles sous la surface
J'ai plongé dans l'interstice
Pour me voiler la face
Ton arrivée subreptice
A fait fondre le plomb
Explosé la serrure
Je pensais tenir bon
J'ai lâché l'armure
Il y a du sel sur ta peau
L'âpre brûlure de l'étau

Des solutions entières
Ou avec des virgules
L'équation du vide amer
L'instant où tu recules
J'ai bu la potion perdu notion
Intervalles disjoints

 

 




Eva-Maria Berg, Pour la lumière dans l’espace, illustrations de Matthieu Louvier

Eva-Maria Berg écrit avec des mots transparents, translucides, trans/lucides. Il semble que ce qu'elle a toujours cherché est là, et s'offre comme un aboutissement dans Pour la lumière dans l'espace

La pensée appartient
à l'espace
mais celui qui sait
résister à la pression
abat les murs
et ouvre lui-même
un univers

Pour Daniel Meynen
mon merveilleux ami
et remarquable philosophe

In memoriam

Telle est l'entrée en matière, désintégrée, du poème, du langage, qui n'a d'autre objectif que de mener aux plages d'un silence cosmique.

Un jour
à demi un bout
du chemin un
morceau d'espace
une brèche dans la
fenêtre une vue
qui manque
à l'ensemble du texte

 

 

Eva-Maria Berg, Pour la lumière dans l'espace, L'Atelier des Noyers, 2020, 14 €.

C'est cette voie vers soi-même et la globalité que nous ouvre Eva-Maria Berg. La dédicace à Daniel Meynen homme dont la vie a été guidée par la spiritualité en page liminaire place dès l'abord les poèmes du recueil sous un horizon d'attente déterminé, et fait écho au titre. Lumière, mais celle que l'on porte, chacun, et philosophie qui n'a d'autre objectif que de libérer des systèmes de pensée qui par définition ne peuvent être qu'enfermement dans le concept alors lui-même réduit par le langage. 

Dès lors, les champs lexicaux sont servis par un vocabulaire léger, simple et doux, discret, caressant et lisse. Les références récurrentes à la vue et aux fenêtres constituent la métaphore  filée du regard introspectif, ce que l'on voit par la vitre renvoie à ce que l'on porte en soi. Paysages et sensations se mêlent, jour et nuit rythment l'avancée du temps, que le sujet observe, dans l'immuabilité d'une conscience accrue.

 

De la représentation
la vue peut-être
se vide
avant le silence
la lumière
a déjà
effacé
quand rien d'autre
ne fonctionne débute
aussi la fin
sans nom
le mot sans
commencement
cesse son errance

 

Les peintures de Matthieu Louvrier ponctuent les pages d'aplats de couleurs, surtout. Par delà le dessin s'évadent les contours de la représentation, rendant exactement la tonalité des poèmes, qui cherchent comment dire sans nommer, comment écrire sans enfermer le langage dans le carcan du sens. Tao, je parle pour énoncer le silence, le mouvement immuable de la vie qui commence et cesse dans le même moment. Il semble que l'écriture d'Eva-Maria Berg devienne ceci, cette limpidité du filet d'eau de source qui jamais ne tarit mais jamais n'existe autre que confondu avec la source elle-même.

Sur des pages écrues et épaisses la version allemande de chaque texte accompagne la version française. Lire à voix haute ces autres mots d'une autre langue qui  porte l'épaisseur de l'inconscient collectif d'autres hommes enseigne. Nous appréhendons comme une évidence combien est vaste la poésie, et la musicalité qui apparaît dans chacune des version, différente,  mais signifiante, pourtant. Ensuite cette langue maternelle de la poète qui porte encore les déchirures d'un histoire insensée et terrifiante est là posée comme un calice dont les sonorités ouvrent l'espace à la lumière. Il s'opère une magie, qui montre combien est diverses la vie, combien l'humanité est plurielle, multiple, mais une, noyau de lumière dont il s'agit de réveiller la conscience. 

 

sie steigen die treppen
stufe um stufe
schlägt ihr herz
luftiger lassen
sie mehr und

mehr zurück

Ils montent l'escalier 
marche après marche
le cœur bat
plus légèrement ils
laissent derrière eux
de plus en plus

 

Le poème d'Eva-Maria Berg aussi laisse derrière lui toute tentative d'écrire, et devient alors poésie, grâce à  cette évidence qu'il est, sans autre désir qu'exister dans cette référence à lui-même destitué de cette volonté de nommer quoi que ce soit d'autre que sa propre existence.




Arnaud Vendès, Le pays muet et autres poèmes

Quand tu t'éloignes 
La foule tire des bords en trompe l’œil
Sous l'ombre allongée des feuilles de nuage
Présage immobile 

Tu es le reflet de cuivre et d'or
Des oiseaux tristes
Les ailes brûlées de vérité 
Partis chevaucher l'arc-en-ciel 

Mille traces se perdent dans le blé en herbe
L'oubli te désigne du doigt
Ma mémoire glisse sur les mots
Sans avenir

Je chante dans le noir
Aveugle comme une pierre
Éteint de ta lumière 
Mais ton absence ne peut rien guérir

 Le verrou tiré sur ton visage

Je force la nuit, le jour s'évade
Ta couleur n'existe pas

Je cherche le dernier mot

Un enfant dort sous ta peau

 

Cri du feu

Mon ombre ment elle est infidèle

Canicule du sang le feu s'approche
Aride, tes mains nues
Lissent mes cheveux crin de loup

L'étincelle mendiée au soleil 
Accueille ma nuit en contrebas
J'ai froid

Imposture de la flamme
Les veines ouvertes sur le ciel s'épanchent
Laisse-moi !

Entends les mots de notre « nous »
Fruits mûrs de ton cœur
Plier la vie terrestre

Mes forces s'épuisent
Elles rassemblent tes larmes
En un écrin jade rose

Chaleur de nos corps fondus
De main ferme
Vulcain du cœur

Amour, souffle le fer en or

 

Je n'ai rien fait

Les tambours de guerre
Saignent des rivières de larmes
Éventrent la terre
Plaie ouverte des années vides 

L'eau ruisselle sur la paroi
Couverte de petits visages
En larme de tombeau

La neige noire tapis funèbre
Efface la trace molle
De la chair éteinte

À main nue
Je disperse aux terres arables
La souffrance

La ville se vide des vies inutiles
Vies noires, vies justes
Toutes les morts se valent

Je laisse filer les nuages
En sang et miel
Je n'ai rien fait de ma vie

 

Les lumières de Babel

Le ciel se renverse sur les ruines du mensonge
Langue étrangère 
Chemin aux ornières d'orages

Loin de la ferveur des multitudes
L'air coule dans le désert et la nuit
La terre frissonne

Je sens le souffle d'une femme 
Agenouillée, le corps dénudé 
Elle se lève et marche vers le crépuscule

Sa joie, mon ombre aux plis de sa bouche
Tissus cent fois reprisé, 
Le manteau de son cœur est bien trop léger

Je lui parle comme en plein vent
Les yeux secs
Je déplie une à une les branches d'étoile dans la lumière des siècles

Je ne pense plus, je vois.

 

 

Présentation de l’auteur